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Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)

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Tous les témoignages contemporains constatent l'éclaircie qui s'était ainsi faite dans l'horizon politique. La duchesse de Dino écrivait, le 13 juin 1837: «La mesure hardie de l'amnistie, l'ouverture de Saint-Germain-l'Auxerrois, le mariage du prince royal, l'admirable inauguration de Versailles, tout cela a fait un changement à vue dont chacun profite pour l'instant, ajournant les difficultés qui, pour être reculées, ne sauraient être regardées comme détruites. Mais enfin nous sommes dans la plus douce, la plus brillante, la plus magique lune de miel qui se puisse imaginer[288].» La duchesse de Broglie disait de son côté: «Je suis bien aise d'avoir vu l'arrivée de notre jeune princesse, d'avoir assisté à un de ces événements rares qui sont à la fois touchants pour le cœur et d'une haute importance pour le pays, à l'un de ces moments où une émotion simple, vraie, domestique, s'unit à une préoccupation politique très-vive[289].» La transformation était si manifeste qu'elle n'échappait pas à ceux qui observaient les événements du dehors; M. de Barante écrivait de Saint-Pétersbourg: «Il y a deux mois que tout semblait au plus triste, et que le découragement avait atteint tout le monde. Aujourd'hui, pour un mariage assurément fort bien choisi, mais qui ne change rien au fond des choses, pour une porte de prison ouverte à cent cinquante mauvais sujets dont personne ne se soucie, nous voilà pleins d'effusion et d'espérance... Toujours est-il que ces moments de détente et d'armistice profitent au gouvernement. Il prend racine pendant ces intervalles et les habitudes s'établissent autour de lui comme un rempart. Lorsque recommenceront les clameurs et les attaques, tous les assaillants auront perdu du terrain et seront moins à craindre[290].» M. de Barante ajoutait dans une autre lettre: «Le Roi a dû être bien heureux... J'en fais de très-sincères compliments à M. Molé. Quelque grand que soit le mérite de M. Guizot, il ne pouvait obtenir ce genre de succès. Les oppositions étaient lasses de crier inutilement; elles sentaient le besoin de baisser leur diapason. Mais il leur fallait une satisfaction d'amour-propre que leur a donnée la retraite de M. Guizot. Maintenant, faire ce qu'il a dit en prenant soin de ne le point dire, telle me paraît être la marche indiquée[291].» Les cours étrangères, jusqu'alors si promptes à noter tous les symptômes alarmants de notre situation intérieure, étaient frappées d'une amélioration si subite, particulièrement de la sécurité que le Roi paraissait avoir reconquise; elles laissaient voir à nos ambassadeurs leur étonnement et leur sympathique curiosité[292].

M. Molé avait le droit d'être fier d'un tel résultat. C'était, sinon de la grande, du moins de l'habile et heureuse politique. «Il y a eu du bonheur et du bien joué», écrivait un observateur[293]. Le président du conseil jouissait d'autant plus de ce succès qu'il avait été plus mortifié de faire petite figure lors des récents débats parlementaires. Dans une lettre intime du 6 juin, il rappelait, avec une certaine complaisance, les difficultés auxquelles il s'était heurté, au lendemain du 15 avril: «Une majorité froide et regrettant mes adversaires, une cour pour le moins partagée, pas un journal, pas un député qui me soutînt et m'avouât; des collègues intimidés et tout près de se dégoûter.» Puis il ajoutait: «J'avais un plan, et depuis le 6 septembre. Il me fallait seulement le mariage, afin de grouper autour les mesures sur lesquelles je comptais pour changer l'état des esprits, rendre le Roi à la France et la France au Roi. Le mariage une fois assuré, je ne perdis plus l'espérance, et, chaque chose faite en son temps, le ciel m'a aidé, et le succès a surpassé mon attente. Depuis sept ans, on n'avait pas été si mal qu'on était il y a deux mois, et aujourd'hui, je dis avec assurance que, depuis sept ans, on n'a pas été mieux ni aussi bien. Il y a une détente dans tous les esprits, un retour vers le Roi et sa famille qui se font sentir d'un bout du pays à l'autre et qui ramènent au ministère et à son chef tous ceux à qui le dépit ou la rancune n'ôte pas tout jugement. Vous savez mieux que personne que j'exécute ce que j'ai toujours projeté. Rappelez-vous notre conversation dans le parc de Champlatreux, quand vous vîntes m'y dire adieu, en partant pour Saint-Pétersbourg. J'étais l'homme de la trêve et de la réconciliation des partis, quand le moment serait venu. Or, au 6 septembre et plus encore au 15 avril, il fallait, à tout prix, faire du nouveau, changer le vent, sous peine d'aller je ne sais où. Voilà ce que des esprits inflexibles, puisant tout en eux-mêmes au lieu de regarder autour d'eux, n'ont jamais su comprendre. Je voudrais que vous eussiez vu l'entrée du Roi dans Paris, dimanche dernier. Cette entrée est devenue un grand événement... On se rappelait qu'avant l'amnistie et le mariage, on se serait cru séparé encore par des années du moment où l'on pourrait, sans folle imprudence, risquer le Roi au milieu de la population. Ici, nulle précaution particulière. Le Roi et sa famille s'enivraient de cette sécurité si nouvelle et des témoignages qu'ils retrouvaient[294].» On n'aurait pas M. Molé tout entier, si, dans ce légitime triomphe, n'éclatait pas son ressentiment contre les doctrinaires. «Ils se font prendre en horreur par le pays», écrivait-il, et il ajoutait, un peu plus tard, dans une autre lettre: «Vos amis (M. Guizot et ses partisans) m'avaient fait la réputation d'un causeur agréable, incapable de parler et d'agir. J'ai prouvé que je parlais moins éloquemment, mais plus utilement qu'eux, et que j'étais, dans l'action, plus laborieux, plus suivi, plus intelligent et plus habile qu'eux. Je suis content: le mal momentané qu'ils m'avaient fait, depuis 1818, a été réparé en quelques mois. J'avais désiré cette épreuve. Je connais trop les véritables conditions d'une supériorité réelle, pour tomber dans le ridicule de me l'attribuer. Mais, quand je me compare, l'orgueil me revient, et je me sens, comme homme politique, infiniment au-dessus de tous ceux qui me donnaient l'exclusion et prétendaient m'amoindrir par leur dédain[295]

Le Roi prenait sa part de ce succès. L'un des caractères du cabinet alors au pouvoir était précisément d'avoir été plutôt choisi par la Couronne que désigné par le Parlement; mieux que tout autre, il laissait libres et visibles l'initiative et la prépondérance royales. Aussi les témoignages de la satisfaction de Louis-Philippe abondent-ils dans les courts billets qu'il adressait fréquemment au président du conseil, à l'occasion des affaires courantes. Il lui écrivait, par exemple, le 12 juin: «Il est certain qu'il y a une prodigieuse amélioration, et il ne l'est pas moins que vous y avez contribué votre bonne part. Je désire seulement que vous le sachiez aussi bien que je le sens.» Et, un peu plus tard, le 6 septembre, date anniversaire de l'entrée de M. Molé au ministère: «Oui, sans doute, c'est un bon anniversaire que celui du jour où vous êtes devenu mon ministre, et je le tiens pour tel de tout mon cœur. C'est déjà beaucoup plus que bien des gens ne comptaient, que d'être arrivé au premier anniversaire. Mais je souhaite et j'espère que ces calculs seront encore dérangés de même, et je vous porte le toast des Anglais pour les jours de naissance de leurs amis: The day and many happy returns of the day, le jour et beaucoup d'heureux retours du jour[296]

VI

Dans le succès ainsi obtenu, M. Molé ne voyait pas seulement une vaine satisfaction et une consolation de ses récents échecs parlementaires: il espérait y trouver un moyen de prendre la revanche de ces échecs. Les incidents de la dernière session l'avaient convaincu de l'impossibilité de se faire une majorité vraiment à lui, dans une assemblée où tant de députés avaient pris l'habitude de suivre soit M. Guizot, soit M. Thiers. Chercher la protection de l'un ou de l'autre, ne vivre que de leur division, avec le risque constant de mourir de leur réunion, lui semblait une existence à la fois sans dignité et sans sécurité. D'ailleurs, cette Chambre, qui, depuis 1834, avait successivement donné des majorités aux ministères du 11 octobre, du 22 février, du 6 septembre et du 15 avril, n'était-elle pas, par cela même, usée et quelque peu déconsidérée? Ne convenait-il donc pas de profiter du changement heureux opéré dans l'opinion, à la suite du mariage royal et des mesures qui l'avaient accompagné, pour faire un appel aux électeurs? Toutes les circonstances semblaient favorables. À la crise économique qui, partie d'Angleterre, avait, dans les premiers mois de l'année, menacé d'envahir la France, succédait, sous l'impression de paix et de confiance laissée par les fêtes du mariage, une vive reprise de prospérité matérielle; la rente 5 pour 100 touchait à 111 francs; les capitaux s'offraient à toutes les grandes entreprises. Le patriotisme pouvait aussi compter sur de nobles satisfactions: le gouvernement avait entrepris, en Algérie, un ensemble d'opérations diplomatiques et militaires, en vue de réparer et de venger le douloureux échec subi, l'année précédente, devant les murs de Constantine; il en attendait prochainement le résultat. En effet, cette ville, que la nature semblait avoir rendue imprenable et qu'une population belliqueuse défendait avec une vaillance acharnée, devait être emportée d'assaut, le 13 octobre 1837, par l'armée française: glorieux fait d'armes, l'un des plus considérables de nos guerres d'Afrique[297]. Avec tant de succès, avec la popularité qu'il se flattait d'en retirer, M. Molé ne pouvait-il pas espérer, en dissolvant la Chambre, obtenir du pays une majorité relevant de lui seul, étrangère aux coteries anciennes, indépendante des influences jusqu'alors dominantes?

Le Roi répugnait à la dissolution, comme à toute agitation et à tout risque qui ne lui semblaient pas nécessaires. La Chambre en fonction lui présentait au moins cette garantie d'être en grande majorité monarchique. N'était-ce pas elle qui avait voté les lois de septembre? N'avait-elle pas prouvé, par l'accueil fait aux ministres les plus divers, qu'elle n'était pas, après tout, bien difficile à manier? Elle avait sans doute ses défauts; mais c'étaient ceux du pays. Et le prince, dont l'expérience un peu sceptique se gardait toujours contre les illusions, n'espérait pas aussi facilement que le président du conseil de voir ces défauts disparaître par l'effet de nouvelles élections. Quelques ministres partageaient la répugnance royale. M. Molé insista; il déclara que la mesure lui était «indispensable[298]». Les journaux l'appuyaient presque tous très-vivement, à l'exception des feuilles doctrinaires. Le Roi finit par céder. Le 3 octobre 1837, parut l'ordonnance de dissolution: les électeurs étaient convoqués pour le 4 novembre. Une ordonnance de même date fit entrer au Luxembourg une «fournée» de cinquante pairs; le cabinet marquait ainsi sa prétention de s'installer en gouvernement assuré d'un long avenir, et, du même coup, en choisissant près de la moitié des nouveaux pairs parmi les députés sortants, il faisait place au personnel nouveau qu'il désirait faire entrer dans la Chambre élective.

Le ministère ne se piquait pas de neutralité électorale. Il prétendait, au contraire, intervenir ouvertement et vigoureusement, se mêlait à la bataille par ses circulaires et ses journaux, marquait, sans se gêner, ses préférences ou ses exclusions, usait en faveur de ses candidats de tous les moyens d'influence administrative. Ses adversaires l'accusaient même d'en abuser. Rarement la presse avait autant crié à la pression; «la corruption coule à plein bord», disait le National; mais on sait qu'en semblable cas, il faut toujours beaucoup rabattre des hyperboles d'opposition.

À gauche, la direction de la campagne fut prise par les avancés et les violents. Quand il fut question de constituer, selon l'usage, le comité central de l'opposition, les radicaux prétendirent y figurer en nombre, avec leur programme, offrant seulement à la gauche monarchique de prendre place à côté d'eux. Aux objections des amis de M. O. Barrot, les républicains répondirent sur un ton très-hautain; le débat fut orageux; les dynastiques, abandonnés par MM. Laffitte et Arago, eurent le dessous, et les journaux purent annoncer que «le comité central, constitué à Paris, en vue de réunir dans une même action toutes les nuances de l'opposition nationale», était présidé par M. Laffitte, et avait pour délégués chargés de la correspondance MM. Garnier-Pagès, Cauchois-Lemaire et Mauguin; les autres membres étaient la plupart des républicains, ou tout au moins appartenaient à l'extrême gauche. Sévère, mais inutile leçon à l'adresse de cette gauche qui n'avait pas encore compris, et qui ne devait jamais comprendre qu'en s'alliant avec les radicaux, elle faisait entrer dans la place des ennemis disposés à la mettre dehors, aussitôt qu'ils se croiraient les plus forts. M. O. Barrot refusa de faire partie d'un comité «dans lequel, disait-il, le parti républicain entrait enseignes déployées, conservant ses prétentions extralégales». Seulement, que de ménagements encore pour des hommes dont il espérait bien, disait-il, n'être séparé que par une «dissidence passagère»! L'orateur de la gauche parlait d'un autre ton, quand il exposait ses griefs contre les monarchistes conservateurs. Il n'essaya pas du reste d'élever ouvertement autel contre autel; ce fut à peine si ses amis organisèrent une sorte de comité clandestin qui n'eut avec ses adhérents qu'une correspondance sans publicité, et laissa au comité radical tout l'honneur de la direction ostensible. On conçoit que le ministère et ses journaux ne négligèrent pas l'avantage qu'un tel incident leur donnait contre l'opposition.

Chez les légitimistes, le mot d'ordre fut, presque partout, d'agir et de voter; leur programme fut rédigé de façon à se rapprocher le plus possible de celui de l'opposition radicale; et là où ils ne pouvaient avoir de candidats à eux, ils soutenaient ceux de la gauche. Toutefois, parmi les anciens royalistes, plusieurs répugnaient à cette tactique révolutionnaire; à mesure qu'on s'éloignait de 1830, leur ressentiment s'affaiblissait, la monarchie nouvelle ne leur paraissait plus une aventure passagère, mais un gouvernement de fait, ayant la garde des intérêts sociaux, et dont, par beaucoup de raisons, ou générales ou privées, ils avaient intérêt à se rapprocher. Cet état d'esprit n'échappait pas à M. Molé; il voyait là des recrues précieuses, non-seulement pour la monarchie de Juillet, mais pour son ministère. À raison même de son passé et de son nom, il se flattait d'inspirer plus facilement confiance à ces royalistes que M. Thiers et même M. Guizot. Aussi, au risque d'exciter certain ombrage chez ceux qui lui reprochaient déjà de n'être pas un «homme de Juillet», fit-il faire beaucoup d'avances, et parfois non sans succès, à ceux qu'on appela alors les «ralliés».

Le ministère ne désirait pas seulement une majorité hostile aux radicaux et aux légitimistes; s'il n'avait fallu que cela, l'ancienne Chambre eût suffi. Son dessein était plus difficile à réaliser, plus délicat à formuler. Il voulait des députés conservateurs, mais des conservateurs qui fussent pour M. Molé, contre M. Guizot et contre M. Thiers, hommes nouveaux autant que possible, ou tout au moins dégagés, par une sorte de novation électorale, de leur origine et de leurs attaches anciennes[299]. C'était demander aux électeurs de prendre parti entre des nuances de doctrine que, de loin, il leur était à peu près impossible d'apercevoir. M. Molé avait-il donc découvert, pour distinguer son programme de ceux de ses deux rivaux, quelque idée simple, nette, quelque enseigne bien visible, de nature à saisir et à entraîner la masse conservatrice? Nullement: il aimait sans doute à faire dire par ses journaux que sa politique inaugurait une ère nouvelle[300]; mais quand il s'agissait de préciser, il n'était pas moins embarrassé devant le pays, qu'il ne l'avait été naguère devant la Chambre. Un jour, un article officieux posait la question électorale entre ceux qui, «croyant la guerre terminée, ont voulu la paix», et ceux qui, «croyant la paix dangereuse ou impossible, ont continué la guerre», entre l'esprit de conciliation et l'esprit d'intimidation: c'était, semblait-il, se séparer de M. Guizot, au risque de se confondre avec M. Thiers. Mais, un autre jour, la même feuille protestait qu'elle ne voulait à aucun degré se rapprocher du centre gauche. Le Journal des Débats et le Temps faisaient, avec un zèle égal, campagne pour M. Molé et passaient pour recevoir ses inspirations et ses subventions: or, à entendre le Journal des Débats, le ministère n'avait d'autre dessein au fond que de continuer l'ancienne politique du 13 mars et du 11 octobre; il faisait appel et prêtait son appui à toutes les nuances de l'ancienne majorité, y compris les doctrinaires; d'après le Temps, au contraire, on eût dit que le principal mérite du cabinet était d'avoir exclu ces mêmes doctrinaires, et que son œuvre principale devait être de leur faire échec; ce journal déclarait M. Barrot plus proche de M. Molé que M. Guizot, et promettait presque à l'opposition la mise en oubli des lois de septembre[301]. On en venait à supposer et même à affirmer publiquement que ces contradictions des officieux tenaient aux divisions du ministère, que M. Molé voulait se rapprocher du centre gauche, tandis que M. de Montalivet, appuyé par le Roi, se refusait à rompre avec les doctrinaires. Tout cela n'impliquait pas, de la part des ministres, volonté de tromper le public; c'était l'embarras d'une politique un peu incertaine et flottante, plus disposée à suivre qu'à diriger les courants divers de la majorité. Ne se sentant pas, jusqu'à présent, de parti proprement à eux, réduits à le recruter parmi les anciens amis de M. Guizot comme parmi ceux de M. Thiers, ces ministres se croyaient obligés de flatter, tour à tour ou même simultanément, les sentiments opposés des uns et des autres. Une telle tactique les exposait au reproche de jouer double jeu. Il leur fut fait aussi bien par les journaux doctrinaires que par ceux du centre gauche, et, des deux parts, on mit le cabinet en demeure, avec une aigreur chaque jour croissante, de dire enfin nettement et définitivement ce qu'il était et ce qu'il voulait. Tout cela n'était pas fait pour éclairer beaucoup les électeurs et pour déterminer un courant puissant d'opinion. Il en résultait au contraire une mêlée obscure, sans grandeur, où le gouvernement, bien que fort actif, était réduit à n'user que d'armes mesquines, et ne paraissait choisir ses amis ou ses adversaires que par des raisons personnelles ou locales. Rapetissée et embrouillée au Parlement, la politique semblait l'être aussi par contre-coup dans le pays.

Vint enfin le jour du scrutin. Le résultat fut incertain, confus, comme l'avait été la lutte elle-même. Sur 459 élus, 152 étaient des hommes nouveaux; mais, pour beaucoup, il eût été embarrassant de dire d'avance à quel groupe ils se rattacheraient. En somme, peu de différence avec la Chambre précédente. S'il y avait un changement, il était au détriment de la gauche et surtout des doctrinaires qui avaient perdu quelques-uns des leurs, combattus par l'administration, et au profit, sinon expressément du centre gauche, du moins des opinions flottantes où il se recrute d'ordinaire; aussi étaient-ce les journaux de ce groupe qui chantaient victoire. Le parti proprement ministériel n'avait pas gagné; tout au plus pouvait-on dire qu'il n'avait pas perdu[302].

M. Molé échouait donc dans son dessein: après ce grand effort électoral, il se retrouvait, en face du Parlement, dans les mêmes conditions de faiblesse, aux prises avec les mêmes difficultés et avec les mêmes périls. L'amnistie et le mariage ne lui avaient pas, sur ce terrain ingrat, rapporté ce qu'il attendait. En même temps, comme pour donner un autre démenti à ses espérances, le hasard d'un portefeuille tombé dans la rue et ramassé par un douanier mettait sur la trace d'un nouveau complot contre la vie du Roi[303]: il s'agissait de la construction d'une machine infernale plus redoutable encore que celle de Fieschi. Or le principal coupable, Huber, était l'un des libérés de l'amnistie; à peine hors de prison, il s'était abouché avec Steuble, ouvrier mécanicien, et avec Laure Grouvelle, admiratrice fanatique de Morey et d'Alibaud, pour préparer un nouveau régicide[304]. Que devenait donc le rêve de ceux qui s'étaient flattés que, grâce à une politique de clémence, le Roi retrouverait sa sécurité? Il était trop clair que si Louis-Philippe avait pardonné aux assassins, ceux-ci ne lui avaient pas rendu la pareille.

M. Molé cependant ne se laissa pas abattre par ces contretemps. Tout au moins avait-il retiré de ses succès de l'été une plus grande confiance en soi, et par suite plus d'aplomb et de force morale pour les luttes à venir. «Du 15 avril jusqu'à présent, écrivait-il à M. de Barante, j'ai eu, j'ose le dire, une administration brillante. Je me présente à la Chambre dans les plus belles conditions, et, pourtant, j'entrevois plus de difficultés que je n'en ai encore rencontré. Je me sens non-seulement bon courage, mais une sorte d'impatiente ardeur[305]

CHAPITRE V
LES PRÉLIMINAIRES DE LA COALITION.
(1838.)

I. Ouverture de la session. Animation de M. Thiers. M. Guizot repousse les avances du chef du centre gauche. Débat de l'Adresse. Il déplaît à M. Molé d'être protégé par les doctrinaires.—II. Nouvelles avances de M. Thiers aux doctrinaires. Accueil qui y est fait. Discussion sur les fonds secrets. Hésitations et insuccès de M. Guizot. Les fonds secrets à la Chambre des pairs.—III. Irritation des conservateurs contre les doctrinaires. Tactique de M. Molé. Il parvient à détacher certains partisans de M. Guizot ou de M. Thiers, mais n'arrive pas à se former une majorité solide.—IV. L'œuvre législative. Les chemins de fer. La conversion. Défaut d'autorité du cabinet.—V. M. Molé a personnellement grandi. Appui que lui donne Louis-Philippe. Le public jouit du calme matériel. Les sociétés secrètes. Prospérité financière. Le pays est de plus en plus étranger et indifférent aux agitations du monde politique. Naissance du comte de Paris.—VI. À défaut des chefs, les états-majors continuent la coalition. M. Duvergier de Hauranne. Il cherche un terrain d'attaque où les coalisés puissent se rencontrer. Ses articles de la Revue française. Sa brochure. Polémiques qui en résultent.

I

L'ouverture de la session était indiquée pour le 18 décembre. On allait donc voir à l'épreuve la Chambre issue des récentes élections. Dans son discours, le Roi s'applaudit de la tranquillité et de la prospérité de la France, rappela l'amnistie, célébra dignement la prise de Constantine. «Mon fils le duc de Nemours, dit-il d'une voix émue, a pris la part qui lui revenait dans le péril. Son jeune frère a voulu le rejoindre et s'associer à cette communauté de travaux et de dangers qui identifie depuis longtemps mes fils avec l'armée. Leur sang appartient à la France, comme celui de tous ses enfants.» Puis, après avoir touché diverses questions: «Jamais je ne me suis trouvé entouré des Chambres dans des circonstances si favorables. Sachons, Messieurs, conserver, par notre union et notre sagesse, ce que nous avons conquis par notre courage et notre patriotisme. Tâchons d'effacer les pénibles souvenirs de toutes nos dissensions, et qu'il ne reste d'autres traces des agitations dont nous avons tant souffert, que le besoin plus senti d'en prévenir le retour.»

La nouvelle Chambre n'était pas plus que l'ancienne en disposition de répondre à cet appel d'union. L'élection du bureau la montra aussi fractionnée que jamais. Les partis se préparaient avec une agitation passionnée à la bataille annuelle de l'Adresse. Le centre gauche, qui se flattait d'avoir beaucoup gagné aux dernières élections, était le plus animé de tous. M. Thiers ne songeait plus qu'à renverser le ministère qu'il avait protégé dans la précédente session. Peut-être était-il mécontent de n'avoir pas trouvé M. Molé plus résigné à subir son patronage. Dans une lettre écrite le 16 novembre 1837, le président du conseil se plaignait des exigences du chef du centre gauche. «J'accepte avec bienveillance, disait-il, tous ceux qui veulent m'aider, mais je repousse quiconque prétend à me protéger. Ce rôle de protecteur, on se le dispute. Des deux côtés, on me dit: «Nous combattrons pour vous; nous vous ferons vivre de «notre parole.» Mon cher ami, du moment où mes actes et ma parole ne suffiront plus à me faire vivre, je tomberai, emportant avec moi, croyez-le bien, des regrets que mes successeurs, quels qu'ils soient, n'affaibliront pas[306].» M. Thiers menait la guerre avec sa vivacité accoutumée, criblant d'épigrammes ce qu'il appelait le «ministère d'été», le «ministère sans programme», écrivant dans les journaux, nouant des alliances parlementaires. Sous son influence, le centre gauche se rapprocha de la gauche et permit ainsi à M. O. Barrot d'obtenir 142 voix pour la vice-présidence, ce qui fut alors très-remarqué. Dans l'imprudent emportement de son opposition, M. Thiers se laissait même entraîner à frapper plus haut que le cabinet, prenant à son compte les vieilles attaques de la gauche contre le pouvoir personnel du Roi. Son journal, le Constitutionnel, déclarait qu'il fallait «établir, comme principe d'avenir, la sincérité et la vérité du gouvernement représentatif, c'est-à-dire cet admirable axiome que la Chambre fait le ministère, et que le ministère gouverne sous sa propre responsabilité[307]». Le Courrier français donnait, comme mot d'ordre: «Des ministres et point de commis»; puis il ajoutait: «Aucun homme d'État sérieux ne consentirait à succéder au ministère, aux mêmes conditions où il tient le gouvernement. On ne veut pas le renverser sans avoir modifié les conditions actuelles du pouvoir. Qu'attend maintenant l'opposition du centre gauche? Une seule chose, mais un point capital: la réalité du gouvernement représentatif. Eh bien! l'intérêt du centre gauche, exclu une première fois des affaires par la volonté royale, n'est-il pas de n'y rentrer qu'avec l'appui et au nom d'une majorité qui ne se contenterait pas de régner, et qui voudrait aussi gouverner[308]?» Aussi une feuille ministérielle, la Presse, après avoir montré les partis dénonçant «la volonté du Roi» comme un «obstacle au progrès», disait-elle: «M. Thiers a le malheur d'être un drapeau à moitié déployé pour cette résistance des partis contre la royauté... Nous voyons en lui un petit Necker qui se prépare.»

En même temps qu'il donnait ces gages à la gauche, M. Thiers faisait des avances aux doctrinaires. «Le ministère, leur disait-il, est le plus honteux qui ait jamais existé. Il n'a point de force propre et ne vit que de nos haines. Laissons nos haines en repos, et, sans que personne abandonne son terrain, arrangeons-nous pour en finir promptement. Je me charge de prouver que le ministère actuel est le 6 septembre, moins le talent et le courage. Attaquez-le de votre point de vue, et faisons converger nos feux, de manière à ne pas nous blesser réciproquement[309].» Les plus ardents des doctrinaires eussent été d'avis d'accepter ces offres. «À quoi bon, disaient-ils, ménager un ministère qui nous a si peu ménagés aux élections?» Toutefois M. Guizot, moins impatient, réunit ses partisans pour leur exposer toute sa politique. Selon lui, la mort du ministère était certaine; l'important était, non de le tuer, mais de lui succéder. Or, pour cela, il fallait reformer, dans la nouvelle Chambre, la vieille majorité conservatrice, l'habituer à voir dans les doctrinaires ses champions les plus éloquents et les plus fidèles, et, loin de s'unir à M. Thiers et à la gauche, s'arranger pour mettre ceux-ci en minorité, forcer M. Molé à s'engager contre eux. M. Guizot indiquait même la question sur laquelle cette manœuvre pouvait être tentée; c'était celle d'Espagne[310].

Le projet d'Adresse disait, en termes assez vagues, sur ce sujet: «Nous nous confions aux mesures que votre Gouvernement, en exécutant fidèlement le traité de la Quadruple Alliance, croirait devoir prendre pour atteindre le but que les hautes parties contractantes se sont proposé.» M. Molé se fût volontiers contenté de cette phrase qui, précisément parce qu'elle ne disait rien, pouvait être votée par tous. Les doctrinaires, suivant l'indication de leur chef, déposèrent un amendement qui substituait aux mots: en exécutant fidèlement, ceux-ci: en continuant d'exécuter fidèlement. C'était réveiller l'ancien conflit entre M. Thiers et le Roi. Impossible à M. Molé de ne pas soutenir cette rédaction, à M. Thiers de ne pas la combattre. En effet, quand vint la discussion, ce dernier s'engagea à fond contre l'amendement, et, à sa suite, les orateurs de la gauche et du centre gauche. Le président du conseil monta deux fois à la tribune pour leur répondre, et M. Guizot vint solennellement à son secours par un discours magistral. Sur cette question, l'opinion de la majorité était certaine, et l'amendement fut voté à une forte majorité. L'ensemble de l'Adresse, ainsi modifiée, fut adopté par 216 voix contre 116[311].

C'était une grosse défaite pour M. Thiers: il semblait en sortir d'autant plus atteint qu'il avait mis dans son opposition plus d'animosité personnelle. «Il se gaspille et se diminue, écrivait un témoin impartial; il dit chaque jour d'inconvenants propos, reprend le métier et la vie de journaliste.» On lui opposait l'attitude «sage, patiente et grave» de M. Guizot[312]. Ses partisans eux-mêmes étaient effarouchés. «Une des circonstances qui contribuent le plus aux échecs successifs éprouvés par M. Thiers, notait un autre témoin, c'est l'ardeur inconsidérée avec laquelle, à la première apparence d'un succès, il laisse éclater sa joie et ses espérances, c'est le peu de mesure qu'il garde dans son opposition. Une portion considérable du centre gauche, s'effrayant de ces allures, se rejette, aux moments décisifs, vers le pouvoir[313].» Seulement, si M. Thiers était vaincu, à qui appartenait la victoire? «Le vote contre l'intervention, écrivait le même observateur, et la force inattendue de la majorité sont l'objet de tous les entretiens. Le ministère et les doctrinaires sont triomphants, mais on croit la joie de ces derniers plus sincère et plus complète; on les considère comme les véritables vainqueurs, en état désormais de dicter la loi au ministère[314].» N'était-ce pas eux en effet qui avaient voulu et engagé la bataille? Le cabinet n'avait fait que les y suivre, et visiblement à contre-cœur. D'ailleurs, dans le reste des débats sur l'Adresse, les ministres n'avaient fait ni très-brillante, ni très-imposante figure. Comme l'année précédente, de nombreux orateurs les avaient mis en demeure de dire quelle était au juste leur politique, en quoi ils continuaient ou répudiaient celle de leurs prédécesseurs. M. Molé n'avait répondu que par des généralités, faisant appel à une «réconciliation universelle», à «l'oubli des souvenirs irritants», mais sans apporter aucun programme bien défini. Il apparaissait une fois de plus que cette habileté clairvoyante et souple qui lui avait fait, hors du Parlement, deviner et prendre heureusement le vent, ne suffisait pas à diriger avec autorité une Chambre divisée, incertaine, ayant besoin de trouver dans le gouvernement la volonté qu'elle n'avait pas elle-même; elle ne suffisait pas non plus à dominer des rivaux redoutables qui profitaient de ce qu'ils n'étaient pas au pouvoir pour parler haut et net.

Cette fois encore, M. Molé sortait donc du débat plus protégé que maître: la seule différence avec l'année précédente était qu'au lieu d'être le protégé de M. Thiers, il devenait celui des doctrinaires, ce qui lui paraissait plus pénible encore. Ses nouveaux protecteurs ne s'inquiétaient guère d'ailleurs de lui rendre la situation moins désagréable: ils ne lui épargnaient pas les épigrammes dédaigneuses, et disposaient de sa succession, comme si elle était déjà ouverte. Très-sensible à ces mortifications, M. Molé n'eut aussitôt qu'une pensée, secouer, à tout risque, une pareille tutelle, dût-il pour cela se rapprocher du parti opposé. En diverses circonstances, notamment lors de la nomination de la commission du budget, on le vit appuyer sous main les candidats du centre gauche, de crainte que les doctrinaires ne devinssent trop forts. Ceux-ci n'étaient pas hommes à pardonner facilement de tels procédés. Aussi, entre eux et le président du conseil, l'aigreur réciproque allait-elle chaque jour croissant. Le cabinet ne se trouvait pas pour cela en meilleurs termes avec M. Thiers, qui était plus animé que jamais et engageait, par lettre publique, les électeurs de Libourne à voter contre ce «triste ministère.»

En provoquant une rupture avec les doctrinaires, alors que le centre gauche demeurait hostile, M. Molé ne craignait-il donc pas que ces deux groupes ne vinssent à se réunir pour l'accabler? Il se flattait évidemment qu'un tel rapprochement était impossible. L'antagonisme entre la politique de M. Guizot et celle de M. Thiers n'avait-il pas éclaté dans toutes les grandes batailles de tribune depuis un an, aussi bien dans le débat des fonds secrets où M. Guizot avait, si magnifiquement exposé le programme de la résistance, que dans la récente Adresse, à l'occasion des affaires d'Espagne? Ne devait-on pas croire, dès lors, que les deux orateurs étaient beaucoup plus éloignés l'un de l'autre, que chacun d'eux ne l'était du ministère? M. Molé n'aurait eu cependant qu'à se souvenir des événements dont il avait été témoin sous la Restauration, des coalitions nouées contre M. de Serre et contre M. de Martignac, pour se rendre compte que, dans l'entraînement de l'opposition, les plus étonnants rapprochements, les alliances les plus monstrueuses cessent d'être impossibles. Ne dirait-on même pas que les partis y sont conduits par la pente naturelle et fatale de leurs animosités et de leurs impatiences? Un homme d'un esprit élevé et délicat, qui devait, bien qu'à contre-cœur, s'associer à la coalition contre M. Molé, M. Vitet, a finement indiqué comment des attaques d'abord distinctes, volontairement séparées, tendent cependant peu à peu à se confondre, malgré l'intention première de leurs auteurs. «Les uns, dit-il, reprochent au cabinet de n'être pas assez fort, de trop peu gouverner; les autres, de gouverner trop. Il semble que jamais, partant de ces points extrêmes, on ne pourra s'entendre dans un effort commun: il n'en est rien. L'union s'établit sans qu'on sache comment. À force de viser ensemble au même but, les assaillants perdent de vue les différences qui les séparent: ils évitent de s'y heurter; ils ont entre eux des ménagements, des égards instinctifs qui achèvent de tout confondre, et peu à peu se forme un pêle-mêle où les plus clairvoyants, les plus fermes, les plus honnêtes sont comme emportés malgré eux[315].» C'est, en peu de mots, la triste histoire qu'il va falloir raconter plus en détail.

II

À la suite de l'Adresse, M. Thiers avait d'abord battu froid aux doctrinaires. Mais il fut bientôt distrait de son ressentiment contre les auteurs de l'amendement sur l'intervention en Espagne, par son animosité plus forte contre le cabinet. Ce fut donc lui qui vint encore, vers la fin de février 1838, faire aux amis de M. Guizot des propositions d'action commune. Il s'en ouvrit d'abord à M. de Rémusat, celui des doctrinaires avec lequel il avait les meilleures relations personnelles; leur amitié remontait à la Restauration, et le jeune historien de la Révolution avait dit alors au jeune rédacteur du Globe: «Sachez que je ne ferai jamais rien sans vous demander d'en être[316].» M. de Rémusat reçut d'abord assez froidement l'ouverture qui lui était faite: il doutait de la possibilité de rapprocher des hommes aussi divisés, et s'inquiétait surtout de la façon dont une telle alliance serait jugée par l'opinion conservatrice. Mais son indolence sceptique ne pouvait résister longtemps à l'entrain passionné de M. Thiers. Celui-ci, d'ailleurs, se mit également en rapports avec d'autres doctrinaires qu'il savait de tempérament plus ardent, MM. Duvergier de Hauranne, Jaubert, Piscatory, et il leur proposa une entrevue que les deux premiers acceptèrent, à la condition du secret. Cette entrevue eut lieu chez M. de Rémusat[317]. «Mes chers amis, dit M. Thiers, nous faisons, depuis dix-huit mois, un métier de dupe, et le Roi se moque de nous tous. Il sait que, si nous étions réunis, son ministère de laquais ne pourrait pas durer un moment. Aussi ne songe-t-il qu'à nous tenir séparés. Mais il est temps que cela finisse et que nous rendions à ce gouvernement un peu de force et de dignité. C'est la conjuration des sots contre les gens d'esprit, des plats contre les hommes indépendants. Entendons-nous pour la déjouer. Quant à moi, mon parti est pris, quoi qu'il doive arriver.» Comme conclusion pratique, le chef du centre gauche proposait d'agir de concert, afin de s'assurer la majorité dans la commission chargée d'examiner la loi des fonds secrets. Des objections furent faites; M. Thiers avait réponse à toutes. Cette conférence devait d'ailleurs être suivie de plusieurs autres, où l'on s'expliquerait à fond. MM. Duvergier de Hauranne, Jaubert et de Rémusat, facilement conquis pour leur compte, se chargèrent de rapporter ces ouvertures à leurs chefs, MM. Guizot et Duchâtel. Ce dernier fit tout d'abord un accueil favorable. Mais M. Guizot avait rêvé d'un tout autre moyen de revenir au pouvoir, et, sans refuser d'entendre, il témoigna plus de répugnance. Le tentateur se fit caressant, insinuant, déclara accepter d'avance toutes les combinaisons qu'on voudrait, soit une restauration du ministère du 11 octobre, soit une administration purement doctrinaire avec M. de Broglie à sa tête, soit un engagement réciproque de ne pas être ministres les uns sans les autres. M. Guizot demeurait froid. Cependant il ne rompait pas les pourparlers; de nouvelles entrevues avaient lieu entre ses amis et le chef du centre gauche; il assistait à quelques-unes, et, bien qu'il y apportât des dispositions peu conciliantes, son parti et lui-même se trouvaient, par le fait de ces démarches, chaque jour un peu plus engagés dans la voie où les attirait M. Thiers.

En dépit du mystère dont s'entourait la conjuration, il en transpirait quelque chose au dehors. On voyait bien que les journaux des deux groupes, naguère si animés les uns contre les autres, se ménageaient, que, dans les salons, dans les couloirs de la Chambre, des hommes, la veille brouillés, se recherchaient et causaient longuement; on remarquait qu'au sortir de la séance de l'Institut, où M. de Talleyrand venait de lire l'éloge de Reinhardt, M. Thiers avait offert à M. Guizot de le ramener dans sa voiture, et que ce dernier y avait consenti, le tout en présence de M. Molé qui ne laissa pas que d'en être préoccupé. La gauche, à laquelle jusqu'alors on n'avait pas demandé d'être du complot, s'inquiétait de voir M. Thiers chercher des alliés ailleurs que dans ses rangs. Au centre, l'impression était plus défavorable encore, et l'idée d'un concert des doctrinaires avec leurs anciens adversaires du centre gauche, y causait un véritable scandale. Le Journal des Débats, qui, jusqu'alors, avait trouvé moyen de soutenir M. Molé, sans attaquer M. Guizot et ses amis, commençait à ne plus ménager ces derniers. Cette double disposition des esprits, au centre et à gauche, produisit son effet, lors de la nomination de la commission chargée d'examiner la loi des fonds secrets: les calculs des opposants furent entièrement trompés, et cette commission se trouva être en grande majorité ministérielle.

M. Thiers ne se laissa pas abattre par ce premier échec: il en concluait seulement qu'il fallait étendre la coalition et y faire entrer la gauche. Les plus ardents des doctrinaires étaient disposés à le suivre dans cette voie. Mais M. Duchâtel, effrayé, parlait de tout abandonner. Quant à M. Guizot, il n'osait rompre une alliance où il sentait un certain nombre de ses amis de plus en plus compromis; il les laissait donc faire, les suivait même d'un pas lent et attristé, se réservant seulement de limiter, selon ses scrupules, la part de son concours personnel. «Sachez, disait-il, que je ne veux me brouiller ni avec le centre, ni avec le Roi.» Il ne se rendait pas compte qu'en semblable circonstance, s'engager à demi est le plus sûr moyen de se faire battre, et, par-dessus le marché, de mécontenter tout le monde. Pendant ces préliminaires, le jour de la discussion des fonds secrets approchait. On convint de l'ordre de bataille: M. Jaubert devait ouvrir le feu en tirailleur, M. Guizot faire tête au ministre, et M. Thiers achever la déroute. Du reste,—était-ce par égard pour les scrupules du chef des doctrinaires?—on ne devait pas proposer le rejet du crédit, ni chercher à renverser le cabinet de vive force; on croyait arriver au même résultat, en l'affaiblissant, en le déconsidérant, «en l'aplatissant»—c'est le mot dont on se servait—par une discussion qui mettrait au grand jour son impossibilité de vivre.

Le débat s'engage, le 12 mars 1838. Tout marche d'abord suivant le plan arrêté. À la fin du premier jour, M. Jaubert prononce un discours très-vif, très-mordant; il conclut au vote des crédits, mais les accorde au gouvernement du Roi, non au ministère; et, usant d'une formule empruntée aux polémiques de 1830, il déclare les voter quoique demandés par M. Molé et non parce que[318]. Il n'épargne aucun sarcasme au cabinet, l'accuse de donner «le spectacle de l'impuissance, du discrédit», et de pratiquer la maxime diviser pour régner: tactique imprudente, ajoute l'orateur, qui pourrait bien avoir pour résultat inattendu de réunir tout le monde contre lui. Le soir, les coalisés, rassemblés chez la duchesse de Massa, sont tout entrain de leur début; ils croient tenir la victoire; M. Guizot et M. Thiers rient ensemble et se communiquent leurs projets de discours.

La séance du 13 est occupée par des orateurs secondaires. Le 14, M. Molé prend la parole. Il ne cherche pas sans doute à définir sa politique beaucoup plus amplement et plus nettement que dans les discussions précédentes; mais il porte la tête plus haut, le ton est plus ferme, plus hardi, plus fier, tout en gardant la distinction froide et d'apparence sereine qui est comme la marque de cet orateur. «Ce que nous venons vous demander, dit-il tout de suite, ce n'est pas de l'argent, c'est votre confiance.» Prenant l'offensive, il met en demeure les doctrinaires de déclarer si M. Jaubert a parlé en leur nom: «Ce n'est pas nous, dit-il, qui avions demandé à l'honorable orateur l'alliance; ce n'est pas nous qui l'avons rompue; mais, qu'il le sache, nous refusons tout vote et tout appui motivés comme les siens.» Il raille son contradicteur de ne pas oser repousser les fonds secrets, par crainte de se trouver détaché de la majorité qui soutient le cabinet. Vient ensuite une sortie contre ces hommes possédés de «l'esprit de domination», qui «se placent à côté du pouvoir pour le morigéner», et qui, ayant proclamé le ministère «mort-né», ne lui pardonnent pas «sa durée et son succès». Enfin, se retournant vers les masses conservatrices de la Chambre: «Messieurs, c'est à vous maintenant à porter votre arrêt. Vous arrivez de tous les points de la France, vous savez quel mandat vous avez reçu. S'il nous est contraire, si l'on vous a dit:—Hâtez-vous, allez renverser les dépositaires du pouvoir; si l'on vous a dit:—Le ministère qui a fait l'amnistie n'a pas notre confiance, remplissez votre mandat, Messieurs; nous saurons y obéir. Mais si, au contraire, on vous a dit:—Secondez ce ministère, donnez-lui l'appui dont il aura besoin pour lutter contre les passions de plus d'une nature coalisées contre lui, alors, entourez-le de votre confiance et donnez-nous enfin le moyen de faire le bien.» Cet appel habile et digne paraît favorablement accueilli. Rien cependant n'est décidé: les grands orateurs ne sont pas encore entrés en ligne.

Voici M. Guizot à la tribune. Au début, on peut croire qu'il va s'engager à fond: il s'associe à ce qu'a dit M. Jaubert. Mais aussitôt, comme effrayé de se trouver séparé du centre, il proteste qu'il ne veut pas prendre une attitude d'opposition, ni «presser le renversement du ministère». Ce n'est pas qu'il soit satisfait. «Notre situation n'est pas bonne, dit-il; au lieu de se fortifier, le pouvoir s'affaiblit; au lieu de s'élever, il s'abaisse; au lieu de s'organiser, la société tâtonne et se disperse.» Il dénonce, dans la Chambre, «l'esprit d'opposition»; dans le gouvernement, «l'esprit d'hésitation», mais sans sortir des généralités vagues, des dissertations froides. L'auditoire est étonné, déçu. Si réservée que soit la critique de l'orateur, elle est assez visible pour déplaire au centre, mais trop embarrassée pour lui en imposer. Quant au centre gauche, il est irrité de voir sa campagne ainsi compromise, et murmure les mots de défection et de trahison. De là, une malveillance croissante de l'auditoire qui réagit sur l'orateur, et rend plus gênée encore sa parole d'ordinaire décidée et superbe. Quand il descend de la tribune, l'Assemblée demeure morne et glaciale. Quel contraste avec les ovations qui lui avaient été faites, en 1836 et en 1837, dans ces mêmes discussions sur les fonds secrets! On en vient à se demander, les uns avec mélancolie, les autres avec une satisfaction jalouse, si l'orateur n'est pas «fini». «M. Guizot, écrit, le surlendemain, de Paris, M. de Barante, a fait, pour la première fois, un fiasco complet: la désolation est dans son camp. Moi-même, son vieil ami, le cœur m'a saigné de sa mésaventure, tout en blâmant sa fausse manœuvre[319]

Fort démontés par cet insuccès, les coalisés n'ont plus d'espoir qu'en M. Thiers. Mais celui-ci, considérant la partie comme perdue et préférant se réserver pour une meilleure occasion, demeure immobile et silencieux. À sa place, on entend M. Passy dénoncer la politique «décolorée et vacillante» du cabinet. M. Molé était sauvé. Quelques mots de réplique lui suffisent pour clore le débat. Un amendement de M. Boudet, tendant à réduire de 300,000 francs le chiffre du crédit, est repoussé par 233 voix contre 184, et l'ensemble de la loi est voté par 249 voix contre 133.

Peu après, le 6 avril, ces crédits étaient également votés par la Chambre des pairs, non sans que le ministère eût à subir les épigrammes de M. Villemain et de M. Cousin, et à entendre les graves réserves du duc de Broglie[320]. Celui-ci aurait préféré garder le silence, mais le ministère, exalté par son succès dans l'autre Chambre, n'avait pu se retenir de provoquer la contradiction. Un des amis de M. Molé, M. de Brigode, avait prononcé un discours sarcastique contre ceux qui, tout en désapprouvant la politique du cabinet, n'osaient pas cependant conclure au rejet des crédits, raillant «cette opinion entortillée qui consiste à distribuer le blâme en même temps que l'argent». Sans doute, il faisait allusion, en termes respectueusement élogieux, à la réserve désintéressée du duc de Broglie, mais c'était pour mieux accabler les doctrinaires de l'autre Chambre, ces «candidats ministres qui ne peuvent plus vivre sans portefeuille». Si désireux qu'il fût de demeurer à l'écart, le duc se crut obligé de défendre ses amis. Après avoir protesté sévèrement contre cette façon d'attaquer les membres d'une autre Chambre, il contesta qu'il n'y eût pas de milieu entre le rejet des crédits et l'approbation complète du ministère. Quant à lui, il déclarait accorder les fonds secrets, parce que la sûreté du Roi et la tranquillité du pays étaient en jeu; «mais si l'on veut, ajoutait-il, dénaturer mon vote; mais si l'on veut, à toute force, le transformer en acte d'adhésion pure et simple à la politique du cabinet... je proteste hautement... Si je pensais, comme je le pense en effet dans une certaine mesure, que la situation présente des affaires n'est rien moins que satisfaisante; si je pensais que c'est une situation triste, fâcheuse et précaire; si je pensais que l'ordre, rétabli à la vérité dans les rues, sur la place publique, n'est pas le progrès, tant s'en faut, dans les idées, dans les intelligences; si je disais enfin que le gouvernement n'exerce pas, sur la Chambre et sur le pays, l'ascendant que je voudrais lui voir exercer, et que la politique du cabinet, celle qui lui est propre, spéciale, favorise plus qu'elle ne combat cet affaiblissement du ressort de l'autorité,—je ne dirais, Messieurs, que ce que j'ai le droit de dire en votant les fonds secrets, et je suis certain qu'on n'aurait aucun droit de m'accuser, pour cela, ni de duplicité, ni d'ambition déguisée.»

III

La coalition avait débuté par un gros échec. Elle n'en fut pas dissoute; les alliés continuèrent à se concerter pour la formation des commissions, pour la nomination des présidents de bureaux, mais sans entrain, à mi-voix, la tête basse, comprenant que, pour le moment, toute attaque de front était impossible. Du côté du cabinet, au contraire, on triomphait. La presse officieuse, devenue nombreuse, grâce aux subventions libéralement distribuées par M. Molé[321], semblait vouloir précipiter la déroute par ses sarcasmes et ses invectives. La Presse dénonçait ces «dix à douze ambitions insurgées, non pas contre ce que fait le gouvernement, mais contre l'idée de voir faire par d'autres mains ce que les leurs n'ont pas su exécuter», ces «amours-propres qui ne peuvent s'accoutumer à croire qu'on gouverne sans eux». Le Journal des Débats flétrissait ce qu'il appelait «cette espèce d'émeute d'ambitions impatientes», et il ajoutait, un autre jour: «Les coalisés s'évertuent à nous dire qu'il n'y a pas de coalition; nous le savons bien! Nous l'avons déjà dit: ce n'est qu'une émeute où se sont donné rendez-vous toutes les prétentions, toutes les rivalités, toutes les jalousies.»

Les doctrinaires étaient ceux qui souffraient le plus de ces attaques. La presse, qui les maltraitait ainsi, s'adressait à leur monde, à celui dont l'estime et la reconnaissance les avaient jusqu'ici consolés de leur impopularité auprès des partis de gauche. Aussi M. Guizot eût-il vivement désiré prévenir cette hostilité du Journal des Débats: il avait tâché d'amener à la coalition M. Bertin de Vaux; mais celui-ci, qui se souvenait d'avoir ouvert son journal à M. de Chateaubriand, pour y appuyer la coalition contre M. de Villèle, répondit à son éloquent tentateur: «J'ai pour vous, à coup sûr, autant d'amitié que j'en ai jamais eu pour Chateaubriand; mais je ne vous suivrai pas dans l'opposition. Je ne recommencerai pas à saper le gouvernement que je veux fonder: c'est assez d'une fois.» Les doctrinaires étaient bien obligés de reconnaître que les sévérités de la presse conservatrice à leur égard trouvaient écho dans l'opinion. Leur conduite n'eût pu s'expliquer, sinon se justifier, que par le succès; avec l'échec, ils apparaissaient non-seulement coupables, mais maladroits et, par suite, un peu ridicules. «La coalition, écrivait un observateur, fait beaucoup de tort à M. Guizot et à ses amis, dans l'opinion de la masse des conservateurs, de tout ce qui tient à la cour, de tout ce qui, étranger aux passions et aux doctrines de partis, ne désire que le repos et s'inquiète trop du bruit des luttes parlementaires pour ne pas condamner, de prime abord, quiconque les provoque. Beaucoup de personnes qui, jusqu'à présent, voyaient dans M. Guizot le chef le plus vigoureux des défenseurs de l'ordre monarchique, ne parlent plus de lui que comme d'un ambitieux vulgaire[322]

Pour se défendre, les doctrinaires n'avaient plus que le Journal général, de médiocre publicité. En étaient-ils donc réduits à faire plaider leur cause par les feuilles du centre gauche? Mais celles-ci, qui, pendant tant d'années, n'avaient vécu que d'attaques contre ces mêmes doctrinaires, étaient peu disposées à devenir leurs apologistes; elles eussent plus volontiers récriminé contre la faiblesse de M. Guizot dans la dernière bataille parlementaire. Aussi se bornaient-elles le plus souvent à prendre acte et, en quelque sorte, possession de la nouvelle alliance, ne se gênant pas pour le faire en des termes fort compromettants pour leurs alliés. «Le résultat peut-être le plus grave de cette discussion, disait le Constitutionnel, au lendemain du débat sur les fonds secrets, c'est que voici les doctrinaires, naguère les défenseurs les plus ardents de la prérogative royale, engagés dans les voies de l'opposition et prenant leur part de cette lutte dont chacun comprendra la portée. Or, le premier pas, dans toute carrière nouvelle, est toujours le plus difficile à faire, et, celui-là franchi, les doctrinaires, habitués, par la nature de leur esprit, à pousser toute situation à l'extrême, laisseront bientôt de côté un reste de scrupule, comme un bagage gênant pour le combat. En attendant, la majorité du 13 mars, dont ils étaient les derniers et les plus fidèles champions, est maintenant, grâce à leur défection, complétement dissoute[323].» Ces commentaires devaient paraître à M. Guizot et à ses amis plus pénibles encore que les duretés de la presse conservatrice.

Malgré sa réserve habituelle, M. Molé ne contenait pas la joie que lui causaient la défaite de ses ennemis et surtout l'humiliation des doctrinaires. Devait-il donc lui-même se trouver bien à l'aise? Au début de son administration, il avait cru nécessaire d'avoir toujours avec lui l'un des grands orateurs, soit M. Guizot, soit M. Thiers. Du dernier débat, il sortait mortellement brouillé avec tous deux à la fois. Néanmoins, le plaisir de n'être plus protégé le faisait passer par-dessus le péril de cette double rupture. D'ailleurs, et surtout depuis les nouvelles élections, sa tactique, à l'égard du centre gauche comme du centre droit, était de gagner les soldats en écartant les chefs. Il ne rêvait pas un déplacement en masse, déterminé par de grandes idées, par l'autorité d'un programme, par le prestige d'un drapeau. Il procédait par conquêtes individuelles, variant ses moyens selon les personnes, selon leurs convictions ou leurs faiblesses; montrant tour à tour les diverses faces de son programme; parlant aux uns de résistance, aux autres de conciliation, à tous de leur intérêt personnel. C'était devenu l'une de ses principales occupations. Il fallait voir ce grand seigneur prendre par le bras le plus bourgeois des députés, l'attirer dans l'embrasure d'une fenêtre, lui faire mille grâces, le traiter d'un air de prédilection et avec une familiarité caressante. Pour un tel travail, M. Molé avait des aptitudes particulières; peu d'hommes ont poussé plus loin l'art de la séduction.

Les adversaires criaient à la corruption; ce n'était pas toujours sans motif. Non que le ministre acquît à prix d'argent les députés comme les journaux; mais les faveurs de l'administration, les places tendaient, de plus en plus, à devenir la monnaie courante avec laquelle on payait les votes. Sur 459 députés, on ne comptait pas moins de 191 fonctionnaires: ceux qui ne l'étaient pas eux-mêmes avaient à caser ou à faire avancer des parents, des amis, des clients. Ce mal n'était pas né avec M. Molé; il datait du jour où avait été dissous le cabinet du 11 octobre, où les partis s'étaient trouvés déclassés, morcelés, mêlés, désorientés, et où les compétitions de personnes avaient remplacé, au Parlement, les luttes de principes. Ni M. Thiers, pendant le ministère du 22 février, ni M. Guizot, pendant celui du 6 septembre, n'avaient été innocents de la faute que, depuis le 15 avril, leurs amis reprochaient si fort à M. Molé. Tout au plus celui-ci y était-il tombé un peu plus avant, parce qu'il n'avait, par lui-même, ni parti préalablement constitué, ni doctrine bien fixe. Il corrigeait d'ailleurs, ou du moins voilait, par son excellente tenue et la parfaite dignité de ses manières, ce que la besogne avait parfois d'un peu suspect. Et puis, ne l'oublions pas: si grave que ce mal parût alors à une pudeur publique encore facile à effaroucher, il était limité, et laissait intacte la plus grande partie de l'administration; depuis, on a fait mieux, et nous avons vu, sous d'autres régimes, cette administration devenir, sans vergogne aucune, à tous ses degrés et dans tous ses rouages, une immense entreprise d'exploitation électorale au bénéfice du parti régnant.

Chez les soldats qu'il cherchait ainsi à détacher de leurs anciens chefs, M. Molé rencontrait des sentiments, les uns bons, les autres mauvais, qui facilitaient sa tâche. C'était, dans beaucoup d'esprits honnêtes, tranquilles, timides si l'on veut, la fatigue des agitations malfaisantes ou seulement stériles, le scandale produit par des impatiences et des coalitions ambitieuses qui se laissaient voir trop à nu; c'était aussi cette réflexion de bon sens que le pouvoir n'était pas tellement fort qu'on pût impunément le secouer, ni le régime parlementaire si populaire qu'il fût sans péril de multiplier à ce point les crises ministérielles. Ceux mêmes qui ne se dissimulaient pas la faiblesse ou les torts du cabinet, disaient, avec le Journal des Débats: «Mieux vaut un ministère faible qui vit, que des ministères forts que leur force n'empêche pas de mourir avec une effrayante rapidité[324].» On rappelait, en outre, que ce cabinet n'avait en réalité pris la place de personne, que les grands chefs parlementaires, invités à refaire le 11 octobre, n'avaient pu s'entendre, et l'on était fondé à dire avec le même journal: «Eh, mon Dieu! le ministère a-t-il donc recueilli un héritage de concorde et d'union? a-t-il dissipe des trésors de paix et de force?» C'étaient là les bons sentiments. En voici qui l'étaient moins. Plus d'une fois, depuis 1830, nous avons dû noter, dans la Chambre, ce prétendu esprit d'indépendance qui n'était qu'une impatience démocratique de toute discipline, de toute hiérarchie, et surtout une révolte des médiocrités jalouses contre les supériorités intellectuelles et sociales. Contenu, pendant plusieurs années, par un autre sentiment, d'un ordre aussi peu relevé, mais au moins plus raisonnable, par la peur, il s'était épanoui librement, dès que le danger avait diminué. De là, ces instincts tracassiers et envieux, ces amours-propres sans cesse offusqués, qui trouvaient toute subordination intolérable; de là, cette tendance à se détacher par degrés des chefs naturels pour en chercher d'autres moins imposants, à dissoudre les grands partis pour former de petits groupes, par cette seule raison qu'il est plus facile d'être important dans un petit groupe que dans un grand parti. Déjà Casimir Périer avait eu à combattre ces mauvais sentiments, et le ministère du 11 octobre, après avoir continué la lutte, avait fini par y succomber. Pour les députés atteints de ce mal, n'était-ce pas une nouveauté agréable que de se voir invités par le gouvernement lui-même à secouer le joug des hommes en renom, à rompre le peu qui restait des liens de parti? «La manie d'indépendance, disait un contemporain, est flattée de la pensée qu'au moment où les chefs des diverses fractions de la Chambre se réunissent dans une combinaison, il dépend de leurs obscurs adhérents de la faire manquer en se séparant d'eux. Ce sentiment, qui tient à l'état général des esprits, est ménagé avec assez d'adresse par M. Molé et par les journaux qui dépendent de lui. La Revue de Paris ne disait-elle pas, ces jours derniers, qu'il ne fallait pas faire du gouvernement représentatif le despotisme des talents supérieurs[325]?» Plus on répétait à ces députés que M. Molé était inférieur en éloquence et en prestige à ses rivaux, plus leur amour-propre se trouvait à l'aise avec lui. «Mon cher monsieur Guizot, disait le Roi au chef des doctrinaires, vous voulez former dans la Chambre un parti; vous voulez la gouverner comme on gouverne un parti. Cela ne se peut pas avec nos petites gens, avec notre démocratie envieuse. Pourquoi est-ce qu'on vous en veut, à vous? Parce que vous voulez vous placer haut et vous y tenir ferme. On aime mieux M. Molé, parce qu'il a moins de prétention et de fermeté[326].» Une faveur ainsi fondée n'était-elle pas bien fragile et même dangereuse? Quand il caressait, excitait, exploitait ces médiocrités vaniteuses et jalouses, le président du conseil ne faisait-il pas un peu comme ceux qui, pour s'emparer du pouvoir, fomenteraient l'indiscipline dans l'armée, et qui, une fois arrivés, ne sauraient où trouver des soldats soumis et fidèles?

M. Molé parvenait en effet assez facilement à détacher de M. Thiers, et surtout de M. Guizot, plusieurs des députés qui les avaient suivis jusqu'alors. Mais voulait-il, de ces mêmes éléments, se faire une majorité, il se heurtait à cette indépendance qui avait pris goût à ne subir aucun lien, à n'accepter aucune prééminence. En fin de compte, il n'avait fait qu'augmenter la désagrégation des partis, l'émiettement de l'Assemblée. Au lendemain de cette discussion des fonds secrets, où il avait cru mettre définitivement la coalition en minorité, le triomphe des opposants dans l'organisation des bureaux[327], ou le rejet de quelqu'un de ses projets, lui faisait sentir son peu d'influence sur la Chambre. Dès le 7 février, M. de Barante, favorable cependant à M. Molé, écrivait: «Cette Chambre est dans un état d'éparpillement dont on peut s'affliger et s'inquiéter. Aucune opinion ne la rallie, aucun nom propre n'agit sur elle, hormis en méfiance. Chacun vote et parle à sa fantaisie, sans nulle déférence pour qui que ce soit, ni quoi que ce soit. La manie démocratique a fait de grands progrès. Le repoussement de toute hiérarchie, la répugnance pour toute discipline est le trait marquant du public et de la Chambre. Le ministère n'est point directement menacé par cette situation fâcheuse sous le rapport moral, alarmante pour l'avenir, mais encore sans action sur la politique, encore sans péril pour le présent. On ne veut ni de M. Thiers, ni de M. Guizot; M. Dupin est devenu odieux à presque tous; il n'est pas question de M. Barrot; mais M. Molé, quoiqu'il convienne autant qu'il est possible, n'aura, sur chaque question, qu'une majorité nécessaire, sans dévouement, sans tenue. Sa vie ministérielle sera désagréable, même quand elle ne sera pas difficile. Il sera contraint de se préoccuper des embarras de la journée, de veiller, à chaque moment, sur les tours qu'on voudra jouer, non point à lui, mais au pouvoir qu'on ne cherche ni à honorer ni à affermir, bien au contraire[328]

IV

Dans de telles conditions, l'œuvre législative ne pouvait avancer que péniblement: la session ne fut pas cependant stérile. Grâce surtout au concours de la Chambre des pairs, à la fois plus compétente que celle des députés, et moins absorbée par les intrigues parlementaires, les ministres parvinrent à faire voter plusieurs lois d'un grand intérêt pratique, sur l'extension de la juridiction des juges de paix[329], sur le régime des aliénés[330], sur les faillites[331], sur les attributions des conseils généraux[332]: encore ne parlons-nous que des lois qui furent alors complétement terminées, et négligeons-nous les projets secondaires. Seulement, le gouvernement eût voulu davantage. Combien de ses propositions échouaient ou se trouvaient dénaturées par les caprices de la Chambre! «Ceux mêmes des députés qui ne voudraient pas voir tomber le ministère, écrivait alors un observateur, s'habituent à ne tenir aucun compte de sa volonté, à écarter ou à bouleverser impitoyablement tous ses projets, à lui rendre en un mot la vie aussi dure que possible. Voilà ce que beaucoup de niais appellent l'indépendance. En vérité, on se croirait revenu aux illusions puériles de 1789, sur la séparation absolue du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif[333]

Parmi les projets ainsi maltraités, on peut citer celui qui élevait à dix mille francs la pension de la veuve du général Damrémont, commandant en chef de l'armée d'Afrique, qui venait de succomber héroïquement, en pleine victoire, sous les murs de Constantine: circonstances exceptionnelles qui justifiaient le chiffre élevé de la pension. M. Molé fut appuyé, cette fois, par M. Guizot et M. Thiers. «Ne faisons pas dire, s'écria ce dernier, que le résultat d'un gouvernement de discussion est de tout amoindrir, de tout dessécher. Montrons au contraire qu'une grande nation peut discuter ses affaires, sans devenir petite, sans refuser aux braves qui meurent pour elle, la récompense qui leur est due... Si vous étiez exposés à voir les finances de l'État compromises par des faits semblables, à la bonne heure! mais quant à les voir compromises par des actes héroïques, je suis rassuré: il n'y en aura jamais assez pour que vos finances puissent périr.» Vainement toutes les autorités gouvernementales et parlementaires, d'ordinaire divisées, se réunissaient-elles dans un même effort, on put juger par le vote combien peu elles pesaient devant l'«indépendance» des députés et aussi devant leurs préventions mesquines. La majorité repoussa le chiffre du gouvernement et ne vota qu'une pension de 6,000 francs[334].

Peu de questions étaient alors aussi importantes et urgentes que celle des chemins de fer. La France se trouvait en retard sur plus d'un pays voisin. Déjà, en 1837, le ministère Molé avait, sans succès, présenté à la Chambre un premier projet d'ensemble. Il en présenta un nouveau en 1838[335]. Le plan n'était pas sans hardiesse: il comprenait neuf lignes principales, dont sept, partant de Paris, aboutissaient à la frontière belge, au Havre, à Nantes, à Bayonne, à Toulouse, à Marseille, à Strasbourg; les deux autres allaient de Bordeaux à Marseille, et de Marseille à Bâle: soit onze cents lieues de voies ferrées et une dépense d'un milliard. Pour le moment, on n'en devait entreprendre que trois cent soixante-douze lieues. La construction de ce réseau était réservée à l'État. La commission de la Chambre fit mauvais accueil à ce projet[336]. Elle ne se contenta pas de critiquer la construction par l'État, de manifester ses préférences pour l'industrie particulière: sur ce point elle pouvait avoir en partie raison; le rapporteur, M. Arago, blâma en outre l'exécution d'ensemble: à son avis, l'art des chemins de fer était encore dans l'enfance, et il y avait avantage à attendre, pour profiter des découvertes que feraient les nations plus pressées que nous. La discussion dura plusieurs jours[337]. Le président du conseil, le ministre des finances et celui des travaux publics y prirent part. Le résultat de leurs efforts fut le rejet complet du projet, à l'énorme majorité de 196 voix contre 69[338].

Non-seulement la Chambre ne votait pas ce que lui demandait le gouvernement, mais elle votait ce dont il ne voulait pas. La question de la conversion des rentes n'avait pas fait un pas depuis qu'elle avait amené la chute du cabinet du 11 octobre. Le 15 février 1838, M. Gouin déposa de nouveau une proposition de conversion, qui fut aussitôt favorablement accueillie par la commission chargée de l'examiner. Nul n'ignorait que le ministère la voyait avec déplaisir, et que le Roi personnellement y était fort hostile. Quand vint cependant la discussion, discussion passionnée, approfondie, qui en deux fois ne dura pas moins de six jours[339], les ministres se bornèrent à indiquer quelques brèves objections d'opportunité, sans s'engager à fond. Dans cette matière où rien n'eût dû se faire en dehors de l'initiative du gouvernement, celui-ci laissait tout débattre et décider sans lui, malgré lui, gardant une attitude effacée, incertaine, comme s'il n'avait pas d'opinion, ou plutôt comme s'il se sentait impuissant à la faire prévaloir. Aussi une immense majorité, 251 voix contre 145, vota-t-elle sans se gêner la conversion que le ministère eût voulu écarter. Comme pour mieux marquer le rôle subalterne où elle prétendait réduire le cabinet, la Chambre lui enjoignit, par une disposition spéciale, de rendre compte de l'exécution de la mesure, dans un délai de deux mois à compter de l'ouverture de la session suivante. Il est vrai que la Chambre des pairs, sur laquelle le Roi usa personnellement de son influence, repoussa le projet à la presque unanimité[340]. Ce vote débarrassa le ministère de la question, mais ne lui rendit pas son autorité sur la Chambre des députés.

Les journaux opposants se gardaient de laisser dans l'ombre tous ces échecs. Ce n'était dans leurs colonnes que sarcasmes contre les ministres mis en minorité, sommation de quitter la place. M. Molé et ses collègues faisaient la sourde oreille, ou bien répondaient, non sans quelque raison, que ces votes n'impliquaient pas volonté de les renverser, encore moins désignation de leurs successeurs. Quant à la mortification subie, ils tâchaient de s'en consoler, en déclarant que «le temps des majorités systématiques était décidément passé[341]». «Nous avons un étrange ministère», disait de son côté, avec plus de malice que d'exacte vérité, un doctrinaire, M. Vitet; «on le met tous les jours à la porte de la Chambre, honteux et battu; le lendemain, on râtisse les allées, et il n'y paraît plus[342]

V

À regarder le seul Parlement, la session finissait donc mal pour le ministère. Mais après tout, il restait debout. À la confusion des prophètes qui lui avaient prédit, dès sa naissance, une mort si prompte, malgré l'hostilité chaque jour plus acharnée de tous les grands noms et de tous les grands talents de la Chambre[343], contre l'attente de tous les spectateurs, il avait duré. Cette durée pouvait exciter les colères, mais ne permettait plus le dédain. Personnellement, M. Molé avait grandi: ses adversaires eux-mêmes étaient obligés de le reconnaître. On ne pouvait nier son habileté et son bonheur. Il n'était pas jusqu'à son talent oratoire qui n'eût gagné en aplomb, en ampleur, en énergie, sans rien perdre de sa politesse simple et sobre. Même après M. Guizot et M. Thiers, et sans pouvoir leur être comparé, il avait eu des succès de tribune. L'effacement de ses collègues contribuait à le mettre plus encore en lumière. C'est bien lui qui recevait et portait tous les coups. Il s'en vantait et s'en plaignait[344], tout entier à cette lutte, passionnément sensible à l'amertume des échecs comme à la joie des succès, et trouvant dans cette sorte d'excitation nerveuse une vigueur physique qui étonnait ses amis et ses adversaires[345].

M. Molé se sentait fort de l'appui de la Couronne. Jamais Louis-Philippe n'avait eu un président du conseil autant selon ses goûts. Avec Casimir Périer et le duc de Broglie, il avait connu des ministres sûrs, mais incommodes; avec Thiers, un ministre commode, mais peu sûr. Cette fois, il avait un ministre commode et sûr. M. Molé, tout en gardant la dignité, même un peu susceptible, de son attitude, ne cherchait ni à limiter, ni à masquer l'action personnelle du Roi. Sa première éducation politique sous Napoléon lui avait appris, non à vouloir régenter ou éclipser son souverain, mais à le servir avec docilité et intelligence. D'ailleurs actif, passionné même dans ce que M. Bertin appelait la «grande intrigue politique», le président du conseil se montrait plutôt de disposition un peu indolente pour les affaires et n'était pas jaloux de s'en réserver exclusivement la charge. Louis-Philippe, très-laborieux, au contraire, ne demandait qu'à la prendre. C'était vraiment lui, maintenant, qui dirigeait notre diplomatie et traitait avec les ambassadeurs étrangers. Par M. de Montalivet, il était maître du ministère de l'Intérieur. Au ministère de la Guerre, le général Bernard acceptait facilement l'intervention chaque jour plus active, et du reste fort intelligente et fort patriotique, du duc d'Orléans; presque quotidiennement, lui ou ses chefs de division allaient travailler avec le prince[346]. La faiblesse même du cabinet, les mortifications que lui infligeait la Chambre, tout ce qu'il y avait alors de dérangé et de faussé dans la machine parlementaire augmentaient et en même temps rendaient plus visible cette action royale, souvent utile et bienfaisante au fond, mais qu'il était dangereux, en l'état des esprits, de trop afficher.

M. de Barante, quoique très-prononcé contre la coalition, se préoccupait alors de ce danger; après avoir indiqué que Louis-Philippe «se jetait bien avant» dans toutes les affaires, il ajoutait: «Le Roi a besoin de toute sa prudence pour gouverner une situation qui n'est pas prudente; il lui faut manœuvrer bien juste et dans les limites étroites de la Charte, puisqu'il y a évidemment autocratie dans toutes les questions[347].» Mais ce prince, nous avons déjà eu plusieurs fois occasion de le remarquer, n'aimait pas seulement à agir; il aimait à faire voir qu'il agissait: justement confiant dans sa sagesse et son habileté, il était bien aise que le public fût à même de lui en savoir gré. La reconnaissance qu'il croyait ainsi obtenir, lui faisait négliger les préventions qu'il irritait. Aussi, loin de sentir le besoin de se contenir et de se dissimuler, jouissait-il pleinement d'avoir grandi le rôle réel et apparent de la Couronne, et, se rappelant à quels effacements il avait dû se soumettre en d'autres temps, il se félicitait de l'heureuse habileté avec laquelle, en quelques années, il avait amené un changement si complet. Dans cet état d'esprit, il était peu disposé à écouter les observations qui lui étaient faites sur ce sujet. Un jour, au cours de la session de 1838, M. Dupin crut devoir l'avertir que son intervention «faisait grief» dans une partie de la Chambre. Louis-Philippe répondit aussitôt en revendiquant son droit de «diriger ses ministres» et de les «congédier quand ils lui résistaient». M. Dupin insista; sans nier que l'action royale ne pût être très-considérable et très-efficace dans le gouvernement constitutionnel, il soutenait qu'il valait mieux n'en pas faire montre, qu'elle devait rester une affaire d'intérieur entre les ministres et le souverain, que celui-ci ne pouvait pas avoir «d'amour-propre d'auteur», et il ajoutait: «Puisqu'il est de règle que les ministres sont responsables, pourquoi ne pas leur laisser toute la responsabilité? N'est-il pas essentiellement avantageux à la Couronne de se couvrir de l'axiome anglais: Le Roi ne peut mal faire?—Ah! s'écria vivement le prince, c'est parce qu'il ne fait rien. En France, un pareil roi serait considéré comme un porc à l'engrais[348]!» Quelques jours après, causant avec M. Guizot, Louis-Philippe lui disait: «Je sais que vous ne voulez pas annuler le Roi, me mettre hors de mes affaires. Je ne le souffrirai jamais. Mais il y a des hommes qui le veulent; il y en a parmi vos amis[349]

Le Roi soutenait donc résolûment des ministres qui lui plaisaient, et ne se gênait pas pour le faire savoir. Les députés conservateurs étaient informés qu'ils lui seraient agréables en appuyant le cabinet. Lui-même prenait à part certains d'entre eux, dans les réceptions des Tuileries, et, avec une grande abondance de conversation, souvent avec beaucoup d'esprit et d'éloquence, il tâchait de les amener à voter comme il le désirait: c'est ce qu'il appelait «chambrer les députés». Il s'employait, en même temps, à rendre plus difficile l'alliance de M. Thiers et de M. Guizot. Son moyen était de donner à entendre à chacun d'eux qu'il pourrait prochainement recueillir seul la succession de M. Molé, et que par suite il ne devrait pas contracter d'alliance inutile et compromettante. Un jour, par exemple, en mai 1838, M. Guizot était venu présenter aux Tuileries une députation d'industriels; Louis-Philippe le retint et causa avec lui de la situation: «Cela ne peut pas aller, dit-il; cela n'ira pas! Je n'abandonnerai pas mes ministres. Je soutiens toujours mon cabinet. Mais si M. Molé m'apportait sa démission, je serais bien embarrassé...»—M. Guizot: «Le gouvernement représentatif ne guérit les maux qu'à la dernière extrémité.»—Le Roi: «Cela n'est pas gai; c'est moi qui suis le malade. Quand vous m'avez proposé, l'an dernier, un cabinet de vos amis, je n'ai pas osé, j'en conviens. Depuis, nous n'avons pas gagné de terrain. Je ne sais ce qui arrivera. J'aurai besoin d'un plan de campagne. Pensez-y. Je vous demande d'y penser[350].» En même temps, il s'arrangeait pour qu'on fît entrevoir à M. Thiers une perspective analogue[351]. Le chef du centre gauche et celui des doctrinaires affectaient de n'être pas dupes des coquetteries royales; ils en riaient même parfois ensemble. Mais, au fond, l'idée d'un pouvoir non partagé ne laissait pas que de chatouiller agréablement l'ambition et le ressentiment de chacun d'eux. En tout cas, ce langage du Roi n'était pas fait pour diminuer l'hésitation et la froideur que M. Guizot venait de montrer dans la première campagne de la coalition.

M. Molé n'avait pas seulement la Couronne pour lui. Dans le pays, parmi ceux surtout qui n'étaient pas politiquement enrôlés, il s'était acquis, sinon des concours très-actifs, du moins des sympathies assez étendues. Depuis le 15 avril 1837, date de la formation du cabinet, il n'y avait eu ni émeute, ni trouble, ni attentat contre la vie du Roi[352]. Ce calme, cette sécurité paraissaient fort agréables, après les secousses et les inquiétudes des années précédentes. On était disposé à en faire honneur à la politique pacifiante de M. Molé. Sans doute, à y regarder de près, personne n'eût pu dire le mal révolutionnaire complétement guéri. Les sociétés secrètes étaient toujours en travail. La société des Saisons avait remplacé, à la fin de 1836, celle des Familles; sous l'action de l'ouvrier imprimeur qui l'avait fondée, Martin Bernard, et à la différence des associations plus bourgeoises qui avaient conduit l'attaque sous la Restauration et au lendemain de 1830, elle cherchait à se recruter surtout dans les ateliers. L'amnistie lui procura le concours de Blanqui, de Barbès et de plusieurs autres anciens condamnés. La propagande en reçut une impulsion nouvelle. Des feuilles clandestines, publiées à intervalles irréguliers, de novembre 1837 à septembre 1838, le Moniteur républicain d'abord, l'Homme libre ensuite, prêchaient ouvertement le régicide et le pillage[353]. Le 29 septembre 1838, la police découvrit l'imprimerie secrète d'où sortaient ces factums; peu après, elle saisit plusieurs dépôts d'armes; il en résulta des procès et des condamnations. Mais tout cela ne fit pas grand bruit; cette agitation demeurait souterraine et était d'ailleurs assez restreinte[354]. Aussi le public n'y prêtait guère attention. Il lui suffisait que l'ordre ne fût pas troublé à la surface, que la rue fût tranquille. Ce repos satisfait du pays, n'était-ce pas après tout un réel succès pour le gouvernement?

À cette quiétude s'ajoutait la jouissance d'une prospérité matérielle chaque jour croissante. L'année 1838 marque une date dans l'histoire budgétaire du règne. Alors finit ce qu'on pourrait appeler la liquidation financière de 1830. Une révolution coûte cher: elle a toujours ce double effet de diminuer les recettes et d'augmenter les dépenses. Les revenus des contributions indirectes, qui, sous la Restauration, avaient constamment progressé et s'étaient élevés de 397 millions à 583, baissèrent brusquement de 59 millions à la suite des événements de Juillet. Il fallut emprunter, et le crédit ébranlé ne permettait de le faire qu'à de lourdes conditions; quelques mois avant la révolution, un emprunt en 4 pour 100 s'était placé à 102 fr. 7 c. ½: en mars 1831, un emprunt en 5 pour 100 se négocia à 84 francs. On se crut en outre politiquement obligé, dans un intérêt de popularité, à diminuer les droits sur les boissons, ce qui fit perdre au trésor 30 à 40 millions, diminution imparfaitement compensée par une élévation des droits de mutation, ainsi que des contingents de la contribution personnelle et mobilière, et de celle des portes et fenêtres. En même temps que de causes d'augmentations de dépenses! armements pour faire face aux troubles du dedans et aux périls du dehors[355]; ouverture d'ateliers nationaux pour occuper l'ouvrier sans travail et le distraire de l'émeute; subsides ou avances à l'industrie en détresse; soldes de congé à deux mille officiers licenciés pour cause politique, et pensions de retraite aux fonctionnaires disgraciés; obligation de remplir les arsenaux vidés pour l'armement de la garde nationale[356], etc., etc. De là, pendant les premières années de la monarchie, nécessité de se procurer des ressources extraordinaires, que l'on demanda à l'emprunt, aux ventes de bois, aux centimes additionnels, à la dette flottante, et qui ne s'élevèrent pas à moins de 900 millions[357]. C'est à proprement parler le coût des événements de Juillet.

Mais, dans les années suivantes, à mesure que le mal révolutionnaire se guérit, le mal financier diminua également. Les revenus indirects regagnèrent ce qu'ils avaient perdu et reprirent une progression rapide. Le crédit se releva; déjà, en 1832, on empruntait en 5 pour 100 à 98 fr. 50 c., soit 14 francs de plus que l'année précédente[358]: et, ce qui valut mieux encore, dans les années suivantes on ne rouvrit plus le grand-livre. Une économie courageuse ramena presque au niveau antérieur à 1830 le chiffre des dépenses subitement grossies au lendemain de la révolution[359]. Des réformes heureuses accomplies dans notre législation budgétaire et dans notre comptabilité augmentèrent les garanties d'ordre, de probité et de contrôle[360]. Dès 1836 et 1837, la situation était redevenue très-satisfaisante. Enfin, en 1838, on arriva à ce résultat que les 900 millions de charges extraordinaires supportées par le pays à la suite de la révolution ne laissaient plus aucune trace, ni dans la fortune de l'État, ni dans celle des particuliers[361]. Rien n'en restait, soit dans les dépenses, soit dans les recettes du budget présenté pour l'exercice suivant. Bien qu'on eût accru notablement les dépenses de l'armée[362], des travaux publics, de l'instruction publique[363], bien qu'on eût payé les 25 millions de l'indemnité américaine, bien qu'on eût diminué les recettes de 15 millions par la suppression de la loterie et des jeux, et de 9 millions par l'abaissement des tarifs de douanes, la balance des dépenses et des recettes, sans aucun emploi de ressources extraordinaires, faisait ressortir un excédant réel[364]: toutes charges ordinaires acquittées, il restait une réserve disponible de 80 millions, pouvant servir à développer la richesse et la puissance nationales. Les travaux publics, en effet, reçurent alors une grande impulsion; des lois diverses engagèrent l'État pour une somme de 341 millions, chiffre énorme pour l'époque. Ces travaux portaient sur les routes, les ponts, les rivières, les canaux et les ports; les chemins de fer n'y étaient comptés que pour 11 millions, représentant les frais d'études préliminaires. On devait faire face à cette charge sans création de ressources extraordinaires. Il fut ainsi dépensé 6,834,522 francs en 1837, 36,177,662 francs en 1838, 54,852,427 francs en 1839[365]. Ajoutons, pour mieux montrer à quel point toute conséquence financière de la révolution avait alors disparu, que le jeu de l'amortissement avait ramené la dette inscrite à ce qu'elle était avant 1830, c'est-à-dire à 163 millions de rentes[366]. La dette flottante se trouvait réduite à un chiffre très-prudent. Quant au relèvement du crédit, on en peut juger par ce fait que le 5 et le 3 pour 100 se cotaient dans les environs de 119 francs et 86 francs[367]. En même temps paraissait, le 31 mai 1838, la fameuse ordonnance sur le règlement de la comptabilité: monument considérable, où étaient réunies, dans un ordre méthodique, toutes les mesures législatives ou administratives prises, depuis vingt-cinq ans, pour adapter la comptabilité publique aux institutions nouvelles de la France. Ce relèvement si rapide et si complet des finances de l'État est au plus grand honneur de la monarchie constitutionnelle. Celle-ci ne faisait d'ailleurs que recommencer l'œuvre qu'elle avait déjà accomplie une première fois dans ce siècle, après les désastres de 1814 et de 1815.

Le bon état de la fortune publique était la conséquence et le signe du bon état des fortunes privées. Celles-ci avaient merveilleusement gagné au rétablissement de la sécurité. Ce progrès se manifestait par l'accroissement des dépôts aux caisses d'épargne, du rendement des contributions indirectes, des importations et des exportations[368], de la navigation commerciale[369]. Partout, un grand élan d'affaires, d'entreprises de toutes sortes, auxquelles les capitaux s'offraient abondants, hardis, parfois même trop confiants. M. Molé encourageait ce mouvement qui lui paraissait un dérivatif utile à l'agitation politique. Là encore, cependant, tout n'était pas à louer. À cette activité industrielle, commerciale, financière, se mêlait forcément une fièvre d'agiotage fort dangereuse pour la santé morale de la nation. Parmi les innombrables sociétés en commandite qui se fondaient pour les objets ou sous les prétextes les plus divers, plusieurs étaient peu sérieuses, quelques-unes malhonnêtes et dignes de figurer au dossier de Robert Macaire. Les cours des actions variaient, dans une même bourse, de 50, de 200 et même de 300 francs. Ces scandales furent dénoncés à la tribune de la Chambre, et l'on demanda la mise à l'ordre du jour d'une loi spéciale. Une telle atmosphère n'était pas bonne pour l'esprit public, qui tendait à s'y matérialiser. Mais, malgré ce fâcheux revers, la médaille était brillante: le pays se sentait en grand progrès de richesse et de prospérité.

Contraste singulier! D'une part, dans la masse de la nation, une impression de repos et de sécurité; un bien-être un peu égoïste et terre à terre, mais réel. D'autre part, dans le Parlement et ses entours, l'incertitude, le trouble et le malaise[370]. De là, entre ces deux mondes, une séparation contre nature qui menaçait d'être chaque jour plus profonde: le pays devenait étranger et indifférent à la politique; il le devenait d'autant plus que la partie en vue de cette politique, celle qui se traitait à la tribune, semblait désormais réduite à des questions de personnes, peu intéressantes et souvent même inintelligibles pour le public. On conçoit qu'un tel résultat ne fût pas fait pour plaire aux libéraux, qui, dans les généreuses espérances de la jeunesse du siècle, avaient rêvé d'un idéal politique plus relevé. Aussi se laissaient-ils volontiers aller entre eux à des gémissements que nous retrouvons dans leurs correspondances. M. de Barante, alors en congé, écrivait de Paris, le 16 mai 1838, à M. Bresson: «Le calme continue à être complet dans l'opinion des classes inférieures; elles sont plus contentes qu'elles ne l'ont été depuis cinquante ans. La prospérité est croissante, le bien-être en progrès rapide. On n'entrevoit aucun principe de fermentation. Mais dans la région, maintenant assez restreinte, des opinions politiques, tout est confus, anarchique, envenimé d'intérêt et d'amour-propre. C'est un spectacle affligeant. Il serait fait pour détruire l'espèce de sécurité dont nous jouissons, n'était ce vaste fond d'indifférence où vont s'éteindre toutes les passions, où se glacent du jour au lendemain toutes les vivacités.» Il ajoutait, le 27 mai: «Il y a du calme, de la prospérité; les opinions sont affaissées; mais un manque complet de conviction, d'affection; nul souci du bien public; aucune émulation littéraire; rien d'élevé, rien d'animé, rien de prévoyant. C'est un état moral déplorable. Heureusement, il excite beaucoup de dégoût et d'ennui.» Le 29 juin, M. de Barante quittait Paris, pour passer en Auvergne; voici ce qu'il y voyait: «L'indifférence de la province est complète; chacun s'isole encore plus qu'à Paris. Il n'existe plus aucun lien d'opinion. Chacun est à ses affaires, sans songer qu'il y a un gouvernement. Cela a son bon côté. Mais le principe de cette apparente sécurité n'a rien de très-moralement honorable[371].» M. Royer-Collard était d'un pessimisme plus sombre, plus absolu, et par suite plus suspect; toutefois, à côté d'exagérations évidentes, il y avait une part de vérité dans ce qu'il écrivait à M. Molé, le 23 juillet 1838: «Il me semble que la France n'a plus rien à donner; elle dort d'un sommeil qui n'a pas même de rêves. Quand je disais à Vitry, il y a un an: La politique est maintenant dépouillée de sa grandeur, je ne disais point assez. La vérité d'aujourd'hui, c'est qu'il n'y a pas même de politique. Y a-t-il encore un gouvernement, un roi, des ministres, des Chambres? On pourrait l'ignorer; on ne le sait que par la mémoire. Est-ce un bien? est-ce un mal? Nous l'apprendrons un jour; en attendant, nous nous en passons sans regret. Est-ce votre tort ou votre habileté? Ni l'un ni l'autre, je pense; mille causes connues ou inconnues ont amené ce prodigieux résultat[372].» M. Royer-Collard avait raison de voir là autre chose que le fait de M. Molé. En effet, on avait déjà observé les premiers symptômes de ce mal, à une époque où M. Molé n'avait pas encore eu le temps d'influer sur la direction de l'esprit public. Dès le 12 novembre 1836, la duchesse de Broglie écrivait à M. de Barante: «Il me semble que l'indifférence du public est absolue: c'est une indifférence de fond et universelle, non pas pour tel gouvernement, mais pour tous; c'est un désabusement de toutes les formes, de toutes les promesses. Il semble que le pays sache qu'on ne lui fera jamais ni grand bien ni grand mal, que les menaces ne s'exécutent pas plus que les promesses ne se tiennent, et que son premier intérêt est d'être tranquille, pour que chacun vaque à ses affaires... Le petit monde politique est tout absorbé dans ses querelles, dont le cercle se resserre de plus en plus[373]

Ces plaintes sans doute contenaient beaucoup d'observations utiles à recueillir et à méditer; toutefois elles témoignaient de la déception intime de quelques natures d'élite, plutôt qu'elles ne peuvent être acceptées comme un jugement mesuré et exact de la situation. En notant l'insuffisance morale de l'esprit public, ces critiques oubliaient trop les imperfections nécessaires de toute société humaine, et surtout d'une société travaillée par tant de révolutions; ils ne tenaient pas non plus assez de compte des avantages d'un bien-être qui était l'un des buts du gouvernement et que peu d'époques avaient connu au même degré. Et puis, étaient-ils bien nombreux, ceux qui sentaient ce que ce bien-être avait d'incomplet et d'abaissé? Le vulgaire, c'est-à-dire le pays presque tout entier, ne partageait pas ce souci, et son contentement n'en était pas troublé. «Les gens habiles et sérieux, écrivait encore M. de Barante, s'affligent et s'inquiètent de cette atonie. Les coteries politiques s'en indignent. Les masses de la population n'y songent guère[374].» Elles étaient tout entières à la jouissance de la paix et de la prospérité qui succédaient aux agitations et aux souffrances des premières années du règne.

D'ailleurs, à regarder en dehors du Parlement, tout semblait sourire, en ce moment, à la royauté nouvelle. À la sécurité du présent, venait s'ajouter l'espoir de l'avenir. Le 24 août 1838, madame la duchesse d'Orléans donnait le jour à un fils qui recevait le titre de comte de Paris. C'était l'épilogue heureux des grandes fêtes qui, l'année précédente, à l'occasion du mariage du prince royal, avaient paru célébrer l'établissement définitif de la monarchie de Juillet. Celle-ci ne trouvait-elle pas dans la naissance du jeune prince comme un gage nouveau de durée? Le vieux roi, ayant devant lui son fils et son petit-fils, ne pouvait-il pas croire l'avenir de sa dynastie assuré? Les événements ont sans doute cruellement démenti ces prévisions. Quatre ans après, le duc d'Orléans succombait à un accident vulgaire; encore six autres années, et le comte de Paris suivait en exil sa mère veuve et son aïeul détrôné. Mais si les destinées de l'enfant de 1838 ont été tout autres qu'on ne les entrevoyait alors, il n'est pas dit, grâce à Dieu, que les espérances fondées sur son berceau seront à jamais trompées. Pour avoir été retardé, son rôle n'en sera-t-il même pas grandi, et la France ne se trouvera-t-elle pas recevoir de lui plus encore qu'elle n'en attendait au jour de sa naissance?

VI

Cet état de l'esprit public n'était pas de nature à encourager les coalisés. Ils devaient se faire scrupule de persister à agiter un pays si tranquille et si heureux de sa tranquillité. À défaut de ce scrupule, ne comprendraient-ils pas qu'il n'était ni de leur intérêt personnel, ni de celui du régime parlementaire dont ils se disaient les champions, d'apparaître ainsi en trouble-fête? Aussi bien, dans leurs rangs et surtout à leur tête, pouvait-on discerner plus d'un symptôme de lassitude et d'hésitation. À la fin de la session, M. Thiers et M. Guizot s'étaient plutôt évités que recherchés. Le premier gardait rancune au second d'avoir mal joué son rôle dans le débat des fonds secrets. Le chef des doctrinaires s'effrayait du scandale produit au centre par la coalition et se sentait chaque jour davantage blâmé et abandonné par ses anciens amis. M. Molé ne faisait-il pas du reste dire à tous deux qu'il était sur le point de remanier son cabinet, et disposé à entrer en composition tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre? La session finie, M. Thiers s'enfuyait aux Eaux-Bonnes; de là, il devait se rendre en Italie, et n'annonçait pas l'intention de revenir avant la rentrée des Chambres. M. Guizot quittait également Paris et semblait absorbé par des travaux fort étrangers aux intrigues parlementaires; il publiait dans la Revue française une série d'études d'une inspiration très-haute, sur le mouvement religieux qui se manifestait alors dans les âmes.

Toutefois si les chefs étaient distraits ou dégoûtés, la passion de la coalition persistait, vivace, dans une partie des deux états-majors. Ceux-ci, jusqu'à la fin de la session, avaient eu soin de se concerter, et, après la dispersion du Parlement, ils se montraient résolus à continuer la bataille dans la presse. Un député se distinguait par son ardeur: c'était un doctrinaire, M. Duvergier de Hauranne. Chose singulière, cet homme politique qui va apparaître le plus acharné des coalisés, en était aussi le plus désintéressé. Beaucoup s'étaient jetés dans cette campagne par rancune ou ambition personnelles, par dépit de ne plus être ministre ou impatience de le devenir. Rien de pareil chez M. Duvergier de Hauranne. Indépendant par situation et par caractère, il ne rêvait pas de portefeuille, et il devait, jusqu'au 24 février 1848, refuser tous ceux qui lui seront offerts[375]. Mais cet esprit vigoureux, net, avisé, était aussi un esprit exclusif, absolu, batailleur, ne voyant guère qu'une idée à la fois, et, qu'elle fût vraie ou fausse, la poussant sans ménagement jusqu'au bout. Longtemps après, en 1860, M. Guizot, qui l'avait beaucoup pratiqué, d'abord comme le plus zélé de ses amis, ensuite comme le plus âpre de ses adversaires, écrivait finement de lui: «Un boulet de canon va droit au but, quand il est lancé dans la bonne direction. L'esprit de Duvergier est de même nature; il n'a jamais qu'une passion... C'est une nature élevée, désintéressée, sincère, très-honnête. Il est très-intelligent dans la voie où il marche. Il ne voit rien en dehors. Il a tout ce qui fait bien penser et bien agir, quand on a bien commencé. Il lui manque ce qui préserve de se mal engager et d'aller loin dans l'erreur, sans s'en douter[376].» Entré à la Chambre en 1831, enrôlé parmi les doctrinaires dont il avait naguère connu plusieurs dans les bureaux du Globe, M. Duvergier de Hauranne avait été d'abord tout entier à la «résistance», fort animé contre la gauche, plus rebelle que personne à toute transaction avec le tiers parti. Mais, le plus gros du danger révolutionnaire une fois conjuré, il fut saisi d'une autre idée qui bientôt ne le posséda pas moins entièrement. La politique, depuis 1830, ne lui parut plus être l'effort de la monarchie pour se dégager de la révolution dont elle était sortie, mais la lutte du pouvoir royal contre le pouvoir parlementaire. Remontant du coup en deçà des journées de Juillet, il se retrouvait dans l'état d'esprit des 221, et reprochait à Louis-Philippe de vouloir faire par habileté ce que Charles X avait tenté par violence[377]. Cette évolution paraît s'être accomplie chez M. Duvergier de Hauranne vers la fin du ministère du 11 octobre. C'est alors que dans tous les actes de la Couronne, dans ses démarches les plus innocentes, aussi bien que dans ses imprudences, il crut découvrir les indices, les preuves de son dessein d'affaiblir le Parlement, de diviser les chefs de la majorité et de les exclure du ministère, afin de se rendre plus maîtresse du gouvernement. Le ministère Molé, où il ne vit que la création et l'instrument du pouvoir personnel, lui apparut comme le dénoûment de cette longue conspiration. État d'esprit particulier, qu'on a quelque peine à concevoir aujourd'hui. On sait en effet maintenant à quoi s'en tenir sur l'erreur théorique et l'impossibilité pratique de la trop fameuse maxime: «Le Roi règne et ne gouverne pas»; on sait que la force des choses la repousse comme l'histoire la condamne; on sait qu'en Angleterre, sur la terre natale du régime parlementaire, la Couronne a toujours eu, même aux époques où elle a semblé se tenir le plus dans l'ombre, part permanente et considérable au gouvernement[378]. Aussi, en cas de rétablissement de la monarchie, le souci de l'opinion serait-il plutôt que l'action personnelle du prince ne fût pas assez étendue ni même assez visible. On paraît croire que la démocratie, de sa nature brutale et grossière, ne comprend pas des fictions trop délicates et trop compliquées, et qu'elle s'en accommode mal. Peut-être même, comme dans tous les mouvements de l'esprit français, cette réaction manque-t-elle de mesure, et, pour avoir échappé aux exagérations parlementaires, risque-t-on de verser un peu, sans le vouloir, dans le césarisme. Mais c'est là une impression toute récente, et bien différent se trouvait être l'état de l'opinion, au lendemain de 1830. N'était-ce pas avec la maxime; «Le Roi règne et ne gouverne pas», que tout le parti libéral, depuis le Globe jusqu'au National, avait fait campagne contre M. de Polignac, quelques-uns sans doute n'y cherchant qu'une arme pour renverser les Bourbons[379], mais d'autres y voyant de bonne foi la vérité constitutionnelle et monarchique? Ceux-ci tenaient à honneur de pratiquer cette maxime sous la monarchie nouvelle qu'ils avaient contribué à fonder: c'était même leur façon de prouver la sincérité de leur opposition passée. Aussi bien, une partie du public, celle du moins qui s'occupait le plus de politique, partageait-elle leur erreur; elle était même disposée à montrer, sur ce sujet, une singulière susceptibilité. Les opposants ne l'ignoraient pas; aussi leur moyen habituel d'attaque contre tous les ministères consistait à les présenter comme tolérant ou favorisant les empiétements du pouvoir royal. Les anciens ministres qui allaient tant se servir de ce reproche, contre M. Molé, l'avaient subi eux-mêmes dans leur temps; tel avait été le sort de M. Guizot après le 6 septembre, et M. Thiers n'y avait pas échappé[380]. «Hommes de cour», «gouvernement personnel», ces mots, qui revenaient sans cesse dans les polémiques, étaient, comme l'a dit M. de Lamartine, «les fausses monnaies de l'opinion, distribuées chaque jour au peuple, pour le séduire ou l'irriter[381]». Dans un tel milieu, l'état d'esprit de M. Duvergier de Hauranne devient moins difficile à comprendre. On voit mieux comment, tout en restant un monarchiste résolu, il en était arrivé à croire que le danger du moment, peu d'années après la révolution de Juillet, était, non pas que le pouvoir royal ne fût encore trop limité, trop débile, trop timide, en face du Parlement qui l'avait créé, mais au contraire qu'il ne devînt trop fort, trop agissant et trop hardi.

Dans l'opposition, où il s'engageait avec tant de conviction, M. Duvergier de Hauranne apportait des qualités rares d'action, une énergie infatigable, une ténacité que rien ne rebutait, un courage qui allait toujours droit au but, sans crainte ni de déplaire aux autres, ni de se compromettre soi-même. Orateur de second rang, ses discours, bien que nourris d'idées, hérissés de traits acérés, manquaient un peu de souffle et de chaleur. Mais, la plume à la main, c'était un polémiste remarquable, d'une langue serrée, ferme, précise, tranchante, avec je ne sais quoi d'un peu âpre qui trahissait en lui le petit neveu de Saint-Cyran. Dialecticien redoutable, implacable, railleur à froid, il excellait à manier cette arme de la brochure, alors en faveur, aujourd'hui un peu démodée. C'était surtout un merveilleux agitateur parlementaire: voyez-le descendre de banc en banc, pendant les séances, ou circuler dans les couloirs, la fièvre du combat dans les yeux, le geste affairé, saccadé; il négocie des alliances, dresse des plans de bataille, colporte des mots d'ordre, gourmande la mollesse de ceux-ci, attise la colère de ceux-là, ramasse les soldats pour les pousser au feu, souffle et entraîne les chefs, tient chacun en haleine, les pénètre tous de sa vaillance et aussi de sa passion.

Deux nécessités parurent tout de suite s'imposer aux hommes qui, avec M. Duvergier de Hauranne, entreprenaient, à la fin de la session de 1838, de ranimer la coalition alors sommeillante: d'abord, trouver une idée, un principe, qui, proclamés au grand jour, serviraient de programme, de drapeau à la coalition, et qui y montreraient autre chose que l'intrigue suspecte, l'émeute d'ambitions rancunières et impatientes, dénoncées par la presse ministérielle; ensuite, choisir ce programme et ce drapeau tels qu'ils pussent réunir à la fois la gauche et les doctrinaires. On s'était convaincu, en effet, qu'il ne suffisait plus de chercher, comme on l'avait fait dans la dernière session, à unir le centre gauche et le centre droit; qu'il fallait, en outre, le concours effectif de la gauche. «Ainsi comprise, dit M. Duvergier de Hauranne, la coalition devenait plus difficile et plus hasardeuse; mais c'était la condition du succès[382].» Tout ne semblait-il pas séparer les amis de M. Duvergier de Hauranne et ceux de M. O. Barrot? Il y avait sept ans qu'ils se faisaient une guerre à mort. Depuis la formation du ministère du 15 avril, M. Guizot s'était surtout posé en conservateur inquiet, et son principal grief contre M. Molé avait été qu'il ne combattait pas assez résolûment la gauche. De son côté, celle-ci gardait toutes vives ses préventions et ses ressentiments contre les doctrinaires. Son programme habituel était inadmissible pour ces derniers; ne faisait-elle pas, en ce moment, une assez bruyante campagne en faveur d'une réforme électorale dont M. Guizot ne pouvait vouloir à aucun prix? Le problème était embarrassant. On crut en trouver la solution dans l'idée même dont nous avons vu que M. Duvergier de Hauranne était alors possédé. Il parut que la gauche et le centre droit pouvaient s'entendre pour reprocher au cabinet de n'être pas parlementaire: les uns entendant par là qu'il était trop docile; les autres, qu'il était trop «transparent»; ceux-ci, qu'il ne contenait pas assez le pouvoir personnel du prince, et ne faisait pas observer la fameuse maxime: Le Roi règne et ne gouverne pas; ceux-là, qu'il ne couvrait pas assez la Couronne, et laissait remonter jusqu'à elle des responsabilités qui eussent dû s'arrêter à lui; les premiers, flattés de s'attaquer plus ou moins directement à la royauté; les seconds, se faisant l'illusion qu'ils réclamaient en faveur de son inviolabilité; tous, en réalité, faisant la même campagne, ayant le même cri de combat: Un ministère parlementaire!

Ce plan trouvé, des conférences prolongées eurent lieu entre M. Duvergier de Hauranne et les journalistes de gauche, M. Chambolle, du Siècle, et M. Léon Faucher, du Courrier français: «Vous et nous, leur répétait le député doctrinaire, nous sommes d'accord sur un point, le danger que le ministère fait courir aux vrais principes parlementaires. Pourquoi donc ne ferions-nous pas la guerre ensemble sur ce terrain, au lieu de disséminer nos forces et d'éparpiller nos attaques? Que vous n'abandonniez pas la réforme électorale, puisque vous en êtes d'avis, rien de plus juste; mais ne venez pas la jeter à la traverse de nos projets. Substitution du gouvernement parlementaire au gouvernement personnel, voilà quel doit être notre mot d'ordre. Le reste doit être mis à l'écart ou laissé dans l'ombre[383].» M. Chambolle fut tout de suite converti. M. Léon Faucher résista davantage, mais céda à l'insistance de M. Duvergier de Hauranne. En même temps, un des amis de M. Thiers faisait accepter le même mot d'ordre aux journaux du centre gauche, le Constitutionnel et le Messager.

M. Duvergier de Hauranne n'était pas homme à se contenter de donner le mot d'ordre dans la coulisse; du moment où il y avait bataille à livrer, coups à recevoir et à porter, risques à courir, il voulait payer de sa personne. Il lui paraissait d'ailleurs nécessaire, pour vaincre les défiances de ses nouveaux alliés, qu'un doctrinaire fût le premier à s'engager avec éclat sur le terrain où il conviait la gauche à porter l'effort de la bataille. Déjà au mois de mars, lors des premières tentatives de la coalition, il avait publié dans la Revue française un article, alors assez vivement discuté, sur la Chambre des députés dans le gouvernement représentatif. Il y combattait ce qu'il appelait «les thèses ultra-monarchiques» de M. Fonfrède. Celui-ci, autrefois ami des doctrinaires, s'était fait, depuis quelques années, soit dans le Mémorial bordelais, soit dans certains journaux de Paris, le champion hardi, provocant, parfois compromettant, de la prérogative royale, contre les usurpations parlementaires. À plusieurs reprises, le Journal des Débats avait jugé nécessaire de le désavouer[384]. D'après M. Fonfrède, tout le mal venait des «préjugés représentatifs» de la France: les ministres devaient émaner du Roi seul, gouverner sous sa seule direction; la Chambre se contenter de discuter les lois, sans prétendre participer au gouvernement: plus de «questions de cabinet» ou de «refus de concours». M. Duvergier de Hauranne soutenait au contraire que le ministère, chargé de représenter la Chambre auprès du Roi et le Roi auprès de la Chambre, devait émaner des deux; que la Chambre devait «être une portion active et influente du gouvernement»; enfin, qu'en cas de dissidence prolongée et inconciliable entre cette Chambre et la Couronne, le dernier mot appartenait à la première. Polémique de part et d'autre assez oiseuse. Rien de plus contraire à l'esprit même du gouvernement représentatif, esprit qui est tout de partage, d'équilibre, de persuasion réciproque, de transaction, que ces contestations de prééminence, que ces conflits où chacun irait au bout de son droit. Le jour où de tels faits se produiraient, ce gouvernement n'existerait plus: en prévoir seulement et en discuter l'hypothèse n'est pas sans péril. Toutefois, dans ce premier article du polémiste doctrinaire, il n'avait semblé être question que de théorie, sans application à la situation actuelle; l'auteur s'était attaqué à M. Fonfrède, non au ministère, encore moins au Roi.

Nouvel article à la fin du mois de juin. Ce sont les mêmes thèses. Seulement, cette fois, ce n'est plus d'une théorie plus ou moins lointaine qu'il s'agit, mais de la situation présente. Ce n'est plus un théoricien quelque peu fantaisiste, c'est le ministère qui est accusé d'être en contradiction avec les vrais principes. «Pour ma part, je n'hésite pas à le dire, déclare M. Duvergier de Hauranne, si la Chambre tombe en poussière, si le pouvoir s'abaisse, si le gouvernement représentatif se dégrade et s'énerve, la cause en est surtout dans l'existence d'un ministère choisi en dehors des conditions parlementaires, et dont tout le système consiste à professer qu'il n'en a pas.» Il estime que, par là, la royauté, loin d'être fortifiée, est affaiblie et compromise. «Supposez, ajoute-t-il, un ministère d'hommes fort dévoués sans doute et fort bien intentionnés, mais qui, choisis à l'exclusion de toutes les notabilités politiques, semblent accepter toutes faites les opinions qu'on leur dicte;... supposez que, sans le vouloir, on soit amené à voir en eux, non les représentants des trois pouvoirs, mais les délégués passifs d'un de ces pouvoirs auprès des deux autres, et dites s'il n'est pas naturel, s'il n'est pas inévitable que, soit pour louer, soit pour blâmer, la pensée publique ne s'arrête pas à leurs personnes et qu'elle aille au delà. Et si, en même temps, la théorie s'emparait hardiment du fait pour le célébrer et pour le consacrer; si des doctrines qui, il y a trois ans, s'étaient timidement produites dans une modeste brochure, se proclamaient hautement autour du pouvoir et avec son assentiment;... si, en un mot, on semblait prendre à tâche de démontrer à tout le monde, avec approbation et privilége, que personne n'est rien dans le gouvernement, à une seule exception près, serait-il bien étonnant que, devant une réalité si puissante, la fiction, quelque nécessaire et sage qu'elle soit, risquât de s'évanouir.... Si les attaques passent aujourd'hui par-dessus la tête des ministres pour arriver à une personne auguste et que la constitution déclare inviolable, la faute en est d'abord aux ministres qui n'ont pas la tête assez haute, ensuite aux amis imprudents qui, en retirant la personne auguste dont il s'agit, du sanctuaire où la place la constitution, la découvrent et l'exposent.» L'auteur terminait en proclamant la coalition: «Un grand devoir est imposé à tous ceux qui, fidèles aux principes de 1829 et 1830, redoutent les excès, quels qu'ils soient, et veulent sincèrement et complétement la monarchie constitutionnelle: c'est d'oublier des querelles aujourd'hui sans objet, et de réunir leurs efforts pour regagner le terrain perdu;... c'est de protéger à la fois, contre de dangereuses maximes et de funestes pratiques, l'inviolabilité royale, le pouvoir parlementaire, l'influence et la pureté de l'administration. On appellera cela, si l'on veut, une coalition. Ce sera du moins la coalition de l'indépendance contre la servilité, de la droiture contre la duplicité, de l'honnêteté contre la corruption.»

Cet article fit grand bruit. La presse ministérielle l'attaqua violemment, accusant les doctrinaires d'«intrigue», de «trahison», de «libertinage politique», leur conseillant de «ne pas lasser la patience des honnêtes gens». Les journaux de gauche et de centre gauche applaudissaient au contraire, reproduisaient des fragments de l'article et prenaient sa défense, d'accord avec le Journal général, organe des doctrinaires. Parmi ces derniers, cependant, tous ne voyaient pas du même œil la campagne de M. Duvergier de Hauranne. Quelques-uns s'y associaient sans réserve, comme MM. Jaubert, Piscatory et de Rémusat; ce dernier publiait même, dans le même sens, un écrit, moins impétueux il est vrai. Mais d'autres, tels que M. Duchâtel, M. Dumon, M. Vitet et même M. Guizot, sans vouloir désavouer publiquement un ami fidèle et courageux, sans désapprouver le fond de ses doctrines, s'inquiétaient de l'effet produit sur les conservateurs, par cette mise en cause de la prérogative royale. Quelques-uns tâchaient même, sous main, de détourner l'ardent polémiste de pousser plus loin dans cette voie. «Ne voyez-vous pas, lui disait-on, que les membres du centre, croyant le Roi attaqué, se reporteront en masse du côté du ministère? C'est grandir M. Molé, que de montrer en lui le défenseur de la prérogative royale. D'ailleurs, en fait, ajoutait-on, les principes ne courent aucun danger sérieux. Le Roi peut profiter de l'indifférence et des divisions de la Chambre pour mettre au ministère des hommes médiocres, pour nier le crédit des chefs parlementaires; mais ni lui, ni M. Molé ne contestent les droits de la Chambre et ne songent à y porter atteinte; ils se soumettraient au contraire à ses caprices les plus absurdes.» On en concluait que la controverse théorique, très-opportune, quand elle était dirigée contre M. Fonfrède, ne pouvait pas être tournée contre le cabinet. «Si les ministres sont au pouvoir, disait-on encore, c'est par les fautes de la Chambre, par ses dissensions intérieures, bien plus que par la volonté du Roi.» Plus d'un indice permet de croire que M. Guizot était de ceux à l'esprit desquels étaient venues ces objections. Du reste, le chef des doctrinaires déclarait alors, dans la même Revue française, qu'il n'y avait pas de conflit entre la Couronne et les Chambres. «En théorie, disait-il, la querelle s'engage, les prétentions réciproques se déploient. En fait, quels que soient le bruit et les apparences, soit sagesse, soit faiblesse, soit l'une et l'autre ensemble, les pouvoirs veulent vivre en paix. La lutte constitutionnelle n'est pas sérieuse.»

M. Duvergier de Hauranne était à la fois trop convaincu et trop passionné pour se laisser ainsi arrêter. Bien au contraire, au mois de novembre, sous ce titre: Des principes du gouvernement représentatif et de leur application, il réunit en brochure ses deux articles de la Revue française, et y joignit une longue introduction qui reprenait les mêmes idées avec plus de vivacité et de hardiesse. Le cabinet était pris à partie, sans aucun ménagement: on le montrait n'ayant «ni fermeté dans sa conduite, ni franchise dans ses paroles, ni dignité dans son attitude». M. Duvergier de Hauranne ne s'en tenait pas là; il revenait sur la question de la prérogative royale, donnait à entendre que de «secrètes manœuvres» avaient «aidé» à la chute «du 11 octobre, du 22 février et du 6 septembre», et se plaignait que le ministère du 15 avril, choisi en dehors des règles parlementaires, eût une «soumission absolue aux volontés de la Couronne». «Le cabinet, disait-il, n'est pas assez libre, assez indépendant, pour que l'opinion s'en prenne à lui seul de ses actions et ne cherche pas à remonter au delà... Le pays donne-t-il tort à l'opposition, quand elle insinue que M. le ministre des affaires étrangères s'occupe beaucoup des députés et des journalistes, fort peu des dépêches qu'il reçoit ou de celles qu'il expédie? Le pays donne-t-il tort à l'opposition, quand elle montre la maison du Roi presque maîtresse absolue du ministère de l'intérieur, quand elle affirme que partout, au ministère des finances même, les nominations, petites ou grandes, échappent au ministre?» À ceux qui lui objectaient que 1838 n'était pas 1830, et que M. Molé n'était pas M. de Polignac: Oui, sans doute, répondait M. Duvergier de Hauranne, «je l'avais dit avant vous, et je m'en étais félicité... Proclamons donc bien haut qu'aucun coup d'État n'est à craindre. Mais pour qu'une constitution soit violée, est-il absolument nécessaire qu'on l'attaque à main armée et à visage découvert? N'existe-t-il pas, en ce monde, plusieurs chemins pour arriver au même but, et n'a-t-on jamais vu la ruse prendre la place de la violence?» M. Duvergier de Hauranne n'en protestait pas moins de son inébranlable dévouement à la cause de la monarchie de Juillet: en portant ces redoutables accusations, il croyait seulement mettre cette monarchie en garde contre un péril. Il était non moins sincère, quand il se proclamait «pur des calculs ambitieux» qu'on lui avait prêtés, et quand il affirmait que «des griefs privés n'entraient pour rien dans ses appréciations des hommes et des choses».

Cette brochure eut un retentissement plus grand encore que l'article du mois de juin, sinon dans le pays qui demeurait toujours assez tranquille et indifférent, du moins dans le monde politique. Elle donna un nouvel aliment à la bataille de presse déjà avivée par l'approche de la session. Depuis longtemps, on n'avait vu polémique aussi acharnée. Les écrivains de la gauche se précipitaient sur le terrain de combat indiqué par l'écrivain doctrinaire, et s'y heurtaient aux ministériels, à la tête desquels marchait le Journal des Débats. Légitimistes et républicains se jetaient aussi dans la bagarre, avec l'instinct que semblable querelle ne pouvait que leur profiter. En effet, le résultat naturel, inévitable, d'une lutte ainsi engagée, était de découvrir chaque jour davantage la Couronne. Celle-ci se trouvait de plus en plus mise en cause, aussi bien par ses défenseurs que par les assaillants. Il n'était question, dans les journaux, que de la «cour»; c'était contre la «politique de la cour», le «parti de la cour», le «ministère de la cour», que les coalisés cherchaient à ameuter l'opinion. Tous leurs coups passaient par-dessus la tête des ministres, pour aller atteindre le Roi.

L'opposition ne s'en tenait pas, cependant, à la question constitutionnelle soulevée par M. Duvergier de Hauranne. Il en était une autre plus pratique, où les coalisés, en dépit de leurs points de départ si opposés, trouvaient encore moyen de se rencontrer, et avec laquelle ils avaient peut-être plus de chances de passionner le pays, c'était la question extérieure. Par un point d'ailleurs, les deux questions se mêlaient; ce que l'on reprochait au ministère, c'était d'avoir livré les affaires étrangères au Roi, et la politique que l'on dénonçait comme étant, au dehors, l'abandon des traditions libérales de 1830, et l'humiliation de la France, on avait bien soin d'indiquer que c'était la politique personnelle de Louis-Philippe. Mais, pour bien comprendre cette autre face de la polémique, il convient d'étudier ce qu'était devenue notre diplomatie depuis l'avénement de M. Molé.

CHAPITRE VI
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE PENDANT LE MINISTÈRE DE M. MOLÉ.
(1837—1838.)

I. Affaires d'Espagne. M. de Metternich et Louis-Philippe. Malgré quelques difficultés, bons rapports avec les puissances continentales.—II. Humeur et mauvais procédés de l'Angleterre. À Paris et à Londres, protestations en faveur du maintien de l'alliance. Le maréchal Soult au couronnement de la reine Victoria. Accalmie générale en Europe.—III. Le gouvernement français demande à la Suisse l'expulsion du prince Louis Bonaparte. Excitation des esprits. Le prince se retire en Angleterre.—IV. L'Autriche annonce qu'elle va évacuer les Légations. Obligation qui en résulte, pour la France, d'évacuer Ancône. Le Roi et M. Molé n'hésitent pas. Antécédents de la question. Raisons de justice et de politique qui militent pour l'évacuation. Comment elle s'opère.—V. Le roi de Hollande adhère aux vingt-quatre articles et en demande l'exécution. Soulèvement des esprits, en Belgique, à la pensée de restituer le Luxembourg. Dispositions des puissances. Que pouvait faire la France? Difficultés qu'elle rencontre à Londres et à Bruxelles. Décision de la conférence. La Belgique finit par se soumettre. Les trois affaires de Suisse, d'Italie et de Belgique sont exploitées par l'opposition.—VI. Action maritime en Amérique, spécialement contre le Mexique. Succès des armes françaises. Fermeté du ministère dans ses rapports avec les puissances. Affaire de Cracovie. Conclusion sur la politique extérieure de M. Molé.

I

Nous avons déjà vu comment, à peine arrivé au ministère des affaires étrangères, M. Molé s'était appliqué, sous la direction du Roi, à rétablir, avec Vienne et Berlin, les bons rapports, un moment altérés à la fin de l'administration de M. Thiers, et comment il avait donné tout d'abord un gage aux puissances continentales, en renonçant à toute intervention armée de la France au delà des Pyrénées[385]. Depuis lors, les choses, en Espagne, étaient allées de mal en pis. Bien que les Cortès eussent revisé la constitution de 1812 dans un sens un peu plus monarchique, la révolution était maîtresse. La reine Isabelle et sa mère se trouvaient en réalité prisonnières des ministres radicaux que les séditions militaires ou seulement l'impossibilité de gouverner faisaient se succéder avec une prodigieuse rapidité. Il n'était pas même permis à Marie-Christine de recevoir une lettre que l'ambassadeur de France demandait à lui remettre de la part du roi Louis-Philippe. Partout, dans l'armée, dans l'administration, le désordre et l'anarchie; les villes et les provinces en insurrections continuelles; le trésor à sec. Pendant ce temps, la guerre civile se prolongeait, sans résultat décisif d'aucun côté, avec plus de brigandages et d'assassinats que de batailles; les deux armées, constitutionnelle et carliste, l'une de cent cinquante mille hommes, l'autre de cinquante, parcouraient une bonne partie de la Péninsule, sans presque jamais se rencontrer, surtout redoutables aux populations paisibles. D'une part, don Carlos était trop incapable pour profiter des avantages d'une pareille situation; d'autre part, les généraux de l'armée constitutionnelle s'entravaient mutuellement par jalousie et employaient à des pronunciamentos les troupes qu'on leur confiait pour combattre les rebelles, pendant que les soldats, non payés, insultaient ou massacraient leurs officiers. État inouï qu'un pays d'une civilisation plus avancée et plus compliquée n'eût pu supporter quelques mois, sans tomber en pleine décomposition, et qui devait être celui de l'Espagne pendant plusieurs années. Ce spectacle attristait le gouvernement français, mais le confirmait dans sa résolution de ne pas prendre à sa charge la restauration d'un État si malade. Plus que jamais, il se renfermait dans une attitude d'observation et d'attente, sympathique à la jeune reine, prêt à aider moralement la régente dès qu'elle pourrait reprendre quelque autorité, mais s'abstenant de tout ce qui eût pu paraître un appui donné aux révolutionnaires alors maîtres du gouvernement, et au fond fort incertain sur l'issue finale. Les chancelleries continentales se flattaient même, en voyant la réserve de Louis-Philippe, qu'il évoluait pour se rallier à don Carlos[386]. Sorte de méprise assez fréquente de leur part: peu préparées, par leurs habitudes d'esprit, à saisir certaines nuances intermédiaires, aussitôt qu'elles voyaient le gouvernement français refuser de s'engager en quelque aventure révolutionnaire, elles le croyaient sur le point de s'enrôler dans la Sainte-Alliance[387].

Quoi qu'il en soit, les puissances nous savaient gré de notre conduite en Espagne, et nous témoignaient chaque jour plus ouvertement leur bienveillance. On a vu la part prise par la Prusse, au mariage du duc d'Orléans. À Vienne, M. de Metternich s'employait à améliorer les relations entre l'Autriche et la France. Plus que jamais, il se complaisait dans les rapports secrets qu'il avait noués avec Louis-Philippe. Il s'étendait en dissertations sur la politique conservatrice et sur les moyens de corriger l'origine révolutionnaire de la monarchie, encourageant le Roi à empoigner les rênes du gouvernement[388], lui prodiguant ses conseils[389], flatté des confidences qu'il recevait en réponse[390], et faisant étalage «des lourds travaux auxquels il se livrait» pour remplir cette sorte de mission[391]. Il se croyait autorisé à donner son avis sur les détails de notre politique intérieure, même sur ceux qui touchaient à l'intimité de la maison royale, par exemple, sur la situation à faire au duc d'Orléans[392]. Nous n'avons point trace des réponses du Roi. Non moins expérimenté que le chancelier, et peut-être plus fin, il en prenait et en laissait des conseils de ce dernier, mais écoutait tout sans impatience, s'attachant à prolonger et à resserrer une intimité qui rentrait dans les vues générales de sa politique. À l'origine, l'ambassadeur d'Autriche à Paris était seul dans le secret; plus tard, M. de Sainte-Aulaire, représentant de la France à Vienne, y fut en partie initié[393]. Singulière chose, en vérité, que ces communications mystérieuses et persistantes entre deux personnages venus de points si opposés, placés dans des conditions et en face de tâches si différentes. M. de Metternich lui-même en était frappé. «Rien n'est curieux, écrivait-il au comte Apponyi, comme les rapports qui se sont établis entre ce prince et le chef du cabinet autrichien, car ils prêtent tout naturellement à beaucoup de fausses interprétations... La vérité, c'est que, malgré des points de départ opposés ou différents, les hommes pratiques peuvent se rencontrer à l'égard du but, et c'est ce qui arrive à ces deux hommes! Le roi Louis-Philippe ne veut pas m'enrôler sous le drapeau de la révolution, tout comme je ne veux pas le pousser à l'absolutisme. Il veut régner, pour pouvoir vivre, et je ne lui demande pas autre chose. Le jour où nous sommes d'accord sur ce fait, les moyens de nous entendre ne sauraient offrir d'autres difficultés que celles qui sont inhérentes aux choses elles-mêmes[394]

Cette intimité n'était pas cependant sans nuages et sans intermittences. Tantôt, c'était une parole prononcée à Paris, qui détonnait aux oreilles des hommes d'État du continent, comme une fausse note révolutionnaire; tantôt, c'était un procédé discourtois des vieilles monarchies, montrant qu'elles n'avaient pas encore pris tout à fait leur parti de traiter le gouvernement de Juillet sur un pied d'égalité. Le 14 janvier 1837, dans un discours sur l'Espagne, M. Molé avait, sans penser à mal, inséré cette phrase: «Nous détestons l'absolutisme et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir.» Aussitôt, grand émoi chez les ambassadeurs d'Autriche et de Russie, qui voyaient là «un appel à la rébellion, adressé à tous les peuples». De là, pendant quelque temps, un peu de froideur dans les relations diplomatiques. À la cour de Berlin, où l'on avait fait preuve de si amicales dispositions, lors du mariage, on se refusait cependant, malgré les insinuations indirectes de notre représentant, à échanger, avec Louis-Philippe, les ordres de Prusse et de France, comme il était d'usage entre souverains. Frédéric-Guillaume, personnellement, l'eût fait volontiers, mais il n'osait braver le sentiment contraire de son entourage où dominait l'influence du Czar. «On nous tient encore en dehors du droit commun, écrivait à ce propos M. Bresson à M. Molé, le 31 décembre 1837. C'est l'ouvrage de l'empereur de Russie. On lui fait ce genre de concession pour l'apaiser. Le roi de Prusse craint de se mettre en avant seul, d'attirer exclusivement sur lui l'attention, de sembler faire parade de ses bons rapports avec nous et de son influence à Paris. C'est un miracle que, dans l'affaire du mariage, nous ayons pu le conduire si loin. Le prince Wittgenstein en est encore lui-même dans l'étonnement[395]

Mais ces vieux restes des anciennes dissidences ne produisaient que des ombrages passagers. Le rapprochement n'en continuait pas moins, et chaque jour on était plus content les uns des autres. M. de Metternich, bien que continuant à voir très en noir l'avenir de la France, et tout en disant que «la barque de 1830 faisait eau de toutes parts[396]», «chantait les louanges» de M. Molé, et déclarait «le préférer à tous les autres ministres que le Roi avait eus depuis sept ans[397]»; il aimait à répéter que «le cabinet était composé des hommes les plus honnêtes qui se fussent trouvés au timon des affaires depuis 1830[398]». «Si le bon Dieu, disait-il encore à M. de Sainte-Aulaire en 1838, me donnait à choisir un ministre des affaires étrangères pour la France, je lui demanderais avec les plus ferventes prières de conserver celui qui y est[399].» Le chancelier surtout ne tarissait pas en éloges de l'«expérience», de la «haute intelligence», de l'«habileté» de Louis-Philippe, «le seul homme, disait-il, qui, au milieu des sots, n'a pas été un sot». Et il ajoutait: «Le Roi n'a pas trouvé, en Europe, un cabinet qui l'ait mieux compris que le nôtre et qui l'ait même deviné, lui et sa pensée gouvernementale, comme nous les avons devinés[400].» La princesse de Metternich, si prévenue qu'elle fût, était obligée de reconnaître l'«esprit» de Louis-Philippe[401]. Mêmes impressions à Berlin. «La confiance est grande au dehors, écrivait de cette ville M. Bresson, et notre position s'en ressent.» Et encore: «Nous n'avons jamais été mieux placés ici que depuis que M. Molé est au pouvoir.» Dans une autre lettre du 31 décembre 1837, ce diplomate racontait que le prince Wittgenstein, confident du roi de Prusse, lui avait défini ainsi les sentiments de son gouvernement: «En 1830, nous avons vu avec regret la révolution. En 1837, nous ne verrions pas avec un moindre regret une révolution en France. Nous désirons ardemment le maintien de la dynastie.» Et notre ambassadeur ajoutait: «Ces paroles résument la situation en Prusse[402].» Il n'était pas jusqu'en Russie, où notre gouvernement n'eût gagné en considération. M. de Barante écrivait de Saint-Pétersbourg, le 22 octobre 1837: «Au dehors, du moins du côté où je suis, la réputation de sagesse et de fermeté du Roi fait, de jour en jour, du progrès... Il y a satisfaction à représenter la France[403].» Le Czar lui-même se prenait de goût pour M. Molé[404]; événement plus nouveau et plus extraordinaire encore, il faisait l'éloge de Louis-Philippe. «Sa conduite, disait-il au ministre de Prusse, est aussi bonne que le permettent des circonstances difficiles. C'est évidemment un souverain fort habile; il est plus fin que nous tous[405].» Avec Nicolas, il est vrai, ces justices n'étaient que passagères; la passion reprenait bientôt le dessus, mais sans pouvoir nous nuire beaucoup, car toutes les fois que, dans sa haine contre le gouvernement de 1830, ce prince faisait mine de passer des paroles aux actes, l'Autriche et la Prusse l'obligeaient de s'arrêter en refusant de le suivre. Leurs ambassadeurs à Saint-Pétersbourg, M. de Ficquelmont et M. Libbermann, avaient même pour instruction «d'amener le Czar à une meilleure appréciation de l'état de la France[406]».

II

Ces bons rapports avec les puissances continentales n'étaient pas faits pour adoucir la mauvaise humeur avec laquelle l'Angleterre avait vu M. Molé arriver au ministère des affaires étrangères. Il était d'usage à peu près constant, depuis 1830, que les discours de la Couronne, en France et en Angleterre, fissent mention spéciale de l'union existant entre les deux États occidentaux. Le discours du roi des Français, prononcé le 27 décembre 1836, n'y avait pas manqué[407]. Au contraire, le discours du roi d'Angleterre, lu le 31 janvier suivant, se tut complétement sur la France[408]. Cette omission fut très-remarquée. Lord Palmerston avait écrit, le 27 janvier, à lord Granville, son ambassadeur à Paris: «Notre discours ne dira pas un mot de la France ou de l'alliance française. Nous ne pouvons rien dire à son éloge, et par conséquent le silence est la façon la plus polie dont nous puissions en user avec elle.» Le 3 février, après la discussion de l'Adresse où il n'avait pas non plus été question de notre pays, il ajoutait: «Si, comme vous le dites, la France doit avoir été mortifiée de n'être pas mentionnée dans le discours, elle ne trouvera pas probablement plus agréable d'avoir été si complétement oubliée dans le débat[409].» Même silence à l'ouverture de la session de 1838. Lord Palmerston était personnellement fort animé contre M. Molé, qu'il accusait d'avoir des «sentiments anti-anglais[410]». À chaque instant, nous nous heurtions à la mauvaise volonté du chef du Foreign Office et de ses agents. À Saint-Pétersbourg, tandis que les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse s'efforçaient d'amener le Czar à de meilleurs sentiments pour la France, l'ambassadeur anglais «ne négligeait aucune occasion de lui en parler dans un sens d'ironie et de malveillance[411]». Dans l'été de 1837, le nouveau roi de Hanovre ayant aboli, par un véritable coup d'État, la constitution de son royaume, le gouvernement du roi Louis-Philippe, fidèle à la tradition de la politique française, décida de «protéger les libertés allemandes» et de faire des représentations à la diète de Francfort; l'Angleterre lui dénia vivement le droit de s'occuper de ces affaires.

C'était surtout en Espagne que la dissidence éclatait. Lord Palmerston eût attribué volontiers à notre refus d'intervention l'état misérable de la Péninsule. Lui aussi, comme les ministres du continent, était tout disposé à croire que Louis-Philippe allait, au mépris de la Quadruple-Alliance, abandonner la cause d'Isabelle et se rallier à don Carlos[412]. À Madrid, entre les deux ambassades, l'antagonisme était manifeste. Faire à tout prix échec à l'influence française était le principal souci du représentant de l'Angleterre. La faction radicale, alors au pouvoir en Espagne, était connue pour être «le parti anglais» et faisait montre de son hostilité contre la France. Espartero, populaire dans ce parti, déclarait que «ses inclinations et ses opinions étaient en faveur d'une alliance intime avec la Grande-Bretagne», tandis que Narvaez, son rival militaire, son ennemi politique, attaché à la monarchie constitutionnelle, homme d'ordre et d'autorité, passait pour le client de la France. Narvaez était en disgrâce, même en fuite, tandis que montait l'étoile d'Espartero, créé fastueusement duc de la Victoire pour avoir délivré Bilbao.

M. Molé n'ignorait pas les mauvais sentiments de lord Palmerston à son égard[413]. Il y répondait en traitant le représentant de l'Angleterre à Paris avec politesse, mais froidement et sans confiance[414]. Louis-Philippe, dans ses conversations avec les ambassadeurs des puissances continentales, ne se retenait pas toujours de décocher, contre les ministres d'outre-Manche, des épigrammes sur lesquelles naturellement le secret n'était pas gardé[415]. Ces ambassadeurs étaient d'ailleurs fort empressés à insister sur les mécomptes que le Roi rencontrait dans l'alliance anglaise. C'était aussi l'un des sujets sur lesquels revenait le plus volontiers M. de Metternich, dans les communications qu'il destinait à Louis-Philippe. «Cette prétendue alliance, disait-il, pèsera chaque jour davantage sur le roi conservateur, tandis que, dans les occasions où il s'éloignera de ce système, il ne trouvera dans les whigs que faux frères qui voudront se servir de lui pour le gros ouvrage, ainsi qu'il en a déjà été des prétentions anglaises à l'intervention française dans les affaires d'Espagne[416].» Toutes les fois que le chancelier entrevoyait quelque difficulté entre Paris et Londres, par exemple dans les affaires du Mexique, il se frottait les mains. «Moins ils s'entendent, disait-il, tant mieux pour nous; et certes, je ne graisserai pas les roues pour qu'elles tournent mieux[417]

Cependant on se gardait, aussi bien à Londres qu'à Paris, d'une rupture ouverte. Dès le 9 janvier 1837, M. Molé disait solennellement à la Chambre des pairs: «L'honorable préopinant (M. de Dreux-Brezé) a parlé de l'alliance anglaise, et, à ce sujet, il m'a personnellement interpellé. Je suis heureux d'avoir l'occasion de le déclarer à cette tribune: mon opinion personnelle est que l'alliance anglaise doit être la base de notre politique, et qu'aujourd'hui la paix de l'Europe serait compromise, si cette alliance venait à se rompre.» De son côté, lord Palmerston, comme s'il voulait atténuer l'effet fâcheux du silence gardé sur la France dans le discours de la Couronne, saisissait l'occasion d'une interpellation sur les affaires d'Espagne, pour faire, le 10 mars 1837, une déclaration analogue: «En ce qui concerne, disait-il, l'alliance du gouvernement anglais avec la France dans la question espagnole, si quelqu'un ici pense qu'elle s'est relâchée, il se trompe; l'alliance des deux pays est fondée sur des intérêts communs, et j'ai la confiance qu'ils auront longtemps encore les mêmes amis et les mêmes ennemis, parce qu'ils auront le même intérêt dans toutes les grandes questions européennes.»

Le Journal des Débats relevait avec satisfaction ce langage, qui, d'après lui, «ne devait laisser aucun doute sur la sincérité de l'alliance unissant les deux puissances[418]», et M. Molé écrivait à l'un de ses ambassadeurs: «Le discours dans lequel lord Palmerston a essayé de réparer l'impression produite par le silence gardé, dans une occasion solennelle, sur l'alliance de la France et de l'Angleterre, aura appelé votre attention. Je dois dire que ce ministre nous avait, depuis longtemps, fait parvenir des explications conçues dans le même esprit. D'après ces explications, l'omission, tant remarquée dans le discours du trône, n'aurait été déterminée que par des considérations de politique intérieure. Lord Palmerston y avait vu d'autant moins d'inconvénients qu'il s'était proposé d'y suppléer dans la discussion de l'Adresse par les déclarations les plus explicites; malheureusement l'Adresse, n'étant pas attaquée, n'avait pu être discutée; il avait dû attendre une occasion, et la malveillance en avait profité pour répandre les assertions les plus contraires aux véritables sentiments du cabinet britannique[419].» Le roi des Belges s'interposait, avec une intelligente activité, entre les deux gouvernements. Nul n'était à la fois plus intéressé à établir entre eux de bonnes relations, et mieux placé pour aller de l'un à l'autre, en conciliateur; allié de la famille royale d'Angleterre par son premier mariage, il était, par le second, gendre de Louis-Philippe. «Je suis bien heureux d'apprendre, écrivait-il à M. Molé, le 30 novembre 1837, que les rapports entre la France et l'Angleterre s'améliorent de plus en plus, et je suis convaincu que la grande franchise que vous apportez dans vos relations avec le ministère anglais, sera récompensée par les plus grands succès... D'Angleterre, on m'exprime, avec la plus grande chaleur, le vif désir que l'on a de maintenir l'alliance la plus sincère et la plus intime avec la France. Vous pouvez compter sur mon assistance bien franche[420]

D'ailleurs, s'il y avait quelque méfiance à notre égard, dans l'esprit de lord Palmerston, il ne semblait pas qu'elle fût alors partagée par la nation anglaise. Celle-ci se montrait plutôt en veine de sympathie pour la France. Le 28 juin 1838, il y avait grande fête outre-Manche. C'était le couronnement de la jeune reine Victoria qui avait succédé, le 20 juin 1837, à Guillaume IV. Après une suite de rois peu populaires et qui ne méritaient pas de l'être, le peuple anglais saluait avec enthousiasme l'aurore radieuse d'un règne dont il ne pouvait cependant pressentir alors toute l'étendue et toute la grandeur. La France se fit représenter à cette cérémonie par le maréchal Soult. Choisir un soldat de fortune pour prendre rang au milieu d'ambassadeurs extraordinaires, appartenant presque tous à la plus ancienne aristocratie d'Europe; envoyer dans la patrie de lord Wellington le général qui avait été, en Espagne et en France, l'adversaire souvent heureux du vainqueur de Waterloo, c'était une inspiration originale et hardie: l'événement prouva qu'elle était heureuse. Au premier abord, on avait pu craindre le contraire: des journaux anglais avaient commencé par attaquer l'ancien lieutenant de Napoléon, chicanant sa gloire, lui contestant le gain de la bataille de Toulouse, et racontant qu'à Waterloo, le dîner préparé pour lui avait été mangé par Wellington. Mais la réaction se fit bientôt, rapide et complète. Fêté par l'aristocratie, acclamé par la foule, le maréchal fut, pendant plusieurs jours, l'objet d'une de ces ovations comme on n'en voit que sur les bords de la Tamise. Au défilé du cortége, la voiture de l'ambassadeur de France, en forme de gondole, d'un fond bleu avec des ornements d'argent, surpassant en splendeur celles des autres diplomates, fut accueillie, sur tout le parcours, par des hourras frénétiques. Le succès du vieux soldat balançait presque celui de la jeune reine. Ces applaudissements retentirent sur le continent. Les autres puissances, dont les représentants avaient été loin de recevoir un tel accueil, se montraient surprises et jalouses. En France, l'amour-propre national était agréablement flatté, non cependant sans que les ministres ne se demandassent si le maréchal n'allait pas revenir, de ce triomphe d'outre-mer, avec une importance embarrassante. «On prétend, écrivait un observateur, que le ministère s'inquiète de son retour: ce sera, dit-on, un petit Bonaparte[421]

En somme, bien qu'au fond il y eût refroidissement entre les deux puissances occidentales, aucun éclat ne s'était produit: au contraire, des deux parts, il y avait effort pour conserver les apparences, comme si l'on sentait qu'une rupture ouverte serait une altération inquiétante, peut-être un bouleversement de ce statu quo européen que chacun alors s'appliquait à maintenir. À ce point de vue, M. de Metternich lui-même, si désireux qu'il fût de voir se relâcher l'intimité des deux États, se fût effrayé d'un conflit. «Ne croyez pas,—disait-il à notre ambassadeur, avec plus de sincérité qu'on ne lui en aurait peut-être supposé au premier abord,—ne croyez pas que je veuille vous brouiller avec l'Angleterre. Dieu m'en préserve! Je veux seulement vous mettre en garde contre lord Palmerston. Mais serrez-vous contre lui, pour empêcher ses écarts; contenez-le: voilà votre rôle en Europe. Le nôtre est de contenir la Russie, et nous ne manquerons pas à cette mission[422]

Rarement on avait vu tous les États aussi sincèrement d'accord pour éviter toute affaire et tout changement. «Il n'est pas une puissance, écrivait M. de Barante à M. Molé, qui désire autre chose que le statu quo; aucune ne se propose un but; aucune ne prépare l'exécution d'un dessein[423].» La situation se prêtait à cette immobilité. Par un phénomène rare d'accalmie politique, aucune difficulté grave ne s'imposait aux gouvernements, ni ne mettait aux prises leurs intérêts et leurs amours-propres. L'Espagne sans doute était toujours en feu; mais cet incendie demeurait comme localisé à l'extrémité de l'Europe; du moment où la France, sa plus proche voisine, se renfermait dans une attitude d'attente et d'observation, les plus éloignés pouvaient bien en faire autant: seule, notre intervention eût transformé la question espagnole en une question européenne. À y regarder un peu attentivement, on aurait discerné, en Orient, le germe d'une complication plus redoutable, dans les menaces de guerre qu'échangeaient le Sultan et le pacha d'Égypte; mais l'opinion et les cabinets eux-mêmes, dans leur désir de repos, perdaient volontiers de vue un danger qui se manifestait sur un théâtre si lointain; d'ailleurs, tous les efforts de la diplomatie ne se réunissaient-ils pas pour retarder la rupture, pour contenir, au jour le jour, l'ambition d'Alexandrie comme le ressentiment de Constantinople?

Dans cette immobilité générale, peut-être y avait-il plus de fatigue du passé ou d'inquiétude de l'avenir que de bien-être actuel. On s'y plaisait cependant, et surtout on désirait la prolonger. Ce n'étaient ni Louis-Philippe, ni M. Molé qui songeaient à troubler, par quelque entreprise, un calme extérieur en harmonie avec leur politique intérieure et avec l'état de l'esprit public en France. Plus que jamais, ils voulaient, selon la formule de M. Thiers, «faire du cardinal Fleury[424]». Le président du conseil avait personnellement ce qu'il fallait pour éviter avec adresse les difficultés, et aussi pour demeurer inactif tout en gardant bon air. Cette politique n'eût pu sans doute convenir longtemps à une grande nation, mais elle n'était pas alors sans certains avantages[425]. Si de graves questions devaient être soulevées en Europe, notre intérêt n'était-il pas qu'elles le fussent le plus loin possible de 1830, à une époque où, toute méfiance contre le gouvernement de Juillet ayant enfin disparu dans les cours du continent, nous aurions pleine liberté dans le choix de nos alliances? Le temps travaillait alors pour nous.

III

Le ministère jouissait, depuis près de deux ans, de cette tranquillité diplomatique, quand, vers le milieu de 1838, précisément à l'heure où la coalition des doctrinaires, de la gauche et du centre gauche cherchait son terrain d'attaque, surgirent près de nous, en Suisse, en Italie, en Belgique, des questions, sinon périlleuses, du moins embarrassantes et propres à être exploitées par l'opposition.

Louis Bonaparte n'avait pas séjourné longtemps en Amérique; débarqué à New-York, le 5 avril 1837, il en était reparti, deux mois après, pour rejoindre, en Suisse, sa mère dont il avait appris la maladie. La reine Hortense ne survécut que peu au retour de son fils, et mourut en octobre 1837. Demeuré seul, le prince ne quitta pas Arenenberg. Il fut bientôt manifeste que ce château devenait de nouveau un foyer d'intrigues et de conspiration. Pour rappeler sur lui l'attention de la France, Louis Bonaparte fit publier par un de ses partisans, M. Laity, une brochure, où l'auteur exaltait l'attentat de Strasbourg et s'efforçait de transformer cette misérable échauffourée en une entreprise sérieuse, redoutable, et qui avait été sur le point de réussir. L'événement dont on évoquait ainsi imprudemment le souvenir, autorisait certes le gouvernement français à ne pas se montrer indulgent. Des poursuites furent dirigées contre la brochure de M. Laity. Par défiance du jury, la cour des pairs fut saisie: bien haut tribunal pour une si modeste affaire. L'accusé, profitant de la tribune qu'on lui offrait, proclama avec audace sa foi politique. Il avait pris pour avocat Michel de Bourges: nouvelle preuve des liens qui existaient alors entre les bonapartistes et les républicains. La cour fut sévère; elle voulait sans doute réparer en partie le scandale de l'acquittement prononcé, l'année précédente, par le jury de Strasbourg; Laity fut condamné à cinq années de détention et à dix mille francs d'amende[426].

Cette répression à l'intérieur ne suffisait pas. Le droit des gens autorisait la France à exiger des Suisses que leur hospitalité ne servît point à favoriser une conspiration permanente contre un gouvernement voisin et ami. N'était-ce pas la question déjà posée par M. Thiers, en 1835, à l'occasion des réfugiés radicaux? Cette fois non plus, il n'y avait pas à craindre que notre démarche fût mal vue en Europe. Depuis longtemps, M. de Metternich nous dénonçait les menées bonapartistes dont la Suisse était le siége, et nous poussait à élever de sévères réclamations[427]. «Vous ne m'avez jamais vu varier, écrivait-il au comte Apponyi, sur l'impossibilité, pour le gouvernement français, de laisser la faction anarchique établir son quartier général à Arenenberg[428].» Il ne pouvait du reste déplaire au chancelier autrichien que de nouveaux ombrages s'élevassent entre la France et la Suisse. Dès les premiers mois de 1838, M. Molé avait fait des représentations à Berne, mais sans presser vivement une conclusion. Ce fut après le procès Laity qu'il se résolut à agir avec plus de vigueur. Le 1er août 1838, il fit remettre au directoire fédéral une note où il s'étonnait «qu'après les événements de Strasbourg et l'acte de généreuse clémence dont Louis-Napoléon Bonaparte avait été l'objet, un pays ami, tel que la Suisse, et avec lequel les anciennes relations de bon voisinage avaient été naguère si heureusement rétablies, eût souffert que Louis Bonaparte revînt sur son territoire et, au mépris de toutes les obligations que lui imposait la reconnaissance, osât y renouveler de criminelles intrigues et avouer hautement des prétentions insensées que leur folie même ne pouvait plus absoudre depuis l'attentat de Strasbourg». La note demandait «expressément» que «Louis-Napoléon Bonaparte fût tenu de quitter le territoire helvétique», et elle se terminait ainsi: «La France aurait préféré ne devoir qu'à la volonté spontanée et au sentiment de bonne amitié de sa fidèle alliée, une mesure qu'elle se doit à elle-même de réclamer enfin, et que la Suisse ne lui fera certainement pas attendre.» Grande émotion dans la diète alors assemblée; débat tumultueux, trop souvent même injurieux contre la France. Les partisans du prince arguaient de ce qu'il était citoyen suisse, ayant reçu droit de bourgeoisie dans le canton de Thurgovie; ils obtinrent que la diète ajournât sa décision, pour examiner si en effet Louis Bonaparte se trouvait couvert par sa nationalité. Justement irrité de se voir opposer une objection si peu sérieuse, M. Molé adressa, le 15 août, à son ambassadeur, une dépêche plus sévère encore que la première. «Est-il un homme de bonne foi, disait-il, qui puisse admettre que Louis Bonaparte soit naturalisé Suisse et prétende, en même temps, régner sur la France?... Ne serait-ce pas se jouer de toute vérité, que de se dire, tour à tour, selon l'occurrence, Suisse ou Français, Français pour attenter au repos et au bonheur de la France, Suisse pour conserver l'asile où, après avoir échoué dans de coupables tentatives, on ourdit de nouvelles intrigues et l'on prépare de nouveaux coups?» Il terminait en donnant ordre à l'ambassadeur de demander ses passe-ports, si l'expulsion était refusée, et «de donner l'assurance que la France, forte de son droit et de la justice de sa demande, userait de tous les moyens dont elle dispose pour obtenir une satisfaction à laquelle aucune considération ne saurait la faire renoncer».

En Suisse, cependant, les esprits étaient de plus en plus montés. Le canton de Thurgovie, auquel la question de nationalité avait été renvoyée, s'était prononcée pour le prince. Les journaux de Berne, de Genève, de Lausanne s'indignaient avec fracas de la violence tentée contre l'indépendance et la souveraineté de la confédération. Une partie de la presse française s'empressait de faire écho à ces plaintes et à ces colères. Par contre, les puissances, émues de voir Mazzini et d'autres réfugiés, récemment expulsés de Suisse, y rentrer pour s'associer à l'agitation provoquée en faveur du prince, appuyaient notre démarche[429]. Fort embarrassée, la diète délibéra de nouveau sur la question, le 3 septembre; elle ne put aboutir à aucune décision et se prorogea au 1er octobre.

Le gouvernement français ne voulut pas laisser se prolonger ce qu'il regardait comme une impertinente comédie. Il ordonna de concentrer vingt-cinq mille hommes sur la frontière suisse, sans s'inquiéter des criailleries des journaux parisiens qui, dans leur emportement, en venaient à dire que les soldats devaient refuser de prendre part à une lutte fratricide. Le général Aymar, appelé à commander ce corps d'armée, disait, dans l'ordre du jour qu'il adressait à ses troupes, le 25 septembre: «Bientôt nos turbulents voisins s'apercevront, peut-être trop tard, qu'au lieu de déclamations et d'injures, il eût mieux valu satisfaire aux justes demandes de la France.» En même temps, le grand-duc de Bade mettait le blocus sur sa frontière, le roi de Wurtemberg se préparait à en faire autant, et l'ambassadeur d'Autriche à Berne tenait un langage de plus en plus pressant. En Suisse, l'irritation était au comble; on s'y livrait à des manifestations belliqueuses; les milices se rassemblaient sur la frontière, en face des troupes françaises. La situation était critique, et l'on ne pouvait trop savoir comment les choses allaient tourner.

À ce moment, le prince, cause de toute cette émotion, se décida à y mettre un terme. Avait-il pris peur d'une si grosse responsabilité? Comprenait-il qu'il n'était pas de son intérêt de faire trop préciser une question de nationalité dont la conclusion pouvait être qu'il avait perdu la qualité de Français? S'inquiétait-il du rôle qu'il aurait à jouer, en sa qualité d'officier dans l'artillerie bernoise, si la guerre venait à éclater? Toujours est-il qu'il écrivit, le 22 septembre, aux autorités de Thurgovie, pour leur annoncer son intention de quitter la Suisse et de se rendre en Angleterre[430]. La diète, réunie le 6 octobre, saisit avec empressement ce moyen de sortir d'embarras: elle décida de faire à la note de M. Molé une réponse où, tout en maintenant son droit de refuser l'expulsion d'un citoyen suisse, elle annonçait le prochain départ du prince Bonaparte et exprimait l'espoir que rien ne troublerait plus la bonne harmonie des deux pays. Quelques jours après, le 14 octobre, le prince se mettait en route pour l'Angleterre. À y regarder de près, la réponse de la diète prêtait à discussion: M. de Metternich nous conseillait de ne pas nous contenter d'une satisfaction de fait, mais d'exiger «une franche déclaration de principes»: il ajoutait que «tout le monde soutiendrait nos démarches[431]». Mais M. Molé, qui n'avait pas les mêmes raisons que le chancelier d'Autriche pour désirer prolonger la brouille de la France et de la Suisse, eut la sagesse de ne pas pousser les choses plus loin. Autant il avait été vif et roide pour vaincre la résistance qu'on lui opposait, autant il fut prompt à accueillir la première occasion d'une pacification. Il se déclara donc satisfait de la réponse de la diète, et l'incident put être regardé comme clos.

IV

M. Molé terminait à peine l'affaire suisse qu'une autre question, plus gênante encore, s'imposait brusquement à lui et exigeait une solution immédiate. En octobre 1838, M. de Metternich, causant avec M. de Sainte-Aulaire de choses et d'autres, lui dit, sans paraître attacher d'importance à cette nouvelle, que le Pape l'avait invité à faire évacuer la Romagne, que l'Empereur n'avait pu ni voulu demander aucun délai, et que la retraite des troupes impériales allait avoir lieu incessamment[432]. Pour comprendre la portée de cette communication, il faut se rappeler dans quelles conditions, en février 1832, à la nouvelle du retour des Autrichiens à Bologne, Casimir Périer avait brusquement ordonné l'occupation d'Ancône[433]. Après avoir agi de vive force malgré le Saint-Père, il avait beaucoup tenu, pour ôter à l'opération son apparence de procédé de forban, à la faire accepter et régulariser après coup par le gouvernement pontifical. De là, les négociations qui avaient abouti à la convention du 16 avril 1832. Or l'article 4 de cette convention portait: «Aussitôt que le gouvernement papal n'aura plus besoin des secours qu'il a demandés aux troupes impériales, le Saint-Père priera Sa Majesté Impériale Apostolique de les retirer; en même temps, les troupes françaises évacueront Ancône par eau.» L'engagement était pris non-seulement envers le Pape, mais envers toute l'Europe; avant même de signer cette convention, le gouvernement français, par une circulaire adressée à ses agents diplomatiques, avait informé solennellement les puissances que, «dès que les troupes étrangères qui occupaient la Romagne auraient repassé la frontière, nos troupes s'embarqueraient aussi pour retourner en France». Bien donc que M. de Metternich eût affecté, dans sa conversation avec M. de Sainte-Aulaire, de ne pas faire la moindre allusion à cet engagement, sa communication était une mise en demeure d'avoir à l'exécuter.

Peu d'actes, dans notre politique extérieure depuis 1830, avaient autant flatté l'amour-propre national que le coup de main sur Ancône. C'était le souvenir que l'opposition évoquait le plus volontiers, quand elle voulait accuser un ministre de faiblesse et de timidité. Les politiques voyaient dans le maintien du drapeau tricolore au cœur de l'Italie une garantie de notre légitime influence, une satisfaction et une espérance pour les libéraux modérés de la Péninsule, nos vrais clients, un moyen d'obtenir du gouvernement pontifical les réformes réclamées par ses sujets et nécessaires à sa propre sécurité. Il n'était pas jusqu'aux stratégistes de journaux qui, sur le témoignage, plus ou moins bien rapporté ou compris, de Napoléon Ier, ne se fissent l'idée la plus exagérée de l'importance militaire d'Ancône[434]. On juge, dès lors, de l'effet produit par la nouvelle d'une évacuation possible de cette place. Perdant de vue que les Autrichiens, eux aussi, se retiraient, et qu'ainsi le but même poursuivi par Périer était atteint, l'opinion semblait croire que le gouvernement allait abandonner quelque chose de l'œuvre du grand ministre et faire reculer le drapeau de la France. Les opposants, qui, comme toujours, en prenaient à leur aise avec les nécessités de fait et de droit, s'empressaient d'exploiter cette disposition des esprits et de la tourner en colère contre le cabinet. Leur objectait-on le texte formel de la convention, ils demandaient si d'autres traités non moins formels avaient empêché les puissances d'occuper Francfort ou Cracovie. Tout au moins soutenaient-ils qu'une diplomatie prévoyante et ferme n'eût pas laissé le cabinet de Vienne soulever la question.

De la part de l'Autriche qui faisait alors de si belles protestations d'amitié au ministère français, ce n'était certes pas un bon procédé de le mettre, à la veille d'une session redoutable, en face d'une telle difficulté, et de l'y mettre brusquement, sans l'avoir consulté, sans même l'avoir prévenu. Depuis plus d'une année, des pourparlers étaient engagés à ce sujet entre Rome et Vienne, et l'on ne nous en avait rien dit[435]. Pourtant, peu d'années auparavant, en 1834, M. de Metternich, interrogé par notre ambassadeur, lui avait déclaré qu'au cas où il serait question d'évacuation, «l'Autriche et la France devraient agir de concert[436]». M. de Sainte-Aulaire était donc fondé à reprocher vivement au chancelier «d'avoir oublié cet engagement, et de nous avoir mis ainsi dans une situation très-critique». M. de Metternich se défendit sans bonne foi, en invoquant les circonstances: «Tout ce qu'il pouvait faire, disait-il, était de nous procurer quelque délai; l'évacuation n'aurait lieu que le 30 novembre, et, d'ici là, l'affaire demeurerait secrète.» Il ajoutait, révélant ainsi la cause de son mauvais procédé: «Vous portez, en 1838, la peine de votre faute de 1832[437].» «Le véritable motif du chancelier, écrivait alors M. de Sainte-Aulaire à M. Molé, et au fond, sa raison valable, c'est que nous ne l'avions pas consulté pour venir à Ancône. Il en garde rancune. Il riait sous cape, quand je lui parlais de l'embarras dans lequel il vous plaçait[438].» L'expédition d'Ancône avait en effet excité, à Vienne, un ressentiment, demeuré, après six années, encore tout vivace: on était heureux de se venger. Le 30 septembre 1838, avant même d'avoir averti la France, M. de Metternich écrivait au comte Apponyi: «Quant à l'évacuation des Légations qui entraîne celle d'Ancône, elle aura la valeur d'un embarras pour ceux qui y ont envoyé des troupes sans aucun fondement de justice ni même de raison. En politique, rien ne se paye aussi cher que les fautes; semblables à celles que l'on commet au jeu, elles font perdre la partie.» Il parlait avec complaisance du «coup» ainsi porté à la «politique des barricades»; et, tout en se flattant que le drapeau tricolore avait été «inoffensif» en Italie, il ne cachait pas le plaisir qu'il éprouvait à le «renvoyer[439]».

Qu'une telle conduite nous fournît un grief contre le cabinet de Vienne, soit. Mais ce grief nous déliait-il de l'engagement positif contracté, non envers l'Autriche, mais envers le Pape et l'Europe? M. de Sainte-Aulaire ne le pensait pas, et, tout en se plaignant à M. de Metternich, il pressait le gouvernement français de ne pas refuser l'évacuation. Son opinion avait d'autant plus de valeur qu'il s'était trouvé ambassadeur à Rome, en 1832, et avait négocié la convention qu'il s'agissait d'appliquer. Il écrivait à M. Molé, le 11 octobre 1838: «Si M. de Metternich ne désire pas retirer ses troupes, votre refus lui ferait beau jeu pour s'établir indéfiniment dans la Romagne. S'il veut sincèrement s'en aller, il partira sans tenir compte de nous, et acquerra ainsi la réputation d'un protecteur loyal et désintéressé auprès de toutes les puissances italiennes, nous laissant à nous le rôle contraire et une attitude qui deviendra plus fâcheuse chaque jour. Quoi qu'il en soit de l'arrière-pensée de M. de Metternich, je vous conjure, cher ami, de ne pas hésiter. L'exemple de Thiers n'est pas fait pour vous convaincre. Je restai consterné quand, en 1836, il m'annonça sa résolution de garder Ancône. Retirez nos troupes sans délai, sans hésitation; rien ne vous donnera meilleure grâce en Europe. Au fait, nous sommes entrés, en 1832, par une mauvaise porte. Je conviens cependant que notre occupation d'Ancône, contestable en principe, détestable dans l'exécution, fut en France d'un effet utile et populaire. Pourquoi? c'est que les Autrichiens étaient à côté, et que cette bravade avait bon air. Mais ôtez les Autrichiens et leur enjeu, que reste-t-il dans la partie[440]

Ni le Roi, ni son ministre n'hésitèrent un moment. Il leur parut aussitôt que l'engagement était formel et impossible à éluder. Les documents que M. Molé trouva, en fouillant les archives de son ministère, ne lui semblèrent pas de nature à affaiblir cette première impression. Il y découvrait par exemple que le cabinet du 13 mars, signataire de la convention du 16 avril 1832, n'avait jamais eu de doute sur l'obligation qui en résultait pour la France: en effet, au commencement d'octobre 1832, le général Sébastiani, alors à la tête des affaires étrangères, sur le bruit mal fondé d'une retraite possible des Autrichiens, avait averti aussitôt notre ambassadeur à Rome que, dans ce cas, «il devait donner immédiatement au général Cubières, sans attendre de nouvelles instructions, l'ordre d'évacuer Ancône»; et il ajoutait: «Vous ne devez point hésiter un instant à cet égard.» Le cabinet du 11 octobre, tout en s'ingéniant pour que la question ne fût pas soulevée, n'avait pas eu un autre sentiment. C'était seulement en 1836, et avec M. Thiers, que M. Molé voyait apparaître, pour la première fois, dans les documents diplomatiques, une velléité d'éluder l'engagement pris. Le ministre du 22 février avait donné pour instruction à ses agents à Vienne et à Rome d'éviter, autant que possible, toute conversation sur ce sujet. «Si néanmoins, disait-il, vous étiez obligé d'exprimer une opinion, elle devrait être que le fait de la retraite des Autrichiens n'entraînerait pas nécessairement celle de nos propres troupes.» Et, pour trouver un prétexte à ce manque de foi, il ajoutait: «Les garanties d'indépendance qu'on s'était flatté un moment d'obtenir du Saint-Siége, en cherchant à le diriger dans la voie des réformes salutaires, sont moins que jamais à espérer aujourd'hui; et pourtant, c'est uniquement en vue de cette solution que le gouvernement français s'était prêté à ratifier la convention du 16 avril 1832[441].» M. Molé n'avait pas de peine à se rendre compte, en se reportant aux précédents, que cette prétention de lier la question de l'occupation à celle des réformes, était toute nouvelle et absolument contraire aux faits. Si, par le mémorandum du 21 mai 1831, nous avions, de concert avec les autres puissances, invité le Pape à faire quelques changements dans son gouvernement temporel, ce n'était qu'un conseil tout amical, sans arrière-pensée de coercition, et nul ne songeait alors à une occupation armée. Tout en se montrant disposé à suivre ce conseil, le Pape avait stipulé expressément qu'il ne prenait aucun engagement, et que ses concessions auraient la mesure et l'étendue qu'il jugerait à propos de leur donner. Quelques réformes furent en effet essayées. Mais médiocrement opérées, elles avaient été mal accueillies par les populations travaillées d'idées révolutionnaires. Le gouvernement romain s'était dès lors cru dispensé de pousser plus loin l'épreuve, et les puissances elles-mêmes, à commencer par la France, n'avaient guère insisté. Quand, au commencement de 1832, l'idée vint d'occuper Ancône, ce ne fut, à aucun degré, la suite des négociations relatives aux réformes: on n'agissait pas contre le Pape, et pour le contraindre à modifier son gouvernement, ce qui eût été d'ailleurs une singulière application du principe de non-intervention; on agissait contre l'Autriche et pour faire contre-poids à l'occupation de Bologne par les Impériaux. Cela fut dit expressément par le ministre d'alors et répété, à plusieurs reprises, par ses successeurs[442]. M. Thiers ne pouvait l'ignorer et ne se faisait probablement guère d'illusion sur la valeur de sa thèse; mais il se flattait, en prenant cette attitude, d'intimider Rome et l'Autriche, et de prévenir toute demande d'évacuation. Il était d'ailleurs le premier à sentir que le terrain n'était pas solide et qu'on ne pourrait s'y maintenir le jour où la question serait sérieusement soulevée. «La seule chance qui m'embarrasserait beaucoup, avouait-il un jour, ce serait qu'il prît fantaisie au prince de Metternich, qui est retors, d'évacuer le sol pontifical et de nous laisser embourbés à Ancône[443].» Eh bien, cette hypothèse que M. Thiers lui-même avouait devoir être si embarrassante, était celle en face de laquelle se trouvait M. Molé. Il ne s'agissait plus de manœuvrer pour qu'on ne nous posât pas la question: elle était nettement posée.

En dehors même de la raison de probité diplomatique, M. Molé avait le sentiment très-net et très-vif des inconvénients politiques qu'il y aurait à user de l'exception dilatoire imaginée par M. Thiers. Rester sous prétexte que les réformes n'étaient pas faites dans l'administration pontificale, c'était dénaturer et rapetisser rétrospectivement l'expédition d'Ancône, qui alors, au lieu d'apparaître comme un défi hardiment jeté à une grande puissance, n'aurait plus été qu'un abus de la force contre le plus faible et le plus respectable des États; c'était aussi altérer complétement l'attitude très-sage gardée jusqu'alors à l'égard du Saint-Siége, provoquer ses protestations indignées, et commencer contre lui une de ces luttes à la fois odieuses et inextricables, qu'à défaut même de la conscience chrétienne, la seule prudence politique devait faire soigneusement éviter. Le scandale de notre manque de foi eût d'ailleurs retenti dans toute l'Europe, y eût réveillé les inquiétudes, les préventions, les hostilités auxquelles la monarchie de Juillet s'était heurtée en naissant, et que, depuis huit ans, sa sagesse travaillait avec peine, mais non sans succès, à détruire. Au contraire, en retirant loyalement ses troupes, le gouvernement du Roi se flattait de gagner plus dans la confiance de l'Europe qu'il ne perdait en influence sur l'Italie. Or obtenir cette confiance, n'était-ce pas alors le principal dessein de sa diplomatie et aussi le besoin premier du pays? À ne regarder même que l'Autriche, n'avions-nous pas à lui donner satisfaction un intérêt qui l'emportait sur tous nos petits ressentiments, si fondés qu'ils fussent? C'est en Orient que les hommes d'État attentifs et perspicaces prévoyaient alors les plus graves complications. La France, bien conduite, pouvait y rencontrer l'occasion d'un grand rôle qui eût été la revanche des humiliations de 1815 et de l'isolement suspect de 1830, à une condition toutefois, c'est qu'elle détachât l'Autriche de la Russie. Un refus de quitter Ancône, après la retraite des Impériaux, rendait tout accord impossible entre Paris et Vienne. M. de Broglie, qui pourtant n'aimait pas le cabinet autrichien, n'avait-il pas, pour le disposer à une action commune en Orient, mis lui-même sur le tapis, à la fin de 1835, la question de l'évacuation[444]? À l'époque où nous sommes arrivés, dans les derniers mois de 1838, chacun comprenait si bien l'avantage des bons rapports avec l'Autriche, que M. Thiers, voyageant alors en Italie, s'appliquait à rentrer dans les bonnes grâces de M. de Metternich, lui rappelait leur accord dans les affaires de Suisse en 1836, et donnait à entendre qu'il se désintéressait des affaires espagnoles[445].

Telles furent les raisons qui décidèrent le Roi et son ministre à ne pas se dérober à l'engagement pris d'évacuer Ancône. Quand le comte Apponyi vint annoncer le retrait des troupes autrichiennes, M. Molé l'écouta sans lui répondre, et le laissa partir dans l'ignorance des intentions du gouvernement français. Le lendemain, il fit un tout autre accueil à l'internonce Mgr Garibaldi: sans lui laisser achever sa demande, il l'assura, dans les termes les plus explicites, que tous les engagements pris envers Sa Sainteté seraient fidèlement exécutés, et qu'il ne resterait pas un soldat français dans Ancône, le jour où les Autrichiens auraient quitté Bologne. Les ordres furent donnés aussitôt, et, le 4 décembre, la petite garnison s'embarquait pour rentrer en France. Cette conduite confirma l'opinion, chaque jour meilleure, qu'on se faisait, en Europe, du gouvernement du Roi. À Rome, la reconnaissance fut très-vive. Tout le corps diplomatique fit l'éloge du président du conseil, et M. de Metternich avoua qu'il ne l'aurait pas cru si hardi à dominer les entraînements de l'opinion[446].

M. Molé s'était toutefois demandé s'il n y aurait pas moyen d'atténuer, par quelque petite compensation, le déplaisir ressenti en France. Il essaya d'obtenir que le Pape nous remerciât de notre occupation et indiquât l'intention d'avoir, au besoin, de nouveau recours à nous. Mais, à Rome, si l'on nous savait grand gré de la loyauté avec laquelle nous nous retirions, on ne nous avait pas encore pardonné la façon dont nous étions venus. La chancellerie pontificale usa donc de réponses dilatoires et ne nous accorda pas, en fin de compte, la satisfaction que nous demandions[447]. M. Molé eut une autre velléité plus hardie: c'était de consoler le patriotisme mortifié, en relevant, au mépris des stipulations de 1815, les fortifications d'Huningue[448]. M. de Sainte-Aulaire avait été même chargé de sonder à ce sujet M. de Metternich: le chancelier était demeuré impassible et n'avait pas eu l'air de faire attention à l'ouverture. Notre ambassadeur n'avait pas insisté: mais son impression, aussitôt transmise à Paris, était que, la chose une fois faite, l'Autriche la laisserait passer. M. Molé ne crut pas devoir aller plus loin. Manqua-t-il de hardiesse, ou bien la sagesse un peu sceptique du Roi estima-t-elle que cette bravade sentimentale ne valait pas les mécontentements qu'elle éveillerait et les risques qu'elle pouvait faire courir?

V

L'affaire d'Ancône n'était qu'un embarras. Le ministère put craindre, un moment, de rencontrer, sur notre frontière du Nord, un péril. Une démarche du roi de Hollande, Guillaume Ier, venait en effet de réveiller inopinément la question belge qui sommeillait depuis 1833. On se rappelle en quel état se trouvaient les choses à cette date. Devant le refus de Guillaume d'adhérer, comme la Belgique, au traité des vingt-quatre articles par lequel la conférence de Londres avait fixé le partage des territoires et des dettes entre les deux fragments de l'ancien royaume des Pays-Bas[449], le gouvernement français, en décembre 1832, avait enlevé de force aux Hollandais la citadelle d'Anvers et l'avait remise aux Belges, auxquels elle devait appartenir d'après le partage. Guillaume n'occupait plus dès lors, en dehors du territoire que la conférence lui avait laissé, que quelques petits fortins situés sur le bas Escaut; la Belgique, au contraire, par une très-large compensation, se trouvait détenir, comme à titre de nantissement, la partie du Luxembourg et du Limbourg attribuée à la Hollande. Celle-ci aurait donc eu intérêt à accepter la décision de la conférence: mais Guillaume, par obstination d'amour-propre, par espoir d'une révolution en France ou d'une guerre en Europe qui lui permettraient de remettre tout en question, avait persisté à refuser de signer le traité. On n'avait obtenu de lui, le 21 mai 1833, qu'une suspension des hostilités, chaque partie demeurant «provisoirement» en possession des territoires qu'elle occupait. Depuis lors, on n'avait plus entendu parler de rien, quand, en mars 1838, le roi de Hollande, las d'attendre une occasion de revanche qui ne se présentait pas, se déclara prêt à adhérer et à se conformer aux vingt-quatre articles; il en demandait, par contre, l'exécution à son profit, c'est-à-dire la restitution de sa part du Limbourg et du Luxembourg.

Au lieu de se réjouir de ce que leur indépendance allait être enfin unanimement reconnue et définitivement consacrée, les Belges ne virent que la mise en demeure de rendre des territoires qu'avec le temps ils s'étaient habitués à regarder comme leurs. Ils protestèrent aussitôt qu'il leur était impossible de se laisser séparer de populations attachées à leur cause, partageant leur foi religieuse et politique, ayant souffert et combattu avec eux, et représentées, depuis plusieurs années, comme les autres provinces du royaume, au Parlement de Bruxelles. Débats des Chambres, adresses des villes et des corporations, manifestations souvent tumultueuses, tout semblait témoigner de la volonté de repousser, à tout risque, ce que l'on prétendait être un démembrement de la patrie belge. La presse entière, la majorité des Chambres et une partie des ministres étaient dans le mouvement, mouvement si général, si impétueux, que le roi Léopold, dont on connaît l'habituelle sagesse, n'osait se mettre en travers. À Paris, les feuilles de l'opposition s'associaient bruyamment à ces protestations, faisant croire ainsi à nos voisins qu'ils avaient l'opinion française avec eux et pouvaient, dès lors, être téméraires impunément.

Était-il donc possible à notre gouvernement d'approuver et de soutenir cette résistance? La question de droit n'était pas douteuse. La Belgique avait accepté le traité des vingt-quatre articles; elle en avait invoqué l'application à son profit; c'est en vertu de ce traité qu'elle nous avait demandé de la mettre en possession de la citadelle d'Anvers. Pouvait-elle le répudier maintenant dans les clauses qui étaient à sa charge? Il avait toujours été entendu que la détention des deux provinces n'était que provisoire, et le retard qu'avait mis le roi Guillaume Ier à adhérer au traité ne pouvait délier la Belgique d'engagements contractés, non envers la Hollande, mais envers les cinq grandes puissances. Celles-ci d'ailleurs ne se montraient pas disposées à délier la Belgique de ces obligations. La conférence de Londres avait rouvert ses séances, en juin 1838, pour délibérer sur la démarche du roi de Hollande. Les représentants de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, qui ne s'étaient résignées jadis qu'à contre-cœur au démembrement des Pays-Bas, déclaraient bien haut que «si l'on touchait aux limites hollando-belges, les vingt-quatre articles tomberaient, et qu'il ne resterait plus rien du nouveau royaume[450]». Le plus grave était que l'Angleterre faisait, cette fois, cause commune avec les trois cours continentales. Était-ce la conséquence du refroidissement qui s'était produit entre Paris et Londres? Toujours est-il que lord Palmerston mettait une sorte d'empressement à se prononcer, dès le début et sans se concerter avec nous, contre les prétentions territoriales de la Belgique[451]. De toutes parts, il revenait au cabinet français que le gouvernement britannique marchait, sur cette question, entièrement d'accord avec l'Autriche, la Prusse et la Russie. «Sachez, écrivait-on de Vienne à M. Molé, que la communauté d'action des quatre cours existe jusque dans les détails les plus intimes. Instructions, courriers, télégraphes, tout est en commun. Chacun parle et agit pour les trois autres comme pour soi, sans crainte d'être démenti. Dans toutes les questions grandes ou petites de cette affaire-ci, vous allez vous trouver en face de toute l'Europe[452]

Prendre parti pour les exigences de la Belgique contre le texte formel des traités et contre la volonté unanime des puissances eût été une témérité injustifiable. Mais pouvions-nous, d'autre part, demeurer témoins passifs et insouciants du conflit aigu qui menaçait de s'engager entre nos alliés de la conférence de Londres et nos protégés de Bruxelles? Si la résistance de ces derniers se prolongeait, et s'il prenait, par exemple, fantaisie au gouvernement de Berlin de se faire le gendarme de la conférence et de tenter, pour déloger les Belges du Luxembourg, le pendant de ce que nous avions fait pour arracher Anvers aux Hollandais, laisserions-nous accomplir librement cette intervention prussienne à laquelle nous avions, en 1830, opposé un veto si ferme et si écouté? Permettrions-nous à la vieille Europe de prendre, contre la France de Juillet, une si éclatante revanche? Ou bien renouvellerions-nous ce veto, au risque d'une guerre où nous serions seuls contre toutes les autres puissances? Il fallait à tout prix empêcher que les choses en vinssent à l'une ou à l'autre de ces extrémités, et, pour cela, il fallait amener l'Europe à se montrer patiente, la Belgique à faire preuve de sagesse et de résignation.

Le Roi et M. Molé virent la difficulté et le péril de la situation, et ils arrêtèrent tout de suite leur ligne de conduite avec fermeté et clairvoyance. Ils commencèrent par avertir le cabinet de Bruxelles qu'il ne serait pas soutenu dans ses prétentions territoriales. Ces avertissements devaient être donnés avec un tact particulier: si l'on ménageait trop les Belges, on risquait de laisser croire à ces enfants gâtés qu'ils finiraient par nous forcer la main; si on leur parlait trop durement, il y avait danger de les pousser par dépit à quelque coup de tête ou d'acculer le roi Léopold à quitter une partie devenue trop difficile: certains indices révélaient alors chez ce prince des tentations de découragement. Ce fut Louis-Philippe qui se chargea plus particulièrement de remplir cette tâche délicate, au moyen de la correspondance directe qu'il avait l'habitude d'entretenir avec son royal gendre[453]. Ses lettres de cette époque, publiées, en 1848, par ceux qui s'en étaient emparés au pillage des Tuileries, lui font le plus grand honneur[454]. Impossible de prévenir plus nettement la Belgique qu'en dehors de la délimitation fixée par les vingt-quatre articles, «tout était illusoire et chimérique»; impossible de la conjurer plus instamment de céder. Mais, en même temps, l'accent plein d'un intérêt si vrai pour la nation, d'une affection si émue pour le prince, tempérait ce que l'avertissement avait de déplaisant. Pendant que le gouvernement français tenait ce langage à la Belgique, il tâchait d'obtenir pour elle, des puissances, quelques avantages, notamment un allégement des charges pécuniaires qui lui avaient été originairement imposées dans le traité de partage. L'obstination de la Hollande ayant obligé la Belgique à maintenir, pendant plusieurs années, un grand état militaire, n'était-il pas équitable, disait-on, de faire supporter ce surcroît de dépenses à ceux qui l'avaient causé? C'était, de l'avis des gens sensés, ce que l'on pouvait espérer de mieux pour la Belgique[455]. Et surtout, la France s'appliquait à retarder les décisions définitives de la conférence, dans l'espoir que le temps ainsi gagné permettrait à ses voisins d'y voir plus clair et de se conduire avec plus de sang-froid.

Le plan était habilement conçu, mais, ni d'un côté ni de l'autre, il n'était facile à exécuter. Conseils et avertissements semblèrent tout d'abord peu écoutés des Belges: les têtes étaient chaque jour plus échauffées et plus troublées; les bravades belliqueuses se multipliaient. Cette agitation avait pour plus claire conséquence d'interrompre complétement toute industrie et tout commerce. Les usines se fermaient, les boutiques étaient vides. La banque de Belgique se voyait même bientôt réduite à suspendre ses payements et à solliciter de ses créanciers un délai de trois mois. Les nombreux ouvriers, jetés sur le pavé, passaient leur temps en promenades tumultueuses, et nul ne pouvait prévoir où les conduirait un pareil régime d'excitations et de souffrances. Ce petit pays, naguère si riche et si tranquille, semblait à la veille d'une faillite et d'une révolution. Pendant ce temps, les puissances, fortes de leur union, supportaient mal les retards que nous leur imposions. C'est en Prusse surtout que l'impatience se manifestait: on en suit les progrès dans la correspondance de notre ministre à Berlin, M. Bresson. En août, ce diplomate remarquait, dans le cabinet prussien, «la décision plus grande du langage sur l'affaire belge, parce qu'on se croit en droit de réclamer l'exécution d'un traité»; mais il ne discernait pas encore de péril de guerre. Le 7 novembre, il écrivait que M. de Werther, alors ministre des affaires étrangères, «n'entrevoyait plus que rupture des négociations, catastrophes et guerre générale». En décembre, il se montrait lui-même très-préoccupé des dispositions de la Prusse[456]. À Saint-Pétersbourg, M. de Barante constatait avec inquiétude les «fureurs» de l'ambassadeur de Prusse[457]. Bien que moins passionné sur cette question, M. de Metternich était disposé à laisser faire la cour de Berlin[458]. Quant à lord Palmerston, il ne paraissait occupé qu'à reconquérir, à nos dépens, les bonnes grâces des puissances continentales, en se montrant le plus vif à blâmer nos efforts en faveur de la Belgique[459]. L'habile directeur à notre ministère des affaires étrangères, M. Desages, envoyé exprès à Londres, en décembre, pour obtenir de nouveaux délais, se heurtait à la mauvaise volonté nullement voilée du chef du Foreign Office[460].

Après être parvenu, non sans peine, à retarder toute décision pendant plus de six mois, le moment vint où M. Molé ne put plus empêcher la conférence de rendre son arrêt. Le 11 décembre 1838, celle-ci décida que rien ne serait changé à la délimitation territoriale fixée par les vingt-quatre articles, avec ce correctif important, dû à notre insistance, que les charges financières imposées à la Belgique par le traité primitif seraient réduites de près de moitié. Conformément à la politique suivie dès le premier jour, la France ne se sépara pas de l'Europe en cette circonstance; son plénipotentiaire signa le protocole, mais sous réserve de l'approbation du gouvernement. C'était un moyen, avoué d'ailleurs aux autres puissances, de gagner encore quelques jours. M. Molé avait désiré ce dernier ajournement, un peu pour lui, afin de laisser passer la discussion de l'Adresse qui allait commencer dans la Chambre des députés, beaucoup pour la Belgique, qui devait trouver, dans ce suprême répit, le temps de revenir enfin à la raison.

Louis-Philippe recommença, en effet, plus vives encore, ses instances auprès de Léopold. «Je sais, lui écrivait-il le 18 décembre, que, dans l'opinion des révolutionnaires belliqueux qui vous poussent à la guerre pour mieux assurer votre perte, ils disent: «Eh bien! forçons Louis-Philippe à déclarer qu'il nous abandonne. S'il ne l'ose pas, nous triomphons et nous avons la guerre; mais s'il l'ose, alors nous déverserons sur sa tête tout l'odieux de cet abandon, et nous ne parlerons que des grandes prouesses que nous aurions faites si la France ne nous avait pas manqué.» Voilà, mon cher frère, ce que je sais bien qui m'attend de leur part; voilà la récompense qui m'est réservée pour avoir soutenu et défendu, comme je l'ai fait, et votre couronne, et l'indépendance, et tous les intérêts de la Belgique, sans me laisser dégoûter par l'ingratitude des Belges, ni intimider par leur extravagance. C'est à vous à voir si vous croyez de votre devoir de me laisser seul dans cette position; mais, quant à moi, mon parti est pris. Je crois de mon devoir de les braver et de faire signer le protocole, et je vous avertis donc de nouveau qu'il le sera. Cependant, nous résisterons encore à la signature immédiate; nous prenons encore un délai, qui, quoique bien court, vous laisse un peu de temps pour réfléchir définitivement sur ce que vous allez faire, et pour agir autour de vous et leur faire comprendre le véritable état des choses.» Il ajoutait, le 9 janvier: «Si vous attendez les sommations et plus encore les collisions, si vous laissez aller la chose jusque-là, Dieu sait ce qui en arrivera, et quelles seront les conditions qu'on pourra obtenir lorsque ces messieurs pourront dire: Il n'y a plus ni conférence ni traité. Quoi qu'en disent les correspondants de la Gazette d'Augsbourg, je n'ai pas à me reprocher de ne vous en avoir pas averti, et ce n'est pas moi qu'on peut accuser, comme ils le font, de vous avoir entraîné dans ce guêpier, pour m'emparer de vos dépouilles[461]

Ces avertissements si émus et si fermes avaient alors un peu plus de chance d'être entendus en Belgique. La misère y était devenue intolérable, et des pétitions commençaient à se signer dans les centres manufacturiers, pour supplier le gouvernement de ne pas se jeter dans une guerre insensée. Cependant le mouvement belliqueux paraissait encore si fort qu'à la rentrée des Chambres, les ministres du roi Léopold crurent nécessaire de demander, comme à la veille d'une guerre, l'autorisation de percevoir à l'avance les six premiers mois de la contribution foncière; ils engagèrent, en outre, à leur service, un des chefs de l'insurrection polonaise de 1830, Skrzynecki, démarche qui ne contribua pas peu à augmenter l'irritation des trois cours continentales.

Nous ne pouvions prolonger sans péril une telle situation. Le langage des diplomates étrangers devenait menaçant. «La corde était trop tendue, écrit M. de Sainte-Aulaire dans ses Mémoires, et menaçait de se rompre.» Les troupes belges, hollandaises, prussiennes, et celles de la Confédération germanique, se trouvaient en présence sur les frontières du Limbourg et du Luxembourg; la France avait dû masser un corps d'observation dans les Ardennes; un coup de fusil, tiré par imprudence ou à dessein, eût donné le signal d'une mêlée générale. À Paris, d'ailleurs, la discussion de l'Adresse était terminée. M. Molé se décida donc enfin à ratifier la signature donnée provisoirement par son ambassadeur, et, le 23 janvier 1839, les cinq plénipotentiaires notifièrent à la Haye et à Bruxelles leur décision, devenue cette fois bien définitive. Le roi de Hollande y donna son adhésion, le 2 février. Le gouvernement belge dut se rendre compte qu'il ne pouvait résister plus longtemps: il essaya une dernière contre-proposition qui fut repoussée par la conférence; enfin, le 18 mars, après un débat orageux, la Chambre des représentants autorisa l'acceptation du traité proposé. Les dernières signatures furent échangées le 19 avril.

À cette date, M. Molé, ainsi qu'on le verra plus tard, était déjà depuis quelque temps démissionnaire. Toutefois, ce n'en est pas moins à lui, après le Roi, que revient le mérite d'avoir surmonté et dénoué les difficultés de cette crise. Après avoir bien mis en train, en 1830, cette affaire belge, l'une des entreprises diplomatiques les plus heureuses de la monarchie de Juillet, il eut cette chance de la bien finir, en 1839. S'il avait, au contraire, écouté les conseils et pris peur des reproches de l'opposition coalisée, s'il s'était laissé séparer de l'Europe pour soutenir les prétentions territoriales de la Belgique, on ne peut savoir ce qu'il fût advenu de celle-ci, mais la France se fût certainement trouvée dans un grand péril. Ce péril, il est facile aujourd'hui de s'en rendre compte, car c'est celui-là même auquel un cabinet moins clairvoyant ne sut pas échapper, peu après, dans la question d'Orient. La France eût été seule avec la Belgique contre toute l'Europe, comme elle devait, un an plus tard, se trouver seule avec l'Égypte; et la proximité de la Belgique eût rendu le danger plus grand encore. Les conséquences déplorables de l'isolement de 1840, conséquences qui ont pesé, pendant tant d'années, sur notre politique, permettent de mesurer quelle reconnaissance est due à M. Molé pour avoir évité la faute où devait tomber M. Thiers.

En Belgique donc, comme, à la même époque, en Suisse et en Italie, le ministère avait bien agi; il avait fait ce qu'exigeait la foi des traités et ce qui convenait, sinon aux préventions passagères du pays, du moins à ses intérêts permanents. Toutefois, il y avait dans ces événements, tels qu'ils se présentaient à la fin de 1838, des apparences et des coïncidences dont ne manquaient pas de s'emparer les opposants, alors en train de s'armer pour les prochains débats de la session. À entendre leurs journaux, partout en Europe, la «politique de Juillet», humiliée par les autres puissances, répudiée par nous-mêmes, se trouvait en recul; partout, le ministère avait abandonné la clientèle libérale de la France aux vengeances de la Sainte-Alliance, poussant même parfois la faiblesse ou la trahison jusqu'à se faire l'instrument de ces vengeances; et alors, parcourant toutes nos frontières, du nord au midi, on montrait la Belgique sur le point d'être démembrée, sans que nous sachions ou osions la protéger; la Suisse encore tout exaspérée contre nous de ce que nous avions, aux applaudissements et avec l'appui des puissances absolutistes, violenté son indépendance; le drapeau tricolore, garantie de l'influence française au delà des Alpes et espoir de la liberté italienne, se retirant humblement d'Ancône, par déférence pour l'Autriche; enfin, pour compléter ce tableau, la monarchie constitutionnelle aux abois en Espagne, et les bandes de don Carlos enhardies jusqu'à menacer Madrid. Sur ce terrain, comme sur celui où s'était placé M. Duvergier de Hauranne, les doctrinaires croyaient pouvoir, sans renier leur passé et leurs principes, tendre la main à la gauche. Bientôt, la question étrangère devint le principal objet des polémiques de la coalition. Celle-ci sentait qu'elle avait chance de réveiller et de passionner le pays, jusqu'alors assez indifférent à cette lutte de partis ou de personnes, en faisant appel à la susceptibilité nationale, plutôt qu'en dissertant subtilement sur la prérogative parlementaire. M. Guizot et ses amis n'avaient-ils donc pas conscience que, cette fois encore, l'attaque dépassait le ministère pour atteindre le Roi, connu et dénoncé comme le véritable directeur de cette politique étrangère, comme l'auteur principal des déviations et des défaillances qu'on prétendait y relever?

VI

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