Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)
M. Thiers n'avait sans doute aucun goût pour la constitution de 1812 et pour le parti qui s'était emparé du pouvoir à Madrid, mais il soutenait toujours que, pour faire cesser le désordre, il fallait d'abord abattre don Carlos, que la France seule le pouvait, et qu'abandonner la jeune reine dans le péril qu'elle courait, c'était vouloir sa ruine. Il pressait donc plus que jamais l'organisation de la légion étrangère. Le général Lebeau, auquel avait été confié un commandement dans ce corps, se croyait autorisé à annoncer, non sans fracas, aux autorités espagnoles de Pampelune que la légion était l'avant-garde d'une nombreuse armée envoyée par la France à leur secours.
Quand cette démarche fut connue à Paris, le Roi s'en montra fort ému. En l'absence de M. Thiers, qui chassait chez M. de Rothschild, il fit aussitôt insérer par M. de Montalivet, dans le Moniteur du 24 août, la note suivante: «Plusieurs journaux ont publié un ordre du jour du général Lebeau, daté de Pampelune, le 13 août, dans lequel il annonce aux troupes sous ses ordres qu'il a été nommé par le roi des Français au commandement des légions qui sont au service de S. M. la reine d'Espagne. C'est une erreur que nous devons rectifier. Le général Lebeau a été autorisé par le Roi à passer au service de la reine d'Espagne; mais le Roi n'a eu aucune part à la nomination de cet officier général à ce commandement.» Cette note indiquait une préoccupation bien marquée de dégager le gouvernement français des affaires espagnoles. En effet, bien loin de voir dans l'insurrection victorieuse de Saint-Ildefonse un motif d'intervenir davantage, Louis-Philippe y trouvait plutôt une raison de retirer les secours qu'il n'avait consentis qu'à regret. Si l'on avait promis l'aide d'une légion composée de soldats français, c'était à la Reine libre, non à la Reine prisonnière; c'était à un gouvernement monarchique, non à la constitution républicaine de 1812. Quelques jours avant l'insurrection, M. Isturitz, qui se sentait débordé, avait posé cette question à M. de Bois-le-Comte: «Si la constitution de 1812 était imposée à la Reine par la violence, le gouvernement français regarderait-il le traité comme subsistant encore pour ce qui regarde l'Espagne?—Tout ce que je puis dire, répondit l'envoyé français, c'est que j'ai été chargé d'annoncer des secours à la Reine libre et indépendante, agissant avec le concours de la nation et avec celui des corps politiques régulièrement organisés, et non à la Reine réduite à être le jouet d'un parti, ou l'organe d'une volonté étrangère à la sienne.» Louis-Philippe n'ignorait pas, d'ailleurs, l'effet produit sur les autres puissances par les événements de Saint-Ildefonse. M. de Metternich avait dit aussitôt à M. de Sainte-Aulaire: «Ne vous y trompez pas, notre inaction n'est pas de la faiblesse; l'Autriche, la Prusse et la Russie n'abandonnent pas l'Espagne à la France et à l'Angleterre, comme un sujet livré à leurs aventureuses expériences; une intervention étrangère amènera très-probablement une guerre générale en Europe... Jamais la coalition de 1808 n'eût eu lieu contre la France, si l'empereur Napoléon n'avait pas été engagé en Espagne.» Ce langage du prince de Metternich et celui non moins explicite qu'il tint à l'ambassadeur d'Angleterre laissèrent M. de Sainte-Aulaire convaincu «que, si le parti constitutionnel triomphait en Espagne par ses propres forces, on éprouverait, à Vienne comme à Berlin et à Saint-Pétersbourg, une violente humeur, sans cependant se décider à nous faire la guerre; mais que si don Carlos succombait sous l'effort de la France et de l'Angleterre, les trois puissances du Nord n'attendraient qu'une occasion de se venger, et que notre réconciliation avec l'Europe continentale deviendrait impossible[149].»
Chaque heure augmentait donc la distance qui séparait la politique du Roi de celle de son ministre: une rupture était inévitable. Louis-Philippe la provoqua dans les derniers jours d'août, en demandant formellement que les corps rassemblés sur les Pyrénées fussent dissous. Comme toutes les fois où les intérêts extérieurs de la France lui paraissaient en péril, il était fort résolu et disait à M. Thiers: «Je serai le second tome du roi Guillaume, et je ne vous céderai pas, même si vous ameutiez une majorité contre moi.» Le président du conseil combattit la mesure que proposait le Roi, par la raison que ce serait renoncer définitivement à agir en Espagne. «Il faut rompre la glace, dit-il: le Roi ne veut pas l'intervention, nous la voulons; je me retire.» Ses collègues, sauf M. de Montalivet, adhérèrent à sa déclaration. «Messieurs, répondit le Roi, il est donc entendu que le cabinet est dissous; je vous demande de n'en point parler et de rester à vos postes, pendant que je vous chercherai des successeurs.»
Le secret ne fut pas longtemps gardé. Louis-Philippe annonça lui-même l'événement aux ambassadeurs des puissances continentales[150], sachant que, de ce côté, on lui saurait grand gré de son initiative. À Vienne, à Berlin, ce fut comme un transport de reconnaissance: on ne tarissait pas en éloges du Roi. «Il a prouvé disait M. Ancillon, qu'il sait et veut non-seulement régner, mais aussi gouverner.» On admirait surtout que M. Thiers eût été «renversé, non par la Chambre, mais par le Roi seul[151]». L'empereur Nicolas, qui évitait d'ordinaire de parler de Louis-Philippe, comme si ce nom seul lui brûlait les lèvres, en venait à dire à notre ambassadeur: «Combien le Roi a eu de sagesse et de fermeté, en s'opposant à l'intervention! L'Europe lui doit beaucoup, et jamais il n'a donné une preuve plus forte de sa prudence et de sa volonté[152].» Par contre, vive irritation chez lord Palmerston, plus ou moins protecteur des radicaux espagnols; c'est au Roi personnellement qu'il en voulait, et il lui prêtait les plus noirs desseins. «Ces insurrections militaires en Espagne et en Portugal sont le diable, écrivait-il à son frère; elles n'auraient pas éclaté, si notre digne ami et fidèle allié, Louis-Philippe, avait rempli ses engagements et avait agi dans l'esprit de la Quadruple-Alliance. Mais, quelle qu'en soit la cause, il nous a jetés à peu près par-dessus bord, nous, la Reine et le traité. Les uns disent que c'est par peur des républicains, les autres par désir de plaire à l'Autriche et à la Russie, d'autres qu'il veut le succès de don Carlos et donne une princesse française à un fils de don Carlos...» Peu de jours après, il revenait à la charge: «Louis-Philippe nous a traités indignement dans les affaires espagnoles; mais le fait est qu'il est aussi ambitieux que Louis XIV et veut mettre un de ses fils sur le trône d'Espagne, comme mari de la jeune reine; il croit qu'il atteindra mieux ce but par la continuation du désordre en Espagne.» Une autre fois, il accusait le gouvernement français de convoiter les provinces du nord de l'Espagne[153]. Ce ressentiment ne fut-il pas pour quelque chose dans le mauvais coup que lord Palmerston devait nous porter en 1840? Beaucoup l'ont pensé, non sans quelque raison[154].
En France, les conservateurs ne pouvaient pleurer beaucoup un ministre qui avait tout le temps coqueté à leurs dépens avec les amis de M. Odilon Barrot, dont l'œuvre la plus certaine avait été de décomposer l'ancienne majorité et de désorienter l'administration, et qui semblait même, à la fin, vouloir se jeter dans les aventures extérieures. D'autre part, la gauche avait fini par trouver que l'exclusion des doctrinaires ne suffisait pas à ses principes et à ses passions; elle s'était lassée des ménagements qu'elle s'imposait pour marcher avec le tiers parti, et il lui reprenait envie de combattre sous sa propre bannière. Il n'était pas jusqu'à M. de Talleyrand qui ne désavouât le ministre qu'il avait tant contribué à faire et qui ne donnât pleinement raison au Roi[155]. Aussi M. Duchâtel pouvait-il écrire, le 1er septembre: «La position de Thiers est des plus mauvaises; il est universellement abandonné.» Quant aux spectateurs non classés dans les partis, le Constitutionnel ne parvenait pas à leur persuader que la chute de M. Thiers fût un grand malheur: ils ne voyaient pas ce que, dans sa mobilité équivoque et stérile, ce ministre avait fait jusqu'alors, au dedans ou au dehors, qui le rendit particulièrement regrettable; encore moins se faisaient-ils une idée nette de ce qu'eussent été ses projets d'avenir. À régler le compte de ces six mois de gouvernement, la part des déboires dépassait celle des satisfactions; il était survenu plus d'inquiétude qu'il ne restait d'espoir. Si bien qu'à la nouvelle de la démission du ministère, l'impression dominante fut une impression de soulagement.
D'ailleurs, cette intervention en Espagne, à propos de laquelle avait éclaté la crise, était loin d'être populaire. Elle l'était même si peu qu'on se demande comment M. Thiers avait choisi pour livrer sa dernière bataille une question où il devait être tellement assuré d'être battu. Peut-être avait-il assez conscience de l'avortement de son ministère pour ne plus chercher qu'un moyen de s'esquiver, pareil à ces joueurs impatients qui, aussitôt qu'ils devinent la partie perdue, jettent de dépit les cartes sur la table. On a observé plaisamment que, s'il était plus agile que tous à grimper au mât de cocagne du pouvoir, nul n'était plus prompt à s'en laisser glisser: contraste avec M. Guizot qui s'y hissait lourdement, mais s'y cramponnait avec ténacité. Dans ces descentes, du reste, M. Thiers mettait beaucoup de souplesse et d'art, s'arrangeant pour retomber toujours sur ses pieds. En succombant sur la question d'intervention, il échappait au danger qui l'effrayait entre tous, celui de se retirer pour avoir tenté sans succès de s'unir aux anciens tenants de la Sainte-Alliance. L'imprudence même de l'aventure révolutionnaire et belliqueuse où il faisait mine de vouloir jeter la France contribuait à mieux effacer les avances faites naguère aux puissances continentales; il donnait un gage éclatant à cette Angleterre qu'il venait de tant négliger; il se retrouvait, pour l'opposition à venir, l'homme de la politique «libérale» et «nationale». Comédie si bien jouée que, quelques semaines plus tard, M. Odilon Barrot, montrant l'Europe divisée entre les États réformateurs et les conservateurs, entre la révolution et l'ancien régime, félicitait, avec sa gravité sentencieuse, M. Thiers d'avoir compris, au pouvoir, que la place de la France de Juillet était dans le premier camp, à côté des gouvernements ayant même principe et même origine qu'elle, et il faisait honneur au pourfendeur des radicaux suisses, au négociateur du mariage autrichien, d'être tombé victime de sa fidélité aux alliances libérales et de son horreur pour la contre-révolution européenne.
CHAPITRE III
L'ALLIANCE ET LA RUPTURE DE M. MOLÉ ET DE M. GUIZOT.
(6 septembre 1836—15 avril 1837.)
I. M. Molé. Son passé. Ses qualités et ses défauts.—II. M. Molé demande le concours de M. Guizot. Maisons qui pouvaient faire hésiter ce dernier. Le duc de Broglie. M. Guizot se contente du ministère de l'instruction publique. Part faite à ses amis. Composition défectueuse du cabinet.—III. Premières mesures à l'intérieur et à l'extérieur. Affaires d'Espagne et de Suisse.—IV. Le prince Louis Bonaparte. Attentat de Strasbourg. Impression produite. Le prince est embarqué pour l'Amérique. Ses complices sont déférés au jury.—V. Charles X à Prague. Les royalistes et le vieux roi. Mort de Charles X à Goritz. Situation du duc d'Angoulême et du duc de Bordeaux.—VI. Les partis se préparent à la session. M. Thiers et le centre gauche. Ses rapports avec le duc de Broglie. Échec des armes françaises devant Constantine.—VII. Ouverture de la session. Attentat de Meunier. L'Adresse. Débat sur l'Espagne et l'affaire Conseil.—VIII. État moral de la majorité. Difficultés entre M. Molé et M. Guizot. Attitude de l'opposition en face de cette dissension.—IX. Acquittement des complices du prince Louis. Le ministère présente en même temps des lois pénales et des lois de dotation. Opposition très-vive. Rejet de la loi de disjonction.—X. Le ministère se roidit, mais est gravement atteint. Agitation contre l'apanage. Rupture entre M. Molé et M. Guizot.—XI. La crise ministérielle. M. Guizot tente sans succès de rétablir le ministère du 11 octobre. Malaise produit par la prolongation de la crise. Le Roi s'adresse en même temps à M. Molé et à M. Guizot. Il préfère la combinaison proposée par M. Molé. Le ministère du 15 avril. Sa faiblesse. Les reproches faits au Roi à ce propos sont-ils fondés?
I
Le vote qui renverse un ministère désigne d'ordinaire ses successeurs, souvent même les impose. Rien de pareil dans la chute de M. Thiers, qui se retirait pour avoir été, non en minorité devant la Chambre, mais en désaccord avec la Couronne. Il en résultait pour le Roi plus de latitude dans le choix des nouveaux ministres, et aussi une tentation plus grande de suivre ses goûts personnels. Ceux-ci le portèrent tout de suite vers un personnage auquel il s'était déjà souvent adressé, dans les crises ministérielles survenues depuis 1832, mais qui ne s'était jamais jugé en mesure de répondre à ces appels. Nous voulons parler du comte Molé.
M. Molé, qui n'avait pas encore eu l'occasion de déployer à la tribune le talent et la puissance dont il fera preuve dans les débats de la coalition, n'était pas alors compté parmi les grands orateurs: sa parole sobre, distinguée, était celle d'un homme de bonne compagnie, habitué à traiter des affaires publiques; mais elle manquait un peu de relief, de chaleur et d'éclat. Il n'était pas non plus un grand chef de parti, traînant derrière soi toute une nombreuse clientèle. Membre de la Chambre des pairs, étranger aux divisions de la Chambre des députés, on eût été embarrassé de le rattacher à un groupe parlementaire. Conservateur sans doute, il s'était, dans le ministère de l'avénement, rangé du côté de la résistance; néanmoins, demeuré un peu à l'écart pendant les grandes luttes de 1831 à 1834, il avait paru, une fois ces luttes finies, en coquetterie avec le tiers parti; c'est ainsi qu'on a expliqué les scrupules inattendus qui l'empêchèrent de siéger jusqu'au bout dans le procès des accusés d'avril. En politique étrangère, il avait été le premier, après 1830, à proclamer le principe de non-intervention, si déplaisant aux puissances continentales; et cependant, en 1836, il passait pour vouloir se rapprocher de ces mêmes puissances. En tout, une souplesse d'allure qui lui avait permis, comme à M. Pasquier et avec la même correction décente, d'être successivement ministre de l'Empire, de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Il n'avait trahi ni répudié aucun de ces gouvernements, avait servi chacun d'eux comme il leur convenait de l'être, mais sans se livrer ni se compromettre, acceptant les rôles nouveaux que lui apportaient les événements, nullement embarrassé de leur diversité, et se bornant à dire, avec une mélancolie sans amertume: «Hélas! je n'ai jamais pu choisir ma tâche, ni conduire ma destinée.» Tout cela n'était pas pour déplaire à Louis-Philippe. Ne pouvait-il pas penser qu'un tel ministre aurait à compter davantage avec la Couronne, et que celle-ci aurait plus de chances de faire prévaloir son propre système?
Le comte Molé avait d'ailleurs d'autres avantages pour le poste auquel on l'appelait. S'il n'était pas alors au nombre des orateurs illustres et des chefs de parti, il n'en avait pas moins une importance sociale et politique qui le mettait de pair avec eux. De grand nom, de grande fortune, de grande intelligence, c'était l'homme considérable dans la force du terme. Il était arrivé tout jeune, comme de plain-pied, aux plus hautes situations, et, depuis lors, n'en était pas descendu. Son expérience déjà longue, bien qu'il n'eût que cinquante-cinq ans, expérience des affaires et surtout des hommes, se trouvait d'autant plus étendue qu'il l'avait acquise à des écoles plus variées. «Personne, disait M. Bertin de Vaux, ne surpasse M. Molé dans la grande intrigue politique.» D'autres ont été plus puissants comme Casimir Périer, plus profonds comme M. Guizot, plus brillants comme M. Thiers; peu d'hommes ont possédé à un degré aussi haut la sagacité, la prudence avisée, la justesse, le tact, la mesure, avec je ne sais quoi d'équilibré et d'harmonieux, dons rares qui ne sont pas tout l'esprit de gouvernement, mais qui en sont une partie notable[156]. Le tout rehaussé par ce qui était vraiment la qualité maîtresse et distinctive de M. Molé, une politesse de l'esprit et des mœurs qui mettait en valeur ses mérites réels et faisait oublier ceux qui pouvaient lui manquer[157].
M. Molé avait en effet des côtés faibles: les doctrinaires, qui ne l'aimaient pas, et dont, pour cette raison, le témoignage est suspect, ont prétendu qu'il avait moins de consistance au fond que de bonne tenue extérieure, le caractère ombrageux et passionné, l'amour-propre facilement souffrant, l'ambition d'un homme avec les nerfs d'une femme[158]. S'il parut tel à quelques-uns de ceux qui furent ses rivaux sous la monarchie de Juillet ou sous la Restauration, tout autre fut l'impression des hommes qui ne l'ont connu que plus tard, dans les assemblées de la seconde république, rasséréné et désintéressé par la vieillesse, tout entier au péril de la chose publique, de conseil très-sûr et très-écouté, rapprochant les hommes naguère ennemis, aidant, sans les jalouser, ceux que leur âge et leur situation portaient à un rôle plus actif, jouissant et se contentant d'une considération qui lui donnait plus d'autorité et plus d'importance qu'en ses jours de pouvoir[159]. Du reste, même au temps où certains défauts pouvaient n'être pas encore corrigés ou usés par l'âge, ils se trouvaient couverts comme d'un voile brillant de dignité fine et charmante, d'exquise et noble décence. Dans toute sa personne, dans son maintien, sa démarche, et jusque dans le tour de sa conversation, apparaissait une élégance de nature et de race qui faisait de lui le type accompli de la distinction. D'une amabilité grave, à la fois attrayant et imposant, il avait au besoin la belle humeur familière de M. Thiers, avec une tenue qui manquait à ce dernier; il était grand seigneur comme le duc de Broglie, sans rien de sa roideur un peu gauche. Nul n'a mieux possédé l'art de la flatterie, non de celle des courtisans vulgaires ou des démagogues, mais de la flatterie délicate qui ne coûte rien à la dignité du flatteur; nul n'y a apporté plus d'adresse sérieuse; il s'appliquait autant à conquérir et à garder le suffrage incertain de tel ou tel député de la Chambre bourgeoise, qu'autrefois à gagner la faveur de Napoléon Ier[160]. Ses moyens de séduction étaient du reste à ce point variés et efficaces qu'ils s'exercèrent à la fois sur les politiques, les lettrés et les femmes; il sut les modifier avec le temps: jeune, il avait plu aux vieillards par sa «gravité consulaire[161]»; vieux, il plaira aux jeunes par son aimable bonne grâce.
II
À la fin d'août 1836, le comte Molé n'avait aucune raison de ne pas répondre à l'appel que lui adressait le Roi. Seulement il se rendit compte aussitôt que, pour avoir autorité sur la Chambre, le concours d'un des grands orateurs lui était nécessaire. M. Thiers étant hors de cause, il résolut de s'adresser à M. Guizot. Louis-Philippe avait peut-être désiré autre chose; mais il ne fit pas d'objection.
Dans la politique et dans le monde, M. Molé et M. Guizot s'étaient souvent rencontrés; ils avaient même fait partie ensemble du premier ministère de la monarchie de Juillet; mais, entre eux, pas d'intimité; plutôt froideur et défiance. Dans ces derniers temps, cependant, les relations étaient devenues plus fréquentes. Ce changement avait commencé à se manifester dans la crise qui avait suivi la dissolution du ministère du 11 octobre. «M. Molé s'est conduit très-simplement et très-dignement dans tout ceci, écrivait, le 7 mars 1836, la duchesse de Broglie; il se trouve naturellement rapproché de ceux dont il n'était qu'accidentellement éloigné[162].» Madame de Castellane, amie de M. Molé, avait alors attiré M. Guizot dans son salon: les deux hommes d'État, amenés à causer des actes de M. Thiers, s'étaient trouvés «les juger presque toujours de même et former les mêmes conjectures sur l'avenir[163]». N'y avait-il pas eu tout de suite entre eux des arrangements encore plus précis? M. Bresson écrivait, dès le 7 mars 1836, à M. de Barante: «Je crois,—mais je vous demande le plus grand secret,—que déjà il existe une entente, sinon expresse, du moins tacite, entre MM. Molé, Guizot, Duchâtel, pour produire un cabinet et le publier dans le Moniteur, le lendemain de la chute du ministère actuel s'il est dans son sort de choir[164].» Et M. Bresson ajoutait plus tard qu'il tenait cette confidence de M. Molé. Chose curieuse à noter, un des collègues de M. Thiers, M. de Montalivet, avait paru jouer un rôle actif dans ces pourparlers[165]. Ce n'était sans doute pas à l'insu du Roi.
Plusieurs des lieutenants de M. Guizot, M. Duchâtel en tête, lui conseillaient d'accepter le portefeuille qu'on lui proposait. D'autres, tels que M. Duvergier de Hauranne, l'en détournaient: on était, pensaient-ils, encore trop près de la chute du ministère du 11 octobre; l'opinion n'avait pas eu le temps de revenir aux doctrinaires, et leur intérêt était d'attendre la réaction qui ne manquerait pas de se produire; rentrer sitôt, en l'absence des Chambres, par l'effet d'un acte pur et simple de la volonté royale, ne leur paraissait pas une condition d'autorité suffisante. Tout au moins, si M. Guizot acceptait, l'engageait-on à exiger la présidence du conseil. «Le ministère nouveau, lui écrivait le duc de Broglie, doit vous accepter pour chef, non-seulement de fait, mais de nom; quoi qu'il en soit, vous en aurez la responsabilité: il faut que vous en ayez la direction.»
L'offre faite par M. Molé avait un autre inconvénient dont M. de Broglie, autant par modestie que par fierté[166], pouvait sembler ne pas s'apercevoir, mais que M. Guizot ne devait pas être le dernier à sentir; c'était l'omission faite de ce même M. de Broglie. Le Roi, qui n'avait pas oublié ses divergences avec le ministre des affaires étrangères dans le cabinet du 11 octobre, ne voulait à aucun prix lui laisser reprendre la direction de la politique extérieure, et d'ailleurs M. Molé y prétendait pour son compte. Louis-Philippe aggravait cette exclusion, déjà pénible par elle seule, en ne donnant à M. de Broglie, dans cette crise, aucune marque de souvenir ni de confiance. Il eût été facile cependant de paraître au moins le consulter sur les convenances d'une combinaison où l'on prétendait faire entrer, sans lui, son ami et ancien collègue. Le duc remarqua ce silence; sans aucun regret du pouvoir, il souffrait de ce qu'il jugeait être un manque d'égard et de reconnaissance[167]. Il se gardait cependant de gêner en quoi que ce soit la liberté de M. Guizot: «Je vous engage, lui écrivait-il, à ne tenir aucun compte de moi dans les combinaisons que vous pourrez méditer. J'ai fait mon temps. Ma retraite, loin d'être un obstacle de plus à l'arrangement des affaires, le rend au contraire plus facile. C'est une occasion qu'il ne faut pas laisser échapper[168].» Ce désintéressement très-sincère, mais un peu dédaigneux, n'était pas de nature à rendre moins sensible à M. Guizot l'inconvénient d'entrer seul au ministère et de paraître abandonner son ancien collègue[169]. Pouvait-il du reste oublier qu'en 1832, quand on avait voulu l'exclure lui-même du ministère, comme on excluait maintenant M. de Broglie, ce dernier s'y était fermement opposé?
M. Guizot ne semble pas cependant avoir beaucoup hésité. On fut étonné, autour du Roi, de la facilité avec laquelle il se laissait séparer de son ami[170]. Lui-même a ainsi exposé les raisons qui le déterminèrent: «À ne considérer que les choses, il n'y avait pour moi nulle difficulté à rentrer dans les affaires; c'était sur la question d'Espagne et pour écarter l'intervention que se formait le cabinet, et j'avais été, j'étais opposé à l'intervention. Le Roi réclamait mon concours dans une circonstance grave pour lui-même comme pour le pays, et dans laquelle j'approuvais sa résistance au cabinet précédent... On ne me demandait aucune concession, on ne me faisait aucune objection qui pût être pour moi un motif de refus.» Faut-il ajouter les suggestions d'une ambition qui s'avouait elle-même et qui, pour être restée digne et patriotique, n'en était pas moins parfois impatiente du pouvoir? Faut-il ajouter aussi cette rivalité jalouse qui trouvait plaisir à occuper une place que M. Thiers venait d'être obligé de quitter si vite? Seulement, bien loin de demander la présidence du conseil, comme le lui conseillaient plusieurs de ses amis, M. Guizot déclara vouloir reprendre simplement son ancien portefeuille de l'instruction publique. En refusant ainsi de grandir sa situation personnelle, il espérait qu'on serait moins choqué de le voir rentrer sans le duc de Broglie. Et puis, par un calcul où tout n'était pas humilité, il ne lui déplaisait pas d'étonner le public en acceptant un poste relativement inférieur à son importance, comme son rival venait de l'étonner par une élévation que plusieurs avaient jugée trop hâtive.
Pour compenser l'infériorité de son portefeuille, M. Guizot comptait sur son importance personnelle et sur sa prééminence oratoire; il comptait aussi sur la précaution qu'il avait prise d'exiger pour des hommes à lui les postes principaux du cabinet. Ainsi avait-il obtenu le ministère des finances pour son plus fidèle ami, M. Duchâtel, et le ministère de l'intérieur pour M. de Gasparin, qu'il comptait tenir dans sa main. Auprès de ce dernier il avait fait placer, en qualité de sous-secrétaire d'État, M. de Rémusat, alors doctrinaire. À se rappeler le rang qu'occupait, dix ou quinze ans auparavant, parmi ses contemporains, celui que l'on saluait alors comme le prince de la jeunesse libérale, on peut être étonné qu'il ne fût maintenant question de lui que pour un poste relativement secondaire. Que lui avait-il donc manqué pour jouer sur la scène parlementaire un de ces premiers rôles auxquels il semblait, plus que tout autre, destiné par les qualités et la culture de son esprit, comme par sa situation et ses amitiés? Dira-t-on que certains moyens de l'orateur lui manquaient? Dira-t-on que sa délicatesse affinée répugnait aux vulgarités qui abondent dans la politique ou aux lieux communs dont se compose, pour une bonne part, l'éloquence de la tribune? Tout cela peut être vrai, mais n'est pas une explication suffisante. La cause principale était dans cette nature d'esprit que nous avons eu déjà occasion d'analyser[171], dans ce mélange de curiosité audacieuse et de volonté nonchalante, dans ce scepticisme souriant et railleur, se prenant à tout et ne s'attachant nulle part, interrogeant sans affirmer, et s'arrêtant à tant d'objections que la conclusion devenait impossible. Un tel homme pouvait être un brillant causeur, non un orateur: pas d'éloquence sans parti pris de conviction ou de passion. Encore moins se le figurait-on homme de pouvoir et d'action[172]. Il assistait à la politique plus qu'il n'y prenait part, devisant agréablement sur les sottises de tous, principalement sur celles de son parti, peu populaire auprès de la foule, qui devinait dans son sourire beaucoup de moquerie et de dédain, et n'étant regardé déjà par ses amis eux-mêmes que comme un «amateur blasé[173]».
En somme, le Moniteur du 6 septembre put annoncer la composition du ministère: M. Molé était président du conseil, ministre des affaires étrangères; M. Guizot avait le portefeuille de l'instruction publique; M. Persil, de la justice; M. Duchâtel, des finances; M. de Gasparin, de l'intérieur, avec M. de Rémusat comme sous-secrétaire d'État; M. Martin du Nord, celui du commerce et des travaux publics; le général Bernard, de la guerre; l'amiral Rosamel, de la marine. On discernait mal la signification d'un tel cabinet. Était-ce un pas vers la politique de détente que M. Molé avait paru quelquefois vouloir personnifier? alors pourquoi cette part considérable faite aux doctrinaires? Était-ce au contraire un retour au système du 11 octobre? mais pouvait-on le refaire sans le duc de Broglie et M. Thiers? Le seul caractère dès à présent visible était le défaut d'homogénéité. Le ministère se trouvait formé de deux groupes en méfiance l'un de l'autre, et entre lesquels on avait tâché moins d'amener une fusion que d'établir un équilibre de forces. Ajoutez la fausseté de la situation acceptée par M. Guizot. Le duc de Broglie lui écrivait, quelques jours après[174]: «Pour le public et dans son aspect extérieur, ce cabinet a quelque chose de bizarre; les rangs n'y sont point réglés en raison de l'importance des personnes... Pourquoi le personnage principal, celui qui en fait le nœud et la force, se trouve-t-il à la dernière place? Quand ce ne serait là qu'une apparence, ce serait déjà un grand mal; mais je crains bien qu'il n'y ait là quelque chose de plus qu'une apparence: je crains bien qu'en vous plaçant, par choix et officiellement, au dernier rang, vous ne vous soyez rendu votre tâche plus rude encore qu'elle ne l'est naturellement. Vous aurez, quoi qu'il arrive, la responsabilité de ce cabinet; il faut que vous en ayez la direction. Mais vous vous êtes imposé la difficulté, avant d'exercer l'ascendant qui vous appartient, de le conquérir chaque jour, en froissant bien des amours-propres. Cela vous sera-t-il possible? je l'ignore. Le pourrez-vous longtemps? je voudrais l'espérer.» Il disait encore, un autre jour: «Un ministère qui a deux présidents, l'un de nom, l'autre de fait, n'en a réellement point. C'est là un dissolvant inévitable et prochain. Chacun tire de son côté; personne n'obéit à personne.»
Pour prévenir cette dissolution, pour maintenir un accord si difficile, un équilibre si délicat, pouvait-on au moins compter sur l'appui de la Couronne? Louis-Philippe n'était pas pleinement satisfait de la composition du cabinet. Il avait compté, d'accord avec le comte Molé, que le portefeuille de l'intérieur demeurerait aux mains de M. de Montalivet. Cela lui paraissait la récompense naturelle du rôle que ce dernier avait eu dans la préparation du nouveau ministère en contribuant au rapprochement de M. Molé et de M. Guizot. Aussi fut-il désagréablement surpris de l'opposition faite à son désir par le chef des doctrinaires: celui-ci, sentant sa force et voulant la faire sentir, avait imposé M. de Gasparin et offert à M. de Montalivet, qui le refusa, le ministère des travaux publics. Le Roi n'avait pas subi sans déplaisir cette exigence, et autour de lui il était resté de cet incident quelque ressentiment contre M. Guizot. Peu de temps après, M. de Montalivet se rencontrant en Berry avec M. Duvergier de Hauranne, lui racontait qu'au moment où M. Guizot n'avait pas voulu de lui, «le Roi avait pensé à faire un ministère de MM. Molé, Barthe et de Montalivet, mais qu'en y regardant de près, on avait reconnu que c'était alors impossible».—«Alors et toujours, s'écria M. Duvergier de Hauranne.»—«Je ne suis pas de votre avis, reprit M. de Montalivet. Aujourd'hui, M. Thiers et M. Guizot ne sont pas assez brouillés pour qu'un raccommodement soit impossible. Dès lors, le ministère dont je vous parle n'aurait aucune chance de durée. Mais M. Thiers et M. Guizot vont se trouver les chefs de deux camps opposés; ils se prendront aux cheveux et deviendront irréconciliables. Alors on verra[175].» C'était annoncer la crise qui devait éclater sept mois plus tard.
III
En prenant le pouvoir, le ministère du 6 septembre trouvait les Chambres en vacances. La session ne devait s'ouvrir qu'à la fin de décembre. Dans le silence de la tribune, la presse seule avait la parole. Les journaux du tiers parti et de la gauche, depuis le National jusqu'au Constitutionnel, dirigèrent tout de suite contre le cabinet les plus vives attaques. Comme après le 13 mars et le 11 octobre, ils crièrent à la contre-révolution et au ministère Polignac. À les entendre, la nouvelle administration manquait d'«hommes de Juillet[176]»; c'était «la Restauration au pouvoir[177]». Contre M. Guizot, ils réveillaient les accusations de «quasi-légitimité», d'aristocratie, de répression impitoyable. M. Molé était accusé de vouloir courtiser la Sainte-Alliance et d'être l'instrument complaisant du Roi. On s'en prenait à son passé, on lui reprochait d'avoir écrit, sous Napoléon, un éloge du despotisme et d'avoir voté, sous les Bourbons, la mort du maréchal Ney. Sans autrement se troubler de ce vain tapage, le ministère se mit aussitôt à l'œuvre. M. Gabriel Delessert fut nommé préfet de police à la place de M. Gisquet: celui-ci, choisi autrefois par Casimir Périer, avait rendu de grands services aux époques troublées, mais il venait d'être compromis dans un procès scandaleux, et la dignité de son caractère n'était plus intacte; son successeur, au contraire, jouissait d'une haute considération sociale. M. Guizot reprit, au point où il les avait laissées en février, ses utiles réformes de l'enseignement public à tous ses degrés, pendant que M. Duchâtel préparait, avec non moins de compétence et de zèle, des mesures financières ou économiques, et que M. de Gasparin publiait des circulaires étudiées où il exposait les devoirs de l'administration et annonçait des progrès dans notre régime pénitentiaire. Sur le rapport de M. Persil, garde des sceaux, une ordonnance accorda remise ou commutation de peine à soixante-deux condamnés politiques, républicains ou royalistes. La liberté fut aussi rendue aux quatre ministres de Charles X, encore enfermés au château de Ham, MM. de Peyronnet, de Chantelauze, de Guernon-Ranville et de Polignac, sous la seule condition, pour les trois premiers, de s'établir dans des résidences fixées par eux-mêmes, pour le dernier, de quitter la France pendant vingt ans. «Nous avons pris une bonne mesure, écrivait à ce propos l'un des ministres, M. Duchâtel. Les carlistes modérés saisissent cette occasion de rapprochement[178].»
C'était surtout à l'extérieur qu'il y avait à faire. «On nous a laissé un rude héritage, l'Espagne, la Suisse, Alger, écrivait M. Molé le 17 septembre; n'importe, j'ai bon courage, et nous irons.» Il s'appliqua, sans tarder, à rétablir avec les puissances continentales les rapports amis qui avaient été un peu altérés à la fin du ministère précédent. Il leur fit annoncer «qu'il ne donnerait aucune suite aux mesures prises par son prédécesseur» relativement à l'Espagne[179]. En effet, le corps auxiliaire, formé au pied des Pyrénées, fut immédiatement dissous; le gouvernement français se déclarait disposé à prêter encore son appui à la reine Isabelle, à protéger sa personne, mais entendait laisser à la fortune le soin de décider, sans lui, la question militaire. Après tout, l'avenir ne devait pas donner tort à cette conduite que l'opposition critiqua alors si violemment. À Vienne, où l'on était bien aise d'effacer les souvenirs pénibles du mariage manqué[180], à Berlin, et même à Saint-Pétersbourg[181], on fit bon visage au ministère qui débutait en donnant un tel gage.
Par contre, à Londres, lord Palmerston ne dissimulait pas sa méchante humeur. Il écrivait au comte Granville, ambassadeur d'Angleterre à Paris: «Je pense que vous devez le prendre avec Molé sur ce ton, que nous considérons la France comme se retirant de l'alliance aussi vite qu'elle le peut, que nous en sommes fâchés, que nous nous lavons les mains des conséquences, et que la responsabilité des inconvénients qui suivront incombe à ceux qui ont conseillé ou exécuté ce plan; que le gouvernement constitutionnel doit triompher dans la Péninsule, et que la France se trouvera dans cette position fâcheuse d'avoir abandonné une cause en souffrance dans le moment, mais destinée à triompher, tandis que nous aurons le mérite et l'honneur de l'avoir soutenue avec persévérance; que la France va perdre, en Europe, son crédit auprès du parti libéral qu'elle abandonne; que jamais elle n'aura la confiance ou la faveur des hommes de la Sainte-Alliance, à moins qu'elle ne dispose son gouvernement sur leur modèle, ce qui est impossible; qu'en conséquence elle sera détestée par les uns et méprisée par les autres. Tel sera son sort, quant à ses relations extérieures. L'effet sur sa condition intérieure ne sera pas plus heureux. Dans l'opinion de la nation, son gouvernement sera identifié avec le parti despotique en Europe et avec les ennemis des institutions libres. Le mécontentement augmentera; les mécontents entreront en communication avec les ultra-libéraux d'Espagne et de Portugal, et les complots et conspirations écloront comme des moucherons[182].» Sans renoncer à se rapprocher des puissances du continent, M. Molé tâchait de calmer les ombrages de l'Angleterre. «Je crois, écrivait-il le 16 novembre, avoir dissipé les préventions du cabinet anglais contre celui dont je suis le chef. Mes rapports avec lord Granville sont ceux de la plus grande confiance[183].» Peut-être y avait-il là, comme nous le verrons plus tard, un peu d'illusion, voulue ou non.
La question d'Espagne n'était pas la seule que M. Molé trouvât pendante. On se rappelle en quelle déplaisante querelle la France était engagée avec la Suisse, au moment où M. Thiers quittait le pouvoir[184]. La diète avait nommé une commission chargée de faire une enquête sur l'affaire de l'espion Conseil et sur les dénonciations apportées contre l'ambassadeur et le gouvernement français. Cette commission déposa, le 9 septembre, un long rapport, où, après avoir raconté avec complaisance tous les faits d'après les témoignages de Conseil et des réfugiés, elle les qualifiait de «fraude», de «faux», de «crimes tombant dans le domaine du mépris public», et proposait d'informer de ces faits le roi des Français et son gouvernement, afin qu'ils pussent se laver d'imputations compromettant si gravement leur honneur. À la suite d'un débat où Louis-Philippe fut personnellement fort maltraité, il se trouva dans la diète une petite majorité pour adopter les conclusions de ce rapport. Mais M. Molé ne laissa pas au directoire le temps de lui faire l'offensante communication dont la diète l'avait chargé. Loin d'accepter le rôle d'accusé où l'on prétendait réduire le gouvernement français et d'essayer une justification, sur certains points malaisée et en tout cas humiliante, il prit l'offensive, et, dans une note des plus sévères, reprocha aux autorités fédérales leur conduite en cette affaire. «Tout en laissant à la Suisse, dit-il, le temps de se soustraire à de funestes et criminelles influences, la France se doit à elle-même de témoigner, d'une manière éclatante, qu'elle ressent l'injure et qu'elle en attend la prompte satisfaction.» Il annonça que les rapports diplomatiques seraient suspendus jusqu'à ce que cette satisfaction fût donnée; si elle ne l'était pas, la France «saurait, sans compromettre la paix du monde, montrer qu'elle ne laisse jamais un outrage impuni». Pour appuyer ces menaces, des troupes furent mises en mouvement vers la frontière du Jura. En Suisse, les esprits étaient plus montés que jamais: on ne parlait que de recommencer Granson et Morat. Ces violences trouvaient écho dans la presse radicale de Paris, et il n'était pas jusqu'au Constitutionnel qui ne prît sous sa protection les Suisses, oubliant sans doute que l'origine de toute cette querelle remontait au ministère de M. Thiers. Toutefois, dans le gouvernement fédéral, on commençait à se rendre compte du péril auquel on s'était exposé: le langage et les mesures de M. Molé y avaient fait une salutaire impression. Une diète, convoquée extraordinairement à cet effet, adopta, le 5 novembre, une réponse à la note française, où elle rejetait le différend sur un «malentendu» et sur une «erreur», protestait n'avoir pas eu «l'intention d'offenser le gouvernement français», et exprimait l'espoir de voir rétablir les rapports d'amitié entre les deux pays. M. Molé, qui ne demandait qu'à sortir le plus vite possible de cette malheureuse querelle, et qui désirait adoucir l'irritation provoquée, dans un pays naguère ami, par les procédés, à son avis, un peu excessifs du ministère précédent, s'empressa de trouver satisfaisantes les explications données, et de clore ainsi l'incident.
IV
Quelques jours avant que prit fin le démêlé avec la Suisse, le 31 octobre au soir, le gouvernement recevait de Strasbourg une dépêche télégraphique, datée de la veille, et qui portait: «Ce matin, vers six heures, Louis-Napoléon, fils de la duchesse de Saint-Leu, qui avait dans sa confidence le colonel d'artillerie Vaudrey, a parcouru les rues de Strasbourg avec une partie de...» La dépêche s'arrêtait là, et l'administrateur des télégraphes y avait ajouté cette note: «Les mots soulignés laissent des doutes. Le brumaire survenu sur la ligne ne permet ni de recevoir la fin de la dépêche, ni d'éclairer le passage douteux.» Les ministres se réunirent aussitôt aux Tuileries, échangeant leurs conjectures, préparant des instructions éventuelles, se disposant à faire partir le duc d'Orléans. «Nous passâmes là, auprès du Roi, raconte l'un des membres du cabinet, presque toute la nuit, attendant des nouvelles qui n'arrivaient pas. La Reine, Madame Adélaïde, les princes allaient et venaient, demandant si l'on savait quelque chose de plus. On s'endormait de lassitude; on se réveillait d'impatience. Je fus frappé de la tristesse du Roi; non qu'il parût inquiet ou abattu; mais l'incertitude sur la gravité de l'événement le préoccupait; et ces complots répétés, ces tentatives de guerre civile républicaines, légitimistes, bonapartistes, cette nécessité continuelle de lutter, de réprimer, de punir, lui pesaient comme un odieux fardeau[185].» Ce fut seulement le lendemain matin qu'un aide de camp du général commandant à Strasbourg apporta le récit détaillé et enfin complet de l'entreprise du prince et de son prompt échec.
Qu'était-ce donc que l'auteur de cette tentative si inattendue? Le prince Louis, fils de l'ancien roi de Hollande et d'Hortense de Beauharnais, né en 1808, devenu, par la mort du duc de Reichstadt, en 1832, l'héritier politique de l'Empereur[186], était personnellement à peu près inconnu en France: ni la foule, ni le gouvernement, n'avaient les yeux fixés sur lui[187]. À peine quelques personnes savaient-elles qu'engagé, avec son frère aîné, dans les conspirations des Carbonari, il avait pris part, en 1831, à l'insurrection de la Romagne; son frère y succomba; quant à lui, il s'échappa et arriva à Paris, avec sa mère. En dépit de la loi d'expulsion qui frappait encore la famille Bonaparte, Louis-Philippe les accueillit avec bienveillance. Mais, pendant qu'il donnait audience à la reine Hortense et témoignait de l'intérêt à son fils, ce dernier conspirait avec les républicains: force fut donc de mettre fin à son séjour en France[188]. Après un court passage en Angleterre, le prince Louis revint s'installer auprès de sa mère, dans le riant château d'Arenenberg, sur les bords du lac de Constance. Adonné aux plaisirs où il ne s'épargnait pas, et aux exercices du corps où il excellait, il les entremêlait d'études d'histoire ou de mathématiques et publiait quelques ouvrages politiques, produit d'un esprit vague, incohérent et peu mûri[189]. Le canton de Thurgovie lui avait conféré le droit de bourgeoisie. Par souvenir de l'arme où son oncle avait débuté, il s'était fait nommer capitaine dans l'artillerie du canton de Berne. Tenant maison ouverte pour les visiteurs, trop rares à son gré, qu'attirait la sympathie ou la curiosité, aimable, prompt aux libéralités, fidèle à ses amis, il savait attirer et fixer les dévouements.
En tous ses actes, dominait une préoccupation exclusive: le rétablissement de cet Empire, auquel personne autre que lui ne pensait alors. Dès 1831, quand il s'était jeté dans l'insurrection de la Romagne, il rêvait de mettre la couronne d'Italie sur la tête de l'ancien roi de Rome, et de lui fournir ainsi un point d'appui pour s'emparer de la France. Plus tard, ses écrits n'avaient eu d'autre objet que de remuer et de flatter, toujours dans le même dessein, les opinions démocratiques, nationales et césariennes qu'il croyait dominantes. Comme tous les exilés, il était plein d'illusion sur ses chances. Les politesses que lui faisaient certains ennemis impatients ou dépités de la monarchie de Juillet, tels que Carrel, La Fayette, Chateaubriand, la part de bonapartisme qui se mêlait à l'opposition de gauche[190], les honneurs tant de fois rendus par le gouvernement à la mémoire de Napoléon, l'écho que ce nom prestigieux trouvait encore dans l'imagination populaire, tout cela servait à entretenir et à exagérer ses illusions. Rêveur taciturne, utopiste et flegmatique, fataliste en même temps que sceptique, téméraire quoique indolent, esprit confus et cependant possédé par une idée fixe, «ce doux entêté», comme l'appelait sa mère, avait dans son étoile, dans la puissance de son nom, dans la mission de sa race, dans le droit de son héritage, une foi superstitieuse qu'on eût volontiers qualifiée de folie, si l'événement n'avait fini par lui donner raison. Tempérament de joueur s'il en fut, il était résolu, sans se laisser jamais démonter par aucune perte, à mettre indéfiniment tout son enjeu sur le même numéro jusqu'à ce qu'il sortît. Du reste, sur les moyens d'arriver, sur l'emploi de la fourberie ou de la violence, aucun scrupule. Dès la première heure de sa vie publique, il s'était montré homme de conspiration et d'aventures; tel il devait rester jusque sur le trône.
À force de vivre sous l'empire de ce rêve ambitieux, il avait fini par se persuader qu'il lui suffirait de se montrer aux soldats et au peuple français, pour qu'ils se levassent et marchassent à sa suite, ainsi qu'ils avaient fait, en 1815, derrière son oncle, débarqué au golfe Juan avec quelques grenadiers. Ce souvenir lui tournait la tête. Aidé de quelques amis dévoués corps et âme à sa fortune, entre autres d'un ancien maréchal des logis, qui avait ajouté à son nom de Fialin celui de Persigny, et d'une cantatrice de concert, à l'imagination fort exaltée, madame Gordon, il chercha à se créer quelques affidés dans l'armée. Ses efforts portèrent principalement sur la garnison de Strasbourg, à la tête de laquelle il comptait d'abord se placer pour marcher sur Paris. Il gagna ainsi à sa cause l'un des officiers supérieurs de cette garnison, le colonel Vaudrey, du 4e régiment d'artillerie, le commandant Parquin, chef d'escadrons de la garde municipale, alors en congé, et quelques jeunes officiers auxquels il promit honneurs et argent. Des tentatives furent faites sans succès auprès de certains généraux, notamment du général Exelmans. M. Louis Blanc, bien placé pour connaître les dessous du parti démocratique, rapporte que des «citoyens aimés du peuple» furent aussi mis dans le secret. En même temps, des proclamations étaient préparées, où le futur auteur du Deux-Décembre se portait le champion de la «liberté trahie» et de la «révolution reniée» par le gouvernement de Juillet. C'était avec ces seuls moyens qu'un jeune homme de vingt-huit ans, inconnu, sans passé, se flattait de renverser une monarchie en pleine sécurité et prospérité, et de s'emparer de la France qui non-seulement ne l'avait pas appelé, mais ne pensait même pas à lui.
Le 28 octobre au soir, le prince arrive secrètement à Strasbourg. Le 30, à cinq heures du matin, le colonel Vaudrey se rend au quartier d'Austerlitz, rassemble ses artilleurs, leur distribue de l'argent, et défend qu'on avertisse les officiers logés en ville. Survient le prince, revêtu d'un habit d'officier d'artillerie, accompagné du commandant Parquin, en uniforme de général, et de quelques jeunes hommes travestis en officiers supérieurs. «Soldats, s'écrie le colonel, une révolution vient d'éclater en France: Louis-Philippe n'est plus sur le trône. Napoléon II, empereur des Français, prend les rênes du gouvernement. Il est devant vous et va se mettre à votre tête.» Le prince prononce à son tour une courte harangue où il prétend avoir été «appelé en France par une députation des villes et des garnisons de l'Est»; suivent des phrases sur «l'aigle d'Austerlitz et de Wagram», sur «la liberté», des imprécations contre «les traîtres et les oppresseurs de la patrie». Les soldats, surpris, trompés, habitués à obéir à leur colonel, répondent en criant: Vive l'Empereur! et se mettent en marche, derrière le prince, à travers les rues encore désertes. Des détachements vont arrêter le préfet et le général commandant le département, se saisissent du télégraphe et des imprimeries. Le lieutenant Laity enlève le bataillon des pontonniers. Les habitants, qui commencent à sortir de leurs maisons, attirés par le bruit, suivent avec étonnement le mouvement des troupes, et quelques-uns, bien que ne sachant guère ce qui se passe, s'associent par esprit d'imitation aux acclamations des conjurés. Le prince, ému, croit toucher au succès. Mais bientôt le vent tourne. Arrivé au quartier général, il essaye vainement de séduire le général Voirol, commandant la division, et se voit réduit à le constituer prisonnier aux mains de quelques soldats. À peine s'est-il éloigné que le général rappelle énergiquement au devoir les hommes chargés de le garder, et sort à leur tête pour aller chercher à la citadelle le 16e régiment de ligne qu'il ramène aux cris de: Vive le Roi! Pendant ce temps, la partie se décide au quartier Finckmatt. Le prince y est arrivé à la tête de ses artilleurs, se flattant d'entraîner le 46e de ligne qui y est caserné. Pendant qu'il harangue les soldats descendus dans la cour, le lieutenant-colonel Taillandier accourt avec d'autres officiers, rassemble ses hommes, et, d'une voix brève, énergique, les avertit qu'on les trompe. Sa parole est écoutée, et les fantassins répondent par des cris de: Vive le Roi! aux cris de: Vive l'Empereur! que poussent les artilleurs. Devant un tel accueil, ces derniers se troublent, hésitent. Le lieutenant-colonel poursuit son avantage et donne l'ordre à ses soldats d'arrêter le prince et ses complices. Après un instant de mêlée, l'ordre est exécuté résolûment; le prince, son uniforme déchiré, est saisi et emmené avec le colonel Vaudrey et le commandant Parquin. Cela fait, les officiers du 4e régiment d'artillerie n'ont pas de peine à se faire reconnaître de leurs hommes; ils se mettent à leur tête et les ramènent en bon ordre dans leur quartier, criant cette fois: Vive le Roi! Les autres conjurés, dispersés dans la ville, sont aussitôt abandonnés et pourchassés; les uns, comme le lieutenant Laity et madame Gordon, sont arrêtés; les autres parviennent à s'enfuir, tels que M. de Persigny. L'alerte n'a duré qu'un moment; tout s'est terminé sans effusion de sang, et la ville reprend bientôt sa physionomie accoutumée.
Le même jour, sur un point pourtant fort éloigné, à Vendôme, on découvrait dans un régiment de hussards un complot ourdi par un brigadier nommé Bruyant et quelques soldats. Les conjurés prétendaient, la nuit suivante, arrêter leurs officiers, se saisir des autorités de la ville, et proclamer la république. Surpris avec ses complices, Bruyant tua d'un coup de pistolet le maréchal des logis qui voulait empêcher sa fuite, et s'échappa. Mais, après avoir erré tout un jour, il revint lui-même se constituer prisonnier. Bien que l'étiquette du mouvement fût républicaine, on soupçonna que la tentative de Vendôme n'était pas sans lien avec celle de Strasbourg.
La France ne connut la téméraire aventure du prince Louis Bonaparte qu'en apprenant du même coup son avortement misérable. «L'impression qui domine, écrivait un témoin, à la date du 2 novembre, est celle d'une profonde surprise. On ne comprend pas qu'il ait pu se rencontrer dix hommes pour tenter une entreprise aussi désespérée[191].» Chacun s'accordait à déclarer le nouveau prétendant plus insensé que menaçant. Il n'entrait pas dans la pensée du gouvernement ou de ses amis que jamais pût venir de ce côté un danger sérieux; la question ne se posait même pas[192]. Le personnage ne venait-il pas d'ailleurs de se rendre ridicule? Et l'on s'imaginait que, dans la démocratie moderne, le ridicule était aussi mortel qu'aux jours anciens où l'opinion de la bonne compagnie faisait loi. Personne ne paraît s'être douté alors que de cette folle échauffourée résultait une sorte de publicité tapageuse et violente, qui faisait connaître à la foule l'existence, jusqu'alors ignorée, d'un héritier de Napoléon, et la résolution où était ce dernier de tout risquer pour s'emparer de la France.
Si peu sérieuse qu'eût paru la tentative de Strasbourg, il y avait là des coupables sur le sort desquels le gouvernement devait statuer. Il n'eut aucune hésitation. Il estima d'abord que le neveu de Napoléon Ier ne devait, pas plus que la belle-fille de Charles X, être livré aux tribunaux: dans un tel procès, tout lui semblait à redouter, l'humiliation d'un prince comme la mise en scène d'un prétendant, la rigueur d'une condamnation comme le scandale d'un acquittement. Donc, pas de poursuite judiciaire. Mais que faire du personnage? Le souvenir de Blaye était trop présent pour qu'on ne sentît pas quel pouvait être l'embarras d'une détention arbitraire. En 1832, Louis-Philippe avait regretté que la volonté contraire de ses ministres et l'excitation de l'opinion ne lui permissent pas de faire simplement reconduire la duchesse de Berry à la frontière. En 1836, il était plus libre de suivre son sentiment. Il fut donc décidé que, sans s'arrêter aux poursuites déjà commencées par les autorités judiciaires, le prince Louis serait embarqué sur un vaisseau français et mis en liberté dans un port des États-Unis. Cette décision, toute clémente, était déjà arrêtée, quand parvinrent aux Tuileries les supplications de la reine Hortense, accourue à Paris pour implorer l'indulgence du Roi. Celui-ci, d'ailleurs, était confirmé dans son sentiment par d'autres motifs. Craignant, comme beaucoup d'autres alors, que le jeune duc de Bordeaux ne fût tenté un jour d'imiter sa mère et de risquer une descente en Vendée, il était bien aise d'établir ce précédent. «J'ai songé au duc de Bordeaux, en graciant Louis Bonaparte», répéta-t-il aux ambassadeurs étrangers[193]. Et puis il estimait digne de lui et de la race des Bourbons d'étonner, par cette clémence, le neveu de celui qui avait fait fusiller le descendant des Condé dans les fossés de Vincennes[194]. «Mon cœur, écrivait la Reine, éprouve une douce jouissance en pensant au parallèle qu'on fera, dans l'histoire, entre le malheureux événement du duc d'Enghien et celui-ci[195].» Le prince Louis fut donc extrait, le 10 novembre, de la citadelle de Strasbourg, traversa Paris, arriva à Lorient dans la nuit du 13 au 14, et fut embarqué sur la frégate l'Andromède, qui devait le déposer à New-York. Il parut éprouver et manifesta alors pour la générosité du gouvernement du roi Louis-Philippe des sentiments qu'il eut le tort d'oublier plus tard[196]. Quand la frégate fut sur le point d'appareiller, le sous-préfet de Lorient demanda au prince si, en arrivant aux États-Unis, il y trouverait pour les premiers moments les ressources dont il pourrait avoir besoin.—«Aucune, répondit-il.—Eh bien, mon prince, reprit le sous-préfet, le Roi m'a chargé de vous remettre quinze mille francs qui sont en or dans cette petite cassette.» Louis Bonaparte prit la cassette, et la frégate mit à la voile. Restaient les complices du prétendant, et notamment les officiers qui avaient donné à leurs soldats l'exemple de la trahison. Il importait à la fidélité de l'armée que de tels faits ne demeurassent pas sans répression. Si des militaires seuls avaient été en cause, nulle difficulté: le conseil de guerre eût statué; mais parmi les conjurés se trouvaient quelques civils; dès lors, il n'y avait choix qu'entre deux partis: ou considérer le fait comme un attentat et le déférer à la cour des pairs, ou saisir le jury. Craignit-on de paraître accorder trop d'importance politique à cette échauffourée, si l'on en renvoyait les auteurs devant la plus haute juridiction du royaume? Ou bien, en présence des critiques élevées contre la libération arbitraire du principal coupable, voulut-on apaiser les mécontents, en choisissant pour les autres accusés la juridiction la plus populaire? Toujours est-il que le gouvernement décida de renvoyer l'affaire devant la cour d'assises du Bas-Rhin. Il ne devait pas tarder à s'apercevoir que c'était une faute.
V
Presque au même moment où celui qui devait être Napoléon III faisait une si étrange entrée sur la scène politique, la mort en faisait silencieusement sortir celui qui avait été Charles X. Ce prince s'éteignit à Goritz, le 6 novembre 1836; il venait d'entrer dans sa quatre-vingtième année; aucun des rois de sa race n'avait atteint un âge aussi avancé. Depuis 1832, il avait quitté l'Écosse et accepté, à Prague, l'hospitalité de l'empereur François II. Enfermé, en compagnie de quelques anciens serviteurs, dans le sombre château du Hradschin, avec des grenadiers autrichiens montant la garde à la porte de ses appartements, il semblait plus loin que jamais de la France moderne. La triste issue de la tentative de la duchesse de Berry l'avait confirmé dans son parti pris d'inaction. Il tenait rigueur à la princesse, déchue par son second mariage: ce ne fut qu'à grand'peine, et sur les instances des royalistes les plus considérables, qu'il consentit à lui laisser entrevoir ses enfants, le duc de Bordeaux et sa sœur[197]. Il se méfiait de tous les agités de son parti. Bien loin de désirer leurs visites, il les redoutait plutôt, et M. de Metternich était sûr de lui plaire, quand il refusait des passe-ports à plusieurs de ces importuns. «Charles X, disait le chancelier d'Autriche à l'ambassadeur de France, ne veut pas être compromis, obsédé, ruiné par une foule de gens qui, plus ou moins zélés ou désintéressés, viennent en foule lui offrir leurs services et lui demander de l'argent[198].»
Ce vieux roi immobile n'était pas le chef qu'eussent voulu les royalistes qui rêvaient d'une revanche en Vendée ou d'un coup de main en partie liée avec les sociétés secrètes; il ne convenait guère davantage à ceux qui, dans leurs alliances de tribune, de presse ou d'élection avec les hommes de gauche, en étaient venus à professer sur la liberté, sur le droit du Parlement, et même sur la démocratie, certaines thèses singulièrement différentes des principes qui avaient eu cours aux Tuileries, sous le ministère du prince de Polignac, ou se conservaient au Hradschin avec M. de Blacas. Aussi ces royalistes en voulaient-ils plus que jamais à leur prince, de garder si jalousement, malgré l'abdication de Rambouillet, ce titre de roi dont il ne faisait rien, ou du moins dont il ne se servait que pour imposer à tous les siens sa volonté d'inertie. À leurs yeux, la royauté était passée, depuis le 2 août 1830, sur la tête de Henri V, et, en attendant sa majorité, une régence eût dû être constituée: plusieurs soutenaient même que cette régence appartenait de droit à la duchesse de Berry. De telles prétentions étaient qualifiées de révolutionnaires dans la petite cour de Charles X. On y soutenait volontiers que les abdications étaient nulles, d'abord parce que les conditions n'en avaient pas été remplies, à commencer par la première qui était la reconnaissance et la proclamation de Henri V, subsidiairement parce qu'elles n'avaient pas été libres. Ni Charles X ni le duc d'Angoulême ne se prononçaient, mais ils laissaient dire. Ces divisions n'embarrassaient pas peu l'action royaliste. Des conférences eurent lieu sous la présidence de M. de Pastoret pour y mettre fin: elles n'aboutirent à aucune décision. On demanda à Charles X de trancher la question; il ne voulut pas faire plus que d'écrire au marquis de Latour-Maubourg une lettre où il recommandait de travailler dans l'intérêt de son petit-fils[199]. Vers 1833, M. de Blacas envoya un ancien magistrat, M. Billaut, à Paris, pour faire accepter aux fractions divergentes du parti une sorte de transaction. «Les abdications, disait le juriste de la cour, au fond, dans la forme, et par les circonstances qui s'y rattachent, sont un acte sans valeur; mais le Roi sait très-bien, ainsi que M. le Dauphin, qu'ils ont voulu transmettre la couronne à M. le duc de Bordeaux: ils persistent dans cette résolution; seulement elle s'accomplira quand le moment sera venu. Jusque-là, il faut que la royauté reste comme dans un nuage, in nube. Vous voulez Henri V, vous l'aurez, mais voici de quelle manière: le Roi sera rétabli sur son trône, parce qu'il faut qu'il y remonte; après avoir rétabli la monarchie légitime, il la remettra solennellement, ainsi que M. le Dauphin, à M. le duc de Bordeaux.» Une conférence eut lieu où l'envoyé exposa son système; mais il fut combattu par le général de Clermont-Tonnerre et par M. Berryer. M. Billaut avait insisté sur le caractère vif et emporté du duc de Bordeaux, qui s'exalterait, disait-il, et deviendrait indomptable, s'il se croyait véritablement roi. On lui répondit que si tel était le caractère du jeune prince, il y aurait un danger bien plus grand à le dépouiller d'une royauté qu'il devait regarder comme acquise. Cette conférence n'eut donc pas plus de résultat que les précédentes[200].
Ces contestations n'étaient pas faites pour apaiser les royalistes, déjà disposés à blâmer ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas à la cour de Prague. Leurs critiques devenaient de plus en plus âpres. Ils déploraient l'influence dominante du duc de Blacas et la direction donnée par M. de Damas à l'éducation du duc de Bordeaux. Ils témoignaient la crainte que ce jeune prince ne fût élevé dans des idées étroites, vieillies, impopulaires, et ne fût ainsi mal préparé à comprendre la France, comme à s'en faire aimer[201]. L'opposition éclata surtout avec une vivacité qui était un signe du temps, quand, en 1833, Charles X appela deux Jésuites, en qualité de précepteurs, auprès de son petit-fils[202]. La Gazette de France et la Quotidienne attaquèrent ce choix qui leur paraissait une sorte d'imprudent défi à l'opinion régnante; la clameur fut telle dans le camp des royalistes, qu'au bout de cinq mois, Charles X crut devoir congédier les Jésuites et les remplacer par Mgr Frayssinous.
Dans cette même année 1833, à l'occasion du quatorzième anniversaire de la naissance du duc de Bordeaux, les ardents, et parmi eux beaucoup de combattants de la Vendée, résolurent d'organiser, à grand tapage, une sorte de pèlerinage à Prague. On voulait faire une manifestation qui secouât la torpeur de la vieille cour, et célébrer en quelque sorte l'émancipation du jeune roi: ne parlait-on pas de proclamer ce dernier majeur, et quelques têtes chaudes ne rêvaient-elles même pas de s'emparer de sa personne? Charles X, fort effarouché de tout ce bruit, s'en plaignit à M. de Metternich, qui fit prier le duc de Broglie de suspendre la délivrance des passe-ports pour la Bohême. Le ministre français répondit que notre législation ne le lui permettait pas; réponse dont le chancelier conserva quelque humeur. Ne pouvant arrêter l'invasion qui le menaçait, le vieux roi prit le parti étrange de s'évader de Prague, avec son petit-fils. M. de Metternich, causant alors avec M. de Sainte-Aulaire, s'égayait beaucoup du désappointement des légitimistes, «quand, en arrivant à Prague, ils n'y trouveraient plus Henri V, et devraient ainsi jouer la tragédie d'Hamlet sans Hamlet». Leur mortification fut grande, en effet. Plusieurs pèlerins parvinrent à rejoindre la petite cour fugitive à Butchirad, où ils purent présenter à la hâte leurs hommages au jeune roi. Mais à peine étaient-ils arrivés, que, sans attendre l'anniversaire, occasion de la manifestation projetée, Charles X emmena de nouveau son petit-fils; cette fois, il s'enfuit jusqu'à Leoben en Styrie. La police autrichienne fit bonne garde autour de cette ville et ne laissa approcher personne[203].
Depuis lors, rien ne vint troubler la monotonie triste et la muette immobilité des dernières années de Charles X. Sans un doute sur la pérennité imprescriptible de son droit, sans un trouble de conscience sur l'usage qu'il en avait fait dans le passé, sans un regret des fautes qu'il ne voyait pas, mais aussi sans espoir humain d'une revanche, l'honnête et aveugle auteur des ordonnances de Juillet demeurait aussi obstinément infatué de ses idées propres que pieusement résigné à son malheur. Doux d'ailleurs envers les hommes et les événements, ne se laissant ni irriter ni ébranler par aucune contradiction, aimable et bon avec son entourage, il n'avait rien de l'amertume ombrageuse, fréquente chez les vaincus de la vie. Il ne s'inquiétait que de garder la dignité de sa royauté honoraire et d'assurer le salut de son âme. Une telle attitude facilitait singulièrement le rôle du gouvernement français. «Je n'avais point, écrit l'ambassadeur de France près la cour de Vienne, à surveiller ce qui se passait dans la triste et paisible retraite du Hradschin. Le duc de Broglie m'avait dit, en m'envoyant à Vienne, que le nom de Charles X ne se trouverait probablement pas une fois dans ses dépêches, et, pas plus que moi, il n'eût voulu troubler la solitude et ajouter à l'infortune du vieux roi[204].»
En 1836, Charles X se décida à quitter Prague et à chercher un climat plus doux. Vers la fin d'octobre, après un voyage ralenti par une grave maladie du duc de Bordeaux, il se trouva avec les siens dans la petite ville de Goritz, en Illyrie. Le 1er novembre, il fut pris d'un léger dérangement d'entrailles. Le 4, le mal s'aggrava subitement, et les médecins constatèrent une violente attaque de choléra: il apparut aussitôt que la mort était proche. Dans son agonie, le malade n'eut de paroles et de pensées que pour Dieu. Il expira le 6 novembre, à une heure et quart du matin. Peu de jours après, en présence d'étrangers nombreux et de quelques Français, son corps fut inhumé dans le couvent de Franciscains où, près d'un demi-siècle plus tard, devait être également portée la dépouille de son petit-fils.
La simplicité douloureuse de cette mort ne fixa pas longtemps l'attention, aussitôt distraite, du public français. On se découvrit un instant devant ce cercueil lointain, puis chacun s'en alla à ses affaires. Le ton de la presse fut du reste généralement convenable, et le principal organe du gouvernement, le Journal des Débats, parla avec respect de ce «long exil supporté avec résignation et avec une sorte de grandeur religieuse». À la différence des autres cours d'Europe, celle de France ne prit pas le deuil. Ainsi statua le conseil des ministres, après en avoir longuement délibéré. On donna pour raison que, selon la loi de l'étiquette, le deuil ne se prenait que sur notification du décès, et que cette notification n'avait pas été reçue. C'était se décider par un petit motif, dans une affaire qui eût du être regardée de plus haut. Peut-être les ministres avaient-ils craint de fournir un nouveau prétexte aux criailleries de ceux qui leur avaient si violemment reproché de n'être pas des «hommes de Juillet».
Dans l'intérieur du parti royaliste, la mort de Charles X ne résolvait pas la question d'abdication. L'héritier le plus proche du défunt était son fils, le duc d'Angoulême, alors âgé de soixante et un ans. Le 2 août 1830, en même temps que son père abdiquait, il avait renoncé à ses droits en faveur de son neveu. Sur la valeur et la portée de cette renonciation, même incertitude qu'au sujet de l'abdication de Charles X. Il semblait cependant qu'on n'eût pas à redouter de l'ancien Dauphin des prétentions excessives. Très-pieux, brave, instruit, sensé, mais d'une timidité gauche qui allait jusqu'à la sauvagerie, il paraissait moins fait pour commander que pour obéir, et était toujours plus prompt à se cacher qu'à se mettre en avant. On put croire, au premier moment, qu'il allait donner pleine satisfaction aux partisans de Henri V: «J'ai annoncé à mon neveu, dit-il à M. de Clermont-Tonnerre, que je ne prenais pas le titre de roi, et que je me ferais appeler le comte de Marnes.» Mais à peine avait-on eu le temps de le remercier, qu'il laissait M. de Blacas rétablir autour de lui l'étiquette royale, et faire décider, dans un conseil intime, que, devenu Louis XIX, il devait prendre le titre de roi. Toutefois, pour donner satisfaction aux autres royalistes, il fut convenu que, si le fils de Charles X succédait provisoirement à son autorité, notamment à celle que le Roi exilé avait exercée comme chef de famille, ce n'était que jusqu'à la fin des malheurs de sa maison; le duc de Bordeaux devait être seul roi, le jour où le titre cesserait d'être honoraire. Ajoutons que cette royauté ne se manifestait que dans l'intimité de la petite cour; pour tous les actes extérieurs, l'ancien Dauphin n'était que le comte de Marnes. D'ailleurs, les cours étrangères, celle de Vienne en tête, se refusèrent à le traiter en roi; elles ne lui reconnurent d'autre qualité que celui de chef de sa famille, et continuèrent à lui donner le titre d'Altesse royale[205]. En somme, la mort de Charles X ne changea à peu près rien à la direction du parti royaliste. Cette direction n'en était ni rajeunie, ni plus en harmonie avec le mouvement de la France nouvelle.
VI
Cependant le temps s'écoulait, et l'on approchait du jour où les Chambres devaient se réunir. Chacun se préparait au combat qui allait s'engager. Louis-Philippe, qui se sentait personnellement en cause, à raison de l'initiative qu'il avait prise dans le renvoi de M. Thiers, ne restait pas inactif. «Le Roi, écrivait, en décembre 1836, un ami du cabinet, commence à donner des dîners et à prêcher les députés.» Il disait à l'un de ces derniers: «Je suis très-content de mon ministère, et ceux qui ne veulent pas m'être désagréables ne lui font pas d'opposition[206].» D'autre part, la presse de gauche redoublait de violence, exploitant, dénaturant tous les événements qui se produisaient, et faisant porter le principal effort de son attaque sur la politique étrangère.
Toutefois, cette violence n'était pas un présage bien alarmant pour la lutte parlementaire, si l'opposition de gauche devait s'y trouver réduite à ses anciennes forces. La question délicate était de savoir ce que ferait M. Thiers, et tous les yeux se tournaient alors vers lui, avec une curiosité anxieuse. Depuis 1831, il avait combattu avec les conservateurs; même pendant le ministère du 22 février, il s'était défendu d'avoir quitté les rangs de l'ancienne majorité du 13 mars et du 11 octobre. Voudrait-il, cette fois, par dépit, rompre ouvertement des liens de cinq années? Il avait tout d'abord éludé cette sorte d'interrogation muette, en partant pour l'Italie, immédiatement après sa sortie du ministère. Mais son court voyage de dilettante terminé, il était revenu à Paris, en novembre: dans quelles dispositions?
Dès son retour, les journaux de gauche lui firent mille avances; ils lui donnaient à entendre que ses antécédents révolutionnaires n'étaient pas oubliés, et qu'il dépendait de lui de reconquérir les suffrages des hommes de Juillet, en attaquant franchement ses anciens alliés, les doctrinaires. On put aussitôt se rendre compte que M. Thiers accueillait favorablement ces avances. Il avait, dans le salon de M. Mathieu de la Redorte, des pourparlers avec M. Odilon Barrot, ne parlait de M. Guizot et de ses amis qu'avec haine et mépris, déblatérait contre le «système antinational» que l'on inaugurait, disait-il, dans la politique extérieure, et dont l'affaire d'Espagne n'était qu'un incident. En même temps, il tâchait de renouer des relations avec ses anciens amis du parti révolutionnaire, forcément négligés pendant sa phase conservatrice, entre autres avec Béranger, qui écrivait à ce propos: «Thiers est un très-bon enfant, que son peu de tenue a fait calomnier au delà de ses mérites.» Il devint donc manifeste pour tous que le dernier président du conseil prenait à l'égard de ses successeurs l'attitude d'un opposant déclaré[207]. Il s'apprêtait à jouer ce nouveau rôle avec son entrain habituel. «M. Thiers, écrivait la duchesse de Broglie, le 12 novembre 1836, est fort animé, plein d'espérances et de projets[208].» Sans doute, s'il se séparait ainsi des conservateurs, l'ancien lieutenant de Casimir Périer, l'ancien collègue du duc de Broglie et de M. Guizot n'allait pas du coup jusqu'en pleine gauche; sa prétention était d'agglomérer et de fixer, pour ainsi parler, les éléments, jusqu'alors flottants et inconsistants, du tiers parti, d'y ajouter les conservateurs qu'il avait pu entraîner dans sa défection, ou ce qu'il espérait détacher de la gauche, et de constituer par là un groupe nouveau, militant, qu'il devait commander, et auquel il donna un nom, à peu près délaissé depuis la révolution de Juillet, celui de centre gauche[209].
Tout en rompant avec ses anciens compagnons d'armes du parti de la résistance, M. Thiers tâchait de conjurer la déconsidération qui en résultait pour lui, et, dans ce dessein, entretenait très-ostensiblement de bonnes relations avec le duc de Broglie. Il continuait à le voir, alors qu'il ne voyait plus M. Guizot, et se montrait tout heureux et flatté quand le noble visiteur apparaissait dans son salon[210]. Quelle couverture morale n'eût-ce pas été pour lui, s'il avait donné à entendre au public qu'il était approuvé par l'ancien chef, si universellement respecté, du cabinet du 11 octobre! Depuis longtemps déjà, il y avait, chez lui, tendance visible à se faire honneur de cette aristocratique amitié. Dans les incidents qui avaient marqué la formation du ministère du 6 septembre, il tâchait de faire voir une séparation définitive entre M. Guizot et le duc de Broglie. Mais celui-ci n'était pas homme à permettre qu'on disposât de lui: aussi incapable de se laisser détourner de sa voie par un froissement personnel que de se laisser gagner par une cajolerie. Sans doute, il n'augurait pas très-favorablement du cabinet; son origine et sa composition ne lui paraissaient pas assez parlementaires; la direction donnée à sa diplomatie lui plaisait peu; il avait loyalement prévenu M. Guizot, dès le début, qu'il «réservait son libre arbitre et son franc parler[211]». Sans doute aussi, n'ayant à l'égard de M. Thiers rien du sentiment de rivalité un peu jalouse auquel M. Guizot cédait trop souvent, il était plus préoccupé que les autres doctrinaires de retenir dans les rangs conservateurs, fût-ce en fermant les yeux sur certains torts, un homme qui avait été un allié si précieux et qui pouvait devenir un ennemi si nuisible; il eût dit volontiers de lui, comme le comte de Sainte-Aulaire: «Je suis persuadé qu'il nous fera une fois beaucoup de mal, si on ne lui arrange pas l'occasion de nous faire beaucoup de bien[212].» Mais de là à suivre ou à patronner dans son opposition le chef du nouveau centre gauche, la distance était grande. S'il n'avait pas rompu avec ce dernier, il entretenait avec M. Guizot et ses collègues des relations encore plus suivies, mettant même une sorte de coquetterie fière à en conserver toutes les formes amicales et à ne rien laisser paraître au dehors de sa blessure intime.
À l'heure où les partis faisaient ainsi leurs derniers préparatifs pour la lutte parlementaire qui allait s'engager dans quelques jours, une nouvelle douloureuse, arrivée à l'improviste d'Algérie, vint attrister tous les patriotes en même temps que fournir une arme nouvelle aux opposants. On apprit à Paris, vers le milieu de décembre, qu'une expédition dirigée contre Constantine, commandée par le maréchal Clauzel, gouverneur d'Algérie, avait abouti à un désastre tel que nos armes n'en avaient pas encore subi en Afrique. Après avoir échoué dans une attaque de vive force contre la ville, la petite armée française avait dû battre en retraite, semant dans la boue et la neige les cadavres des soldats épuisés de froid, de faim ou de maladie, ou frappés par l'ennemi qui les harcelait sans cesse. Le récit de ce tragique épisode trouvera sa place dans l'exposé d'ensemble que nous ferons plus tard de la longue guerre d'Afrique. Nous nous bornons, pour le moment, à noter le contre-coup de cet échec en France. «Le désastre de Constantine, écrivait un observateur à la date du 14 décembre, est devenu pour l'opposition le texte de la polémique la plus violente contre le ministère. On m'assure que, dès hier soir, il y avait une joie féroce dans le salon de M. Thiers. On espère avoir trouvé le terrain favorable pour abattre les doctrinaires[213].» En effet, les journaux de gauche essayèrent tout de suite de tourner en soulèvement contre le ministère l'étonnement douloureux du public. À les entendre, le désastre venait de ce que les renforts nécessaires avaient été refusés au maréchal Clauzel par des ministres dont l'arrière-pensée était d'abandonner l'Algérie: marque nouvelle de cette indifférence pour la grandeur nationale que l'on reprochait partout au nouveau cabinet. Le gouvernement faisait répondre à ces attaques que l'expédition avait été décidée et préparée par le ministère précédent, qu'elle était, comme la querelle avec la Suisse, un legs du 22 février. Elle faisait en effet partie d'un vaste plan d'occupation de toute la Régence, plan peu réfléchi auquel le maréchal Clauzel avait conquis l'imagination parfois aventureuse de M. Thiers. Le nouveau ministère, qui se méfiait du maréchal et songeait même à lui retirer le gouvernement de l'Algérie, lui avait signifié expressément que son plan était désapprouvé; que si on lui permettait de faire l'expédition déjà annoncée et préparée contre Constantine, c'était à regret et sous la condition que le maréchal jugerait possible de la mener à fin avec les forces dont il disposait; que s'il estimait ces forces insuffisantes et des renforts nécessaires, il n'avait qu'à s'abstenir. Les avocats du cabinet concluaient donc que la faute incombait surtout au maréchal, qui, par légèreté, présomption et impatience d'un succès personnel, s'était lancé en avant dans des conditions mal étudiées et à une époque défavorable; qu'elle incombait aussi au ministère précédent, qui avait encouragé ce commandant téméraire; mais qu'on ne pouvait s'en prendre au ministère actuel, qui avait tout fait pour le mettre en garde et le contenir. En dépit cependant de ces justifications, la nouvelle d'un tel échec, sans précédent depuis 1815, survenant moins de deux semaines avant l'ouverture de la session, laissait une impression de tristesse, d'humiliation, de méfiance; état d'esprit dont le gouvernement, même innocent, pouvait avoir à souffrir plus que l'opposition.
VII
L'ouverture de la session était fixée au 27 décembre. Ce jour même, le Roi, en voiture avec trois de ses fils, se rendait au palais Bourbon pour présider à cette cérémonie, quand, sur le quai des Tuileries, un coup de pistolet fut tiré sur lui. La balle effleura sa poitrine et brisa une glace dont les éclats blessèrent légèrement deux des jeunes princes. L'assassin fut arrêté aussitôt, et le Roi continua sa route, saluant de la main la foule qui l'acclamait. À la Chambre, où la rumeur de l'attentat avait précédé l'arrivée du cortége royal, l'émotion était extrême: «Les regards inquiets, rapporte un témoin, se tournaient en hésitant vers la Reine; on restait immobile, on se taisait, comme pour ne pas susciter, par un trouble visible, ses premières terreurs.» À l'entrée de Louis-Philippe et des princes, dont quelques gouttes de sang tachaient les habits, des vivat enthousiastes s'élevèrent et se prolongèrent pendant plusieurs minutes. D'une voix ferme, le Roi lut un discours plein de confiance dans l'avenir de la France. Puis il rentra aux Tuileries, à travers les rangs serrés de la population accourue pour témoigner de sa sympathie et de son indignation.
L'auteur de ce nouveau crime, nommé Meunier, était un jeune homme de vingt-deux ans, grossier, obstiné, dont la vie avait été jusqu'alors perdue dans la paresse et la débauche. Interrogé sur les motifs de son crime: «Les lectures, répondit-il, m'ont appris que les d'Orléans avaient toujours fait le malheur de la France.» Avait-il eu des complices proprement dits? L'instruction laissa des doutes sur ce point. La Chambre des pairs le condamna à mort; mais la bonté excessive du Roi commua la peine en un exil perpétuel: elle pourvut même à ce que ce misérable n'arrivât pas dénué de toute ressource aux États-Unis où il fut conduit. Peu après cet attentat, la police découvrait chez un mécanicien nommé Champion une machine infernale, déjà presque complétement construite. Conduit aussitôt en prison, Champion s'y étrangla. Cette persistance du régicide éveillait dans le public un sentiment mêlé de peur et de honte. On ne voyait aucun moyen d'arrêter cette monstrueuse épidémie. Par un renversement singulier, les sujets en étaient venus à prendre compassion de leur souverain. «Ah! écrivait alors madame de Girardin, c'est un triste pays que celui où la royauté a toute la pitié du peuple[214].»
Pendant ce temps, que devenait la session ouverte sous de si lugubres auspices? Le ministère y trouvait-il une majorité? La discussion de l'Adresse commença le 12 janvier 1837. Les événements de Strasbourg ne donnèrent lieu qu'à une escarmouche sans conséquence, malgré l'intervention de M. Dupin, qui descendit du fauteuil présidentiel pour critiquer, plus en légiste qu'en homme d'État, la mise en liberté du prince Louis. Sur le désastre de Constantine, le débat fut renvoyé d'un commun accord au retour du maréchal Clauzel et au dépôt d'une demande de crédits spéciaux à l'Algérie. L'opposition s'était réservé de faire porter le principal effort de son attaque sur les affaires d'Espagne. Un tel choix peut étonner de la part de M. Thiers; la thèse de l'intervention n'était pas populaire à la Chambre, et son échec y était certain. Mais la passion et le ressentiment ne raisonnent pas. Peut-être, d'ailleurs, sans avoir d'illusion sur le résultat parlementaire immédiat, le ministre d'hier trouvait-il que le plus important, en vue du rôle qu'il voulait jouer à l'avenir, était de faire oublier, fût-ce par une discussion imprudente et en apparence maladroite, la diplomatie quelque peu réactionnaire des premiers mois de son administration. Le débat sur l'Espagne ne dura pas moins de trois jours[215]. Secondé par ses anciens collègues du 22 février, appuyé par la gauche, M. Thiers s'engagea à fond, attaqua sans ménagement aucun la politique d'abstention que chacun savait être celle du Roi, et y opposa une politique d'intervention en faveur de laquelle il évoquait le souvenir d'Ancône et d'Anvers[216]; politique, en tout cas, fort différente de celle dont il avait tracé le programme, quand, quelques mois auparavant, il écrivait à ses ambassadeurs: «Il faut faire du cardinal Fleury[217].» La thèse contraire fut soutenue, avec la faveur manifeste de l'Assemblée, par les ministres et leurs amis; M. Molé prononça un discours étudié et considérable par lequel il voulut sans doute prouver, dès le premier jour, qu'il était un vrai chef de cabinet, de force à se mesurer avec les plus redoutables orateurs; et M. Guizot monta deux fois à la tribune, pour bien marquer de son côté qu'il était autre chose qu'un simple ministre de l'instruction publique. Le vote qui suivit fut le vote décisif de l'Adresse; le paragraphe approuvant de la façon la plus explicite la politique que le Roi avait fait prévaloir, fut adopté à une majorité de soixante et onze voix.
Sur la question espagnole, il y avait eu du moins une politique à débattre; au sujet des affaires de Suisse, il n'y eut qu'un scandale à remuer; mais l'opposition ne s'en fit pas faute. M. O. Barrot vint demander s'il était vrai que Conseil eût été attaché à la police française. Le ministère, au lieu de refuser un tel débat, par des raisons supérieures de gouvernement, se contenta de dégager sa responsabilité de faits antérieurs à son entrée au pouvoir et renvoya la question au cabinet précédent. Mis en cause, M. Thiers fit cette déclaration: «Vous l'avez dit, et vous avez raison: j'étais président du conseil; je suis responsable de ce fait... Voici ma réponse: Oui, comme président, j'aurais dû tout savoir; mais je n'ai pas tout su. On aurait dû tout me dire, on ne m'a pas tout dit... Je vous le dis et pour moi et pour le pays; le ministre des affaires étrangères n'a pas été informé des faits; je ne sus pas ce qu'était Conseil, je ne le sais pas encore... Maintenant ce n'est pas moi qui dois trouver à la Chambre un coupable. Vous comprenez ma situation; je manquerais à mes devoirs, aux convenances, si je trouvais un coupable; mais ce qu'il m'importe de prouver, c'est que le cabinet ne l'était pas...» M. Thiers ne pouvait ignorer quelle interprétation l'opposition donnerait à ses assertions et surtout à ses réticences; il ne pouvait ignorer que dans cet on qui «aurait dû tout dire» et qui «n'avait pas tout dit», dans ce «coupable» mystérieux dont il dénonçait l'existence, mais qu'il se disait empêché de nommer, cette opposition verrait et tâcherait surtout de faire voir à tous le Roi. Dès le début de cette malheureuse affaire, la presse de gauche avait cherché à donner cette direction aux soupçons du public, et c'est même uniquement pour ce motif qu'elle avait fait si gros tapage de ce vulgaire accident. Le ministre congédié en était-il donc arrivé, dans l'emportement de sa rancune, à vouloir fournir de telles armes aux ennemis de Louis-Philippe? Et que penser de M. Dufaure qui, dans ces conditions, vint, après la déclaration de M. Thiers, demander la nomination d'une commission d'enquête, chargée de découvrir le «coupable»? Pour couper court à une délibération qui prenait une tournure si fâcheuse, il fallut la lecture d'une lettre par laquelle l'ancien ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, assumait toute la responsabilité du fait incriminé. Dès lors, le débat tomba de lui-même; du moment qu'il n'avait pas chance d'aboutir au Roi, il n'intéressait plus ceux qui s'y étaient jetés naguère avec tant d'ardeur.
Somme toute, en dépit de ce regrettable épisode, la discussion de l'Adresse fut un succès pour le ministère. Son plus redoutable adversaire, M. Thiers, en sortait fort compromis et diminué. Il s'était laissé trop dériver à gauche. On était généralement choqué de son manque de mesure et de tenue. «Il n'a pas su se renfermer, écrivait alors un témoin impartial, dans la circonspection et la modération au moins apparentes que l'opinion exige d'un ministre sorti[218]. Peu à peu, tous ceux des membres du juste milieu avec lesquels il était resté en relation s'éloignent de lui, fatigués de ses incartades. On se répète qu'il a rendu son pouvoir impossible. C'est trop dire dans nos temps de brusques changements; il n'y a rien d'impossible; mais il l'a rendu très-difficile[219].» Et le même témoin ajoutait: «M. Thiers s'est fait révolutionnaire.» C'est également le mot dont s'était servi M. Berryer, dans cette discussion de l'Adresse, lorsqu'il avait dit, sans soulever de contradiction: «Le dernier chef du cabinet est rentré sous les drapeaux de l'opposition; il y est bien, il est dans la vérité: car il est révolutionnaire.»
VIII
L'ambition du ministère était de reconstituer la vieille majorité du 13 mars et du 11 octobre. Succédant à un cabinet qui n'était que trop parvenu à déclasser, à décomposer et à désorienter les anciens partis, il voulait rétablir cette division simple en deux camps, celui de la résistance et celui du laisser-aller: condition la meilleure pour le fonctionnement du régime parlementaire[220]. Pouvait-on conclure du vote émis sur les affaires d'Espagne que ce but avait été atteint? C'eût été se faire illusion. Le gros chiffre de voix obtenu en cette occasion par le cabinet tenait beaucoup à la question même sur laquelle l'opposition avait porté l'attaque. Mais à regarder de près cette majorité, que d'incertitudes dans les vues et dans les convictions! que de divisions et de subdivisions, sinon définitivement consommées, du moins ébauchées! que de jalousies ou de ressentiments entre les personnes! quel entre-croisement d'intrigues! et par-dessus tout quelle lassitude! Les ministres eux-mêmes ne se trompaient pas sur cet état d'esprit. Dans la discussion de l'Adresse, M. Guizot avait été amené à constater publiquement à la tribune la «fatigue, cause du désabusement et du scepticisme général[221]». Et peu de semaines après, s'épanchant plus librement dans une lettre intime: «Je suis mécontent, écrivait-il, rien ne va, les amis languissent, les ennemis agissent beaucoup. Nous sommes entourés de faiblesses, de réticences, de trahisons, d'insuffisances. Je me sens moi-même quelquefois sur le point d'être gagné et surmonté par le flot..... Si je m'écoutais, si je me permettais de lire ou de faire lire jusqu'au fond de mon âme, je dirais que je suis fatigué, que j'ai besoin de reprendre haleine, de me rafraîchir dans le repos[222].»
Et cependant, si malade que fût la majorité, le ministère l'était plus encore. À peine était-il entré en fonction, qu'avaient apparu, entre M. Guizot et M. Molé, les premiers symptômes d'un antagonisme que le seul vice de la situation eût peut-être suffi à produire, mais qu'aggravait encore le caractère des deux hommes en présence, la hauteur dédaigneuse de l'un, l'ombrageuse susceptibilité de l'autre. Force est bien de s'arrêter à cette nouvelle division, venant si malheureusement s'ajouter à celle qui avait déjà éclaté entre M. Guizot et M. Thiers; elle n'exercera que trop d'influence sur les destinées du pays, dans les années qui vont suivre.
Convaincu de sa supériorité, M. Guizot n'avait pas un moment songé à se contenter du rôle subordonné d'un simple ministre de l'instruction publique, ni à reconnaître à M. Molé la suprématie d'un véritable président du conseil. Il croyait faire acte de condescendance en traitant avec lui de puissance à puissance, comptant bien, du reste, grâce aux opinions plus fixes et plus fermes des doctrinaires, en imposer la marque exclusive au nouveau cabinet. Cette prétention apparaissait parfois, non sans quelque arrogance de ton, dans les journaux qui passaient pour être inspirés par lui et par M. de Rémusat, dans la Charte de 1830 et la Paix. On y présentait le ministère comme le continuateur pur et simple du 11 octobre, sans s'inquiéter de M. Molé qui n'avait pas fait partie de ce dernier cabinet, et qui parfois même avait tenu à s'en séparer. Du reste, dans le monde de la Doctrine, on croyait et l'on disait volontiers que le président du conseil n'avait ni la force physique, ni la force morale de garder longtemps son poste, qu'il se rebuterait bientôt, et l'on disposait déjà de sa succession. Ces propos, rapportés à M. Molé, le blessaient, l'irritaient, et ranimaient en lui des ressentiments qui, pour être de très-ancienne date, n'en demeuraient malheureusement pas moins vivaces; il était en effet persuadé que, depuis 1818, époque où il s'était une première fois heurté aux doctrinaires, ceux-ci avaient formé une sorte de cabale, à l'effet de le faire passer pour un homme sans consistance, ne sachant ni parler ni écrire[223]. Sous l'impression de ces griefs anciens et nouveaux, il se montra d'autant plus jaloux d'affirmer sa volonté de durer, qu'on lui en refusait la puissance; de manifester sa suprématie, qu'il voyait sa supériorité contestée; de faire sentir, jusque dans les détails et d'une façon presque tatillonne, son autorité de président, qu'il l'entendait traiter de «nominale». M. Guizot nous l'a dépeint «livré tantôt à des inquiétudes, tantôt à des prétentions mal fondées et incommodes»; prenant «toute démarche inattendue, la moindre négligence de ses collègues comme un acte de malveillance secrète ou d'hostilité préméditée»; ressentant «une amère blessure des plus légers déplaisirs d'amour-propre». De son côté, M. Molé ne tarissait pas en plaintes sur le caractère déplaisant, impérieux, et sur l'«égoïsme politique» de ses collègues doctrinaires. Les lettres qu'il adressait alors à son ami, M. de Barante, révèlent bien son état d'esprit et aussi la situation intérieure du cabinet. Il écrivait, dès le 2 octobre 1836, c'est-à-dire moins d'un mois après la formation du ministère: «Vous connaissez l'orgueil et le caractère de chacun. Heureusement ils m'étaient connus aussi d'avance. C'est en pleine clairvoyance et prévoyance que je me suis engagé. Cette fois, je devais entrer et durer. Je suis entré et je durerai, j'en ai la ferme conviction..... Il restait deux routes ouvertes devant le même personnage (M. Guizot), celle de l'union la plus franche avec moi, celle de la tactique d'une rivalité constamment couverte d'apparences qu'on croit habiles. C'est cette dernière qui a été préférée..... On se croit tout et le seul parce qu'on est plus attaqué. N'allez pas croire, en lisant tout ceci, qu'il y ait non-seulement division, mais germe de division parmi nous. Non, j'avais pris d'avance ma résolution, et rien ne m'y fera manquer..... Je sens ma position considérable, le devenant chaque jour davantage, et je sens mon avenir plus indépendant et plus étendu que celui d'autrui.» Le 16 novembre: «Depuis deux mois, notre intérieur ministériel s'est réglé. Chacun a pesé son poids, et la présidence nominale a pris quelque réalité.» Et le 18 décembre: «M. G... prétendait que si je m'appelais le président, c'est qu'il l'avait bien voulu. J'ai pris la première place, et je puis vous affirmer que nul n'a été, depuis six ans, le premier, au point où je le suis maintenant[224].»
Extérieurement, sans doute, pas de querelle, et même une sorte d'affectation de courtoisie; mais dans la réalité «ni confiance ni intimité»: c'est M. Molé qui le disait[225]; et M. Guizot ajoute de son côté: «Nous nous observions mutuellement et sans nous croire, l'un envers l'autre, en parfaite sécurité[226].» Du reste, aucun d'eux ne se gênait, dans la conversation intime, pour mal parler de l'autre. M. Duvergier de Hauranne alla les voir tous deux, en arrivant à Paris, vers la fin de 1836. «Dès ma première visite à M. Molé, raconte-t-il, je fus frappé du sentiment constamment jaloux et malveillant qu'il portait à M. Guizot. M. Guizot, de son côté, parlait de M. Molé avec peu d'estime et comme s'il lui eût fait beaucoup d'honneur en s'alliant à lui[227].» Un incident qui se produisit peu après, à propos du portefeuille de l'intérieur, fait bien comprendre les caractères des deux personnages et les difficultés qui en résultaient. Le titulaire de ce portefeuille, M. de Gasparin, était un administrateur appliqué, laborieux, plutôt qu'un homme politique: il avait l'esprit lent, la parole difficile; dès les premiers débats de la session, son insuffisance apparut à tous et à lui-même tout le premier. Un soir qu'il avait ainsi fait triste figure à la tribune, M. Molé, se trouvant chez madame de Boigne, déclara bien haut que «cela ne pouvait durer», qu'il fallait remplacer au plus vite ce collègue compromettant par M. de Montalivet ou par M. Guizot. Le lendemain matin, il se rendit chez ce dernier, qui, au premier mot, l'interrompit et lui dit de son ton d'autorité: «Gasparin ne peut rester, et quant à sa place, cela ne fait pas difficulté, je la prends.» Tout interloqué et froissé de ce ton, M. Molé sortit de cet entretien, résolu à insister auprès de M. de Gasparin pour qu'il restât à son poste: il y réussit au moins provisoirement. Il avait voulu le changement, avait accepté que M. Guizot passât à l'intérieur, mais à condition que tout se fît par son autorité de président du conseil. Du moment où M. Guizot «prenait» ainsi ce portefeuille, M. Molé ne se souciait plus de le lui laisser[228].
Bien que toutes ces difficultés n'eussent encore abouti à aucun éclat, elles n'échappaient pas aux observateurs clairvoyants, même les plus éloignés, entre autres à M. de Metternich, qui, cependant, goûtait fort ce cabinet[229]. Elles n'échappaient pas davantage à la vigilance intéressée de l'opposition. Au début, ses journaux avaient attaqué pêle-mêle M. Molé et M. Guizot: le passé du premier n'avait pas été jugé par eux moins compromettant que celui du second. Mais bientôt ils comprirent l'avantage de distinguer. On les vit se souvenir tout à coup que M. Molé manifestait, sous le ministère du 11 octobre, quelques velléités de tiers parti, et même que, sous la Restauration, il avait siégé au centre gauche de la Chambre des pairs. Ils affectèrent de le considérer comme le personnage relativement libéral du cabinet, le plaignant d'être compromis par l'impopularité de M. Guizot, opprimé par ses exigences impérieuses, effacé par son encombrante importance. Sans accepter ces avances, le président du conseil n'y était pas entièrement insensible. Il n'avait aucune intention de satisfaire la gauche, mais était heureux qu'elle le distinguât de son collègue. Aussi bien, en dehors même de ce calcul, n'eût-il jamais approuvé ce qu'il y avait parfois de provocant et d'exclusif dans les polémiques de certaines feuilles doctrinaires. Il eût plutôt été porté, par nature, à adoucir la forme de la résistance, sans en trop abandonner le fond, à se poser en homme de modération et de rapprochement. Au commencement de 1837, quelques libéralités et faveurs personnelles avaient acquis au gouvernement le concours de la Revue des Deux Mondes, jusqu'alors opposante[230]. Il fut très-remarqué que les premiers articles politiques de la revue, après sa conversion, ne firent l'éloge de M. Molé qu'au détriment de M. Guizot; on s'y attachait à montrer deux influences rivales dans le ministère: l'une, celle du président du conseil, modératrice et conciliante; l'autre, celle du ministre de l'instruction publique, arrogante et implacable. L'irritation fut grande, à ce sujet, parmi les doctrinaires.
Quelles que fussent ces divisions, elles étaient contenues tant que les affaires du cabinet marchaient bien au Parlement. Ce n'est pas dans la victoire que les armées se débandent. Après le succès de l'Adresse, le gouvernement et la Chambre avaient été heureusement occupés par la discussion de quelques lois utiles, entre autres d'une loi considérable sur les attributions des maires et des conseils municipaux qui venait compléter celle du 31 mars 1831 sur l'organisation municipale et remplir l'une des promesses de la Charte[231]. Le meilleur éloge à faire de cette loi est de rappeler qu'elle demeura longtemps la loi organique en cette importante matière, et qu'aujourd'hui beaucoup des principes qu'elle a posés sont restés debout. Mais cette bonne fortune parlementaire ne pouvait toujours durer. Des accidents étaient inévitables, et, avec ces accidents, il fallait s'attendre à voir éclater, au dehors, le mal jusqu'alors interne du cabinet.
IX
La discussion de l'Adresse venait de finir, et le ministère avait joui pendant quelques heures à peine de son succès, qu'il apprenait l'acquittement par le jury du Bas-Rhin de tous les accusés militaires et civils poursuivis à raison de l'attentat de Strasbourg[232]. C'était le résultat de la campagne entreprise par l'opposition, aussitôt après la libération du prince Louis-Napoléon. Comment, avait-on alors répété sur tous les tons, frapper les complices quand le principal coupable a été arbitrairement soustrait à la justice? Le motif principal d'une telle attitude était sans doute le désir de faire pièce au gouvernement; mais on y discernait aussi cette sympathie bonapartiste, tant de fois notée chez ceux qui se disaient alors «libéraux». Au jour où l'on croyait que le prince serait judiciairement poursuivi, M. Odilon Barrot n'avait-il pas accepté de le défendre, et n'avait-il pas désigné son frère, M. Ferdinand Barrot, pour être l'avocat du colonel Vaudrey? La plupart des autres défenseurs étaient aussi des notoriétés «libérales». Dans tous les rangs de la gauche, depuis les dynastiques jusqu'aux républicains, on semblait s'être donné pour mot d'ordre de «protéger la défaite» du prétendant impérial: c'est l'expression même de M. Louis Blanc[233]. Pendant le procès, du 6 au 18 janvier, tout avait été employé par l'opposition pour échauffer l'opinion locale, pour entraîner ou intimider les jurés. Le dernier jour, quand ceux-ci s'étaient retirés pour délibérer, un cri passionné et impérieux avait éclaté dans la salle: «Acquittez-les, acquittez-les!» Le verdict prononcé, la foule avait applaudi. On eût dit la ville en fête. Un banquet avait été offert aux accusés, et pour comble de désordre, des jurés y avaient pris part.
Ainsi, de par cette décision souveraine et aux applaudissements de la partie la plus bruyante de l'opinion, il était établi que des colonels pouvaient impunément trahir leur serment et tenter d'entraîner leurs soldats dans un pronunciamento. De tous les scandales du jury,—et on ne les comptait plus depuis 1830,—ce n'était certes pas le moindre. Il retentit jusqu'à l'étranger et fut une occasion pour les cours du continent de prendre en méprisante pitié cette monarchie impuissante à faire punir la trahison de ses propres officiers[234]. Ceux qui représentaient la France au dehors souffraient du tort qui lui était ainsi fait. M. de Barante écrivait, à cette occasion, de Saint-Pétersbourg, à M. Molé: «L'aspect que nous présentons à l'Europe est devenu triste. Il semble aux étrangers que la France soit un pays où sont brisés les liens moraux de la société. Nous sommes un objet de scandale et de commisération. C'est dommage: car, au fond, la disposition est infiniment meilleure pour nous. Sans avoir un besoin actuel de se rapprocher de nous, on suppose pourtant que telles circonstances pourraient se présenter où cela serait à propos. On irait même un peu en avant sur cette voie, et j'ai vu parfois des instants de confiance commençante. Mais nous ne donnons pas assez de sécurité pour qu'on reste trois jours de suite dans cette velléité. M. de Nesselrode me répète sans cesse: «Vous avez un ministère en qui l'on doit avoir toute confiance. Jamais aucun n'a convenu autant à tout ce qui est raisonnable en Europe. Mais peut-il durer?» Puis il me parle avec inquiétude de vos divisions intérieures, dont il semble craindre l'effet plus que le manque de majorité[235].»
Fort ému, et de l'acquittement en lui-même, et de l'effet qu'il produisait, le ministère ne crut pas possible, comme le disait l'un des siens, «d'accepter, dans une scandaleuse inertie, cette victoire des passions de parti sur les devoirs publics, ces mensonges légaux, cette faiblesse des mœurs où les factions ennemies ne pouvaient manquer de puiser un redoublement de confiance et d'audace». Mais que faire? Aucun moyen de ressaisir par quelque côté les accusés acquittés. Fallait-il donc s'en prendre à la législation elle-même et en proposer la modification? Bien que ce soit toujours chose délicate que ces lois pénales de circonstance, improvisées ab irato, avec le souci du péril du moment, plus que des principes permanents, les précédents de ce genre étaient nombreux dans l'histoire même de la politique de résistance, depuis 1830. Que de fois, par exemple, après les défaillances du jury, n'avait-on pas cherché à restreindre, par quelque expédient législatif, cette juridiction à laquelle la Charte ne permettait pas de toucher ouvertement? Il suffit de rappeler la loi sur les crieurs et celle sur les associations en 1834, la loi sur la presse en 1835. Après tout, si faute il y avait, c'était celle d'un gouvernement qui, dans les grands périls, n'avait jamais l'idée d'agir en dehors des lois.
Le ministère chercha donc par quelle modification du code pénal il pourrait prévenir le retour du désordre qui venait de se produire. Il s'arrêta à une loi dite de disjonction, d'après laquelle, en cas de participation de militaires et de civils à certains crimes ou délits, les poursuites seraient disjointes, et les militaires renvoyés devant les conseils de guerre, tandis que les civils seraient déférés aux tribunaux ordinaires. Il y joignit deux autres projets: l'un avait pour objet de rendre la peine de la déportation efficace en la rendant réelle, et fixait, dans un district de l'île Bourbon, le lieu où cette peine devait être subie; l'autre, rétablissant trois articles du code pénal de 1810, supprimés dans la réforme de 1832, punissait de la réclusion la non-révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi. Ce ne fut pas tout: par un rapprochement étrange et périlleux, le ministère résolut de présenter en même temps deux projets relatifs aux dotations des membres de la famille royale: l'un portait allocation d'un million pour le payement de la dot promise par traité, en 1832, à la reine des Belges; l'autre assignait, à titre d'apanage, à M. le duc de Nemours, devenu majeur l'année précédente, le domaine de Rambouillet et certaines portions des forêts de l'État. Certes, rien de plus conforme aux traditions monarchiques, et aussi à la législation particulière de la monarchie de Juillet[236]. Mais on avait déjà vu, lors de la discussion de la loi sur la liste civile, quelles étaient, en ces matières, les préventions de la bourgeoisie de 1830, préventions demeurées si vivaces et jugées si redoutables que, depuis 1832, aucun cabinet n'avait osé demander de régler l'affaire, pourtant si simple, de la dot due à la reine des Belges. Quelle inspiration avait donc fait choisir, pour poser de telles questions, l'instant précis où l'on croyait nécessaire de demander une aggravation des lois répressives? Nul ne pouvait s'imaginer que cette coïncidence serait favorable à l'une ou à l'autre des propositions. Les membres du cabinet avaient probablement cédé aux instances de Louis-Philippe, qui, comme prince et surtout comme père de famille, avait fort à cœur, trop à cœur parfois, la solution de ces questions de dotation. Le Roi pouvait être dans son droit en pressant les ministres de réclamer ce qui lui était dû d'après les convenances et les lois monarchiques; mais c'était affaire à ces ministres de lui présenter les objections fondées sur l'opportunité politique. Faut-il croire que M. Molé et M. Guizot en furent cette fois détournés par l'effet même de leur défiance réciproque, et que chacun d'eux craignit, s'il résistait, de laisser prendre à son rival une avance dans la faveur royale[237]? Quoi qu'il en soit, décision fut prise de présenter en même temps ces cinq projets: le 24 et le 25 janvier, moins d'une semaine après le verdict de Strasbourg, ils furent tous déposés sur le bureau du Parlement, offrant aux regards étonnés ce que M. Dupin appela «une constellation de lois impopulaires».
L'opposition, qui venait d'être battue si complétement sur la politique extérieure, entrevit là une occasion de revanche qu'elle se garda de laisser échapper. Elle eut d'abord cette chance que les réformes pénales éveillèrent des scrupules, soulevèrent des objections dans le monde juridique. On y faisait observer que la disjonction dérogeait à l'une des maximes de la jurisprudence française, celle de l'indivisibilité de la procédure, et qu'en fait, elle risquait d'aboutir à des résultats choquants: les auteurs du même crime pourraient être traités différemment suivant qu'ils appartiendraient à la juridiction civile ou à la militaire, les uns acquittés, tandis que les autres seraient sévèrement punis. Quant à la loi de non-révélation, les jurisconsultes lui reprochaient d'être cruelle et immorale; elle leur semblait d'ailleurs un retour en arrière, le désaveu d'une réforme généreuse qu'on s'était tout récemment fait honneur d'accomplir. Les journaux de gauche et du tiers parti s'emparèrent de ces critiques, et accusèrent le gouvernement de violer les principes mêmes du droit et de la moralité, pour se venger des mésaventures méritées de sa politique. Ils n'oubliaient pas non plus les lois de dotation, ravivant à ce propos tous les préjugés mesquins, envieux, de la démocratie bourgeoise, et exploitant avec perfidie la coïncidence qui faisait demander de l'argent pour la famille royale, en même temps que l'on prétendait enlever des garanties aux citoyens: thème facile et redoutable, que la presse développait avec une violence chaque jour croissante. Les ennemis étaient surexcités, les indifférents entraînés ou troublés, les amis inquiets, intimidés, refroidis. Parmi ceux mêmes qui estimaient qu'il y avait quelque chose à faire, beaucoup regrettaient tout haut qu'on n'eût pas mieux trouvé. Cet état des esprits avait son contre-coup au Parlement. On racontait que M. Dupin se prononçait très-vivement contre la loi de disjonction, et la déclarait subversive des notions fondamentales de la justice criminelle[238]. M. Royer-Collard, qui s'était tu depuis les lois de septembre, annonçait l'intention de combattre comme «immoral» le projet sur la non-révélation. Il n'était pas jusqu'à M. de Montalivet, qui ne parlât mal de ces lois, dans le salon de M. Pasquier[239]. Surpris d'un soulèvement qui dépassait toutes ses prévisions, le ministère cependant ne se décourageait pas. Le Roi manifestait, avec une vivacité particulière, l'intérêt qu'il prenait à ces projets, et chapitrait tous les députés qu'il pouvait saisir, trop prompt à prendre pour des convertis ceux qui ne le contredisaient pas. À la veille du débat, le gouvernement se croyait assuré d'une majorité d'une quarantaine de voix.
La Chambre commença par la loi de disjonction. La discussion, qui se prolongea du 28 février au 7 mars, fut principalement juridique. C'était à l'avantage de l'opposition, qui eut soin de laisser la parole à ses légistes, à M. Dupin, à M. Nicod, tandis que ses chefs politiques, M. Thiers et M. Odilon Barrot, gardaient le silence. Les défenseurs les plus en vue du projet furent M. Persil, garde des sceaux, M. Martin du Nord, ministre du commerce, M. de Salvandy, rapporteur, et M. de Lamartine, qui insista sur le danger des insurrections militaires et présenta la loi comme une sorte de coup d'État législatif, nécessaire pour réparer le mal du verdict de Strasbourg. M. Guizot désirait prendre la parole et s'y était préparé; au dernier moment, ses amis l'en détournèrent. «Il susciterait, lui disait-on, des passions plus vives, attirerait dans l'arène des adversaires jusque-là restés en dehors et ajouterait aux périls de la question.» Il céda à ces observations. Le gouvernement se croyait d'ailleurs toujours assuré de la majorité. En effet, les deux articles du projet furent votés par assis et levé. La bataille semblait donc gagnée, quand le dépouillement du scrutin secret sur l'ensemble donna 211 voix contre et seulement 209 pour. Vingt-cinq ou trente députés avaient, au scrutin secret, démenti leur vote public. À la proclamation d'un résultat si inattendu, la gauche éclata en applaudissements, des députés s'embrassèrent, et la salle retentit des cris triomphants de: Vive la Charte! Vive la liberté!
X
Le rejet de la loi de disjonction aurait suffi à ébranler un ministère qui n'eût pas déjà eu les causes de faiblesse intérieure dont souffrait le cabinet du 6 septembre. Celui-ci, cependant, essaya tout d'abord de se roidir et fit aussitôt déclarer par ses journaux qu'il ne se retirerait pas devant un vote émis à une si petite majorité. Mais il avait beau dire, cette affirmation n'en imposait pas. On sentait que sa blessure était profonde, qu'il était atteint aux parties vitales, et chacun ne fut plus préoccupé que des combinaisons par lesquelles il y avait chance de le voir remplacer. Vainement s'efforçait-on de remettre en mouvement les rouages parlementaires, continuait-on la délibération des lois à l'ordre du jour, on ne parvenait à retrouver, dans ces débats, ni l'attention sérieuse des députés, ni surtout l'autorité nécessaire du gouvernement. «Un sentiment d'inquiétude et de découragement, écrivait un témoin, se répand de plus en plus parmi les amis du pouvoir. Il est évident, pour tout le monde, que la machine gouvernementale ne marche plus, que le ministère, placé dans une situation fausse, n'a plus ni ensemble, ni action, et laisse tout aller au hasard[240].»
Pendant ce temps, que devenaient les autres projets, présentés en même temps que la loi de disjonction? Loin de désarmer après sa première victoire, l'opposition se sentait excitée à la compléter. Aussi menait-elle plus vivement que jamais sa campagne dans la presse. Son principal effort était dirigé contre la loi d'apanage. Elle y avait saisi l'occasion de réveiller les tristes préjugés auxquels s'était heurtée déjà, cinq ans auparavant, la loi de la liste civile. Une fois de plus, on assista donc à ce spectacle, mortel à toute idée monarchique, d'un roi présenté plus ou moins ouvertement à ses sujets sous la figure d'un comptable suspect, d'un thésauriseur cupide et parcimonieux, prompt à quêter ou à escamoter sans vergogne l'argent du pauvre peuple[241]. M. de Cormenin se retrouvait là sur son terrain. On n'est donc pas surpris de le voir rentrer en ligne avec un nouveau pamphlet[242], de fond misérable, mais perfidement approprié à l'œuvre mesquine et méchante qu'il s'agissait d'accomplir. Le retentissement en fut immense. Vingt-quatre éditions, publiées coup sur coup, le firent pénétrer, sous des formats divers, dans toutes les couches du pays et jusqu'au fond des campagnes. «La question d'apanage», lisons-nous, à cette date, dans les notes d'un ami de la monarchie de Juillet, «fait des ravages réels dans les provinces; le livre de M. de Cormenin, répandu à profusion, a soulevé partout une sorte d'émeute morale[243].» Comme en 1831, une bonne partie de la bourgeoisie faisait à ces polémiques un succès de mauvaise curiosité, plus flattée dans ses mauvais instincts qu'effrayée dans ses intérêts, par l'outrage fait ainsi à la monarchie de son choix. On eût dit même que les conservateurs, d'ordinaire les plus résolus, éprouvaient une sorte d'embarras à affronter ces préventions, à réfuter ces calomnies. Leur défense était trop souvent molle, froide, timide, et semblait presque faite à voix basse quand on la comparait à l'éclat tapageur de l'attaque. Du reste, en ces questions d'argent, c'est toujours une situation fausse que d'avoir à se justifier, et il est autrement commode d'avancer impudemment des chiffres diffamatoires que d'en démontrer honnêtement le mensonge.
Pour résister à une telle poussée d'opposition, il eût fallu beaucoup de résolution et surtout d'union. Or, les revers n'avaient fait qu'augmenter les divisions intestines du ministère. On en pouvait juger par l'aigreur croissante des propos que tenaient les amis respectifs du président du conseil et du ministre de l'instruction publique. M. Molé lui-même ne se gênait pas pour attribuer les échecs subis à l'«impopularité» de M. Guizot. Celui-ci, de son côté, déplorait la «pusillanimité» de M. Molé. D'ailleurs, à l'antipathie des personnes, tendait à s'ajouter une divergence sur la politique à suivre. En dépit des insinuations contraires de certaines feuilles opposantes, le président du conseil avait, autant et plus que tout autre de ses collègues, la responsabilité des lois attaquées. Il les avait toutes acceptées, voulues. Il avait même consenti à y adjoindre une loi autorisant la déportation arbitraire hors de Paris; ce projet n'avait été écarté que sur les objections faites par les doctrinaires[244]. Seulement, en voyant la violence de l'opposition, en voyant surtout la tiédeur et l'incertitude de l'ancienne majorité, le président du conseil finissait par se demander si le vieux système de la résistance militante, tel que l'avait créé Casimir Périer, tel surtout que l'avaient formulé après lui les doctrinaires, n'était pas un peu usé. Pourquoi s'y obstiner? N'était-il pas plus adroit de le laisser au compte de ces doctrinaires qui s'y attachaient par point d'honneur, de s'en dégager soi-même par une évolution que la presse opposante semblait disposée à faciliter, et de se montrer peu à peu comme l'homme de la conciliation et de la détente? Ce fut sans doute pour produire une impression de ce genre que, deux jours après le rejet de la loi de disjonction, M. Molé fit à M. Dupin, le principal adversaire de cette loi, une visite, aussitôt remarquée et commentée, et qu'il alla jusqu'à laisser prononcer autour de lui le mot d'amnistie. M. Guizot, au contraire, estimait que la dignité du cabinet comme l'intérêt de la monarchie ne permettaient pas d'abandonner la politique de la résistance; après une victoire, on eût pu désarmer; après une défaite, il y aurait honte et péril à le faire; pour raffermir la majorité ébranlée, le ministre doctrinaire estimait indispensable de lui bien prouver que le gouvernement ne faiblirait pas.
Entre ces deux politiques, on pouvait choisir; mais il devenait impossible de les concilier, et de faire marcher plus longtemps ensemble les deux hommes qui les personnifiaient. La question se posa de nouveau à propos du remplacement de M. de Gasparin: M. Guizot réclama cette succession pour lui, avec l'intention avouée de marquer ainsi plus nettement la volonté de résistance du cabinet; M. Molé opposa un refus formel. Cette fois, la rupture était consommée. Bien que les démissions ne fussent pas officiellement données, le ministère était virtuellement dissous et la crise ouverte.
XI
Faut-il raconter par le menu la monotone et triste histoire des tentatives infructueuses qui remplirent la fin du mois de mars et le commencement du mois d'avril 1837: M. Molé cherchant vainement à reconstituer son ministère, soit avec le maréchal Soult et M. de Montalivet, soit même en descendant jusqu'au centre gauche; le maréchal Soult essayant, sans plus de succès, une combinaison également de centre gauche; M. Thiers appelé à son tour, et proposant un programme de politique extérieure qu'il savait inacceptable pour le Roi et la majorité? De toutes ces démarches faites au début de la crise, une seule offre un véritable intérêt, celle que tenta M. Guizot, pour rétablir le ministère du 11 octobre. L'idée paraît lui en avoir été suggérée par le duc de Broglie: «Mon cher ami,—lui avait écrit ce dernier, dès le 29 mars, avant toute ouverture du Roi,—comme il y va de votre avenir, du mien, et peut-être de celui du pays, dans les déterminations que nous pourrions être appelés à prendre d'ici peu de jours, il importe qu'aucune méprise, aucune incertitude ne se glisse dans le résultat de l'entretien que nous avons eu ce matin.» Le duc commençait par stipuler que son nom ne serait pas prononcé au Roi, «de telle sorte, disait-il, que si, ce qu'à Dieu ne plaise, Sa Majesté me faisait demander, je compte que ce serait spontanément». Puis il ajoutait: «Dans ce cas, je ne pourrais, en mon âme et conscience, donner au Roi qu'un conseil: ce serait qu'il tentât un ministère fondé sur le principe d'une conciliation entre les hommes qui ont concouru, depuis dix ans, à défendre le gouvernement actuel, sauf à discuter les conditions de la réconciliation et les diverses applications du principe.» Ce n'est pas que M. de Broglie comptât beaucoup sur le succès de cette tentative; il en regardait au contraire l'échec «comme très-vraisemblable», mais il ne voyait pas de salut ailleurs, et c'était la condition expresse de son concours. Tout d'abord, cependant, cette idée ne rencontra pas, de la part du Roi, l'opposition que le passé eût pu faire craindre. L'année qui venait de s'écouler avait-elle mieux fait comprendre à Louis-Philippe que la dissolution du grand ministère avait été un malheur? Toujours est-il qu'en se retournant vers M. Guizot, après les premiers échecs de M. Molé, et en lui demandant de former un cabinet, il ajouta: «Ah! si j'avais mon ministère du 11 octobre, tous mes embarras cesseraient. Est-ce qu'il est impossible de le reconstituer? Vous me rendriez service[245].» M. Guizot n'hésita pas: il agit promptement et grandement. Sans s'arrêter un instant à tous les petits sentiments d'amour-propre, de jalousie et de rancune, il se rendit de sa personne chez M. Thiers, et lui offrit de refaire le ministère du 11 octobre, sous la présidence du duc de Broglie: celui-ci prendrait les affaires étrangères, M. Thiers l'intérieur, M. Duchâtel les finances; un portefeuille serait offert à M. de Montalivet; quant à M. Guizot, il se contenterait de son ministère de l'instruction publique. M. Thiers reçut courtoisement ce visiteur inattendu, et eut avec lui une conversation «longue, ouverte, sans souvenir amer comme sans détour[246]». Il déclina l'offre qui lui était faite; il objecta la question de l'intervention en Espagne, sur laquelle il serait toujours en désaccord avec le Roi: toutefois le principal motif de son refus parut être dans les liens qu'il avait formés, depuis un an, avec les partis de gauche. «Ne croyez pas, disait-il peu après à un doctrinaire, que j'aie la moindre répugnance à être ministre avec Guizot. Nous sommes brouillés depuis un an, mais, pendant quatre ans, nous avons vécu en bonne intelligence, et nous pourrions recommencer. Entre ses idées et les miennes, d'ailleurs, je ne vois aucune différence notable. Je crois qu'il se trompe un peu sur la situation du pays, et il me fait le même compliment. Mais il y a là plus de mots que de choses. Mes raisons pour refuser aujourd'hui l'alliance qu'il me propose sont, d'abord, ma dignité personnelle qui, lorsqu'il est vainqueur et moi vaincu, ne me permet pas d'accepter sa protection et de me laisser relever par lui; ensuite, l'opinion de mes amis qui lui sont très-contraires, et qui me reprocheraient cette réconciliation comme une trahison. Quand nous aurons été un an ensemble sur le pavé, la situation sera différente, et nous verrons[247].» Si cette dernière phrase était sincère, elle témoignait d'une illusion que l'événement devait se charger de dissiper. Le temps ne travaillait pas à rapprocher les anciens alliés du 11 octobre; il les séparait au contraire chaque jour plus irrémédiablement. M. Guizot ne put que rapporter au Roi la réponse qui lui avait été faite, et le prier de recourir à d'autres pour former un cabinet.
Cependant les jours, les semaines s'écoulaient, et l'on n'aboutissait à rien. Des tentatives faites, il ne résultait qu'un éveil plus vif de toutes les grandes ambitions et de toutes les petites intrigues, une division plus profonde et plus irritée entre les hommes qui s'étaient trouvés en compétition, ou même entre ceux qui avaient cherché à se concerter et s'imputaient l'un à l'autre de ne pas y être parvenus. Plusieurs de ceux qui eussent dû le mieux comprendre qu'il n'y avait pas de monarchie sans respect, s'en prenaient amèrement au Roi de leur échec, et l'accusaient, presque tout haut, dans leurs conversations, de les avoir joués[248]. Encore si ces misères fussent demeurées enfermées dans les couloirs du palais Bourbon et dans les antichambres des Tuileries! Mais la presse racontait tout, parfois ce qui n'était pas, souvent ce qu'il eût été convenable de taire, et s'appliquait en outre à tout envenimer. Ainsi appelé à assister à ce spectacle qu'il commençait à trop connaître, le public le trouvait laid. «Ce que demande le pays, écrivait le duc de Broglie à M. Guizot, c'est qu'on en finisse et qu'on ne le tracasse plus... Il y a quelque chose de vrai et de judicieux au fond de ce dégoût. Tout s'use à ce jeu-là, les hommes et le pouvoir[249].» Devant cette impuissance, trop de gens oubliaient que la décomposition des partis, bien loin d'être l'application régulière des institutions parlementaires, en était pour ainsi dire le contre-pied, et se prenaient à douter de ces institutions. «On entend, écrivait un ami de la monarchie de 1830, bien des paroles de désenchantement sur le régime représentatif, sur les conséquences de la révolution de Juillet[250].» À mesure que la crise se prolongeait, ce sentiment devenait plus vif, et il s'y mêlait davantage d'inquiétude. C'était une «angoisse universelle», au dire du même témoin. Dans les provinces, se manifestaient plus d'un symptôme d'agitation et de malaise; des bruits sinistres circulaient et trouvaient aussitôt créance. Les préfets déclaraient qu'il fallait en finir. Les gouvernements étrangers nous croyaient à la veille d'une catastrophe[251]. À la Chambre, l'opposition annonçait l'intention de proposer une adresse au Roi, pour le prier de hâter la solution de la crise.
Ainsi pressé, Louis-Philippe prit le parti de s'adresser en même temps à M. Molé et à M. Guizot, demandant à chacun s'il pouvait former un cabinet avec ses amis propres. Dans cette sorte d'enchère, M. Guizot se flattait de l'emporter. «À l'heure qu'il est, disait-il à ses intimes, je suis l'homme d'État que le Roi aime le mieux.» N'avait-il pas sur son rival l'avantage d'être le seul qui se montrât résolu à soutenir les lois de répression et de dotation, si chères à la Couronne? Sans doute, il ne se dissimulait pas l'impopularité d'un ministère exclusivement doctrinaire; mais la violence de l'opposition contre laquelle il lui faudrait lutter, l'incertitude même de la majorité qu'il devrait conquérir et dominer, loin de le faire reculer, intéressaient son courage, et l'œuvre ne lui paraissait pas au dessus des forces de son éloquence. Dès le premier jour, il avait entrevu comme l'issue probable de la crise une combinaison où il serait seul maître, où il pourrait appliquer complétement, avec de grandes batailles dans la Chambre, mais sans embarras dans l'intérieur du cabinet, sa politique de résistance et de reconstitution sociale: cette perspective lui plaisait; elle lui avait fait voir sans regret la rupture avec M. Molé, et l'avait consolé assez vite de n'être pas parvenu à rétablir le ministère du 11 octobre. Si cependant il eût voulu prêter l'oreille autour de lui, il se fût aperçu que, parmi ses partisans, plusieurs redoutaient de le voir arriver au pouvoir dans de telles conditions: il leur paraissait téméraire, en l'état de la Chambre et particulièrement du parti conservateur, de braver la lutte terrible dont cet avénement serait le signal; aussi tâchaient-ils de faire entendre à leur chef que son heure n'était pas venue[252]. Ce n'était pas seulement l'avis de quelques esprits peut-être timides et courts; dans la lettre qu'il écrivait à M. Guizot, le 29 mars, et que nous avons déjà eu occasion de citer, le duc de Broglie, après avoir déclaré qu'il ne donnerait son concours qu'à une reconstitution du ministère du 11 octobre, ajoutait: «Si cette indication n'était pas accueillie, ou si, ce que je regarde comme très-vraisemblable, elle échouait à l'épreuve, je ne conseillerais pas au Roi de former un ministère pris exclusivement ou à peu près dans la nuance d'opinion que vous représentez à la Chambre des députés, mon sentiment étant qu'un nouveau ministère du 22 février 1836 serait moins périlleux pour la monarchie et lui laisserait plus de chances à venir.»
Quand on pensait ainsi même autour de M. Guizot, fallait-il s'étonner que le Roi éprouvât de son côté quelque hésitation à prendre un ministère dont la formation eût provoqué un combat si violent et si incertain? Sans doute, il lui coûtait de renoncer au seul homme d'État résolu à défendre des lois qui lui tenaient fort à cœur, notamment celle sur l'apanage[253]; mais il était accoutumé à faire plier ses préférences devant ce qui lui apparaissait comme une nécessité politique. Plein d'estime pour le talent et le caractère de M. Guizot, au fond aussi convaincu que lui de la nécessité de résister à la révolution, il ne goûtait pas toujours la solennité un peu hautaine de certaines de ses formules. Il avait une nature d'esprit fort différente de celle du ministre doctrinaire, croyait moins que lui, en politique, aux principes, plus que lui aux expédients, et était porté à tourner les obstacles au lieu de les aborder de front. Tout en regrettant l'impopularité d'un aussi éminent serviteur, il la trouvait gênante, compromettante, à ce point qu'en octobre 1832, cette seule raison le lui avait d'abord fait écarter du cabinet alors en formation. D'ailleurs, si, avec un ministère Molé, il lui fallait abandonner les projets de loi, ce sacrifice n'était pas sans compensation. En face d'un cabinet où ne siégerait plus aucun des «grands vassaux du gouvernement représentatif[254]», et qui aurait sa principale raison de naître et de durer dans l'initiative royale, ne serait-il pas assuré de ne plus voir son action personnelle entravée et éclipsée, comme il se plaignait qu'elle l'eût trop souvent été depuis 1830?
Un incident permit bientôt d'augurer de quel côté se porterait le choix du Roi. M. Guizot et M. Molé désiraient tous deux avoir M. de Montalivet dans leur combinaison: non que la clientèle parlementaire de l'honorable intendant de la liste civile fût considérable; mais sa présence leur paraissait une garantie réelle et un signe public de la préférence royale. Ainsi sollicité par les deux concurrents, M. de Montalivet leur opposait un double refus: d'une part, il n'aimait guère les doctrinaires, ne croyait pas la majorité disposée en ce moment à les suivre, et se souvenait que M. Guizot n'avait pas voulu de lui naguère comme ministre de l'intérieur; d'autre part, il ne croyait pas à la force et à la durée d'un ministère qui laisserait dans l'opposition les deux grands orateurs de la Chambre. Le Roi se chargea de lever ce dernier scrupule; il eut recours à M. Thiers, qui, par désir de faire échec à M. Guizot, consentit à assurer M. de Montalivet qu'il n'avait nulle intention de refuser son appui à un cabinet présidé par M. Molé. Aussi, quand M. Guizot vint apporter une liste ministérielle composée uniquement de ses amis, et où figuraient entre autres MM. Duchâtel, de Rémusat, le général Bugeaud, le Roi l'arrêta à ce dernier nom: «C'est trop hasardeux, je ne peux pas, je n'ose pas.—Je le comprends, Sire, répondit M. Guizot; le Roi trouvera des moyens moins compromettants.» Tout en laissant voir sa perplexité et ses répugnances, Louis-Philippe s'appliqua à se montrer très-bienveillant. «Assurément, mon cher Guizot, dit-il, vous êtes mon homme de prédilection, et je donnerais tout au monde pour vous voir à la tête de mon gouvernement. Mais vous êtes malheureusement si impopulaire que votre présence au pouvoir serait le signal d'une crise. Mieux vaut laisser passer la bourrasque et vous réserver pour un temps meilleur. Il est bien clair que le ministère que je forme ne pourra pas durer longtemps. Nous nous retrouverons après[255].» Deux jours plus tard, le 15 avril, le Moniteur faisait connaître la composition du ministère que M. Molé avait fait accepter au Roi. MM. Barthe, de Montalivet, Lacave-Laplagne et de Salvandy remplaçaient aux départements de la justice, de l'intérieur, des finances et de l'instruction publique, MM. Persil, de Gasparin, Duchâtel et Guizot. M. de Rémusat, sous-secrétaire d'État, suivait aussi son ministre dans sa retraite. Le général Bernard, l'amiral de Rosamel et M. Martin du Nord gardaient leurs portefeuilles. Par une dérogation remarquée au commun usage, les ordonnances, contre-signées par M. Molé, ne faisaient pas mention de la démission des ministres remplacés; ceux-ci étaient traités comme des fonctionnaires révoqués. Faut-il voir là un signe de l'animosité à laquelle en étaient venues les deux fractions de l'ancien ministère?
Quel que fût le mérite des personnages auxquels M. Molé avait fait appel, on ne pouvait se flatter d'y trouver la compensation de la perte d'hommes tels que M. de Rémusat, M. Duchâtel et surtout M. Guizot. Il y avait diminution évidente de talent, d'autorité et d'éclat. Quant à la signification politique du changement opéré, il eût été difficile de la deviner à la seule inspection des noms conservés ou ajoutés, et de préciser en quoi le ministère transformé allait différer du précédent; on y eût plutôt vu toutes les raisons qu'il avait de lui ressembler: d'abord, quatre des anciens ministres étaient demeurés, dont le président du conseil; ensuite, parmi les nouveaux, M. de Salvandy venait d'être le rapporteur et le défenseur ardent du projet sur la disjonction; M. Lacave-Laplagne passait pour avoir été jusqu'alors l'ami des doctrinaires; M. Barthe avait été collègue de Casimir Périer et membre du cabinet du 11 octobre; quant à M. de Montalivet, on le regardait avant tout comme l'homme du Roi. Prétendait-on du moins que les nouveaux venus dans le cabinet étaient, nous ne dirons pas les chefs, mais les représentants, les hommes de confiance d'une majorité? Personne n'eût su dire où et quand cette majorité s'était manifestée. On était donc hors des règles habituelles du gouvernement représentatif. Il ne pouvait y avoir qu'une explication et qu'une excuse à la nouvelle combinaison, c'était que tout autre ministère plus fort, plus éclatant et plus parlementaire, se fût trouvé impossible.
Les faits que nous avons rapportés semblent établir, en effet, qu'il en était ainsi. Mais, à entendre certaines gens, de ceux surtout qui voudront plus tard justifier la coalition, cette impossibilité aurait été l'œuvre préméditée et machiavélique du Roi; par préoccupation de son pouvoir personnel, Louis-Philippe aurait voulu dès le premier jour et persévéramment préparer le résultat auquel il avait ainsi abouti après tant de détours; c'est lui qui, pour exclure toute autre combinaison, aurait soufflé la division entre les hommes considérables du Parlement, entre MM. de Broglie, Guizot, Thiers, Molé; c'est lui qui aurait fait durer la dernière crise, pour que la lassitude, le dégoût et la nécessité d'en finir amenassent le public à subir une solution contre laquelle il eût protesté au début. Ce reproche est injuste. Que, par des raisons déjà dites, les secrètes complaisances du Roi l'aient, dès l'abord, incliné vers la combinaison à laquelle il s'est arrêté le 15 avril; que la perspective de ce dénoûment l'ait consolé de l'échec des autres démarches; que, même, dans cet imbroglio confus où tout le monde semblait tâtonner à l'aveugle, il ait seul prévu, et prévu sans déplaisir que les divisions et l'impuissance des partis auraient, à la longue, pour effet d'imposer ou du moins de permettre un tel ministère: nous l'admettons volontiers[256]. Mais il n'en résulte pas que le Roi ait été l'auteur de ces divisions et de cette impuissance: il n'avait eu qu'à les constater; elles ne s'étaient, hélas! que trop manifestées d'elles-mêmes. Avant de recourir à la solution qu'il préférait, Louis-Philippe n'avait-il pas loyalement mis en demeure tous les hommes importants de lui présenter un cabinet en possession d'une majorité? Bien plus, ne les avait-il pas poussés à s'unir pour refaire celui du 11 octobre? Si toutes ces tentatives ont échoué, si, par l'effet de ces échecs, le Roi s'est trouvé, en fin de compte, acculé entre un cabinet purement doctrinaire que des amis de M. Guizot, eux-mêmes, jugeaient périlleux, et le ministère en effet peu parlementaire de M. Molé, la faute en était donc surtout à la Chambre et à ses meneurs. Seulement, ce ministère rendu possible, nécessaire peut-être, par l'inconsistance et la dislocation des partis, par la discorde jalouse de leurs chefs naturels, ne se croira-t-il pas intéressé à les faire durer? L'avenir montrera que là était le danger de cette combinaison.
CHAPITRE IV
L'AMNISTIE ET LE MARIAGE DU DUC D'ORLÉANS.
(1837.)
I. Le nouveau ministère ne paraît pas viable. Sa déclaration. Ce qu'il fait des projets de loi attaqués. Débat sur les fonds secrets. M. Guizot et M. Odilon Barrot. M. Thiers protége M. Molé. Lois d'affaires. Mauvaise situation du ministère et de la Chambre.—II. Négociations pour le mariage du duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. Intervention du roi de Prusse. La princesse Hélène. Le blocus matrimonial est forcé.—III. L'amnistie. Accueil fait à cette mesure. L'église Saint-Germain l'Auxerrois est rendue au culte.—IV. Arrivée de la princesse Hélène en France. Le mariage à Fontainebleau. Les fêtes de Paris. Inauguration du musée de Versailles.—V. Caractère de ces fêtes. Impression d'apaisement et de confiance. Témoignages contemporains. Satisfaction de M. Molé et du Roi.—VI. M. Molé obtient du Roi la dissolution de la Chambre. La bataille électorale. Les républicains et la gauche. Les légitimistes. Attitude peu nette du ministère. On lui reproche de jouer double jeu. Résultats du scrutin. M. Molé n'a pas atteint son but.
I
Lorsque le Moniteur fit connaître, le 15 avril 1837, la composition du nouveau cabinet, chacun se récria sur la témérité de M. Molé. Où était son parti dans les Chambres? Parmi ses collègues, aucun orateur de haut vol. Les journaux de pure gauche, comme le National, ou ceux de nuance doctrinaire, comme la Paix, le Journal général et le Journal de Paris, se montraient nettement hostiles; le Journal des Débats et la Presse gardaient un silence peu rassurant; les plus favorables, le Constitutionnel, le Temps, le Journal du Commerce, se bornaient à dire qu'après tout on était débarrassé de M. Guizot et de ses amis, mais ne voyaient là qu'une combinaison «provisoire». Le «petit ministère»,—c'est ainsi qu'on l'appelait,—était déclaré non viable par les docteurs. Tout au plus consentaient-ils à y voir une administration de transition à laquelle ils accordaient seulement quelques mois ou même quelques heures de durée. C'était à qui rappellerait le ridicule épisode du «ministère des trois jours». Du reste, chez tous, plus de dédain que de colère[257]. Les doctrinaires ne tarissaient pas en épigrammes hautaines, et M. Thiers, qui avait cependant aidé ce cabinet à naître, le comparait plaisamment à ces oncles qu'on ménage parce que l'on compte sur leur prochaine succession.
Il ne fallait pas s'attendre que M. Molé se résignât à faire une si petite figure. Mais comment la grandir? Après s'être élevé grâce à la désorganisation des cadres de l'ancienne majorité, parviendrait-il à organiser une majorité nouvelle à son profit? La première condition était d'avoir un programme bien net et de l'imposer avec autorité, de savoir ce qu'on voulait, de le vouloir avec fermeté et de proclamer cette volonté bien haut. Or tel ne paraissait pas être le cas du nouveau cabinet, à en juger par la déclaration que le président du conseil apporta à la Chambre, le 18 avril. Elle s'étendait, avec quelque complaisance, sur l'annonce du mariage du duc d'Orléans qui venait en effet d'être heureusement décidé. Mais, en fait de programme, rien que quelques généralités sur «l'accord de la monarchie et de la liberté», sur «la politique ferme et modérée qui, depuis sept ans, avait sauvé la France». «Nous ne sommes point des hommes nouveaux, ajoutait le ministre; tous nous avons participé à la lutte. Vous savez qui nous sommes, et notre passé vous est un gage de notre avenir. Nous ne vous présenterons pas d'autre programme; nos actes vous témoigneront assez de nos intentions.» Ce laconisme évasif ne laissa pas que de désappointer la Chambre et de provoquer quelques murmures. Sur un seul point, M. Molé apportait une indication un peu précise: après avoir annoncé le dépôt d'un projet de dotation pour le duc d'Orléans, il faisait connaître l'«ajournement» de la proposition tendant à constituer l'apanage du duc de Nemours. «Le Roi, disait-il, n'a pas voulu que les Chambres eussent à pourvoir en même temps à la dotation de ses deux fils.» Des autres lois pénales sur la déportation et la non-révélation, il n'était soufflé mot. Interrogés aussitôt à ce sujet, dans la Chambre des pairs, les ministres se dérobèrent. On soupçonnait bien qu'ils avaient résolu in petto de laisser tomber ces projets, en ne demandant pas leur mise à l'ordre du jour; mais ils semblaient ne pas oser le dire nettement et tout haut. Plus d'une fois, cette interrogation leur fut renouvelée, et toujours ils usèrent des mêmes défaites, si bien qu'à la fin de la session, au mois de juin, un doctrinaire, le comte Jaubert, pouvait encore les interpeller sur le point de savoir si, oui ou non, ils entendaient retirer ces lois. On comprend que M. Molé et ceux de ses collègues qui avaient fait partie avec lui de l'administration précédente, fussent gênés pour annoncer l'abandon de projets que, quelques semaines auparavant, ils avaient proposés comme nécessaires au salut de la monarchie et de la société. Mais leur silence embarrassé n'était pas fait pour en imposer. Ce retrait par prétérition semblait le signe, non d'une direction nouvelle imprimée, après réflexion, par un ministre résolu, mais de la faiblesse d'un gouvernement indécis, se laissant aller, au jour le jour, à une politique qu'il subissait malgré lui, sans oser l'avouer ni la définir, sans même savoir bien d'avance jusqu'où il la suivrait.
L'apanage du duc de Nemours une fois abandonné, les dotations du prince royal et de la reine des Belges furent votées sans grande difficulté. Sur le désir du duc d'Orléans, le projet laissait en blanc le chiffre de sa dotation: la commission proposa deux millions, plus un million une fois payé pour frais d'établissement: le douaire de la princesse était fixé à 300,000 francs. Ces chiffres furent adoptés par 307 voix contre 49. La dotation de la reine des Belges fut un peu plus contestée. M. de Montalivet saisit cette occasion pour faire justice, avec des faits et des chiffres, de tous les mensonges répandus sur la liste civile et le domaine privé. Mis personnellement en cause, M. de Cormenin déclina piteusement la lutte: il lui était plus commode de s'embusquer dans un pamphlet que d'affronter un débat contradictoire. Cette seconde loi fut votée par 239 voix contre 140. Le chiffre relativement élevé de la minorité prouve combien les préventions étaient fortes en ces matières, même chez des députés dont beaucoup ne se fussent pas, sans protestation, laissé traiter d'adversaires de la monarchie. Les ministres sentaient du reste ces préventions si vivaces, qu'un peu plus tard, au mois d'octobre, lors du mariage de la princesse Marie avec le duc de Wurtemberg, ils ne dissimulèrent pas au Roi l'embarras qu'ils éprouveraient à demander une dot aux Chambres. Informée de ces objections, la princesse déclara fièrement «qu'elle ne voulait pas être discutée à la tribune», et Louis-Philippe, bien que péniblement surpris de ce qui lui paraissait une défaillance de son cabinet, n'insista pas et paya la dot de sa bourse. «Que le ministère fasse bien les affaires du pays, dit-il, le reste sera bientôt oublié.» Hélas! moins de quinze mois après, cette jeune princesse d'un esprit si vif, si original, si généreux, ardente à toutes les grandes et belles choses, ornée des dons les plus rares, marquée du signe privilégié qui distingue les artistes, devenue à la fois célèbre et populaire par sa charmante statue de Jeanne d'Arc, s'éteignait à Pise des suites d'une maladie de poitrine; elle n'avait que vingt-cinq ans.
Le vote des lois de dotation n'avait pas fait connaître si le nouveau ministère possédait la majorité dans le Parlement. Il importait que cette question fût résolue sans retard. La Chambre se trouvait saisie d'une loi de crédit pour les dépenses secrètes de la police, présentée le 15 mars, par l'administration précédente. L'usage était de considérer la discussion et le vote de ce genre de lois comme l'épreuve de la confiance inspirée par le ministère. La commission, nommée avant la reconstitution du cabinet, était composée en majorité de doctrinaires; dans le rapport, déposé le 25 avril, M. Duvergier de Hauranne, tout en concluant au vote du crédit, s'appliqua à être embarrassant et désagréable pour M. Molé; il lui souhaitait, en des termes où la malice et la méfiance n'étaient que trop visibles, «l'esprit de suite et de fermeté sans lequel il est impossible de gouverner aujourd'hui», exprimait l'espérance qu'il continuerait fidèlement la politique du 13 mars et du 11 octobre, et ne lui promettait d'appui qu'à ces conditions[258].
À peine le débat s'ouvre-t-il, le 2 mai, en séance publique, que, de toutes parts, de gauche comme de droite, par MM. Havin et Salverte, comme par MM. Roul et Jaubert, le ministère est mis en demeure de déclarer, sans ambiguïté et sans réticence, quelle est sa politique. «Deux fractions de cette Chambre, dit un conservateur, M. A. Giraud, deux camps, si je puis m'exprimer ainsi, sont en présence. Où plantez-vous votre drapeau? Essayez-vous de vous glisser entre ces deux parties de la Chambre? Je dis que vous tentez l'impossible... Que votre allure soit franche, décidée. Car toutes ces oscillations, ces tâtonnements ne peuvent entraîner, je le dis à regret, que le dédain et la pitié.» M. Molé fait une réponse brève et vague; il voudrait, selon l'expression du Journal des Débats, «sinon plaire à tout le monde, du moins déplaire à peu de personnes». «Le véritable esprit de gouvernement, déclare-t-il, consiste à aborder les circonstances telles qu'elles se présentent, avec l'esprit libre de toute préoccupation du passé... Ainsi, ce que nous pouvons dire, c'est que nous gouvernerons selon nos convictions. Nous n'admettons pas d'autre programme.» M. de Montalivet n'ajoute rien à ces déclarations, en proclamant que toute politique «doit être empreinte de l'esprit de résistance et de l'esprit de conciliation».
Alors intervient M. Guizot. Un deuil récent ajoute encore à l'émotion grave et austère de sa voix, de son geste et de sa physionomie: son fils aîné, jeune homme plein d'avenir, vient de lui être enlevé par une pleurésie, à l'âge de vingt-deux ans. Dès le début de son discours, il rencontre l'occasion de faire à cette perte une allusion qui remue profondément l'assemblée. «J'ai pris, dit-il, et quitté le pouvoir déjà plusieurs fois en ma vie, et je suis, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique. Je n'y mets d'intérêt que l'intérêt public... Vous pouvez m'en croire, Messieurs; il a plu à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l'âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal.» Dans la dissolution du dernier cabinet, il s'attache à faire voir autre chose et plus qu'une question de personnes; il y montre le conflit de deux politiques opposées: l'une, la sienne, qui, en dépit de l'échec de la loi de disjonction et des menaces contre la loi d'apanage, voulait tenir bon et continuer le système de résistance suivi depuis six ans; l'autre hésitante, portée au relâchement et aux concessions. À propos des reproches de tendances aristocratiques dont la loi d'apanage a été le prétexte, il se proclame partisan décidé de la prépondérance des classes moyennes, et célèbre magnifiquement leur victoire et leur règne. La fermeté lui paraît commandée par la persistance de l'esprit révolutionnaire. «Regardez, dit-il, aux classes où dominent les intérêts conservateurs. Qu'observons-nous tous les jours? On ne rencontre trop souvent, dans ces classes mêmes, qu'une intelligence incomplète des conditions de l'ordre social et du gouvernement; là encore, dominent un grand nombre de préjugés, d'instincts de méfiance pour le pouvoir, d'aversion contre toute supériorité. Ce sont là des instincts véritablement anarchiques, véritablement antisociaux. Qu'observons-nous encore tous les jours? Un grand défaut de prévoyance politique, le besoin d'être averti par un danger imminent, par un mal pressant; si ce mal n'existe pas, si ce danger ne nous menace pas, la sagacité, la prévoyance politique s'évanouissent, et l'on retombe en proie à ces préjugés qui empêchent l'affermissement régulier du gouvernement et de l'ordre public.» Considérant ensuite, toujours de haut, «les classes qui vivent de salaires et de travail», l'orateur y signale un «mal plus grand» encore, «les ravages que font tous les jours, dans ces classes, les exemples si séducteurs et encore si récents des succès et des fortunes amenés par les révolutions», «l'absurdité des idées répandues sur l'organisation sociale..., l'inconcevable légèreté et l'épouvantable énergie avec lesquelles ces classes s'en occupent», le «relâchement des freins religieux et moraux». Ce même esprit révolutionnaire, M. Guizot le retrouve fermentant partout, en Angleterre, en Espagne, en Portugal. «Eh bien, s'écrie-t-il, en présence de tels faits, comment ne verriez-vous pas que l'esprit révolutionnaire n'est pas chez nous un hôte accidentel, passager, qui s'en ira demain, auquel vous avez quelques batailles à livrer, mais avec lequel vous en aurez bientôt fini! Non, Messieurs, c'est un mal prolongé et très-lent, jusqu'à un certain point permanent, contre lequel la nécessité de votre gouvernement est de lutter toujours. Le gouvernement, dans l'état actuel de la société, n'a pas la permission de se reposer, de s'endormir à côté du gouvernail... Messieurs, la mission des gouvernements n'est pas laissée à leur choix, elle est réglée en haut... (bruits à gauche), en haut! Il n'est au pouvoir de personne de l'abaisser, de la rétrécir, de la réduire. C'est la Providence qui détermine à quelle hauteur et dans quelle étendue se passent les affaires d'un grand peuple. Il faut absolument monter à cette hauteur et embrasser toute cette étendue pour y suffire. Aujourd'hui, plus que jamais, il n'est pas permis, il n'est pas possible aux gouvernements de se faire petits.»
M. Molé ne croit pas pouvoir suivre l'orateur doctrinaire dans les régions élevées où il s'est complu. Sa réponse est courte. Comme effrayé d'accepter l'opposition des deux politiques telle que l'a développée M. Guizot, il ne veut voir, dans la récente crise, qu'une question personnelle: c'est à peine si, à la fin de ses observations, il esquisse vaguement le plan d'une politique de détente. «Notre système, dit-il, est de considérer aujourd'hui la France comme fatiguée de ses agitations passées. De vieux partis s'agitent encore, mais, tous les jours, leurs rangs sont plus désertés... Nous ne faisons à personne la guerre pour la guerre; au contraire, nous tendons la main à tous ceux qui viennent à nous sincèrement... Nous aimons mieux calmer les passions que d'avoir à les vaincre. Mais, si le mal relevait audacieusement la tête, nous saurions prouver que le monopole de l'énergie n'appartient à personne.»
C'est M. Odilon Barrot qui, se plaçant en face de M. Guizot, relève le gant que le ministère n'a pas ramassé. Dans un discours étendu, un peu vide, mais non sans une certaine ampleur éloquente, il attaque de front la politique de résistance, et accuse l'orateur doctrinaire de vouloir faire de la classe moyenne une sorte de nouvelle aristocratie. «Vous voulez fonder un système exclusif qui ne tendrait à rien moins qu'à diviser la France en castes ennemies. La classe moyenne repousse ce funeste présent, ce monopole de la victoire. Vous oubliez donc que toutes les victoires de notre révolution ont été gagnées par tout le monde; vous oubliez que le sang qui a coulé, au dedans ou au dehors, pour l'indépendance ou pour la liberté de la France, est le sang de tout le monde.» Entre temps, le chef de la gauche reproche au ministère ses équivoques. Si vous voulez changer la politique du 6 septembre, lui dit-il, il faut le déclarer, ce que vous n'avez pas encore fait. Si vous voulez la continuer, «faites place à des hommes politiques qui représentent ces idées plus éminemment aux yeux du pays». En effet, ajoute-t-il, faisant allusion au discours de M. Guizot, ces idées «ont d'autres représentants que vous; et vous devez bien le sentir, alors que ces idées sont formulées avec hauteur, avec netteté; vous devez reconnaître et la parole et le bras du maître».
Le ministère va-t-il donc enfin s'expliquer, prendre position, dire en quoi il diffère de l'orateur doctrinaire, en quoi il refuse de suivre le chef de la gauche? Non, il reste modeste et silencieux spectateur de cette lutte. C'est M. Guizot qui remonte à la tribune. Dans une longue réplique, où il s'élève plus haut encore que dans son premier discours, il réfute M. Barrot. «J'ai parlé, dit-il, de la nécessité de constituer et d'organiser la classe moyenne. Ai-je assigné des limites à cette classe? M'avez-vous entendu dire où elle commençait et où elle finissait? Je m'en suis soigneusement abstenu... j'ai simplement exprimé ce fait général qu'il existe, au sein d'un grand pays comme la France, une classe qui n'est pas vouée au travail manuel, qui ne vit pas de salaires, qui a, dans sa pensée et dans sa vie, de la liberté et du loisir, qui peut consacrer une partie considérable de son temps et de ses facultés aux affaires publiques. Lorsque, par le cours du temps, cette limite naturelle de la capacité politique se sera déplacée, lorsque les lumières, les progrès de la richesse, toutes les causes qui changent l'état de la société auront rendu un plus grand nombre d'hommes capables d'exercer, avec bon sens et indépendance, le pouvoir politique, alors la limite légale changera. C'est la perfection de notre gouvernement que les droits politiques, limités à ceux qui sont capables de les exercer, peuvent s'étendre à mesure que la capacité s'étend; et telle est en même temps l'admirable vertu de ce gouvernement, qu'il provoque sans cesse l'extension de cette capacité, qu'il va semant, de tous côtés, les lumières, l'intelligence, l'indépendance; en sorte qu'au moment même où il assigne aux droits politiques une limite, à ce moment même, il travaille à déplacer cette limite, à la reculer et à élever ainsi la nation entière.» M. Guizot proteste donc qu'il n'a voulu «rien faire qui ressemblât aux anciennes aristocraties». Mais, en même temps, il «maintient que le moment est venu de repousser aussi ces vieilles idées révolutionnaires, ces absurdes préjugés d'égalité absolue des droits politiques qui ont été, partout où ils ont dominé, la mort de la vraie justice et de la liberté». Puis il ajoute: «Ce qui perd la démocratie dans tous les pays où elle a été perdue, c'est précisément qu'elle ne sait pas avoir le sentiment vrai de la dignité humaine...; c'est qu'elle n'a su admettre aucune organisation hiérarchique de la société; c'est que la liberté ne lui a pas suffi; elle a voulu le nivellement. Voilà pourquoi la démocratie a péri.» Sans doute l'orateur veut que «partout où il y aura capacité, vertu, travail, la démocratie puisse s'élever aux plus hautes fonctions de l'État». C'est ce qui existe. «Nous avons tous, presque tous, s'écrie-t-il, conquis nos grades à la sueur de notre front et sur le champ de bataille... Voilà la vraie liberté, la liberté féconde, au lieu de cette démocratie envieuse, jalouse, inquiète, tracassière, qui veut tout abaisser à son niveau, qui n'est pas contente si elle voit une tête dépasser les autres têtes. À Dieu ne plaise que mon pays demeure longtemps atteint d'une si douloureuse maladie!... Messieurs, on ne tombe jamais que du côté où l'on penche. Je ne veux pas que mon pays penche de ce côté, et toutes les fois que je le vois pencher, je me hâte de l'avertir. Voilà, Messieurs, mon système, ma politique... Rien ne m'en fera dévier. J'y ai risqué ce que l'on peut avoir de plus cher dans la vie politique, j'y ai risqué la popularité. Elle ne m'a pas été inconnue. Vous vous rappelez, Messieurs, l'honorable M. Barrot peut se rappeler un temps où nous servions ensemble, où nous combattions sous le même drapeau. Dans ce temps-là, il peut s'en souvenir, j'étais populaire, populaire comme lui; j'ai vu les applaudissements populaires venir souvent au-devant de moi; j'en jouissais beaucoup, beaucoup; c'était une belle et douce émotion: j'y ai renoncé... j'y ai renoncé. Je sais que cette popularité-là ne s'attache pas aux idées que je défends aujourd'hui, à la politique que je maintiens; mais je sais aussi qu'il y a une autre popularité: c'est la confiance qu'on inspire à ces intérêts conservateurs que je regarde comme le fondement sur lequel la société repose. Eh bien! c'est celle-là, à la place de cette autre popularité séduisante et charmante, c'est celle-là que j'ai ambitionnée depuis... Voilà à quelle cause je me suis dévoué; voilà quelle confiance je cherche. Celle-là, je puis en répondre, me consolera de tout le reste, et je n'envierai à personne une autre popularité, quelque douce qu'elle puisse être.» À cette magnifique péroraison, que M. Guizot débite d'une voix pénétrante, le geste superbe et le visage comme rayonnant, des acclamations enthousiastes éclatent sur les bancs de l'ancienne majorité. Celle-ci est tout émue et fière de voir ainsi anoblir son passé, sa cause, ses sentiments, de se reconnaître dans une image qui l'élève à ses yeux[259]. Deux cent six députés se réunissent pour demander à M. Guizot l'autorisation de faire réimprimer à part ses deux discours et de les répandre dans leurs départements; plus de trente mille exemplaires en sont aussitôt distribués. Il n'est pas jusqu'aux membres de la gauche qui, ne voyant plus en l'orateur un ministre à renverser, ne se laissent aller à goûter, en spectateurs, le plaisir de cette grande scène d'éloquence, et ne sachent gré à l'orateur de l'honneur que son talent fait rejaillir sur l'assemblée entière.
L'éclat de ce succès a rejeté à ce point dans l'ombre les ministres qu'on les croit perdus. Au sortir de la séance, M. Thiers prend par le bras M. Vitet, ami de M. Guizot: «Ceci, lui dit-il, change bien la question; si vous le voulez, je suis prêt: demain, nous renversons le cabinet.» Cette ouverture est accueillie avec joie par les plus ardents des doctrinaires, et ils croient l'heure de la vengeance déjà sonnée. Mais, d'une part, M. Guizot ne songe pas à aller si vite: il se contente de jouir de son triomphe oratoire; il croit avoir blessé à mort le cabinet; à quoi bon se compromettre et effaroucher les timides, en voulant faire plus pour le moment? Aussi persiste-t-il dans sa résolution de voter les crédits. D'autre part, M. Thiers rencontre des avis fort divergents chez ses amis; beaucoup craignent qu'une crise, en ce moment, ne profite aux seuls doctrinaires. Des régions ministérielles où l'inquiétude est grande, on rappelle au chef du centre gauche les promesses qu'il a faites au Roi et à M. de Montalivet; on lui donne à entendre que M. Molé, fatigué, lui cédera bientôt la place.
Le lendemain, quand M. Thiers paraît à la tribune, le silence de tous révèle une attente anxieuse. Dès les premiers mots, on aperçoit qu'il s'est décidé à sauver le ministère. Son discours est d'inspiration moins haute que ceux de M. Guizot, mais il est habile, incisif et bien fait pour détruire tout doucement l'effet produit par l'orateur doctrinaire. Sans contredire de front la thèse de ce dernier sur la «classe moyenne», M. Thiers insinue que cette expression ne sied pas mieux que celle de «peuple» dont abusent les démocrates: mieux vaut, dans les deux cas, ne parler que de la «nation». Il ne répudie pas la politique de résistance et de combat suivie pendant six ans: «Elle a eu, dit-il, son à-propos dans nos jours de danger»; mais elle ne l'a plus maintenant: à preuve, le rejet de la loi de disjonction. Il en faut conclure que le moment est venu de calmer le pays, de concilier au gouvernement la partie modérée de l'opposition; le péril n'est plus dans les émeutes, il est dans les mauvaises élections que provoquerait une politique irritante. La péroraison fait grand effet: s'emparant d'une phrase de M. O. Barrot qui avait dit la veille à M. Guizot: «J'appelle de tous mes vœux l'épreuve de votre système», M. Thiers dit, à son tour, de cette politique doctrinaire: «Si elle m'a reproché les ménagements que la politique du 22 février avait obtenus de l'honorable M. Odilon Barrot, elle a obtenu hier de l'opposition un mot, à mon avis, bien grave. L'opposition lui a dit: Je vous souhaite. Eh bien, non par des motifs personnels, car si l'ambition était chez moi supérieure aux convictions, je serais aujourd'hui ministre, mais dans la profonde conviction que je sers bien mon pays, je lui dis: Moi, je ne vous souhaite pas, et je donne ma boule blanche au cabinet du 15 avril. Je dis enfin à cette politique qu'elle n'a plus son à-propos; elle l'aurait eu peut-être dans les jours de nos dangers. Aujourd'hui, comme heureusement il n'est donné à personne de faire renaître ces dangers, je dis que cet à-propos, elle ne l'a plus. Non pas que, dans cette Chambre, il y ait de l'exclusion pour les personnes; non, les personnes peuvent venir, elles auraient peut-être la majorité; mais je n'ajoute qu'un mot: les personnes sans les choses.»
Le vote des crédits est dès lors assuré. Ils sont adoptés, le 6 mai, par 250 voix contre 112. De cette discussion qui s'est prolongée pendant quatre jours, les ministres sortent, la vie sauve, mais diminués et humiliés. Il a été trop visible que, selon l'expression de M. Odilon Barrot, «tout s'est passé par-dessus leur tête[260]». Est-ce l'effet d'une indisposition récente[261], est-ce qu'il n'a pas encore pris confiance en soi, mais M. Molé n'a pas donné sa vraie mesure, il n'a pas déployé les ressources qu'il saura trouver, plus tard, dans d'autres débats. Toute sa bonne tenue et sa bonne grâce n'ont pas suffi à masquer une infériorité trop manifeste. Quand il a dit: «Nous tendons la main à tous ceux qui viennent à nous», un ami des doctrinaires a pu lui répondre: «Vous tendez la main à tout le monde; eh bien! depuis le commencement de cette discussion, est-il venu quelqu'un à cette tribune nettement et franchement vous offrir la sienne?» Sans doute, on a voté pour lui, mais en trop grand nombre pour que ce vote ait une signification précise. Il n'a pas été suivi, mais seulement protégé, ménagé, à raison même de sa faiblesse. Chaque chef de groupe ne pouvant prendre le pouvoir pour soi, l'a mieux aimé en ces mains jugées débiles qu'en celles d'un rival redouté et jalousé. Personne ne s'est gêné pour motiver ainsi tout haut son vote, et M. de Lamartine lui-même, le défenseur le plus bienveillant du cabinet, a dit de lui: «Je ne le défends pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il empêche.»
Dans les questions d'affaires qui furent ensuite discutées, le ministère ne retrouva pas l'autorité qui lui avait manqué dans les débats politiques. Deux projets de loi étaient particulièrement importants. Dans l'un, on abordait, pour la première fois, le problème difficile et compliqué entre tous, qui depuis n'a jamais été bien résolu, de la conciliation entre les intérêts opposés du sucre colonial et du sucre indigène; l'autre proposait un système d'ensemble pour l'exécution des chemins de fer français. Les discussions furent incertaines, confuses, en partie stériles, faute d'un gouvernement qui imposât une direction ferme et obéie. Dans le premier cas, on se trouva aboutir, un peu à l'improviste, à une demi-mesure d'une efficacité contestable. Dans le second, l'avortement fut plus manifeste encore, et la France, déjà en retard sur d'autres pays, vit ajourner l'établissement de son réseau ferré[262].
Ce défaut de soumission de la Chambre n'allait pas sans doute jusqu'à une rupture ouverte. Si le ministère n'avait pas de majorité qui fût bien à lui, personne n'en avait contre lui. Ceux mêmes qui dissimulaient le moins leur malveillance étaient plus ironiques et dédaigneux qu'agressifs. Tout en raillant la faiblesse du cabinet, ils ne se sentaient pas eux-mêmes de force à entreprendre une campagne un peu vigoureuse. La Chambre souffrait de cette impuissance générale. Mécontente du gouvernement, elle n'était pas moins mécontente d'elle-même et avait conscience qu'elle fonctionnait mal. En somme, la situation était mauvaise pour tout le monde. La duchesse de Broglie écrivait, le 2 mai 1837, à M. de Barante: «Nous n'avons rarement, peut-être jamais été si mal, parce qu'il n'y a point de vraies difficultés, mais un mal moral qui nous consume. Notre pauvre ministère est bien peu considéré; il existe, c'est sa seule qualité; c'est le contraire de la jument de Roland qui avait toutes les qualités, excepté qu'elle était morte. Puisse-t-il conserver cette existence; car vraiment ces changements continuels nous abîment[263].»
II
M. Molé n'avait donc pas réussi dans les premiers débats de la Chambre. Sa fierté ne pouvait rester sur un tel échec et désirait une prompte revanche. Jugeant impossible de la trouver dans le Parlement, il s'était tout de suite appliqué à la chercher dans le pays lui-même, se disant qu'une fois populaire auprès des électeurs, il aurait raison des députés. Le calcul était d'un homme d'État. Les circonstances lui avaient mis une bonne carte dans son jeu: le mariage du duc d'Orléans. On se rappelle, en effet, que, dans sa première déclaration, il avait pu annoncer l'heureuse issue des négociations engagées, huit mois auparavant, par M. Thiers, pour l'union du prince royal avec la duchesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin.
Ce n'était pas sans difficulté que ce résultat avait été atteint. Bien que le roi de Prusse eût conçu l'idée du mariage et en eût fait son affaire personnelle, l'opposition avait été vive à la cour de Berlin. Elle s'appuyait sur le Czar. Mais le vieux roi n'avait pas faibli. Il était maintenu dans ses fermes dispositions par le ministre de France, M. Bresson. Nous avons eu déjà l'occasion de noter l'influence que ce diplomate s'était acquise sur le gouvernement auprès duquel il se trouvait accrédité. D'un esprit net et ferme, d'un caractère énergique et passionné, non sans ambition, mais sans vaine chimère, sagace dans l'observation et hardi dans l'action, sachant au plus haut degré prendre empire sur les autres, il goûtait les grandes entreprises et était capable d'y réussir. Il avait su s'emparer de l'esprit du prince de Wittgenstein, ami d'enfance et conseiller fort écouté du Roi. Par ce moyen, il arrivait directement à Frédéric-Guillaume, sans passer par les ministres[264]. L'influence de notre représentant fut décisive dans les négociations du mariage, et, dès le 17 février 1837, M. de Metternich écrivait: «Si l'affaire s'arrange, ce sera M. Bresson qui l'aura faite[265].»
Les adversaires du mariage avaient à leur tête une partie même de la maison de Mecklembourg, entre autres le duc régnant de Mecklembourg-Strélitz. Sollicité par ce dernier de faire opposition à l'union projetée, le prince de Wittgenstein exposa, dans une lettre confidentielle, les raisons qui lui semblaient au contraire la justifier. Peu après, un écrit lithographié, qui réfutait avec violence et âcreté les arguments de cette lettre, et qui repoussait une alliance avec les d'Orléans comme une honte pour la famille de Mecklembourg, était glissé nuitamment sous la porte des principaux personnages de la cour. L'émotion et le scandale furent grands dans les hautes régions de la société berlinoise. Frédéric-Guillaume en fut particulièrement courroucé. Sa police eut bientôt découvert que l'auteur du factum était le duc Charles de Mecklembourg-Strélitz, commandant général des grenadiers de la garde prussienne, frère de la feue reine. Bien qu'à ce dernier titre le vieux roi lui fût très-attaché, il ordonna à M. Kamptz, son ministre de la justice, de répondre par un autre mémoire, bientôt répandu dans toutes les cours d'Allemagne. Ce mémoire s'appliquait à atténuer le caractère révolutionnaire de l'événement de Juillet, et faisait ressortir le service que Louis-Philippe avait rendu à la cause de la monarchie et de la paix, en barrant le chemin à la république. Il montrait ensuite, par des exemples nombreux, que des dérogations analogues à la règle stricte de l'hérédité s'étaient produites dans la plupart des maisons régnantes d'Europe, que ces changements avaient été reconnus par les autres États, et des mariages contractés sans scrupule avec ces maisons, notamment par des princesses de Mecklembourg. Et, parmi les dynasties où l'on s'était ainsi écarté de l'hérédité, le mémoire avait soin, par une malice à l'adresse du Czar, de citer à plusieurs reprises celle de Russie. «Qui a jamais demandé compte aux puissances, disait-il, d'avoir reconnu pour souverains légitimes les impératrices Élisabeth et Catherine, les rois Guillaume III et Georges Ier[266]?» C'était certes un résultat inattendu de la cabale antifrançaise que d'avoir amené l'un des chefs de la vieille Europe, l'un des anciens tenants de la Sainte-Alliance, à justifier la révolution de Juillet, tout au moins à en plaider les circonstances atténuantes, et surtout à dire aux pharisiens de la légitimité, héritiers et bénéficiaires pour leur compte de plus d'une usurpation: «Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre!» L'effet fut considérable. Bien que ne circulant que sous le manteau de la cheminée, l'écrit royal était connu dans toutes les cours et dans toutes les chancelleries. «On s'émerveille, écrivait M. Bresson à M. Molé, de voir le gouvernement prussien transformé en champion ou du moins en apologiste de la monarchie de 1830... Ce n'est pas tout à fait ce que me disait hier un homme de beaucoup d'esprit: L'avant-garde russe était, il y a dix-huit mois, à Sarrebruck, et l'avant-garde française est aujourd'hui à Memel;—mais c'est un rapprochement inespéré.»
En s'engageant ainsi, Frédéric-Guillaume savait sans doute quelle irritation il éveillait à Saint-Pétersbourg. Le Czar ne prenait pas patiemment son parti du démenti publiquement donné aux prétentions de prépotence qu'il avait si fastueusement affichées à München-Grætz et à Tœplitz. Aussi s'exprimait-il dans les termes les plus inconvenants sur le roi de Prusse[267]. Mais celui-ci se savait plus ou moins soutenu par le cabinet de Vienne. Sans aller aussi loin que Frédéric-Guillaume, M. de Metternich affectait de se montrer très-favorable au mariage, et son agent près la cour de Schwerin recevait pour instruction d'y aider. «C'est de la Prusse et de l'Autriche, disait le chancelier à l'ambassadeur de France, que vous recevez votre princesse royale; cela vaut mieux que de la tenir du Mecklembourg.» Et il ajoutait: «L'empereur Nicolas n'aurait rien dit de désobligeant, si, averti à temps, j'avais pu lui déclarer que nous nous rangions franchement du côté de la Prusse, et qu'il se trouverait seul en Europe.» M. de Metternich mettait d'autant plus d'empressement à nous témoigner ces bonnes dispositions, qu'il désirait nous faire ainsi oublier son opposition au mariage autrichien, et aussi celle que faisaient au projet du roi de Prusse certains personnages importants de la cour et même de la maison d'Autriche[268].
Les adversaires du mariage avaient aussi cherché à agir sur la jeune duchesse elle-même. On évoquait devant elle les souvenirs terribles, on lui présentait les sombres présages devant lesquels avait fini par faiblir, une année auparavant, le courage de l'archiduchesse Thérèse. Mais Hélène de Mecklembourg avait un cœur et un esprit d'autre trempe. «J'aime mieux, disait-elle, être un an duchesse d'Orléans en France, que de passer ma vie à regarder ici, par la fenêtre, qui entre dans la cour du château.» Ambitieuse, elle l'était, non d'une ambition vulgaire, égoïste,—elle avait pour cela l'âme trop haute, le cœur trop tendre et trop dévoué, et la religion y tenait trop de place,—mais d'une ambition généreuse, prompte à l'enthousiasme et au sacrifice, séduite plus que rebutée par la part de risques et de périls qui est le lot des grandes destinées. «Le bonheur,—dit son biographe qui l'a si bien connue et a fait d'elle un si touchant et si fidèle portrait,—ne consistait pas, à ses yeux, dans la possession tranquille de tous les biens de ce monde, mais dans l'emploi de toutes les facultés les plus nobles de l'âme et de l'intelligence, dans l'accomplissement d'une belle, grande et importante tâche[269].» Le duc d'Orléans l'avait devinée quand, dans une lettre adressée à M. Bresson, mais en réalité destinée à la jeune princesse, il exposait lui-même, avec une loyauté chevaleresque, toutes les objections que la sollicitude de la famille de Mecklembourg pouvait élever contre ce mariage. «J'ai puisé dans cette lettre, disait la princesse, des forces pour marcher au-devant de toutes les difficultés que je puis prévoir.» D'ailleurs, d'esprit et surtout de cœur, elle était et aimait à se dire «libérale». Quand elle n'avait encore que seize ans, du fond de sa solitude de Doberan, elle s'était prise d'une ardente sympathie pour la France de 1830, et, depuis lors, ne s'en était pas détachée. Peut-être même, par entraînement d'imagination et chaleur de sentiment, plus encore que par erreur d'intelligence, ne se tenait-elle pas assez en garde contre certaines illusions, perdait-elle de vue certains périls, ne comprenait-elle pas la nécessité de certaines limites[270]. Toutes ces raisons, sans parler même de ce qui avait dû lui être rapporté des avantages personnels du prince, l'avaient disposée, dès le premier jour, à accueillir favorablement la proposition qui lui avait été faite, et, depuis lors, soutenue du reste par sa belle-mère, elle ne s'était pas un moment laissé ébranler dans sa résolution.
Toutes les résistances étaient donc vaincues. M. Bresson put faire la demande officielle: on signa le contrat de mariage, le 5 avril, et, quelques jours après, l'événement fut officiellement annoncé. Sans doute, à n'envisager les choses qu'au point de vue politique, et si l'on ne tenait point compte des mérites personnels de la princesse, ce mariage avait moins d'éclat que celui qui avait été tenté l'année précédente. Entre les deux, il y avait toute la distance de la maison d'Autriche à celle de Mecklembourg. À Vienne, on parlait, non sans quelque nuance de dédain, de la «princesse anodine[271]». La fiancée avait de plus le grave inconvénient d'être protestante: un mariage mixte était une nouveauté sans précédent pour un prince destiné au trône de France, nouveauté qui plaisait, par certains côtés et non par les meilleurs, aux libéraux de l'époque, mais qui étonnait et choquait d'autres parties de la nation. Malgré tout, cependant, c'était un mariage royal; pour n'être pas d'une des grandes familles régnantes, la princesse leur était apparentée. D'ailleurs, les résistances mêmes opposées à cette union, l'intervention des cours du continent dans les négociations préliminaires, donnaient à cet événement une importance politique qu'il n'aurait peut-être pas eue par lui seul. Le «blocus matrimonial» était définitivement forcé.
III
Le mariage une fois décidé, M. Molé voulut en faire une sorte de fête à la fois royale et nationale, qui ajoutât au prestige de la monarchie, au crédit et à la popularité du ministère, et fût, dans le pays, le point de départ d'une ère d'apaisement, de détente et de rapprochement. Ne lui serait-ce pas une manière d'inaugurer et de montrer en pratique cette politique nouvelle qu'il n'avait pas su ou osé définir nettement devant la Chambre?
Le président du conseil ne négligea rien pour préparer l'effet qu'il voulait produire. Tout d'abord, par ordonnance rendue le 8 mai, quelques jours après la discussion des fonds secrets, amnistie fut accordée «à tous les individus détenus pour crimes ou délits politiques», avec ces seules réserves que la mise en surveillance était maintenue à l'égard des condamnés à des peines afflictives et infamantes, et que la peine prononcée contre les régicides Boireau et Meunier était commuée en dix ans de bannissement. Tout fut calculé pour donner à cette mesure le caractère d'un motu proprio du Roi. «C'est mon acte», écrivait ce dernier à Madame Adélaïde, et il se montrait tout entrain de la résolution de clémence qu'il avait prise[272]. Le très-court rapport qui précéda l'ordonnance fit allusion au mariage du duc d'Orléans; il insista sur ce que, «l'ordre étant désormais affermi, les partis vaincus ne pouvaient plus attribuer l'oubli de leurs fautes qu'à la générosité du Roi». «Votre Majesté, ajoutait le ministre, fera descendre du haut du trône l'oubli de nos discordes civiles et le rapprochement de tous les Français... Votre gouvernement, après avoir plus combattu et moins puni qu'aucun autre, aura tout pardonné.»
Que cette mesure fût applaudie par tout ce qui penchait vers la gauche, on n'en pouvait douter. La préoccupation du ministère était de savoir comment l'accueilleraient les conservateurs. Le refus de l'amnistie avait été, depuis plusieurs années, l'un des premiers articles du programme de la résistance. Députés et journaux s'étaient maintes fois prononcés dans ce sens. Quelle raison pouvait-on donner d'un changement d'avis? On n'alléguait aucun signe de repentance chez les factieux. Le seul fait nouveau était l'échec subi par le pouvoir à l'occasion de la loi de disjonction. Or si, au lendemain d'une victoire, l'amnistie eût pu se comprendre, ne risquait-elle pas, au lendemain d'une défaite, d'être prise pour une faiblesse? La répression n'était-elle pas déjà trop affaiblie, l'idée du bien et du mal en politique trop altérée par nos cinquante années de révolution? C'est ce que pensaient et ce que disaient les amis de M. Guizot. Ils ajoutaient, à un point de vue plus personnel, qu'en admettant la nécessité de cette amnistie, il eût été de simple justice de la faire faire par ceux qui s'étaient le plus compromis dans la défense sociale et monarchique. Cette mauvaise humeur des doctrinaires n'était pas faite pour surprendre ou chagriner M. Molé. Son dessein était précisément de se distinguer d'eux, de laisser à leur compte cette politique de rigueur, devenue impopulaire, et d'y opposer une politique de clémence et de conciliation dont il serait l'initiateur.
Seulement ce qu'il redoutait et ce qu'il avait intérêt à empêcher à tout prix, c'était que la masse conservatrice ne suivît en cette circonstance les doctrinaires. L'amnistie, applaudie uniquement par l'ancienne opposition et blâmée par toute l'ancienne majorité, eût porté le ministère beaucoup plus à gauche qu'il ne le voulait. De là, et dans le rapport préalable, et dans la circulaire qui suivit, les précautions de langage prises pour rassurer les conservateurs. De là, surtout, l'activité fort adroite avec laquelle M. Molé s'assura de l'accueil favorable de la presse; rien ne lui coûta pour obtenir ce résultat; le Journal des Débats fut amené, non sans peine, ni sans frais, à défendre la mesure qu'il avait auparavant si souvent combattue.
D'elle-même, du reste, l'opinion conservatrice prit la chose mieux qu'on n'eût pu s'y attendre. Cette confiance du pouvoir témoignait d'une sécurité qu'on aimait mieux accepter que discuter. Le pays, fatigué, se laissait volontiers dire que le temps était fini des luttes pénibles, et bien qu'il eût passé l'âge de la crédulité naïve et des généreuses illusions, il faisait effort pour espérer ce «rapprochement de tous les Français», que le gouvernement lui annonçait comme la récompense de la clémence royale. Sans doute l'événement devait montrer la vanité de cet espoir: parmi les amnistiés, aucun ne désarmera, et presque tous ne se serviront de la liberté rendue que pour ranimer les sociétés secrètes et préparer de nouveaux attentats. Mais, sur le moment, ce grand acte de clémence n'en avait pas moins bon air. C'était, dans beaucoup d'esprits, comme la joie de la paix, après une rude et longue guerre. En somme, le coup avait été hardi, risqué, mais, à ne juger que le premier effet, il semblait avoir réussi.
Par une inspiration très-politique, en même temps qu'il apportait le pardon aux révolutionnaires, M. Molé résolut d'offrir aux catholiques, alors un peu émus de voir une protestante sur les marches du trône, une réparation depuis longtemps attendue. Il complétait ainsi heureusement et grandissait sa politique de conciliation et d'apaisement. On sait que, depuis la hideuse journée du 14 février 1831, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois était demeurée fermée, outrage permanent à la conscience catholique. Rien de plus désolé et de plus navrant que l'aspect de ce monument aux vitres brisées, aux boiseries à demi arrachées, aux sculptures mutilées, où les dévastations non réparées du premier jour étaient encore aggravées par un abandon de sept années. Les ministères précédents avaient eu plus d'une fois la pensée de mettre fin à ce scandale; ils n'avaient pas osé. M. Molé n'hésita pas. Le 12 mai, dans un bref rapport au Roi, le garde des sceaux disait: «Votre cœur magnanime a voulu faire disparaître jusqu'aux dernières traces de nos discordes civiles... Mais les portes fermées de Saint-Germain-l'Auxerrois rappellent encore un de ces souvenirs que Votre Majesté a résolu d'effacer.» En conséquence, le ministre proposait la restitution immédiate de l'église au culte divin. L'effet fut excellent. Les ambassadeurs étrangers le constataient dans leurs dépêches[273]. L'internonce du Pape se louait vivement de M. Molé et de ses collègues. Il n'était pas jusqu'à Mgr de Quélen qui ne se rendît aux Tuileries pour remercier le Roi[274]. M. de Montalembert s'écriait, quelques jours après, à la tribune de la Chambre des pairs: «Vous le savez, d'excellents choix d'évêques, des allures plus douces, une protection éclairée, tout cela a depuis quelque temps rassuré et ramené bien des esprits. Ce système a été noblement couronné par le gage éclatant de justice et de fermeté que le gouvernement vient de donner en ouvrant Saint-Germain-l'Auxerrois. En persévérant dans cette voie, il dépouillait ses adversaires de l'arme la plus puissante; il conquérait, pour l'ordre fondé par la révolution de Juillet, les auxiliaires les plus sûrs et les plus fidèles[275].»
IV
Les esprits étant ainsi préparés par cette double mesure de clémence et de réparation, les fêtes du mariage commencèrent. Une ambassade d'honneur, à la tête de laquelle était le duc de Broglie, fut envoyée au-devant de la royale fiancée; elle la rencontra à Fulda, le 22 mai. Le duc, qui n'était pas sujet aux engouements irréfléchis, fut tout de suite sous le charme. Le soir même de sa première entrevue, il écrivait à M. Molé: «La princesse est charmante, je ne dis pas: charmante de maintien, de langage, d'esprit, d'amabilité; cela est au plus haut degré, mais nous le savions déjà; je dis: charmante de visage, de taille, de tout ce qui fait qu'une personne est charmante avant d'avoir parlé. Son visage est très-doux, très-fin, très-régulier, ses cheveux et son teint ont beaucoup d'éclat; elle est grande, très-bien faite, quoique un peu mince; elle est mise à ravir, et elle a excité dans toute la légation un enthousiasme véritable[276].» Le 25 mai, la princesse entrait en France. De la frontière à Fontainebleau, son voyage fut un triomphe. Elle charmait tout le monde par sa grâce et sa présence d'esprit, ni exaltée ni intimidée, émue sans être embarrassée, ayant, avec la retenue d'une jeune fille, l'aisance d'une princesse née pour le trône, «disant à chacun, non ce qu'on lui avait dicté, mais ce qu'elle sentait sur le moment; et ce qu'elle sentait était ce qui convenait le mieux[277]». «Ce voyage, écrivait encore le duc de Broglie, le 26 mai, aura certainement des conséquences politiques, et j'étais loin de croire que l'événement en lui-même fût aussi national. Il est vrai que notre princesse paye de sa personne à merveille; elle réplique à tous les discours, avec une netteté, un à-propos et une présence d'esprit vraiment surprenante. Il y a, dans toutes les populations que nous traversons au petit pas, en nous arrêtant de temps en temps, faute de pouvoir fendre la foule, un intérêt animé, curieux et bienveillant, tout à fait original à observer; toutes les maisons sont pavoisées de drapeaux tricolores, toutes les villes sont aux fenêtres; on crie peu quand nous arrivons et beaucoup quand nous partons, parce que le premier moment est donné à la curiosité, et que, pendant qu'elle se satisfait, la voiture marche, au lieu que de lendemain, quand la curiosité est satisfaite, il y a des vivat tant et plus[278].»
Le 29 mai, à sept heures du soir, le cortége arriva à Fontainebleau, où l'attendait la famille royale, entourée d'une cour brillante, telle qu'on n'en avait pas vu en France depuis 1830. Le duc d'Orléans avait eu une première entrevue avec sa fiancée, la veille au soir, à Châlons. La jeune princesse séduisit la cour, comme elle avait séduit les populations qu'elle venait de traverser. «Elle a l'air vraiment royal, écrivait un témoin; elle semble dominer tout ce qui l'entoure, et pourtant il y a de la jeunesse, de l'enfance même, dans son regard[279].» «Elle est charmante, écrivait un autre; elle a infiniment de grâce, d'à-propos et un aplomb singulier. Elle a l'air le plus noble avec beaucoup de simplicité; et, s'il y a dans sa tête autant d'esprit que dans ses yeux, il y en a infiniment[280].» La duchesse de Broglie disait de son côté: «Elle est plus grande dame que personne, et cependant on ne sent pas le froid de la nature de prince: elle a dans le regard quelque chose de perçant et de contenu, de jeune et de prudent, de gai et de sérieux[281].» Le lendemain, 30 mai, après dîner, le chancelier Pasquier célébra le mariage civil dans la galerie de Henri II; Mgr Gallard, évêque de Meaux, le mariage catholique dans la chapelle de Henri IV; M. Cuvier, président du consistoire de la Confession d'Augsbourg, le mariage luthérien dans la salle dite de Louis-Philippe: cérémonies successives dont la complication étonnait plus qu'elle n'imposait, et dont la diversité même ne laissait guère aux assistants qu'un rôle de spectateurs plus curieux que recueillis[282]. La cour resta encore quatre jours à Fontainebleau: ce ne furent que fêtes, spectacles, promenades, cavalcades en forêt. La satisfaction était générale. «C'est de l'avenir», disait-on, et ce mot résumait assez bien l'impression nouvelle de cette société condamnée, depuis quelques années, à vivre au jour le jour, sans confiance ferme dans le lendemain.
Le 4 juin avait été fixé pour l'entrée à Paris. Cette journée n'était pas attendue sans quelque angoisse. Au-dessus de ces fêtes, planait la terreur du régicide. Tout se passa à merveille. Le cortége arriva par l'arc de l'Étoile: la garde nationale et l'armée faisaient la haie à travers les Champs-Élysées et les Tuileries. Ciel pur et jardin en fleur. Le Roi et les princes étaient à cheval; la Reine, la duchesse d'Orléans et les princesses, dans une calèche découverte. Une foule immense, curieuse et joyeuse, se pressait des deux côtés, saluant de ses vivat la famille royale. Au moment d'entrer au palais, la princesse, d'un mouvement plein de jeune spontanéité, se leva toute droite dans sa calèche pour mieux voir ce spectacle vraiment grandiose: la foule répondit par une acclamation enthousiaste. «La princesse a été reçue à merveille, écrivait un témoin. Cet accueil fait presque l'illusion de l'antique amour des Français pour leurs rois.» Toutefois le même témoin ajoutait aussitôt: «C'est une superficie très-mince, très-légère, et il ne faut pas trop appuyer sur un terrain aussi trompeur[283].» Les fêtes populaires se prolongèrent plusieurs jours. Les malheureux n'étaient pas oubliés: par une généreuse inspiration, le duc d'Orléans dépensa, en actes de bienfaisance, près de la moitié du million qui lui avait été alloué pour frais de premier établissement. Tout semblait à la joie et à la confiance. Et cependant, devant cette entrée triomphale dans le palais de la royauté française, comment ne pas penser au jour lugubre où la duchesse d'Orléans le quittera, onze ans plus tard, pour n'y plus jamais rentrer? Cette fois encore, la foule sera là, mais elle poussera des cris de révolte, et la princesse, veuve, fugitive, traînant derrière elle ses deux enfants, sera à peine protégée contre les violences populaires par les quelques fidèles qui l'entoureront! Déjà, du reste, au milieu des fêtes si brillantes de 1837, la tristesse et le deuil se faisaient leur part. Le 14 juin, un feu d'artifice, simulant la prise de la citadelle d'Anvers, avait attiré au Champ de Mars une foule immense. La précipitation du départ amena, devant les issues trop étroites, une effroyable poussée. Aux cris de détresse des gens écrasés, il se produisit un remous plus terrible encore. Beaucoup de personnes furent renversées et foulées aux pieds. Quand on put les relever, vingt-quatre n'étaient plus que des cadavres. À la nouvelle de cette catastrophe, une impression sinistre se répandit dans la cité, et les esprits chagrins ou malveillants ne manquèrent pas de rappeler, afin d'en tirer un funeste présage, que les fêtes du mariage de Marie-Antoinette avaient été attristées par un accident semblable. Le lendemain, devait avoir lieu un banquet à l'Hôtel de ville: le duc d'Orléans se rendit aussitôt au sein du conseil municipal et demanda avec émotion l'ajournement de la fête: en même temps, il fit distribuer de larges secours aux familles des victimes.
Aux fêtes de Fontainebleau et de Paris, s'ajoutèrent celles de Versailles. Le château de Louis XIV avait été saccagé pendant la Révolution. Napoléon et Louis XVIII songèrent un moment à y établir leur résidence, mais ils reculèrent devant la dépense d'une restauration. En 1830, ces bâtiments, livrés à peu près sans défense aux ravages du temps, semblaient destinés à une ruine prochaine: l'herbe poussait dans les cours; à l'intérieur, tout était solitude et délabrement. Louis-Philippe conçut l'idée vraiment royale et française de rendre au palais sa splendeur et en même temps de le mettre à l'abri des révolutions futures, en y installant un musée de notre histoire nationale. Peintres et sculpteurs furent chargés de faire revivre tous les grands hommes et tous les grands faits de nos annales, ou, pour parler comme la devise du monument, «toutes les gloires de la France». Les appartements somptueusement restaurés de l'immense édifice devinrent autant de galeries de tableaux et de statues. Dès 1833, ouvriers et artistes s'étaient mis à l'œuvre avec une activité sans cesse stimulée par le Roi. C'est lui qui dirigeait, combinait, surveillait tout; il y apportait un intérêt passionné et trouvait là une diversion aux soucis de la politique. C'est lui aussi, ce prince alors tant accusé de parcimonie, qui payait tout sur sa liste civile, sans qu'il en coûtât un sou à l'État. De ce chef, il ne devait pas dépenser moins de 23 millions et demi. L'inspiration qui avait présidé au choix des sujets était largement patriotique: plusieurs salles avaient été désignées pour contenir les portraits de Louis XVIII et de Charles X, et les souvenirs glorieux de la Restauration; c'était quelques mois après l'insurrection de la Vendée, et des objections furent faites, fondées sur les préventions que cet événement avait ravivées: «Non, répondit Louis-Philippe, je ne reculerai pas devant la passion populaire, et je la ferai taire en la bravant.» L'exécution sans doute était trop précipitée, pour que tous les tableaux et toutes les statues eussent une égale valeur artistique. Le Roi le savait: «Après moi, disait-il, on refera mieux les parties que je n'ai pu faire exécuter qu'imparfaitement.» Mais les cadres étaient remplis, et l'effet d'ensemble obtenu.[284]
En 1837, la grande œuvre se trouvait assez avancée pour que Louis-Philippe pût la montrer au public. Le mariage de son fils lui parut une occasion favorable. Le 10 juin, quinze cents personnes, représentant toutes les notoriétés de la France moderne, furent conviées à cette fête qui dura la journée et la soirée entières. Après une première visite du palais, un banquet fut servi dans une des salles; ensuite, dans le théâtre étincelant de lumière, le Misanthrope fut représenté comme au temps de Molière, avec un intermède de Scribe où les grands hommes du dix-septième siècle venaient rendre hommage «à la gloire de Louis XIV»; la soirée se termina par une promenade aux flambeaux, à travers les galeries splendidement illuminées, la foule des invités suivant un peu confusément la famille royale et s'émerveillant de telles magnificences. Cette cérémonie, qui tranchait avec la banalité vide de beaucoup de fêtes de cour, et dans laquelle paraissaient se rejoindre la France du passé et celle du présent, laissa une impression très-vive à tous ceux qui y prirent part. Le royal impresario était radieux et triomphant. «Je viens d'assister à la plus belle journée de la vie du Roi», écrivait la duchesse de Dino, en revenant de Versailles.
V
C'était la première fois que la royauté de Juillet se montrait, pendant si longtemps et avec un tel éclat, en représentation et en fête. Jusqu'alors, elle en avait été empêchée par les préoccupations des luttes qu'il lui avait fallu soutenir pour son existence même, ou par la peur d'offusquer certains préjugés de la démocratie bourgeoise. Le mariage d'un jeune prince justement populaire lui avait été une occasion de rompre avec cette sorte de deuil trop longtemps prolongé. On n'avait pas craint de donner à ces solennités un caractère nettement monarchique. Tout,—le cérémonial, le langage des journaux officieux, et jusqu'au théâtre de ces fêtes,—trahissait le désir de renouer des traditions dont, au lendemain de Juillet, le «Roi-citoyen» avait plutôt paru vouloir se dégager. N'était-il pas significatif que ce prince, qui hésitait, en 1831, à venir s'installer aux Tuileries, choisît, en 1837, pour célébrer le mariage de son fils et pour recevoir l'élite de la France moderne, ces châteaux de Fontainebleau et de Versailles, si pleins des souvenirs les plus brillants de la vieille cour, et où chaque pierre parlait d'un Valois ou d'un Bourbon? Ce ne fut pas sans exciter quelques susceptibilités. Il se trouva des gens, députés ou autres, pour demander avec alarme si l'on allait ressusciter une «cour», et pour opposer une résistance héroïque aux tentatives d'étiquette; il se trouva aussi des démocrates pour essayer d'éveiller, à propos de ces royales splendeurs, les irritations envieuses du peuple, et pour se livrer à de faciles déclamations sur le contraste douloureux du luxe d'en haut et de la misère d'en bas. Ces notes discordantes eurent cependant peu d'écho. La nation n'en prenait pas moins sa part de ces réjouissances qu'elle ne connaissait plus depuis sept ans, et que la distraction des émeutes ou des crises parlementaires n'avait pas suffisamment remplacées. Partout régnait comme un air de satisfaction, de paix et de bienveillance. C'était à croire qu'on en avait fini avec les périls sociaux et les divisions politiques, ou tout au moins qu'on les avait oubliés. L'ordre n'avait pas été un moment troublé dans la ville; Louis-Philippe avait été acclamé par la foule et n'y avait pas rencontré l'assassin que des imaginations bien naturellement inquiètes s'étaient attendues à voir surgir à chaque coin de rue. Il en était tout heureux. M. Bresson, qui avait fait partie du cortége, résumait ainsi son impression, après l'entrée dans Paris: «Quant au Roi, il respirait; il se sentait comme rendu à la liberté[285].» Et M. Dupin écrivait à M. de Montalivet: «Une vive et salutaire réaction s'est opérée en faveur du Roi. Jamais Sa Majesté elle-même et sa famille n'ont été mieux avec l'opinion[286].» À la Chambre, les partis avaient conclu une sorte de trêve, et la session se terminait au milieu de l'inattention générale; à peine parvenait-on à réunir le chiffre réglementaire des votants[287]. Le Journal des Débats saluait, dans le mariage de M. le duc d'Orléans, «le premier jour d'une ère nouvelle». «Depuis sept ans, disait-il, la dynastie de Juillet s'est affermie au milieu des épreuves et des tempêtes... Ce n'est pas l'affaire de quelques jours, même pour une grande nation, de fonder un trône. En conservant la paix à la France et à l'Europe, le Roi a tourné contre lui toutes les pensées de guerre et de sang; la dynastie de Juillet a, pendant très-longtemps, payé, de son propre repos, le repos qu'elle assurait au monde, et, de sa liberté, la liberté qu'elle tenait pour nous sous la garantie de l'ordre et des lois. Aujourd'hui, le voile se déchire; la dynastie de Juillet apparaît pacifique et glorieuse, entourée du respect de l'Europe et de l'amour reconnaissant de la France. Il semble que les esprits fatigués n'attendaient plus qu'un signal pour se rapprocher et pour faire de leur réconciliation la plus belle fête, le plus beau jour de la monarchie nouvelle.»