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Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)

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Grand fut l'étonnement des vénérables pairs, sceptiques d'origine encore refroidis par l'expérience, survivants du dix-huitième siècle blasés davantage par les révolutions du dix-neuvième, quand ils virent se lever, au milieu d'eux, ce jeune croyant si enthousiaste. L'entrée dans la cour du Luxembourg d'un chevalier portant l'armure du moyen âge et la croix sur la poitrine, ne leur eût pas paru plus étrange et moins raisonnable. Avec son nouveau champion, la religion ne se présentait plus dans une attitude humble, voilée et résignée; elle avait quelque chose de hardi, on eût presque dit de cavalier. Toutefois, il se mêlait à cette hardiesse une sorte de bonne grâce fière et modeste qui l'empêchait de paraître outrecuidante: «Je ne descendrai pas de cette tribune,—disait le jeune orateur, en terminant un des premiers discours où il revendiquait les droits du clergé,—sans vous exprimer le regret que j'éprouverais, si je vous avais paru parler un langage trop rude ou trop étranger aux idées qui y sont ordinairement énoncées. J'ai espéré que vous m'excuseriez d'avoir obéi à la franchise de mon âge, d'avoir eu le courage de mon opinion. Quoi qu'il en soit, j'aime mille fois mieux qu'il me faille vous demander pardon ici publiquement de vous avoir fatigués ou blessés par mes paroles, que demander pardon, dans le secret de ma conscience, à la vérité et à la justice, de les avoir trahies par mon silence[587].» Ce langage surprenait les nobles pairs, mais ne leur déplaisait pas; ils ressentaient une sorte de curiosité indulgente pour les audaces imprévues de celui dont la jeunesse leur rappelait une hérédité regrettée; leur tolérance ratifiait la liberté qu'il avait prise de tout dire, et lui permettait de troubler, par une vivacité inaccoutumée dans cette enceinte, le calme décent, la froide politesse de leurs délibérations: souriant aux saillies et même aux écarts de son éloquence impétueuse, «comme un aïeul, à la vivacité généreuse et mutine du dernier enfant de sa race[588]».

Du reste, si le jeune pair n'était pas déjà, à vingt-cinq ans, l'orateur éminent et complet des discours sur le Sunderbund ou sur l'expédition de Rome, ce n'en était pas moins un spectacle plein d'intérêt et de charme, de contempler ce talent dans la fraîcheur de sa fleur première et de le suivre ensuite dans son rapide épanouissement; talent vif, alerte, ardent, où se mêlaient le sarcasme et l'enthousiasme, la fierté provocante et la générosité sympathique. M. de Montalembert travaillait beaucoup ses discours; il les lisait alors, comme avaient fait plusieurs orateurs de la Restauration, entre autres Royer-Collard et le général Foy; plus tard seulement, il prit le parti de réciter, ensuite de parler sur simples notes. Mais il lisait avec une aisance et une chaleur qui rendaient sa lecture presque aussi entraînante qu'une improvisation. Il avait peu de geste; la voix y suppléait, souple, claire, vibrante, admirablement faite pour l'ironie ou le pathétique, avec un de ces accents qu'on n'oubliait plus; et, par-dessus tout, ce je ne sais quoi d'aisé dans la véhémence, de noble dans la passion, de naturel dans la hauteur, qui révèle la race, et qui donne à l'éloquence aristocratique un caractère à part, auquel n'atteignent jamais ni la faconde de l'avocat, ni la solennité du professeur, ni la déclamation du rhéteur.

M. de Montalembert n'appartenait pas à un parti politique; il ne pouvait être contredit, quand il se défendait «d'avoir jamais combattu systématiquement aucun ministère». Cependant alors, dans beaucoup de questions, il paraissait en harmonie avec les hommes de gauche. Son premier discours avait été une attaque contre les lois de septembre sur la presse. Dans la politique étrangère, avec quelle amertume il reprochait au gouvernement les «humiliations» de la France! Ces exagérations d'un libéralisme un peu jeune, ces exaltations d'un patriotisme parfois plus généreux que clairvoyant et sensé, étaient comme un reste de l'Avenir, qui devait s'atténuer avec le temps et avec l'âge. D'ailleurs, il y avait là, chez M. de Montalembert, à côté d'entraînements très-sincères, de convictions très-ardentes, une part de tactique: pour faire sortir les catholiques de leur état d'isolement, d'impopularité et de proscription morale, pour leur refaire une place dans le monde politique, il lui paraissait utile que l'orateur, connu pour être leur champion, se montrât un libéral aussi hardi, un patriote aussi susceptible, un défenseur aussi dévoué des nations opprimées, un ami aussi ardent de toutes les causes généreuses, enfin un citoyen aussi intéressé aux affaires publiques qu'aurait pu l'être aucun homme engagé dans le mouvement du siècle. Une telle attitude lui était d'autant plus facile que ces sentiments étaient naturellement les siens. De là, tous ces discours qui se succèdent sur la liberté de la presse, sur la Pologne, la Belgique, l'Espagne ou la Grèce, sur les réformes économiques ou philanthropiques. Rarement, dans ces premières années, il aborde les questions religieuses proprement dites: à peine, de temps à autre, le verrons-nous engager quelque rapide escarmouche sur l'aliénation des terrains de l'archevêché, ou sur un appel comme d'abus. Mais, ne nous y trompons pas, c'est le catholicisme qu'il a toujours en vue, même quand il traite d'autres sujets; ces discours sont en réalité, pour lui, des préludes, une façon de préparer le monde politique et de se préparer lui-même à sa mission spéciale, à celle qu'il avait proclamée le jour où, à vingt ans, devant la Chambre des pairs, il avait voué sa vie à la cause de la liberté religieuse et particulièrement de la liberté d'enseignement[589].

IV

Quelle était l'attitude du gouvernement en face de ce réveil catholique? Peut-être n'était-il pas toujours préparé à le bien comprendre; cependant il le voyait avec satisfaction, se gardait généralement de l'entraver, le secondait même volontiers, pourvu qu'il n'eût pas à braver des préventions trop menaçantes. Ces préventions du reste diminuaient chaque jour. Ainsi se continuait, dans la politique religieuse de la monarchie de Juillet, ce mouvement ascendant vers la justice et la liberté dont nous avons noté le début, encore incertain, sous Casimir Périer[590], et le progrès plus marqué sous le ministère du 11 octobre[591]. Il tenait à des causes si profondes et si supérieures qu'il se développait en dépit des changements de ministère, et quels que fussent les hommes au pouvoir.

M. Thiers, pendant son ministère du 22 février 1836, était sans doute plus soucieux de courtiser la gauche que de servir l'Église. Il ne se montra pas personnellement très-occupé des questions religieuses et n'alla pas au-devant. Toutefois, quand il les rencontra, il se montra sans petite hostilité, plutôt bienveillant, intelligent même du besoin que la société avait de la religion et de l'obligation où elle était de l'honorer. S'agissait-il par exemple d'améliorer le régime pénitentiaire, un rapport officiel indiquait, comme l'une des premières mesures à prendre, le développement de l'action religieuse[592]. Ce fut ce ministère du 22 février qui proposa à la Chambre de revenir à une tradition abandonnée depuis 1830, en votant un crédit spécial pour l'installation et le traitement d'un cardinal récemment choisi, par le Pape, dans l'épiscopat français[593]. «Il faut qu'on sache bien, dit en cette occasion le garde des sceaux, M. Sauzet, que la royauté de Juillet, tout en maintenant les libertés de tous et les prérogatives de la puissance civile, ne sépare pas les intérêts religieux sagement entendus, de ces grands principes moraux sur lesquels repose l'avenir des sociétés.» Le crédit fut voté sans difficulté[594]. Pour qui se rappelait ce qu'était, peu d'années auparavant, la discussion du budget des cultes, il y avait progrès notable. Le Journal des Débats le constatait avec satisfaction. «En soi, disait-il, il n'y a rien là que de fort simple. Dans un pays où l'immense majorité des citoyens professe la religion catholique, n'est-il pas convenable, n'est-il pas juste de donner à ceux qui sont revêtus des premières dignités de cette religion, le moyen de soutenir leur rang?..... Tout cela, aujourd'hui, paraîtra peut-être d'une vérité triviale; mais tout cela, il n'y a pas bien longtemps, eût horriblement scandalisé l'opposition et blessé la philosophie courante. Supposez que Casimir Périer fût venu demander un traitement pour les cardinaux; quel bruit, quelle colère dans l'opposition! À quel déluge de plaisanteries philosophiques n'eût-il pas fallu s'attendre!»

Meilleures encore se trouvaient être les dispositions du ministère du 6 septembre, dont les membres dirigeants étaient M. Molé et M. Guizot. Ce dernier, nous l'avons dit, était, parmi les hommes de 1830, l'un de ceux qui comprenaient le mieux l'importance sociale de la religion. Quant à M. Molé, il devait, peu de temps après, en 1840, dans son discours de réception à l'Académie française, exprimer ainsi son sentiment sur ce sujet: «Le clergé sera le sublime conservateur de l'ordre public, en préparant les générations nouvelles à la pratique de toutes les vertus: car il y a moins loin qu'on ne pense des vertus privées aux vertus publiques, et le parfait chrétien devient aisément un grand citoyen.»

Ce ministère, à son avénement, trouvait pendante une question qui touchait de très-près aux plus graves intérêts religieux, celle de la liberté de l'enseignement secondaire, solennellement promise par l'article 69 de la Charte. En janvier 1836, dans les derniers jours du cabinet du 11 octobre, M. Guizot avait déposé, sur ce sujet, un projet par lequel il espérait compléter l'œuvre commencée par la loi de 1833 sur l'instruction primaire. Revenu au même ministère de l'instruction publique, après sept mois de retraite, il trouvait l'examen de la commission fini, le rapport déposé, et il pouvait espérer mener à terme cette importante réforme. Bien que son espérance ait été trompée, il n'est pas sans intérêt d'étudier, avec quelque détail, le premier effort tenté pour résoudre un problème qui devait être bientôt, entre les catholiques et le gouvernement, l'objet d'une lutte si longue et si véhémente.

Rien de plus absolu que le monopole dont l'Université était alors en possession, dans le domaine de l'enseignement secondaire. Les établissements privés ne pouvaient exister qu'avec son autorisation toujours révocable, sous sa dépendance, et à condition de lui payer une sorte de tribut d'allégeance qu'on appelait la rétribution universitaire. À moins que les parents n'attestassent que l'éducation avait été donnée au sein de la famille, aucun élève n'était admis au baccalauréat, sans un certificat d'études constatant qu'il avait fait ses classes de rhétorique et de philosophie dans un collége de l'Université ou dans un des établissements peu nombreux assimilés à ces colléges par faveur spéciale, et qualifiés d'«établissements de plein exercice[595]».

Seuls, les petits séminaires échappaient à l'Université. Pour bien comprendre le régime spécial auquel ils étaient alors soumis, il convient de remonter un peu en arrière. Supprimés sous la Révolution, ils s'étaient rétablis peu à peu sous le Consulat. Lors de sa fondation, en 1808, l'Université prétendit les faire rentrer dans son domaine, comme tous les autres établissements d'enseignement; les évêques résistèrent. Un décret du 9 avril 1809 donna raison à l'Université, mais, par compensation, reconnut l'existence de ces écoles ecclésiastiques et leur promit la protection du gouvernement. L'un des premiers actes de la Restauration fut d'accorder à l'épiscopat ce que lui avait refusé l'Empire: une ordonnance du 5 octobre 1814 autorisa chaque évêque à avoir une ou plusieurs écoles secondaires ecclésiastiques, dont il pouvait nommer les directeurs et professeurs: aucune obligation pour les élèves, soit de suivre les cours des colléges, soit de payer la rétribution universitaire. Ces écoles, ainsi soustraites à l'Université, étaient cependant des établissements publics et avaient capacité pour recevoir des libéralités. Sous ce régime, les petits séminaires se multiplièrent et devinrent de véritables colléges; plusieurs, et non des moins florissants, étaient sous la direction des Jésuites. Ce fut cette prospérité même qui éveilla des ombrages et provoqua un soulèvement de passions auquel le gouvernement se crut obligé de céder. De là, les ordonnances de 1828, qui modifièrent si gravement la situation de ces écoles; nécessité de l'approbation royale pour le choix des supérieurs, obligation, pour ces derniers et pour les professeurs, de déclarer qu'ils n'appartenaient pas à une congrégation non autorisée, interdiction de recevoir des externes, limitation du nombre des élèves, injonction de leur faire revêtir, à quatorze ans, le costume ecclésiastique, et impossibilité pour eux de se présenter au baccalauréat, à moins d'avoir suivi les cours de rhétorique et de philosophie dans un établissement universitaire,—tout fut combiné pour renfermer les petits séminaires dans leur œuvre exclusive d'éducation cléricale et les empêcher de faire concurrence aux colléges; néanmoins ils demeuraient soustraits à l'Université, ne lui payaient pas de rétribution, et, comme compensation de tant de restrictions, l'État leur accordait 1,200,000 francs de bourses. Le gouvernement de 1830 ne changea rien à ce régime, si ce n'est qu'en 1831 il supprima complétement les bourses; les rigueurs restaient sans la libéralité. En fait, cependant, certaines prescriptions tombèrent en désuétude, notamment l'obligation du costume.

Pour établir, à la place d'une telle législation, la liberté promise par la Charte, que fallait-il faire? «Une seule solution était bonne, a dit plus tard M. Guizot: renoncer complétement au principe de la souveraineté de l'État en matière d'instruction publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l'État et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations. C'était la conduite à la fois la plus simple, la plus habile et la plus efficace... Il valait beaucoup mieux, pour l'Université, accepter hardiment la lutte contre des rivaux libres, que de défendre, avec embarras, la domination et le privilége, contre des ennemis acharnés.» Mais cette grande et simple politique se heurtait alors à beaucoup de prétentions et de préventions: prétentions de l'Université, maîtresse de son monopole depuis bientôt trente ans; préventions de l'opinion contre le clergé et particulièrement contre les Jésuites, que les ordonnances de 1828 venaient d'exclure de l'enseignement. Le problème était donc plus compliqué, plus irritant que dans l'enseignement primaire.

Le projet rédigé par M. Guizot se ressentait de ces difficultés et n'était pas aussi complet que son auteur lui-même l'eût désiré[596]. Toutefois le principe de la liberté s'y trouvait loyalement et nettement posé[597]. Plus d'autorisation préalable ni de certificat d'études; la concurrence était permise à tous les rivaux de l'Université, laïques ou prêtres, sans exclusion de personne, sans précautions trop gênantes. Quelques conditions de grades et de brevet étaient imposées aux chefs d'établissements, aucune aux professeurs. L'administration gardait un droit d'inspection et une certaine autorité disciplinaire, mais celle-ci n'allait pas au delà de la réprimande; seuls, les tribunaux civils pouvaient fermer un établissement à raison de faits d'inconduite ou d'immoralité. Des petits séminaires, il n'était pas question; à leur égard, le statu quo était maintenu. En somme, malgré ses lacunes, le projet était plus large, plus équitable que tous ceux qui devaient être ultérieurement présentés, en 1841, 1844 ou 1847.

Il ne rencontra pas d'opposition de la part des catholiques: ceux-ci, plus frappés de ses bienfaits que de ses défauts, répondirent, par une bonne volonté égale, à celle qu'on leur témoignait. «Parmi les réclamations que suscita le projet, a dit, quelques années plus tard, l'abbé Dupanloup, aucune ne sortit des rangs du clergé: pas une voix ne s'éleva parmi nous. Le clergé se tut profondément; je me trompe: il ressentit, il exprima une juste reconnaissance, et c'est à dater de cette époque qu'il se fit entre l'Église de France et le gouvernement un rapprochement depuis longtemps désiré, et qui fut solennellement proclamé[598]

La commission de la Chambre entra dans l'esprit du projet, et son rapporteur, M. Saint-Marc Girardin, quoique universitaire, se montra animé du libéralisme le plus sincère, le plus respectueux des choses religieuses, le plus intelligemment soucieux d'établir l'accord entre l'Église et l'État. Dans son rapport, qui fut déposé le 15 juin 1836, bien loin d'accepter de mauvaise grâce le principe nouveau de la liberté d'enseignement, il le déclara nécessaire au progrès même des études, et rappela que, sous l'ancien régime, la concurrence des congrégations enseignantes, notamment des Jésuites, avait été, de l'aveu même de Voltaire, un bienfait. Puis, abordant de front la prévention régnante, il ajoutait: «Ce que beaucoup de bons esprits craignent de la liberté d'enseignement, c'est bien moins l'influence qu'elle pourra donner aux partis politiques, que l'influence qu'elle va, dit-on, donner au clergé. Les prêtres, les Jésuites vont, grâce à cette loi, s'emparer de l'éducation. Dans la loi sur l'instruction secondaire, nous n'avons voulu créer ni privilége ni incapacité. Le monopole de l'enseignement accordé aux prêtres serait, de notre temps, un funeste anachronisme; l'exclusion ne serait pas moins funeste. La loi n'est faite ni pour les prêtres, ni contre les prêtres: elle est faite, en vertu de la Charte, pour tous ceux qui voudront remplir les conditions qu'elle établit. Personne n'est dispensé de remplir ces conditions, et personne ne peut, s'il a rempli ces conditions, être exclu de cette profession. Dans le prêtre, nous ne voyons que le citoyen, et nous lui accordons les droits que la loi donne aux citoyens. Rien de plus, mais rien de moins. Nous entendons parler des congrégations abolies par l'État, et qui, si nous n'y prenons garde, vont envahir les écoles. Nous n'avons point affaire, dans notre loi, à des congrégations; nous avons affaire à des individus. Ce ne sont point des congrégations que nous recevons bacheliers ès lettres et que nous brevetons de capacité: ce sont des individus. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir si ces individus font partie de congrégations; car à quel signe les reconnaître? comment s'en assurer?... Pour interdire aux membres des congrégations religieuses la profession de maître et d'instituteur secondaire, songez que de précautions il faudrait prendre, de formalités inventer; quel code tracassier et inquisitorial il faudrait faire; et ce code, avec tout l'appareil de ses recherches et de ses poursuites, songez surtout qu'il suffirait d'un mensonge pour l'éluder.»

Sur un point important, la commission se sépara du ministre. Nous avons dit que M. Guizot avait laissé un peu timidement de côté la question des petits séminaires. La commission, plus hardie, la souleva et proposa de soumettre ces établissements au régime des établissements libres, de leur faire recueillir les avantages et subir les charges du nouveau droit commun. M. Sauzet, qui était alors ministre des cultes, estima convenable de prendre l'avis des évêques; aussi leur adressa-t-il une circulaire où il exprimait son désir d'être «éclairé sur les vœux de l'épiscopat et les besoins réels de l'instruction secondaire ecclésiastique». Des deux systèmes en présence, du statu quo maintenu implicitement par le projet de M. Guizot, ou du droit commun proposé par la commission, aucun ne pouvait satisfaire pleinement les évêques. Si le dernier avait, à leurs yeux, l'avantage de délivrer les petits séminaires des restrictions imposées par les ordonnances de 1828, et de les soustraire au régime à la fois précaire et arbitraire des ordonnances, il avait cet inconvénient grave de les dépouiller de leur caractère d'établissements publics ayant qualité pour recevoir, de leur spécialité d'établissements ecclésiastiques placés sous la seule autorité épiscopale, non soumis à l'inspection et à l'autorité disciplinaire de l'administration, dispensés de toute condition de grades universitaires pour leurs directeurs et professeurs. Aussi ne paraît-il pas que les réponses des évêques, réponses qui du reste demeurèrent secrètes, aient été très-nettes et très-concordantes. Il s'en dégageait cependant le vœu d'une solution mixte qui eût pris à chacun des deux systèmes ses avantages sans ses inconvénients, eût maintenu le caractère public et spécial des petits séminaires, en les faisant bénéficier de la liberté nouvelle, et eût supprimé les restrictions des ordonnances, sans imposer des conditions de grades, d'inspection et de subordination disciplinaire, suffisamment remplacées par le choix et la surveillance de l'évêque. Dans l'état des esprits, un tel système avait peu de chance d'être accepté, et les prélats l'indiquaient plutôt comme un desideratum lointain que comme une prétention immédiate.

Ce fut seulement après ces longs préliminaires que la discussion du projet put être mise à l'ordre du jour de la Chambre. Elle s'ouvrit le 14 mars 1837. À cette date, le cabinet du 6 septembre était déjà virtuellement dissous par l'effet de ses dissensions intestines et du rejet de la loi de disjonction. M. Guizot se trouvait encore nominalement ministre de l'instruction publique; mais son autorité était diminuée, son attention distraite; conditions mauvaises pour diriger une délibération où il eût fallu faire l'éducation de la Chambre, l'initier à des idées nouvelles, dominer ses vieux préjugés. Le débat se prolongea pendant douze séances. L'Université fut vivement attaquée: on lui reprocha d'être un instrument de despotisme, de donner une mauvaise éducation morale; on se plaignit que le projet eût accordé à la liberté une part trop étroite: fait remarquable, ces critiques ne venaient pas des catholiques; elles venaient d'hommes de gauche qui n'avaient pas encore oublié que la liberté d'enseignement figurait, pendant la Restauration, sur le programme du parti libéral[599]. D'autres orateurs, au contraire, avaient peur que les garanties exigées ne fussent insuffisantes, et en réclamaient de nouvelles dont plusieurs furent repoussées, d'autres adoptées, par exemple l'obligation de grades universitaires pour certains professeurs. Quelques-uns enfin s'alarmaient surtout des avantages que le clergé pourrait tirer de la liberté: de ce nombre étaient M. Isambert et M. Salverte, dont les déclamations ne parurent pas avoir grand écho. Sur un point cependant, les adversaires du clergé remportèrent un succès qui altéra gravement le caractère du projet. Ce fut à l'occasion d'un amendement proposé par M. Vatout, pour obliger tout chef d'établissement libre à jurer qu'il n'appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. Déjà, en 1833, lors de la discussion de la loi sur l'enseignement primaire, ce député avait essayé, sans succès, de faire voter une disposition semblable: ne pouvait-on pas espérer que, cette fois encore, la Chambre refuserait de sacrifier la justice et la liberté? L'amendement fut combattu, au nom de la commission, par M. Dubois. M. Guizot, qui n'y était pas moins opposé, eut le tort de garder le silence. Était-ce sécurité excessive ou découragement? Toujours est-il qu'après un débat très-sommaire, nullement en rapport avec la gravité du sujet, cette disposition se trouva votée, malgré la commission et le ministère, sans qu'aucun homme considérable fût venu l'appuyer. La peur des Jésuites avait suffi. Ce n'était pas que la Chambre fût bien résolue à s'engager dans cette voie: en effet, quelques jours après, elle refusait d'exiger le même serment des professeurs. Mais, pour avoir été le résultat d'une sorte de surprise, le mal n'en était pas moins consommé: comme l'a dit plus tard M. Guizot, on avait «enlevé à la loi proposée son grand caractère de sincérité et de droit commun libéral[600]».

La disposition proposée par la commission, pour les petits séminaires, donna lieu à un brillant tournoi oratoire entre M. Guizot défendant le statu quo, et M. Saint-Marc Girardin demandant que ces établissements fussent soumis au droit commun. Au vote, ce fut le statu quo qui l'emporta. Mais le débat prit une ampleur qui dépassa la question particulière des écoles ecclésiastiques. «L'empire des croyances religieuses, disait M. Guizot, n'est pas moins nécessaire aujourd'hui qu'à d'autres époques; je n'hésiterai même pas à dire qu'il est plus nécessaire que jamais; nécessaire pour rétablir, non-seulement dans la société, mais dans les âmes, l'ordre et la paix qui sont si profondément altérés. Nous sommes tous frappés de l'état d'inquiétude, de fermentation, de trouble, où vivent un si grand nombre d'esprits; nous sommes frappés de cette soif effrénée de mouvement, de bien-être matériel, de jouissances égoïstes, de cet empire des passions qui se manifeste partout et surtout dans les classes peu éclairées. C'est un mal immense, un mal que nous déplorons tous les jours. Croyez-vous que les idées, les convictions, les espérances religieuses ne soient pas un des moyens, et je dirai, sans hésiter, le moyen le plus efficace pour lutter contre ce mal, pour faire rentrer la paix dans les âmes, cette paix intérieure et morale, sans laquelle vous ne rétablirez jamais la paix extérieure et sociale?» Parlant ensuite de la détresse des classes inférieures, de leurs souffrances matérielles, l'orateur se déclarait fort désireux de les voir alléger; «mais, ajoutait-il, il y a un autre genre de maux, un autre genre de misères, auxquels les classes inférieures sont exposées, qui les assaillent tous les jours et dont pour mon compte je suis encore plus touché, s'il est possible: c'est leur misère morale, ce sont les dangers moraux auxquels elles sont en proie, ce sont les ennemis de toute espèce qui rôdent sans cesse autour de ces classes, pour les pervertir, pour les corrompre, pour les entraîner, pour exalter leur passions, pour troubler leurs idées, en faire, dans la société, des instruments de désordre et tourner à mal, pour elles-mêmes, leur vie et leurs forces. C'est là une grande misère, une misère dont il faut avoir une pitié profonde... Eh bien, sans aucune espèce de doute, les croyances religieuses, les espérances religieuses, les influences religieuses sont, avec les lumières que vous travaillez à répandre, le meilleur moyen de dissiper cette misère morale, ces périls moraux auxquels les classes inférieures sont en proie. Il est donc, pour cette société-ci, du plus grand intérêt, et d'un intérêt plus grand que jamais, s'il est possible, d'entretenir avec soin, de propager l'empire des croyances religieuses.» M. Guizot en concluait que l'État devait à l'Église non-seulement la liberté, mais la protection, la «bienveillance». Il fallait prouver aux catholiques «que l'autorité publique voulait sincèrement et loyalement la durée, la dignité, l'extension du pouvoir moral et social de la religion et de ses dépositaires».

Le rapporteur de la commission, M. Saint-Marc Girardin, qui combattait la thèse particulière de M. Guizot sur les petits séminaires, tint à honneur de bien marquer que, sur les idées générales, il n'était pas en désaccord avec lui, qu'autant que lui il était convaincu de la nécessité sociale de la religion, du devoir de la protéger et de la seconder. «Nous voulons, comme le ministre, disait-il, l'accord intelligent et libre de l'Église et de l'État; nous voulons que cesse enfin ce divorce funeste... Si je voulais invoquer ma faible expérience, je sais la nécessité des croyances religieuses, et, grâce à Dieu, aujourd'hui, les croyances religieuses, loin d'être abandonnées, sont reprises, avec une sorte d'impatience et de curiosité. Je vois la jeunesse cherchant, au milieu des désordres du siècle, où prendre et se retenir, et demandant aux croyances de ses pères si elles ont un peu de vie et de salut à lui donner... Si quelque espérance m'anime, et si, au milieu de toutes les paroles de désespoir que j'entends parfois retentir dans la société, il y a quelque chose qui me soutienne encore, c'est que je ne puis pas penser que la religion puisse longtemps manquer à la société actuelle. Ou vous périrez, Messieurs, sachez-le bien, ou la religion viendra encore visiter votre société!» Voilà le langage qui, quelques années après 1830, provoquait les applaudissements de la Chambre; voilà comment, entre les principaux orateurs, s'établissait une sorte d'émulation, à qui proclamerait le plus haut le besoin que la société moderne avait du christianisme, l'obligation où elle était de seconder son œuvre!

Ces longs débats terminés, l'ensemble de la loi fut voté, le 29 mars, à la majorité assez faible de trente voix. Quelques jours après, M. Guizot quittait le pouvoir. Son projet ne lui survécut pas; il ne fut même pas porté à la Chambre des pairs. M. Molé, demeuré à la tête du nouveau cabinet, ne s'intéressait probablement pas beaucoup au sort d'une loi qui lui rappelait un rival détesté. D'ailleurs, M. Guizot lui-même, depuis le vote de l'amendement de M. Vatout, regardait son projet comme faussé, et ne tenait plus guère à le voir aboutir. «S'il fût resté tel que je l'avais présenté d'abord, a-t-il écrit plus tard, peut-être, malgré quelques incohérences et quelques lacunes, eût-il suffi à résoudre la question de la liberté d'enseignement et à prévenir la lutte déplorable dont elle devint plus tard l'objet. Mais, par les amendements qu'il avait subis, ce projet de loi, en restreignant expressément, surtout pour l'Église et sa milice, la liberté que la Charte avait promise, envenimait la querelle au lieu de la vider. Il ne méritait plus aucun regret[601].» Quoi qu'il en soit, il n'est pas inutile de constater que si l'honorable tentative de M. Guizot a échoué, si un traité de paix et de liberté n'a pas été dès lors signé entre l'Église et l'État, et si la question est restée ouverte pour les batailles futures, la faute n'en a pas été aux catholiques.

Pour n'avoir pas donné suite au projet sur la liberté de l'enseignement secondaire, le ministère du 15 avril n'était pas cependant moins bien disposé que ses prédécesseurs, dans les choses religieuses. Il tint même à ce que l'un de ses premiers actes fût la réouverture de l'église Saint-Germain l'Auxerrois, réparation qui fit d'autant plus d'effet sur les catholiques, qu'elle avait été plus longtemps ajournée[602]. Sous une inspiration analogue, le crucifix reprit, dans la salle des assises de Paris, la place d'où il avait été arraché en 1830, exemple bientôt suivi dans presque toutes les autres cours de justice. «Le moment était arrivé, écrivait M. le premier président Séguier au Journal des Débats, où le garant de la justice des hommes devait retrouver la préséance sur le tribunal.» Aux Tuileries, on craignait moins de donner quelque solennité aux actes extérieurs de la vie religieuse. Même réaction sur tous les points du territoire. Beaucoup de municipalités rappelaient les Frères dans leurs écoles publiques, et le Journal des Débats écrivait, le 24 septembre 1837, à la suite de la session des conseils généraux: «Ce qu'il y a pu avoir de réserve et de contrainte, dans les rapports de l'Église et du pays, s'efface chaque jour davantage. De l'ensemble des votes des conseils généraux, on peut conclure qu'enfin une heureuse harmonie a succédé à la malveillance réciproque qu'on a pu craindre un instant. Dans un grand nombre de départements, des allocations supplémentaires considérables ont témoigné de la bonne volonté des habitants et des bons sentiments du clergé.»

V

Les relations amies de l'État et de l'Église n'étaient cependant pas sans quelques ombres passagères. Le gouvernement, par un reste de timidité en face des passions impies ou par inexpérience des susceptibilités religieuses, plutôt que par mauvaise volonté propre, fournissait parfois matière aux griefs des catholiques.

L'émeute des 14 et 15 février 1831 n'avait pas seulement dévasté l'église Saint-Germain l'Auxerrois, elle avait saccagé et à peu près entièrement détruit l'archevêché, alors situé au chevet de Notre-Dame, à l'extrémité orientale de l'île de la Cité. Mgr de Quélen tenait beaucoup à ce que la demeure épiscopale fût réédifiée sur son emplacement historique. Toute autre solution lui paraissait une concession à l'émeute, en même temps que la violation d'une antique tradition et d'une propriété sacrée. Il ne demandait du reste à l'État aucun sacrifice d'argent et offrait de tout reconstruire au moyen de souscriptions privées. Mais, sous prétexte de nécessités de voirie, en réalité par la même faiblesse qui avait fait si longtemps reculer devant la réouverture de Saint-Germain l'Auxerrois, l'administration avait pris aussitôt possession du terrain de l'archevêché, enlevé les restes mutilés du vieux palais et mis à la disposition de l'archevêque une autre demeure, située fort loin de là, à l'extrémité du faubourg Saint-Germain. Comme complément de ces mesures, une loi fut proposée, le 22 février 1837, autorisant l'État à céder le terrain de l'ancien archevêché à la ville de Paris, qui devait y établir une promenade et contribuer pour 50,000 francs à la construction d'une nouvelle sacristie au chevet de la cathédrale. Ce projet soulevait et tranchait implicitement, au profit de l'État, une question qui touchait au plus vif des intérêts du clergé, celle de la propriété des anciens biens ecclésiastiques rendus au service du culte, après le Concordat. L'archevêque en fut fort ému, et, le 4 mars, il fit, contre ce qui lui paraissait une spoliation de l'église de Paris, une protestation publique à laquelle le chapitre adhéra quarante-huit heures après. Les deux actes furent aussitôt déférés au conseil d'État, et une ordonnance, en date du 21 mars, déclara qu'il y avait abus.

Quand le projet de loi vint à la Chambre des pairs (19 mai 1837), M. de Montalembert se fit l'interprète de la douloureuse émotion que l'aliénation définitive des terrains de l'archevêché causait aux catholiques; toutefois il eut soin de rendre en même temps hommage à la conduite du gouvernement dans les autres questions religieuses: ce fut moins l'attaque d'un adversaire que la plainte d'un ami. «J'avoue, dit-il en commençant, que c'est avec un très-réel embarras que je monte aujourd'hui à cette tribune. Le premier mouvement de mon cœur me porterait à exprimer hautement et sans réserve mon admiration pour les deux grands actes par lesquels, dans le court espace d'une semaine, le gouvernement a eu la gloire et le bonheur de signaler sa politique[603]. L'un de ces actes surtout, la réouverture de Saint-Germain l'Auxerrois, a été de nature à combler de joie tous les hommes attachés à la religion. Pourquoi faut-il donc que je me sente obligé de venir, au nom des intérêts religieux eux-mêmes, attaquer un projet de loi que le ministère a, sinon présenté, du moins maintenu et appuyé de son autorité? Pourquoi? si ce n'est parce que le ministère, en conférant, d'une main, à l'Église, un bienfait immense, en effaçant la moitié de la tache infligée par l'émeute à la capitale, de l'autre, veut consacrer la seconde moitié du crime, comme une source d'accroissement pour le domaine de l'État et comme une occasion de contester à l'Église un de ses droits les mieux garantis par notre législation moderne? Dans la pénible alternative où les place ce que je ne craindrai pas d'appeler l'inconséquence du ministère, que peuvent faire les hommes à qui leur conscience ordonne de défendre les bases méconnues de l'ordre social, si ce n'est de bénir la main généreuse qui guérit une plaie saignante, en même temps qu'ils se roidissent contre la main imprudente qui veut mettre le sceau d'un vote législatif sur l'œuvre de l'émeute et de la spoliation?» Après avoir discuté, en droit, la question de propriété des biens ecclésiastiques, l'orateur rappelait le besoin que la société actuelle avait de la religion. Or, ajouta-t-il, «il ne suffit pas de prononcer les mots de religion et de morale, dans quelques occasions solennelles; il ne suffit même pas de quelques actes isolés, tout généreux qu'ils soient. Il faut un système courageux et sérieux. Il ne faut pas ménager et consacrer les haines injustes et les violences personnelles. Il ne faut pas disputer à l'Église le pauvre lambeau qui lui reste de la magnifique parure dont l'avait revêtue la pieuse générosité de nos pères... Il ne faut pas en vouloir à l'Église de ce qu'elle prétend à un certain degré de liberté; car cette liberté modérée est la condition même de son existence. C'est par son indépendance qu'elle vit et qu'elle survit à tout ce qui périt dans le monde. Si elle ne l'avait pas toujours revendiquée et toujours plus ou moins conservée, savez-vous, Messieurs, où il vous faudrait la chercher, à ces moments de retour et de réflexion où l'on s'aperçoit de sa nécessité? Il vous faudrait la chercher dans le tombeau des dynasties passées et des pouvoirs éteints, qu'elle a, tour à tour, reconnus, et là, vous ne la trouveriez que morte et éteinte comme eux, au lieu de pouvoir lui demander cette force secourable qu'elle est toujours prête à prodiguer à ceux qui ne l'oppriment point.»

Le garde des sceaux, M. Barthe, répondit en termes conciliants. Loin de vouloir prolonger le retentissement de l'appel comme d'abus, il chercha plutôt à en effacer le souvenir; il ne parla de la conduite de l'archevêque qu'avec des ménagements très-marqués. Il semblait se plaire davantage à rappeler la joie qu'il avait ressentie en signant l'acte de réouverture de Saint-Germain l'Auxerrois[604], se félicitait de «la réaction religieuse qui se faisait profondément sentir partout»; puis, rappelant que «le gouvernement avait beaucoup fait pour la religion», il concluait ainsi: «Voilà ce que nous faisons tous les jours, parce que nous sommes convaincus que, dans un pays de liberté plus qu'ailleurs, la religion est une des bases fondamentales de toute morale, qu'une nation serait bien malheureuse si elle était réduite au seul secours des lois civiles et criminelles. Ce sont nos convictions: nous les apporterons dans nos actes.»

Quelques mois plus tard, en août 1837, la découverte du fronton du Panthéon fournit un autre grief à l'archevêque de Paris, qui n'était pas, il est vrai, porté à l'indulgence pour les torts de la monarchie de Juillet. En 1830, à l'époque où le gouvernement commettait la grande faute d'enlever le Panthéon au culte, M. Guizot avait chargé David d'Angers de sculpter le fronton de ce monument, lui laissant imprudemment toute liberté de composition. L'artiste, personnellement engagé dans les partis de gauche, profita de cette liberté pour faire figurer sur ce fronton, associés pêle-mêle dans les honneurs du culte civil et de la canonisation laïque, Bichat, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, le peintre David, Cuvier, La Fayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge, Fénelon, Bonaparte, Kléber, le tambour d'Arcole, des élèves de l'École polytechnique, etc. Sous le ministère du 11 octobre, M. d'Argout avait arrêté les travaux; mais le veto fut levé, en 1836, par M. Thiers, et le fronton était achevé dans les premiers mois de 1837. Le gouvernement hésitait à le découvrir: pressé par les journaux, il s'y décida, le 31 août. Ce fut pour Mgr de Quélen l'occasion de protester publiquement contre cette nouvelle profanation d'une ancienne église, et d'ordonner des prières expiatoires. Cette fois, le gouvernement, un peu honteux de son œuvre, n'osa, malgré les clameurs de la presse de gauche, prendre aucune mesure contre l'archevêque. D'ailleurs, en dehors même des catholiques, tous les esprits élevés ou seulement les gens de goût trouvaient le fronton aussi scandaleux que ridicule, et la Paix, journal doctrinaire, disait à ce propos: «Nous avons assez souvent combattu les tendances de M. l'archevêque de Paris, pour avoir acquis le droit d'être justes à son égard; nous trouvons que, cette fois, il a raison.»

VI

Ces quelques conflits, vite apaisés, n'effaçaient pas l'effet plus considérable de mesures telles que la réouverture de Saint-Germain l'Auxerrois, et le ministère du 15 avril n'en avait pas moins l'honneur mérité de voir sa politique religieuse critiquée par ceux qui conservaient contre le clergé les vieilles préventions de 1830. Aussi, quand commença, en 1838, la campagne de la coalition, les opposants crurent-ils que l'exploitation de ces préventions leur fournirait un moyen d'attaque à ajouter à ceux qu'ils trouvaient déjà dans les susceptibilités parlementaires et patriotiques. Ils reprochèrent donc à M. Molé de ne pas savoir mieux résister à l'Église qu'au Roi. Parmi les journaux de gauche, ce fut à qui se donnerait le plus de mal pour réveiller le fantôme du parti prêtre et accuser le gouvernement d'être le complice ou le complaisant des empiétements ecclésiastiques. Le Siècle publiait des articles avec ces titres menaçants: «Invasion du clergé, accroissement des couvents, leurs priviléges, révolte des évêques.» Le Constitutionnel signalait «le retour des influences sacerdotales, dans le gouvernement». «La congrégation refleurit!» s'écriait-il. Ou encore: «Vous êtes en voie de restaurer un gouvernement de prêtres.» Il dénonçait, comme autant de synodes illégaux, tolérés par la faiblesse du cabinet, les retraites ecclésiastiques où, chaque année, suivant l'usage, les évêques réunissaient les prêtres de leurs diocèses. Il se plaignait qu'on respectât la liberté des processions, et qu'on laissât les ordres religieux en paix. «C'était bien la peine, disait, à ce dernier propos, le Courrier français, d'expulser les Trappistes de la Meilleraye et d'Alsace, ainsi que les Liguoriens.» Ce journal avait fait d'ailleurs une effrayante découverte: il s'agissait d'un billet d'enterrement, sur lequel, reprenant une vieille formule à peu près abandonnée depuis quelque temps, on mentionnait que le défunt avait été «muni des sacrements de l'Église»; le Courrier dénonçait là une «nouvelle exigence du clergé», et il ajoutait gravement: «Au train dont les choses marchent, nous ne sommes pas éloignés de revoir les billets de confession[605]

Ces sottises laissaient l'opinion assez froide. Elles ne trouvaient plus le même écho qu'en 1826, et ceux qui les débitaient n'y mettaient pas, au fond, beaucoup d'entrain ni de conviction. D'ailleurs, tous les coalisés ne prenaient pas part à cette campagne. L'un des plus considérables, M. Guizot, publiait alors, dans la Revue française, sur la question religieuse, trois articles d'une éloquence grave et triste, qui avaient un immense retentissement[606]. C'était le cri d'alarme de la raison humaine et de la science politique, sentant leur impuissance et appelant la religion à leur aide; et, entre toutes les églises, l'écrivain protestant rendait un hommage particulier à l'Église catholique, qu'il déclarait être «la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde». Puis il ajoutait: «La religion, la religion! c'est le cri de l'humanité en tous lieux, en tout temps, sauf quelques jours de crise terrible ou de décadence honteuse. La religion, pour contenir ou combler l'ambition humaine! La religion, pour nous soutenir ou nous apaiser dans nos douleurs, celles de notre condition ou celles de notre âme! Que la politique, la politique la plus juste, la plus forte, ne se flatte pas d'accomplir, sans la religion, une telle œuvre. Plus le mouvement social sera vif et étendu, moins la politique suffira à diriger l'humanité ébranlée. Il y faut une puissance plus haute que les puissances de la terre, des perspectives plus longues que celles de cette vie. Il y faut Dieu et l'éternité.» Dès lors, M. Guizot estimait qu'il fallait établir, «entre la religion et la politique, entente et harmonie».

Vainement quelques beaux esprits parlaient-ils, avec un sourire railleur, de l'«onction», de l'«ascétisme» et des «vues si célestes» de M. Guizot[607]; le langage de ce dernier ne rencontrait aucune contradiction sérieuse; il pénétrait plus profondément et répondait mieux aux vrais sentiments du public que les vieilleries démodées du Constitutionnel contre le parti prêtre. Les journaux du ministère, oubliant ce qui les séparait alors politiquement de l'écrivain doctrinaire, reproduisaient des fragments de son travail, et ils y prenaient occasion de parler eux-mêmes, avec gravité et sympathie, du mouvement religieux[608].

À en juger du moins par quelques-uns de ses actes, le gouvernement semblait plus disposé à réaliser le programme tracé par M. Guizot qu'à obéir aux injonctions menaçantes des journaux de gauche. Tantôt il s'occupait à multiplier les succursales et déclarait «hâter, de ses vœux et de ses efforts, le moment où les bienfaits de l'instruction religieuse pourraient être suffisamment répandus, pour arrêter les progrès flagrants de l'immoralité[609]»; tantôt il déplorait la diminution des vocations cléricales, insistait sur l'importance des bourses de séminaire et exprimait le regret qu'elles eussent été réduites après la révolution de 1830[610]. M. de Salvandy, ministre de l'instruction publique, invitait les évêques à «multiplier» leurs visites aux colléges. «En effet, ajoutait-il, ces visites ne peuvent qu'exercer la plus heureuse influence sur la direction des établissements et l'esprit de la jeunesse; mais elles ne sauraient porter tous les fruits que nous avons droit d'en attendre, si les observations que vous avez faites, Monseigneur, ne sont pas portées à la connaissance de l'autorité qui dirige et surveille les établissements d'instruction publique. Je vous prie donc, Monseigneur, de vouloir bien me communiquer toutes les remarques que ces visites vous auront suggérées, notamment en ce qui concerne l'éducation proprement dite, la discipline, l'enseignement religieux. Vous savez d'avance avec quelle sollicitude elles seront pesées[611].» Une autre fois, une circulaire rappelait aux maires qu'ils ne pouvaient exiger aucune cérémonie religieuse, quand les curés avaient refusé la sépulture chrétienne. Sans doute, la circulaire reconnaissait qu'un décret du 23 prairial an XII donnait, dans ce cas, au maire, le droit de commettre un autre ministre du culte; mais elle estimait cette disposition inconciliable avec le régime de liberté inaugurée par la Charte: «C'est en faisant fleurir les libertés religieuses comme les libertés civiles, ajoutait-elle, que nous consoliderons, de plus en plus, toutes les institutions qui nous sont chères[612].» Quelle distance franchie depuis le jour où le ministère Périer avait fait célébrer d'autorité les obsèques de Grégoire, dans l'église de l'Abbaye-aux-Bois! Enfin n'était-ce pas à la fin de 1838 que le ministre des cultes accueillait avec bienveillance Lacordaire, venu pour l'entretenir du rétablissement des Frères prêcheurs en France[613]?

Par moments, cependant, on eût dit que le ministère se laissait un peu intimider par la clameur de presse et se croyait obligé de lui faire quelques concessions. Les Jésuites, depuis quelques années, travaillaient sans bruit, avec la tolérance du gouvernement, à développer leurs moyens d'action. Ne pouvant plus avoir de colléges, ils cherchaient à fonder, en divers lieux, des «instituts de hautes études ecclésiastiques». Ils en avaient établi un près d'Amiens, dans cette maison de Saint-Acheul dont il avait été si souvent question, lors des polémiques de la Restauration[614]. De là, quelque émotion dans la presse locale, prompte à dénoncer «la résurrection de Saint-Acheul». Le ministère n'y avait pas d'abord fait attention. Mais, vers la fin de 1838, le tapage redoubla, et le nom de Saint-Acheul retentit de nouveau, dans les journaux, comme aux beaux jours de M. de Villèle. Un peu inquiet de ce bruit, le P. Guidée, qui remplissait les fonctions de provincial, rédigea aussitôt, pour être soumise au gouvernement, une note sur la situation des Jésuites en France (9 novembre 1838). Il s'attachait à les montrer «simples auxiliaires des évêques», soumis à la légalité, n'ayant pas cherché à enseigner depuis que l'ordonnance de 1828 le leur avait interdit, professant la soumission au pouvoir établi, rendant justice aux excellentes intentions du gouvernement, «ne réclamant que l'application du droit commun», mais se croyant «fondés à l'invoquer avec confiance». Cette note, mise par Mgr Gallard, coadjuteur de l'évêque de Meaux, sous les yeux du Roi, de la Reine, de M. Molé et de M. Barthe, plut généralement. Toutefois, les bonnes dispositions des ministres n'allaient pas jusqu'à leur faire braver un péril pour défendre des Jésuites. Inquiets du parti que l'opposition pourrait tirer du seul nom de Saint-Acheul, et ne voulant pas compliquer, par un tel incident, le débat de l'Adresse qui s'annonçait déjà si redoutable, ils conseillèrent la dissolution immédiate de l'établissement attaqué. Les Jésuites, de leur côté, ne redoutaient pas moins un éclat qui risquait de mettre en péril toutes leurs autres maisons; ils jugèrent plus prudent de baisser un moment la tête, pour laisser passer la bourrasque, et de déférer à l'invitation du gouvernement. L'institut, établi à Saint-Acheul, fut donc dissous, et la maison en partie évacuée sur Brugelette[615].

Ce ne fut pas la seule concession de ce genre que le gouvernement se crut alors obligé de faire aux menaces de l'opposition. Le 14 décembre 1838, le comte de Montlosier mourait à Clermont, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. On sait avec quelle sorte de fureur maniaque il s'était jeté, en 1824, dans les polémiques contre le «parti prêtre»; depuis lors, il n'en était plus sorti[616]. Néanmoins, tout en faisant la guerre au clergé, il se flattait de demeurer catholique; à l'entendre, il ne faisait que rester fidèle aux vraies traditions du gallicanisme. L'autorité ecclésiastique en jugeait autrement, et quand M. de Montlosier, malade, demanda les secours religieux, l'évêque exigea préalablement une rétractation signée de tout ce que le polémiste avait écrit de «contraire aux dogmes et à la morale de l'Église». L'obstiné vieillard s'y refusa et offrit seulement de déclarer qu'il voulait vivre et mourir dans la religion catholique. De là, de pénibles pourparlers, au milieu desquels survint la mort. L'enterrement dut alors se faire sans le concours du clergé. L'émotion fut des plus vives à Clermont, et une violente clameur, dont le retentissement gagna toute la France, s'éleva contre ce que l'on prétendait être un acte d'étroite intolérance et de mesquine rancune; les journaux ennemis de M. Molé avaient soin d'ajouter que le clergé ne se fut pas permis de braver à ce point l'opinion, s'il n'eût été, depuis quelque temps, enhardi par les complaisances du ministère. Peut-être l'évêque n'avait-il pas procédé, en cette affaire, avec tout le tact désirable[617]. Seulement il avait usé de son droit et fait un acte de juridiction purement spirituelle, dont le pouvoir civil n'avait aucunement à connaître. Ainsi que le disait, à ce propos, M. de Montalembert, «la prière pour les morts, comme pour les vivants, est un acte libre et spirituel; après tout, l'Église n'est pas l'administration des pompes funèbres, et on ne peut pas lui commander des prières, comme on commande des cercueils et des chevaux de deuil[618]». Le gouvernement cependant, intimidé par le tapage de presse, et craignant que l'incident ne fût exploité contre lui dans les débats de l'Adresse, se hâta de déférer la conduite de l'évêque de Clermont au conseil d'État. Celui-ci déclara, le 30 décembre 1838, qu'il y avait eu «abus». Les considérants de l'ordonnance suffisaient à faire ressortir à quel point le pouvoir civil se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Le haut tribunal administratif, dont la plupart des membres n'étaient probablement, pour leur compte, que d'assez médiocres chrétiens, jugeait, sur témoignages très-profanes, que «le comte de Montlosier était mort dans la profession publique de la religion catholique, apostolique et romaine», qu'il avait «demandé et reçu le sacrement de pénitence», et il en concluait que «le refus de sépulture catholique, dans les circonstances qui l'avaient accompagné, constituait un procédé qui avait dégénéré en oppression et en scandale public». C'était fournir matière non-seulement aux protestations de la conscience, mais aussi aux railleries du bon sens. Timon (M. de Cormenin), plus honnêtement inspiré, cette fois, que dans ses pamphlets sur la liste civile et l'apanage, publia une Défense de l'évêque de Clermont, adressée aux «révérends pères du conseil d'État», devenus «juges de la question de savoir si M. de Montlosier était mort en état de grâce». «Étranges juges, ajoutait-il, auxquels il ne manque, pour confesser, prêcher et juger ceux qui confessent et qui prêchent, que la foi, la science, les pouvoirs et le grade.» Il terminait ainsi: «Je suis chrétien et je me résigne. Mais, ô monseigneur le ministre des cultes, vénérable et saint pontife qui présidez à ce concile, et vous, conseillers d'État, ses dignes acolytes, ô maîtres de la science, ô docteurs en droit administratif et en droit canon, ô directeurs des âmes, ô flambeaux éclatants de la chrétienté, ô vengeurs de la foi, ô les derniers pères de l'Église, je vous en supplie, je vous en conjure, daignez ne prononcer votre sentence contre moi que lorsque chacun de vous se sera mis en état de pouvoir réciter couramment le Pater noster; ce sera du moins, de cette affaire, quelque chose qui restera.» Les rieurs ne furent pas du côté du conseil d'État.

Ces précautions prises avec plus de prudence que d'héroïsme, le ministère put attendre, sans inquiétude, que les coalisés portassent à la tribune leurs griefs contre sa politique religieuse. Ce fut M. Cousin qui commença l'attaque, à la Chambre des pairs[619]. D'une voix tragique, il vint reprocher au cabinet la «renaissance de la domination ecclésiastique». Comme preuve à l'appui, il cita la conduite de l'évêque de Clermont, puis ajouta avec un accent d'effroi: «Le bruit se répand que Saint-Acheul se relève de ses cendres.» Il arguait aussi de certains désordres, récemment survenus, dans la ville de Reims, à l'occasion d'une prédication. Y avait-il donc eu, en ce dernier cas, quelque imprudente provocation du prédicateur? Non, celui-ci avait simplement rappelé l'échec de Napoléon dans sa lutte contre la papauté. Il n'en avait pas fallu davantage pour qu'une bande de tapageurs vînt faire du trouble dans l'église, dévaster la maison du curé et briser des réverbères. Le Journal des Débats avait été mieux inspiré que M. Cousin, quand il ne trouvait à relever, dans cet incident, d'autre intolérance que l'intolérance populaire. Le garde des sceaux dégagea la responsabilité du gouvernement des deux premiers faits incriminés, en rappelant qu'il y avait appel comme d'abus contre l'évêque de Clermont et en annonçant que l'institut de hautes études, établi à Saint-Acheul, venait d'être dissous. Quant aux désordres de Reims, le ministre s'étonna que le blâme de M. Cousin n'eût pas été pour l'émeute. Il protesta d'ailleurs que le clergé n'avait pas d'intentions mauvaises, et qu'en tout cas le gouvernement saurait le contenir. M. Villemain ayant insisté dans le sens de M. Cousin, M. de Montalembert vint faire enfin entendre le vrai langage de la liberté religieuse. «Je croyais, dit-il, la révolution de Juillet destinée à élargir toutes nos libertés; mais, s'il faut en croire ces messieurs, l'Église serait exceptée.»

En somme, si le ministère ne s'était pas défendu fièrement, l'attaque dirigée contre lui n'avait pas été heureuse: elle ne laissait même pas que d'avoir été un peu ridicule. Le public souriait plus qu'il n'était épouvanté du prétendu péril dénoncé si solennellement par M. Cousin. Le Journal des Débats traduisait l'impression de la partie la plus intelligente des spectateurs, quand il disait, à ce propos: «Est-ce bien sérieusement que l'on redoute aujourd'hui les empiétements de l'autorité religieuse et le retour de la domination ecclésiastique? Quoi, nous sommes les disciples du siècle qui a donné Voltaire au monde, et nous craignons les Jésuites! Nous sommes les héritiers d'une révolution qui a aboli la domination politique et civile du clergé, et nous craignons les Jésuites! Nous vivons dans un pays où la liberté de la presse met le pouvoir ecclésiastique à la merci du premier Luther qui sait tenir une plume, et nous craignons les Jésuites! Nous vivons dans un siècle où l'incrédulité, le scepticisme coulent à pleins bords, et nous craignons les Jésuites! Nous sommes catholiques, à peine catholiques de nom, catholiques sans foi, sans pratique, et l'on nous crie que nous allons tomber sous le joug des congrégations ultramontaines! En vérité, regardons-nous mieux nous-mêmes et sachons mieux qui nous sommes. Croyons à la force, à la vertu de ces libertés, de ces institutions dont nous sommes si fiers. Grands philosophes que nous sommes, croyons au moins à notre philosophie[620]

L'insuccès manifeste de M. Cousin détourna sans doute les orateurs importants de la coalition de reprendre les mêmes griefs à la Chambre des députés. Il n'y eut donc, au Palais-Bourbon, que le réquisitoire habituel de M. Isambert contre les empiétements du clergé[621]. Ce n'était pas assez pour remuer l'assemblée et le pays. Les journaux de gauche étaient eux-mêmes obligés de reconnaître que ce genre d'attaque n'avait plus d'écho dans l'opinion. «Il y a dix ans à peine, disait le National, la question soulevée par M. Isambert aurait vivement excité l'attention de la Chambre et les passions du pays. Aujourd'hui, il faut bien le dire, la Chambre n'a écouté que d'une oreille distraite le discours, pourtant fort judicieux, de l'honorable orateur.» L'auteur de l'article se demandait alors «si l'esprit public ou les circonstances avaient changé». «Il faut bien, répondait-il, qu'il se soit opéré une modification de cette nature dans les opinions et dans les faits, puisque la Chambre et le public ont été si faiblement touchés du luxe immense d'érudition déployé, hier et aujourd'hui, par M. Isambert, contre les envahissements, l'esprit d'intolérance et l'ambition du clergé, contre les Frères ignorantins, les congrégations, les processions et les jésuitières[622]

Dans la bataille électorale qui suivit la discussion de l'Adresse, les journaux de la coalition essayèrent encore, sans beaucoup plus de succès, d'émouvoir le pays, au sujet des prétendus empiétements de l'Église. M. Thiers lui-même, dans son manifeste, ne dédaigna pas de faire valoir ce grief, et accusa le cabinet d'avoir eu, pour le clergé, de «ces encouragements qui sont la faiblesse des gouvernements nouveaux, trop pressés de s'éloigner de leur origine». «On blesse ainsi, ajoutait-il, de redoutables instincts nationaux et l'on encourage plus d'un scandale comme celui de Clermont.» Il ne paraissait pas cependant que les «instincts nationaux» se sentissent bien «blessés», car Lacordaire, qui avait le flair très-exact de l'opinion, choisissait précisément ce moment pour adresser à «son pays» le «mémoire pour le rétablissement des Frères prêcheurs», et l'accueil qu'il recevait ne prouvait pas qu'il eût mal choisi son temps.

Quelques semaines après, la démission du cabinet ouvrit cette longue et déplorable crise dont la France désespéra un moment de sortir: personne alors ne songea à soutenir que le mal dont souffrait la société politique vînt du clergé. Il semblait ne plus rien rester de l'effort tenté par la coalition, pour réveiller les préventions irréligieuses.

VII

Pendant que l'opinion se montrait peu disposée à suivre ceux qui lui prêchaient la petite guerre contre l'Église, les représentants les plus en vue du mouvement religieux témoignaient, à l'égard du gouvernement, de dispositions pacifiques, conciliantes et même souvent bienveillantes. Au lendemain de la révolution de Juillet, les catholiques vaincus, suspects, maltraités, au même titre que les royalistes, avaient semblé confondus avec eux et destinés à leur être unis dans l'opposition, comme on leur reprochait de l'avoir été au pouvoir. Les partisans de la branche aînée comptaient sur cette union, et les hommes de 1830 la trouvaient, de leur côté, si naturelle, qu'ils avaient pris l'habitude de soupçonner l'attachement au régime déchu, partout où ils voyaient quelque ardeur de propagande religieuse; témoin cette étrange question de Louis-Philippe à M. de Montalembert, en 1837: «Êtes-vous bien sûr que l'abbé Lacordaire ne soit pas un carliste?» Les événements donnèrent un démenti à l'attente des uns comme aux suspicions des autres. Dès le début, nous avons pu constater la réserve prudente, patiente, modeste, avec laquelle la masse du clergé et surtout l'épiscopat s'étaient, au lendemain de la révolution, abstenus de tout acte d'opposition politique[623]. L'Avenir avait même rêvé davantage: il avait poussé les catholiques à rompre violemment avec le parti vaincu et à se rapprocher du parti vainqueur. Seulement, si l'idée de cette rupture s'était ainsi trouvée lancée avec éclat, elle avait été, en même temps, compromise par beaucoup d'exagérations de fond et de forme. Elle n'avait pas cependant complétement disparu dans la ruine du journal qui l'avait émise. Quelques années après, quand les anciens compagnons de Lamennais, remis des suites de ce faux départ, assagis, mais non refroidis, reparurent à la tête du mouvement religieux, on retrouva, chez eux, dégagée du tour révolutionnaire qui lui avait été d'abord donné, cette tendance à séparer les catholiques du parti légitimiste. Elle sembla même gagner autour d'eux, à mesure surtout que le gouvernement devenait plus respectueux de la liberté religieuse et que chacun constatait combien cette liberté était plus féconde que l'ancienne faveur. De plus, loin de garder contre la monarchie de Juillet un ressentiment et une méfiance que quelques-uns de ses premiers actes auraient pu expliquer, ces défenseurs de l'Église se montraient, au moindre acte de justice et de bienveillance, prompts à la gratitude et à la confiance.

Ces sentiments sont particulièrement visibles chez M. de Montalembert. Dans presque tous les discours qu'il prononce à cette époque, devant la Chambre des pairs, il tient à se séparer hautement des légitimistes[624], à se proclamer «partisan sincère de la révolution de Juillet, ami loyal de la dynastie qui la représente[625]». Cela ne l'empêche pas sans doute de réclamer avec fermeté, toutes les lois que le droit, la liberté de l'Église lui paraissent méconnus: mais, même dans ce cas, sa parole garde un accent ami. On l'a vu dans la discussion sur l'aliénation des terrains de l'archevêché. Il se plaît à rendre hommage à la «protection éclairée», à la «tolérance impartiale» du gouvernement, et surtout à cette liberté dont il voit la religion tirer, chaque jour, de plus merveilleux profits[626]. Ce n'est pas seulement à la Chambre des pairs que M. de Montalembert s'exprime ainsi. Le 15 mai 1838, sous ce titre: Des rapports de l'Église catholique et du gouvernement de Juillet, il publie, dans la France contemporaine, un article où, s'adressant directement aux catholiques, il tient le même langage. Tout en déclarant ne pas vouloir discuter en droit l'origine du gouvernement, il constate que cette origine est celle de la plupart des monarchies d'Europe, que la facilité avec laquelle il s'est établi et a duré, ne peut s'expliquer «sans une intervention manifeste de la Providence». «Cela étant, ajoute M. de Montalembert, la seule question politique qui se présente aux catholiques de bonne foi, c'est de savoir s'ils doivent, en tant que catholiques, s'isoler de la France telle qu'elle est actuellement régie, soit en se retirant complétement de la vie active et publique, soit en n'y prenant part que pour nier et gêner le pouvoir; ou bien s'ils ne doivent pas plutôt accepter et pouvoir comme un fait établi et consommé, et, sans se livrer à lui, en abdiquant au contraire cette idolâtrie monarchique qui, sous une autre race, a été si impopulaire et si stérile, apporter au pays un concours digne et fécond.» Cette dernière conduite lui paraît conforme aux principes constants de l'Église: «Celle-ci n'a jamais proclamé la prétendue orthodoxie politique qu'on voudrait lui imputer aujourd'hui; toujours et partout, elle a reconnu l'empire des faits et apporté les trésors de sa force morale et de sa stabilité au secours du pouvoir, quel qu'il fût, qui garantissait à ses enfants le libre exercice de leur foi et les bienfaits d'un ordre social régulier.» Or, dit M. de Montalembert, «s'il y a un fait incontestable aujourd'hui en Europe, c'est que, nulle part, l'Église n'est plus libre qu'en France, si ce n'est en Belgique, où elle ne l'est devenue qu'à la suite d'une révolution inspirée par la nôtre et aussi odieuse que la nôtre à un certain parti.» Il cite à l'appui ce que le catholicisme avait alors à souffrir en Prusse, en Autriche, en Russie. Ce n'est pas à dire que M. de Montalembert trouve le gouvernement parfait. «Il lui manque, dit-il, un sentiment plus intime et plus hautement avoué de la valeur du pouvoir spirituel. Il lui manque le courage de reconnaître le vaste domaine de ce pouvoir, l'immortalité de cet empire et la force que lui, pouvoir temporel, pourrait en retirer. Il lui manque ce respect délicat et sincère pour la religion qui, s'il l'avait, l'empêcherait de froisser, par des torts irréfléchis, des consciences susceptibles.» Ce que les catholiques doivent demander à cette jeune monarchie, c'est plus de liberté pour eux, et, pour elle-même, «plus d'élévation, de générosité, dans l'ensemble de la politique, élévation qui dérivera naturellement de la foi à un ordre plus élevé que celui des intérêts purement terrestres». M. de Montalembert formule ainsi sa conclusion: nationaliser le clergé et catholiciser la nation. «Voilà, dit-il, le problème complexe dont dépend le maintien et le progrès de notre société. N'en doutons pas, il sera résolu.»

Lacordaire, tout entier à son rôle de prêtre et d'apôtre, était tenu à plus de réserve, dans les choses politiques, que son jeune ami, le membre de la Chambre des pairs. Toutefois, ce qu'il laissait voir de ses sentiments prouvait qu'il n'était en rien le «carliste» soupçonné par Louis-Philippe. «Après cinquante ans que tout prêtre français était royaliste jusqu'aux dents, écrivait-il, j'ai cessé de l'être; je n'ai pas voulu couvrir de ma robe sacerdotale un parti ancien, puissant, généralement honorable, mais enfin un parti.» De là, la guerre faite, par ce «parti», à l'orateur de Notre-Dame[627]. Lacordaire n'était pas, pour cela, devenu «républicain» ou «démocrate», comme le lui reprochaient les royalistes mécontents[628]. Il s'en défendait[629] et protestait aussi «n'avoir pas voulu davantage se donner au gouvernement nouveau», estimant que les vrais hommes d'Église «ont tenu, vis-à-vis du pouvoir humain, une conduite réservée, noble, sainte, ne sentant ni le valet, ni le tribun».

Toutefois, à mesure que le gouvernement se montrait plus équitable et plus libéral dans les questions religieuses, Lacordaire croyait juste et politique de lui témoigner sa reconnaissance. Dans sa Lettre sur le Saint-Siége; publiée en décembre 1837, il louait les «dispositions bienveillantes» de Louis-Philippe pour le catholicisme. Vers la même époque, quand il commença ses démarches en vue du rétablissement des Dominicains en France, il n'hésita pas, tout en maintenant, en dehors des questions de parti, la neutralité et la dignité de son rôle de prêtre, à faire donner au gouvernement l'assurance qu'il n'éprouvait, à son égard, que des sentiments de «justice» et de «bienveillance[630]». Un peu plus tard, dans son célèbre discours sur la Vocation de la nation française, ne rendait-il pas hommage à la prépondérance de la «bourgeoisie», tout en lui rappelant, il est vrai, ses devoirs envers le Christ?

À côté de Lacordaire et de Montalembert, il est naturel de parler d'Ozanam, le chef de cette jeunesse catholique qui se pressait alors autour de la chaire de Notre-Dame et fondait les conférences de Saint-Vincent de Paul. «J'ai, sans contredit, pour le vieux royalisme, avait-il écrit, dès le 21 juillet 1834, tout le respect que l'on doit à un glorieux invalide, mais je ne m'appuierai pas sur lui, parce qu'avec sa jambe de bois, il ne saurait marcher au pas des générations nouvelles.» Et il ajoutait, le 9 avril 1838: «Pour nous, Français, esclaves des mots, une grande chose est faite: la séparation de deux grands mots qui semblaient inséparables: le trône et l'autel[631]

Ces idées n'étaient pas seulement accueillies par des jeunes gens prompts à répudier le passé et à s'engouer des nouveautés. Elles faisaient sentir leur influence sur la masse du clergé. Celui-ci, non content de demeurer plus que jamais en dehors des partis d'opposition[632], se montrait mieux disposé envers la monarchie nouvelle. Le temps affaiblissait ses regrets. La conduite du pouvoir dissipait ses méfiances. L'abbé Dupanloup, que des sympathies et des relations personnelles rattachaient cependant plutôt au monde légitimiste, a raconté, quelques années plus tard, comment, à l'époque dont nous nous occupons, le clergé s'était rapproché du gouvernement: «En 1830, disait-il, nous nous sommes tus, nous avons attendu, mais nous ne nous sommes pas éloignés. Les funestes événements de l'année suivante, si douloureux pour la religion, ne nous firent même pas sortir de cette réserve; nous laissâmes faire le temps, et, sous son influence, on ne peut nier qu'en 1837, un rapprochement notable ne se fût opéré.» Il rappelait «cette bonne volonté qui, pendant sept ou huit années, était allé au-devant du gouvernement», ces sentiments qui étaient devenus «de l'affection et du dévouement». Il invoquait, du reste, avec confiance, à l'appui de son témoignage, ceux des ministres des cultes, dont plusieurs étaient arrivés avec de graves préventions, mais qui tous «avaient avoué que leurs relations avec le clergé les avaient détrompés et leur avaient laissé les plus heureux souvenirs». C'est que, disait-il, si le clergé «n'aime pas, ne doit pas aimer les révolutions, il les accepte cependant, à mesure qu'elles se dépouillent de leur caractère»; les faits qui en sont issus «se régularisent pour lui, à mesure qu'il s'améliorent[633]». Ce changement se manifestait même dans le Midi, où cependant les sentiments légitimâtes étaient plus ardents et plus accoutumés à se confondre avec les convictions religieuses. En 1839, le duc d'Orléans, faisant un voyage dans cette région, était frappé des dispositions favorables qu'il rencontrait chez les prêtres. «Le parti légitimiste s'écroule de toutes parts, écrivait-il; le clergé commence à l'abandonner. J'ai tâché de lui faire faire un pas de plus vers nous; quelques faveurs, accordées avec discernement aux prêtres et aux églises, achèveront la scission.» Peu de jours après, il signalait encore «l'empressement marqué du clergé» à son égard[634]. Les Jésuites eux-mêmes tenaient à ce qu'on ne les crût pas associés à l'opposition royaliste. Il a été déjà question de la note que le P. Guidée, provincial, avait rédigée, en novembre 1838, pour être mise sous les yeux du Roi et des ministres[635]. Cette note faisait valoir que les Jésuites «enseignaient la soumission au pouvoir établi», puis elle ajoutait: «Plus d'une fois depuis 1830, la modération de leur langage et la justice qu'ils rendaient hautement aux intentions bienveillantes et aux actes émanés du pouvoir en faveur de la religion, ont étonné des esprits exaltés ou prévenus et les ont ramenés à des sentiments de paix et d'union.» Le P. Guidée rappelait que «les feuilles les plus malveillantes» n'avaient «jamais pu adresser à l'abbé de Ravignan un seul reproche sur des tendances politiques». «Ses confrères, disait-il, n'ont ni une autre pensée, ni un autre langage que le sien[636]

Ce n'était pas de Rome que le clergé français aurait reçu le conseil de se montrer hostile à la monarchie de Juillet. Nous avons eu déjà occasion de noter, au lendemain de la révolution, la modération conciliante de la papauté[637]. Depuis lors, les bons procédés du gouvernement, dans les choses religieuses, avaient été accueillis, par le chef de l'Église, avec une sincère reconnaissance. Grégoire XVI, monté, en 1831, sur le trône pontifical, désapprouvait les ecclésiastiques qui gardaient, par esprit de parti, une attitude d'opposition. De ce nombre était l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen. Attaché déjà aux Bourbons de la branche aînée, par ses sentiments personnels comme par les traditions de sa vieille race bretonne, les événements n'avaient pas dû lui enseigner l'amour du régime inauguré en 1830. Chassé de son palais deux fois saccagé par l'émeute, obligé de se cacher pendant plusieurs mois, condamné à entendre de sa retraite crier, dans la rue, les titres ignobles et obscènes des pamphlets dirigés contre lui, il en voulait au gouvernement de ne l'avoir pas protégé aux jours de violences; il lui en voulait plus encore de n'avoir pas, une fois la paix rétablie, réparé l'attentat dont il avait été victime, d'avoir paru au contraire le sanctionner, en refusant de lui rendre son palais épiscopal. Ce fut la raison principale de cette attitude froide, dédaigneuse, boudeuse, qu'il devait garder, jusqu'à sa mort, à l'égard de la monarchie nouvelle. L'archevêché et les Tuileries étaient, sinon en guerre ouverte, du moins dans la situation de deux puissances qui ont interrompu leurs relations diplomatiques. Les légitimistes s'attachaient naturellement à donner aux actes ou aux abstentions de l'archevêque le caractère d'une protestation politique, et Mgr de Quélen, qui, comme homme, partageait leurs regrets, leurs répugnances et leurs aspirations, les laissait faire. Cette conduite déplaisait fort au Pape, et son secrétaire d'État, le cardinal Lambruschini, s'exprimait sur ce sujet avec une vivacité particulière, étendant son blâme au parti légitimiste tout entier. La désapprobation pontificale ne suffisait pas à vaincre chez le prélat l'obstination du Breton et le point d'honneur du gentilhomme. «D'une parole, on peut me faire changer de sentiments et d'allures, répondait-il, le 9 août 1836, à l'abbé Lacordaire qui lui avait fait connaître le mécontentement du Pape, mais je ne connais que l'obéissance qui soit capable d'opérer cette métamorphose. J'espère être prêt à obéir, lorsqu'on aura commandé, car alors je ne répondrai plus de rien. Toutefois, je ne pense pas qu'on veuille en venir là: ce serait prendre sur soi une grande responsabilité.» Le 20 décembre suivant, il mettait comme condition à sa soumission «qu'on lui permît de rendre publics les ordres du Pape». Peu après, le 12 février 1837, M. de Montalembert, se trouvant à Rome, était reçu par Grégoire XVI; l'entretien ayant porté sur Mgr de Quélen: «Je déplore extrêmement, dit le pontife, l'intervention de l'archevêque dans la politique. Le clergé ne doit pas se mêler de la politique. Ce n'est pas ma faute si l'archevêque se conduit ainsi. Le Roi sait, l'ambassadeur sait, et vous saurez aussi que j'ai fait tout ce qui dépendait de moi, pour le rapprocher du gouvernement. L'Église est amie de tous les gouvernements, quelle qu'en soit la forme, pourvu qu'ils n'oppriment pas sa liberté. Je suis très-content de Louis-Philippe; je voudrais que tous les rois de l'Europe lui ressemblassent[638]

Ces dispositions du Saint-Père, bien qu'exprimées dans des conversations intimes, ou traduites par des démarches non publiques, ne laissaient pas cependant que de transpirer. Les journaux légitimistes en étaient fort embarrassés et déclaraient le fait «impossible»[639]. Mais M. de Montalembert, qui savait personnellement à quoi s'en tenir, se jugeait autorisé à invoquer l'exemple et l'autorité du Pape, pour engager les catholiques à accepter, en fait, le régime nouveau, et à rendre justice à ses actes[640]. D'ailleurs, le Souverain Pontife n'hésitait pas lui-même à faire connaître au monde entier ses sentiments. En septembre 1838, dans des allocutions et des bulles sur le conflit de la Prusse avec l'archevêque de Cologne et sur l'érection de l'évêché d'Alger, Grégoire XVI établissait un contraste flatteur pour la monarchie de Juillet, entre le chagrin que lui causaient les violences du gouvernement de Berlin et la «consolation spéciale», le «motif de réjouissance» qu'il trouvait dans la conduite de la France. Et, accordant à Louis-Philippe le vieux titre de Roi Très-Chrétien, il se félicitait de son zèle pour la religion catholique (quod Christianissimi Regis studium in rem catholicam gratum imprimis ac jucundum nobis fuit). M. de Montalembert s'emparait aussitôt de ces actes pour établir, à l'encontre des feuilles légitimistes, que la Papauté, sans se prononcer sur les questions de droit politique, se montrait pleine de bienveillance et de gratitude pour le gouvernement de 1830[641].

Il ne dépendait donc pas des catholiques et en particulier du Saint-Siége que la France ne fût définitivement en possession de ce bien, rare et fécond entre tous: la paix religieuse. Le gouvernement, de son côté, paraissait comprendre le prix de cette paix et être disposé à l'assurer au pays. Sans doute, il avait encore quelques progrès à faire, mais il semblait en voie de les réaliser. Ainsi, moins de dix ans après une révolution d'où la monarchie nouvelle paraissait être sortie à l'état d'hostilité ouverte contre le clergé et les catholiques, les relations étaient rétablies sur un pied excellent entre l'État et l'Église, et elles tendaient chaque jour à s'améliorer. Ce n'est pas là l'un des faits les moins étonnants de cette époque, et c'en est certes le plus honorable. Il console un peu des avortements de la politique parlementaire à ce même moment. Chacune des deux parties y avait mis du sien: le pouvoir, en réagissant contre les entraînements qui semblaient la conséquence de son origine; les catholiques, en répudiant des ressentiments et des méfiances qui eussent pu paraître naturels. Toutes deux en recueillaient le profit: la religion développait merveilleusement ses moyens d'action, gagnait beaucoup d'âmes et acquérait, dans la France nouvelle, un prestige et une popularité qu'elle ne connaissait plus depuis longtemps; la monarchie trouvait, dans l'honneur de cette union, le plus sûr et le plus prompt moyen de faire oublier sa naissance révolutionnaire, et bénéficiait, pour sa sécurité matérielle et sa dignité morale, de tout ce qu'elle accordait à l'Église, en liberté et en protection.

CHAPITRE X
DIX ANNÉES DE GUERRE AFRICAINE.
1830—1839.

I. La situation dans l'ancienne Régence d'Alger, à la chute de la Restauration. Dispositions du nouveau gouvernement à l'égard de l'entreprise africaine.—II. Le général Clauzel. Il veut établir la domination de la France sur toute la Régence. Expéditions de Médéa. Négociations avec Tunis, désavouées par le gouvernement. Échec du plan du général Clauzel.—III. Le général Berthezène. Sa faiblesse. Expédition peu heureuse à Médéa. Mécontentement de l'armée.—IV. Le général de Rovigo. Langage des ministres sur la question d'Alger. Rigueur malhabile du nouveau commandant à l'égard des indigènes. Prise de Bone par un audacieux coup de main. Mort du duc de Rovigo.—V. Intérim confié au général Voirol. Sa sage administration. Le premier bureau arabe et la Moricière, Occupation de Bougie.—VI. Oran depuis 1830. Les commencements d'Abd-el-Kader. Après avoir essayé de la guerre, le général Desmichels conclut le traité du 26 février 1834. Clauses secrètes sur lesquelles l'émir parvient à obtenir l'apposition du sceau du général. Difficultés qui en résultent. Incroyable engouement du général pour l'émir.—VII. Incertitude des esprits, en France, sur la question algérienne. Commission d'enquête et commission supérieure. L'instinct national est favorable à l'Algérie. Débat parlementaire. Hésitations de la Chambre. Langage vague du ministère. Organisation du gouvernement général des «Possessions françaises dans le nord de l'Afrique».—VIII. Le général Drouet d'Erlon. Abd-el-Kader affermit son pouvoir et l'étend sur les provinces de Titteri et d'Alger. Faiblesse du gouverneur. Conflit entre le général Trézel et l'émir. Désastre de la Macta.—IX. Le maréchal Clauzel nommé gouverneur. Renforts envoyés en Algérie. Le duc d'Orléans. Victoire de l'Habra et destruction de Mascara. Expédition de Tlemcen. Le maréchal prononce la déchéance du bey de Constantine. Nouvelle expédition à Médéa. Les renforts rentrent en France. Le général d'Arlanges cerné à la Tafna. Il ne reste plus rien des résultats que croyait avoir obtenus le maréchal Clauzel.—X. Victoire de la Sickack. Discussion à la Chambre. Le plan du maréchal Clauzel et les ministères du 22 février et du 6 septembre. Le maréchal se décide à marcher contre Constantine.—XI. L'expédition et son échec. Impression produite en Afrique et en France.—XII. Résolutions prises par le ministère. Le général Damrémont et le général Bugeaud. Traité de la Tafna. Entrevue du général Bugeaud et d'Abd-el-Kader. Le gouvernement ratifie le traité.—XIII. Négociations sans succès avec le bey de Constantine. Une seconde expédition est résolue. La marche. Le siége. L'assaut. La victoire.—XIV. Le plan du maréchal Valée. État des esprits en France. Travaux accomplis dans les provinces d'Oran et d'Alger. La province de Constantine. Rapports avec les indigènes. Création de routes et de villes. Souffrances de l'armée. Établissement de l'évêché d'Alger. Abd-el-Kader organise son empire et prépare la guerre sainte. La paix ne peut durer. Conclusion.

I

On se rappelle les pages d'une éloquence douloureusement prophétique par lesquelles M. Prévost-Paradol terminait, au lendemain de Sadowa, son livre de la France nouvelle: après avoir énuméré toutes les menaces pesant sur l'avenir de notre pays, après avoir montré l'équilibre, non-seulement de l'Europe, mais du monde entier, se déplaçant chaque jour davantage à notre détriment, et nos ennemis ou nos rivaux, Allemands, Russes, Anglo-Saxons, partout en voie d'accroissement rapide, tandis que nous étions stationnaires ou même en péril de diminuer, le brillant écrivain se demandait, non sans angoisse, s'il ne restait pas quelque chance à la France de se maintenir à son rang. Cette chance existe, répondait-il, chance suprême, qui s'appelle l'Algérie. Et alors, cherchant à deviner les destinées de notre colonie, il saluait avec émotion «cet empire méditerranéen qui, disait-il, ne sera pas seulement une satisfaction pour notre orgueil, mais qui sera certainement, dans l'état futur du monde, la dernière ressource de notre grandeur». Depuis lors, l'événement n'a que trop confirmé la partie douloureuse de ces prophéties. Mais, à voir le développement qu'a pris l'Algérie dans ces dernières années, les résultats maintenant acquis, les espérances plus belles encore qu'ils autorisent à concevoir, il semble que la partie consolante de ces mêmes prophéties soit également en train de s'accomplir. De là, la curiosité chaque jour plus attentive des patriotes pour tout ce qui concerne la France africaine. Leurs regards, attristés de tant d'autres côtés, se reportent, avec une sorte de complaisance, sur cette terre, qui a pour eux ce charme particulier d'être le seul point où ils se sentent en progrès.

Plus l'Algérie prend ainsi d'importance dans notre vie nationale, plus nous avons intérêt à connaître son passé et à remonter à son origine. C'est pourquoi, après avoir raconté les événements politiques de la première moitié de la monarchie de Juillet, il convient de s'arrêter un moment et de revenir sur ses pas, pour considérer ce qu'est devenue, pendant ce temps, de 1830 à 1839, l'entreprise militaire commencée par la Restauration dans la Régence d'Alger. Ces dix premières années de la guerre d'Afrique ont été une période de tâtonnements, plus laborieuse que féconde. Pour en bien saisir le caractère, il est nécessaire de pouvoir l'embrasser d'ensemble. Morcelé en fragments que l'on eût rattachés aux parties correspondantes de l'histoire générale, l'exposé de ces campagnes n'aurait pas laissé une impression nette dans l'esprit du lecteur. D'ailleurs, les vicissitudes de la conquête algérienne ont, au début, si peu de rapports avec les évolutions de la politique parlementaire qu'on eût vraiment été embarrassé de rapprocher et de fondre les unes et les autres dans un même récit[642].

Notre première prise de possession de la terre d'Afrique avait précédé seulement de quelques semaines la révolution de Juillet. Ce n'avait été qu'après beaucoup d'hésitations que le gouvernement de la Restauration, poussé à bout par les outrages répétés du dey d'Alger, s'était enfin décidé, dans tes premiers jours de 1830, à châtier ces pirates insolents et cruels qui, depuis si longtemps, bravaient l'Europe chrétienne et désolaient les côtes de la Méditerranée. À en juger par les précédents, l'entreprise ne semblait pas sans difficulté ni péril. Plusieurs fois, diverses puissances, entre autres la France et l'Angleterre, avaient tenté d'agir contre la Régence: elles avaient échoué ou du moins n'avaient remporté que des avantages passagers, parfois même tout à fait illusoires. Habilement préparée par les ministres d'alors, glorieusement conduite par le général de Bourmont qui gagna, en cette occasion, son bâton de maréchal, l'expédition de 1830 fut au contraire couronnée d'un prompt et éclatant succès. L'armée, débarquée le 14 juin, entra dans Alger le 5 juillet. Le dey, acceptant, avec le fatalisme musulman, la décision des armes, se retira à Naples, tandis que les janissaires turcs étaient transportés en Asie Mineure. On se trouvait ainsi avoir non-seulement renversé le souverain, mais supprimé presque complétement la race régnante. En effet, tout le pouvoir avait été jusqu'alors aux mains de l'Odjak; on appelait de ce nom la milice turque d'Alger qui se recrutait incessamment parmi les aventuriers ou les malfaiteurs de l'empire ottoman, et qui, malgré son petit nombre,—elle ne comptait guère que quinze mille hommes,—commandait aux trois millions d'habitants de la Régence. Ces habitants étaient de races fort différentes: dans les villes, les Maures et les Juifs adonnés au commerce et habitués à la servilité; dans la campagne, les Arabes nomades et pasteurs, plus fiers, plus guerriers, plus nombreux, mais que des divisions, perfidement entretenues, mettaient à la merci des Turcs; enfin, dans la montagne, les Kabyles sédentaires et agriculteurs, très-belliqueux aussi, ayant conservé une indépendance à peu près complète, ce qui ne les empêchait pas de faire le coup de feu pour le maître d'Alger, quand ils espéraient avoir ainsi part au butin. En triomphant des Turcs, la France avait-elle donc succédé ipso facto à leur domination, et la monarchie de Juillet trouvait-elle, dans l'héritage de la Restauration, une conquête toute faite dont elle n'avait plus qu'à recueillir les bénéfices?

Telle n'était pas la situation. D'abord, en supprimant le dey, nous n'avions pas détruit toutes les autorités turques de la Régence. Le dey ne gouvernait directement qu'Alger et ses environs: le reste du territoire était partagé entre trois grands vassaux, turcs également, le bey de Constantine à l'est, le bey de Titteri au sud et le bey d'Oran à l'ouest. Après la prise d'Alger, le premier s'était retiré dans son beylick, d'où il nous bravait impunément; si les deux autres avaient paru d'abord disposés à reconnaître notre suzeraineté, celui de Titteri n'avait pas tardé à la répudier, et celui d'Oran était sans influence. Eussions-nous d'ailleurs eu raison des beys et fait ainsi disparaître les dernières traces de la domination turque, que nous n'aurions pas été pour cela les maîtres; restaient les Arabes et les Kabyles. Ni les uns ni les autres ne regrettaient les Turcs que, de tout temps, ils avaient détestés; seulement leur mépris et leur horreur du Roumi étaient plus forts encore. Après avoir aidé à défendre Alger contre les envahisseurs chrétiens, ils s'étaient dispersés, mais sans volonté de se soumettre. Leur état religieux et social était trop inférieur au nôtre pour permettre une assimilation et une fusion; en même temps, ils avaient, jusque dans leur barbarie, une sorte de fierté dédaigneuse qui les empêchait de subir le prestige du vainqueur et de s'incliner comme le font d'ordinaire les races inférieures devant les races supérieures. Aussi, dès le premier jour, quand, sous la conduite du maréchal de Bourmont, l'armée française voulut faire une sorte de promenade pacifique, hors des murs d'Alger, dans la plaine de la Métidja, elle vit se dresser des ennemis derrière tous les buissons: c'étaient les Arabes et les Kabyles qui commençaient, non plus au service des Turcs, mais pour leur compte, cette terrible guerre de guérillas qui devait durer tant d'années.

Lors de la chute de Charles X, l'autorité de la France n'était donc reconnue, en Afrique, que sur le territoire matériellement occupé par ses troupes, c'est-à-dire seulement dans la ville d'Alger. Un moment, des détachements avaient aussi occupé Bone et Oran; mais, à la première nouvelle de la révolution et sans attendre les ordres du nouveau gouvernement, le maréchal de Bourmont s'était hâté d'évacuer ces deux dernières villes; il lui avait paru dangereux, dans une telle crise, de laisser l'armée ainsi disséminée. Qu'allait faire la monarchie de Juillet? Voudrait-elle abandonner ou garder cette conquête, et, si elle la gardait, chercherait-elle à l'étendre?

Personne n'eût été alors en état de répondre à ces questions. En admettant que les hommes portés au pouvoir par la révolution fussent disposés à adopter de confiance le plan de leurs prédécesseurs, ils eussent été embarrassés de découvrir quel était ce plan. Le gouvernement de la Restauration s'était lancé dans l'expédition, sans but bien déterminé; cette incertitude tenait à ce qu'il ne poursuivait pas, en cette occasion, l'exécution d'un dessein depuis longtemps conçu par l'ambition nationale, ou la satisfaction d'intérêts commerciaux préexistants; il avait été conduit à agir par une sorte d'accident imprévu, par la nécessité de vider une querelle d'honneur, et aussi, pour une bonne part, par des considérations de politique intérieure et dynastique, par le désir «d'agir sur l'esprit turbulent et léger de la nation française», de lui «rappeler que la gloire militaire survivait à la révolution», et de «faire une utile diversion à la fermentation politique de l'intérieur[643]». Tout fut admirablement préparé pour assurer le succès; mais, sauf la résolution de détruire la piraterie, ni Charles X ni ses ministres ne s'étaient fait une idée arrêtée du parti qu'ils tireraient de ce succès. Ils avaient agité à l'avance toutes les hypothèses,—entente avec le dey, établissement d'un gouvernement arabe, remise de la Régence à la Turquie, à Mehemet-Ali ou à l'Ordre de Malte, partage avec les autres puissances européennes, enfin création d'une colonie française,—mais sans conclure. Ils attendaient les événements. Tout, d'ailleurs, n'était-il pas inconnu pour eux, dans ce pays jusqu'alors presque entièrement fermé aux Européens, et qu'avaient seuls parcouru quelques voyageurs oubliés? M. de Polignac s'était borné, dans ses pourparlers avec les autres puissances, à garder soigneusement et fermement pour l'avenir toute sa liberté d'action; vainement l'Angleterre, dont la jalousie était, en cette matière, particulièrement ombrageuse, l'avait-elle pressé, même avec menace, de répudier par avance toute pensée de conquête, il s'était refusé hautement à «prendre aucun engagement contraire à la dignité et à l'intérêt de la France». Alger entre nos mains, il n'était sans doute plus possible de rester dans le vague; mais la vieille monarchie avait eu à peine le temps de fêter sa victoire. Tombée avant d'avoir pu dire ce qu'elle en ferait, elle laissait à ses successeurs la charge de résoudre le problème.

Le gouvernement issu des journées de Juillet, réduit, dans les premiers temps, à se demander, chaque matin, s'il n'aurait pas à lutter pour l'existence de la société, contre la révolution, et pour l'indépendance de la France, contre la coalition, n'avait guère le loisir de songer à des conquêtes lointaines. Tout contribuait même à lui faire regarder d'un œil peu favorable celle où il se trouvait engagé par le fait du régime déchu. Ces troupes ainsi distraites au delà de la Méditerranée, ne pouvait-il pas, d'une heure à l'autre, en déplorer l'absence dans les rues de Paris ou sur la frontière du Rhin? En poursuivant cette campagne, ne risquait-il pas d'irriter l'Angleterre, alors son unique alliée en face de l'Europe inquiète et malveillante? Ajoutons que l'expédition d'Alger, à la différence de celle de Grèce, avec laquelle elle semblait cependant avoir beaucoup d'analogie, n'avait pas été jusqu'ici populaire; elle avait participé à la suspicion dont était atteint le ministère qui l'avait entreprise, et les libéraux n'y avaient guère vu qu'une manœuvre pour faire diversion aux agitations parlementaires et un préliminaire de coup d'État. De là, pendant les préparatifs de l'expédition, la passion souvent peu patriotique avec laquelle les journaux opposants avaient travaillé à inquiéter l'opinion, à décourager l'armée, prédisant et paraissant presque désirer un échec, contestant jusqu'à la justesse, pourtant trop évidente, de nos griefs contre le dey. Alger pris, on s'était montré moins joyeux de l'honneur fait à nos armes, qu'inquiet du contre-coup qu'il pouvait avoir sur la politique intérieure. Or, ces libéraux qui, dans l'opposition, avaient ainsi combattu la guerre d'Afrique, étaient les mêmes qui, parvenus au pouvoir, avaient à décider dans quelle mesure elle devait être continuée. Bien que les points de vue changent avec les situations, on ne pouvait cependant s'attendre que de telles préventions disparussent du premier coup.

II

Tout d'abord, on ne sembla s'occuper, à Paris, de l'armée d'Afrique, que pour assurer sa soumission au nouvel ordre de choses. On n'était pas, à ce sujet, sans quelque inquiétude; on n'ignorait pas que le maréchal de Bourmont avait un moment rêvé de ramener son armée en France, pour la mettre aux ordres de Charles X, et qu'il en avait été empêché par le refus de concours de l'amiral Duperré, commandant de la flotte. Le général Clauzel, nommé à sa place, débarqua à Alger, le 2 septembre 1830, en compagnie d'anciens officiers de l'empire, faisant grand apparat de leurs rubans tricolores et ne dissimulant pas leurs méfiances à l'égard de troupes qui venaient de combattre sous la cocarde blanche. La transmission du commandement se fit cependant sans difficulté. Quoique un peu triste et mal à l'aise des suspicions dont elle se voyait l'objet, l'armée n'hésita pas un moment dans son obéissance.

Sur la direction à donner aux opérations militaires, il ne paraît pas que le nouveau général en chef eût reçu des instructions précises. On lui avait seulement recommandé de renvoyer au plus tôt un certain nombre de régiments en France; mesure qui s'expliquait par l'état de l'Europe, mais qui n'indiquait pas des intentions de conquête en Afrique. Cependant le choix même du général Clauzel ne concordait guère avec une tactique de réserve, sinon de retraite. Entreprenant, ambitieux, patriote, l'imagination remplie des souvenirs de l'épopée impériale, on devait s'attendre que, commandant à Alger, il voudrait y faire grand. Tranchant sans hésitation une question que beaucoup d'esprits n'osaient même pas alors se poser, il estimait que la France était l'héritière du dey et devait, à ce titre, régner sur la Régence entière. À défaut d'une domination directe qu'il ne se sentait pas de force à établir pour le moment, il voulait tout au moins une sorte de suzeraineté et prétendait remplacer les trois beys en fonction par trois autres beys qui recevraient de nous leur investiture et se reconnaîtraient nos vassaux.

Pour commencer la réalisation de ce plan, un arrêté, en date du 15 novembre 1830, prononça la déchéance du bey de Titteri, Moustafa-bou-Mezrag, qui, après avoir protesté de sa soumission au lendemain de la prise d'Alger, nous avait ensuite adressé d'insolents défis et s'était fait le principal instigateur des hostilités dirigées contre nous. Il nomma à sa place un négociant maure d'Alger, Moustafa-ben-Omar, et, pour assurer l'exécution de ces mesures, décida d'entreprendre une expédition contre Médéa, la capitale du beylick. Sur la route à suivre pour atteindre cette ville située derrière la première chaîne de l'Atlas, à vingt-cinq lieues d'Alger, sur le terrain et les populations à traverser, on ne savait à peu près rien. Mis en mouvement le 17 novembre, le corps expéditionnaire, fort de huit mille hommes, traversa d'abord la plaine de la Métidja, et livra un premier combat avant d'entrer dans Blida, où fut laissée une garnison. De là, il gagna l'Atlas et s'engagea dans le chemin qui conduisait au col de Ténia. C'était un sentier escarpé, si étroit que deux hommes pouvaient à peine y marcher de front, souvent coupé par des ravins et dominé par des plateaux qui semblaient inaccessibles. Obligée de s'étendre en une ligne sinueuse d'une lieue de long, la colonne était parvenue à mi-côte, quand les ennemis se montrèrent subitement de tous côtés; sur les flancs, les Arabes et les Kabyles faisaient pleuvoir une grêle de balles, tandis qu'en face, le bey fermait, avec ses janissaires et deux pièces de canon, l'étroite ouverture du col. La lutte fut vive, mais rien ne put tenir contre l'ardeur de nos troupes admirablement enlevées par leurs chefs. Les hauteurs presque à pic furent escaladées, et l'ennemi partout débusqué. Ce brillant combat nous coûta deux cent vingt hommes tués ou blessés. À la descente du col, l'armée ne rencontra que peu de résistance. Le 23 novembre, six jours après son départ d'Alger, elle entrait dans Médéa; le nouveau bey y fut installé; Moustafa-bou-Mezrag, découragé, vint lui-même se livrer aux mains de son vainqueur, et les janissaires suivirent son exemple. Il semblait que le succès fut complet. Le général Clauzel, croyant les indigènes à jamais domptés, se voyait déjà maître de toute la Régence. Un de ses officiers d'ordonnance écrivait à Paris: «La France sera contente, j'espère, de cette campagne de sept jours... Il s'agit maintenant d'obtenir le même résultat à Constantine, et l'Afrique est soumise[644]

À peine le nouveau bey installé, les difficultés commencèrent. Force fut d'abord de détacher de l'armée douze cents hommes destinés à garder Médéa et à soutenir notre vassal, sans force par lui-même. Il fallut vider presque complétement les gibernes et les caissons pour fournir à cette petite garnison des munitions encore bien insuffisantes. Puis, de crainte d'épuiser les vivres de la place, on se hâta de reprendre le chemin d'Alger. Le retour, qui se fit en quatre jours, fut surveillé, parfois un peu harcelé par les Arabes et les Kabyles, mais sans combat sérieux. Toutefois, à plus d'un signe, le général pouvait voir que les populations n'étaient pas soumises, comme il s'en était d'abord flatté. En repassant à Blida, il trouva les traces sanglantes des combats acharnés que venait d'y soutenir la garnison; un peu plus loin, entre cette ville et Alger, spectacle plus sinistre et plus horrible encore: c'étaient les cadavres atrocement mutilés de cinquante artilleurs, qu'avec une imprévoyante confiance, il avait voulu envoyer en avant pour chercher des munitions. Le commandant en chef fut si frappé de ces incidents que, renonçant à son premier projet d'établir toute une ligne de postes entre Alger et Médéa, il rappela la brigade laissée au col de Ténia et évacua Blida.

Seulement que devenait alors la petite garnison de Médéa, isolée dans l'intérieur des terres, à vingt-cinq lieues de la côte, sans communications assurées? À peine de retour, le général Clauzel reçut d'elle les plus tristes nouvelles. Le corps expéditionnaire ne l'avait pas quittée depuis vingt-quatre heures, que des nuées de Kabyles étaient venues fondre sur elle. Pendant quatre jours, elle avait subi un furieux assaut qui ne lui avait pas coûté moins de deux cents hommes hors de combat. On ne sait quel eût été le résultat d'une attaque plus prolongée, d'autant que les cartouches commençaient à manquer. Mais, si l'on n'était jamais assuré d'avoir soumis les Arabes et les Kabyles, si, au lendemain d'une défaite, ils reparaissaient plus audacieux sur le chemin même que venait de parcourir l'armée victorieuse, du moins avaient-ils cette faiblesse de ne pouvoir pas tenir longtemps la campagne; ne recevant de personne, ni solde, ni vivres, ni munitions, ils étaient obligés, après quatre ou cinq jours, de rentrer chez eux. Ce fut ce qui se produisit après l'attaque contre Médéa. La garnison y gagna quelque répit, mais, décimée par les combats, épuisée par les maladies, sans vêtements contre le froid devenu rigoureux, sans munitions, presque sans vivres, elle implorait des secours qu'on ne pouvait, sans risquer un désastre, retarder un seul instant. Comment les lui faire parvenir? Impossible de procéder par faibles détachements qui eussent été égorgés comme les cinquante artilleurs envoyés naguère de Blida à Alger, pour y chercher des munitions. Il fallait donc recommencer une nouvelle expédition, en vue de laquelle un corps fut formé, composé de deux brigades. Parti d'Alger, le 7 décembre 1830, ce corps ne rencontra pas d'ennemis sur sa route; mais la mauvaise saison était venue; avec elle, la pluie, la boue, la neige, le vent et un froid tel que les anciens se rappelaient la retraite de Russie. Le soldat eut beaucoup à souffrir; son patient courage triompha de ces obstacles, parfois plus redoutables que les balles arabes. Huit jours après son départ, l'armée rentrait à Alger, ayant renforcé et ravitaillé la garnison de Médéa.

Pendant ce temps, le général Clauzel, tout à l'exécution de son plan d'ensemble, ne perdait pas de vue les deux provinces de Constantine et d'Oran. Y entreprendre des expéditions comme celle de Médéa, il n'y pouvait songer avec une armée aussi réduite. Il eut recours à la diplomatie. Dès le mois d'octobre 1830, à l'insu de son gouvernement, il s'était mis en rapport avec le bey de Tunis, l'invitant à s'emparer de ces deux provinces, à y installer des beys à lui, sous la seule condition que ceux-ci reconnaîtraient la suzeraineté de la France et lui payeraient tribut. Un accord fut d'abord conclu sur ces bases, pour Constantine; en exécution de cet accord, des arrêtés du 15 et du 16 décembre prononcèrent la déchéance de Hadji-Ahmed, bey en fonction, et nommèrent à sa place Sidi-Moustapha, frère du bey de Tunis. Peu après, une convention analogue fut négociée pour la province d'Oran, dont le général Clauzel avait fait réoccuper la capitale par le général Damrémont. Mais, à peine connus à Paris, ces étranges traités y furent désavoués, moins encore parce qu'ils provoquaient une ingérence étrangère, que parce qu'ils préjugeaient une question sur laquelle le gouvernement du Roi ne s'était pas encore prononcé, celle de savoir quelle durée et quelle étendue aurait la domination de la France en Algérie[645]. Ce ne fut pas le seul coup porté aux entreprises du général Clauzel. Les complications européennes, devenues plus menaçantes encore à la suite de la révolution belge, déterminèrent le rappel en France de la plus grande partie des troupes d'occupation; dix mille hommes seulement devaient rester en Afrique. Il fallut alors évacuer Médéa. La malheureuse garnison de cette place était à ce point affaiblie par les maladies et les privations, qu'une brigade dut s'avancer jusqu'au col de Ténia pour lui tendre la main.

Du plan grandiose du général Clauzel, de ses efforts militaires et diplomatiques il ne restait donc plus rien. Sauf quelques soldats détachés à Oran, l'armée française se trouvait de nouveau concentrée et comme bloquée dans Alger. Les indigènes, plus enhardis par notre retraite qu'ils n'avaient été intimidés par nos succès passagers, se montraient hostiles et surtout méprisants. Impossible à un Européen de s'éloigner des murs d'Alger. Dans l'intérieur même de la ville qui commençait déjà cependant à se transformer, les mercanti, pris de peur, cherchaient quelque navire où se rembarquer. Désavoué par le gouvernement, trompé par l'événement, le général Clauzel ne pouvait plus rester en Algérie. Le 21 février 1831, un ordre aux troupes annonça que l'«armée d'Afrique» n'existerait plus désormais sous ce nom, et serait remplacée par une «division d'occupation». Ce jour même, le général Berthezène en vint prendre le commandement. Dès le lendemain, le général Clauzel s'embarquait pour la France; son pouvoir n'avait pas duré six mois.

III

Le général Berthezène semblait l'opposé du général Clauzel. Celui-ci avait des plans trop ambitieux, son successeur n'en avait pas du tout. Brave divisionnaire, on ne trouvait en lui ni l'initiative, ni l'envergure d'un général en chef. Il lui eût été difficile, d'ailleurs, avec les moyens si réduits qu'on lui avait laissés, de rien entreprendre d'important. Ne pouvant en imposer aux indigènes, il essaya de les gagner par la douceur. Ces derniers crurent à de la faiblesse et ne s'en montrèrent que plus arrogants.

Les démonstrations militaires du nouveau commandant en chef se bornèrent d'abord à quelques promenades, assez médiocrement conduites, dans la Métidja. Bientôt, cependant, il lui fallut porter son action plus loin. Le bey que le général Clauzel avait installé, bientôt après laissé seul à Médéa, était menacé par le fils de l'ancien bey, et faisait savoir qu'il était perdu si l'on ne venait à son secours. Pour répondre à cet appel, le général se mit en route, le 25 juillet 1831, avec quatre mille cinq cents hommes. À l'aller, aucune difficulté. Mais l'arrivée de l'armée à Médéa, loin d'imposer la soumission, fit éclater la révolte. Toutes les hauteurs voisines apparurent couronnées d'Arabes et de Kabyles. Vainement les Français se portèrent en avant, la masse ennemie recula lentement, pour revenir et se précipiter avec des cris de victoire sur les nôtres, aussitôt qu'elle les vit regagner leurs cantonnements. Le lendemain, elle se montra plus nombreuse et plus menaçante encore. Notre petit corps risquait d'être cerné. Pour comble, par l'imprévoyance du commandement, les vivres et les munitions commençaient à manquer. Force était de rentrer en hâte à Alger. Le bey et ceux des habitants de Médéa qui s'étaient compromis pour notre cause, sans illusion sur le sort qui les attendait après notre départ, demandèrent en grâce à suivre l'armée. On ne put les repousser, et la colonne se trouva ainsi singulièrement allongée et embarrassée. L'ennemi harcela la retraite. Il fallut marcher la nuit, pour gagner sur lui un peu de terrain. À la descente du col de Ténia, l'attaque fut si vive que le désordre se mit dans nos rangs: les soldats, n'écoutant plus la voix des chefs, se pressaient pêle-mêle pour gagner le bout du défilé; certains officiers eux-mêmes perdaient la tête; un moment, on put craindre que l'affaire ne tournât en une épouvantable déroute. Mais le général Berthezène prit un drapeau et vint le planter à l'arrière-garde, en face de l'ennemi; quelques braves se groupèrent autour. De leur côté, le commandant Duvivier et le capitaine de la Moricière, noms déjà populaires et bientôt illustres dans l'armée d'Afrique, tenaient ferme avec leurs hommes qu'ils avaient su préserver de la panique. L'ennemi, d'ailleurs, combattait avec une fantaisie trop désordonnée pour pouvoir profiter de ses avantages. La foule des fuyards eut ainsi le temps de gagner un plateau où elle reforma tant bien que mal ses rangs. Nouvelle alerte et nouvelle confusion plus bas, au passage de la Chiffa. Enfin, le 5 juillet, la petite armée était rentrée à Alger. On avoua cent vingt morts et deux cent soixante-dix blessés. Le public soupçonna, probablement avec raison, que les pertes réelles avaient été plus considérables. En tout cas, l'effet moral fut fâcheux: non-seulement le but de l'expédition était complétement manqué, mais, pour la première fois, l'uniforme français avait reculé devant le burnous.

De Médéa, l'insurrection, encouragée par ce premier succès, gagna l'Atlas, s'étendit dans la Métidja et vint battre les murs d'Alger. Un moment, ce fut comme une poussée formidable pour nous jeter à la mer. La terreur régnait dans la ville. Mais les tribus ne savaient pas agir avec ensemble et persistance. Après plusieurs engagements où nos troupes eurent généralement l'avantage, sans porter toutefois à l'ennemi un coup décisif, cette violente tourmente parut s'apaiser d'elle-même. Suivant leur habitude, les Arabes avaient dû rentrer chez eux, après avoir bataillé pendant quatre ou cinq jours. Nul cependant ne pouvait se flatter qu'ils fussent soumis. Même dans la campagne la plus proche de la ville, toute sécurité avait disparu. Les colons qui s'y étaient établis abandonnaient leurs maisons et leurs plantations. Quant à l'armée française, elle était renfermée dans ses lignes, réduite à la défensive, épuisée de fatigue, décimée par la fièvre, attristée du maigre résultat de ses efforts, en défiance de son chef. Aussi fut-ce sans regret qu'elle le vit, le 26 décembre 1831, après dix mois de commandement, remettre ses pouvoirs au général Savary, duc de Rovigo, qui venait d'être envoyé de Paris pour le remplacer.

IV

Le duc de Rovigo arrivait avec des pouvoirs notablement réduits. Casimir Périer, alors premier ministre, lui avait retiré toute l'administration civile, pour la confier à un fonctionnaire indépendant de l'autorité militaire. Dualité bizarre qui devait engendrer fatalement des conflits, et à laquelle il fallut renoncer au bout de quelques mois. Pour n'être pas heureuse, cette mesure n'en était pas moins la première tentative du pouvoir central en vue d'organiser nos possessions algériennes, le premier indice qu'il se préoccupait d'en tirer parti. Les ministres paraissaient cependant encore fort incertains ou fort embarrassés, quand on leur demandait, dans les Chambres, s'ils étaient résolus à rester en Afrique. «Le gouvernement fera tout ce qu'il doit pour l'honneur ou la dignité de la France[646]», disait le maréchal Soult, qui d'ailleurs voyait cette guerre d'un œil peu favorable. Ou bien encore: «Il ne m'est pas possible de répondre d'une manière péremptoire; je ne puis pas dire positivement ce qu'il adviendra. Le fait est que nous occupons Alger, et qu'aucune des dispositions du gouvernement ne peut faire présumer qu'il ait l'intention de l'abandonner[647].» Ce ne fut que devant le mauvais effet produit par cette échappatoire, que Casimir Périer se décida à déclarer que «toutes les précautions étaient prises pour que l'occupation militaire fût forte, pour qu'elle subsistât, dans l'intérêt de l'honneur de la France et dans l'intérêt de l'humanité[648]». La réserve de ce langage venait moins encore de l'incertitude des résolutions que d'une sorte de prudence diplomatique. On calomniait Louis-Philippe, quand on le soupçonnait de vouloir sacrifier l'Algérie à nos voisins d'outre-Manche; mais il était vrai que son gouvernement, ayant besoin de l'amitié de l'Angleterre pour faire tête aux puissances continentales, jugeait utile de la ménager. Parler le moins possible de l'Algérie, et attendre patiemment que la jalousie britannique fût amortie par le temps et s'accoutumât au fait accompli, tel était le mot d'ordre donné par M. de Talleyrand, alors ambassadeur à Londres. Les ministres français s'y conformaient; ils le dépassaient même; car, s'ils ne parlaient pas de l'Algérie, ils ne semblaient guère y penser davantage.

Ancien ministre de la police sous Napoléon Ier, le duc de Rovigo passait pour être autoritaire, énergique, volontiers implacable, sans répugnance pour l'arbitraire, étranger à toute sentimentalité humanitaire ou libérale. Il s'était donné pour tâche de reprendre l'autorité que son prédécesseur avait laissé perdre. L'un de ses premiers actes fut de faire établir, dans la banlieue d'Alger, une série de petits camps retranchés, occupés par des détachements et reliés par une route. Les travaux furent pénibles; pénible aussi fut l'existence dans les camps; il y eut un moment jusqu'à quatre mille malades dans les hôpitaux militaires. Mais la mesure fut efficace, et les abords de la ville retrouvèrent une sécurité relative qu'ils ne connaissaient plus. Le général fut moins heureux dans sa façon de traiter les indigènes. Par réaction contre la mollesse du général Berthezène, il se montra dur, cruel même, tout en n'étant pas plus constant dans ses vues. Il y avait chez lui parti pris de répandre la terreur, plus que souci de faire justice. Les tribus coupables ou seulement suspectes étaient châtiées par le massacre et le pillage. «C'est ainsi qu'agissaient les Turcs», disait-on pour justifier ces procédés. Était-ce pour imiter les Turcs, que le duc de Rovigo faisait juger et exécuter deux chefs arabes, convaincus sans doute de trahison, mais qui ne s'étaient livrés entre ses mains que sur la foi d'un sauf-conduit? Cette perfidie exaspéra les populations plus encore qu'elle ne les intimida. De là, autour même d'Alger, une succession d'alertes, de révoltes, de surprises, de représailles presque également sanglantes et féroces des deux parts: petite guerre continuelle où notre armée se débattait sans avancer.

Sur ce fond un peu triste et monotone, un fait d'armes se détache, à cette époque, avec un éclat singulier; il a pour théâtre non plus la banlieue d'Alger, mais un point éloigné de la côte africaine. La ville de Bone, située dans le beylick de Constantine, près de la frontière de Tunisie, avait été, du temps des deys, le centre des établissements français dans les États barbaresques. Il était donc naturel que l'une des premières mesures du maréchal de Bourmont fût de faire occuper cette ville. Mais, au bout de trois semaines, la garnison française avait été rappelée à Alger. Bone, laissée à elle-même, s'était alors trouvée dans un état de demi-indépendance, en lutte constante contre les Kabyles du voisinage et contre le bey de Constantine. Dans l'été de 1831, se sentant en péril, elle réclama le secours des Français. Le général Berthezène, à la fois tenté et effrayé, s'arrêta, comme tous les esprits irrésolus, à une demi-mesure; il envoya sur les lieux le commandant Huder et le capitaine Bigot avec cent quinze zouaves indigènes. C'était trop ou trop peu. Fêtés plus ou moins sincèrement par les uns, regardés avec ombrage par les autres, les deux officiers français furent bientôt enveloppés par un réseau d'intrigues et de conspirations, puis finalement massacrés avec une partie de leurs zouaves; le reste s'échappa, en gagnant un navire dans la rade. L'un des principaux fauteurs de cette trahison, Ibrahim, ancien bey de Constantine, saisit cette occasion pour s'établir dans la kasba ou citadelle, avec une petite garnison turque.

Plusieurs mois s'écoulèrent; à Alger, on ne paraissait pas songer à châtier ce guet-apens, quand, vers la fin de janvier 1832, Bone, serrée de plus près par Ben-Aïssa, lieutenant du bey de Constantine, se vit de nouveau en danger de succomber. En cette extrémité, les habitants et Ibrahim lui-même se décidèrent à appeler encore les Français à leur aide. Le duc de Rovigo—car c'était lui qui commandait alors—répondit par l'envoi, non plus même d'une centaine d'hommes, mais seulement de deux officiers, le capitaine Yusuf, des chasseurs d'Afrique, et M. d'Armandy, capitaine d'artillerie: ils apportaient des vivres qu'ils ne devaient livrer que par petites fractions, et avaient mission de faire espérer, à bref délai, une assistance plus efficace. Mais Bone était à bout de forces, et quelques jours après l'arrivée de ce secours, le 5 mars 1832, Ben-Aïssa forçait les portes de la ville, toutefois sans s'emparer de la citadelle où Ibrahim tenait encore. Il y avait un grand intérêt français à empêcher qu'une position aussi importante ne tombât aux mains du bey de Constantine. Bien que sans troupes à leur disposition, les deux officiers n'abandonnèrent pas la partie. Tout d'abord, s'interposant entre Ibrahim et Ben-Aïssa, le capitaine d'Armandy obtint une suspension d'armes qui faisait au moins gagner quelques jours. Puis, quand Ben-Aïssa, perdant patience, eut repris les hostilités, et que la citadelle fut sur le point de succomber à son tour, d'Armandy et Yusuf se décidèrent à tenter un coup d'une singulière audace. La nuit du 26 mars, par une corde jetée du haut des murailles, ils se hissent dans la kasba, avec vingt-six matelots et deux officiers de marine empruntés à la goëlette qui les avait amenés d'Alger, imposent leur autorité à la garnison turque, d'abord plus portée à leur faire un mauvais parti qu'à leur obéir, arborent le drapeau de la France aux yeux des assiégeants stupéfaits, et s'apprêtent de leur mieux à repousser leur assaut. À cette vue, Ben-Aïssa, désespérant d'emporter la citadelle ainsi défendue et de se maintenir dans Bone sous le canon français, évacue la ville, après l'avoir pillée, saccagée, brûlée, et avoir forcé les habitants à fuir devant lui. Quoique momentanément en ruine, Bone se trouvait en nos mains. Huit jours après, des renforts arrivaient d'Alger, et, un peu plus tard, un petit corps de troupes était envoyé de Toulon, sous le commandement du général Duzer. Commencée comme une aventure de chevalerie, cette conquête fut conservée et affermie avec une sagesse habile. Au bout de quelque temps, grâce à la fermeté équitable et même généreuse avec laquelle le général Duzer traita les tribus, une paix relative régna aux abords de la ville, et, sur ce point, notre domination ne devait plus jamais être en péril.

Le duc de Rovigo n'avait été pour rien dans ce succès: tout s'était passé en dehors de sa sphère d'action et à peu près à son insu. Du reste, le commandement supérieur à Alger allait, pour la quatrième fois depuis trois ans, changer encore de main. Le 4 mars 1833, le général s'embarquait pour la France, afin d'y faire soigner une affection cancéreuse dont il souffrait à la gorge. Il croyait revenir bientôt en Afrique; mais le mal s'aggrava et l'emporta en quelques semaines.

V

La mort du général de Rovigo forçait le gouvernement à s'occuper des affaires algériennes. Le cabinet du 11 octobre, alors en fonction, n'avait, sur ce sujet, guère plus d'idées arrêtées que ses prédécesseurs. Il proclamait sans doute, dans les Chambres, avec une netteté qui n'était pas sans effaroucher l'Angleterre, que «la France n'était liée, en cette matière, par aucune convention secrète», et qu'elle restait «parfaitement maîtresse de faire d'Alger ce qui paraîtrait conforme à son honneur et à ses intérêts»; mais, sur la façon d'user de cette liberté d'action, le langage demeurait incertain et vague. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, déclarait que le gouvernement n'avait «jusqu'à présent» aucune intention d'évacuer Alger, mais il évitait de se dire décidé à une installation définitive; à plus forte raison ne se prononçait-il pas sur l'étendue à donner à l'occupation. Toutefois il y avait un progrès: si le gouvernement n'avait pas encore d'opinion faite, il commençait à mieux sentir la nécessité de s'en faire une. L'ordre rétabli à l'intérieur, la paix affermie au dehors lui laissaient l'esprit plus libre; il était résolu à en profiter pour examiner à fond la question algérienne et prendre enfin un parti. En attendant, et afin de ne pas préjuger le résultat de cet examen, il ne nomma pas un nouveau commandant en titre, à Alger; il se borna à proroger les pouvoirs du général Voirol, déjà chargé, pendant la maladie du duc de Rovigo, d'exercer le commandement par intérim. Cet intérim devait durer dix-sept mois, c'est-à-dire plus longtemps que tous les commandements jusqu'alors proclamés définitifs.

Administrateur habile et laborieux, le général Voirol fit faire, pendant ces dix-sept mois, de grands et féconds travaux aux alentours d'Alger: construction d'un réseau de routes, desséchement de marais, établissement de camps retranchés. En même temps, sans retomber dans la faiblesse irrésolue du général Berthezène, il s'attacha à inspirer confiance aux indigènes, à multiplier leurs rapports avec les Européens. Il fut grandement secondé, dans cette œuvre, par le capitaine de la Moricière, qui venait d'être appelé à la tête du premier «bureau arabe». Ce bureau, à la création duquel on était arrivé, peu à peu, par une série de tâtonnements, avait dans ses attributions la police et l'administration des territoires occupés par les indigènes. Placer ces derniers sous l'autorité de fonctionnaires civils eût été le meilleur moyen de n'obtenir d'eux ni obéissance ni respect; les laisser à la discrétion des divers commandants de troupes en campagne eut été les soumettre à un pouvoir très-arbitraire et très-changeant. Avec le bureau arabe, l'autorité demeurait aux mains d'un officier, mais cet officier s'était fait administrateur: sorte de transition entre le régime des camps et celui de la cité. En 1833, le bureau arabe n'avait pas encore toute l'importance qu'il prendra avec le temps et qui en fera «la véritable cheville ouvrière de la conquête française[649]»; toutefois, grâce à l'action personnelle de son premier chef, son rôle était déjà considérable. Mêlé depuis l'origine aux plus rudes combats de l'armée d'Afrique, l'un des créateurs des zouaves, la Moricière avait acquis de la langue, des mœurs et du caractère arabes, une connaissance qu'aucun autre officier ne possédait alors au même degré. Il avait tout pour exercer sur ces populations une action considérable: physionomie ouverte et martiale, œil ardent éclairant un visage bruni par le soleil, belle tournure à cheval, parole vive et soudaine, joyeuse et impétueuse intrépidité qui s'alliait à beaucoup de sang-froid et de finesse, loyauté chevaleresque. Payant volontiers de sa personne, s'amusant même des incidents pittoresques de cette vie si nouvelle, tantôt le chef du bureau arabe donnait ses audiences au pied d'un palmier, en pleine Métidja, tantôt il allait seul trouver à cheval des tribus douteuses, les séduisait par la témérité même de sa confiance, et revenait escorté de leurs cavaliers en grand costume, qui lui donnaient la fantasia et faisaient «parler la poudre» en son honneur. Ces succès personnels profitaient à la cause française, et, par moments, on pouvait presque croire accompli un rapprochement qui semblait naguère impossible. Des Européens commençaient à s'établir aux abords d'Alger et se mêlaient aux Arabes dans les marchés de la plaine. Pour la première fois, on voyait des ouvriers indigènes travailler, côte à côte, avec les Français, pour la construction des routes. Mieux encore, des contingents d'Arabes amis faisaient campagne, avec nos troupes, contre les rebelles. Sans doute, malgré ce progrès réel, ce n'était pas encore la paix définitive. Au moment même où l'on croyait tout tranquille, la Métidja redevenait subitement houleuse; le moindre incident ou seulement la fantaisie pillarde de quelque tribu faisait passer partout un souffle de guerre, et force était alors à notre armée de reprendre, autour d'Alger, la série monotone, fatigante et trop souvent stérile de ses promenades militaires et de ses campagnes de détail.

Vers cette même époque, à la fin de septembre 1833, une expédition plus importante fut dirigée directement de Toulon sur une autre partie de la côte algérienne. Il s'agissait de s'emparer de Bougie. Cette ville, située environ à mi-chemin entre Bone et Alger, adossée aux hautes et âpres montagnes de la Kabylie, entourée de populations aussi farouches et aussi inhospitalières que le pays, sans commerce maritime, sans débouchés par terre, ne semblait pas être un des points qu'il était le plus urgent d'occuper. Mais divers incidents avaient, malgré le sentiment contraire du général Voirol, fait décider l'expédition. Les Kabyles opposèrent une résistance acharnée. Il fallut conquérir la ville, maison par maison, jardin par jardin: lutte pénible qui se prolongea pendant sept jours. Ce ne fut pas tout: de nouveaux combats durent ensuite être livrés pour occuper, autour de la ville, les positions où le génie voulait établir des travaux de défense. Nos troupes finirent par l'emporter. Les avantages à recueillir étaient-ils en rapport avec ce grand effort? Ils devaient, en tout cas, se faire beaucoup attendre: pendant longtemps, Bougie, sans cesse attaquée par les populations voisines, sans communication avec les autres points occupés par l'armée française, ne sera pour celle-ci qu'un sanglant et stérile champ de bataille.

VI

L'expédition de Bougie était un incident isolé; les événements qui s'accomplissaient, à cette même époque, dans l'ouest de l'ancienne Régence devaient avoir des conséquences autrement graves sur l'ensemble des affaires algériennes. L'importance politique, commerciale et même historique d'Oran avait, dès le début, attiré l'attention des chefs de l'armée française. Occupée, pendant quelques semaines, en juillet et août 1830, cette ville avait été réoccupée, au mois de décembre de la même année, par ordre du général Clauzel. La faiblesse de la garnison, réduite d'abord à un seul régiment, ne lui avait pas permis, dans les premiers temps, de s'aventurer à quelque distance des murs de la place. Le reste du beylick semblait donc à la disposition du premier qui s'en emparerait. Le sultan de Maroc crut l'occasion bonne pour étendre de ce côté son empire. Ses agents se répandirent par toute la province, excitant les populations contre les Français, leur faisant prendre les armes, levant des impôts, tâchant surtout de s'implanter dans le pays. Les Arabes leur faisaient bon accueil, bien que parfois révoltés de leurs déprédations. Seuls, les Turcs et les Coulouglis[650], demeurés maîtres des citadelles de Tlemcen et de Mostaganem, tenaient les portes de ces places fermées aux Marocains, qui eussent bien voulu se les faire ouvrir par intrigue ou par force. Si peu décidé que fût encore le gouvernement français sur ce qu'il ferait en Algérie, il ne pouvait voir ces menées d'un œil indifférent. À défaut d'action militaire sur les lieux mêmes, il usa du moins de représentations diplomatiques auprès du sultan de Maroc. En mars 1832, un envoyé extraordinaire, appuyé par une escadre, mit en demeure ce prince de rappeler ses agents et de renoncer à toutes ses prétentions sur la province d'Oran. Intimidé par cette démarche, le sultan nous donna satisfaction sur ces deux points.

Les Marocains éloignés, il semblait que les Arabes, livrés à eux-mêmes, ne dussent pas être bien redoutables. N'allaient-ils pas retomber dans leur morcellement et leur anarchie traditionnels, et ne verrait-on pas recommencer, entre les diverses tribus, une succession ininterrompue d'attaques, de représailles, de pillages réciproques? Mais les grands de la province, éclairés par leur haine nationale et religieuse contre les roumis, comprirent la nécessité de suppléer à la direction qu'ils ne pouvaient plus attendre du sultan de Maroc. Réunis à Mascara, en avril 1832, ils résolurent à l'unanimité de se donner un chef. Leur choix ne tomba pas sur l'un des membres de l'aristocratie militaire, mais sur un vieux marabout nommé Mahi-ed-Dine, réputé pour sa sainteté et se disant descendant du Prophète. Le chef élu répondit aussitôt à la confiance dont il était l'objet, en appelant les tribus à la guerre contre l'infidèle et en les menant à l'assaut des forts extérieurs d'Oran. Repoussé, il ne se découragea pas, et tenta bientôt après de nouvelles attaques. En même temps, il donnait partout le mot d'ordre d'isoler les Français, de faire le vide et la famine autour d'eux.

Cependant, au bout de quelques mois, Mahi-ed-Dine se rendit compte qu'il était trop vieux pour un tel rôle. En novembre 1832, il réunit les grands auprès de Mascara, et leur fit accepter, à sa place, son plus jeune fils qui venait de se distinguer par son intrépidité, dans les récents combats. C'était un jeune homme de vingt-quatre ans, d'une figure longue et régulière, avec une barbe noire coupée en pointe, un teint pâle et mat, un nez aquilin, et des yeux bleus bordés de longs cils bruns; la main était maigre, nerveuse et remarquablement blanche, le pied très-fin; on n'entendait pas sans en être frappé le timbre sonore et grave de sa voix. Quoique de petite taille, il était vigoureux, infatigable, et gardait toujours une rare dignité de maintien. Deux qualités fort différentes lui donnaient un grand prestige aux yeux des Arabes: il était incomparable cavalier et éloquent à l'égal des premiers orateurs. Ses yeux ordinairement baissés, sa physionomie ascétique, le rigorisme affecté de son costume semblaient plus d'un dévot que d'un guerrier. Des légendes circulaient sur les prédictions de grandeur qui lui auraient été faites lors de son pèlerinage à la Mecque. Il s'appelait Abd-el-Kader.

À peine acclamé par les grands, l'émir—c'est le titre qu'il prit[651]—montra qu'il entendait être non-seulement un chef de combat, mais aussi un chef de gouvernement. Il fit annoncer à toutes les tribus qui n'avaient jamais entendu pareil langage, qu'il allait parcourir le beylick, pour rétablir l'ordre, punir les injustices des forts envers les faibles, percevoir les impôts et former une armée. Sagace et résolu, quelquefois sévère, presque toujours juste, séduisant et imposant, merveilleusement habile à manier les hommes et à remuer les foules, il sut éteindre les rivalités des tribus, désarmer ou dominer les jalousies ombrageuses des grands, faire accepter un joug et une règle à cette race indisciplinée, et révéla, dès le premier jour, sur un théâtre restreint, mais difficile entre tous, les qualités qui distinguent les dominateurs des peuples.

Abd-el-Kader exerçait son pouvoir depuis quelques mois, quand, le 23 avril 1833, le général Desmichels fut appelé à la tête de la division d'Oran; celle-ci venait d'être renforcée et comptait un peu plus de quatre mille hommes. Résolu à sortir de la défensive où l'on s'était renfermé avant lui, le nouveau commandant rencontra dans l'émir un adversaire prompt à relever et même à devancer ses défis. De là, une succession de combats, quelques-uns acharnés et sanglants. Nos soldats, bien conduits par leur chef, finissaient toujours, non sans courir quelquefois de réels dangers, par avoir le dessus; ils étendaient même les possessions françaises par l'occupation de deux points importants de la côte, le port d'Arzeu et la ville de Mostaganem. Mais, au lendemain de chacune de ses défaites, l'infatigable Abd-el-Kader reparaissait suivi d'autres contingents. Tout en nous faisant ainsi tête, il savait contenir, par ses menaces, les tribus qui paraissaient tentées d'entrer en relation avec nous, et trouvait moyen, par force ou par diplomatie, d'élargir chaque jour davantage le cercle où s'exerçait son autorité.

Pendant que l'émir ne semblait pas souffrir de ses défaites, nous ne gagnions rien à nos victoires; au contraire, elles nous épuisaient: le premier résultat de l'occupation d'Arzeu et de Mostaganem avait été de diminuer la portion mobile de la division, et de rendre plus difficile toute nouvelle opération offensive. De renforts, il ne fallait pas en espérer; le ministère était, dit-on, plutôt enclin à rappeler une partie des troupes. Voyant dès lors que la petite guerre était stérile et la grande impossible, le général Desmichels en vint à se demander s'il ne vaudrait pas mieux essayer de transformer en allié un ennemi si difficile à soumettre. Le revirement de son esprit fut prompt et complet: il se montra bientôt aussi impatient de traiter avec l'émir qu'il l'avait été naguère de le réduire par les armes.

Dès le 6 décembre 1833, il saisit le prétexte d'une demande de restitution de prisonniers, pour faire lui-même des ouvertures de paix et proposer une entrevue à Abd-el-Kader. Ce fut, pour ce dernier, l'occasion de révéler son habileté diplomatique. Tout d'abord, afin de flatter l'orgueil des musulmans et de se grandir à leurs yeux, il s'appliqua à bien mettre en lumière ce fait que la paix était demandée par les chrétiens. Exploitant, avec beaucoup de finesse, l'impatience d'en finir qu'il devinait chez le général, il l'énerva et l'inquiéta par son silence, par ses airs de ne pas comprendre; en même temps il lui faisait parvenir, au moyen de Juifs à sa dévotion, des insinuations qui l'empêchaient de se décourager tout à fait et l'entretenaient dans son dessein. Puis, quand il le crut arrivé à l'état psychologique qu'il désirait, il consentit à entrer en négociations, sans toutefois se prêter à une entrevue directe, ne procédant que par envoyés, et manifestant, dès le début, sous une forme modérée et presque caressante, les plus exorbitantes prétentions.

Le général Desmichels avait informé le ministre de la guerre de son désir de s'entendre avec Abd-el-Kader. L'idée n'était pas pour déplaire à Paris, où l'on cherchait toujours plutôt à limiter qu'à étendre la guerre africaine. Seulement, on comprit tout de suite le danger de trop grandir l'émir, et, après réflexion, le ministre de la guerre expédia à Oran des instructions autorisant à investir Abd-el-Kader du titre de bey et à le laisser commander à plusieurs tribus, mais à la condition qu'il reconnaîtrait la souveraineté de la France, prêterait hommage au Roi, payerait un tribut annuel et enverrait des otages. Avant même que ces instructions fussent arrivées, le général Desmichels, pressé d'en finir et craignant toujours que la paix désirée ne lui échappât, avait consenti à des conditions bien différentes. Dans le traité signé par lui, le 26 février 1834, aucune reconnaissance explicite de la souveraineté de la France, aucune stipulation de tribut. L'article 1er se bornait à dire: «Les hostilités entre les Français et les Arabes cesseront. Le général commandant les troupes françaises et l'émir ne négligeront rien pour faire régner l'union et l'amitié qui doivent exister entre deux peuples que Dieu a destinés à vivre sous la même domination. À cet effet, des représentants de l'émir résideront à Oran, Mostaganem et Arzeu. De même, pour prévenir toute collision entre les Français et les Arabes, des officiers français résideront à Mascara.» L'article 4 stipulait «pleine et entière liberté du commerce». D'après l'article 5, les déserteurs de l'armée française devaient être ramenés par les Arabes, mais nous nous engagions à livrer à l'émir les malfaiteurs de son territoire qui se réfugieraient sur notre sol. Enfin, l'article 6 obligeait tout Européen voyageant dans l'intérieur des terres à se munir d'un passe-port de l'émir. Vaincus, nous n'eussions pu reconnaître de plus grands avantages à notre adversaire. Ce n'était pas tout. Au cours des négociations, le général Desmichels avait fait remettre à Abd-el-Kader un papier contenant les conditions proposées par la France, telles à peu près qu'elles devaient figurer dans le traité signé quelques jours plus tard; au reçu de cette note, l'émir avait, de son côté, écrit sur un autre papier les conditions qu'il eût désiré voir acceptées, et qui étaient fort différentes, parfois même absolument opposées. L'article 1er de cette contre-note réservait aux Arabes toute liberté pour le commerce de la poudre et des armes. L'article 2 portait: «Le commerce de la Merza-Arzeu sera sous le gouvernement du prince des croyants, comme par le passé et pour toutes les affaires. Les cargaisons ne se feront pas autre part que dans ce port. Quant à Mostaganem et Oran, ils ne recevront que les marchandises nécessaires au besoin de leurs habitants.» L'article 3 stipulait que «le général commandant à Alger n'aurait pas de pouvoir sur les musulmans qui viendraient auprès de lui, avec le consentement de leurs chefs». Cette note écrite, Abd-el-Kader la confia, avec la note française sur laquelle il avait mis son cachet, à l'habile personnage qu'il chargeait de suivre les négociations. Celui-ci devait rendre aux Français le texte ainsi approuvé de leurs conditions, mais en même temps employer toute son adresse à obtenir que le général Desmichels apposât également son sceau sur la note arabe où l'émir avait formulé d'autres conditions. Le général ne se rendit-il pas compte de ce que renfermait ce papier? crut-il que c'était une pièce sans valeur, intéressante seulement pour l'histoire du traité? se figura-t-il que l'apposition d'un cachet ne valait pas une signature, et ignorait-il que c'était au contraire le seul témoignage d'authenticité admis par les Arabes? ou bien enfin, dans son impatience de conclure, ne regardait-il plus aux concessions? Toujours est-il que l'envoyé de l'émir put rapporter à son maître la note arabe portant l'empreinte d'un sceau français, et mettre ainsi entre ses mains l'instrument d'un traité secret qui aggravait singulièrement les clauses, déjà pourtant fort onéreuses pour nous, du traité apparent. Comme l'a écrit plus tard le général Daumas, c'était «le triomphe complet de l'astuce barbare sur l'ignorance civilisée».

Pour comble de légèreté, le général Desmichels ne parla pas de cet incident à son gouvernement et ne lui communiqua que le texte du traité proprement dit. Il était déjà assez embarrassé de faire savoir à quel point il s'était écarté, dans ce traité, des conditions prescrites par les instructions du ministre. La première impression à Paris fut en effet défavorable. Cependant on y désirait tellement la pacification, que, malgré tout, le traité fut ratifié. À l'épreuve, d'ailleurs, il parut d'abord produire, en Afrique, d'heureux résultats; les relations se multipliaient entre chrétiens et musulmans; les antipathies s'atténuaient, et l'annonce de la liberté du commerce semblait devoir donner une grande impulsion aux affaires. Mais à peine avait-on commencé à jouir de cette détente que des difficultés s'élevèrent. À Arzeu, des négociants français se trouvèrent en conflit avec les agents d'Abd-el-Kader: les premiers croyant pouvoir invoquer la liberté du commerce stipulée dans le traité public, les seconds défendant le monopole qu'Abd-el-Kader s'était réservé dans sa note secrète. Toujours par application des clauses de cette même note, les représentants de l'émir prétendaient, en pleine ville d'Oran, exercer leur juridiction sur les musulmans. Les Français, qui ignoraient l'existence de ces clauses, ne comprenaient rien à des actes qui leur paraissaient la violation formelle du traité, et adressaient à qui de droit leurs pressantes réclamations. Le général Desmichels, comprenant trop tard dans quel piége il était tombé, mais ne voulant pas livrer le secret de sa faute, ne répondait à toutes les demandes d'explications que par des équivoques et des échappatoires. Du reste, par un étrange amour-propre, loin d'en vouloir à celui qui l'avait dupé, il semblait ne s'en intéresser que davantage à sa fortune. Précisément à cette époque, l'émir courait un grand péril: l'empire qu'il avait cherché à élever était menacé de dissolution par la révolte de l'aristocratie guerrière des tribus; celle-ci, au fond, jalouse de l'ascendant conquis sur toute la nation par un simple fils de marabout, lui reprochait, comme une insulte à la loi du Prophète, la paix conclue avec les chrétiens. Au lieu de profiter d'une occasion si favorable pour ressaisir ce qu'il s'était laissé surprendre, le général Desmichels ne montra qu'un souci: venir au secours de l'émir. Et quand, en juillet 1834, celui-ci eut surmonté cette redoutable crise, à force de courage et d'habileté, le canon d'Oran célébra sa victoire comme une victoire française. Ce ne fut pas encore assez: vers le même temps, Abd-el-Kader, toujours occupé à étendre sa domination, et voulant tâter si le général Voirol ne se montrerait pas, lui aussi, de facile composition, l'informa qu'«après avoir pacifié la partie occidentale de la Régence, il allait porter également l'ordre et la sécurité dans les provinces de Titteri et d'Alger». Le général, qui était en méfiance, fit répondre à l'émir qu'il le croyait trop sage pour mettre en péril, en sortant du beylick d'Oran, ses relations nouvelles avec la France. Au ton de cette réponse, Abd-el-Kader comprit que, pour le moment, il ne fallait pas pousser plus loin de ce côté; mais, voulant se venger du général Voirol, il l'accusa, auprès du général Desmichels, d'avoir tenu contre ce dernier des propos blessants. Le commandant d'Oran donna dans ce nouveau piége, et, afin de remercier l'émir de son bon procédé, il lui promit de le rendre grand, bien au delà de ses désirs, ajoutant que, pour le faire régner du Maroc à Tunis, il n'attendait que le prochain départ du général Voirol. Abd-el-Kader devait sans doute à son génie la plus grande part de ses étonnants succès; mais n'en était-il pas aussi redevable à l'incroyable aveuglement de l'homme qui représentait alors la France en face de lui?

VII

Pendant que, avec une volonté si nette et si persévérante, Abd-el-Kader élevait contre notre domination en Afrique le plus redoutable obstacle qu'elle dût rencontrer, le gouvernement français en était encore à délibérer sur le point de savoir s'il fallait maintenir cette domination. Une telle incertitude étonne aujourd'hui où nous savons tout ce que l'Algérie renfermait de promesses. Mais il faut se représenter la situation comme elle apparaissait en 1834. Elle n'avait rien d'encourageant. Force était bien de s'avouer qu'après cinq années d'efforts, on n'avait rien gagné: les Arabes se montraient plus réfractaires que jamais à la civilisation chrétienne; l'armée française, toujours à peu près bloquée dans quelques villes de la côte, n'était pas plus avancée qu'au lendemain de la prise d'Alger; les résultats économiques ne semblaient pas moins nuls: ni commerce, ni colonisation, car on ne pouvait appeler de ces noms la spéculation de bas étage qui s'était abattue sur Alger. Apercevait-on quelque indice d'amélioration? Ce n'était pas l'œuvre accomplie, en ce moment même, par Abd-el-Kader, qui allait rendre l'assimilation plus facile ou la résistance moins formidable. Le succès militaire n'était évidemment possible qu'à la condition d'un immense effort, et personne alors n'osait seulement le proposer. Y aurait-il d'ailleurs chance d'être payé de cet effort? Sur ce point, les pronostics des économistes étaient absolument désespérants. À les entendre, aucune possibilité de colonisation, puisque l'ancienne Régence, partout habitée, bien que mal habitée, n'avait pas de terres libres à offrir aux colons, et que la France, de son côté, n'avait pas de colons à exporter; aucun élément de commerce, puisque l'on ne cultivait pas, dans ce pays, les produits ayant fait la fortune des autres colonies, et que le sol était à jamais stérilisé par le détestable régime de la vie nomade et de la propriété collective. Fallait-il donc indéfiniment batailler sans avancer, et continuer à s'imposer une charge sans compensation? Au début de certaines entreprises longues et difficiles, alors surtout que la nation s'y trouve engagée par des événements qu'elle n'a ni prévus ni conduits, il est ainsi des heures obscures où l'on se demande si persister est sagace persévérance ou obstination aveugle; on a peine à discerner s'il s'agit d'une aventure téméraire dans laquelle le courage consiste à s'arrêter, ou bien d'une de ces campagnes laborieuses, mais fécondes, chances offertes par la Providence aux peuples qui savent acheter les avantages de l'avenir par les sacrifices du présent.

C'était, on le sait, pour se réserver le temps d'éclaircir et de résoudre ce problème, qu'en juin 1833, le ministère du 11 octobre n'avait pas nommé de successeur définitif au duc de Rovigo. Dès le mois de juillet, une commission d'enquête, composée de pairs, de députés et d'officiers, avait reçu mission d'étudier, sur les lieux, toutes les questions relatives aux possessions africaines. Pendant trois mois, elle avait parcouru les parties de la Régence occupées par nos troupes, non sans entendre parfois siffler les balles arabes. Les rapports sortis de cette exploration avaient été ensuite soumis, en décembre de la même année, à une commission supérieure de dix-neuf membres, présidée par le duc Decazes et composée également de pairs, de députés et d'officiers. Par dix-sept voix contre deux, celles de deux députés, M. Hippolyte Passy et M. de Sade, la commission avait conclu que «l'honneur et l'intérêt de la France lui commandaient de conserver ses possessions sur la côte septentrionale de l'Afrique». Tout en «réservant les droits de la France à la souveraineté de la Régence entière», elle déclarait qu'il convenait de «borner, pour le moment, l'occupation militaire aux villes d'Alger et de Bone avec leurs avant-postes, ainsi qu'aux villes d'Oran et de Bougie». L'armée d'occupation devait être de vingt et un mille hommes, avec des auxiliaires indigènes, ce qui supposait une réduction de dix mille hommes sur le chiffre des troupes alors en Afrique. Les autres conclusions de la commission portaient sur la nomination d'un gouverneur général, d'une commission d'administration, et sur les attributions qu'il convenait de leur conférer.

Cette décision, si longuement et si solennellement préparée, pouvait-elle être enfin considérée comme acquise? Non. Les deux membres de la minorité qui avaient voté, dans la commission supérieure, contre la conservation de nos possessions africaines, prétendaient prendre leur revanche à la Chambre, lors de la discussion des lois de finances. Ils réussirent tout d'abord à faire partager leurs vues à la majorité de la commission du budget. L'un des deux, M. Passy, fut chargé du rapport sur les dépenses du ministère de la guerre, auquel ressortissaient les affaires algériennes. Après y avoir exposé que l'occupation coûtait au moins trente millions par an, et rapportait à peine quinze cent mille francs, il se demandait si l'on trouverait un jour l'équivalent de ces sacrifices: on ne le pourrait qu'à deux conditions, ou la civilisation de la population indigène, ou la colonisation du territoire; M. Passy déclarait l'une et l'autre impossibles: «Nous avons mis fin à la piraterie, concluait-il; il faut assurer la permanence de ce bienfait, mais ne pas se croire obligé à persister dans une conquête onéreuse.»

Ce rapport fit du bruit. La question se trouvait posée devant le public, avec une netteté qu'elle n'avait pas eue jusqu'ici. Les uns prenaient parti dans un sens ou dans l'autre; beaucoup, ignorants ou indécis, cherchaient la lumière ou attendaient une direction. La thèse du rapport fut combattue par la plupart des journaux, entre autres par le Journal des Débats, le Constitutionnel et le National. Elle rencontra plus de faveur dans certaines régions de la bourgeoisie parlementaire. Celle-ci était d'autant plus accessible aux arguments de M. Passy que sa nature la portait peu vers les vastes et hardis desseins, vers les spéculations politiques à longue échéance. Économe et prudente, elle avait les défauts de ses qualités: son économie devenait parfois de la mesquinerie, et sa prudence de la couardise; elle avait la vue courte et le cœur étroit. Si la bourgeoisie était peu favorable à la conquête africaine, celle-ci avait pour elle l'instinct national, puissant, quoique peu raisonné, et en tout cas malaisé à braver. Cet instinct n'avait pas toujours réponse aux objections des économistes, mais il était dominé par cette idée simple qu'un recul serait une diminution de la France; il ignorait ce que serait l'Algérie et à quel type de colonie elle se rattacherait, mais il y pressentait une extension de notre empire et un agrandissement de notre rôle dans le monde.

Telles étaient les idées qui agitaient l'opinion, quand, le 28 avril 1834, s'ouvrit, à la Chambre, la discussion sur les articles du budget de la guerre relatifs à nos possessions africaines: elle se prolongea pendant cinq jours, très-attentivement suivie par le public. Plusieurs orateurs se prononcèrent hautement contre la continuation et même contre la conservation de la conquête. «Je donnerais volontiers Alger pour une bicoque du Rhin», s'écriait M. Passy. M. Dupin fut le plus véhément de tous. À l'entendre, l'occupation d'Alger n'avait servi jusqu'ici qu'aux tripotages les plus suspects, et c'étaient les spéculateurs qui prétendaient obliger le pays à s'armer pour faire valoir leurs spéculations. Il déclarait la colonisation une chose absurde: «Point de colons, disait-il, point de terres à leur concéder, point de garanties surtout à leur promettre.» Et il concluait, aux applaudissements d'une bonne partie de la Chambre: «Réduisons les dépenses à leur plus simple expression, et hâtons le moment de libérer la France d'un fardeau qu'elle ne pourra et qu'elle ne voudra pas porter longtemps.» L'Algérie trouva des avocats nombreux. Bien qu'aucun d'eux n'eût autant que M. Dupin l'oreille de la Chambre, celle-ci ne laissait pas que d'être frappée de ce fait, que tous les membres de la commission d'enquête, ayant, en cette qualité, visité nos possessions d'Afrique, se déclaraient pleins de foi dans leur avenir, même ceux qui, comme M. Laurence, confessaient avoir été d'abord le plus défiants. Ballottés entre ces impressions contraires, les députés manifestaient, par leur attitude même, leur indécision. Tantôt on pouvait les croire entraînés par M. Dupin, dont l'argumentation tout utilitaire répondait à leur nature d'esprit; tantôt ils semblaient ramenés à l'opinion opposée par le témoignage de M. Laurence, ou même vibraient aux sentiments d'honneur qu'invoquait M. de Lamartine. Au gouvernement il appartenait de fixer ces incertitudes; mais lui-même n'avait pas de parti arrêté, et, par un oubli singulier de son rôle, il paraissait plutôt attendre la direction de la Chambre que vouloir lui en donner une. Pendant plusieurs jours, les ministres avaient écouté les orateurs se contredire mutuellement, sans intervenir au débat, et quand le maréchal Soult se décida enfin à paraître à la tribune, ce fut pour tenir cet étrange langage: «La question principale est trop controversée, dans un système comme dans un autre, pour que, au nom du gouvernement, je puisse émettre une opinion. Une grande discussion s'est ouverte, et je ne sais encore de quel côté de la Chambre je pourrais en prendre une. Il ne m'a pas paru qu'elle se fût manifestée de telle sorte que je pusse dire au conseil: Voilà l'opinion de la Chambre, il est à présumer que c'est celle du pays. Dans cet état, je ne crois pas qu'il soit en mon pouvoir d'entrer plus avant dans la discussion.» Néanmoins, en voyant l'impression fâcheuse produite par cette sorte d'abdication, le ministre de la guerre se décida, un peu plus tard, à ajouter cette déclaration: «Il n'est jamais entré dans la pensée du gouvernement d'évacuer la Régence d'Alger. Je répète que c'est la pensée du gouvernement tout entier de conserver Alger et de ne point l'abandonner.» Le débat n'eut aucune conclusion précise. Il était convenu, entre tous ceux qui y avaient pris part, que la question n'était pas mûre pour une solution, qu'on discutait seulement afin de s'éclairer, et que les votes à intervenir sur les crédits n'impliqueraient pas approbation ou rejet des thèses formulées dans le rapport. Toutefois, quand on vit, à l'issue même de cette discussion, une majorité se former pour réduire de 400,000 à 150,000 francs le crédit demandé par le ministre en vue d'un essai de colonisation, on eut l'impression que la Chambre considérait avec peu de faveur l'entreprise algérienne, et que si elle n'osait y renoncer ouvertement, elle était du moins disposée à lui marchander mesquinement les subsides.

Si peu arrêtées que fussent ses idées, le ministère ne pouvait laisser se prolonger indéfiniment l'intérim que remplissait, depuis plus d'un an, le général Voirol. Conformément aux conclusions de la commission supérieure, une ordonnance du 22 juillet 1834 décida qu'un «gouverneur général» serait chargé de l'administration des Possessions françaises dans le nord de l'Afrique;—c'est le nom officiel que prenait désormais la partie de la Régence sur laquelle s'exerçait notre domination. La préparation de cette ordonnance avait amené, dans le sein du cabinet, entre M. Guizot et M. Thiers d'une part, et le maréchal Soult d'autre part, un grave conflit dont nous avons déjà eu occasion de parler[652]. Les premiers voulaient un gouverneur civil; le second, comprenant mieux les nécessités de la situation, se refusait à faire commander trente mille soldats par un fonctionnaire étranger à l'armée. Ce conflit s'était terminé par la retraite du maréchal. Il semblait donc que la cause du gouvernement civil l'eût emporté, et l'on prononçait déjà, pour ce poste, le nom du duc Decazes, président de la récente commission supérieure. Cependant, au dernier moment, un militaire fut choisi, et le dernier de ceux auxquels on aurait pu songer; c'était le vieux général Drouet, comte d'Erlon, âgé de soixante-neuf ans. Une autre ordonnance, du 10 août, régla les divers rouages de l'administration civile au-dessous du gouverneur, et créa toute une hiérarchie judiciaire. Enfin un arrêté ministériel du 1er septembre organisa les municipalités et créa un collége. Toutes ces mesures avaient une apparence d'installation définitive qui corrigeait un peu le fâcheux effet des incertitudes et des équivoques de la discussion parlementaire. Le nouveau gouverneur semblait vouloir confirmer cette impression, quand il disait, dans sa première proclamation aux indigènes: «Le roi des Français, votre seigneur et le mien, m'a confié le gouvernement de vos contrées. Il vous considère comme ses enfants; sa force est immense. Jamais les Français n'abandonneront le sol africain.»

VIII

C'était avec regret qu'Alger avait vu s'éloigner le général Voirol. La conduite de bon successeur ne fut pas de nature à diminuer ce regret. Ayant perdu, avec l'âge, beaucoup de sa vigueur de corps et d'esprit, mou et versatile, peu capable d'agir par lui-même et ne sachant pas commander aux autres, passant d'une crédulité qui le rendait dupe de Maures intrigants, à une méfiance qui lui faisait offenser et décourager ses meilleurs officiers, entre autres Duvivier, le général Drouet d'Erlon n'en imposait à personne et mécontentait tout le monde. Le moral de l'armée en souffrait. «Vous ne sauriez vous imaginer, écrivait d'Alger à cette époque un officier de mérite, combien on se chamaille ici, combien on s'y déteste, combien on s'y décrie. Moi qui connais tout le monde et toutes les affaires, et à qui chacun s'ouvre parce que je ne fais que passer, j'ai ramassé, depuis deux jours, plus de propos, plus de plaintes, plus d'accusations de toute nature, que je n'en entendrais en six mois, dans toute autre circonstance[653].» Les Arabes de la Métidja, enhardis comme toujours par une faiblesse qu'ils avaient vite devinée, se remirent à saccager les fermes et à attaquer les détachements isolés; il fallut, en janvier et en mars 1835, recommencer, contre les tribus coupables, de petites expéditions qui furent à peu près sans résultat.

Ce n'était pas toutefois dans les environs d'Alger que se jouait alors la grosse partie: c'était dans la province d'Oran. Abd-el-Kader avait profité de la sécurité que lui garantissait le traité consenti par le général Desmichels, pour affermir son pouvoir et organiser son gouvernement. Tous les rivaux qui tentaient de s'élever contre lui se voyaient aussitôt pourchassés, vaincus, saisis et punis, avec une énergie foudroyante. Les vieilles inimitiés qui divisaient les tribus étaient étouffées. Un ordre sévère régnait partout. Administrateur improvisé, mais habile, l'émir créait des finances, formait une armée régulière et permanente qu'il faisait exercer par des déserteurs de l'armée française, accumulait des munitions et des armes qu'avec une imprévoyance inouïe nous tirions de nos propres arsenaux pour les remettre à ses agents, et établissait même des fabriques de poudre ou de fusils, dans lesquelles il cherchait à attirer des ouvriers européens. Très-attentif à se tenir au courant des choses de France, il se faisait lire nos journaux, et ceux de nos officiers qui se trouvaient en rapport avec lui avaient peine à satisfaire sa curiosité studieuse; mais, fidèle à son unique pensée, ce qu'il cherchait dans notre civilisation, c'étaient des forces pour nous combattre. Ainsi, des tronçons épars de la race indigène, Abd-el-Kader formait ce qu'on n'avait pas connu avant lui, dans cette région, une nation et un état arabes: «œuvre obscure et ignorée du monde, a écrit le duc d'Orléans, mais qui a exigé peut-être plus de génie que des entreprises dont l'éclat a rempli l'univers[654]

Tout l'ancien beylick d'Oran était soumis à Abd-el-Kader, sauf la citadelle de Tlemcen que les Coulouglis se refusaient à lui livrer, et les deux ou trois points de la côte possédés par les Français. Ce domaine ne lui suffisait pas, et il nourrissait toujours le projet d'étendre son pouvoir sur les tribus des provinces de Titteri et d'Alger. Il voulut se rendre compte si le général Drouet d'Erlon serait moins résistant que le général Voirol. L'attitude du gouverneur fut d'abord très-ferme; il déclara hautement qu'Abd-el-Kader serait «traité en ennemi», s'il dépassait le Chélif qui formait la frontière de la province d'Oran. Mais, avant peu, il fut visible, à plus d'un indice, que cette fermeté ne serait pas durable. Ce n'était pas que le général changeât d'avis sur le danger de céder aux prétentions de l'émir: seulement, ne se croyant pas en état de le réduire par la force, il redoutait avant tout une rupture, et, ce qui était le plus fâcheux, le laissait voir. Abd-el-Kader, tenu au courant de cet état d'esprit par le Juif Durand, personnage avisé et retors qui lui servait d'agent, se montra d'autant plus audacieux qu'il croyait pouvoir compter sur plus de faiblesse de la part du gouverneur. Bientôt même, en avril 1835, jugeant n'avoir plus à se gêner, il franchit le Chélif, solennellement escorté des grands qui étaient venus à sa rencontre. Toutes les tribus des provinces d'Alger et de Titteri s'empressèrent à lui faire acte de soumission. Miliana et Médéa reçurent des beys de sa main. Un marabout du désert, sorte de thaumaturge fanatique, accourait du Sahara avec douze cents cavaliers, prêchant la guerre sainte contre les infidèles et leur allié Abd-el-Kader; celui-ci marcha droit sur lui et le mit en déroute. Son succès était complet, et sa domination s'étendait désormais de la frontière du Maroc jusqu'au beylick de Constantine. Son ton se haussant avec sa fortune, ses communications au général d'Erlon devinrent d'une insolence à peine déguisée. Mais, à Alger, on n'avait qu'une résolution, celle d'éviter à tout prix un conflit qu'on se croyait hors d'état de soutenir. Le gouverneur se borna donc à faire porter, par un de ses officiers d'ordonnance, des propositions d'accommodement qui ne furent même pas discutées. Seulement, avec son adresse accoutumée, Abd-el-Kader s'arrangea pour traînera sa suite, pendant plusieurs jours, l'envoyé français, qui semblait ainsi n'être venu que pour rendre hommage au nouveau maître des provinces de Titteri et d'Alger. Rien, dans la conduite du général d'Erlon, n'était fait pour contredire cette interprétation. Il faut observer, à sa décharge, que les nouvelles qui arrivaient de Paris ne devaient pas le pousser à affronter un conflit; en effet, le gouvernement, cédant aux exigences de la commission du budget, venait de s'engager à réduire prochainement l'armée d'occupation: au lieu des 31,000 hommes qui étaient alors en Afrique, le budget de 1836 n'en prévoyait que 23,000.

Il était un homme qui ne se résignait pas à laisser le champ libre à Abd-el-Kader: c'était le général Trézel, nommé commandant de la division d'Oran, à la place du général Desmichels. Celui-ci avait été rappelé, le 16 janvier 1835, à la suite d'incidents qui avaient enfin fait la lumière sur son étrange conduite, lors du traité du 26 février 1834. Bien qu'il eût reçu du gouverneur général recommandation «de ne jamais blesser en rien l'émir», le général Trézel se trouva bientôt en difficultés avec lui. Estimant, non sans raison, qu'on lui avait déjà fourni trop largement des armes et des munitions, il s'était refusé à lui en faire une nouvelle livraison. Grande irritation d'Abd-el-Kader, qui voulut se venger en faisant le vide autour des Français, et qui prescrivit aux tribus voisines d'Oran de se retirer dans l'intérieur des terres. Ceci se passait en juin 1835. L'une de ces tribus, celle des Douairs, que cet ordre blessait dans ses intérêts, ne s'y soumit pas et invoqua la protection de la France. Refuser d'entendre cet appel eût été signifier à tous les Arabes que nous abdiquions devant leur nouveau chef; aussi le général Trézel, prenant en main la cause des Douairs, adressa à l'émir des représentations qui furent très-mal reçues. Le gouverneur, épouvanté de voir s'engager un tel conflit, et ne sachant cependant quel parti prendre, se borna à recommander «qu'il ne fût rien fait jusqu'à ce qu'il eût envoyé des ordres». Mais les événements se précipitèrent, sans égard pour ses hésitations effarées. Abd-el-Kader, résolu à agir de force contre la tribu coupable d'avoir invoqué la protection française, envoya des cavaliers saisir ses chefs, et nous signifia que «sa religion lui défendait de permettre qu'un musulman fût sous la puissance d'un chrétien». Le défi était formel. Situation singulièrement critique pour le général Trézel: demander des ordres à Alger, il n'en avait pas le temps, et peut-être craignait-il de recevoir, de ce côté, une réponse dont l'honneur français eût à souffrir. Il engagea résolument sa responsabilité. Sortant en armes d'Oran, il couvrit la tribu menacée et délivra les chefs déjà chargés de fers. C'était la guerre qui commençait.

Jugeant nécessaire de prendre l'offensive, le général Trézel se porte en avant, dans la direction de Mascara. Sur un effectif de sept mille hommes, la division d'Oran n'a pu en fournir, pour cette expédition, que 2,300: encore sont-ce, pour une notable part, des étrangers, braves sans doute, mais n'ayant pas toute la cohésion et toute la discipline désirables. Un convoi, composé de vingt fourgons et de trop nombreuses voitures de cantiniers, alourdissait la colonne. Abd-el-Kader, de son côté, a tout de suite réuni une dizaine de mille hommes, dont 1,340 réguliers armés de fusils français que nous-mêmes leur avons bénévolement fournis. Le 26 juin, sur les bords du Sig, la petite armée française se heurte à l'ennemi. Le combat, fort acharné, un moment douteux, finit par tourner à notre avantage, grâce surtout à l'énergie du commandement. Mais si les Arabes ont cédé, ils n'ont pas été entamés. La situation du corps expéditionnaire devenait critique. Il se trouvait loin de sa base d'opération, n'ayant que trois jours de vivres, sans espoir de renforts, diminué de plus de deux cent cinquante hommes mis hors de combat, et plus embarrassé que jamais de son convoi sur lequel il a fallu charger les blessés. L'armée d'Abd-el-Kader, au contraire, grossie des contingents nouveaux qui lui arrivent à tous moments, s'élève à plus de seize mille hommes.

Après avoir hésité pendant un jour et fait à l'émir des ouvertures de paix repoussées avec dédain, le général Trézel se décide, le 28 juin, à regagner le port d'Arzeu, le point de nos lignes le plus rapproché: la distance est de dix lieues. Abd-el-Kader, qui, en véritable homme de guerre, a deviné notre intention, envoie d'avance une partie de ses troupes occuper les hauteurs du défilé de la Macta, par lequel devra passer l'armée française. Lui-même suit notre colonne, en la harcelant. Dans la première partie de la route, aucun accident grave. Mais, une fois engagés dans le défilé, nos soldats se voient fusillés de toutes parts. Il est midi; le soleil est de feu, la chaleur accablante. Les détachements, lancés par petits paquets pour débusquer l'ennemi des hauteurs, rencontrent des forces supérieures et sont ramenés dans la vallée. Les Arabes descendent avec eux et pénètrent dans nos rangs. Le trouble se met dans le convoi, qui s'embourbe dans un marais. La petite armée, effarée de se voir coupée, enveloppée par un cercle de feu de plus en plus étroit, se presse en désordre vers l'issue du défilé. Bientôt elle a dépassé le convoi, qui reste figé dans la boue; les conducteurs coupent les traits, abandonnant les blessés, sur lesquels les Arabes se précipitent: le massacre commence aussitôt, et, à travers le bruit de la fusillade, les cris des victimes arrivent jusqu'à la masse confuse des fuyards. Cette niasse, incapable, dans son épouvante ahurie, de voir la route par où elle peut s'échapper, tourbillonne sur elle-même. C'est un moment terrible. Officiers et soldats, comme atteints de délire, prononcent des paroles incohérentes; quelques-uns, complétement nus, chantent et dansent, ou se précipitent en riant sur les Arabes; d'autres, subitement aveuglés par le soleil, se jettent dans la rivière. L'armée va-t-elle donc être anéantie tout entière? Heureusement, les soldats français du 66e, les artilleurs, les chasseurs à cheval ne se sont pas débandés. Sous la conduite du général, qui, l'âme déchirée, mais l'esprit libre, se dépense en efforts surhumains, cette poignée de braves se groupe et, entonnant la Marseillaise, se dispose à mourir, s'il le faut, pour donner au reste de l'armée le temps de s'échapper; les canons, qui vomissent la mitraille à bout portant, contiennent un moment les assaillants. Grâce à ce répit, la tête de colonne parvient à sortir du défilé; les soldats, serrés de moins près et rafraîchis par la brise de mer, reprennent un peu leurs esprits. Les Arabes, d'ailleurs, qui ont fait des pertes énormes, et dont beaucoup se sont arrêtés à piller le convoi ou à couper des têtes, ralentissent leur poursuite, en dépit des excitations d'Abd-el-Kader, qui voudrait obtenir d'eux un suprême effort. Enfin, après dix-sept heures de marche et quatorze de combat, l'armée française parvient sous les murs d'Arzeu. 280 hommes manquent à l'appel; les blessés qui ont pu revenir avec la colonne sont au nombre de 308; un obusier, beaucoup d'armes et presque tout le matériel du convoi ont été perdus.

Blotties sur le rivage, les troupes étaient à ce point démoralisées, que le général Trézel, jugeant impossible de les exposer à de nouveaux combats, fit venir en hâte d'Oran les navires disponibles et y embarqua l'infanterie. La cavalerie se décida, non sans de fâcheuses hésitations, à revenir avec lui par la route de terre. Elle ne fut pas inquiétée dans ce trajet. Les Arabes, gorgés de sang et de butin, s'étaient retirés chez eux. Plus de deux mille, d'ailleurs, avaient péri.

Le général Trézel montra, dans son infortune, une touchante grandeur d'âme. Le jour même où ses troupes rentraient dans Oran, il leur fit lire un ordre où, après avoir rappelé les faits et la perte du convoi, il ajoutait: «Ces circonstances ne peuvent être imputées aux troupes; toutes ont fait preuve de courage. Qu'on ne charge donc aucun corps du malheur de cette perte, et que l'esprit de concorde ne soit pas troublé parmi nous. Je punirai avec sévérité quiconque, par ses actes ou ses discours, jetterait un blâme injuste sur qui que ce soit, moi excepté. C'est sur le général seul que doit retomber la responsabilité des opérations de guerre qu'il ordonne.» Il écrivait, en même temps, au gouverneur: «J'ai perdu, dans ce fatal combat, des espérances qui me paraissaient raisonnables; mais il fallait vaincre, pour qu'elles fussent réalisées... Quoi qu'il en soit, je suis oppressé par le poids de la responsabilité que j'ai prise, et me soumettrai sans murmure au blâme et à toute la sévérité que le gouvernement du Roi jugera nécessaire d'exercer à mon égard, espérant qu'il ne refusera pas de récompenser les braves qui se sont distingués dans ces deux combats. Les jours de défaite font reconnaître les hommes fermes, et je ne signalerai que ceux-là aux bontés du Roi.» Cette noble et simple attitude ne désarma pas le gouverneur, qui accabla son lieutenant sous un blâme public et lui enleva aussitôt son commandement. Mais l'opinion réagit contre ces rigueurs: au moment de s'embarquer pour la France, le général vaincu reçut d'Oran et d'Alger les témoignages d'estime les plus honorables. On rendait hommage à la façon dont «il avait voilé les torts de sa troupe, pour attirer toute l'attention et tout le blâme sur ses propres fautes, se faisant anathème pour les péchés de tous». Ceux mêmes qui critiquaient la conduite des opérations lui savaient gré du sentiment qui l'avait fait agir: «Il était bon, disait l'un d'eux, que quelqu'un résistât enfin au flot, toujours grossissant, des concessions du gouverneur, et protestât tout haut contre le soin qu'il prend d'armer de verges de fer la main qui nous menace[655]

IX

À la nouvelle du désastre de la Macta, l'émotion fut très-vive en France: émotion plutôt profitable que nuisible à la cause algérienne. Le sentiment de l'honneur national dissipa beaucoup de petites hésitations, et le cri dominant fut qu'il fallait avant tout venger, contre Abd-el-Kader, l'injure faite aux armes françaises. Le ministère—c'était encore le ministère du 11 octobre, reconstitué sous la présidence du duc de Broglie—s'associa à ce mouvement. Il décida de remplacer le général Drouet d'Erlon, incapable d'une action énergique, et qui, à ce moment même, sous l'influence du Juif Durand, songeait à acheter la paix de l'émir, en livrant les Douairs à sa vengeance. Le choix du nouveau gouverneur général fut très-significatif: une ordonnance du 8 juillet 1835 appela à ce poste le maréchal Clauzel, qui, soit comme chef de l'armée d'Afrique, soit comme député, s'était montré le partisan le plus résolu non-seulement de la conservation de la conquête, mais de la soumission de toute l'ancienne Régence. Sur ce dernier point même, ses idées personnelles dépassaient notablement celles du cabinet, telles que M. Guizot les avait exposées à la tribune, quelques semaines auparavant, dans la discussion annuelle qui s'engageait sur l'Algérie, à l'occasion du budget du ministère de la guerre[656]. Sans doute le ministre s'était prononcé beaucoup plus nettement que ne l'avait fait le maréchal Soult, l'année précédente, pour la conservation de notre conquête africaine; mais il avait ajouté que l'occupation devait être bornée, pour le moment, à la côte; c'était seulement dans l'avenir, et au cas où le développement spontané de la colonisation y obligerait, que M. Guizot avait prévu la possibilité d'une occupation plus étendue. Comment, avec de telles idées, le cabinet choisissait-il le maréchal Clauzel, qui, de plus, était un de ses adversaires politiques? Peut-être, dans l'émotion produite par le revers de nos armes, avait-il voulu, avant tout, présenter à l'armée et aux Arabes un nom qui, à lui seul, témoignât de l'énergie de ses résolutions. L'un des ministres, d'ailleurs, et non le moins agissant, M. Thiers, personnellement porté vers une politique hardie et belliqueuse en Afrique, avait vivement soutenu la candidature du maréchal. Ses collègues, plus prudents ou plus timides, lui cédèrent et crurent se garer contre tout entraînement, par les instructions qu'ils firent donner au nouveau gouverneur: on lui recommandait expressément de «ne rien faire qui donnât lieu de croire à un système d'extension par la voie de la conquête et de la victoire», et on lui «interdisait toute expédition contre les tribus de l'intérieur, à moins qu'elle ne fût commandée par une nécessité évidente».

Ministres et gouverneur étaient du reste pleinement d'accord sur l'œuvre du moment, qui était la vengeance à tirer de l'échec de la Macta. À cet effet, des renforts composés de quatre régiments d'infanterie et de quatre compagnies du génie furent rassemblés à Toulon, pour être expédiés directement à Oran. Seulement, on avait soin de spécifier que ces renforts n'étaient que temporaires, et que, la campagne faite, ils seraient rappelés en France. Le duc d'Orléans sollicita et obtint, non sans quelque résistance de la part des ministres, de se joindre à cette expédition. C'était la première fois qu'un des princes de la maison de France venait combattre dans les rangs de l'armée d'Afrique. Le fait était considérable; il montrait à nos soldats, et aussi aux Arabes qui avaient pu parfois en douter, que la monarchie de Juillet prenait à cœur la conquête commencée par la Restauration; en même temps, il assurait désormais aux intérêts algériens le plus chaud et le plus puissant des défenseurs.

Le choléra, qui sévissait alors en Afrique, retarda de quelques mois le départ des renforts. Pendant ce temps, le maréchal Clauzel préluda à son opération principale, par quelques coups de main vigoureusement conduits contre les tribus voisines d'Alger. Enfin, le 26 novembre 1835, le corps expéditionnaire, fort de plus de dix mille hommes, quittait les murs d'Oran. Le maréchal était à sa tête et avait à ses côtés le duc d'Orléans. Comme on l'avait vu par les précédentes expéditions, l'une des plus grosses difficultés était le lourd convoi dont l'armée était obligée de se faire suivre, toutes les fois qu'elle s'avançait dans l'intérieur de ce pays sans ressource. On essaya d'employer des chameaux pour une partie des transports: l'épreuve ne devait pas être favorable. L'intention du maréchal était de pousser jusqu'à Mascara, capitale de l'émir et centre de ses établissements. Cette ville était située à une vingtaine de lieues, dans les terres. Après des marches habiles et quelques escarmouches, l'armée française rencontra l'ennemi, le 3 décembre, à l'endroit où l'Habra sort des montagnes. L'émir avait bien choisi son terrain, qui n'était pas sans quelque analogie avec celui de la Macta; mais, cette fois, nous étions en nombre. Après une lutte vive et courte, les Arabes, partout culbutés, furent mis en pleine déroute. Ce brillant succès ne nous coûta qu'une quarantaine d'hommes hors de combat; le duc d'Orléans, qui s'était montré au feu plein de sang-froid, avait été fortement contusionné à la cuisse par le choc d'une balle.

Restait, pour atteindre Mascara, à traverser la montagne: on eut grand'peine à faire passer le convoi. Heureusement, les Arabes ne nous inquiétaient pas. Démoralisés par leur défaite, ils s'étaient dispersés et avaient déposé les armes. Ainsi abandonné, insulté même par les siens, Abd-el-Kader comprit l'impossibilité de défendre sa capitale; il en fit sortir tous les musulmans; mais, avant de se retirer vers le sud, il livra la ville, et les Juifs qui y étaient restés, à ses soldats, qui se vengèrent de leur échec par l'incendie, le pillage et le meurtre. Aussitôt informé de ces faits, le maréchal devança rapidement son armée avec une poignée d'hommes, et entra le premier dans Mascara, qu'il trouva vide et dévastée. C'était un spectacle navrant. Hors d'état d'y laisser garnison, le gouverneur fit sauter la kasba, détruisit par le feu tous les approvisionnements et les établissements de l'émir, entre autres une fabrique d'armes en pleine activité. Quand, après deux jours, l'armée, fort désappointée de sa lugubre et passagère conquête, et déjà menacée d'être à court de vivres, dut se retirer, elle ne laissa derrière elle qu'un immense brasier. Elle ne revenait pas seule: elle traînait une longue et lamentable colonne de Juifs, hommes, femmes, enfants, qui avaient imploré la faveur de s'éloigner sous sa protection. Le retour fut des plus pénibles, non par le fait des Arabes qui ne nous harcelaient qu'à distance, mais par le fait du temps: pluies diluviennes transformant tous les chemins en fondrières, froid glacial, bourrasques, brouillards si épais qu'il fallait battre constamment le tambour pour empêcher les hommes de s'égarer. Malgré l'assistance généreuse que leur prêtaient les soldats, beaucoup de Juifs fugitifs périrent. Pour comble de misère, les chameaux du convoi s'étaient débandés, et les vivres manquaient. Enfin, le 9 décembre, les soldats transis, affamés, exténués, tristes, arrivèrent à Mostaganem. Le 21, tout le corps expéditionnaire était de retour à Oran. Il ramenait l'obusier et les fourgons que les Arabes avaient enlevés au général Trézel.

La brillante victoire de l'Habra avait vengé la Macta. Mais Abd-el-Kader montra qu'il savait aussi bien dominer la mauvaise fortune que tirer parti de la bonne. Après s'être enfermé, pendant quelques jours, au pèlerinage de Kashrou, il sortit de cette retraite, avec un prestige ravivé, aux yeux des fervents musulmans. À la tête de ses réguliers et des quelques cavaliers qui lui restaient fidèles, il réoccupa Mascara, que l'incendie n'avait qu'à moitié détruit; puis, se portant sur Tlemcen, qu'il devinait être l'objet des visées du gouverneur, il se mit à la tête des Maures de la ville et serra de près les Coulouglis, qui, depuis six ans, tenaient bon dans la citadelle contre les intrigues et les attaques des Arabes. Le maréchal Clauzel, malgré la fatigue de ses troupes, estima nécessaire de porter un nouveau coup à son indomptable adversaire. Le 8 janvier 1836, à la tête d'une petite armée de sept mille cinq cents hommes, il se mit en route pour Tlemcen, situé à trente-cinq lieues au sud-ouest d'Oran. Arrivé sans difficulté dans cette ville, accueilli avec joie par les Coulouglis, il fit attaquer aussitôt Abd-el-Kader, qui, à la venue des Français, s'était retiré dans les environs. Les troupes de l'émir furent complétement dispersées (15 janvier); lui-même, poursuivi, pendant plusieurs lieues, par un officier de spahis, ne dut son salut qu'à la vitesse de sa monture. À la nuit, absolument seul, sans tente, sans nourriture, sans feu, il fut réduit à dormir sur la terre nue, à côté de son cheval. Cette fois, ne pouvait-on pas se croire débarrassé de lui, au moins pour quelque temps?

En dépit des instructions ministérielles, le maréchal n'avait pas renoncé à ses vues personnelles sur l'extension de l'occupation française; aussi résolut-il de garder Tlemcen, qu'il estimait pouvoir devenir un nouveau centre d'opérations offensives. De plus, pour assurer les communications de cette place avec Oran, il forma le projet d'établir un poste fortifié à l'embouchure de la Tafna, point de la côte le plus rapproché de Tlemcen. Mais quand, le 25 janvier, avec un petit corps de trois mille cinq cents hommes, il se dirigea sur ce point, pour y faire commencer les travaux, il fut tout surpris de se retrouver en face d'Abd-el-Kader. Le même homme, réduit, dix jours auparavant, à fuir seul, nous barrait le chemin à la tête d'une nouvelle armée de dix mille hommes et nous livrait, deux jours de suite, le 26 et le 27 janvier, des combats où nous avions sans doute l'avantage, mais si disputé que le maréchal jugea plus prudent de renoncer, pour le moment, à l'établissement du poste de la Tafna, et qu'il rentra à Tlemcen, non sans être harcelé par les cavaliers de l'émir. Comment expliquer une résurrection si merveilleusement rapide? Après sa défaite du 15, Abd-el-Kader, se voyant abandonné de tous, ne s'était pas abandonné lui-même. Rien à attendre des Arabes dispersés et découragés. Mais le Maroc était proche: appel avait été fait au fanatisme des populations de cet empire; à la voix des marabouts, de nombreux volontaires marocains étaient venus se ranger sous le drapeau de l'ennemi des chrétiens. L'émir était aussi parvenu à soulever les farouches Kabyles qui habitaient les montagnes voisines de la Tafna. C'est avec ces troupes si rapidement improvisées qu'il nous avait vaillamment tenu tête et forcés à rebrousser chemin.

De retour à Tlemcen, le maréchal trouva les habitants de cette ville dans la désolation. Trompé par certains rapports, il les avait frappés d'une contribution tout à fait au-dessus de leurs moyens. Il avait eu le tort plus grand encore de confier la charge de faire rentrer cet impôt à un Juif d'Oran et à un musulman, officier de spahis, dont nous aurons bientôt l'occasion de reparler, le commandant Yusuf. Les collecteurs avaient procédé à la turque, par la bastonnade et la torture; pour comble, les victimes de ces exactions se trouvaient avoir été surtout nos fidèles alliés, les Coulouglis. Le maréchal suspendit cette odieuse perception; mais il en avait été déjà trop fait. Le scandale devait retentir jusqu'en France et fournir matière aux accusations les plus pénibles contre le gouverneur. La Chambre même, pour marquer sa réprobation de cette mesure, votera, en 1837, un crédit de 94,444 francs, destiné au remboursement de ce qui avait été perçu.

Bien qu'il eût échoué dans son projet sur la Tafna, le maréchal n'en persista pas moins à vouloir garder Tlemcen; aussi, en quittant cette ville, y laissa-t-il cinq cents hommes, sous l'énergique commandement du capitaine Cavaignac. Son armée était trop peu nombreuse pour lui permettre d'en détacher une garnison plus considérable. Mais était-ce avec de si faibles moyens que Tlemcen pouvait devenir, comme il l'avait rêvé, un centre d'opérations offensives?

En même temps qu'il menait à fin ces diverses expéditions dans la province d'Oran, le gouverneur se préoccupait de porter son action sur d'autres points de nos possessions africaines. Vainement, de Paris, où l'on était effarouché de lui voir tant entreprendre, le rappelait-on fréquemment à l'observation de ses instructions, et venait-on notamment de lui reprocher de les avoir dépassées en occupant Tlemcen, il n'en poursuivait pas moins son dessein d'étendre la domination de la France sur toute l'ancienne Régence. Certes, s'il était une question qu'il ne parut alors ni urgent ni prudent de soulever, c'était celle du beylick de Constantine. L'ancien bey turc, Ahmed, demeuré en possession depuis la prise d'Alger, despote cruel, mais fatigué par la débauche, s'était résigné à nous voir établis à Bone, vivait avec nous, depuis quelques années, dans un état de trêve tacite, et ne demandait qu'à conserver en paix l'usufruit de son beylick. Mais s'il n'était pas, pour le moment, un voisin incommode et menaçant, il pouvait, en cas d'attaque de notre part, devenir un ennemi redoutable, ou tout au moins difficile à vaincre; son armée était nombreuse, sa capitale presque inexpugnable, et il s'appuyait sur Tunis et la Turquie. Ces considérations n'arrêtèrent pas le maréchal Clauzel; par un arrêté pris à Tlemcen, en février 1836, arrêté que rien n'avait provoqué ni fait prévoir, il nomma bey de Constantine, à la place d'Ahmed, ce même Yusuf dont nous avons noté l'intervention dans l'affaire de la contribution de Tlemcen. Yusuf avait persuadé au maréchal qu'il pourrait, au moyen de ses intelligences dans la province de Constantine, renverser assez aisément celui dont il prétendait, par un trait de plume, se faire donner la place. Un certain mystère planait sur les origines de ce Yusuf. Était-il, comme on le racontait, de naissance européenne, et avait-il été enlevé tout jeune par des Tunisiens, vendu à leur bey, élevé dans le Bardo et forcé de le quitter à la suite d'une tragique et romanesque aventure? Toujours est-il que, venu à Alger en 1830, il avait plu, dès cette époque, au général Clauzel, qui se l'était attaché comme mameluk. D'une bravoure et d'une audace étonnantes, il avait, depuis lors, conquis par plus d'une action d'éclat, notamment par sa participation à la prise de Bone, le grade de chef d'escadron de spahis. Mais, tout en servant la France, il n'avait pas encore entièrement dépouillé, sur les questions de justice et d'humanité, des idées et des habitudes plus turques que françaises. Avec le temps, la marque de sa première éducation s'effacera; il se convertira au christianisme et deviendra l'un de nos plus brillants généraux. Le maréchal autorisa Yusuf à s'établir à Bone, d'où il devait se mettre en rapport avec les populations qu'il était appelé à gouverner. Un escadron de spahis fut mis à sa disposition, avec permission de lever en outre un corps de mille Turcs. Si confiant qu'il fût en Yusuf, le gouverneur ne pouvait se faire l'illusion qu'une telle entreprise réussît, sans une action plus directe et plus considérable de sa part; mais cette action était renvoyée à une époque ultérieure: pour le moment, il se bornait à engager, de son chef, la politique de la France, se réservant d'arracher plus tard l'autorisation d'engager son armée.

Tout en rêvant de lointaines entreprises, le maréchal s'appliquait à tirer parti, jusqu'au bout, des renforts qu'on lui avait seulement prêtés, et qu'on le pressait de renvoyer en France. Revenu à Alger, il reprit le 30 mars 1836, à la tête d'un corps de sept mille hommes, ce chemin de Médéa, déjà tant de fois ensanglanté. Son dessein était d'arracher à Abd-el-Kader la province de Titteri, en y rétablissant l'autorité du bey nommé par la France. Au passage de l'Atlas, l'armée soutint, pendant plusieurs jours, des combats acharnés contre les Kabyles, et en même temps entreprit, à travers des rochers escarpés, la construction d'une route praticable à l'artillerie. Le soldat avançait, le fusil d'une main, la pioche de l'autre. La montagne fut vaincue comme les Kabyles. Seize kilomètres de route furent construits en cinq jours. Arrivée à Médéa, l'armée installa le bey, le fit reconnaître, lui laissa des fusils et des cartouches, et se remit en route pour Alger, où elle rentra le 9 avril.

C'était la fin de cette série d'opérations. Quelques jours après, les renforts étaient renvoyés en France. Le maréchal lui-même s'embarqua le 14 avril: il allait à Paris, défendre, devant les ministres et devant la Chambre, ses idées sur l'Algérie. Certes, il pouvait se rendre cette justice qu'il n'avait pas perdu son temps, pendant l'hiver qui venait de s'écouler. Malgré la rigueur de la saison, il avait mené à fin trois expéditions importantes, livré de nombreux et rudes combats, tous avec succès. Abd-el-Kader, naguère tout-puissant du Maroc à Constantine, avait vu son prestige atteint, sa capitale brûlée, et son empire sinon détruit, du moins à ce point ébranlé qu'on ne savait par moments ce qu'il en restait. Abandonné de presque tous les Arabes, il n'avait plus guère trouvé à réunir sous ses drapeaux que des Marocains et des Kabyles. La province de Titteri était repassée sous notre autorité. Enfin l'occupation de Tlemcen, le camp projeté à l'embouchure de la Tafna et la route construite dans l'Atlas semblaient devoir nous aider à conserver ces avantages. Les résultats étaient brillants et avaient été rapidement obtenus. Étaient-ils solides et durables? L'événement ne devait pas tarder à répondre à cette question.

Dès le 7 avril 1836, le général d'Arlanges, qui commandait à Oran, était parti de cette ville, avec trois mille cinq cents hommes, pour aller établir à l'embouchure de la Tafna, conformément aux instructions du gouverneur, le camp destiné à assurer les communications et le ravitaillement de Tlemcen. À peine en route, il rencontra Abd-el-Kader qui avait réuni environ douze mille hommes, la plupart fantassins kabyles d'une sauvage bravoure. L'émir se garda de barrer aux Français la route de la Tafna. Seulement, une fois qu'ils y furent arrivés, il les enveloppa sans bruit. Le 27 avril, le général d'Arlanges, qui pressentait le danger et voulait s'en rendre compte, tenta une reconnaissance avec dix-huit cents hommes. Abd-el-Kader commença par se dérober, pour l'attirer loin du camp, puis il se précipita sur lui avec une impétuosité furieuse. Il y eut des heures terribles pendant lesquelles on put croire que la petite colonne, pénétrée de toutes parts par les assaillants qui venaient se faire tuer à la bouche même des canons, écrasée par leur nombre, ne pourrait pas regagner son camp. Elle finit cependant par se frayer un passage; mais elle avait eu trois cents hommes hors de combat, dont le général commandant et son chef d'état-major. D'ailleurs, pour être parvenue à se réfugier derrière ses retranchements, elle n'était pas en brillante position: cernée par les troupes de l'émir, entassée sur une plage aride et déserte, presque sans vivres et sans eau, à la merci des tempêtes qui, en ce moment même, empêchaient les ravitaillements de lui arriver, elle ne pouvait plus songer à porter secours à la petite garnison de Tlemcen, qui, elle aussi, se trouvait prisonnière derrière ses murailles. Ni d'Oran, ni d'Alger, personne n'était en état de venir en aide aux uns ou aux autres; partout on manquait de troupes. Ainsi apparaissait le vice du plan que le maréchal Clauzel avait conçu, sans tenir compte du peu de forces mises à sa disposition.

Le bruit du succès relatif remporté par Abd-el-Kader sur le général d'Arlanges se répandit parmi les Arabes avec la rapidité d'une traînée de poudre, et rendit aussitôt à l'émir le prestige et l'autorité que ses récentes défaites lui avaient fait perdre. Partout les tribus reprirent les armes. De nombreux cavaliers vinrent, jusque sous les murs d'Oran, enlever des troupeaux et assiéger les blockhaus. La province de Titteri se souleva et livra à Abd-el-Kader le bey que nous venions d'installer à Médéa. La Métidja se vit de nouveau livrée aux incursions de tribus pillardes qui s'avancèrent jusqu'au milieu des avant-postes d'Alger. Du fond du désert, des tribus inconnues imploraient l'honneur d'avoir pour sultan celui qui venait de prouver que «si le jour appartenait quelquefois aux chrétiens, le lendemain était toujours aux musulmans». En même temps, à Bone, Yusuf, loin de nous ouvrir les voies de Constantine, rejetait vers Ahmed, par ses rigueurs, les tribus qui s'étaient, depuis quelques années, rapprochées de nous. Ainsi, le maréchal Clauzel n'était pas parti depuis quelques semaines, que, de toute son œuvre, de son plan vaste et hardi, de ses glorieux combats, des avantages qu'il avait cru obtenir, il ne restait plus rien: rien, si ce n'est le péril couru par les troupes bloquées à Tlemcen et à la Tafna, et une entreprise téméraire, maladroitement engagée dans la province de Constantine.

X

Le cri de détresse des troupes cernées à la Tafna était arrivé jusqu'à Paris. Il n'y avait pas un instant à perdre pour venir à leur secours. Dès la fin de mai 1836, avant même de se prononcer sur le plan d'ensemble que le maréchal Clauzel venait lui soumettre, le gouvernement fit partir de Toulon, à destination directe de la province d'Oran, le général Bugeaud avec trois régiments: c'étaient les débuts du futur vainqueur d'Isly sur cette terre d'Afrique qu'il devait plus tard soumettre. Sa mission, cette fois limitée et passagère, consistait simplement à dégager et à ravitailler le camp de la Tafna et Tlemcen. Débarqué le 4 juin, il montra beaucoup de vigueur et de prestesse. L'un de ses premiers soins avait été de rendre sa colonne plus légère et plus mobile, en supprimant hardiment l'appareil des anciens convois. Au cours des marches et contre-marches auxquelles il dut se livrer entre Oran, la Tafna et Tlemcen, il fut assez heureux pour amener Abd-el-Kader à livrer une bataille rangée, sur les bords de la Sickack (6 juillet 1836). La cavalerie arabe fut mise en déroute, tandis que l'infanterie régulière de l'émir, acculée à un ravin à pic, était littéralement anéantie. Eut-on pu profiter d'une victoire si complète, pour poursuivre et terrasser définitivement Abd-el-Kader? Une telle entreprise dépassait les instructions du général Bugeaud. Celui-ci avait rempli sa tâche, et, dès le 30 juillet, il se rembarquait pour la France, laissant à l'émir, qui s'était retiré aux environs de Mascara, le temps de se remettre, une fois de plus, de ses défaites.

Cette courte expédition n'était qu'un épisode et laissait entière la question de savoir quelle direction serait donnée à notre politique algérienne. Au moment même où le général Bugeaud était entré en campagne, en juin 1836, cette politique avait été, toujours à l'occasion du budget du ministère de la guerre, le sujet d'un nouveau débat parlementaire[657]. La commission, hostile à l'entreprise africaine, n'osait conclure à l'abandonner, mais tâchait de la restreindre et de l'entraver; elle proposait, à cet effet, des réductions considérables, s'élevant à près de trois millions. Ses idées, soutenues avec une grande vivacité par plusieurs orateurs, notamment par M. Duvergier de Hauranne et le comte Jaubert, non moins vivement combattues par M. Thiers, ne furent pas adoptées par la majorité, qui rejeta toutes les réductions. Toutefois que voulait au juste la Chambre? En dehors des idées extrêmes de la commission, elle s'était trouvée en présence, sinon de deux systèmes nettement précisés, du moins de deux tendances différentes: d'une part, M. Thiers, qui, tout en se défendant de suivre une politique de conquête, déclarait l'occupation restreinte un «non-sens» et estimait que le seul moyen d'amener les Arabes à vivre en paix à côté de nous était de leur faire d'abord sentir la force de la France; d'autre part, M. Guizot, qui, tout en déclarant ne pas vouloir plus que M. Thiers une occupation restreinte à quelques points de la côte, craignait que le ministère et surtout le gouverneur général ne fussent «sur la pente» d'une «politique agitée, guerroyante, jalouse d'aller vite, d'aller loin, d'étendre brusquement la domination française sur toutes les parties de l'ancienne Régence». Entre les deux, la Chambre ne fut pas appelée à se prononcer, car M. Guizot avait conclu, comme M. Thiers, au vote des crédits; il avait même engagé les députés «à se montrer très-larges sur les moyens qu'on leur demandait, en hommes et en argent, pour faire réussir l'établissement d'Afrique».

L'orateur doctrinaire ne se trompait pas, en supposant chez le gouvernement une tentation «d'aller vite et loin». Le maréchal Clauzel lui avait apporté un plan qui consistait à occuper toutes les villes importantes, à établir des postes assurant les communications de ces villes avec la mer, et à construire, dans chaque province, un camp central, dépôt et point de départ des colonnes mobiles chargées de parcourir et de dompter le pays. Pour commencer, il proposait de s'emparer de Constantine et de s'établir en force à Tlemcen. Il affirmait pouvoir suffire à tout avec trente-cinq mille hommes, dont cinq mille indigènes. Dans cette dernière évaluation était l'erreur fatale du plan. On eût pu sans doute, avec un tel effectif, éparpiller de petites garnisons dans les principales villes; mais ces garnisons eussent été aussitôt prisonnières comme celles de Tlemcen. Quant aux colonnes mobiles, vite épuisées, trop faibles pour être partout à la fois, elles n'auraient été maîtresses que là où elles passaient et au moment de leur passage. Le maréchal devait être le premier à ne pas se faire illusion sur l'insuffisance du chiffre qu'il indiquait; mais, sachant les préventions mesquines du monde parlementaire, il offrait, comme l'a écrit finement le duc d'Orléans, «de prendre les opérations au rabais, dans l'espoir de conquérir plus de suffrages, par l'attrait du bon marché». Procédé fécond en malentendus et en mécomptes, plus propre à compromettre qu'à servir la cause algérienne. Cette cause ne sera vraiment gagnée que le jour où le général Bugeaud aura assez de hardiesse pour demander et assez d'influence pour obtenir un budget de cent millions et une armée de cent mille hommes.

Le système d'occupation générale et immédiate n'eût eu aucune chance d'être adopté par le ministère du 11 octobre; mais, depuis le 22 février 1836, M. Thiers était président du conseil. D'une imagination mobile et facilement aventureuse, très-curieux des choses militaires et impatient d'y mettre la main, fort sensible à tout ce qui intéressait la grandeur nationale, il avait pris feu pour l'Algérie et rêvait d'y laisser une trace profonde et glorieuse de son passage au pouvoir. Il écouta donc, d'une oreille complaisante, les propositions du maréchal Clauzel. Penché sur la carte, il traçait avec lui des plans de campagne, lui faisait dores et déjà espérer les renforts nécessaires, et paraissait disposé à prendre sur soi la responsabilité des entreprises, sauf, après le succès, à demander à la Chambre un bill d'indemnité, qu'il se flattait d'obtenir sans grande difficulté; dans la dernière discussion du budget, la majorité ne s'était-elle pas montrée plus favorable que dans le passé à la conquête algérienne? À cette même époque, informé que la Porte songeait à diriger des forces sur Tunis, pour replacer cette régence sous son autorité directe, comme elle avait déjà fait pour Tripoli l'année précédente, M. Thiers n'hésitait pas à envoyer l'amiral Hugon à la Goulette, avec ordre de s'opposer, par tous les moyens, si besoin était, au débarquement des Turcs. Le maréchal Maison, ministre de la guerre, paraissait, lui aussi, conquis aux idées du gouverneur général. L'approbation du plan soumis par ce dernier, et en particulier de l'expédition projetée contre Constantine, fut-elle donc complète et définitive? On a soutenu plus tard que réserve avait été faite de la décision à prendre en conseil des ministres. Toujours est-il que le maréchal, impatient d'agir, se crut autorisé à aller de l'avant. Dès le 2 août, il envoya à Alger, en les communiquant au ministre de la guerre qui n'y fit pas d'objection, des instructions pour exécuter ce qu'il appelait le «système de domination absolue de l'ex-régence, définitivement adopté, sur sa proposition, par le gouvernement». Notamment il régla et fit commencer, au su de tous, les mouvements de troupes, préliminaires de l'expédition contre Constantine. Peu après, il partait lui-même pour Alger, où il arriva le 28 août.

Il n'y était pas depuis quelques jours, qu'il apprit la chute de M. Thiers et l'avénement du ministère du 6 septembre. En même temps, le cabinet expirant, qui redoutait d'avoir assumé une trop grosse responsabilité, le faisait avertir, par une dernière dépêche du maréchal Maison, en date du 30 août, que son plan «n'avait pas reçu la sanction définitive du gouvernement»; que «c'était au nouveau cabinet à accorder ou refuser cette sanction, et que, jusque-là, il importait de ne rien engager, de se renfermer dans les limites de l'occupation actuelle, de l'effectif disponible et des crédits législatifs».

Les ministres du 6 septembre, particulièrement M. Molé et M. Guizot, n'approuvaient pas les idées du maréchal: ils trouvaient son plan téméraire, et, en tout cas, eussent craint, en dépassant les crédits, d'engager leur responsabilité devant la Chambre. Il ne leur échappait pas cependant que la situation n'était plus entière. L'expédition de Constantine avait été annoncée, presque commencée. Reculer, ne serait-ce pas enhardir les Arabes, décourager l'armée d'Afrique, et fournir un grief aux opposants de France? Dans cet embarras, le nouveau cabinet prit cette double décision: d'une part, signifier au gouverneur que son plan général n'était pas accepté; d'autre part, lui permettre l'expédition de Constantine, mais seulement comme une opération spéciale, limitée, à laquelle on se résignait parce qu'elle avait été annoncée; on y mettait d'ailleurs cette condition expresse, qu'elle se ferait avec les moyens alors disponibles en Afrique. Et comme le maréchal, rencontrant déjà, sur place et à l'œuvre, des difficultés plus grandes qu'il ne les avait prévues, réclamait dix mille hommes de renforts, le ministère de la guerre lui opposa un refus absolu, lui faisant observer que les forces qui se trouvaient en Algérie étaient au moins égales à celles que, dans son plan, il avait indiquées comme nécessaires; ajoutant d'ailleurs que l'opération était autorisée, non commandée; que dès lors, s'il croyait n'avoir pas assez de troupes, il devait s'abstenir. Vainement le maréchal renouvela-t-il ses instances pendant tout un mois, le ministère resta sur le terrain où il s'était placé. Et même, comme il supposait que son refus pourrait provoquer la démission du maréchal, il envoya le général Damrémont à Alger, avec mission confidentielle de prendre le gouvernement des possessions africaines, si celui-ci venait à vaquer.

Mais le maréchal Clauzel était de ceux qui n'aiment pas à reculer. Des sentiments mêlés de patriotisme et d'amour-propre le poussaient à s'obstiner dans une entreprise dont il avait été fait si grand bruit. Il avait nommé un bey de Constantine: ne serait-il pas la risée de tous, s'il s'avouait impuissant à le mettre en possession de sa capitale? Ahmed, provoqué par nous, enhardi par nos hésitations, venait de prendre l'offensive et d'attaquer nos avant-postes; l'honneur de la France ne serait-il pas atteint, si l'on paraissait s'arrêter devant lui? D'ailleurs, toujours confiant dans Yusuf, bien que celui-ci n'eût jusqu'alors réussi qu'à nous aliéner des tribus naguère amies, le gouverneur croyait encore à l'influence de son protégé dans la province et même dans la ville de Constantine. À mesure que ce projet d'expédition l'absorbait davantage, son ardente imagination prenait pour des réalités toutes ses espérances. Les faits venaient-ils à l'encontre, il se refusait à les voir, se rabattait sur la foi qu'il disait avoir en «sa bonne étoile». Il se décida donc à agir quand même, «risquant ce coup désespéré, a écrit le duc d'Orléans, avec l'illusion d'un joueur poussé à bout». Le ministère s'en rapporta à la décision d'un chef dont l'expérience militaire était reconnue, et, pour mieux marquer sa confiance, il autorisa le jeune duc de Nemours, impatient de suivre l'exemple de son frère aîné, à se joindre, pour cette campagne, à l'état-major du maréchal.

XI

La saison était déjà bien avancée. Avec une hâte fébrile, le gouverneur ramasse dans toutes les garnisons d'Afrique, au risque d'en affaiblir plusieurs d'une façon dangereuse, les éléments de son corps expéditionnaire. Le rendez-vous est à Bone. La tempête, qui souffle furieuse sur la Méditerranée, entrave les transports et les rend plus pénibles. L'armée n'est pas encore au complet dans Bone, que déjà, par l'effet du mauvais temps et de la mauvaise installation, elle est cruellement décimée; plus de deux mille fiévreux gisent sous leurs tentes, à défaut d'hôpitaux assez grands pour les recevoir. En même temps, l'organisation semble faillir par tous les côtés. Les vivres, les voitures, les chevaux manquent. De 1,500 mulets que Yusuf s'est engagé à faire fournir par les tribus, on n'en a reçu que 450. Ces contretemps ne sont-ils pas comme autant d'avertissements de renoncer à une entreprise téméraire? Mais le maréchal Clauzel se roidit contre les obstacles: chaque mécompte lui paraît un défi qu'il est intéressé d'honneur à relever, et il ne s'en montre que plus impatient de trouver dans l'action une diversion à ces sujets d'alarmes. Enfin, le 9 novembre, ordre est donné à l'avant-garde de se mettre en route. L'armée compte 8,700 hommes, dont 1,500 de troupes indigènes. En fait d'artillerie, seulement quelques pièces de campagne, chichement approvisionnées: aucun matériel de siége; on s'attend à entrer dans Constantine comme naguère dans Mascara ou Tlemcen. Le convoi, absolument insuffisant pour une opération un peu longue, est cependant trop lourd pour une armée qui voudrait marcher vite. Le soldat, qui va avoir à fournir une longue marche, plie sous le poids de soixante cartouches et de sept jours de vivres. Malgré tout, le départ est joyeux. Chacun est content de quitter un campement empesté. Le soleil a reparu. Le commandant en chef a fait partager sa confiance ou, pour mieux dire, ses illusions à ses soldats. Ceux-ci croient, comme lui, aux promesses de Yusuf, et se figurent n'entreprendre qu'une promenade militaire. Ne voit-on pas dans l'état-major de nombreux amateurs, parmi lesquels des pairs et des députés, qui sont venus se joindre à cette sorte de partie de plaisir?

De Bone à Constantine, il y a quarante lieues. On n'a même pas fait reconnaître d'avance la route. À peine a-t-on marché vingt-quatre heures que les difficultés surgissent. L'ennemi ne se montre pas; il s'est retiré dans l'intérieur. Mais la pluie recommence, ramenant avec elle la fièvre. Un violent orage disperse le troupeau sur lequel on comptait pour avoir de la viande fraîche. Les conducteurs arabes désertent avec leurs mulets. Si insuffisants que soient déjà les munitions et le matériel, force est d'en laisser une partie, qu'on n'a plus le moyen de transporter. Quant aux indigènes qui devaient, selon Yusuf, venir se joindre à nous aussitôt que nous agirions, il n'y en a pas la moindre trace. Il est encore temps de s'arrêter, ne serait-ce que pour reconstituer le convoi. C'est le vœu secret de plus d'un officier. Le maréchal décide au contraire de pousser le plus rapidement possible vers Constantine. Mais comment marcher vite, sans route, sur un sol détrempé, inégal, coupé par des rivières débordées ou par des ravins profonds aux flancs desquels le génie doit creuser des rampes? On avance cependant; le temps est devenu moins mauvais. On arrive ainsi au pied de pentes abruptes qui sont comme les degrés d'un escalier taillé dans l'Atlas. La montée est très-difficile. Parvenue péniblement au sommet, l'armée débouche sur des plateaux tourmentés, nus, sans un arbre; elle y trouve la pluie, la neige, la grêle, le froid, la bise, et pas un morceau de bois pour faire cuire les aliments ou sécher les habits: un immense marais de fange glaciale où il semble parfois qu'elle va s'engloutir. Le jour, on ne voit pas clair. La nuit surtout est atroce, nuit dans la boue, sans abri et sans feu. Des cadavres de soldats gelés marquent la place des bivacs. Cette fois encore, l'Afrique réveille chez quelques-uns les souvenirs de la campagne de Russie[658]. La marche sur ces plateaux continue pendant trois longues journées. Au cours de la dernière, les soldats traversent un torrent de neige fondue, en ayant de l'eau jusqu'aux aisselles. Enfin, le 21 novembre, onze jours après que l'avant-garde a quitté Bone, l'armée, épuisée, se trouve en face de Constantine. Est-ce la fin de ses souffrances?

Le maréchal, qui se sent arrivé à l'heure décisive, se porte vivement en avant, avec son état-major: il a hâte de savoir si les portes s'ouvriront devant lui. La ville est là, suspendue sur son rocher, entourée de trois côtés par un ravin à pic. Tout y semble d'abord silencieux et immobile. Mais bientôt retentit un coup de canon; le drapeau rouge est arboré. À ce signal, tout s'anime; les combattants courent aux remparts, tandis que le peuple répond aux prières du muezzin. Ce coup de canon a aussi pour effet de dissiper l'illusion qui a si longtemps égaré l'imagination du gouverneur. Reste la réalité: cette réalité, c'est une ville de vingt-cinq mille âmes, dans une position formidable, avec de bonnes murailles, une garnison de trois mille braves soldats, une population fanatique, et, au dehors, le bey lui-même tenant la campagne, à la tête d'une nombreuse cavalerie; c'est aussi, devant cette ville, l'armée française épuisée, n'ayant guère plus de trois mille hommes en état de combattre, sans artillerie de siége, et menacée d'être bientôt à court de vivres et de munitions.

Impuissant soit à bloquer la place, soit à faire brèche, soit seulement à attendre les événements, le maréchal ne veut pas toutefois s'avouer vaincu, sans tenter un coup de main. Deux jours sont employés à le préparer, prolongeant d'autant les cruelles souffrances de l'armée. L'ennemi, loin d'être intimidé, nous attaque sans cesse, de l'intérieur de la ville comme de la campagne: en réalité nous sommes les assiégés. Néanmoins, il est un autre ennemi plus redoutable et plus meurtrier: c'est le froid glacial, la pluie, la neige, et cette boue hideuse qui a, en quelque sorte, répandu sa lugubre teinte sur tout, hommes, animaux, choses, où tout glisse et s'enfonce, et d'où l'on ne parvient pas à tirer nos quelques canons de campagne pour les mettre en batterie aux endroits favorables. En même temps, un déplorable événement augmente encore le dénûment de l'armée. Le convoi, embourbé, était demeuré un peu en arrière. Les soldats de l'escorte, qui ont horriblement souffert, se mutinent et défoncent les tonneaux d'eau-de-vie, pour oublier, dans une dernière ivresse, la mort qui les menace. Rendus ainsi incapables de se défendre, ils tombent sous les coups des Arabes, qui pillent ou détruisent tous les approvisionnements.

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