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Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)

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À la même époque, cependant, et sur les théâtres les plus divers, ce gouvernement qu'on accusait si facilement d'être, au dehors, craintif, insensible aux exigences de l'honneur national, montrait qu'il savait défendre vivement les intérêts du pays et tenir d'une main ferme son drapeau. Depuis longues années, la république noire d'Haïti n'exécutait pas les engagements qu'elle avait pris, en 1825, en retour de la reconnaissance de son indépendance; bien loin de fournir les 150 millions promis aux colons dépossédés, elle ne payait même pas les intérêts de l'emprunt contracté en France sous ce prétexte. Le ministère envoya une escadre à Port-au-Prince, pour rappeler leurs obligations à ces débiteurs oublieux et sans gêne: un traité fut conclu où, tout en réduisant le solde de l'indemnité due à soixante millions payables en trente annuités, il fut stipulé que le payement en commencerait immédiatement[462]. On envoya aussi une escadre devant Buenos-Ayres, pour tenir en respect le féroce Rosas, président de la république Argentine, dont le despotisme se jouait des intérêts de nos nationaux. Un blocus fut établi, un fort enlevé, mais sans dompter Rosas, qui devait encore, pendant plusieurs années, occuper désagréablement notre marine et notre diplomatie.

C'est au Mexique que notre action fut le plus brillante et le plus décisive. Dans l'anarchie devenue l'état normal de cette république, les résidents français avaient eu gravement à souffrir, et les réclamations adressées à ce sujet étaient demeurées sans résultat. En octobre 1838, une petite escadre, sous les ordres du contre-amiral Baudin, arrivait dans les eaux du Mexique: l'un des bâtiments, la corvette la Créole, était commandée par le prince de Joinville, alors âgé de vingt ans. Rien n'arrêta nos vaillants et hardis marins, ni les difficultés de la mer, ni les bravades et la perfidie du gouvernement mexicain, ni l'avantage numérique et le réel courage des soldats ennemis, ni les plaintes du commerce anglais et américain, entravé par nos hostilités, ni la surveillance ombrageuse de la flotte britannique, jalouse de voir s'exercer notre action maritime. Le fort de Saint-Jean d'Ulloa, réputé imprenable, fut réduit à capituler après un bombardement de quelques heures: et, peu de jours après, nos compagnies de débarquement forçaient les portes de Vera-Cruz, malgré la résistance d'une garnison bien supérieure en nombre[463]. Le tout jeune commandant de la Créole, ardent à réclamer la première place au danger, se distingua, dans tous ces combats, par sa brillante intrépidité, électrisant les hommes qu'il menait au feu, acclamé, au milieu même de la canonnade, par les autres équipages témoins de son impatiente valeur, et conquérant ainsi, dès son début, dans la marine, une popularité qui n'a fait ensuite que grandir. Cette rude leçon une fois donnée, notre gouvernement évita la faute qui devait, en une occasion analogue, entraîner le gouvernement de Napoléon III dans une si néfaste aventure et coûter si cher à la France. Il mit à borner son entreprise la même décision dont il avait fait preuve dans l'action: des négociations furent aussitôt engagées avec les vaincus, et, peu après, un traité fut signé, accordant à la France les satisfactions qu'elle demandait[464]. La nouvelle de la prise de Saint-Jean d'Ulloa arriva à Paris, le 6 janvier 1839, au moment où l'opposition indiquait, dans son projet d'Adresse, des doutes sur l'énergie avec laquelle l'expédition du Mexique était conduite. Aussi, en annonçant cette «glorieuse nouvelle», le Journal des Débats disait-il, avec une fierté légitime: «Les partis accusent le ministère du 15 avril d'avoir humilié la France à l'étranger. Le ministère a répondu à ces reproches, l'année dernière, par la prise de Constantine; cette année, par le blocus du Mexique, entrepris malgré les réclamations du commerce anglais. Il y répond maintenant en plantant le drapeau français sur les ruines de Saint-Jean d'Ulloa démantelé[465]

Ce n'était pas seulement dans les mers lointaines et sous les yeux des marins anglais que M. Molé faisait acte de fermeté hardie, c'était aussi parfois en Europe et à l'égard de ces puissances continentales qu'on l'accusait de courtiser. À la fin de 1838 et au commencement de 1839, divers indices lui firent croire qu'un Espagnol, M. Zéa, avait reçu mission secrète de négocier le mariage d'un archiduc d'Autriche avec la jeune reine Isabelle. Notre ministre estima qu'un tel mariage serait la destruction de l'œuvre de Louis XIV au delà des Pyrénées. Résolu à l'empêcher à tout prix, il s'en expliqua, sans ménagements, avec le comte Apponyi: «Ce serait la guerre», n'hésita-t-il pas à lui dire, et il ajoutait, en rendant compte de cet incident à l'un de ses ambassadeurs: «Plutôt que de laisser l'Autriche placer un de ses princes sur le trône d'Espagne, il faudrait, sans hésiter, porter la guerre sur le Rhin et en Italie.» Bien que surpris et désappointé de se voir parler sur ce ton, M. de Metternich se contenta de faire répondre à M. Molé que la cour de Vienne ne consentirait pas à un tel mariage; seulement, afin de n'avoir pas l'air de céder aux menaces de la France, il donna pour motif la détresse de la reine Isabelle et le caractère illégitime de sa royauté[466].

Depuis les événements de 1836, et malgré les assurances alors données à M. Thiers[467], la république de Cracovie n'avait jamais été complétement évacuée par les troupes autrichiennes. Le petit corps d'occupation venait même d'être renforcé, en 1838, à la suite de nouveaux troubles. M. Molé, préoccupé du parti que l'opposition pourrait tirer de son silence, résolut de demander des «explications» aux trois cabinets de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg. «La question relative à l'état actuel de Cracovie, disait-il dans une de ses dépêches, le 27 novembre 1838, a pris un caractère trop grave pour que le gouvernement français, quel que soit son désir d'éviter ce qui peut amener des explications délicates entre les cabinets européens, ne se croie pas obligé d'en entretenir les alliés.» Puis, après avoir rappelé ce qui s'était passé: «Tous ces faits ont eu lieu sans la moindre participation des puissances qui, ayant pris part, avec les trois cours protectrices, à la conclusion du traité de Vienne, sont en droit de s'opposer à ce que les conditions de ce traité soient modifiées sans leur assentiment.» M. Molé indiquait sans doute qu'un ministre français ne saurait se faire le défenseur de toutes les clauses de l'acte de Vienne, mais «la France a certainement le droit de veiller à ce qu'on n'y introduise pas des altérations qui pourraient le rendre moins favorable encore à sa politique». M. Molé prévenait l'objection tirée de la réserve que le gouvernement du Roi avait gardée jusqu'alors, par «souci de la paix générale». S'il se décidait maintenant à une démarche «trop longtemps différée peut-être», c'était à raison de la persistance et de l'aggravation des mesures prises contre Cracovie. Du reste, «il ne cherchait pas des sujets de plainte»; il serait heureux «qu'un exposé plus complet des faits, si graves en apparence, lui offrit quelques motifs d'atténuation». C'est cet exposé qu'il se croyait fondé à demander en ce moment. «Le gouvernement impérial ne saurait manquer de sentir que, pour repousser une demande si légitime, il faudrait admettre que chaque puissance est autorisée à changer, à son gré et par un acte de sa simple volonté, toute disposition de l'acte de Vienne, contre lequel elle pourrait en appeler à une sorte de nécessité imposée par ses intérêts.» Nos ambassadeurs près les trois cours avaient pour instruction, en communiquant cette dépêche, d'insister sur les passages où le ministre se montrait «disposé à suivre l'exemple qui lui serait donné de manquer de respect à quelques clauses du traité de Vienne». Cette dépêche était certes d'un ton bien plus net, plus ferme[468], que le langage tenu, à l'origine de cette affaire, par M. Thiers. En 1836, en effet, celui-ci avait à peu près passé condamnation sur les droits violés de Cracovie. Ce n'était pas que M. Molé attendit, pour la petite république, un grand résultat de sa démarche; il savait bien que les trois puissances ne lâcheraient pas leur proie, et il n'avait pas la folle envie de faire la guerre pour ce dernier débris de la Pologne. Il voulait seulement prendre position. «Les traités de 1815 sont évidemment violés, disait-il dans une lettre confidentielle à M. de Barante, à la date du 3 décembre; on le dira à outrance dans la discussion de l'Adresse. Il nous faut des explications. Si les puissances nous objectent l'utilité ou la nécessité, il faudra qu'elles acceptent aussi de nous cette réponse, lorsque l'utilité ou la nécessité entraîneront, de notre part, quelque infraction à ces traités.» L'une de ces «infractions» que M. Molé, comme nous l'avons déjà dit, songeait alors à commettre, était le relèvement des fortifications d'Huningue. Les trois puissances affectèrent de ne voir dans la démarche du ministère français qu'une précaution prise en vue des prochains débats parlementaires, et protestèrent de leur désir de lui fournir l'argument désiré, «sans cependant sacrifier les principes». Seulement, chacune d'elles ajourna sa réponse, sous prétexte de se concerter avec les deux autres. Pendant ce temps, les événements se précipitaient à Paris; l'opposition, contrairement à l'attente du ministre, n'insista pas, dans la discussion de l'Adresse, sur la question de Cracovie. M. Molé, qui avait d'autres préoccupations, ne parla plus de cette affaire à ses ambassadeurs; bientôt d'ailleurs il quittait le pouvoir, et les pourparlers, si fermement engagés, se trouvèrent ainsi n'avoir pas d'autre suite[469].

En somme, à considérer d'ensemble les événements diplomatiques du ministère Molé, on n'y découvre pas sans doute des entreprises éclatantes et grandioses que les circonstances ne comportaient pas; mais, pendant deux ans, ce ministère avait assuré à la nation fatiguée la quiétude absolue dont elle sentait avant tout le besoin, il avait travaillé, en même temps, non sans résultat, à effacer en Europe, ou tout au moins à affaiblir, les méfiances et les préventions nées de 1830; plus tard, quand les difficultés s'étaient élevées, il les avait sinon dominées, du moins résolues avec adresse et loyauté; enfin cette sagesse généralement pacifique, un peu modeste quoique toujours digne, n'avait pas empêché, par moments et sur des théâtres strictement limités, quelques heureux coups de vigueur qui devaient flatter l'amour-propre de la nation, sans inquiéter sa prudence, ni troubler son repos, et qui «animaient, sans la compromettre, la politique extérieure du cabinet[470]». Rien donc qui justifiât les violentes critiques de l'opposition. Ne pouvons-nous d'ailleurs opposer à ces critiques le témoignage hautement favorable rendu à cette même politique par des hommes qui la considéraient du dehors, sans être mêlés aux intrigues et aux partis pris parlementaires, par les trois ambassadeurs de France près les grandes cours du continent, MM. de Sainte-Aulaire, de Barante et Bresson? «Le ministère actuel, écrivait M. de Sainte-Aulaire à M. de Barante, le 20 novembre 1838, me semble mieux placé qu'aucun autre pour bien faire nos affaires à l'étranger.» Il avait écrit, le 28 octobre, à un autre correspondant: «En tout, le ministère a fort bon air: tout lui réussit, et il exploite bien ce que lui donne la fortune.» Aussi se prononçait-il ouvertement contre la coalition, dans les rangs de laquelle il comptait cependant beaucoup d'amis. M. de Barante s'exprimait de même, avec non moins de chaleur, et, après avoir signalé le crédit que le cabinet avait acquis au dehors: «N'allez pas croire, disait-il, que ce qui lui donne bon renom en Europe, c'est sa faiblesse à défendre nos intérêts et notre honneur. Je puis assurer, en toute sincérité, que les déterminations qu'il a eu à prendre auraient été absolument les mêmes sous tout autre ministère qui n'eût pas été follement révolutionnaire et propagandiste.» Telle était aussi la manière de voir de M. Bresson, qui écrivait, le 13 décembre 1838: «Moi, vieux doctrinaire de 1818, je renie mes anciens amis; je voudrais pouvoir le proclamer hautement à la tribune de notre Chambre[471].» Entre cette approbation des ambassadeurs et les critiques que faisaient alors les écrivains ou les orateurs de la coalition, l'histoire n'hésite pas un instant: ce ne sont pas les critiques qu'elle ratifie. Dans la contradiction des deux langages, elle ne voit que la confirmation nouvelle d'un fait, déjà plusieurs fois constaté: nous voulons parler de cet oubli ou de cet obscurcissement des vrais intérêts de la politique extérieure, qui devient si facilement, même chez les meilleurs, la conséquence des entraînements d'opposition: tort grave fait ainsi au patriotisme par l'esprit de parti.

CHAPITRE VII
LA COALITION.
(Décembre 1838—mars 1839.)

I. M. Thiers et M. Guizot à la veille de la session. Discours du trône. Nomination du bureau et de la commission de l'Adresse. Débat à la Chambre des pairs.—II. La rédaction de l'Adresse. M. Dupin. Attitude des ministériels. Les deux armées en présence.—III. La première journée du débat. MM. Guizot, Molé, Thiers. Le second jour. La discussion générale se ranime le troisième et le quatrième jour. M. de Lamartine. Premier vote donnant une petite majorité au ministère. Effet produit hors de la Chambre.—IV. Débat sur les affaires de Belgique, de Suisse et d'Ancône. Votes favorables au cabinet. Continuation de la discussion sur la politique étrangère. MM. Berryer, Guizot, Thiers. Succès de l'opposition. Le lendemain, le ministère reprend l'avantage.—V. Débat sur le paragraphe relatif au refus de concours. Le ministère l'emporte. Vote sur l'ensemble. 221 contre 208. Talent et passion dépensés dans cette lutte. Qualités inattendues déployées par M. Molé.—VI. Le ministère donne sa démission. Appel fait, sans succès, au maréchal Soult. M. Molé reprend sa démission et fait prononcer la dissolution. Préparatifs de combat des deux côtés. Dangereux griefs développés par l'opposition. Manifestes de MM. Guizot, Thiers et O. Barrot. La presse s'attaque directement au Roi. Les journaux ministériels. Malaise général. Effet produit hors de France. Illusions du gouvernement. Victoire électorale de la coalition.

I

L'ouverture de la session était fixée au 17 décembre 1838. Plus cette date approchait, plus les journaux de la coalition faisaient rage. Toutefois, tant que l'on ne connaissait pas les dispositions personnelles de M. Thiers et de M. Guizot, nul ne pouvait dire si ces combats de presse aboutiraient à une grande bataille de tribune. Pendant les vacances, les deux chefs parlementaires n'avaient pas pris part à la lutte; le premier avait parcouru en dilettante l'Italie, le second s'était renfermé dans sa studieuse retraite de Normandie. Tout avait été fait, sinon malgré eux, du moins sans eux, par leurs lieutenants. Ratifieraient-ils les initiatives prises, les alliances conclues, les mots d'ordre donnés, les déclarations de guerre lancées? On savait M. Thiers capricieux, mobile et fantasque. Quant à M. Guizot, on se souvenait des incertitudes et des scrupules qui avaient fait échouer son attaque dans la session précédente; depuis, on avait deviné, à plus d'un indice, qu'il ne voyait pas sans déplaisir et sans alarme les polémiques soulevées par M. Duvergier de Hauranne. Aussi les coalisés se demandaient-ils anxieusement s'ils ne risquaient pas d'être désavoués. Ils furent bientôt rassurés. Non-seulement M. Thiers, à peine de retour de Rome, se montra le plus animé de tous, mais M. Guizot, en rentrant à Paris, étonna ses amis par sa résolution belliqueuse. Estimait-il ses partisans trop compromis pour qu'ils pussent revenir sur leurs pas, et se faisait-il un point d'honneur de les suivre? Cédait-il à l'impatience d'en finir avec un ministère dont la durée trompait ses dédains, irritait ses ressentiments et gênait son ambition? De ses hésitations de la session précédente, il ne paraissait avoir gardé que le souvenir de l'insuccès qui en avait été la conséquence: il concluait à la nécessité de s'engager cette fois à fond, sans regarder en arrière; peut-être se disait-il aussi que, pour avoir part aux profits de la campagne, il devait avant tout la faire sienne. Aucune démarche ne lui coûta pour donner aux plus méfiants un gage de sa nouvelle résolution. Il se présenta, un jour, chez M. Odilon Barrot, sans s'être fait annoncer: «Vous êtes étonné de me voir, lui dit-il; je viens m'unir à vous pour combattre ce gouvernement personnel qui déshonore et perd notre pays; il est temps d'en finir avec les ministres favoris.» Le chef de la gauche, surpris, accueillit et encouragea ce visiteur inaccoutumé[472].

La coalition, nouée par les soldats, se trouvait donc définitivement reconnue et adoptée par les chefs. Ceux-ci prenaient en main la direction du combat engagé, sans prétendre rien changer au choix du terrain ou des armes. Eurent-ils du moins le soin d'ajouter à l'accord conclu pour l'attaque une entente sur le partage éventuel de la victoire? Non[473]. Peut-être avaient-ils conscience que cette entente serait impossible, et craignaient-ils, en constatant cette impossibilité, de se fournir à eux-mêmes un argument contre leur passion. Sorte de précipitation confuse et aveugle qui faisait dire à un contemporain: «Veut-on donc entrer au ministère, comme on est entré à l'Hôtel de ville en 1830, pêle-mêle, sauf à se reconnaître et à s'éliminer après? Les leçons du passé n'ont-elles pas appris à procéder avec moins de tumulte à l'arrangement des affaires?» Devant le redoutable assaut qui se préparait, M. Molé avait le cœur ému, les nerfs excités, mais son courage ne faiblissait pas, et il s'apprêtait à faire tête à ses adversaires. «Heureusement, écrivait-il alors à M. de Barante, les méchants n'ont pas le secret d'un homme de bien; ils ne savent pas que le courage ni la force ne manquent jamais à un tel homme, pour les combattre, tant qu'il croit de son devoir de le faire. Ils le verront bientôt à la tribune. Ils m'y retrouveront, le front haut, prêt à soutenir la lutte et à leur répondre avec autant de calme que de fermeté[474]

Au jour fixé, le 17 décembre, pairs et députés étaient réunis au palais Bourbon. Le discours du trône n'eut rien d'agressif. «Depuis votre dernière session, disait-il en commençant, la prospérité de la France n'a fait que s'accroître; le repos dont elle jouit n'a fait que s'affermir.» Quelques phrases très-simples sur la question belge et sur l'affaire d'Ancône: pas un mot de la Suisse. Seul le dernier paragraphe faisait allusion, sans aucune provocation, aux attaques qui se préparaient: «Messieurs, disait le Roi, l'état florissant du pays est dû au concours si constant que les Chambres m'ont prêté depuis huit ans, et au parfait accord des grands pouvoirs de l'État. N'oublions pas que là est notre force. Puisse cet accord devenir tous les jours plus complet et plus inaltérable! Puisse le jeu de nos institutions, libre et régulier tout à la fois, prouver au monde que la monarchie constitutionnelle peut réunir aux bienfaits de la liberté la stabilité qui fait la force des États!»

La première escarmouche s'engagea, le 18 décembre, sur l'élection du bureau de la Chambre des députés. Il y avait sept ans que M. Dupin occupait le fauteuil de la présidence. Depuis que la lutte s'annonçait, il avait évité de se prononcer entre les deux camps. Mais les doctrinaires, qu'animaient contre lui de vieux griefs, n'étaient pas disposés à le laisser recueillir les bénéfices de sa neutralité expectante; ils l'avaient sommé de dire avec qui il était, et, sur son refus public de le faire, avaient décidé les autres coalisés à porter M. Passy à la présidence. Le ministère, moins exigeant, prit alors pour son candidat celui que répudiait l'opposition. Malgré l'avantage que donnait à M. Dupin sa longue possession, les forces se balancèrent à ce point que les deux premiers tours de scrutin furent sans résultat, et que l'ancien président ne l'emporta qu'au ballottage, par 183 voix contre 178. Sur les quatre vice-présidents, la coalition fit passer MM. Passy et Duchâtel; les deux autres, MM. Calmon et Cunin-Gridaine, étaient appuyés par le ministère; encore le dernier fut-il ballotté avec M. Odilon Barrot.

Les choses tournèrent plus mal encore pour le cabinet, le 22 décembre, dans la nomination de la commission de l'Adresse; trois de ses amis seulement y trouvèrent place, MM. Debelleyme, de Jussieu et de la Pinsonnière; les six autres étaient de la coalition, et non les moindres, MM. Guizot, Thiers, Duvergier de Hauranne, Passy, Étienne, de la Redorte.

Pendant que cette commission délibérait, la Chambre des pairs discuta son Adresse[475]. Quatre jours durant, le ministère fut sur la sellette, attaqué principalement pour sa politique extérieure. Le plus passionné de ses adversaires fut M. Villemain, qui blâmait tout, au dedans et au dehors; le plus considérable fut le duc de Broglie, qui, dans un discours magistral, fit le procès de l'évacuation d'Ancône: à l'entendre, la faute avait été de partir sans conditions ni garanties; aux plaintes du Pape nous eussions pu répondre: «Et vos réformes!» À celles de l'Europe: «Et Cracovie!» «Les gouvernements, disait-il, doivent être loyaux, mais non dupes.» La défense de M. Molé ne fut pas inférieure à l'attaque: il mit le langage de M. de Broglie opposant en contradiction avec celui de M. de Broglie ministre, démontra, par les textes et les précédents, l'obligation de la France, et repoussa, comme «une violence faite au faible», la contrainte qu'on lui conseillait d'exercer sur le Pape. Le président du conseil tint tête aussi aux assaillants sur les autres points; pendant ces quatre jours, il ne prit pas moins de onze fois la parole.

Le vote ne pouvait être douteux: l'Adresse, qui, selon l'usage de la Chambre haute, était la paraphrase du discours du trône, fut adoptée par 102 voix contre 14; mais l'ampleur et la vivacité de la discussion, dans une assemblée d'ordinaire si réservée et si calme, était un signe du temps et révélait l'excitation des esprits.

II

La commission, nommée, le 22 décembre, par les bureaux de la Chambre des députés, s'était aussitôt mise à l'œuvre. Les six membres de l'opposition votaient comme un seul homme. Leur volonté faisait donc loi. La rédaction, préparée par M. Étienne, parut verbeuse, équivoque, et fut refaite entièrement par M. Duvergier de Hauranne écrivant sous la dictée de M. Thiers et de M. Guizot. Cette fois du moins, le style et la pensée étaient clairs et fermes. Depuis les 221, jamais commission de l'Adresse n'avait proposé de tenir au gouvernement du Roi un langage si nettement agressif. La politique extérieure du cabinet était blâmée, soit ouvertement, soit avec une réserve où l'inquiétude perçait à dessein. Le dernier paragraphe, où l'on répondait à l'appel d'union fait par la Couronne, semblait viser plus haut encore que le cabinet: «Nous en sommes convaincus, disait-on, l'intime union des pouvoirs contenus dans leurs limites constitutionnelles peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre gouvernement.» Nul n'ignorait quel était celui des pouvoirs auquel on jugeait nécessaire de rappeler qu'il devait être «contenu dans ses limites constitutionnelles». Le projet ajoutait: «Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter, au dehors, la dignité de votre trône, et le couvrant, au dedans, de sa responsabilité, est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tant à cœur de vous prêter.» C'était indiquer que, pour le moment, et tant que subsisterait un ministère auquel on refusait précisément toutes ces qualités, ce concours était refusé.

M. Dupin, qui, en sa qualité de président, était membre de droit de la commission, avait assisté à toutes les délibérations, sans se prononcer dans un sens ou dans l'autre; il n'avait pas voté une seule fois. La commission allait se séparer, quand il demanda à faire connaître son avis. On s'attendait à le voir opiner en faveur du cabinet qui venait de soutenir sa candidature à la présidence. Aussi, grand fut l'étonnement, quand il se mit à lire un petit papier, écrit d'avance, où il condamnait hautement le ministère comme «insuffisant». La lecture finie, les trois ministériels, abasourdis de cette défection, sortirent sans rien dire. À peine avaient-ils fermé la porte, que M. Dupin, changeant subitement de ton, poussa un gros éclat de rire et se précipita vers les six coalisés, avec la joie d'un homme qui a fait un excellent tour: «Ah! les b..., s'écria-t-il, je viens de leur porter le dernier coup.» Et, prenant la main de M. Duvergier de Hauranne: «Convenez au moins que j'ai fait l'acte d'un bien honnête homme.» Il tira alors de sa poche une autre copie de sa déclaration, obligea les membres présents à la collationner et fit parafer les deux exemplaires par M. Étienne, afin, dit-il, que s'il publiait un jour ce document, on ne l'accusât pas de l'avoir imaginé après coup. Pendant ce temps, la nouvelle de l'incident se répandait dans les couloirs de la Chambre, soulevant parmi les opposants un éclat de rire, parmi les ministériels un cri d'indignation. Quant à M. Dupin, il se rendit chez M. Molé: nos renseignements ne nous font pas connaître comment il y fut reçu[476].

La démarche du président de la Chambre indiquait que, pour lui, la cause du ministère était perdue. Telle avait été, en effet, l'impression générale, après la nomination de la commission de l'Adresse. Un moment même, on avait pu croire que les ministériels, abattus, découragés, renonceraient à la lutte. Il y avait parmi eux beaucoup d'esprits un peu timides et médiocres, que d'honnêtes scrupules ou la peur d'une démarche aventureuse, ou la docilité habituelle et souvent intéressée envers le pouvoir, avaient empêchés de se joindre à l'opposition. De leur part, devait-on attendre grande fermeté dans la fortune contraire? Ce fut le Roi qui les releva et leur montra la monarchie à défendre. Sous son impulsion vigoureuse, ils se rapprochèrent, se concertèrent, s'animèrent, s'enhardirent mutuellement; cette masse, naguère assez molle et inconsistante, prit presque les apparences d'une armée prête au combat. La conduite des coalisés était aussi pour une part dans ce résultat; M. Guizot lui-même l'a reconnu après coup: «Nous n'avions pas pressenti, dit-il dans ses Mémoires, tout l'effet que produiraient, sur beaucoup d'hommes sensés, honnêtes, amis de l'ordre et spectateurs plutôt qu'acteurs dans les luttes politiques, le rapprochement et l'alliance de partis qui se combattaient naguère, et dont les maximes, les traditions, les tendances restaient essentiellement diverses. Non-seulement ces juges de camp qui formaient le centre de la Chambre blâmèrent la coalition et ressentirent, en la voyant à l'œuvre, une inquiétude sincère; mais la passion entra dans leur âme, avec le blâme et l'inquiétude; ils luttèrent contre la coalition, non-seulement pour le cabinet, mais pour leur propre compte; ils déployèrent, dans cette lutte, une ardeur, une entente, une persévérance inaccoutumées.» On put mesurer le changement opéré, le jour où le projet d'Adresse fut lu à la Chambre. À peine la lecture finie, les ministériels, se levant de leurs bancs et se répandant dans l'hémicycle et les couloirs, témoignèrent de leur indignation. Loin de se laisser intimider par la véhémence de l'attaque, ils saisirent cette occasion de prendre, à leur tour, l'offensive et de dénoncer l'audace factieuse de la commission, les premiers à montrer l'atteinte portée à la royauté, l'exagérant même, afin d'alarmer, d'irriter le sentiment monarchique et d'y trouver un appui pour le cabinet.

La presse officieuse faisait écho aux députés ministériels. «La franchise des rédacteurs de l'Adresse a dépassé nos espérances, disait le Journal des Débats; ils se sont montrés résolus et décidés. Oui, mais à quel prix? En empruntant à la gauche son langage, son allure, son programme révolutionnaire; en démentant leur couleur et leur passé; en dirigeant de perfides insinuations contre l'irresponsabilité royale qu'ils ont vingt fois exaltée; en étalant, aux yeux du pays, l'affligeant spectacle d'ambitions étroites dans des esprits supérieurs, de hautes raisons succombant à un besoin effréné du pouvoir, d'hommes éminents sacrifiant leurs principes à leurs animosités.» Et afin de bien prouver que le Roi lui-même était attaqué, le Journal des Débats ajoutait: «Pour avoir la gauche avec vous dans une question de personnes, vous lui avez sacrifié les choses. Nous le disons avec douleur: vous lui avez sacrifié tout, tout, jusqu'à l'honneur de la Couronne! Il est temps de déchirer les voiles. Le sens du dernier paragraphe de votre Adresse, le voici: Le gouvernement que nous accusons de négliger l'honneur national, de n'être ni ferme, ni habile, c'est le gouvernement immédiat de la Couronne. C'est jusqu'à la royauté que remonte notre blâme. La Couronne nous a laissés de côté; il faut qu'elle s'en repente[477]

Cette polémique à outrance entretenait l'irritation des ministériels, ranimait leur courage. Prendre l'offensive est, après tout, le meilleur moyen d'empêcher la débandade, surtout avec des troupes françaises. Il fut résolu que l'on présenterait, par amendements successifs, un projet d'Adresse absolument opposé à celui de la commission. C'était une manœuvre laborieuse, difficile, hardie. Pour la faire réussir, on s'occupa de grouper et de discipliner les députés disposés à s'y associer. Ceux-ci se réunirent chez le général Jacqueminot, au nombre de plus de deux cents, décidés à voter ensemble contre la coalition et pour tous les amendements ministériels. Ils ne le cédaient pas en discipline, en résolution, peut-être même en passion, aux coalisés: mais ils avaient une infériorité, celle du talent. Tous les grands orateurs étaient du côté de l'opposition; un seul avait offert aux ministériels un concours aussitôt accepté avec gratitude; c'était Lamartine. Jusqu'alors isolé et comme désorienté dans le monde politique où il s'était jeté après 1830, d'opinions flottantes au souffle de son imagination, à la fois généreux et personnel, il avait rêvé un rôle immense, sans avoir pu en jouer un même secondaire; une occasion s'offrait à l'ambitieux d'être enfin le premier dans un parti, au chevalier poëte de faire servir l'épée d'or de sa parole à la défense du faible: Lamartine la saisit avec empressement, laissant voir toutefois que, le combat livré, il pourrait bien reprendre sa route, chercher d'autres clients à défendre, d'autres aventures à courir.

Les coalisés s'étaient attendus à trouver le parti ministériel intimidé et plus prompt à se dérober qu'à attaquer. Quelque peu surpris d'abord de sa fermeté, ils ne se laissèrent pas démonter et n'y virent qu'une raison de redoubler d'efforts. Leur armée était peu homogène: elle réunissait toute la gauche, le centre gauche, sauf une douzaine de déserteurs séduits par M. Molé, enfin le petit état-major doctrinaire, réduit à une trentaine d'officiers sans troupe[478]; mais cette diversité d'origine s'effaçait dans une commune passion contre le cabinet: si distincts, si ennemis même qu'ils eussent pu être naguère, les nouveaux alliés étaient, pour le moment, résolus à combattre le même combat, sous le commandement, universellement obéi, des six membres de la majorité de la commission.

Tous les députés semblaient s'être enrôlés dans l'une ou l'autre de ces deux armées en présence. Seuls, les républicains d'extrême gauche et les légitimistes d'extrême droite demeuraient en dehors, sans engagement d'aucun côté, au fond plutôt portés, par parti pris de renversement, à seconder les coalisés. Presque aucun isolé, aucun indécis; nulle trace de ces groupes intermédiaires, flottants, dont l'action n'avait été que trop sensible dans les années précédentes. À regarder seulement l'apparence, jamais, depuis 1830, bataille de parlement ne s'était engagée avec une ordonnance si régulière. Mais peut-on oublier que cette ordonnance était tout artificielle, arbitraire, fondée, non sur des principes, mais sur des divisions et des rapprochements individuels et passagers, et que par exemple il n'était pas un des membres du ministère attaqué par M. Thiers et M. Guizot, qui n'eût fait ou ne dût faire un jour partie d'un même cabinet avec l'un ou l'autre de ces deux hommes d'État[479]? L'incertitude du résultat augmentait l'intérêt du drame, et finissait par éveiller l'attention curieuse, anxieuse, du public, d'abord un peu indifférent à ces querelles de personnes. En effet, comment préjuger l'issue? De part et d'autre n'y avait-il pas à peu près même nombre, même discipline, même ardeur? Toutefois, le sentiment le plus répandu était que l'armée ministérielle finirait par succomber devant l'immense supériorité de talent de ses adversaires. Telle était notamment l'orgueilleuse confiance des meneurs de la coalition. La veille de la discussion, trente et un orateurs s'étaient inscrits pour défendre le projet de la commission, tandis qu'il n'y en avait que douze pour le combattre, et presque tous obscurs.

III

La discussion commença le 7 janvier. À peine un ministériel, M. Liadières, l'eut-il ouverte par une attaque très-vive contre cette Adresse «respectueusement violente, académiquement révolutionnaire», que M. Guizot parut à la tribune. Il tenait tellement à s'assurer son tour de parole que, la veille, il s'était présenté, dès cinq heures du matin, au secrétariat de la Chambre. Avait-il peur que ses nouveaux alliés, se souvenant de la session précédente, ne doutassent de son énergie, presque même de son talent, et voulait-il, en se précipitant à l'avant-garde et en y frappant un grand coup, ne plus laisser place à de tels doutes? Force lui fut cependant de se mettre d'abord sur la défensive, de se justifier de l'accusation de «coalition», d'«ambition», d'«abandon de ses antécédents et de ses principes». Mais il avait hâte d'attaquer à son tour. Ce qu'il reprocha au ministère, ce fut d'avoir arrêté les progrès du gouvernement représentatif. À l'entendre, ces progrès étaient très-marqués, au moment de la formation du cabinet: les deux grands partis conservateur et réformateur se dessinaient et se classaient de plus en plus nettement. «Eh bien, Messieurs, s'écrie M. Guizot avec une véhémence terrible, au lieu de nous faire avancer dans cette voie, qu'a fait le cabinet? Il nous a jetés dans l'incertitude, dans la confusion, dans l'obscurité; nous avons vu apparaître une politique sans système; point de principes, point de camp, point de drapeau; une fluctuation continuelle, cherchant, empruntant de tous côtés des mesures, des alliances; aujourd'hui d'une façon, demain d'une autre. Rien de fixe, rien de stable, rien de net, rien de complet. Savez-vous comment cela s'appelle, Messieurs? Cela s'appelle l'anarchie. (Murmures au centre.) On a dit de l'empereur Napoléon qu'il n'avait détrôné que l'anarchie. Le cabinet actuel ne s'est établi et n'a gouverné que par l'anarchie (nouveaux murmures au centre): anarchie dans les Chambres, anarchie dans les élections, anarchie dans l'administration. L'anarchie est entrée avec vous dans cette Chambre, elle n'en sortira qu'avec vous. (Bruit.) Vous en souffrez aujourd'hui, vous vous en plaignez; mais c'est vous qui l'avez faite. Elle a grandi, mais c'est vous qui l'avez mise au monde...» M. Guizot blâme ensuite le ministère d'avoir «réveillé ces questions de la réalité du gouvernement représentatif, dont le pays s'étonne, car il les croyait résolues par la révolution de Juillet». On sent, chez l'orateur, une résolution sombre, implacable, de ne plus rien ménager. Le talent est dans toute sa puissance. Certes, il y avait là de quoi dissiper les doutes et les méfiances de la gauche et du centre gauche. Cependant, les députés de ces groupes sont si lents, si rebelles à croire à une telle transformation; il est si contraire à leurs habitudes d'applaudir cette parole, qu'ils demeurent froids et silencieux. Sur les bancs du centre, au contraire, la colère gronde et éclate: l'orateur est interrompu, presque à chaque mot, par des murmures souvent injurieux. Pâle, mais le front haut, l'œil étincelant, la main crispée sur le marbre de la tribune, il semble s'y cramponner. «Messieurs, dit-il, d'un ton superbe, à ses interrupteurs, pendant un temps, j'ai été accusé d'être ennemi de la liberté; aujourd'hui, je suis accusé d'attaquer le pouvoir. Je suis fort accoutumé à toutes ces accusations; je voudrais pouvoir vous montrer, je voudrais que vous pussiez voir, avec quelle sérénité intérieure j'entends bourdonner autour de moi toutes ces calomnies, je vois passer devant moi toutes ces colères, réelles ou feintes.» Puis, sans plus s'arrêter à ces «bourdonnements» d'en bas, il reprend son attaque, et la pousse plus avant encore. «Pensons aux susceptibilités du pays, dit-il en terminant. Le pays est susceptible pour la dignité de notre nom au dehors, de nos institutions au dedans. Ces susceptibilités sont honorables. Elles ont quelquefois l'air de sommeiller: on croit qu'elles n'existent plus; mais elles se réveillent, tout à coup, puissantes, menaçantes, aveugles quelquefois. Ménagez-les, prenez-en soin; le pouvoir s'en trouvera bien. Tacite, Messieurs, dit des courtisans qu'ils font toutes choses servilement pour être les maîtres, omnia serviliter pro dominatione. Soyons précisément le contraire; faisons toutes choses avec indépendance et dignité, pour que la Couronne soit bien servie.»

M. Guizot est descendu de la tribune, sans presque aucun applaudissement; c'est M. Molé qui l'y remplace: «Messieurs, dit-il tout d'abord d'une voix élégamment et froidement incisive, ce n'est pas des courtisans que Tacite disait ce qui vient d'être cité tout à l'heure; c'était des ambitieux. On me permettra sans doute de rétablir la vérité sur ce point.» Ce trait, lancé avec une si rare et si prompte présence d'esprit, est salué par les bravos du centre[480]. Le président du conseil, toujours soutenu par les acclamations d'une moitié de l'assemblée, fait ensuite un retour sur le passé, rappelle le triste état des choses au 15 avril 1837, puis l'heureuse transformation opérée par l'amnistie, et ces jours heureux, «les meilleurs que le pays ait connus depuis huit ans». Le mal présent, il n'en nie pas l'existence, mais l'impute à la coalition, à cette Adresse qu'il définit «un effort téméraire pour reconquérir ce que la Chambre n'a ni perdu, ni été menacée de perdre». Enfin, après avoir montré le pays «stupéfait, scandalisé, inquiet»: «Messieurs, s'écrie-t-il, il s'instruit, en ce moment, un procès bien solennel entre nos adversaires et nous. On a beau affecter de superbes dédains: eh! n'y a-t-il pas un aveu frappant de notre force, dans la grandeur des efforts qu'on fait pour nous renverser? Quel cabinet, je vous le demande, a vu, coalisées contre lui, tant de puissances parlementaires? Je ne suis pas, je ne me donne pas ici pour l'un des princes de la parole; je ne dis pas, en parlant de moi: Les capacités, c'est moi; le ministère parlementaire, c'est moi. Je ne suis, Messieurs, qu'un vieux serviteur du pays, qui lui ai dévoué, dès mes plus jeunes ans, mes facultés et ma vie... Savez-vous pourquoi vous nous avez donné la majorité dans toutes les circonstances importantes? Ce n'est pas nous qui avons triomphé: c'est notre cause... C'est dans cette même cause que nous mettons encore toute notre confiance.»

Tous les chefs ont hâte, paraît-il, de se jeter, dès le premier jour, dans la mêlée; M. Thiers vient répondre à M. Molé et exposer à grands traits ses griefs contre la politique extérieure et intérieure du cabinet. Mais, comme M. Guizot, il a dû commencer par justifier les coalisés. «On a prétendu, dit-il, que ces hommes avaient du dépit, qu'ils étaient des ambitieux déçus. Qu'il me soit permis de répondre une chose: un gouvernement est bien malhabile de venir, après quelques années, convertir en ambitieux déçus, en hommes dépités, en mauvais citoyens, les ministres qui l'ont servi et sur lesquels il s'est longtemps appuyé.»

Malgré le talent déployé par les deux grands orateurs de la coalition, l'effet de cette première journée n'était pas favorable aux adversaires du cabinet. Ceux-ci eux-mêmes le reconnaissaient[481]. Le mauvais accueil qu'avait reçu M. Guizot contrastait avec l'espèce d'ovation faite à M. Molé. Aussi, le lendemain matin, le Journal des Débats s'écriait-il triomphant: «Ces ministres, que, si orgueilleusement, vous proclamiez incapables, qui vous faisaient pitié, dont vous vous croyiez sûrs d'avoir bon marché à la tribune, ils vous ont vaincus... N'avez-vous pas vu toute la Chambre devancer, en quelque sorte, les paroles de M. Molé et se soulager, par d'unanimes applaudissements, de la contrainte pénible qu'elle avait éprouvée pendant le discours de M. Guizot?... C'est vous-même qui avez préparé à M. Molé cet éclatant succès. Vous lui avez laissé le beau rôle, et il vous a montré qu'il savait le prendre.»

La discussion générale se continua trois jours encore[482]. Par moments on la croyait terminée; mais le lendemain, les deux partis se retrouvaient aux prises, plus acharnés que jamais. Les mêmes idées se répétaient, parfois les mêmes orateurs remontaient à la tribune. Le seul changement qu'on pût noter était une violence croissante, à ce point qu'un jour, M. Molé, blessé au vif par les sarcasmes de M. Duvergier de Hauranne, et ne se possédant plus, s'écria: «C'est un mauvais pamphlet», et se fit, à ce propos, réprimander par le président. L'assemblée ne se montrait pas moins passionnée que les orateurs. Ce n'étaient qu'interruptions, murmures, cris partant de tous les bancs, échange d'invectives, de démentis, d'injures. M. O. Barrot, le seul des chefs de la coalition qui pût s'y sentir à l'aise et à sa place, trouva, dans ces violences mêmes, l'occasion d'un rôle inattendu pour lui: il vint, avec une sorte de solennité sereine, se poser en modérateur, en homme de principe, étranger aux irritations personnelles, ne discutant que les idées et ménageant les individus; adversaire sans doute du cabinet, mais affectant de le protéger contre les coups trop rudes qui lui avaient été portés par des mains conservatrices; prenant d'ailleurs un plaisir bien naturel à contempler et à constater, du haut de sa vieille opposition, la dissolution de l'ancienne majorité, autrefois unie contre lui. Plus satisfait encore était M. Garnier-Pagès, l'orateur de l'extrême gauche: «On est heureux, disait-il, de voir des hommes comme M. Thiers et M. Guizot venir éclairer le pays et lui dire que maintenant l'ordre n'est plus menacé, qu'il faut voler au secours de la liberté... Vous dites, dans votre Adresse, ce que nous avons toujours dit nous-mêmes... J'ai fait des efforts, pour ma part, afin de faire nommer, comme commissaires de l'Adresse, les chefs des anciens cabinets. J'ai voulu avoir le plaisir de voir des hommes qui avaient dirigé la politique que j'avais combattue avec tant d'ardeur, venir la blâmer eux-mêmes. Je m'en suis réjoui, comme je me réjouis de voir percer, à travers toutes les phrases des membres du ministère actuel, cette idée que tous les hommes qui, depuis sept ans, ont servi la Couronne, ont été des ambitieux. Ce sont des déclarations que j'aime à voir faire en présence de la France.» M. Guizot, plus atteint encore par une telle approbation que par les reproches des ministériels, reparut à la tribune, pour se défendre personnellement d'avoir été infidèle à ses antécédents, et pour démontrer, phrase à phrase, que le projet d'Adresse n'avait rien de factieux. Le centre lui était plus malveillant encore que le premier jour; à peine l'orateur pouvait-il prononcer une phrase sans être interrompu. Il dominait cette révolte de l'auditoire, à force d'éloquente énergie. Cette fois, d'ailleurs, la gauche se décida à le soutenir de ses applaudissements passionnés[483]. Mais l'illustre doctrinaire ne pouvait pas ne pas sentir combien ces applaudissements étaient compromettants: aussi tâchait-il, jusque dans son opposition, et tout en plaisant à ses nouveaux alliés, de rester lui-même et de se rattacher à son passé. Effort dramatique et douloureux d'une conscience qui cherchait vainement à échapper aux nécessités de l'œuvre mauvaise où elle s'était laissée entraîner[484].

Dans l'autre camp, c'était toujours M. Molé qui supportait, sans faiblir, le poids de la lutte. Un orateur cependant lui vint en aide, qu'on attendait avec impatience sur les bancs ministériels: ce fut M. de Lamartine. Se tournant vers les meneurs de la coalition, il s'écria, aux acclamations du centre: «Nous qui ne fatiguons pas la tribune, qui ne remplissons pas la scène de nos rôles toujours nouveaux et toujours brillants, qui ne passons pas notre temps à exercer le pouvoir ou à le disputer à nos rivaux, nous nous levons enfin, pour vous dire: Nous ne laisserons pas dilapider le pouvoir, rabaisser la tribune, dégrader le gouvernement représentatif. Oui, nous refusons de ratifier votre Adresse, parce qu'elle est votre Adresse, et non l'Adresse du pays.» Ce n'était pas à dire que M. de Lamartine prît à son compte tous les actes et toutes les idées du cabinet. Il aimait à se poser en protecteur magnanime, parfois même un peu dédaigneux, plutôt qu'en partisan dévoué, et il attaquait la coalition plus qu'il ne défendait M. Molé.

On se battait depuis quatre jours: tout avait été dit, ressassé même. L'heure était venue, pour les deux partis, de mesurer leurs forces dans un premier vote. Celui-ci devait porter sur le début de l'Adresse. Le projet de la commission paraissait attribuer à la Chambre seule la prospérité du pays et la paix du monde; un amendement, présenté par un ami du ministère, proposait d'en féliciter «le gouvernement du Roi et les pouvoirs de l'État». Des deux côtés, on attendait, dans une agitation anxieuse, le résultat, impossible à prévoir, de cette première épreuve. Après un appel nominal fait au milieu d'un grand tumulte, la Chambre procéda au scrutin; 216 voix se prononcèrent pour l'amendement, 209 contre, soit une majorité de 7 voix pour le cabinet. Mortification cuisante pour l'orgueil des coalisés qui s'étaient flattés que leur éloquence aurait facilement raison de ce débile ministère. Toutefois une victoire tenant à si peu de voix ne pouvait donner à M. Molé une confiance bien triomphante. Le Journal des Débats avouait mélancoliquement la faiblesse de la majorité: il n'osait dire si elle suffirait à maintenir le cabinet: «il faut, disait-il, voir la suite de la discussion». Seulement il déclarait que «la minorité était bien plus faible encore, si l'on comparait ses éléments à ceux de la majorité».

Quant au public, il ne savait trop que penser; il assistait, étonné, inquiet, à ce drame où il n'était pas acteur, particulièrement frappé et troublé de l'extrême violence qu'avaient tout de suite atteinte ces débats. La fièvre qui avait gagné tous les esprits lui semblait d'autant plus étrange qu'elle ne venait pas du pays lui-même, mais était le produit propre et spontané de l'effervescence parlementaire. Chacun déclarait n'avoir jamais vu pareille bataille, même en ces jours tragiques de 1831 et 1832, où, suivant l'ancien mot de M. Thiers, on entendait de la tribune le bruit du tambour et les cris de l'émeute, où l'enjeu de la discussion était l'existence de la monarchie et la paix du monde. Et surtout, ce qu'on n'avait jamais vu, c'était, entre les adversaires, tant de haine, de mépris, de volonté de se faire mutuellement les blessures les plus douloureuses, les plus mortelles. «Il faut remonter assez loin dans notre histoire parlementaire, écrivait un témoin, le 10 janvier, pour trouver quelque chose de comparable à la violence des débats de ces derniers jours. Le centre de la Chambre surtout est dans un état permanent d'irritation et de fureur. Le président, jadis si respecté, si obéi, ne peut plus se faire entendre.» Et il ajoutait, le 13 janvier: «C'est un spectacle étrange et nouveau que celui qu'offre, depuis huit jours, la Chambre des députés, cette lutte furieuse entre les partis, ou plutôt cette lutte des intelligences ambitieuses et irritées contre un ministère soutenu presque exclusivement par la masse compacte des médiocrités, qu'unit le double lien d'un amour de l'ordre plus ou moins éclairé et d'une aversion envieuse contre les talents supérieurs. Ces scènes tumultueuses qui nous reportent à d'autres temps, mais qui, grâce à Dieu, ne trouvent encore que bien peu d'échos en dehors, ce renversement des anciennes positions, cette confusion inextricable des opinions, tout cela forme un tableau qui a bien sa beauté dramatique, mais qui afflige profondément l'honnête homme et le bon citoyen[485].» À la même date, la duchesse de Dino écrivait à M. de Barante: «Je vois des gens d'affaires proprement dits s'alarmer grandement... Je lis les journaux, et j'en ai dégoût et effroi. On me raconte quelque peu ce que les gestes, les accents, le jeu ajoutent de hideux à l'aspect de la Chambre, et je me demande alors ce qui reste entre nous et la révolution.—La tranquillité du pays et le besoin de conservation de bien des choses? Sans doute, c'est un contre-poids considérable, mais est-il suffisant[486]

IV

Pendant les quatre séances des 11, 12, 14 et 15 janvier, le débat, toujours aussi violent et acharné, porta successivement sur la Belgique, sur Ancône et sur la Suisse. C'était le terrain où l'opposition se croyait le plus de chances de succès. Aussi lança-t-elle à l'assaut ses orateurs les plus considérables, MM. Duchâtel, Dufaure, Passy, Odilon Barrot, et surtout MM. Thiers et Guizot. M. Mauguin se joignit à eux, tout heureux de rééditer, en semblable compagnie, ses vieilles déclamations de 1830. M. Molé faisait, presque seul, tête à cette attaque, se multipliant et déployant des ressources qu'on ne lui connaissait pas. Chaque jour, il montait à la tribune, au besoin plusieurs fois par séance. Il se sentait soutenu d'ailleurs par le Roi que cette partie du débat intéressait et regardait tout particulièrement, et qui écrivait, presque d'heure en heure, à son ministre, de courts billets pour le féliciter et l'encourager[487].

Ce que nous avons déjà dit, à propos des négociations elles-mêmes, permet de deviner les arguments employés de part et d'autre. Au sujet de la Belgique, M. Thiers parut désirer qu'on éludât le traité des vingt-quatre articles, mais sans en indiquer le moyen; M. Molé n'eut pas de peine à répondre que l'exécution du traité s'imposait, et que tout le possible avait été fait en faveur des Belges; d'ailleurs, l'affaire étant encore pendante, le débat se trouva forcément limité. Quand on en vint à la Suisse, le président du conseil montra que c'était M. Thiers qui avait donné, en 1836, l'exemple des mesures de rigueur, et que, si les sentiments de la petite république pour la France étaient altérés, il fallait en chercher la cause dans la politique suivie par le ministère du 22 février. Le débat le plus acharné s'engagea au sujet de l'évacuation d'Ancône. Tant qu'il ne s'agissait que de faire des phrases éloquentes sur le recul du drapeau français, le rôle des coalisés était facile. «Messieurs, s'écriait M. Guizot, à chacun ses œuvres: à M. Casimir Périer, l'occupation d'Ancône; aux ministres qui lui ont succédé, le maintien de cette position; à vous, l'évacuation!» Mais M. Molé reprit le dessus, quand il vint, froidement, pièces en main, rappeler les faits, les précédents, et mettre le langage actuel de quelques-uns de ses adversaires en contradiction avec ce qu'ils avaient dit quand ils étaient au pouvoir. Réduits à ne plus nier l'engagement, les opposants s'en prirent alors au ministère de ce qu'on lui en avait réclamé l'exécution. «L'évacuation, dit M. Thiers, n'aurait pas été demandée à un cabinet ferme; elle devait être immédiatement et péremptoirement demandée à un cabinet sans force et sans volonté... C'est une faiblesse d'amour-propre, peut-être, mais je suis convaincu que, si j'étais resté au cabinet, on ne me l'aurait pas demandée, à moi.» À quoi M. Molé répliquait: «On a de soi-même l'opinion qu'on veut. On peut dire: On ne m'eût pas traité comme cela. Eh! mon Dieu! nous sommes des ministres insignifiants, nous le savons bien; mais il y en a d'autres qui sont au moins des ministres confiants.»

En somme, l'avantage resta à M. Molé. L'un de ses adversaires, M. Guizot, devait le reconnaître plus tard[488]. La Chambre le proclama tout de suite, en votant successivement trois amendements qui, sur chacune des questions débattues, substitua l'approbation au blâme: sur la Belgique, par 216 voix contre 212; sur Ancône, par 228 contre 199, majorité un peu plus forte, peut-être à cause du concours des légitimistes; sur la Suisse, par 221 contre 208. On le voit, les deux partis se retrouvaient, à chaque nouvelle rencontre, à peu près exactement ce qu'ils s'étaient montrés à la première. Vainement le débat se prolongeait-il, vainement, de part et d'autre, faisait-on les plus grands efforts, aucune des armées ne se laissait entamer. Une discipline étroite réglait toutes leurs manœuvres. Assis les uns en face des autres, les ministres, d'un côté, les membres de la majorité de la commission, de l'autre, donnaient les mots d'ordre aussitôt transmis et obéis. Ne vit-on pas, un jour, M. Dupont de l'Eure venir demander à M. Guizot comment il devait voter?

On pouvait croire la question étrangère vidée. Mais, dans l'acharnement inouï de cette lutte, tout était sans cesse à recommencer. La discussion se rouvrit sur l'ensemble de la politique extérieure, à propos du paragraphe suivant de l'Adresse[489]. Ce nouveau débat durait déjà depuis quelque temps, les orateurs se répétaient, et l'attention de la Chambre semblait fatiguée, quand M. Berryer parut à la tribune. Par quel tour de force un légitimiste allait-il donc pouvoir s'associer aux griefs des coalisés contre la politique extérieure du gouvernement, c'est-à-dire reprocher à celui-ci de n'avoir pas pris assez hautement parti pour les clients de la révolution de Juillet, contre la vieille Europe monarchique? M. Berryer excellait dans ces habiletés. Voyez comme il procède. Il commence par une magnifique profession de patriotisme; il s'y complaît éloquemment[490]. L'auditoire ému n'est plus en méfiance. C'est le moment que l'orateur choisit pour parler des devoirs que ce patriotisme impose au pouvoir. «Tout gouvernement, dit-il, doit puiser dans son principe, dans les conditions de sa situation, toutes les forces qui leur sont propres, pour en faire profiter la France, pour développer au dehors l'ascendant, la prépondérance et la dignité du pays; s'il ne le peut ou ne le veut, il se réprouve lui-même.» Se tournant vers la monarchie de 1830, il lui demande si elle a rempli ce devoir. Il rappelle quel a été, dans le monde, le retentissement de ce «terrible événement» qui fut la révolution de Juillet. «L'Europe, dit-il avec une éloquence superbe, a eu d'étranges,—je me trompe, Messieurs, l'expression dont je me sers ici est mauvaise,—l'Europe a eu de glorieux contacts avec la France. À plus d'une époque, les peuples se sont souvenus de notre passage; la France ne passe point sans laisser de traces de ses pas...; et une révolution en France ne pouvait s'accomplir sans que les intelligences de l'Europe ne fussent émues dans toutes les contrées où la gloire française a marché.» Ce contre-coup s'est produit en Pologne, en Espagne, en Belgique. Qu'en est-il advenu? «La Pologne n'est plus... L'Espagne est livrée aux horreurs d'une guerre civile dont vous n'apercevez pas le terme, et votre gouvernement dit qu'il est impuissant à mettre fin à cette lutte horrible... La Belgique suppliante, agitée, demande avec effroi si vous l'abandonnez, comme on le dit, sans garantie pour son indépendance, sans même une sûreté pour sa propre existence.» Et après ce tableau qu'il nous faut abréger: «Voilà, s'écrie M. Berryer, comme votre gouvernement a soutenu votre principe politique au dehors, voilà ce qu'il a produit, partout où il a eu son retentissement... Vous êtes abandonnés partout, vous êtes isolés... Ma main se séchera avant de jeter dans cette urne une boule qui dise qu'un tel ministère est jaloux de notre dignité, de nos alliances: jamais! jamais!» Le tour de force est accompli. Mais ne voit-on pas maintenant que si l'orateur royaliste y a eu recours, ce n'a pas été pour le seul plaisir de venir aider les adversaires de M. Molé? Son argumentation visait plus loin et plus haut; elle atteignait la monarchie de Juillet elle-même.

Que devaient penser M. Guizot et M. Thiers de ce commentaire de leur Adresse, de ce développement de leurs griefs? N'en étaient-ils pas plus embarrassés encore qu'ils ne l'avaient été du discours de M. Garnier-Pagès? M. Molé, avec son habituelle présence d'esprit, augmenta cet embarras, en montrant tout de suite jusqu'où portait maintenant l'attaque. M. Guizot lui succède à la tribune. Est-ce pour faire cause commune avec lui, contre l'ennemi de la monarchie de 1830? Non. Sa parole saccadée, amère, mordante, trahit, contre M. Molé, une animosité plus agressive que jamais. Il ne parle du discours de M. Berryer que pour en accabler le ministre. «Savez-vous, dit-il, à quoi vous devez ce discours et les apparences de raison dont il a pu être revêtu? À la politique extérieure du cabinet.» Pressant son contradicteur d'apostrophes enflammées, il conclut que «la France, entre ses mains, a perdu son influence et sa dignité». À cette rude attaque, le garde des sceaux ne fait qu'une réponse insuffisante et fatiguée. Puis voici M. Thiers qui vient encore frapper, par un autre côté, le ministère déjà si maltraité. «Qu'avez-vous fait de l'alliance anglaise? crie-t-il à M. Molé... Ce que je vous reproche, c'est d'avoir rompu le premier chaînon de cette chaîne qui nous unissait à l'Angleterre, d'avoir commencé le refroidissement... De là, votre faiblesse dans la question belge, votre timidité en Italie.» Certes, il ne fallait pas peu d'audace à l'ancien ministre du 22 février pour tenir ce langage. N'était-ce pas lui qui, au moment où il avait pris le pouvoir, en 1836, s'était le premier écarté de l'Angleterre, pour se rapprocher des puissances continentales? M. Molé aurait beau jeu à le lui rappeler. Aussi bien, serait-il temps que le cabinet, si puissamment attaqué, dans cette séance, par les plus redoutables orateurs de la Chambre, par MM. Berryer, Guizot, Thiers, se défendît avec quelque autorité. Mais est-ce lassitude du président du conseil, ou s'imagine-t-il que le vote d'ensemble sur la politique étrangère est acquis après les votes de détail émis, les jours précédents, sur la Belgique, sur Ancône et sur la Suisse? Toujours est-il qu'il reste à son banc et laisse sans réponse le discours de M. Thiers. On procède au vote: pour la première fois, la coalition l'emporte; 219 voix contre 210 repoussent l'amendement qui approuvait d'une façon générale la politique extérieure du ministère. À la proclamation du scrutin, l'agitation est au comble dans l'Assemblée. L'opposition triomphe. Morne tristesse sur les bancs ministériels.

Le lendemain[491], les coalisés reviennent au combat, tout animés de leur succès de la veille. Mais le ministère ne s'abandonne pas. Il s'agit toujours de la politique extérieure; après avoir repoussé l'amendement favorable au cabinet, l'Assemblée se trouve en présence du paragraphe nettement hostile qu'a proposé la commission. De part et d'autre, on fait des efforts désespérés. La lutte se concentre surtout entre M. Thiers et M. Molé, qui prend deux fois la parole. Le chef du centre gauche déploie toute sa subtile adresse pour démontrer à la Chambre qu'elle peut, malgré les approbations partielles des jours précédents, prononcer ce blâme général. Mais le président du conseil fait justice de ces habiletés: «Vous allez, dit-il en finissant, prononcer sur la politique du cabinet au dehors, d'une manière définitive et sans appel. Avant de quitter cette tribune, je le déclare de nouveau et en toute franchise, vos votes sur la Belgique, sur Ancône, sur la Suisse sont perdus pour nous, si celui que vous allez rendre nous est contraire.» Le scrutin est dépouillé, au milieu d'une anxiété plus grande que jamais. Enfin, le président annonce que le paragraphe est rejeté par 220 voix contre 213. Le ministère a retrouvé sa petite majorité. Si la Chambre a hésité, la veille, à s'engager par une approbation générale et absolue, elle persiste du moins à ne pas s'associer au blâme de la commission. L'accident du vote précédent n'est sans doute pas complétement réparé, mais il n'a pas tourné en désastre.

V

Restait le dernier paragraphe de l'Adresse. C'était le plus grave et le plus irritant de tous, car il avait été interprété aussitôt, et non sans raison, comme l'affirmation que le pouvoir royal avait besoin d'être «contenu dans ses limites constitutionnelles», que le Roi n'était pas suffisamment «couvert», et que la Chambre se refusait à «prêter son concours» à la Couronne tant que le ministère serait maintenu[492]. À la veille du débat, quelques-uns des coalisés, effrayés de l'effet produit par certaines expressions de ce paragraphe, proposèrent de les atténuer, au moyen d'un amendement qui eût été présenté par un membre de la gauche, M. Billault, et accepté par la commission. M. Duchâtel soumit cette idée à M. Thiers, qui l'approuva. Ce fut M. Guizot qui s'y opposa; «tant que dure le combat, pensait-il, toute apparence d'hésitation et de reculade est une faute, dût-on regretter de l'avoir engagé[493].» M. Barrot consulté se prononça d'abord, avec M. Thiers, pour l'atténuation; mais bientôt, se voyant désapprouvé par ses amis de la gauche, il revint sur son avis. Le projet d'amendement de M. Billault fut donc abandonné, et l'on arriva à la séance[494] résolu à livrer bataille pour le texte primitif. Bataille singulièrement dangereuse, car elle aboutissait forcément à discuter la conduite du Roi[495]. Les habiles de la coalition s'en défendaient et prétendaient n'avoir affaire qu'au cabinet, jugé par eux insuffisant, transparent et non parlementaire. Mais on avait beau jeu à leur répondre, avec l'un des orateurs ministériels: «Dire que la Couronne n'est pas couverte, c'est dire qu'elle est responsable des actes attaqués.» D'ailleurs, parmi les opposants, il en était qui, du moins dans l'intimité, ne faisaient pas mystère d'en vouloir au Roi lui-même. M. Léon Faucher, alors rédacteur d'une feuille de gauche, s'exprimait ainsi, dans une lettre adressée à un de ses amis d'Angleterre: «Je vous écris au fort de la bataille. Nous grandissons par nos défaites, et j'espère qu'avant un an, le Roi aura rendu son épée. Dompter sans révolution le prince le plus entêté de sa propre capacité et le moins constitutionnel qui soit au monde, ce n'est pas une petite entreprise[496]

Toutes les questions soulevées par le dernier paragraphe avaient déjà été débattues lors de la discussion générale: le débat en fut abrégé. D'ailleurs, le sujet était gênant à traiter pour les opposants qui voulaient, cependant, ne pas paraître ennemis de la Couronne: force leur était de s'envelopper de réticences peu favorables aux développements oratoires. Toutefois, plus on approchait du dénoûment, plus, de part et d'autre, l'acharnement redoublait. Les grands orateurs s'étaient réservés pour ce suprême effort: du côté de l'opposition, MM. Guizot, Thiers, O. Barrot; du côté du gouvernement, M. de Lamartine.

Enfin tout a été dit. Il ne reste plus qu'à voter. Cette fois encore, l'amendement du ministère l'emporte par 222 voix contre 213. L'ensemble de l'Adresse, composée des amendements que le cabinet a successivement fait adopter, est ensuite approuvé par 221 voix contre 208. Ce chiffre de 221 fit quelque sensation. On avait souvent évoqué, au cours de la discussion, le souvenir des 221 de l'Adresse de 1830: il était piquant de retrouver ce même nombre; seulement les nouveaux 221 étaient, non plus les adversaires, mais les défenseurs de la prérogative royale.

Telle fut la fin de cette longue discussion qui n'avait pas duré moins de douze jours. On chercherait vainement une bataille parlementaire où il ait été dépensé à la fois plus d'éloquence et de passion. L'opposition avait poussé l'attaque avec un acharnement inouï, sept fois battue, mais revenant à l'assaut, après chaque défaite, avec une ardeur qui semblait de plus en plus furieuse. Les chefs avaient donné de leurs personnes, sans se ménager. M. Thiers avait parlé treize fois, M. Guizot douze, tous deux avec un incomparable talent. Le dernier notamment avait surpris ses alliés comme ses adversaires. Dans cette lutte où, de part et d'autre, on s'attendait à lui voir garder une attitude un peu gênée, attristée, réservée, il s'était jeté au contraire en avant, toujours au plus fort de la mêlée, frappant et recevant les coups les plus rudes. Son éloquence en avait été modifiée, sans être diminuée: moins sereine, moins philosophique, moins professorale, elle avait gagné en énergie nerveuse, en audace, en action.

Plus inattendue encore fut la façon dont M. Molé tint tête à cette formidable attaque. Contre des adversaires qui s'appelaient Guizot, Thiers, Berryer, Odilon Barrot, Duchâtel, Dufaure, Billault, il était seul ou presque seul: parmi ses alliés, pas d'autre orateur que M. de Lamartine; ses collègues, hommes de valeur, mais de valeur secondaire, avaient pris la parole plusieurs fois, mais sans grande autorité ni vif succès. Néanmoins, à aucun instant de ce long débat, sa cause ne parut en état d'infériorité. Ce valétudinaire, soutenu par une sorte de fièvre, se montrait infatigable; prêt à parler sur toutes les questions de principe ou de personne, intérieures ou diplomatiques, il monta dix-sept fois à la tribune. Cet homme dont, jusqu'alors, on disait justement qu'il n'était pas orateur, le devenait par l'effort d'une conscience qui se révoltait contre d'injustes attaques et aussi d'un amour-propre qui ne voulait, à aucun prix, se laisser humilier par des rivaux détestés. Non sans doute que ses discours aient eu jamais l'éclat, l'ampleur, la chaleur, la puissance de ceux d'un Berryer ou d'un Guizot. Mais il déployait des ressources inattendues d'esprit et de bon sens, de fermeté et d'adresse, de bonne grâce et de fierté; son intrépidité froide donnait à ses troupes un courage qu'elles n'eussent pas trouvé en elles-mêmes. Parfois, l'honneur blessé lui arrachait des accents dont la vivacité inaccoutumée remuait l'Assemblée. Très-passionné au fond, autant que ses adversaires, et même soutenu par cette passion, il gardait un sang-froid, une simplicité digne et noble qui contrastaient heureusement avec l'emportement de ceux qui l'attaquaient. Les invectives laissaient intacte la liberté de cet esprit, d'ordinaire si douloureusement ombrageux et susceptible. Et pourtant, que n'entendait-il pas? Dans une des dernières séances, comme, épuisé de fatigue, il se plaignait que ses forces fussent à bout: «Crève, chien»! lui cria une voix partie de l'opposition[497]. L'interrompait-on par quelqu'un de ces mots outrageants auxquels son oreille de gentilhomme n'était pas accoutumée, il s'arrêtait, laissait au mot le temps de retentir dans toute la salle et à celui qui l'avait prononcé le temps de rougir; puis il continuait, sans autrement se troubler. Le débat ne faisait que commencer, que M. de Lamartine pouvait déjà lui dire: «Vous avez grandi, en trois jours, de cent coudées: c'est l'opinion de vos envieux, comme celle de vos amis[498].» Et le soir du vote final, le Roi lui écrivait: «Je ne crois pas que les fastes parlementaires d'aucun pays contiennent une lutte pareille à celle que vous venez de soutenir avec tant d'honneur et de succès. Grâces vous soient rendues! C'est ce que je dis de tout mon cœur[499].» Les adversaires de M. Molé faisaient alors de lui, tout bas, presque un égal éloge: ils l'ont fait tout haut, plus tard, avouant et leur surprise et leur admiration[500]. N'était-ce pas d'ailleurs un résultat vraiment extraordinaire et sans précédent, que le ministère fût arrivé à refaire l'Adresse tout entière, à coup d'amendements successifs? Cette majorité si frêle, composée d'éléments si médiocres, avait tenu bon dans tous les votes, sauf un seul[501]. Elle n'avait laissé passer aucune phrase de la rédaction élaborée par la commission. Ce succès était bien l'œuvre de M. Molé, et augmentait singulièrement son renom. Et cependant, était-il suffisant? Le ministre avait sauvé son honneur: avait-il également sauvé son pouvoir? Dans le combat d'où il sortait vainqueur, n'avait-il pas, comme il arrive souvent en ces mêlées meurtrières, été lui-même mortellement blessé?

VI

La bataille finie, M. Molé eut en effet à se demander s'il lui était possible de continuer à gouverner, ayant contre soi une minorité passionnée, considérable par le talent et le nombre, et n'ayant pour soi qu'une majorité de quelques voix qui n'avait pu s'accroître du premier vote au dernier, et qui même avait failli dans un des scrutins. Après réflexion, sa conclusion fut négative. «La Chambre, écrivait-il à l'un de ses ambassadeurs, est partagée en deux partis d'une force presque égale et trop engagés l'un contre l'autre, pour qu'il soit possible d'amener des défections dans leurs rangs[502].» Connaissant d'ailleurs le tempérament de sa majorité, il estimait qu'elle avait, dans la colère causée par la coalition, donné son maximum d'énergie. À son avis, il y avait chance désormais de la voir plutôt s'émietter que se fortifier. Voilà pourquoi il crut devoir, le 22 janvier, trois jours après la fin de la discussion, apporter sa démission au Roi.

Que devait faire Louis-Philippe? Assurément, nulle loi parlementaire ne l'obligeait à livrer le pouvoir aux coalisés. Si le ministère n'avait qu'une majorité incertaine, ses adversaires étaient une minorité certaine, et, de plus, une minorité composée d'éléments discordants. N'eût-on pas d'ailleurs crié à la trahison dans les rangs de ceux qui, précisément sous l'impulsion du Roi, venaient de soutenir fidèlement le cabinet, pendant cette longue bataille, et en avaient remporté un ressentiment singulièrement irrité contre les opposants? Les «221» continuaient à se réunir chez le général Jacqueminot, pour témoigner de leur résolution de faire toujours corps, de ne pas se laisser entamer, et déclaraient hautement leur veto à toute combinaison qui eût été un succès, même partiel, pour la coalition. Dans ces conditions, le premier acte de tout ministère composé par les meneurs de la minorité aurait été forcément la dissolution. Or, s'il fallait en venir là, n'était-il pas naturel que le Roi aimât mieux faire faire les élections nouvelles par M. Molé? Plus attaché que jamais à ce dernier, il lui écrivait: «Vous savez combien je suis disposé à tout faire, pour vous seconder et vous conserver. C'est là le grand point pour moi[503].» Aussi bien, croyait-il pouvoir espérer le succès d'élections ainsi dirigées par un ministre dont il connaissait l'habileté. Le public lui avait paru, en face de la coalition, d'abord indifférent, ensuite scandalisé, jamais favorable. Autour du trône, il n'entendait que des paroles indignées contre l'opposition, non-seulement dans la bouche des pairs, des députés amis, mais aussi dans celle des représentants du haut commerce et de la haute finance[504]. Dût-on du reste échouer, l'Assemblée ainsi élue serait toujours préférable à celle qu'aurait fait nommer M. Thiers ou tout autre coalisé; elle contiendrait le ministère nouveau qui serait obligé de la conserver[505]. Telles furent probablement les raisons qui, dès la première heure, décidèrent le Roi à garder le cabinet et à dissoudre la Chambre. M. Molé était d'accord, sur ce point, avec la Couronne, et l'on peut même supposer que sa démission n'avait pas été, au fond, bien sérieuse.

Mais ni Louis-Philippe, ni son conseiller, ne pouvaient se dissimuler que cette nouvelle dissolution, venant quinze mois à peine après celle qu'avait déjà fait prononcer le même cabinet, en octobre 1837, était un acte d'apparence exorbitante, et de nature à effaroucher plus d'un esprit. Ils savaient en outre que l'idée en était très-mal accueillie par les 221, plus désireux de se reposer après l'effort inaccoutumé qu'ils venaient de faire dans la Chambre, que de livrer, devant les électeurs, une autre bataille, où il faudrait payer plus encore de leur personne et où se trouveraient en jeu non-seulement les portefeuilles de ministres amis, mais leurs propres siéges au Parlement. On essaya donc d'abord, avec peu d'espoir et probablement encore moins de désir de réussir, s'il serait possible de constituer un autre ministère conservateur qui, tout en soutenant la politique de M. Molé, n'éveillerait pas autant d'animosité, et qui, en s'appuyant principalement sur les 221, aurait plus de chance de détacher quelques-uns des 213. Il parut que le maréchal Soult était le seul homme indiqué pour un tel rôle: le Roi le lui proposa[506]. Après huit jours de réflexions, plutôt que de démarches, l'ancien président du cabinet du 11 octobre déclina la mission qui lui était offerte: c'est ce qu'attendaient le Roi et M. Molé. Le maréchal laissa dire, parut même faire dire, par le Constitutionnel et autres journaux de même nuance, que la raison de son refus était qu'il pensait comme les coalisés. Toutefois il donnait aussi à entendre au Roi qu'il ne refuserait pas d'entrer dans le ministère de M. Molé, après les élections, si celles-ci étaient favorables[507]. La vérité est qu'il se ménageait, se réservait, ne sachant pas bien que penser et que prévoir dans cette confusion parlementaire. Quoi qu'il en fût d'ailleurs de ses motifs, son refus servit d'argument pour démontrer aux 221 qu'il n'y avait plus d'autre alternative que de faire faire la dissolution par M. Molé ou de passer la main aux coalisés. Une ordonnance du 31 janvier prorogea les Chambres au 15 février. Le lendemain, une note, insérée au Moniteur, annonça que les ministres, dont la démission n'avait pas été acceptée par le Roi, reprenaient leurs portefeuilles. Enfin, une ordonnance du 2 février prononça la dissolution de la Chambre des députés, et convoqua les colléges électoraux pour le 2 mars, les Chambres pour le 26 mars.

Ce fut aussitôt une explosion de fureur chez les coalisés qui s'étaient un moment flattés, lors de la démission de M. Molé, de toucher au but; ils crièrent, sans raison aucune, au coup d'État et rappelèrent les deux dissolutions prononcées coup sur coup par M. de Polignac. Parmi les conservateurs, l'impression fut d'abord morne et inquiète; mais le Roi et le ministre, expliquant leur conduite et promettant le succès, parvinrent à ranimer les courages et à transformer de nouveau en belliqueux tous ces pacifiques. Au bout de quelques jours, la bataille était engagée, et les deux armées se précipitaient l'une contre l'autre aussi furieusement que naguère dans le Parlement, avec cette aggravation que le choc ne se renfermait plus dans la salle close du Palais-Bourbon, mais qu'il se produisait, pour ainsi parler, en plein air et s'étendait dans le pays tout entier. Le gouvernement employait, dans cette lutte suprême, tous ses moyens d'action, toutes ses ressources pécuniaires, tout son personnel. M. Molé commandait: soutenu par cette sorte de fièvre qui lui avait déjà donné des forces inattendues, lors du débat de l'Adresse, son activité était prodigieuse[508]. Les conservateurs, contrairement à leurs habitudes, ne laissaient pas tout faire au pouvoir. Des comités locaux correspondaient avec le comité central, formé à Paris, sous la présidence du général Jacqueminot: «À aucune époque, écrivait M. Molé, je n'ai été aussi content des honnêtes gens. Je leur ai vu, pour la première fois peut-être, l'ardeur, l'énergie d'un parti[509].» Du côté de la coalition, on avait constitué trois comités distincts, l'un du centre droit, l'autre du centre gauche, et le troisième de la gauche; mais ils marchaient d'accord: MM. Guizot, Thiers et Barrot, assistés de quelques députés, se réunissaient tous les jours, pour centraliser le mouvement[510]. M. Berryer, avec ceux des légitimistes qui le suivaient, et M. Garnier-Pagès, avec les républicains d'extrême gauche, soutenaient les candidats de la coalition, sans se fondre avec elle.

Les journaux de la gauche accusaient bruyamment le ministère de violence et d'intrigue, de pression et de corruption. Il se peut que la juste mesure ait été parfois dépassée, et qu'il y ait eu, en plus d'une circonstance, ce qu'on a appelé «l'abus des influences». M. Molé n'était pas scrupuleux en pareille matière, et le zèle de M. de Montalivet ne redoutait pas les compromissions. Toutefois les reproches étaient, comme toujours, singulièrement exagérés, et souvent même ils supposaient, chez ceux qui les adressaient, quelque impudence. Tel était le cas des clameurs poussées à propos des destitutions dont avaient été frappés, avec éclat, quelques hauts fonctionnaires engagés dans l'opposition. Ces destitutions étaient d'autant plus justifiables, qu'en ce moment même, les coalisés, abusant de ce qu'ils comptaient dans leurs rangs plusieurs anciens ministres en passe de revenir au pouvoir, tâchaient de terroriser les fonctionnaires et de provoquer leur infidélité, en leur faisant peur des vengeances du lendemain. Sous ce titre: Avis aux fonctionnaires dévoués, les journaux de la coalition publiaient une circulaire où l'on lisait: «Il n'est personne qui ne comprenne que le premier résultat des élections sera de renverser le cabinet. On ne peut donc empêcher les fonctionnaires, même les plus dévoués, de songer à l'avenir et d'examiner ce qui adviendra d'eux, après que leurs patrons actuels seront tombés... Aujourd'hui, par une fatalité remarquable, il se trouve que presque tous les personnages ministériels sont dans la coalition, et que les principaux d'entre eux font partie des comités qui se sont constitués pour seconder les candidats parlementaires et surveiller la conduite de l'administration. Il est donc évident que rien ne leur échappera, et que, le jour de la justice venu, ils se souviendront de tout... Les fonctionnaires publics ne peuvent agir pour le ministère sans se brouiller avec son successeur inévitable; c'est donc à leur sagacité qu'il appartient de discerner de quel côté il leur convient d'agir.» Le Journal des Débats n'était-il pas fondé à dire, à ce propos: «Si ce n'est pas là de l'anarchie, il faut rayer le mot du dictionnaire[511].» Triste spectacle, en effet, que celui d'hommes de gouvernement qui, pour satisfaire la passion d'un moment, ne craignent pas de démoraliser l'administration dont ils pourront avoir eux-mêmes à se servir bientôt[512]!

La coalition faisait valoir les mêmes griefs que naguère pendant la discussion de l'Adresse: elle dénonçait une politique étrangère qui trahissait l'honneur et les intérêts de la France de 1830, par peur de la vieille Europe ou par désir de la courtiser; elle revendiquait la prérogative parlementaire contre un ministère qui laissait le champ libre aux empiétements du pouvoir royal. Ces questions étaient déjà périlleuses dans un parlement habitué aux subtilités constitutionnelles et capable de comprendre à demi-mot, avec des orateurs contenus par le sentiment de leur responsabilité et le soin même de leur ambition; ne le devenaient-elles pas bien plus dans le tumulte d'une bataille électorale, traitées par le premier venu, sans autre souci que le succès et parfois le bruit du moment, devant une foule pour laquelle il faut toujours supprimer les nuances, forcer la note et grossir les effets? Chez les doctrinaires, plusieurs voyaient ce péril, et redoutaient d'être ainsi entraînés bien au delà de leurs prévisions. Mais la bataille était engagée; la passion commandait; il fallait quand même aller de l'avant, sauf à imputer au ministère, auteur de la dissolution, tous les risques de l'aventure.

Il fut convenu que, sous couleur de circulaire à leurs électeurs, les trois chefs de la coalition donneraient, chacun successivement, la note à leur troupe. M. Guizot commença: son manifeste, très-étendu, de forte et haute allure, était à la fois une justification et une attaque. L'attaque portait sur les points connus. Bien que l'auteur proclamât «qu'une lutte sans exemple, depuis 1830, était engagée entre la Couronne et la Chambre», il faisait un effort marqué pour échapper à la conséquence logique et fatale de ses critiques, et pour mettre la royauté hors du débat. «Ceci, disait-il, est un spectacle sans exemple. Voilà une opposition qui déclare, qui soutient imperturbablement qu'elle s'adresse au cabinet seul, que c'est du cabinet seul qu'elle parle... Et le cabinet se retire, s'efface, place la Couronne devant lui, affirme, répète que c'est à la Couronne qu'on en veut! En vain l'opposition persiste; le cabinet persiste à son tour. Il veut absolument que la Couronne descende dans l'arène et lui serve de bouclier.» À l'appui de sa protestation, M. Guizot précisait ainsi son grief contre le cabinet: «Vous êtes trop étrangers au pays et à ses représentants les plus immédiats; vous ne le représentez pas vous-mêmes assez véridiquement, assez fermement, auprès de la Couronne. Les intérêts, les sentiments, toute la vie morale et politique du pays n'arrivent pas, fidèles et entiers, par votre organe, auprès du trône. Et lorsque ensuite vous paraissez devant les Chambres, comme conseillers de la Couronne, nous trouvons, nous, d'une part, que la Couronne a été par vous mal conseillée et le pays mal représenté auprès d'elle; d'autre part, que vous la représentez et que vous la défendez mal devant les Chambres. Car, à notre avis, votre faiblesse est double, votre insuffisance est double; et la Couronne en souffre dans le pays et les Chambres, aussi bien que les Chambres et le pays dans le conseil de la Couronne.»

M. Guizot se flattait-il sérieusement que la polémique se renfermerait dans ces fictions ingénieuses? Quelques jours après, les limites qu'il avait si soigneusement tracées étaient déjà franchies dans le manifeste de M. Thiers. Celui-ci, après avoir développé avec une abondante vivacité ses accusations contre la politique extérieure, abordait, à son tour, la question parlementaire. Il la montrait posée, comme en 1829, avec M. de Polignac. Il ne craignait pas sans doute une nouvelle violation des lois. «La Restauration, disait-il, a fini par se précipiter dans un abîme, et notre gouvernement saura s'arrêter; mais il commence la lutte, comme la Restauration l'avait commencée. Il a résumé aussi, dans un ministère, toutes ses tendances fâcheuses; il le maintient, non pas, il est vrai, contre une majorité décidée, mais lorsque la majorité qui l'appuyait s'est réduite à quatre voix; il le maintient par deux dissolutions; il fait dire aussi que la royauté est attaquée et la traîne ainsi dans l'arène; il repousse les amis sincères qui cherchent à l'éclairer, il les qualifie de traîtres à leur principe, il les frappe impitoyablement. Je le répète, si l'on ne savait pas qu'il y a des bornes que le gouvernement de Juillet ne franchira jamais, il y aurait de quoi s'alarmer, en voyant se renouveler, après huit années seulement, des fautes si graves, si cruellement punies.» Ce «gouvernement» dont l'auteur du manifeste faisait si vivement le procès et auquel il reprochait, entre autres choses, d'avoir mal choisi son ministère et de le maintenir à tort, qu'était-ce donc, sinon la royauté? M. Thiers terminait par cette déclaration quelque peu hautaine, à l'adresse de la Couronne: «Si j'avais l'ambition d'être ministre, quand l'esprit de la révolution de Juillet est en oubli, je le serais. Je ne veux jamais l'être à ces conditions. Je resterai, aussi longtemps qu'il le faudra, simple député, si vos suffrages me rendent ce titre; heureux de ma médiocrité, fier des services que j'ai rendus dans des temps de danger, de ceux que j'ai refusés dans des temps d'erreur...»

Lorsqu'un tel langage était tenu, non par des enfants perdus, mais par un homme qui venait d'être ministre et qui allait le redevenir, on comprend que le Journal des Débats se demandât, avec mélancolie, si une monarchie pouvait subsister dans de telles conditions. «M. Thiers, disait-il, croirait déchoir s'il n'entrait, par la brèche, dans les conseils du monarque. Et à côté de M. Thiers, il y a une foule de médiocrités qui s'enflent et se rengorgent en songeant qu'elles marchent avec lui, dans cette glorieuse campagne, et qu'elles le suivront à l'assaut des Tuileries.» Puis, généralisant la question: «Le malheur de notre pays et de notre époque, c'est que chacun se croit assez fort pour se mesurer avec la royauté. Aujourd'hui, tout homme qui a passé aux affaires, ne fût-ce que trois jours, tout homme qui est entré aux Tuileries, par un succès de tribune ou par le plus mince service rendu à l'État ou à un parti, tout homme qui a traité avec le Roi et contre-signe une ordonnance, se croit en droit, du jour où il n'est plus ministre, de faire de sa personne échec à la royauté. C'est manquer envers lui de reconnaissance que de se passer de ses lumières, c'est l'abandonner que de le laisser partir, c'est le trahir que d'accorder la moindre confiance à ceux de ses successeurs que la majorité soutient!... Ce n'est pas tout. À côté des hommes qui ont été ministres, il y a ceux qui veulent le devenir... Eh bien, il faut que la royauté compte aussi avec ces hommes-là. Ils se posent fièrement devant elle; ils lui marquent les limites qu'elle ne doit pas franchir; ils se dressent pour lutter contre sa prérogative...» Le Journal des Débats se demandait la cause de ce désordre. Sa réponse est curieuse, surtout venant d'une feuille qui était, depuis l'origine, l'organe autorisé du gouvernement de Juillet: «Voilà, disait-il, la véritable faiblesse des royautés nouvelles, de celles qu'on a vues naître du sein d'une insurrection populaire, de celles dont on a discuté publiquement les attributions et les priviléges, de celles dont chacun peut se dire: C'est moi qui l'ai faite[513]

La circulaire de M. Odilon Barrot fut lancée la dernière; elle n'eut ni l'importance ni l'éclat des deux autres: c'était une dissertation un peu verbeuse et lourde sur la nécessité de ne pas réélire des «députés dociles aux prétentions de cour et pratiquant cette maxime qui avait déjà enfanté une révolution: Le Roi règne et gouverne».

Les manifestes des chefs, même celui de M. Thiers, gardaient une certaine réserve: c'est dans les journaux que la polémique apparaît avec toutes ses audaces et tous ses désordres. Encore laissons-nous absolument de côté la presse républicaine, et ne nous occupons-nous que des feuilles dynastiques, interprètes reconnus des partis engagés dans la coalition. L'une d'elles, le Courrier français, se plaignait précisément que M. Thiers et M. Guizot n'eussent pas été assez nets sur la question du «pouvoir personnel»; «mais, par bonheur, ajoutait-elle, les mêmes ménagements ne sont pas imposés à tout le monde». À entendre ces journaux, la guerre est engagée contre la «cour», le «parti de la cour», le «gouvernement de la cour»: ces mots reviennent sans cesse, et l'on définit ce mot «cour» de telle sorte que nous comprenions bien qu'il veut dire: royauté[514]. Souvent, du reste, on ne se gêne pas pour appeler la royauté et même le Roi par leurs noms. Voyez, par exemple, comment le Constitutionnel, organe de M. Thiers, posait la question: «Les électeurs, s'écriait-il le 26 février, veulent-ils la complète annulation de la révolution de Juillet, c'est-à-dire la royauté absorbant le pouvoir des Chambres dans sa plénipotence absolue? Veulent-ils une royauté ne prenant plus sa force dans le concours spontané des Chambres et l'assentiment national, mais s'entourant du faste des vieilles monarchies? Veulent-ils le gouvernement des aides de camp et la cour dans la Chambre? Veulent-ils le favoritisme érigé en arbitre souverain des promotions dans l'armée?... S'ils veulent toutes ces choses, qu'ils votent pour les candidats ministériels.» Quelques jours plus tard, on lisait dans le Temps: «Nous consentons à parler de la haute sagesse du Roi et à la placer au-dessus de toute autre sagesse, à la condition qu'on ne prenne pas notre politesse au mot, pour nous imposer telle ou telle politique, au nom de cette formule... La France n'a pas abdiqué aux mains de Louis-Philippe.» Puis, après avoir rappelé dédaigneusement que, quelques années auparavant, Louis-Philippe n'était que duc d'Orléans, et qu'il avait été porté au trône par la Chambre, «sur la recommandation de La Fayette», le Temps ajoutait: «La résistance d'une dynastie qui date d'hier, qui n'est arrivée que par un choix de majorité, une telle résistance est au fond si légère, si facile à vaincre, qu'il n'y a vraiment pas de danger, même pour qui résiste.» Après un tel langage, ces journaux n'étaient-ils pas bien venus à protester que ce n'étaient pas eux qui mettaient en cause la royauté? Il est vrai que leurs protestations étaient accompagnées de commentaires qui en faisaient de pures moqueries: car ces commentaires étaient eux-mêmes l'attaque la plus directe contre la Couronne[515].

La presse ministérielle n'était guère moins passionnée: rien ne lui coûtait pour flétrir les coalisés, surtout ceux qui étaient naguère à la tête de l'armée conservatrice, pour mettre en lumière ce qu'elle croyait être la petitesse et la bassesse de leurs mobiles. Aux reproches sur la politique extérieure, elle répondait en affirmant que le triomphe de la coalition amènerait la guerre avec l'Europe. Le Journal des Débats, qui se dépensait, en cette circonstance, avec un zèle et une véhémence inaccoutumés, revenait sans cesse sur cette affirmation. «Partout, dit-il, on résume ainsi la question: avec le ministère du 15 avril, une paix sûre et honorable; avec la coalition, la guerre.» L'argument parut assez dangereux pour que M. Guizot jugeât nécessaire de le réfuter solennellement, dans un nouveau manifeste, publié sous forme de lettre au maire de Lisieux; il y soutenait que, si la paix se trouvait mise en péril, c'était «par une politique faible, peu digne, qui blesserait l'honneur national, par une politique imprévoyante, malhabile, qui conduirait mal les affaires»; or, telle était, d'après M. Guizot, la politique du gouvernement. Sur la question intérieure, les journaux officieux, bien loin de retirer du débat la Couronne qu'y avait introduite l'opposition, répétaient eux-mêmes, bien haut, que c'était en effet de la royauté qu'il s'agissait; ils se flattaient de rencontrer, chez les conservateurs, assez de sentiment monarchique, ou tout au moins de prudence intéressée, pour qu'un tel désordre les irritât, pour qu'une telle menace les inquiétât. «Tout le monde comprend, disait le Journal des Débats dans un appel solennel aux électeurs, que la crise est grave, que la royauté est en cause; non pas son existence, assurément, mais l'influence salutaire qu'elle a exercée, depuis huit ans, sur les affaires de notre pays.»

Ainsi, de jour en jour, les questions se posaient d'une façon plus redoutable et plus révolutionnaire[516]. Le fait frappa M. Royer-Collard, spectateur, facilement méprisant et dégoûté, d'événements auxquels il ne prenait plus de part active, et, à la fin de cette campagne, s'adressant aux électeurs de Vitry-le-François, il prononça, sur la coalition, cette sentence terrible qui eut alors un immense retentissement[517]: «L'agitation produite par la révolution de Juillet, chassée des rues où elle a été réprimée, s'est réfugiée, s'est retranchée au cœur de l'État: là, comme dans un lieu de sûreté, elle trouble le gouvernement, elle l'avilit, elle le frappe d'impuissance et en quelque sorte d'impossibilité. Sous les voiles trompeurs dont elle se couvre, c'est l'esprit révolutionnaire; je le reconnais à l'hypocrisie de ses paroles, à la folie de son orgueil, à sa profonde immoralité. Au dehors, la foi donnée ne l'oblige pas; pourquoi la Charte jurée l'obligerait-elle davantage? Cependant les institutions fatiguées, trahies par les mœurs, résistent mal; la société appauvrie n'a plus, pour sa défense, ni positions fortes, ni places réputées imprenables..... Voilà que le trône de Juillet est attaqué, je voudrais ne pas dire ébranlé, ce trône que mes mains n'ont point élevé, mais qui reste, aujourd'hui, je le reconnais, notre seule barrière contre d'odieuses entreprises.»

Quant au public, il assistait effrayé, troublé, à cette bataille des partis. «Rien n'égale la violence de la lutte, écrivait un témoin, dès le 10 février; if faut remonter à 1830 pour trouver quelque chose de semblable.» Et le même observateur ajoutait encore, le 2 mars: «On ne parle que d'élections. L'anxiété des esprits est extrême. Je ne me rappelle pas l'avoir vue portée à ce point, pour un semblable motif, depuis 1830[518]». La duchesse de Dino écrivait, vers la même époque, à M, de Barante: «Je ne sache rien de plus laid que le tableau offert par Paris en ce moment! On ne sait plus qui estimer, qui croire[519].» La prospérité, naguère si grande, faisait place à une crise douloureuse. «L'industrie souffre, disait le Journal des Débats du 12 février; le commerce, frappé de stupeur, interrompt ou ajourne les transactions. Les ports, ne sachant quelle sera l'issue de la question des sucres, suspendent leurs armements; les compagnies de chemins de fer demeurent les bras croisés; le travail est paralysé; le commerce international coupe court à ses échanges, comme s'il craignait la guerre[520]

Si les choses ne paraissaient ni belles ni rassurantes à qui les regardait de près, elle ne faisaient pas meilleure figure, vues du dehors. M. de Metternich, qui suivait les événements avec une attention anxieuse, y trouvait, non sans un mélange d'alarme et d'orgueil, la confirmation de ses préventions contre le régime parlementaire et de ses doutes sur l'avenir de la monarchie de Juillet[521]. À Vienne, à Berlin et même à Saint-Pétersbourg, toutes les sympathies des gouvernements étaient pour M. Molé. La façon dont il s'était défendu, dans les débats de l'Adresse, avait produit beaucoup d'effet et l'avait grandi à tous les yeux. M. de Barante lui envoyait de Russie les assurances suivantes: «Si vous étiez sensible à la renommée lointaine du pays où je suis, je pourrais vous écrire des pages de tout ce que chacun dit, à commencer par l'Empereur[522].» M. Bresson lui écrivait de Berlin, peu de jours après: «On rattache à votre succès non-seulement la solution des questions qui menacent la paix, mais encore l'affermissement de là prérogative royale qui, dans un autre genre, est aussi une question européenne[523].» M. de Metternich donnait ces instructions à son ambassadeur à Paris: «Veuillez inspirer du courage à M. Molé, car il est devenu le représentant d'une cause. Par contre, effacez-vous le plus possible, car le contraire ferait du mal à ceux mêmes qu'il s'agit de servir[524].» Cette dernière observation n'était que trop juste: à ce moment, en effet, les journaux de la coalition dénonçaient ironiquement le comte Apponyi comme le véritable président du conseil, et soutenaient que la France était menacée d'une «invasion diplomatique». «Le gouvernement de la Restauration, disaient-ils, est entré en France à la suite de l'étranger; l'étranger est rentré en France à la suite du gouvernement actuel[525]

S'il peut être curieux de recueillir ce jugement de M. de Metternich et des autres ministres du continent, ce n'est pas que nous en exagérions l'autorité. Nous sommes les premiers à reconnaître que ces hommes d'État sont suspects, quand il s'agit de l'intérêt français, et peu compétents dans les cas de conscience de la vie parlementaire. Mais il était, hors frontières, d'autres spectateurs, ceux-ci au contraire absolument clairvoyants et dignes de confiance; c'étaient nos ambassadeurs près les trois grandes cours, MM. de Sainte-Aulaire, de Barante et Bresson. Déjà nous avons eu occasion de noter leur impression; elle devenait chaque jour plus vive contre la coalition. «Mes vœux sont pour Molé, sans partage», écrivait, le 22 février, M. de Sainte-Aulaire à M. de Barante[526]. Et ce dernier, chez qui le diplomate était doublé d'un moraliste, analysant le mal qui se manifestait dans cette coalition, y notait «le manque de conviction, la facilité à revêtir de sophismes les conseils de l'intérêt, de l'amour-propre, de la fantaisie, l'absence de tout sentiment de devoir». Puis il ajoutait: «Chacun croit avoir devant soi le monde moral en libre parcours, avec la faculté d'y choisir sa route, de la changer quand une autre semble plus profitable ou plus amusante. Nous vivons dans les saturnales de l'orgueil. J'ai déploré souvent la malveillance que suscitent toutes les supériorités. En y pensant mieux, je conçois qu'il en doit être ainsi, tant elles sont choquantes par leur présomptueuse insolence... Je voudrais que trois ou quatre personnes en vinssent à se résigner au chagrin de ne pas gouverner la France[527].» Si ces diplomates réprouvaient si vivement la coalition, c'est qu'ils mesuraient, autour d'eux, le tort qu'elle faisait à la France. «Bien que les cabinets étrangers, a dit M. de Sainte-Aulaire, conservassent au comte Molé toute leur estime, ils ne comptaient plus guère avec lui, depuis la fin de 1838, parce qu'ils prévoyaient sa chute prochaine... Le gouvernement du Roi était ainsi annulé en Europe[528].» Le même ambassadeur écrivait, le 17 février, à M. Molé: «La confiance dans l'avenir de notre gouvernement est très-ébranlée.» Sans doute, ajoutait-il, «M. de Metternich ne cessera pas de nous vouloir du bien, mais il ne s'appuiera jamais sur nous, et il manœuvrera de son mieux pour se rapprocher de ses anciens amis[529]». Dès le 31 janvier, M. de Barante écrivait de Saint-Pétersbourg: «En un mois, ma position politique a changé ici du tout au tout..... Si M. Molé s'en va, toutes nos affaires en souffriront.» Le 13 février, il insistait de nouveau sur ce que les événements de France «nuisaient à la considération du gouvernement, ébranlaient la confiance, ajournaient des projets bons pour tous». «Vous jugez bien, ajoutait-il dans une autre lettre, que c'est, pour les gouvernements étrangers, une belle occasion de nous dire: «Vous voyez que j'avais raison; qu'il n'y avait aucune sécurité à accepter vos ouvertures, et que la France est encore un État révolutionnaire dont nous avons à nous garder.» Ces passions d'orgueil et d'ambition, cet oubli des intérêts du pays, cette injustice envers le Roi, peuvent nous perdre et, pour le moment, nous reculent de trois années, en considération et en influence[530].» Quelle réponse aux coalisés, qui avaient soutenu que l'intérêt de la politique extérieure exigeait le renversement de M. Molé! Pourquoi les partis d'opposition ne regardent-ils pas plus souvent hors frontières? S'ils le faisaient, que de fautes contre lesquelles le seul sentiment patriotique suffirait à les mettre en garde!

Cependant l'heure du scrutin approchait. Malgré la violence de l'attaque, le gouvernement conservait sa confiance du premier jour. M. Molé informait, le 24 février, M. de Barante que, «jusqu'alors, les apparences dépassaient ses espérances», et qu'il s'attendait à trente voix de majorité. Le 26, il répétait le même chiffre à M. Bresson, en ajoutant: «Toutefois rien n'est certain.» Le 28, le Roi écrivait au président du conseil: «Il me semble que les nouvelles des élections continuent à être bien favorables, et que l'impopularité de la coalition augmente de plus en plus. Amen[531].» Ces espérances devaient être trompées. Les élections eurent lieu le 2 mars. À mesure qu'arrivèrent à Paris les résultats des scrutins, il devint plus visible que les ministériels, loin de gagner, avaient notablement perdu. Les chiffres étaient difficiles à préciser; les 221 paraissaient n'être plus guère que 190 ou 200; l'opposition, en y comprenant les doctrinaires, le centre gauche, la gauche, les radicaux et les légitimistes, réunissait environ 240 voix. Quand ces faits furent connus, M. Molé n'hésita pas: le 8 mars, il donna de nouveau sa démission, qui, cette fois, fut acceptée.

CHAPITRE VIII
L'INTERRÈGNE MINISTÉRIEL.
(8 mars—12 mai 1839.)

I. Le maréchal Soult est chargé de former un cabinet. Il tente de faire le ministère de grande coalition. Les coalisés ne parviennent pas à s'entendre.—II. Le maréchal essaye de constituer un ministère de centre gauche. Tout échoue au dernier moment. Le duc de Broglie cherche à rapprocher M. Thiers et M. Guizot. Son insuccès.—III. Les uns s'en prennent à M. Thiers, les autres à Louis-Philippe. Injustice des reproches faits au Roi. Sa conduite en cette crise. Constitution d'un ministère provisoire.—IV. Désordres à l'ouverture de la session. M. Guizot se rapproche des conservateurs. M. Passy candidat des conservateurs à la présidence de la Chambre. Il l'emporte sur M. O. Barrot. Nouvel échec d'une combinaison centre gauche.—V. Malaise général. Explications à la Chambre. M. Passy, chargé de faire un cabinet, échoue au dernier moment, par le fait de M. Dupin. Autres tentatives sans succès. Une proposition d'Adresse au Roi est prise en considération par la Chambre.—VI. L'émeute du 12 mai. Elle est promptement vaincue. Le Roi et le maréchal Soult profitent de l'émotion pour former le ministère.—VII. La coalition a manqué son but. Le mal qu'elle a fait au dedans et au dehors. Coup porté à la royauté, aux institutions parlementaires. Tristesse découragée des contemporains.

I

Quelque mortifié que dût être le Roi de la victoire de la coalition, il n'en discuta pas les conséquences, et accepta, comme une nécessité, l'entrée au ministère des chefs de l'opposition. Ceux-ci avaient le champ libre: à eux de montrer ce dont ils étaient capables. S'ils parvenaient à constituer un ministère fort, qui remît bien en mouvement la machine représentative, un peu détraquée depuis trois ans, s'ils refaisaient, fût-ce au service d'une politique différente, un autre ministère du 11 octobre, ils n'effaceraient pas complétement les fautes commises, mais du moins l'histoire pourrait leur être indulgente. Il n'en devait pas être ainsi. Leur triomphe marqua au contraire l'ouverture de la plus étonnante, de la plus longue et de la plus déplorable crise ministérielle qu'ait connue la monarchie constitutionnelle. Ces crises sont toujours un assez triste spectacle: c'est le moins beau moment du gouvernement parlementaire. Non sans doute que de telles misères soient épargnées aux autres régimes. Dans les monarchies absolues, par exemple, les intrigues de cour ne sont pas au fond moins laides et sont peut-être plus fréquentes encore. Mais elles échappent d'ordinaire aux regards, parfois même à la connaissance de la foule; avec les institutions libres, au contraire, avec la publicité à outrance qui en est la condition, tout s'étale au grand jour. Gardons-nous de nous en plaindre. C'est déjà la moitié du remède que de faire paraître le mal au dehors. Seulement, au moment même, la vue en est désagréable, et quand l'histoire vient, après coup, remuer ces compétitions personnelles qui, de loin, semblent plus mesquines encore, elle est tentée de passer rapidement. Ici, toutefois, elle ne doit pas céder à la tentation. Le récit de cette longue crise permettra de mieux mesurer la responsabilité de la coalition, complétera la leçon qui s'en dégage, et montrera ce qu'il en a coûté aux parlementaires d'avoir exagéré leurs prétentions, méconnu le rôle de la royauté et faussé les institutions représentatives elles-mêmes.

Ce fut le maréchal Soult que le Roi chargea de former le cabinet. Il avait cette particularité d'être un personnage considérable, pris au sérieux par le public, et cependant de pouvoir, sans surprendre ni choquer personne, prêter son nom à des politiques de nuances assez diverses. Naguère, on lui avait demandé de s'unir à M. Molé ou de le continuer; maintenant, c'est avec les adversaires de ce dernier qu'on l'invitait à former un cabinet. On eût dit un manche brillant auquel on pouvait au besoin adapter des lames de toute forme et de toute trempe. Aidé et guidé par le Roi, le maréchal se mit tout de suite en rapport avec les chefs de la coalition. Ceux-ci eussent dû être préparés à répondre à une telle ouverture; mais entre eux tout avait été d'avance concerté, précisé, pour rendre l'attaque plus redoutable, rien pour tirer parti de la victoire; tout pour la destruction, rien pour la reconstruction. Trois groupes, représentés par M. Guizot, M. Thiers et M. O. Barrot, se présentaient au partage. La gauche et le centre gauche s'étaient flattés, au début de la campagne, que M. Guizot y garderait une attitude réservée et effacée, et que, par suite, ils n'auraient pas beaucoup à compter avec lui. Un portefeuille au duc de Broglie, peut-être aussi à M. Duchâtel et à M. de Rémusat, telle était la part de butin par laquelle on avait pensé pouvoir désintéresser les doctrinaires. Mais l'importance inattendue du rôle joué par M. Guizot, dans la discussion de l'Adresse et dans la lutte électorale, ne permettait plus de le laisser de côté[532]. Il avait acquis des titres au moins égaux à ceux des deux autres chefs de la coalition. Fallait-il donc les unir tous trois dans un même cabinet? Une longue réflexion n'était pas nécessaire pour comprendre l'impossibilité de cette combinaison. Mais était-il également impossible, soit de faire un ministère Thiers-Guizot, en mettant M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre, soit de réserver ce dernier poste à M. Guizot, en faisant un ministère Thiers-Barrot?

«Veut-on, disait M. Guizot, faire un ministère de M. Thiers, de M. Barrot et de moi? Je suis prêt. Mais, si l'on juge cette combinaison trop hasardeuse, j'accepte également un ministère Thiers-Barrot, avec ma présidence, ou un ministère Thiers-Guizot, avec la présidence de M. Barrot.» De ces diverses combinaisons, il préférait la dernière. Il demandait la présidence du conseil pour le maréchal Soult, les finances pour M. Duchâtel et l'intérieur pour lui-même; à ce prix il était prêt à accepter tous les collègues que M. Thiers voudrait choisir[533]. Les dispositions de celui-ci étaient moins nettes et moins conciliantes. Jaloux de M. Guizot, tout en se proclamant alors son ami fidèle et dévoué, il voyait, sans déplaisir, les préventions de la gauche à l'égard de l'orateur doctrinaire, et se demandait si, en jouant de ces préventions, il ne serait pas possible d'écarter un collègue qui lui faisait ombrage ou tout au moins de le reléguer à un poste inférieur[534]. Quant à M. Barrot, il préférait rester en dehors du cabinet. «Je ne pourrais, disait-il, entrer au ministère sans demander la réforme électorale et l'abrogation d'une partie des lois de septembre. Or, je sens que la Chambre ni le pays même ne sont mûrs pour de tels changements.» La présidence, au contraire, lui plaisait fort. Il y voyait un moyen de sortir, sans désavouer son passé, d'une opposition systématique dont il commençait à être gêné et las. Seulement, au cas où on lui réserverait cette présidence, acceptait-il l'entrée de M. Guizot dans le cabinet? Personnellement, il s'y fût résigné, de plus ou moins bon cœur; mais, craignant les reproches de ses amis s'il accordait de lui-même cette sorte de laisser-passer, il convoqua la gauche pour lui soumettre la question. Dans cette réunion, éclatèrent tout de suite des antipathies très-vives contre le chef des doctrinaires. M. Thiers, averti, accourut plaider la cause de l'union, mais en de tels termes qu'il semblait moins revendiquer un droit qu'implorer une grâce pour son allié. Il ne demanda ou tout au moins n'obtint l'admission de M. Guizot dans le cabinet qu'en qualité de ministre de l'instruction publique. Il fit grand bruit, après coup, de la peine qu'il avait eue à faire accepter cette solution: on a lieu de penser, au contraire, qu'il aurait, sans plus de difficulté, obtenu, pour le chef des doctrinaires, le ministère de l'intérieur, s'il n'eût eu lui-même ses raisons personnelles de ne lui faire attribuer qu'un portefeuille secondaire[535]. Informé de ce qui s'était passé, M. Guizot en fut très-blessé et refusa absolument «de devenir ministre en sous-ordre, par la grâce de la gauche». Désaccord d'autant plus grave que les journaux rendirent aussitôt compte de la réunion et aigrirent la contestation par leurs commentaires. Les amours-propres se trouvaient ainsi publiquement engagés.

L'honneur de la coalition était à ce point intéressé à éviter une rupture, qu'on résolut de faire un dernier effort. On convint d'une conférence où se rendirent les trois chefs, accompagnés de quelques amis. M. Thiers parla le premier. Il insista sur la nécessité de l'union; quant à lui, disait-il, il céderait tout ce qu'on voudrait; mais il y avait encore des préjugés dont on était obligé de tenir compte. Il conjurait M. Guizot de ne pas s'arrêter à une question d'étiquette, et lui faisait remarquer que son influence n'était pas attachée à tel ou tel portefeuille. M. Guizot ne se montra pas moins convaincu du malheur d'une séparation; «seulement, disait-il, sa dignité d'homme et de chef de parti recevrait une atteinte profonde, s'il entrait au pouvoir, la tête basse, comme un amnistié. Le centre gauche allait, par la main de M. Thiers, planter son drapeau sur les affaires étrangères. La gauche, par la main de M. Barrot, allait placer le sien à la tête de la Chambre. Il fallait, pour tenir la balance égale, que le drapeau du centre droit n'allât pas se cacher dans un ministère privé de toute influence politique.» M. Guizot ajoutait d'ailleurs,—et cette observation révélait une préoccupation nouvelle, éveillée sans doute, chez lui, par la mauvaise volonté de la gauche,—«qu'il croyait stipuler, non-seulement pour les trente-cinq amis qui lui étaient restés fidèles, mais pour une portion notable du parti conservateur dont il n'avait été que momentanément séparé». Il concluait ainsi: «La coalition a trois chefs, et j'en suis un. Il y a trois grandes positions à occuper, et je ne demande que celle dont MM. Barrot et Thiers ne voudront pas. Est-ce trop exiger?» M. Barrot répondit avec une solennité courtoise; il couvrit d'éloges les doctrinaires; «mais, ajoutait-il, des préventions subsistaient, et ce que M. Guizot venait de dire du parti conservateur et de la nécessité de planter son drapeau, n'était pas de nature à effacer ces préventions». Aussi estimait-il impossible de lui accorder plus que le ministère de l'instruction publique. Vainement M. de Rémusat et M. Duvergier de Hauranne, désespérés de voir ainsi avorter l'entreprise à laquelle ils s'étaient donnés tout entiers, insistèrent-ils pour vaincre la résistance de la gauche: il fallut se séparer, en constatant l'impossibilité d'un accord. Trop fier pour récriminer, le chef des doctrinaires était profondément ulcéré. Avoir payé de sa personne comme il avait fait, avoir bravé les ressentiments furieux de ses amis, le mécontentement du Roi, peut-être les reproches de sa conscience, et se voir exclu, au lendemain même de la victoire, par ceux auxquels il avait tout sacrifié, quel sujet d'amères réflexions! Du reste, ce n'était plus seulement du cabinet, c'était de l'arène parlementaire elle-même que les journaux de gauche prétendaient exclure M. Guizot: le Constitutionnel, organe de M. Thiers, signifiait aux doctrinaires qu'il ne leur restait plus qu'à se faire «oublier» dans l'«exil temporaire» d'une ambassade[536]. Ajoutez les commentaires ironiquement compatissants de la presse conservatrice, qui n'étaient pas faits pour rendre la situation de M. Guizot moins mortifiante[537].

Ainsi huit jours ne s'étaient pas écoulés depuis la démission de M. Molé, et les coalisés, mis en demeure de prendre le pouvoir, en étaient réduits à avouer leur impuissance, et cela, pour n'avoir pu s'entendre, non avec le Roi, mais entre eux. De ce résultat, faut-il s'en prendre à tel ou tel homme, à la jalousie perfide de celui-ci, à l'inintelligente prévention de celui-là? N'était-ce pas plutôt, en dehors même des fautes particulières, la conséquence prévue, inévitable, d'une alliance où il n'y avait eu, entre des partis au fond inconciliables, d'autre lien que la haine de l'ennemi à abattre?

II

N'ayant pas réussi à former ce qu'on appelait alors le ministère de grande coalition, le maréchal essaya, toujours sous sa présidence nominale, un ministère purement centre gauche. Peut-être était-ce par une secrète préférence pour une combinaison de ce genre, par désir de se retrouver seul comme au 22 février, que M. Thiers n'avait pas travaillé plus efficacement à l'entente avec M. Guizot. Quoi qu'il en fût, il entra vivement dans le nouveau dessein du maréchal. M. Dupin, sollicité, accorda son concours: avec lui, MM. Passy, Dufaure, Villemain, Sauzet, Humann et l'amiral Duperré[538]. Louis-Philippe fit d'abord des objections assez vives à quelques-uns de ces noms, particulièrement à MM. Passy et Dufaure. «Le Roi se trompe, lui dit M. Thiers; il ne connaît pas ces messieurs; qu'il les appelle: il verra qu'ils valent mieux que moi.» Louis-Philippe parut frappé de l'observation; regardant M. Thiers, d'un air quelque peu moqueur: «Vous croyez, répondit-il; après tout, cela est bien possible.» Et il n'insista pas sur ses objections. Restait à s'entendre sur le programme que le Roi, inquiet de certaines idées exprimées par le chef du centre gauche, désira voir fixer par écrit. Dans une conférence avec ceux qui devaient être ses collègues, M. Thiers arrêta une rédaction sur laquelle les futurs ministres parurent s'être mis d'accord. Les articles principaux pouvaient se résumer ainsi: «Le ministère, représentant les opinions du centre gauche, ne se proclamera pas le continuateur du cabinet sortant; maintien des lois de septembre, sauf une définition de l'attentat; ajournement de la réforme électorale; liberté pour le changement des fonctionnaires; pour le moment, pas d'intervention armée en Espagne, mais politique plus amicale et plus secourable, instructions dans ce sens à la flotte, assistance en munitions et armes, mesures prises pour empêcher la contrebande maritime de guerre.» Quand le maréchal lui remit ce document, le Roi se récria tout d'abord sur l'article relatif à l'Espagne, et, demandant à réfléchir, renvoya sa réponse au lendemain. M. Thiers crut alors ou feignit de croire que le programme était repoussé, et écrivit au maréchal qu'il se retirait «profondément dégoûté». Mais, au même moment, le maréchal lui fit savoir que le Roi, après réflexion, acceptait tout, «personnes et choses[539]». Louis-Philippe avait-il jugé la résistance dangereuse, ou pressentait-il qu'elle viendrait d'ailleurs, sans qu'il eût besoin d'en prendre la responsabilité? La plupart des futurs ministres se flattaient que tout était arrangé, et qu'aux Tuileries où ils étaient attendus, ils n'auraient plus qu'à prendre possession de leurs portefeuilles. Ils ne comptaient pas avec la mobilité capricieuse de M. Thiers. Celui-ci rencontrant, à ce même instant, un de ses amis qui lui faisait compliment: «Vous avez tort, lui dit-il, rien n'est fait, et, si j'en crois mon pressentiment, rien ne se fera.—Qui peut donc vous arrêter, maintenant que vous êtes d'accord entre vous et que le Roi accepte votre programme?—Oui, il accepte, mais avec le commentaire du maréchal qui a tout atténué, tout amorti. Je lui en réserve un d'une tout autre espèce et qui le fera bondir sur son fauteuil. Ce soir, soyez-en certain, tout sera rompu.»

Quelques heures après, les futurs ministres se trouvaient réunis autour du Roi: les ordonnances étaient préparées, et le maréchal prenait la plume pour les signer, quand M. Thiers demanda à présenter quelques observations sur le programme, afin de s'assurer, dit-il, si l'on est bien d'accord. On se récria. M. Thiers insista, et il entama successivement, sur les premiers articles, un commentaire qu'il poussa aussi loin que possible; rien ne lui fut contesté. Arrivé à la question d'Espagne, il présenta les mesures à prendre sous un tel jour, qu'elles se confondaient à peu près avec l'intervention. Le Roi ne pouvait l'approuver; mais il laissa le soin de le contredire aux collègues de M. Thiers. MM. Dupin, Passy, Humann, voyant ainsi apparaître une politique fort différente de celle dont ils croyaient être convenus, firent entendre les protestations les plus vives. «Le Roi, reprit M. Thiers, voit bien qu'il était indispensable de s'expliquer. Non-seulement je ne suis pas d'accord avec lui; mais nous ne sommes pas d'accord entre nous.» Il appuya ensuite sur la nécessité de soutenir la candidature de M. Barrot à la présidence de la Chambre. Louis-Philippe, qui s'apercevait que, sur ce point encore, des objections allaient s'élever, demanda que la question fût traitée hors de sa présence. «S'il doit en résulter entre vous une rupture, dit-il, que ce ne soit pas devant moi.» En prenant congé du prince, M. Thiers s'approcha de lui: «Quand je disais au Roi que ces messieurs valaient mieux que moi.—Eh! mon cher, je le vois bien», répondit Louis-Philippe. Les futurs ministres revinrent chez le maréchal, où il devait y avoir grand dîner, en l'honneur de l'installation du nouveau cabinet. À peine y étaient-ils que la discussion reprit entre M. Thiers et M. Humann, au sujet de la présidence de M. Barrot; le premier entendait engager le cabinet dans cette candidature beaucoup plus avant qu'il ne convenait au second. Impossible de s'accorder, et M. Humann se retira, sans même vouloir prendre part au repas. Après le dîner, MM. Dupin, Passy et Dufaure déclarèrent suivre M. Humann dans sa retraite. Le ministère centre gauche se débandait avant même d'avoir été constitué.

Nous avons raconté ces étranges péripéties, sans prétendre en donner le secret. Les collègues manques de M. Thiers, fort irrités contre lui, l'accusèrent d'avoir volontairement fait tout rompre. Le maréchal disait à tout venant qu'il ne ferait plus jamais partie d'un cabinet avec «ce petit homme». M. Dufaure le traitait de «révolutionnaire»; M. Passy, d'«intrigant»; «c'est un homme perdu, ajoutait-il; je me charge de l'attaquer dans la Chambre, et je suis certain de le couler». Faut-il croire en effet que M. Thiers, sur le point de réaliser le ministère centre gauche, s'en était subitement dégoûté, et qu'il avait regretté le ministère de grande coalition pour lequel, quelques jours auparavant, il montrait tant de mauvaise volonté? Un tel revirement n'a rien d'invraisemblable, étant donnée la nature de l'homme, d'autant plus que, se figurant être alors maître de la situation et ministre nécessaire, il croyait pouvoir se permettre impunément tous ses caprices. Quant aux motifs de ce changement, on a dit que M. Thiers avait vu avec impatience la présidence du maréchal, bien qu'elle ne fût guère que nominale; avec ennui les idées ou le caractère de quelques-uns de ses collègues, entre autres de M. Dupin; avec inquiétude les exigences de la gauche; qu'il s'était pris à douter aussi bien de l'accord intime du cabinet que de son autorité sur une Chambre aussi divisée. M. Thiers cependant s'est vivement défendu d'avoir provoqué volontairement la rupture. Mais comment expliquer alors son attitude et son langage dans la séance des Tuileries? S'était-il figuré que la Couronne serait toujours obligée de céder, et avait-il trouvé plaisir à lui faire sentir sa force, à bien marquer qu'il entrait en vainqueur dans ses conseils, se flattant de prendre ainsi une éclatante revanche sur cette même question d'Espagne où le Roi avait eu le dessus en 1836? Nous ne nous prononçons pas entre ces explications opposées. M. Thiers était d'ailleurs de nature assez complexe pour que les mobiles en apparence les plus contradictoires aient eu à la fois action sur sa conduite.

Découragé par ce nouvel échec, le maréchal Soult remit à la Couronne les pouvoirs qu'elle lui avait confiés. On était au 24 mars. Les Chambres devaient se réunir le 26. Pour gagner quelques jours, une ordonnance les ajourna au 4 avril. En même temps, le Roi fit appeler le duc de Broglie. Le temps et la comparaison avaient fait revenir Louis-Philippe sur ses préventions contre ce conseiller, peut-être incommode, mais sûr. Dès le lendemain de la démission des ministres du 15 avril, il lui avait fait des offres qui n'avaient pas été acceptées[540]. Appelé de nouveau, le 24 mars, le duc refusa toujours pour lui-même; toutefois il consentit à se porter médiateur en vue d'amener un rapprochement entre M. Thiers et M. Guizot. L'idée lui plaisait comme un retour à l'union du 11 octobre; avec quel changement cependant! Au 11 octobre, l'union se faisait contre la gauche: ici, il s'agissait de la faire avec la gauche. M. Thiers, que le duc de Broglie vit d'abord, lui parut assez bien disposé; il acceptait, cette fois, M. Guizot au ministère de l'intérieur; son programme était raisonnable; mais il insistait pour que le ministère soutînt la candidature de M. Barrot à la présidence de la Chambre, sans toutefois indiquer qu'on dût en faire une question de cabinet. M. Guizot, que le duc alla trouver ensuite, admit le programme et fit seulement, au sujet de la présidence, quelques réserves sur lesquelles il ne paraissait pas devoir être intraitable. M. de Broglie croyait les choses arrangées; il décida donc de réunir chez lui M. Thiers et M. Guizot, avec MM. Duchâtel, Dufaure, Passy, Sauzet, qui devaient faire partie du cabinet. À peine était-on en présence, que M. Thiers demanda, pour la première fois, que le ministère non-seulement appuyât la candidature de M. Barrot à la présidence, mais qu'il y engageât son existence, en posant la question de cabinet. C'était évidemment plus qu'on ne pouvait attendre de M. Guizot. Celui-ci, sous l'impression des mauvais procédés dont il avait été victime au début de la crise, était plus disposé à offrir des garanties au centre qu'à donner de nouveaux gages aux amis de M. Barrot: il fit observer que se conduire comme le demandait M. Thiers serait «passer dans les rangs de la gauche» et «violenter les conservateurs». Il refusa donc. M. Thiers ayant insisté, la conférence se trouva rompue.

D'où venait cette exigence? Était-ce de la gauche? Personne n'y avait émis une prétention de ce genre. Interrogé à ce sujet par M. Duvergier de Hauranne, M. Barrot lui répondit: «Ma candidature à la présidence ne me paraît pas devoir être présentée comme une question de cabinet, par deux raisons: la première, parce qu'il est au moins imprudent de jeter ce défi à la Chambre; la seconde, parce qu'il résulterait d'une telle manière de formuler ma candidature, un lien de solidarité avec le nouveau ministère, que je ne suis pas plus disposé que lui à contracter[541].» La condition venait donc de M. Thiers seul. Pourquoi? Était-ce encore un revirement? Sur le point d'entrer en partage avec M. Guizot, avait-il été ressaisi par la tentation de gouverner seul? Dans son entourage, paraît-il, on lui avait beaucoup répété «qu'il passait sous le joug des doctrinaires», qu'il «s'humiliait, en faisant maintenant par force ce que, peu auparavant, il n'avait pas voulu de plein gré». On lui avait en outre fait croire que, depuis quelques jours, il se manifestait, dans la majorité, un mouvement en sa faveur. Quoi qu'il en fût, le duc de Broglie n'avait plus qu'à informer le Roi de l'échec de sa tentative. «Après tout, lui répondit Louis-Philippe, mieux vaut que chacun resté dans son camp.»

Il faut nous borner dans cette monotone histoire de ministères manques. Mentionnons donc seulement que, les jours suivants, de nouvelles tentatives furent faites sans succès, soit auprès du maréchal, soit auprès de M. Thiers, soit enfin pour la constitution d'un cabinet dit de petite coalition, dont on eût exclu à la fois M. Guizot et M. Thiers. Les anciens 221, qui, devant l'impuissance et la division des vainqueurs, commençaient à sortir de leur immobilité, manifestaient leur préférence pour cette dernière solution. Mais on avait beau varier les combinaisons, en quelque sorte mêler et battre les cartes, on ne parvenait pas à trouver huit ou neuf ministres d'une opinion quelconque, auxquels la divergence des doctrines ou simplement la rancune et la jalousie ne rendissent pas impossible de siéger, côte à côte, dans le même cabinet.

III

Il y avait plus de trois semaines que M. Molé était démissionnaire, et l'on se trouvait moins avancé qu'au premier jour. «La durée de la crise devient un malheur public», disait le Constitutionnel. Les partis s'en rejetaient mutuellement la responsabilité. Chez les conservateurs, on l'imputait surtout à M. Thiers. On l'accusait, non sans quelque fondement, d'avoir fait échouer successivement toutes les combinaisons. Le Journal des Débats ne tarissait pas en invectives contre «cet ambitieux étourdi qui étalait, aux yeux de la France, le ridicule de son impuissance», contre ce «brouillon» malfaisant que l'on comparait au cardinal de Retz, et qui tentait une nouvelle Fronde. Une démarche personnelle du Roi parut même donner à ces reproches une confirmation qui ne contribua pas peu à aigrir M. Thiers. Ayant fait appeler ce dernier, le 29 mars, Louis-Philippe lui exposa, avec toutes les précautions possibles, que sa présence paraissait être le principal obstacle à la formation d'un cabinet, et lui demanda de consentir à aller momentanément, comme ambassadeur, servir son pays sur un autre théâtre. M. Thiers prit mal cette ouverture. Si l'on jugeait son absence nécessaire, répondit-il, il était prêt, non à accepter une ambassade, mais à s'éloigner de France, sous la condition toutefois qu'il ferait connaître le désir exprimé par le Roi. Louis-Philippe naturellement n'insista pas. L'incident fut aussitôt connu, et, le soir même, un grand nombre de députés, M. O. Barrot en tête, vinrent témoigner leur sympathie à l'homme politique qu'ils feignaient de croire menacé d'une sorte d'ostracisme royal. En même temps, tous les journaux de gauche, empressés à compromettre M. Thiers au moins autant qu'à le défendre, prenaient fait et cause pour lui, affectant de le placer toujours en face du prince, comme si la lutte était entre eux deux. Ces journaux tâchaient, en même temps, de rejeter la responsabilité de la prolongation de la crise sur «la cour», c'est-à-dire sur le Roi; ils donnaient à entendre que, par ses «intrigues», par son «machiavélisme», ce prince s'appliquait à «créer une sorte d'impossibilité universelle». Ces imputations paraissaient quelquefois trouver crédit auprès des députés: le 29 mars, au moment où une nouvelle combinaison venait d'échouer par le désaccord du maréchal et de M. Thiers, M. Dupin faisait passer aux Tuileries une note ainsi conçue: «Un très-grand nombre de députés a exprimé aujourd'hui l'opinion que si le Roi faisait venir en sa présence le maréchal Soult et M. Thiers, il pourrait tout accorder. On exploite cette division contre le Roi; on la lui impute, avec une amertume qui a son danger et qui produit beaucoup d'irritation.» Aussi les journaux de gauche et de centre gauche proclamaient-ils, plus haut que jamais, et avec des menaces à peine voilées, que «la guerre était engagée entre la cour et le pays, le bon plaisir et la charte, le gouvernement occulte et le gouvernement parlementaire». «Il leur faut absolument un roi pour adversaire, disait le Journal des Débats; le Roi seul est un adversaire digne d'eux.»

Ce que nous connaissons déjà des faits prouve l'injustice du reproche fait à Louis-Philippe. Ne s'était-il pas montré, dès le premier jour, prêt à tout accepter, hommes et choses? Nous ne disons pas que ce fût une acceptation joyeuse, mais c'était une acceptation pleinement et loyalement résignée: pouvait-on demander davantage[542]? Si la coalition n'avait pas pris le pouvoir, elle ne devait s'en prendre qu'à elle-même: on lui avait laissé le champ libre. M. Barrot lui-même l'a reconnu: «Le Roi, écrit-il dans ses Mémoires, n'avait eu rien à faire pour aider à la dissolution de la coalition; l'orgueil, la vanité, la jalousie des coalisés y avaient suffi.» Bien loin de relever à la charge de la Couronne une intervention gênante, on serait plutôt tenté de regretter qu'elle n'ait pas agi avec plus d'énergie et d'autorité, qu'elle n'ait pas mis fin, par une sorte de motu proprio, à cette impuissante confusion. Mais si l'initiative royale se trouvait ainsi diminuée et entravée, la faute n'en était-elle pas à la coalition? N'est-ce pas elle qui, exagérant les conséquences du gouvernement parlementaire, exaltant l'orgueil des partis, avait prétendu que ce n'était pas la Couronne qui en réalité faisait les ministres, mais qu'on se faisait soi-même ministre par son talent, par son autorité sur la Chambre; qu'au lieu de recevoir le pouvoir, on le prenait comme une dépouille, comme le prix d'une victoire? De là, tous ces conciliabules entre chefs de groupes, où l'on se partageait les portefeuilles, chacun posant ses conditions, grossissant son importance et mettant sa coopération au plus haut prix possible. «Nous avons vu le ministère tombé en adjudication publique», disait le Journal des Débats; et il ajoutait: «On s'indigne maintenant du résultat, on s'effraye du combat effroyable de toutes ces vanités qui se renchérissent, de ces jalousies qui se frappent d'exclusion, de ces dignités personnelles qui craignent toujours d'accepter trop peu pour leur mérite. Mais d'où vient tout cela? Du petit rôle qu'on a fait à la Couronne, de ce qu'on a amoindri un des pouvoirs de l'État, celui même que la Charte avait chargé de faire les ministres. On demande maintenant à la Couronne d'avoir une force et une influence qu'on lui a ôtées. Le Roi peut donner sa signature, il la donnera. Mais, d'après vos propres théories, ce n'est pas lui qui confère le pouvoir réel. Dépend-il de lui de ramener les prétendants à un sentiment plus raisonnable de leur importance et de les accorder entre eux[543]

Le Roi était donc la première victime, non l'auteur de la crise. Il était fondé à se plaindre des «embarras», de l'«état violent» où elle le mettait, et de la «patience» qu'il lui fallait dépenser[544]. Est-ce à dire que son ennui ne fût pas mélangé d'une certaine satisfaction? Pouvait-il lui beaucoup déplaire de voir si misérablement divisés et impuissants les hommes qui avaient prétendu s'unir pour le dominer et l'humilier? Il goûtait la vengeance et n'estimait pas la leçon inutile. D'ailleurs, s'il se prêtait à tout, il mettait naturellement plus ou moins de zèle, suivant qu'on tenait plus ou moins de compte de ses sentiments et de sa dignité. «J'accepterai tout, je subirai tout, disait-il vers la fin de mars à l'un des candidats ministériels; mais, dans l'intérêt générai dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu'il est fort différent de traiter le Roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m'imposer un ministère ou m'en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne trahirai pas mon cabinet, mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui; dans le second cas, je le servirai franchement[545].» Ce langage bien naturel était en même temps correct et loyal. Cependant Louis-Philippe eût peut-être mieux fait de ne pas le tenir: ses paroles mal rapportées, perfidement commentées, fournissaient des armes à ses adversaires. Comme toujours, il parlait trop. L'âge et le pouvoir avaient encore augmenté, chez lui, cette intempérance de langue; il s'y mêlait même parfois une impatience et une irritabilité peu profondes sans doute, mais d'année en année moins contenues[546]. Ainsi se laissait-il aller à témoigner trop vivement, devant son entourage, les sentiments que lui inspiraient la Chambre ou tel des candidats ministériels, M. Thiers entre autres: se consolant par ces boutades des concessions réelles qu'il croyait devoir faire[547]. Ces propos, aussitôt colportés, ne contribuaient pas à apaiser les esprits.

Cependant, le jour de l'ouverture de la session approchait, et le cabinet démissionnaire demandait instamment à n'être pas obligé de se présenter devant la Chambre[548]. On se trouvait donc en face d'une double impossibilité: impossibilité d'ouvrir la session avec M. Molé, impossibilité de former un ministère nouveau. Dans cette extrémité, et après en avoir conféré avec MM. Pasquier, Dupin et Humann, le Roi se résolut à recourir à un expédient assez anormal: mais les circonstances ne l'étaient-elles pas encore plus? Faisant appel au dévouement de quelques personnages peu engagés dans la politique, il en fit des ministres provisoires, avec la seule fonction d'ouvrir la session, d'expédier les affaires courantes et d'occuper la place, jusqu'à la constitution du ministère définitif, qui serait peut-être plus facile après que la Chambre aurait eu occasion d'indiquer elle-même ce qu'elle voulait. Louis-Philippe espérait-il vraiment que les délibérations parlementaires mettraient un terme à la con fusion des partis et aux rivalités jalouses de leurs chefs; qu'il en sortirait une majorité, et de la majorité, un cabinet? Peut-être son désir, légitime après tout, était-il surtout de rejeter sur la Chambre le poids d'une difficulté qu'elle avait créée, et de bien montrer au pays que le trouble apporté par cette sorte d'interruption du gouvernement était imputable au Parlement, non à la Couronne. Quoi qu'il en soit, des ordonnances, en date du 31 mars, nommèrent M. de Gasparin ministre de l'intérieur, avec l'intérim du commerce et des travaux publics; M. Girod, de l'Ain, ministre de la justice et des cultes; M. le duc de Montebello, des affaires étrangères; M. le général Despans-Cubières, de la guerre; M. le baron Tupinier, de la marine; M. Parant, de l'instruction publique; M. Gautier, des finances. À la suite de ces ordonnances, le Moniteur publiait une note qui indiquait le caractère purement transitoire de ce ministère. On y lisait que les hommes qui avaient accepté «cette mission de confiance et de dévouement» ne l'avaient fait que «sous la condition expresse de cesser leurs fonctions aussitôt qu'un ministère définitif serait formé». La modestie de ce langage ne désarma pas les journaux de gauche et de centre gauche, qui critiquèrent vivement cette combinaison, sans pouvoir dire, il est vrai, ce qu'on eût pu faire à la place.

IV

Le 4 avril 1839, la session s'ouvrit sans discours du trône. L'aspect de la ville eût suffi à faire comprendre aux députés combien il était urgent de mettre fin à la crise. Une foule houleuse, de celle qui se montre aux jours de sédition, se pressait autour du Palais-Bourbon, contenue par les troupes à pied et à cheval qu'il avait fallu faire sortir des casernes, mais poursuivant de ses huées et de ses sifflets les personnages politiques, insultant et même arrêtant les équipages[549]. Le soir, bandes circulant dans les rues, au chant de la Marseillaise, rassemblements sur le boulevard Saint-Denis, bris de réverbères, tentatives, aussitôt réprimées par les patrouilles, contre les boutiques des armuriers. L'agitation se prolongea pendant plusieurs jours et amena deux ou trois cents arrestations. Ces troubles n'étaient pas imprévus; depuis quelques jours, circulaient des rumeurs d'émeute. Les feuilles de gauche, affectant de croire que le gouvernement désirait et provoquait le désordre, avaient exhorté hypocritement le peuple «à ne pas compromettre, par des manifestations imprudentes, la cause de la liberté[550]». Le National, entre autres, tout en feignant de vouloir calmer les ouvriers, avait énuméré complaisamment les causes de leur misère, et les avait rejetées toutes sur le pouvoir.

La Chambre ne pouvait pas ne pas voir le mal. Serait-elle en mesure d'y remédier? Ce qu'on lui demandait, c'était de montrer elle-même où était sa majorité. Les premières séances furent remplies par la vérification des pouvoirs, œuvre toujours assez mesquine et d'où ne pouvait sortir grande lumière. On attendait le moment où l'Assemblée se constituerait définitivement par la nomination de son président; force lui serait bien alors de se séparer en deux camps. Comment et où se ferait la coupure? c'est ce qu'il était difficile de prévoir, dans l'état de morcellement et de décomposition des partis. Sans doute, si les coalisés demeuraient unis, ils auraient la majorité. Mais depuis les derniers incidents, n'était-il pas visible que M. Guizot, mécontent, s'éloignait de la gauche et du centre gauche, pour faire sa paix avec le centre et rentrer en grâce auprès du Roi? C'était d'ailleurs revenir à sa place naturelle. Parmi ses amis, les uns le suivaient volontiers dans cette évolution, comme M. Duchâtel et M. Vitet, ou même le devançaient avec quelque précipitation, comme M. Persil. D'autres, au contraire, tels que MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, Jaubert, Piscatory, blâmaient leur chef et voulaient rester fidèles quand même à leurs alliés du centre gauche et de la gauche: nouveau signe de cet esprit de dissension qui était partout le résultat et comme le châtiment de la coalition. Quant au centre, il ne pouvait pas oublier tout de suite son ressentiment contre les doctrinaires. La blessure avait été trop profonde et était encore trop récente. Aussi l'accueil qu'il fit à M. Guizot et à ses amis fut-il d'abord peu engageant. S'il consentait à se servir d'eux ou même à les servir, c'était en leur gardant rancune et en leur faisant affront. «Le parti conservateur, disait le Journal des Débats, le 16 mars, se défiera des doctrinaires, et il aura raison; mais il s'en servira... Ils reviendront au parti conservateur; ils reviendront lui demander le pouvoir qu'il leur rendra peut-être, sans leur rendre, pour cela, son ancienne estime, et ils seront contents.» Le même journal ajoutait, deux jours après: «Nous n'avons pas besoin de faire les avances avec les doctrinaires: nous les attendons. Leur faute a été énorme: ils le sentent, quoique leur orgueil n'en convienne peut-être pas encore; ils commencent à l'expier amèrement.» Cependant, à la réflexion, les habiles du centre finirent par comprendre de quel prix était pour eux le retour de M. Guizot: celui-ci ne leur apportait-il pas le talent et l'éclat qui leur manquaient? L'intérêt, sans effacer le ressentiment, le fit taire, et, de plus ou moins bonne grâce, les anciens fidèles de M. Molé acceptèrent d'entrer en pourparlers avec celui qui avait été son plus redoutable adversaire.

L'objet immédiat de ces pourparlers était de s'entendre pour faire échec à la candidature de M. Odilon Barrot, que la gauche et le centre gauche portaient à la présidence de la Chambre. Les doctrinaires unis au centre faisaient-ils la majorité, ou celle-ci restait-elle à la coalition du centre gauche et de la gauche? La question était douteuse et fort discutée dans les journaux[551]. Les doctrinaires estimèrent que, pour être assurés de l'emporter contre M. Barrot, il fallait détacher une fraction du centre gauche. Ce groupe n'échappait pas à la décomposition qui était alors le mal de tous les partis. La conduite de M. Thiers, dans les récentes négociations ministérielles, avait laissé de vives irritations chez plusieurs de ses principaux lieutenants, chez M. Dufaure, M. Sauzet, et surtout M. Passy. Ce dernier prenait de plus en plus l'attitude d'un chef de groupe dissident; il donnait à entendre que si les conservateurs le portaient à la présidence, il leur amènerait une partie du centre gauche, et qu'une fois nommé, il se ferait fort de constituer un ministère sans M. Thiers. M. Duchâtel s'employa fort activement à faire accepter cette proposition par le centre; il y eut quelque peine. Les anciens 221 gardaient rancune à M. Passy, d'avoir été l'un des plus âpres dans la campagne contre le prétendu pouvoir personnel[552]; mais l'intérêt de faire brèche dans le centre gauche était manifeste; aussi acceptèrent-ils, après quelques hésitations, le candidat qui s'offrait.

Quand M. Thiers vit cette manœuvre se dessiner, il en comprit le danger et fit des ouvertures aux doctrinaires, cette fois avec un vrai désir de s'entendre. Il demandait seulement que l'on s'engageât à voter personnellement pour M. Barrot; à ce prix, il promettait de travailler à former le ministère tel que M. Guizot l'avait précédemment demandé. Mais quelle assurance avait-on que, le président nommé, aucune difficulté ne s'élèverait pour la constitution du cabinet? Prévoyant l'objection, M. Thiers s'offrait à donner toutes les garanties, par exemple à arrêter d'avance la liste ministérielle et à la signer en commun. Il ajoutait que si le maréchal Soult refusait son concours, il accepterait la présidence sans portefeuille du duc de Broglie. Si M. Thiers eût été au début dans ces dispositions, l'entente se fût faite. Maintenant il était trop tard. M. Guizot s'était engagé dans une autre politique: il déclara que les garanties offertes ne signifiaient rien, et ajouta qu'il était certain, après la défaite de M. Barrot, d'amener M. Thiers à composition. Ce propos, aussitôt rapporté à celui qu'il visait, n'était pas fait pour combler l'abîme chaque jour plus profond qui se creusait entre les deux rivaux.

Il ne restait plus donc à M. Thiers qu'à livrer la bataille, dont le jour fut fixé au 16 avril. Il la perdit. M. Passy ne détacha sans doute qu'un petit nombre de membres du centre gauche, assez cependant pour faire une majorité avec les voix du centre et des doctrinaires. Il fut élu président par 226 voix contre 193. La Chambre semblait dire par là qu'elle ne voulait pas d'un ministère qui s'appuierait sur la gauche. Les journaux de ce dernier parti ne dissimulèrent pas leur désappointement. «La cour l'emporte, disait l'un d'eux, et la Chambre vient d'abdiquer.» Puis, se tournant contre les doctrinaires: «L'infamie est consommée. En six mois, vous avez été deux fois transfuges.» Toutefois, si la majorité s'était prononcée, elle demeurait encore bien peu sûre d'elle-même, car, dès le lendemain, la gauche regagnait dans l'élection des vice-présidents une partie de ce qu'elle avait perdu dans celle du président.

Est-ce ce dernier fait qui modifia les vues de M. Passy? Toujours est-il qu'une fois élu, il ne répondit pas à l'attente de ceux qui l'avaient nommé. Au lieu de poursuivre la campagne qu'il avait annoncée contre M. Thiers, il tenta de se rapprocher de lui et de reprendre, sous la présidence du maréchal Soult, la combinaison centre gauche qui avait échoué peu auparavant. Après plusieurs jours d'allées et venues, on se heurta à l'impossibilité de concilier le maréchal et M. Thiers. Les personnages engagés dans ces pourparlers se séparèrent, encore un peu plus irrités les uns contre les autres, et les journaux ne manquèrent pas d'accuser le maréchal d'avoir été, dans les difficultés qu'il avait soulevées, l'instrument des perfidies royales. L'élection de M. Passy n'avait donc pas apporté la solution qu'on espérait, et la confusion était pire que jamais.

V

Le public, qui avait été d'abord spectateur un peu dédaigneux de complications et de compétitions auxquelles il ne pouvait s'intéresser, finissait par s'étonner et s'inquiéter d'une crise si prolongée. «Ce qui a remplacé la vivacité de l'attente, observait un témoin, c'est une lassitude, un dégoût et un mécontentement universels[553].» Déjà, deux ans auparavant, au sujet de crises beaucoup plus courtes, M. de Broglie avait écrit à M. Guizot: «Il ne faut pas se faire illusion, le public est las, très-las des crises ministérielles, presque autant qu'il est las des révolutions[554].» Dans les salons, on voyait les choses au plus sombre: «C'est de la révolution adoucie, mais qui ne le sera pas longtemps, écrivait la duchesse de Dino à M. de Barante. M. Molé dit tout haut que son ministère a été le ministère Martignac du gouvernement de Juillet; car il faut que vous sachiez qu'on dit tout, tout haut, à tout venant, avec une liberté effrayante, ce qui prouve qu'on ne compte plus avec personne et qu'on ne ménage plus rien. M. Royer-Collard dit que la coalition a détroussé le gouvernement.» Et elle ajoutait, un autre jour: «La société proprement dite s'écroule dans un semblable état de choses; il est impossible de vous donner une juste idée du lugubre de Paris, des cris de terreur qui s'y poussent et de l'hostilité grossière du langage et de l'action.» Ou bien encore elle s'écriait, avec le défaut de mesure d'une imagination féminine: «Notre pays s'en va, soyez-en sûr[555]

L'inquiétude avait, dans le monde des affaires, des conséquences désastreuses. Déjà, par le contre-coup des agitations des luttes politiques, les mois de janvier et de février avaient été mauvais. Mars et avril, où l'on avait espéré une reprise, se trouvaient être plus mauvais encore. Diminution notable dans le rendement des impôts et dans les recettes de l'octroi, retraite des fonds déposés aux caisses d'épargne, resserrement du crédit, chômages, tous les symptômes révélaient la stagnation du commerce et de l'industrie. Les ouvriers sans travail se rassemblaient dans les rues, encore calmes, mais mal préparés, par un dénûment croissant, à résister aux excitations mauvaises. Les journaux de toute nuance, sauf à se rejeter mutuellement la responsabilité du mal, s'accordaient à en constater la gravité exceptionnelle. Quelques-uns parlaient même de «panique». «Il faut, disait le Commerce, remonter jusqu'à 1831, pour trouver une situation pareille.»

Devant un malaise si général, les acteurs principaux de cet étrange imbroglio tâchèrent de se disculper publiquement. Une interpellation de M. Mauguin leur en fournit l'occasion, et, le 23 avril, on vit se succéder à la tribune M. Dupin, M. Thiers, M. Guizot, le marquis de Dalmatie, porte-parole du maréchal Soult, son père, et M. Passy, chacun racontant avec détail la part qu'il avait prise aux négociations ministérielles. Tous s'exprimèrent sans doute avec une grande convenance de formes. Mais n'était-ce pas chose anormale et fâcheuse, que de montrer ainsi au public les dessous du régime parlementaire, que de lui faire confidence de ces compétitions personnelles, si étrangères à l'intérêt général, et de le provoquer à porter sur elles un jugement qui ne pouvait être que sévère? Pour les esprits réfléchis et de bonne foi, le personnage qui sortait le plus indemne de ces explications, était celui qui n'y avait pu prendre part: le Roi. M. Thiers, sans doute, avec une réserve apparente, eût bien voulu donner à entendre que les avortements successifs étaient imputables à la Couronne, mais les faits mêmes, tels qu'ils ressortaient de tous les récits, contredisaient cette insinuation. D'ailleurs, M. Passy et M. Guizot, renouvelant une déclaration déjà faite, plusieurs jours auparavant, par le maréchal, à la Chambre des pairs, affirmèrent, sans être démentis, que «la Couronne avait tout accordé sur les choses et sur les hommes». Et M. Odilon Barrot, lui-même, dit le lendemain: «C'est avec bonheur que j'ai entendu ceux qui ont été mêlés aux négociations ministérielles déclarer que la Couronne avait tout cédé, hommes et choses: ce ne sont donc pas les institutions qui ont manqué au pays; ce sont les hommes qui ont manqué aux institutions.»

Un tel débat rendait-il la solution plus facile et plus prochaine? Tout au contraire, il faisait les divisions plus irrémédiables encore, par la publicité qu'il leur donnait. Ainsi en fut-il d'abord pour le maréchal et M. Thiers, ensuite pour M. Guizot et M. Barrot. Entre les deux derniers, la rupture se fit même avec quelque solennité. Dans le désir évident de continuer son mouvement de retraite vers les anciens 221, M. Guizot expliqua l'échec des tentatives ministérielles auxquelles il avait été mêlé, par cette raison qu'il avait tenu à stipuler des garanties pour les conservateurs dont il s'était trouvé momentanément séparé; puis, s'attaquant à la gauche, il lui reprochait d'être exclusive, sans esprit de gouvernement, et déclarait que le pays «ne la verrait pas sans inquiétude s'approcher du pouvoir». M. Barrot releva le gant avec hauteur, renvoya aux doctrinaires le reproche d'exclusivisme, et, faisant une allusion directe à son contradicteur: «Si parfois nous déprécions trop nos hommes politiques, dit-il, parfois aussi nous les exaltons trop, et, par là, nous excitons chez eux un orgueil indomptable. Il y a, dans notre société moderne, un mal qui mérite toute votre sévérité: c'est cette personnalité orgueilleuse qui se décerne de beaux titres, qui s'appelle dignité personnelle, comme si la vraie dignité n'était pas dans l'abnégation et le sacrifice, bien plutôt que dans des prétentions exagérées.» Après un tel débat, il ne restait plus rien de la coalition. Cependant l'éclat avec lequel M. Guizot se séparait ainsi de ses alliés de la veille ne lui valait pas encore le pardon de tous les 221. M. de Lamartine se fit à la tribune l'organe de ces ressentiments tenaces, et dénia amèrement à l'orateur doctrinaire le droit de parler au nom des conservateurs. Cette sortie fut, il est vrai, désavouée sur-le-champ par le général Bugeaud, et le Journal des Débats protesta, le lendemain, contre les «étroites rancunes» qui faisaient repousser par quelques conservateurs un concours aussi précieux que celui de M. Guizot.

Après que la Chambre se fut livrée à ces débats rétrospectifs et stériles, le Roi dut recommencer ses tentatives à la recherche du ministère introuvable. Le 28 avril, il s'adressa à M. Passy. Celui-ci parut d'abord réussir. Dès le lendemain, il était en mesure de proposer au Roi, qui ne faisait nulle objection, un ministère centre gauche où il réunissait MM. Thiers, Dupin, Dufaure, Sauzet: ni M. Passy, ni M. Thiers n'acceptant la présidence l'un de l'autre, il avait été décidé que le garde des sceaux, qui devait être M. Dupin, présiderait, à raison de son titre, les délibérations du conseil. Tout était convenu, et l'on se flattait enfin d'être au bout de la crise, quand, à la dernière heure, M. Dupin, n'écoutant que son humeur fantasque, vint se dédire et par cela même faire tout manquer. Il invoquait de plus ou moins méchants prétextes: son véritable motif était sa répugnance égoïste pour les situations difficiles et risquées. Ce fut un tolle formidable contre lui. Il essaya de se justifier devant la Chambre, en racontant longuement ce qui s'était passé; il devenait d'usage de mettre le public dans la confidence de toutes les négociations manquées. Ces explications furent mal accueillies et valurent à leur auteur une réponse sévère de M. Dufaure[556]. Les journaux amis de M. Thiers, continuant leur campagne, ne manquèrent pas d'insinuer fort injustement que, dans cette circonstance, l'ancien président de la Chambre avait été, comme naguère le maréchal Soult, l'instrument du Roi, machiavéliquement obstiné à tout empêcher.

Ce nouvel échec jeta le découragement dans tous les esprits: était-on donc condamné à ne jamais sortir de l'ornière où, à chaque effort, on s'embourbait davantage? Ce fut donc sans grand entrain, et en tout cas avec peu de succès, que le maréchal, rentré en scène, fit quelques tentatives pour constituer un ministère d'où seraient exclus à la fois M. Thiers et M. Guizot. Cette combinaison avait au fond la préférence du Roi. Dès le 24 avril, il avait fait venir M. Guizot, pour obtenir qu'il laissât ses amis entrer, sans lui, dans un cabinet de ce genre: «Vous voyez, lui dit-il, dans quelle impasse nous sommes; il n'y a qu'un ministère neutre, un ministère où les grands amours-propres n'aient pas à se débattre, qui puisse nous en tirer.—Que ce ministère se forme, répondit M. Guizot, qu'il rapproche et unisse les deux centres; non-seulement je ne détournerai pas mes amis d'y entrer, mais je le soutiendrai de tout mon pouvoir.» M. Guizot ajoute dans ses Mémoires, après avoir rapporté cet entretien: «Le Roi me prit la main avec une satisfaction où perçait un peu de moquerie; rien ne lui convenait mieux qu'un cabinet qui, en mettant fin à ses embarras, fût pourtant un mécompte pour la coalition[557].» En se prêtant si facilement au désir du Roi, M. Guizot se rendait probablement compte qu'il lui était utile de s'effacer pendant quelque temps, pour laisser s'apaiser l'irritation des conservateurs: au fond, d'ailleurs, il se flattait qu'on ne pourrait pas longtemps se passer de lui. Il ne faisait même pas d'objection à ce que le maréchal Soult prît le ministère des affaires étrangères; et comme M. Duvergier de Hauranne lui objectait que c'était livrer toute la diplomatie au Roi: «Après tout, répondit vivement M. Guizot, mieux vaut la politique du Roi que celle de M. Thiers.» Ce dernier était, au contraire, très-peu disposé à prendre patiemment son exclusion. Pour empêcher ses amis de se prêter à une telle combinaison, il leur fit contracter une sorte d'engagement de ne pas entrer dans un cabinet autre que celui dont il arrêtait avec eux la composition. Ainsi armé, il attendit que la Couronne fût réduite à capituler entre ses mains. Son attitude prenait un caractère chaque jour plus marqué d'hostilité contre le Roi. Le 1er mai, lorsque la Chambre alla féliciter Louis-Philippe, à l'occasion de sa fête, presque tous les députés étaient présents, entre autres M. Odilon Barrot et M. Mauguin; M. Thiers ne se montra pas, et son absence fut très-commentée. En même temps, les journaux qui passaient pour recevoir ses inspirations ou tout au moins ses conseils, imputaient au Roi, plus ouvertement que jamais, la prolongation de la crise, l'accusaient de «diviser la Chambre», d'opposer une «force d'inertie» ou «l'habileté de la ruse» aux «vœux ardents de la France», et déclaraient, d'un ton menaçant, qu'on ébranlait ainsi la foi du pays dans les institutions monarchiques[558].

Le 4 mai, sous le prétexte de vaincre cette prétendue résistance, M. Mauguin proposa à la Chambre de voter «une humble Adresse au Roi, le suppliant de mettre un terme aux anxiétés du pays et de constituer, en usant de sa prérogative, un ministère qui ne fût pas provisoire»; l'Adresse indiquerait également quelles conditions devait remplir ce ministère. Le premier mouvement des conservateurs fut de combattre une proposition qui leur paraissait impertinente pour la Couronne, qui l'était évidemment dans la pensée de son auteur, et qui risquait de faire croire au public que l'obstacle était venu jusqu'ici de la mauvaise volonté du Roi. Or, comme le disait M. de Lamartine, «la Couronne serait plus en droit que les députés de faire à ceux-ci une Adresse et de leur dire: Comment me demandez-vous de répondre à une interrogation dont vous seuls, vous pouvez avoir le secret et la réponse?» Sous l'empire de ces sentiments, la proposition fut d'abord ajournée: mais bientôt, devant l'impossibilité d'aboutir, les conservateurs en vinrent à se demander si, en dégageant la proposition de tout ce qui pouvait être reproche ou défiance à l'égard de la royauté, elle n'aurait pas ce bon résultat de forcer enfin la Chambre à manifester où était sa majorité. D'ailleurs, au point où l'on en était, pouvait-on refuser d'essayer un moyen quelconque d'en finir? Le 10 mai, la proposition fut donc prise en considération, à une immense majorité, et la commission chargée d'y donner suite fut nommée le 11 mai. M. Thiers en faisait partie et se flattait d'y avoir la majorité: majorité, en tout cas, minime et incertaine. On ne pouvait encore prévoir ce qui sortirait de là, quand tout à coup, le 12 mai, la fusillade éclata dans les rues de Paris: c'était l'émeute qui, pour la première fois depuis cinq ans, croyait pouvoir relever la tête et engager la bataille.

VI

Depuis trois ans, la société des Saisons[559], sous la conduite de Blanqui, de Barbès et de Martin Bernard, conspirait contre la monarchie et la société, sans avoir pu encore trouver une occasion de mettre à exécution ses détestables desseins. Les affiliés s'impatientaient, et les meneurs, fort embarrassés, ne savaient plus trop quel aliment donner à ces passions surchauffées, quand se produisit la crise dont nous venons de raconter les tristes péripéties. Cette sorte d'interruption du gouvernement, ce discrédit des pouvoirs publics, cette excitation et cette impuissance des partis, ces attaques dirigées contre la royauté par les chefs de la bourgeoisie régnante, le malaise général, la stagnation des affaires, le chômage qui jetait tant d'ouvriers sans travail dans la rue, tout cela leur parut offrir à l'émeute des chances telles qu'elle n'en avait pas rencontré depuis plusieurs années. Ils se décidèrent donc à tenter un coup, et en fixèrent le jour au dimanche 12 mai. En attendant, convocation des affiliés, choix des lieux de rassemblement, dépôts d'armes et de munitions, tout fut combiné et réglé avec un secret soigneusement gardé. La police demeura dans l'ignorance de tous ces préparatifs. Aussi a-t-on pu dire que, depuis la conspiration du général Mallet, jamais insurrection n'avait pris le gouvernement plus au dépourvu[560].

Le dimanche 12 mai, à deux heures de l'après-midi, pendant que tout Paris est à la promenade ou aux courses du Champ de Mars, les affiliés, au nombre de six à sept cents, se réunissent rue Saint-Martin et rue Saint-Denis. On leur fait savoir que le grand jour est enfin venu. Les portes de l'armurier Lepage, vite enfoncées, les mettent à même de se procurer des armes. Des cartouches, rassemblées d'avance dans le voisinage, leur sont distribuées. Il ne reste plus qu'à se lancer à la conquête de Paris. Mais auparavant, un cri s'élève des rangs de cette petite armée: «Le comité, le comité!» On veut voir enfin ces chefs mystérieux qui, depuis trois ans, ont commandé sans se faire connaître. N'ont-ils pas promis qu'ils se révéleraient au jour de la lutte? «Le comité, c'est nous, répondent Martin Bernard, Blanqui et Barbès. Nous sommes à votre tête, comme nous vous l'avions promis.» La déception est grande chez les conjurés qu'on a leurrés de l'espoir de combattre sous des chefs illustres. Des récriminations éclatent: plusieurs se retirent, en se disant trahis. Enfin Barbès, pour couper court à cet incident qui menace d'amener une débandade complète, crie: «En avant!» et il s'élance, suivi de quelques centaines d'émeutiers.

Le plan, œuvre de Blanqui, consistait à s'emparer d'abord, par surprise, de la Préfecture de police, et à faire de la Cité la base des opérations de l'émeute. Barbès se dirige donc de ce côté. Sur la route, il rencontre le poste du Palais de justice. Le lieutenant Drouineau, qui y commande, fait prendre les armes à ses soldats, dont les fusils ne sont même pas chargés, et s'avance seul vers les insurgés. Un homme, portant un fusil à deux coups, marche à la tête de ces derniers; il somme le lieutenant de déposer les armes. «Plutôt la mort!» lui est-il répondu. L'homme abaisse son fusil et fait feu des deux coups: au second, Drouineau tombe foudroyé. Quel était ce meurtrier? Plusieurs témoins ont reconnu Barbès, d'autres ont hésité; lui-même a nié énergiquement; le point est resté douteux. Le lieutenant à terre, les insurgés font une décharge générale sur les soldats qui se tenaient l'arme au bras. Quatre sont tués, cinq blessés, les autres se dispersent. Après cet exploit sauvage, la bande se dirige vers la Préfecture de police, mais on a eu le temps de s'y mettre sur la défensive. Les assaillants, accueillis à coups de fusil, battent aussitôt en retraite.

Ils commencent alors, à travers les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, une sorte de promenade séditieuse, désarmant et parfois massacrant les postes isolés qu'ils rencontrent, élevant des barricades dans les rues étroites. Leur dessein est de jeter le trouble dans la ville et d'y soulever les éléments révolutionnaires. L'une de leurs premières stations s'est faite à l'Hôtel de ville, où Barbès a lu une proclamation incendiaire et féroce, imprimée à l'avance. Cependant les ouvriers, sur le concours desquels les meneurs ont compté, regardent, étonnés, cette insurrection dont le motif et les moyens leur échappent, et qui leur paraît une sinistre folie: à peine quelques centaines se joignent aux combattants. Le mystère dont s'était enveloppée la conjuration avait eu pour effet que le peuple, même dans sa fraction républicaine et révolutionnaire, n'était ni moins surpris ni plus préparé que le gouvernement lui-même.

Vers la fin de l'après-midi, les troupes arrivent sur le terrain de la lutte, les gardes municipaux d'abord, ensuite la ligne et la garde nationale. Les postes sont repris, les bandes dispersées, les barricades enlevées après des combats parfois acharnés. Barbès, blessé, la figure en sang et les mains noires de poudre, est fait prisonnier; du moins a-t-il bravement payé de sa personne. Quanta Blanqui, qui avait tout mis en train, son action dans le combat n'a laissé aucune trace. À la fin de la journée, il est réduit, ainsi que Martin Bernard, à se cacher chez des amis, où tous deux seront arrêtés peu après. Quelques heures ont suffi pour avoir raison de cette émeute, la plus inexplicable et la plus injustifiable de toutes[561]. Le nombre exact des morts est demeuré inconnu. Cent quarante-trois blessés furent portés dans les hôpitaux. Sur plusieurs points, entre autres au poste du Palais de justice, il y avait eu plutôt assassinat que combat.

La lugubre surprise de cette émeute, venant s'ajouter au long malaise de la crise ministérielle, avait produit dans Paris une impression de morne stupeur. Le soir, de nombreux visiteurs, pairs, députés, fonctionnaires, s'empressèrent aux Tuileries. Le maréchal Soult, arrivé l'un des premiers, eut l'idée de profiter de l'émotion générale, pour vaincre les hésitations et les résistances qui avaient fait échouer jusqu'ici toutes les combinaisons. Le Roi agréa l'idée, avec le dessein d'en faire sortir la solution qui avait eu toujours ses secrètes préférences, celle qui, excluant «les grands amours-propres», c'est-à-dire M. Thiers et M. Guizot, réunissait aux seconds rôles du centre gauche et du centre droit un représentant des anciens 221[562]. Seulement, si M. Guizot et M. Thiers se trouvaient également écartés, il y avait, entre eux, cette différence que le premier poussait à cette combinaison, tandis qu'elle se faisait malgré le second. À mesure que se présentait aux Tuileries un des personnages aptes à faire partie du ministère, le Roi le faisait appeler dans son cabinet, où il se tenait avec le maréchal, et lui demandait un concours à peu près impossible à refuser dans de telles circonstances. M. Dufaure, arrivé l'un des derniers, fut plus long à se décider; il était gêné par l'engagement que lui avait fait prendre, peu auparavant, M. Thiers, de ne pas entrer dans d'autres combinaisons que la sienne. Estimant cependant que la gravité de la situation le déliait de sa parole, il finit par donner un consentement dont M. Thiers lui garda longtemps rancune. Avant la fin de la soirée, tout se trouva conclu; l'émeute avait fait, en quelques heures, ce que n'avaient pu faire, depuis plus de deux mois, ni l'habileté patiente du Roi, ni l'agitation des meneurs parlementaires. Le lendemain, Paris fut agréablement surpris d'apprendre que, pendant la nuit, il lui était né enfin un ministère. Le maréchal Soult était ministre des affaires étrangères et président du conseil; M. Duchâtel, ministre de l'intérieur; M. Teste, de la justice; M. Passy, des finances; M. Villemain, de l'instruction publique; M. Dufaure, des travaux publics; M. Cunin-Gridaine, du commerce; le général Scheider, de la guerre; l'amiral Duperré, de la marine. MM. Passy, Dufaure, Teste représentaient le centre gauche; MM. Duchâtel et Villemain, le centre droit; M. Cunin-Gridaine, le centre resté fidèle à M. Molé.

VII

On dit que le Roi ne put se défendre d'une satisfaction un peu ironique, en signant les ordonnances qui constituaient le nouveau ministère. En effet, si la coalition l'avait un moment vaincu et humilié, il était bien vengé. On était parti en guerre contre M. Molé, parce qu'il «ne couvrait pas suffisamment la Couronne»; quel homme sérieux eût pu soutenir que le maréchal Soult la couvrait davantage? C'était surtout dans les questions extérieures que l'on avait dénoncé l'intrusion du pouvoir personnel; or mettre le maréchal à la tête des affaires étrangères dont il ne connaissait rien, c'était, de l'aveu de tous, livrer au Roi seul toute la direction de la diplomatie. On s'était plaint que le ministère du 15 avril fût constitué en dehors des grandes influences parlementaires; c'était même, à parler vrai, le principal grief, celui qui avait mis tout en mouvement; or le caractère marquant de la combinaison à laquelle on venait d'aboutir, était l'exclusion réfléchie et voulue de M. Thiers et de M. Guizot. On avait reproché à l'administration précédente de ne pas représenter un parti déterminé, une politique arrêtée; or le propre du nouveau ministère était, suivant l'expression même du Roi, d'être «neutre»; ces ministres venus de tous les camps, naguère en lutte les uns contre les autres, réunis sous le coup d'un péril soudain, sans s'être concertés sur les questions à résoudre, eussent été bien embarrassés de dire quel parti représentait leur assemblage et de formuler leur programme. Ainsi, pas un des défauts reprochés au ministère du 15 avril, de ces défauts jugés si graves qu'on n'avait reculé devant rien pour jeter bas le ministère, qui ne réapparût, parfois même aggravé, dans le cabinet du 12 mai. La coalition n'avait pas été seulement une faute, elle se trouvait être aussi une duperie.

Mais si la coalition avait complétement manqué le but qu'elle visait, elle avait fait un mal auquel elle ne s'attendait pas. Pendant plusieurs mois, elle avait comme interrompu tout gouvernement; à un élan de merveilleuse prospérité, elle avait fait brusquement succéder une crise économique douloureuse. Hors frontières, les conséquences avaient été plus fâcheuses encore. Les cours étrangères, déjà disposées à s'effaroucher facilement du bruit et du mouvement normal d'un gouvernement libre, voyaient, dans le désordre de la coalition, le prodrome d'une révolution imminente; tout ce que le gouvernement de Juillet avait fait, depuis neuf ans, pour leur inspirer enfin confiance dans sa stabilité et dans sa durée, se trouvait du coup compromis[563]. On en venait aussi à douter, au dehors, de notre volonté pacifique. Le genre d'attaques auxquelles l'opposition s'était livrée sur la politique extérieure, et le succès qu'elles avaient paru obtenir, faisaient soupçonner, bien à tort, la nation de velléités belliqueuses contre lesquelles les puissances croyaient prudent de se mettre en garde[564]. En même temps qu'il leur paraissait impossible de compter sur nous, elles jugeaient inutile de compter avec nous. La France était comme annulée en Europe, et cela à un moment où les plus graves événements se préparaient en Orient et où, à Vienne, on n'eût demandé qu'à s'entendre avec elle. M. de Metternich ne cachait pas ce désir, «mais, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, vous n'avez pas de ministre, et je ne puis commencer une telle affaire sans savoir avec qui j'aurai à la continuer[565]». Aussi M. de Barante, qui naguère s'était félicité du crédit croissant de son gouvernement auprès des cours même les plus mal disposées, écrivait, désolé, de Saint-Pétersbourg: «Pour ceux qui sont au loin, la tristesse est de remarquer combien la France s'en va perdant autorité et considération[566]

La coalition n'avait pas seulement jeté, dans les affaires intérieures et extérieures de la France, un trouble momentané et plus ou moins promptement réparable, elle avait fait tort aux institutions elles-mêmes. La royauté, pour s'être trouvée vengée par l'issue dernière de la crise, n'en conservait pas moins la trace des coups qui lui avaient été portés. Ce n'était pas impunément que, arrachée à son inviolabilité sereine et supérieure, elle avait été, pendant plusieurs mois, mise sur la sellette par les personnages les plus considérables du régime, dénoncée, plus ou moins ouvertement, comme coupable d'usurpation cauteleuse sur la prérogative parlementaire, et comme sacrifiant, au dehors, les intérêts et l'honneur de la France. Ce n'était pas impunément qu'après une lutte électorale où adversaires et amis déclaraient faire le pays juge de ces reproches, le scrutin avait paru les ratifier. Tout cela eût été dangereux même pour une monarchie ancienne et incontestée; ne l'était-ce pas plus encore pour une monarchie imparfaitement dégagée des faiblesses d'une origine récente et révolutionnaire? Elle sortait donc de là diminuée, humiliée, exposée à des méfiances et à des ressentiments qui rendaient son rôle plus difficile, son autorité plus précaire. L'internonce à Paris, Mgr Garibaldi, esprit fort avisé, vivant depuis longtemps en France et la connaissant bien, écrivait, peu après, à un évêque français: «Le pouvoir royal a immensément diminué, à la suite des crises parlementaires.» Puis, citant ce mot d'un ami de M. Thiers à qui l'on avait dit: «Vous avez effacé le Roi», et qui répondait: «Non, nous l'avons voilé», l'internonce ajoutait: «Cela signifie la république ou peu s'en faut[567].» Les républicains d'ailleurs ne s'y trompaient pas, et, en mars 1839, Béranger écrivait à un de ses amis: «La coalition vient de porter un terrible coup au trône, et ce qu'il y a de curieux, ce sont les monarchiens qui l'ont réduit à ce piteux état; passe encore pour Garnier-Pagès!» Il ajoutait, dans une autre lettre: «J'avais prédit à nos jeunes gens que la bourgeoisie finirait par se quereller avec la royauté: ma prédiction commence à s'accomplir. Il n'en sortira certes pas grand bien encore; mais c'est déjà beaucoup que cette émeute parlementaire dont les chefs ne me paraissent pas avoir pressenti toutes les conséquences.» Et encore: «La coalition vient de porter à la cour un coup qui laissera des cicatrices, et je vous avoue que je n'aurais rien conçu à ces attaques dirigées par des hommes qui se prétendent monarchiques, si les ambitions personnelles n'expliquaient bien des choses[568].» Aussi, plus tard, après la révolution de 1848, des hommes d'opinions fort différentes, M. de Lamartine comme M. de Montalembert, recherchant, dans le passé, les causes d'un écroulement si soudain, s'accordaient à désigner la coalition de 1839 comme l'une de ces causes[569].

L'institution parlementaire était plus atteinte encore. Ce contraste entre les visées orgueilleuses des partis coalisés et l'impuissante confusion qui avait suivi leur victoire; cette campagne entreprise pour reconstituer une majorité, et qui aboutissait non-seulement à couper en deux l'ancien parti de gouvernement, sans en former un nouveau, mais à subdiviser, à décomposer chaque groupe[570], et à semer, entre les fractions, d'implacables ressentiments: sorte de confusion des langues, châtiment d'une autre Babel; cette recherche d'un ministère puissant, au terme de laquelle on s'estimait heureux de voir former un de «ces ministères purement négatifs, comme disait alors le duc de Broglie, dont le but et le mérite sont d'exclure, les uns par les autres, les personnages politiques les plus éminents, un de ces ministères pâles, indécis, sans principes avoués, sans autre prétention que de vivre au jour la journée, sans autre point d'appui que la lassitude et le découragement universel[571]»; le scandale de ces alliances, si facilement conclues malgré l'opposition ancienne des principes, et si promptement rompues, malgré la campagne récemment faite en commun; cette effervescence d'ambitions, de haines, de rancunes et de jalousies, qui tendaient, dans les luttes parlementaires comme dans les compétitions ministérielles, à substituer les questions de personnes aux questions d'opinions[572]; cet égoïsme naïf ou cynique avec lequel chaque homme politique en était venu à se tenir pour un principe et jugeait dès lors licite de tout rapporter et de tout sacrifier à soi[573];—tout cela avait jeté comme une grande ombre sur le prestige du régime représentatif.

Les amis les plus clairvoyants de ce régime eurent, sur le moment même, l'impression très-vive et très-douloureuse du tort qu'il s'était fait. On s'en rend compte au cri d'alarme et parfois presque de désespérance qu'ils laissèrent alors échapper. «La situation est difficile, disait M. de Rémusat; il y a quelque chose de souffrant, de faible, d'impuissant, dans le fond de notre gouvernement. Le public, avec sa sensibilité admirable, s'en aperçoit et se demande s'il n'y a pas un vice grave dans nos institutions.» «Le gouvernement parlementaire, écrivait de son côté M. de Barante, n'est point dans un moment de triomphe et d'éclat... Le champ est livré aux intérêts et aux amours-propres personnels dont j'espère que le public commence à avoir un grand dégoût.» Et encore: «Le gouvernement représentatif est, comme le reste, atteint par le dégoût et le doute. Toute autre combinaison est si impossible qu'elle n'est ni regrettée ni souhaitée. De sorte que, sur ce point comme sur tant d'autres, nous subsistons par négation. La durée seule nous donnera du fondement.» Ce n'est pas que M. de Barante eût «le sentiment d'un danger actuel»; le mal, disait-il, «n'a aucune énergie, il s'affaisse, se disperse»; mais l'observateur artiste sentait le besoin «d'un événement ou d'un homme qui rendissent la vie morale à ce caput mortuum de cinquante années de révolutions[574].

Pendant que les délicats se lamentaient, en cherchant le remède, les esprits plus impatients et plus superficiels ne s'attardaient pas à essayer de redresser, ou seulement de faire fonctionner plus prudemment, la machine compliquée qui venait d'être faussée et forcée; ils se demandaient s'il ne serait pas plus simple de supprimer la machine elle-même. Cette idée brutale ne laissait pas que d'être accueillie là où, quelques années auparavant, elle eût été repoussée avec scandale. La foi dans les institutions libérales se trouvait avoir diminué, en même temps que l'estime pour les hommes qui avaient semblé jusqu'ici les personnifier. Cette évolution ne produisit pas sans doute, du premier coup, toutes ses conséquences. Mais c'est à cette époque que commence à se manifester, dans une partie du pays, une indifférence mêlée d'inquiétude et d'un peu de dégoût pour les choses parlementaires. Quand, plus tard, le césarisme trouvera tant de facilité à remettre la main sur la France, il le devra sans doute surtout à la république: toutefois, dans les causes plus lointaines de son succès, il convient de faire une certaine part à la coalition. Il y eut, à cette date précise de 1839, comme une brusque baisse dans le crédit, jusqu'alors si élevé, de la noble forme de gouvernement que la France avait, en 1814, empruntée à l'Angleterre.

CHAPITRE IX
LES PROGRÈS DE LA PAIX RELIGIEUSE.
(1836—1839.)

I. La réaction religieuse. Lacordaire quitte la chaire de Notre-Dame. Le P. de Ravignan.—II. Vocation monastique de Lacordaire. Mémoire pour le rétablissement en France des Frères Prêcheurs. Prise d'habit de Lacordaire et de ses compagnons.—III. Montalembert et sainte Élisabeth. Le jeune pair, champion des catholiques dans la Chambre haute. Ses premiers discours.—IV. Attitude du gouvernement en face du réveil religieux. Le crédit pour les cardinaux. Le monopole de l'Université et le régime des petits séminaires. Le projet de M. Guizot sur l'enseignement secondaire. Le rapport de M. Saint-Marc Girardin. Les évêques et la question des petits séminaires. La discussion. Vote de l'amendement Vatout. Le débat sur les petits séminaires. La loi, votée par la Chambre des députés, n'est pas portée à la Chambre des pairs. Réouverture de Saint-Germain l'Auxerrois et autres mesures dans le même esprit.—V. Protestation de l'archevêque de Paris contre l'aliénation des terrains de l'archevêché, et appel comme d'abus. Débat à la Chambre des pairs. Mgr de Quélen et le fronton du Panthéon.—VI. Les journaux de la coalition dénoncent les empiétements du clergé. Articles de M. Guizot sur la question religieuse. Mesures favorables à la religion, prises par le gouvernement. Dissolution de l'Institut des hautes études, établi par les Jésuites à Saint-Acheul. Appel comme d'abus contre l'évêque de Clermont, pour refus de sépulture religieuse à M. de Montlosier. M. Cousin dénonce à la Chambre des pairs la «renaissance de la domination ecclésiastique». M. Isambert à la Chambre des députés.—VII. Les catholiques et le gouvernement de Juillet. Sentiments et conduite de M. de Montalembert, de Lacordaire, d'Ozanam. Le clergé se rapproche de la monarchie nouvelle. Attitude du Pape. Progrès faits vers l'accord de l'Église et de l'État.

I

Pendant que la société politique, découragée par tant de crises, en venait à douter d'elle-même, le mouvement religieux, commencé naguère dans le désarroi et l'épouvante d'un lendemain de révolution, continuait, chaque jour plus décidé, plus fécond, plus confiant[575]. L'affluence augmentait dans les églises; ce qui s'y passait et ce qui s'y disait s'imposait assez à l'attention publique pour que les journaux les plus étrangers d'ordinaire aux choses ecclésiastiques jugeassent nécessaire de s'en occuper. La société de Saint-Vincent de Paul prenait un développement rapide, surtout parmi la jeunesse. Les statistiques de la librairie constataient le nombre croissant des livres de piété et de théologie, des ouvrages de tout genre publiés par les écrivains catholiques. Partout, dans l'Église, comme une poussée de séve. Ce progrès frappait même les observateurs mondains. La femme d'esprit qui, sous le nom du vicomte de Launay, écrivait le «Courrier de Paris» dans le journal la Presse, madame Émile de Girardin, constatait ce retour des générations nouvelles vers la religion, et, signe du temps, s'en félicitait: «C'est plaisir, disait-elle, de voir cette jeunesse française venir d'elle-même, indépendante et généreuse, chercher des enseignements, apporter des croyances, au pied de ces mêmes autels, où jadis on ne voyait que des fonctionnaires publics en extase... Dites, n'aimez-vous pas mieux cette jeune France, instruite et religieuse, que cette jeunesse Touquet[576] que nous avions autrefois et qui a fourni tous nos grands hommes d'aujourd'hui?» Comment, ajoutait-elle, ne pas beaucoup attendre «d'un pays où la jeunesse prie et espère»? Ceux mêmes qui naguère avaient considéré le christianisme, sinon avec hostilité, du moins avec dédain, reconnaissaient et proclamaient son réveil. Le 17 mai 1838, à la tribune de la Chambre, l'ancien directeur du Globe, M. Dubois, s'exprimait ainsi, en parlant du clergé: «Cette association toute-puissante qui semble avoir été vaincue par trois cents ans de combats, ne vous y trompez pas, elle se ravive de toutes parts, et il se passe, à l'heure qu'il est, une espèce de réforme dans le catholicisme, qui, en l'élevant moralement et scientifiquement, peut lui donner aussi un jour une puissance politique qu'il a perdue par l'abus[577].» Et, un peu plus tard, le même personnage disait à un élève de l'École normale: «Mes sentiments sont bien connus, j'ai toujours combattu le catholicisme; mais je ne puis me le dissimuler, il se prépare pour lui un siècle aussi beau et plus beau peut-être encore que le treizième[578]

L'un des signes les plus remarquables et aussi l'un des facteurs les plus efficaces de cette révolution morale, conséquence inattendue de la révolution politique, avait été la prédication de Notre-Dame, inaugurée, en 1835, par Lacordaire. Le succès des premières conférences n'avait pas été le résultat d'une curiosité passagèrement excitée. Quand elles furent reprises au carême de 1836, l'assistance se retrouva non moins nombreuse, non moins enthousiaste, non moins altérée de ces vérités, pour elle si nouvelles. L'orateur d'ailleurs se surpassa. Aussi fut-ce une impression de pénible surprise, quand, à la fin de cette station, il annonça à ses auditeurs qu'il s'éloignait d'eux pour quelque temps. «Je laisse, dit-il, entre les mains de mon évêque cette chaire de Notre-Dame, désormais fondée, fondée par lui et par vous, par le pasteur et par le peuple. Un moment, ce double suffrage a brillé sur ma tête. Souffrez que je l'écarte de moi-même, et que je me retrouve seul, quelque temps, devant ma faiblesse et devant Dieu.» Quel était le secret de cette retraite imprévue? Au milieu même de son succès, Lacordaire avait rencontré, de la part de certains membres du clergé, des contradictions très-vives et parfois douloureuses. Il fallait s'y attendre. Dans cette entreprise si nouvelle et si hardie, tout,—procédés, formules, doctrines, jusqu'à la personne et aux antécédents de l'ancien rédacteur de l'Avenir,—était fait pour troubler les habitudes, choquer les idées, froisser les affections de l'ancien clergé royaliste et gallican, accoutumé à chercher le salut de l'Église et de la société dans un retour plus ou moins complet à l'ancien régime; tout était fait pour inquiéter la sagesse timide, routinière et vieillissante de ceux qui craignaient, par-dessus tout, de donner du mouvement aux esprits. De là une opposition sourde, insaisissable, mais obstinée, qui s'attacha à toutes les démarches, à toutes les paroles de l'orateur. Les mécontents racontaient qu'il «n'osait pas même nommer Jésus-Christ en chaire»; qu'il prêchait des «doctrines empreintes de l'esprit d'anarchie»; on le qualifiait de «tribun», de «républicain forcené», de «révolutionnaire relaps». Il se rencontrait même des vicaires généraux pour censurer les doctrines du prédicateur comme hétérodoxes[579]. Mgr de Quélen était assailli de dénonciations qui mettaient sa naturelle irrésolution et ses penchants contradictoires à une épreuve embarrassante. Par ses idées, par son origine, il était avec le clergé d'ancien régime. D'autre part, il aimait le prêtre qu'il avait patronné dans ses disgrâces; il était fier de l'orateur brillant auquel il avait ouvert la carrière; ce grand succès, dont il avait sa part, consolait son cœur d'évêque si longtemps éprouvé, et il n'était pas insensible à cette popularité qui rejaillissait un peu sur lui. De là, des alternatives d'appui et d'abandon qui faisaient dire à Lacordaire: «L'archevêque a eu des moments sublimes pour moi; mais c'est un fardeau sous lequel il ploie, sans le vouloir[580].» Malgré ses succès, le jeune prédicateur souffrait d'être si âprement attaqué et si imparfaitement soutenu. La faveur du public ne l'empêchait pas de se sentir isolé au milieu des hostilités qui l'enveloppaient. Et puis il comprenait, comme il l'a écrit plus tard, qu'il n'était pas «assez mûr encore pour fournir la carrière d'un seul trait». Tous ces motifs, joints au travail intérieur d'une vocation qui ne se connaissait pas encore elle-même, le décidèrent à interrompre ses conférences et à aller chercher à Rome la paix dans le présent et la force pour l'avenir.

Ne pouvait-on pas craindre que la brusque retraite de Lacordaire ne fît perdre le terrain gagné; qu'elle ne rendît, dans le sein du clergé, aux idées et aux tactiques d'ancien régime, le crédit que le succès des conférences leur avait enlevé; que, dans le public, elle n'arrêtât et peut-être ne fît reculer le mouvement religieux? Il n'en fut rien. L'élan donné à la vie chrétienne ne se ralentit pas, et en même temps l'évolution, commencée dans l'attitude des catholiques, continua à s'accomplir. Lacordaire avait été plus complétement et plus définitivement vainqueur qu'il ne s'en était rendu compte dans la fumée de la bataille[581]. La prédication de Notre-Dame ne fut pas d'ailleurs interrompue par le départ de celui qui l'avait créée, et, dès 1837, le Père de Ravignan,—on disait alors l'abbé de Ravignan,—montait, à son tour, dans cette chaire qu'il devait occuper jusqu'en 1846.

Le nouveau conférencier ne pouvait faire oublier celui qui l'avait précédé; mais l'impression ne fut ni moins profonde, ni moins efficace. Tout contribuait à la produire: le talent de l'orateur; son accent d'une conviction imposante; l'autorité en quelque sorte visible de sa vertu; cette physionomie, cette attitude d'une noblesse si sainte qu'on a pu dire: «Quand le Père de Ravignan paraît en chaire, on ne sait vraiment s'il vient de monter ou de descendre», et jusqu'à ce fameux signe de croix qu'il traçait lentement et grandement sur sa poitrine, après le silence du début, et qui était, à lui seul, une prédication. Sans doute, il eût été impuissant à faire ce que Lacordaire venait d'accomplir; il n'aurait pas su trouver la note inattendue et saisissante de ce cri d'appel qui avait pénétré au plus intime d'un siècle désaccoutumé des choses religieuses et souffrant, à son insu, d'en être privé; ce n'est pas lui qui aurait, du premier coup, attiré en foule les générations nouvelles sur le chemin de l'église qu'elles avaient oublié; mais il arrivait, à son heure, pour compléter l'œuvre de son devancier. Celui-ci avait eu pour mission, comme il le disait, de «préparer les âmes à la foi». Le Père de Ravignan les y faisait entrer plus avant. Aussi,—tout en restant, autant que le permettait la nature différente de son esprit, dans le genre créé par Lacordaire, tout en gardant les mêmes ménagements pour les susceptibilités et les préjugés de l'époque, tout en bravant les critiques et les dénonciations de ceux qui ne lui épargnaient guère plus qu'à son prédécesseur le reproche de ne pas oser être assez chrétien,—il attirait peu à peu ses auditeurs sur le chemin qui, du porche du temple, devait les conduire au sanctuaire. Chaque année, il se voyait consolé par des succès nouveaux: c'étaient non-seulement des sympathies d'opinion, mais des conversions d'âmes. La foi gagnait dans les régions qui avaient paru lui être le moins accessibles, parmi les élèves et les professeurs des colléges, à l'École normale, à l'École polytechnique[582]. Bientôt même, après plusieurs années de ces progrès continus, le Père de Ravignan osera ajouter aux conférences du carême la retraite de la semaine sainte et la grande communion pascale de Notre-Dame, couronnement de cette magnifique campagne et signe le plus éclatant de la rentrée de Dieu dans la société de 1830[583].

II

Ce n'était pas pour se reposer dans l'inaction que Lacordaire avait volontairement quitté la chaire de Notre-Dame et s'était retiré à Rome. Dans l'hiver de 1837-1838, on le revit en France, à Metz, où il inaugura les conférences de province, digne complément de celles de Paris: le succès fut immense, la ville entière profondément remuée. Toutefois, là n'était pas alors sa préoccupation principale. Il avait entendu à Rome, sans l'y avoir cherché, cet appel mystérieux, redoutable, qu'on nomme la vocation monastique. Ce n'était pas seulement, chez lui, le désir de trouver, dans un couvent, la règle et le point d'appui qui lui avaient tant manqué, aux heures d'agitation et d'isolement de sa jeunesse sacerdotale; c'était aussi le sentiment moins personnel du besoin que l'Église du dix-neuvième siècle, et particulièrement la France de 1830, avaient du secours des Ordres religieux. Ainsi fut-il amené, peu à peu, non sans de longs combats avec lui-même, non sans la vue parfois douloureuse des difficultés extérieures qu'il aurait à surmonter, des sacrifices intérieurs qu'il lui faudrait accomplir, à la résolution, non-seulement de se faire moine, mais de restaurer en France l'Ordre de Saint-Dominique, l'un de ceux contre lesquels les souvenirs de l'Inquisition avaient soulevé le plus de préventions.

Certes, si l'on eût prédit, en juillet 1830, aux vainqueurs du jour qu'ils allaient assister, dans leur pays, à un réveil de vie et de fécondité monastiques, ils eussent haussé les épaules comme à une méchante plaisanterie. C'est pourtant ce qui les attendait. Dès 1833, l'abbé Guéranger s'était installé à Solesmes avec quelques compagnons, pour renouer en France la grande tradition bénédictine; en 1836, il y prenait l'habit, et, l'année suivante, une décision pontificale déclarait le monastère ainsi ressuscité, chef d'une congrégation nouvelle de l'Ordre de Saint-Benoît, la «congrégation de France», qui était reconnue héritière des congrégations de Cluny, de Saint-Maur et de Saint-Vannes: pour la première fois depuis l'ancien régime, on revoyait sur notre sol un abbé crossé et mitré. De plusieurs côtés, s'ouvraient des monastères nouveaux de Trappistes et de Chartreux, parfois aux applaudissements des «libéraux», comme pour la Chartreuse de Blosserville, près de Nancy. Les Jésuites eux-mêmes, contre lesquels semblait avoir été faite la révolution de 1830, se voyaient obligés, en 1836, par l'accroissement du nombre de leurs résidences et le développement de leurs œuvres, de diviser en deux la province unique que la compagnie avait eue jusqu'alors en France. Mais toutes ces fondations s'étaient opérées sans bruit, sans éclat, et même, pour les Jésuites, presque en cachette. C'est, au contraire, la tête haute, en plein soleil et par la grande porte, celle de la liberté, que Lacordaire prétendait ramener avec lui les moines dans son pays.

Loin donc de procéder avec mystère, aussitôt sa décision prise et l'approbation de l'autorité ecclésiastique obtenue, il se servit de la presse pour en aviser le public et appeler à lui les collaborateurs dont il avait besoin: procédé qui ne fut pas, au premier moment, sans étonner et sans effaroucher les habitudes si différentes de la cour romaine. La note, publiée d'abord par l'Univers, le 11 septembre 1838, fut reproduite par tous les journaux, sans provoquer presque aucune réflexion hostile[584]. Mis en relation avec le ministre des cultes d'alors, M. Barthe, Lacordaire trouva auprès de lui bon accueil: si le ministre lui fit d'abord quelques objections, il écouta ses réponses avec bienveillance, et l'assura que le gouvernement «n'avait rien contre lui». Le futur Dominicain voulait du reste réclamer son laisser-passer, non du pouvoir comme une faveur, mais de l'opinion publique comme un droit. Le 3 mars 1839, il adressa à «son pays» ce fameux «Mémoire pour le rétablissement en France des Frères Prêcheurs», d'un accent si éloquent et si original, fier et caressant, audacieux et habile, où l'homme moderne apparaît sous le froc antique, où l'on parle de liberté et où l'on fait appel à toutes les idées contemporaines pour restaurer une institution du treizième siècle. «Mon pays! disait l'auteur en commençant, pendant que vous poursuivez, avec joie et douleur, la formation de la société moderne, un de vos enfants nouveaux, chrétien par la foi, prêtre par l'onction traditionnelle de l'Église catholique, vient réclamer de vous sa part dans les libertés que vous avez conquises et que lui-même a payées. Il vous prie de lire le mémoire qu'il vous adresse ici, et, connaissant ses vœux, ses droits, son cœur même, de lui accorder la protection que vous donnerez toujours à ce qui est utile et sincère. Puissiez-vous, mon pays, ne jamais désespérer de votre cause, vaincre la mauvaise fortune par la patience et la bonne par l'équité envers vos ennemis; aimer Dieu, qui est le père de tout ce que vous aimez; vous agenouiller devant son fils Jésus-Christ, le libérateur du monde; ne laisser passer à personne l'office éminent que vous remplissez dans la création, et trouver de meilleurs serviteurs que moi, non de plus dévoués.» Et, pour bien marquer devant qui il se présentait, Lacordaire ajoutait: «Je m'adresse à une autorité qui est la reine du monde, qui, de temps immémorial, a proscrit des lois, en a fait d'autres, de qui les chartes elles-mêmes dépendent, et dont les arrêts, méconnus un jour, finissent tôt ou tard par s'exécuter. C'est à l'opinion publique que je demande protection, et je la lui demande contre elle-même, s'il en est besoin, car il y a en elle des ressources infinies, et sa puissance n'est si haute que parce qu'elle sait changer, sans se vendre jamais.» Après avoir traité d'abord de la légitimité des Ordres religieux en général, l'auteur faisait une éloquente apologie des Frères Prêcheurs, traçait un tableau magistral et charmant de leurs vertus et de leurs services, conduisait le lecteur à travers cette merveilleuse galerie de saints, de savants et d'artistes, ne craignant pas d'aborder de front, avec son heureuse hardiesse, les questions délicates comme celles de l'Inquisition. Puis il terminait ainsi: «Je crois faire acte de bon citoyen autant que de bon catholique en rétablissant en France les Frères Prêcheurs. Si mon pays le souffre, il ne sera pas dix années peut-être avant d'avoir à s'en louer. S'il ne le veut pas, nous irons nous établir à ses frontières, sur quelque terre plus avancée vers le pôle de l'avenir, et nous y attendrons patiemment le jour de Dieu et de la France. L'important est qu'il y ait des Frères Prêcheurs français, qu'un peu de ce sang généreux coule sous le vieil habit de saint Dominique. Quant au sol, il aura son tour; la France arrivera, tôt ou tard, au rendez-vous prédestiné où la Providence l'attend. Quel que soit le traitement que me réserve ma patrie, je ne m'en plaindrai donc pas. J'espérerai en elle, jusqu'à mon dernier soupir. Je comprends même ses injustices, je respecte même ses erreurs, non comme le courtisan qui adore son maître, mais comme l'ami qui sait par quels nœuds le mal s'enchaîne au bien, dans le cœur de son ami. Ces sentiments sont trop anciens chez moi pour y périr jamais, et dussé-je n'en pas recueillir le fruit, ils seront jusqu'à la fin mes hôtes et mes consolateurs.»

L'opinion, flattée qu'on s'adressât à elle, fut à la fois surprise et charmée d'un langage si nouveau, et qui tranchait si singulièrement avec les polémiques de la coalition, alors à leur période le plus aigu. Aucun journal, aucun orateur ne témoigna de dispositions hostiles. Parti pour Rome, aussitôt son mémoire lancé, Lacordaire y arriva, le 27 mars 1839, avec les compagnons qu'il avait recrutés. Il se heurta d'abord aux timidités de la cour pontificale, qui croyait alors la France sous le coup d'une révolution imminente, et qui eût voulu tout ajourner. Mais il en triompha, et, le 9 avril, il prit l'habit avec ses nouveaux frères. Le pas décisif était fait. Bientôt, son noviciat terminé, il rentrera en France, sous le froc blanc de Saint-Dominique, ouvrant ainsi une porte par laquelle pourront passer, derrière lui, tous les Ordres religieux.

III

Pendant que Lacordaire préparait et accomplissait cette grande œuvre, son frère d'armes de l'Avenir, le comte de Montalembert, travaillait à faire reprendre aux catholiques la place qu'ils avaient perdue dans le monde politique. Lui aussi, il avait dû sortir de l'arène, pour reprendre haleine, après le faux départ de l'Avenir. Il avait employé ces années de retraite à parcourir les grandes routes d'Allemagne et d'Italie, se passionnant partout à la recherche des vestiges, jusqu'alors mal compris et imparfaitement goûtés, des grands siècles catholiques, particulièrement des monuments artistiques du treizième et du quinzième siècle. Le hasard des voyages,—où le poussait peut-être l'agitation d'un esprit non encore remis des excitations et des secousses de la crise récente,—lui avait fait rencontrer, dans un coin de la Hesse, les traces, presque complétement effacées par la haine protestante et par l'oubli populaire, du culte dont avait été l'objet «la chère sainte Élisabeth». Séduit et indigné, touché et conquis, il avait fait de la royale sainte la dame de ses pensées, de son imagination, de ses études; il s'était armé son chevalier, pour venger cette mémoire méconnue, pour ranimer cette dévotion éteinte, et avait trouvé, dans la présence constante de cette charmante et douce vision, la direction de son esprit, la paix de son âme, la consolation de ses déchirements et de ses déceptions, et comme le bienfait d'une sérénité supérieure venue du passé ou descendue du ciel.

Mais cette vie d'érudit ou de dilettante chrétien ne pouvait longtemps suffire à une nature aussi militante. Ce n'était pas seulement dans l'histoire, c'était dans les luttes présentes et quotidiennes de la vie publique qu'il voulait relever le nom catholique. Quand, au lendemain de la révolution de Juillet, il avait vu «la croix arrachée du fronton des églises de Paris, traînée dans les rues et précipitée dans la Seine, aux applaudissements d'une foule égarée», il s'était promis de poursuivre la revanche de ces jours d'humiliation et d'outrage. Il le rappelait plus tard à la tribune: «Cette croix profanée, s'écriait-il, je la ramassai dans mon cœur, et je jurai de la servir et de la défendre. Ce que je me suis dit alors, je l'ai fait depuis, et, s'il plaît à Dieu, je Je ferai toujours[585].» C'était pour tenir ce serment de ses vingt ans, que le jeune pair, qui avait été, après 1830, l'un des derniers à recueillir le bénéfice de l'hérédité bientôt abolie, s'empressait, dès que son âge le lui permettait, de siéger dans la Chambre haute et de prendre part à ses débats[586].

On ne saurait s'imaginer aujourd'hui de quel courage, de quelle audace même, un homme politique devait alors faire preuve pour se poser en chrétien. M. de Montalembert, rendant hommage, en 1855, à la mémoire de l'un des rares pairs qui devaient se joindre à lui, au comte Beugnot, a rappelé «l'impopularité formidable qu'il fallait braver, au sein des classes éclairées et du monde politique, quand on voulait arborer ou défendre les croyances catholiques...» «Personne, ajoutait-il, ou presque personne, parmi les savants, les écrivains, les orateurs, les hommes publics, ne consentait à se laisser soupçonner de préoccupations ou d'engagements favorables à la religion... L'impopularité qu'il s'agissait d'affronter n'était pas seulement cette grossière impopularité des masses, ces dénonciations quotidiennes des journaux, ces insultes et ces calomnies vulgaires qui sont la condition habituelle des hommes de cœur et de devoir dans la vie publique... Mais il fallait, de plus, entrer en lutte avec tous ceux qui se qualifiaient d'hommes modérés et pratiques, avec la plupart des conservateurs, non moins qu'avec les révolutionnaires, avec l'immense majorité, la presque unanimité des deux Chambres, avec une foule innombrable d'honnêtes gens aveuglés, et, ce qui était bien autrement dur, avec une élite d'hommes considérables qui avaient conquis une réputation enviée, en rendant d'incontestables services à la France, à l'ordre, à la liberté. Enfin, il fallait braver, jusque dans les rangs les plus élevés de la société française, un respect humain dont l'invincible intensité a presque complétement disparu dans les luttes et périls que nous avons traversés depuis lors.» En parlant ainsi de M. Beugnot, M. de Montalembert ne pensait-il pas à ses propres débuts? Quand, en 1835, il entra à la Chambre haute, avec le dessein d'y défendre la cause catholique, il s'y trouva d'abord absolument isolé. Les hommes, d'ordinaire, hésitent à se compromettre pour une cause, lorsqu'ils savent devoir être seuls à la défendre; l'inutilité probable de leur effort sert d'excuse à leur défaut de courage. Tout autre était le jeune comte de Montalembert. Il semblait avoir le goût des causes vaincues: plus elles lui paraissaient désespérées, abandonnées de tous, plus il se sentait porté vers elles, plus il trouvait d'attrait et d'honneur à s'y montrer fidèle et dévoué. Sans espoir ni peur, disait une vieille devise de ses ancêtres.

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