Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)
Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)
Author: Paul Thureau-Dangin
Release date: July 26, 2013 [eBook #43309]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
PAR
PAUL THUREAU-DANGIN
OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886
TOME CINQUIÈME
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1889
Tous droits réservés
HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1889.
DU MÊME AUTEUR:
Royalistes et Républicains. Essais historiques sur des questions de politique contemporaine: I. La Question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire; II. L'Extrême Droite et les Royalistes sous la Restauration; III. Paris capitale sous la Révolution française. 2e édition. Un volume in-18. Prix 4 fr.»
Le Parti libéral sous la Restauration. 2e édition. Un vol. in-18. Prix 4 fr.»
L'Église et l'État sous la Monarchie de Juillet. Un vol. in-18. Prix 4 fr.»
Histoire de la Monarchie de Juillet. Tomes I, II, III et IV. 2e édition. Quatre vol. in-8o. Prix de chaque vol 8 fr.»
(Couronné deux fois par l'Académie française, GRAND PRIX GOBERT, 1885 et 1886.)
PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
LIVRE V
LA POLITIQUE DE PAIX
(1841-1845)
CHAPITRE PREMIER
L'AFFAIRE DU DROIT DE VISITE ET LES ÉLECTIONS GÉNÉRALES DE 1842
(Juillet 1841-juillet 1842)
I. Que faire? M. Guizot comprenait bien le besoin que le pays avait de paix et de stabilité, mais cette sagesse négative ne pouvait suffire.—II. Les troubles du recensement. L'attentat de Quénisset.—III. Les acquittements du jury. Affaire Dupoty. Élection et procès de M. Ledru-Rollin.—IV. Ouverture de la session de 1842. Débat sur la convention des Détroits.—V. Convention du 20 décembre 1841 sur le droit de visite. Agitation imprévue contre cette convention. Discussion à la Chambre et vote de l'amendement de M. Jacques Lefebvre.—VI. M. Guizot est devenu un habile diplomate. Ses rapports avec la princesse de Lieven. Lord Aberdeen.—VII. Mécontentement des puissances à la suite du vote de la Chambre française sur le droit de visite. La France ne ratifie pas la convention. Les autres puissances la ratifient en laissant le protocole ouvert.—VIII. Situation difficile de M. Guizot en présence de l'agitation croissante de l'opinion française contre le droit de visite, des irritations de l'Angleterre et des mauvaises dispositions des cours continentales. Comment il s'en tire.—IX. Débats sur la réforme parlementaire et sur la réforme électorale. Victoire du cabinet. Mort de M. Humann, remplacé au ministère des finances par M. Lacave-Laplagne.—X. Les chemins de fer. Tâtonnements jusqu'en 1842. Projet d'ensemble déposé le 7 février 1842. Discussion et vote. Importance de cette loi.—XI. Élections du 9 juillet 1842. Leur résultat incertain. Joie de l'opposition et déception du ministère.
I
Lorsqu'il avait pris le pouvoir, le 29 octobre 1840, M. Guizot avait dû, comme Casimir Périer en 1831, se donner pour première tâche de raffermir la paix et l'ordre également ébranlés. En juillet 1841, cette tâche semble à peu près accomplie. Au dehors, la convention des Détroits a retiré la France d'un isolement périlleux pour elle, menaçant pour les autres, et l'a fait rentrer dans le concert européen. Au dedans, les partis de désordre paraissent découragés; le ministère, qu'au début ses adversaires déclaraient n'être pas viable, a duré, et l'on peut se croire sorti des crises incessantes où se débattait le gouvernement parlementaire depuis cinq ans. Dès lors, que va-t-il être fait des loisirs qu'assure cette paix, des forces dont dispose ce ministère? En face d'un péril immédiat, visible, tangible, comme celui de 1830 ou de 1840, une politique purement défensive suffit à occuper, à diriger, à entraîner l'opinion. Gouverner alors est ne pas périr. On s'estime heureux, dans la tempête, d'échapper à la foudre, d'éviter les écueils, de tenir tête aux vents, ne fût-ce qu'en louvoyant sans avancer; mais quand le calme paraît rétabli, les passagers deviennent plus exigeants; ils veulent savoir où on les mène; ils prétendent qu'on les fasse aborder à quelque terre nouvelle. C'est leur cas avec M. Guizot, au milieu de 1841. Le ministre, du reste, a personnellement trop le goût et le sens du pouvoir pour ne pas désirer, tout le premier, d'en faire un noble usage; comme il l'a écrit plus tard en évoquant les souvenirs de cette époque, il avait «une autre ambition que celle de tirer son pays d'un mauvais pas[1]».
M. Jouffroy, qui n'était pourtant pas un esprit terre à terre, écrivait à M. Guizot, le 20 décembre 1841: «Que le gouvernement libre dure en France et la paix en Europe, c'est là, d'ici à bien des années, tout ce qu'il nous faut[2].» En effet, ne semblait-il pas que tels fussent l'intérêt bien entendu et le désir vrai du pays? À l'intérieur, après tant de secousses et de changements, il était avant tout nécessaire de consolider des institutions d'origine si récente, de les laisser prendre racine, de faire l'éducation d'un esprit public encore très inexpérimenté et de le guérir de l'agitation inquiète, de la mobilité stérile, fruits naturels d'une suite de révolutions. À l'extérieur, toute grande entreprise diplomatique nous était rendue singulièrement difficile par les méfiances qu'avaient éveillées en Europe les journées de Juillet: vainement, depuis lors, dix ans de sagesse avaient-ils commencé à calmer ces méfiances; les témérités étourdies du ministère du 1er mars venaient de les raviver, et le refroidissement survenu entre nous et l'Angleterre semblait rendre plus facile aux autres puissances de renouer, le cas échéant, la coalition contre la France; notre gouvernement avait avantage à gagner du temps, à attendre patiemment les effets d'une nouvelle période de sagesse; il était encore réduit, comme M. Thiers le reconnaissait déjà en 1836, à «faire du cardinal Fleury[3]».
M. Guizot comprenait les nécessités de cette situation, et il voulait y adapter sa politique. Estimant que le pays avait par-dessus tout besoin de stabilité, il professait très haut qu'un gouvernement libre n'était pas obligé, comme un despote, à distraire le pays pour lui faire oublier le sacrifice de ses libertés. «Sa mission, ajoutait-il, consiste à faire bien les affaires des peuples, celles que le temps amène naturellement, et l'activité spontanée de la vie nationale le dispense de chercher pour les esprits oisifs des satisfactions factices ou malsaines.» Le ministre se disposait donc à combattre de haut et avec un mépris sévère ce qu'il appellera bientôt «ce prurit d'innovation»; il se refusait à troubler «la grande société saine et tranquille», pour plaire un moment à «la petite société maladive» qui s'agitait et prétendait agiter le pays. De même, nul ne sentait mieux l'avantage pratique, la nécessité patriotique, la beauté morale de la paix. Nul ne s'était moins ménagé pour la sauver quand elle était en péril, et il entendait bien ne pas l'exposer à des risques nouveaux. Ni le souci de sa popularité personnelle ni le désir de flatter l'amour-propre national ne le faisaient sortir de la sagesse prudente qui lui paraissait seule répondre aux besoins réels du pays. «Après ce que j'avais vu et appris pendant mon ambassade en Angleterre, a-t-il dit depuis, j'étais rentré dans les affaires bien résolu à ne jamais asservir aux fantaisies et aux méprises du jour la politique extérieure de la France.» Il écrivait, en 1841, à M. de Sainte-Aulaire qui venait d'être nommé à l'ambassade de Londres: «C'est notre coutume d'être confiants, avantageux;... nous aimons l'apparence presque plus que la réalité... Partout et en toute occasion, je suis décidé à sacrifier le bruit au fait, l'apparence à la réalité, le premier moment au dernier. Nous y risquerons moins et nous y gagnerons plus. Et puis il n'y a de dignité que là[4].» Un peu plus tard, il reprochera à M. Thiers «de traiter avec trop de ménagements l'opinion quotidienne sur les affaires étrangères», et il ajoutera: «C'est, à mon avis, un mauvais moyen de faire de la bonne politique extérieure... Quand on attache tant d'importance aux impressions si mobiles, si diverses, si légères, si irréfléchies qui constituent cette opinion quotidienne, la politique s'en ressent profondément[5].»
Une telle manière de voir était bien conforme à ce que, d'après M. Jouffroy, le pays attendait du gouvernement. Seulement M. Jouffroy avait-il tout dit en déclarant, dans la lettre citée plus haut, qu'il ne fallait alors aux Français que la stabilité au dedans et la paix au dehors? S'il mettait ainsi en relief leurs besoins les plus profonds, tenait-il compte d'autres aspirations, d'autres velléités, qui, pour mal concorder avec ce besoin, n'en étaient pas moins réelles et devaient être prises en considération par le gouvernement? L'état de l'esprit public était complexe, comme il arrive souvent en des époques troublées. Par une contradiction que nous avons déjà eu l'occasion de signaler, cette même opinion, lassée de tant de secousses et désabusée par tant de déceptions, soupirant après la tranquillité et revenue des généreuses chimères, avait cependant gardé, des événements du commencement du siècle, un tempérament, dès habitudes qui lui faisaient bientôt trouver fade la politique régulière et normale, celle qui se borne à faire bien les affaires de chaque jour. Lors des débats de la coalition, M. de Lamartine, qui cependant défendait alors le gouvernement, avait dénoncé le péril auquel s'exposait la monarchie de Juillet en n'ayant pas assez égard à cet état d'esprit, et il avait prononcé à ce sujet des paroles remarquables que les hommes d'État d'alors eussent eu intérêt à méditer avec plus d'attention qu'ils n'en apportaient d'ordinaire aux discours du poète: «1830, disait-il, n'a pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas refaire de la légitimité, les ruines de la Restauration étaient sous vos pieds. Vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire, l'Empire avait passé et ne vous avait laissé qu'une colonne de bronze sur une place de Paris. Le passé vous était fermé: il vous fallait une idée nouvelle... Il ne faut pas se figurer, messieurs, parce que nous sommes fatigués des grands mouvements qui ont remué le siècle et nous, que tout le monde est fatigué comme nous et craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses, elles; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour. Quelle action leur avez-vous donnée? La France est une nation qui s'ennuie.» Depuis que M. de Lamartine les avait signalées en 1839, ces exigences de l'opinion n'avaient été qu'en augmentant. M. de Barante écrivait, le 27 octobre 1841, à M. Guizot: «Il y a, dans le gouvernement de ce pays, une difficulté radicale. Il a besoin de repos, il aime le statu quo, il tient à ses routines; le soin des intérêts n'a rien de hasardeux ni de remuant. D'autre part, les esprits veulent être occupés et amusés, les imaginations ne veulent pas être ennuyées; il leur souvient de la Révolution et de l'Empire[6].» Cette difficulté, si finement observée, était encore aggravée par le malaise que venaient de produire les événements de 1840: ces événements, en même temps qu'ils avaient créé en Europe une situation nous obligeant à plus de prudence et de réserve, avaient laissé dans l'esprit français une impression d'humiliation, un mécontentement des autres et de soi-même qui le rendaient ombrageux et susceptible. Le public n'en tirait pas sans doute, cette conclusion qu'il fallait poursuivre ouvertement une revanche; il eût même pris bien vite peur si le gouvernement fût entré dans cette voie; mais, une fois rassuré sur ce point, il était disposé à reprocher à ce même gouvernement sa sagesse comme un oubli trop prompt et trop facile de l'offense subie par la nation.
Tout homme d'État eût été singulièrement embarrassé de satisfaire en même temps à des besoins si différents, si contradictoires. M. Guizot devait l'être plus qu'un autre. Ne semble-t-il pas en effet que sa nature ne le préparait pas à voir avec une égale netteté toutes les faces de ce problème? Admirablement propre à comprendre le goût de stabilité et de paix, il l'était moins à distraire des imaginations blasées ou à caresser les ressentiments de l'amour-propre national. Peut-être, entre tant de nobles qualités de gouvernement qu'il possédait à un haut degré, lui manquait-il une aptitude d'ordre inférieur, parfois bien nécessaire aux ministres, l'adresse ingénieuse à inventer les expédients par lesquels on occupe et dirige l'esprit public. Plus habile à creuser et à grandir les idées dont il était possédé qu'à en trouver de nouvelles, il avait moins de souplesse et d'abondance que d'élévation et de profondeur. D'ailleurs, ne jugeant pas sensées les exigences de l'opinion, sa raison hautaine dédaignait d'en tenir compte. Dans la région supérieure, mais un peu fermée, où son esprit vivait de préférence presque sur lui-même, il ne semblait pas parfois en communication avec le sentiment général, ne vibrait pas et ne souffrait pas avec lui. Les conséquences s'en faisaient sentir, au dedans comme au dehors. Au dedans, convaincu à bon droit que le devoir du gouvernement et l'intérêt du pays étaient de refuser les nouvelles concessions réclamées par la gauche, il ne se demandait pas si cette sagesse négative suffirait toujours à l'opinion même conservatrice; il ne comprenait pas assez la nécessité d'offrir aux esprits l'occasion d'un mouvement qui fût bienfaisant, s'il était possible, ou tout au moins inoffensif. Au dehors, il apportait un parti pris pacifique et une résolution de le manifester toujours très haut qui étaient plus conformes à l'intérêt vrai du pays que flatteurs pour son amour-propre; l'espèce d'impartialité sereine avec laquelle il s'apprêtait à traiter ces questions, soit à la tribune, soit dans les chancelleries, son dédain légitime de ce qu'il appelait «les impressions mobiles et irréfléchies de l'opinion quotidienne», risquaient parfois de le faire paraître étranger et indifférent aux susceptibilités nationales; suspicion dangereuse entre toutes, que l'opposition ne devait avoir que trop tôt l'occasion d'exploiter.
II
Au mois de juillet 1841, au moment même où l'on se flattait d'avoir pleinement raffermi l'ordre ébranlé par la crise de l'année précédente, des troubles graves éclatèrent à l'improviste dans certains départements. Une mesure financière en fut l'occasion. Le législateur, frappé des inégalités qui se produisaient entre les départements, dans la charge des impôts dits de répartition (contribution personnelle et mobilière et contribution des portes et fenêtres), avait décidé qu'en 1842 et ensuite de dix ans en dix ans, une nouvelle répartition serait proposée aux Chambres, et que, pour la préparer, un recensement serait fait des personnes et des matières imposables. En conséquence, par une circulaire du 25 février 1841, M. Humann, ministre des finances, avait ordonné aux agents des contributions directes de procéder à ce recensement. Il ne s'attendait à aucune difficulté. Mais fort ombrageuse en matière fiscale, l'opinion s'émut. Bien que le seul résultat légal et immédiat du recensement dût être une répartition plus égale des taxes, on crut y voir une arrière-pensée d'en augmenter le montant. La rédaction peu habile de la circulaire ministérielle aidait à ce soupçon. L'opposition, toujours aux aguets, s'empara de l'émotion ainsi produite. Soutenant, sans raison aucune, que le recensement eût dû être fait par les municipalités, elle s'appliqua à éveiller leurs susceptibilités. Sur plus d'un point, les autorités communales entrèrent en conflit ouvert avec les représentants du fisc. De là une agitation de jour en jour croissante, si bien qu'à Toulouse, en juillet 1841, elle tourna en sédition. Fait plus grave encore que cette sédition ou même que l'appui qui lui fut donné par la garde nationale, le préfet, le général, le chef du parquet, comme pris de vertige, se montrèrent tous au-dessous de leur tâche et, à des degrés divers, capitulèrent devant l'émeute. Aussitôt informé, le gouvernement central révoqua les fonctionnaires défaillants, désarma la garde nationale et rétablit avec éclat son pouvoir. Toujours pour la même cause, des désordres se produisirent en août à Lille, en septembre à Clermont, là plus bénins, ici plus meurtriers; ils furent promptement réprimés, mais non sans laisser dans l'opinion une impression d'étonnement inquiet. La gauche faisait grand bruit de ces accidents: elle les présentait comme un signe du mécontentement du pays, du discrédit du gouvernement et de l'impuissance de la politique conservatrice.
Fallait-il croire d'ailleurs, comme l'écrivait mélancoliquement un ami du cabinet, que «le vent de la révolte était déchaîné sur toute la France[7]»? Par une singulière coïncidence, d'autres troubles éclataient, sous des prétextes divers, à Caen, à Limoges. Une querelle d'ouvriers amenait à Mâcon, les 8 et 9 septembre, un conflit sanglant avec la troupe. Quelques jours après, à Paris, sans autre cause appréciable que la contagion des agitations de province, des perturbateurs s'essayaient à une sorte d'émeute, avec rassemblement sur la place du Châtelet, promenade tumultueuse à travers la ville, cris séditieux et déploiement du drapeau rouge.
Il y eut pis encore. Le 13 septembre, le jeune duc d'Aumale, qui venait de se distinguer en Afrique, faisait sa rentrée à Paris, par le faubourg Saint-Antoine, à la tête du 17e léger dont il était le colonel. Il était accompagné du duc d'Orléans, du duc de Nemours et de plusieurs officiers généraux, venus à sa rencontre jusqu'à la barrière du Trône. Derrière ce brillant état-major, le régiment s'avançait, sérieux et fier. Les visages hâlés, les habits usés, le drapeau déchiré et noirci rappelaient les faits d'armes, les fatigues, les souffrances de ces soldats qui, depuis sept ans, combattaient sans relâche sur la terre algérienne. Le peuple ému saluait. Le cortège était arrivé dans la rue Saint-Antoine, au coin de la rue Traversière, quand une détonation se fit entendre: un coup de pistolet venait d'être tiré presque à bout portant contre le groupe des princes. Le cheval du lieutenant-colonel du régiment, ayant relevé la tête à ce moment précis, avait reçu la balle et était tombé mort devant le duc d'Aumale. La foule indignée s'empara de l'assassin, qui criait vainement: «À moi, les amis!» C'était un ouvrier scieur de long, appelé Quénisset. On eut peine à empêcher qu'il ne fût fait de lui sommaire justice. Cependant les princes et le régiment continuèrent leur marche, devancés partout par la nouvelle de l'attentat. Les acclamations éclataient de plus en plus vives sur leur passage, comme si la population sentait le besoin de leur faire réparation et de venger son propre honneur. Dans la cour des Tuileries, à la vue du Roi descendu à la rencontre de son fils et l'embrassant devant le régiment qui se rangea sur deux lignes par un mouvement rapide et silencieux, l'émotion fut à son comble.
Ce sinistre couronnement des désordres qui venaient de se produire sur tant de points du royaume, causa dans l'opinion une impression de grande tristesse. Était-on donc revenu aux jours troublés de 1832 et de 1834? «Le nombre et la coïncidence des faits qu'on a eu à déplorer, écrivait M. Rossi, ont jeté dans les esprits de vives alarmes... On se demande avec anxiété si toutes ces atteintes à la paix publique, ces luttes qui ont ensanglanté plus d'une ville et l'attentat du 13 septembre ne sont pas des manifestations de la même cause, des scènes du même drame, s'il ne faut pas y reconnaître une pensée unique, une vaste organisation, l'annonce des combats qu'on veut à tout prix livrer à la monarchie, à la propriété, à l'ordre social[8].» Au même moment, un observateur, que nous avons souvent eu l'occasion de citer, notait sur son journal intime: «Il y a beaucoup d'inquiétude dans les esprits. Sans craindre un danger immédiat pour la chose publique, on est attristé et découragé de cet état d'anarchie morale qui ne permet pas d'espérer, au moins de bien longtemps, une situation calme, forte et régulière. On s'effraye surtout des dispositions de la classe ouvrière qui, travaillée par les sociétés secrètes et espérant trouver dans un nouveau bouleversement politique les moyens de réaliser les rêves de réorganisation sociale dont on berce adroitement son envieuse misère et son avidité, forme en quelque sorte une armée toujours prête au service des conspirateurs[9].»
III
Surpris de cette recrudescence inattendue du mal révolutionnaire, le gouvernement comprenait qu'il ne suffisait pas de réprimer les émeutes ou d'arrêter après coup les assassins. Pour faire plus, quelles armes avait-il entre les mains? Des procès de presse? Sans doute ils étaient bien justifiés par la violence des journaux, par l'audace factieuse avec laquelle le Roi était personnellement pris à partie. Mais grâce au jury, ils n'aboutissaient trop souvent qu'à de scandaleux acquittements. Le National s'était écrié, en s'adressant à M. Thiers et à M. Guizot: «Que nous importent, à nous, vos vaines querelles? Vous êtes tous complices. Le principal coupable, oh! nous savons bien quel il est, où il est; la France le sait bien aussi, et la postérité le dira.» Le parquet releva dans cet article une offense au Roi. Me Marie, avocat du prévenu, ne nia pas que le journal eût visé Louis-Philippe; il soutint seulement que l'inviolabilité royale avait pour condition sine qua non l'inaction absolue de la royauté, et, s'emparant des discours prononcés pendant la coalition par M. Thiers ou même par M. Guizot, il en concluait que cette condition avait été violée. Le jury, persuadé sans doute par cette étrange argumentation, prononça, le 25 septembre 1841, un verdict d'acquittement. Le lendemain, le National, encouragé par ce succès, publiait un article qui aggravait encore la première offense: nouvelle poursuite et nouvel acquittement. On ne pouvait pas compter davantage sur les jurés de province. La cour d'assises de Metz, par exemple, acquittait le Courrier de la Moselle, qui montrait dans l'attentat de Quénisset les représailles naturelles des répressions sanglantes exercées par le pouvoir à Mâcon, à Clermont et en d'autres lieux. Celle de Pau refusait de frapper les fauteurs des désordres de Toulouse. Chaque fois, l'opposition triomphait et présentait le verdict comme la condamnation du gouvernement.
C'était à se demander si les poursuites ne faisaient pas plus de mal que de bien. Le ministère cependant ne se décourageait pas de les ordonner. Le garde des sceaux, M. Martin du Nord, s'exprimait ainsi, le 22 septembre 1841, dans une circulaire aux procureurs généraux: «Ne vous laissez pas détourner de poursuites qui vous paraîtraient d'ailleurs justes et opportunes, par la crainte de ne pas obtenir une répression suffisante. Faites votre devoir: l'exemple de votre fidélité éclairera les esprits et affermira les consciences.» À la même époque, M. Guizot écrivait au Roi: «Je persiste à penser que toutes les fois qu'il y a délit et danger, le gouvernement doit poursuivre et mettre les jurés en demeure de faire leur devoir, en faisant lui-même le sien.» Le ministre comptait beaucoup sur l'effet de cet exemple de fermeté donné par le pouvoir: «Ce pays-ci est bon, disait-il encore au prince; mais, dans les meilleures parties du pays, il faut que le bon sens et le courage du gouvernement marchent devant; à cette condition, le bon sens et le courage du public se lèvent et suivent.» Sous l'empire de cette idée, M. Guizot se préoccupait de placer à la tête des parquets des hommes de décision et d'énergie: telle fut la raison qui lui fit appeler, le 12 octobre 1841, au poste de procureur général près la cour de Paris, un de ses amis politiques, M. Hébert, alors député et avocat général à la cour de cassation. Jurisconsulte plein de ressources, discuteur puissant et acéré, logicien inexorable, M. Hébert, loin de répugner à la lutte, s'y plaisait: il apportait une volonté de vaincre qui en imposait à beaucoup; on eût pu douter parfois de son esprit de mesure, jamais de sa fermeté et de son courage.
Avec le temps, cette énergie du pouvoir ne devait pas être sans effet sur les cours d'assises. On s'en apercevra, dès les premiers mois de 1842, au nombre plus grand des condamnations. Toutefois, le plus sûr moyen d'obtenir une répression était encore de soustraire les accusés au jury. C'est pour ce motif que l'attentat contre le duc d'Aumale fut déféré à la cour des pairs. L'instruction avait révélé que le crime était le résultat d'un complot tramé dans les bas-fonds de la démagogie communiste et jetait un jour sinistre sur ces régions où la bourgeoisie régnante n'avait pas l'habitude de porter ses regards. Par plus d'un côté le spectacle était effrayant, et les observateurs sceptiques eux-mêmes, comme Henri Heine, en concluaient que «le jour n'était pas éloigné où toute la comédie bourgeoise en France, avec ses héros et comparses de la scène parlementaire, prendrait une fin terrible au milieu des sifflements et des huées, et qu'on jouerait ensuite un épilogue intitulé le Règne des communistes[10]»! Quénisset, tête faible et exaltée, s'était laissé affilier avec un cérémonial terrifiant à la société secrète des Égalitaires. Échauffé, perverti, dominé par les meneurs de cette société, il avait reçu d'eux, au dernier moment, l'ordre de faire le coup. Tous ces meneurs furent compris dans la poursuite. À ces criminels d'origine grossière, l'accusation accola un complice d'un ordre différent, M. Dupoty, rédacteur du Journal du peuple. Ce bon vivant, rasé de frais, bien ganté, portant manchettes, breloques et bijoux avec la recherche un peu ridicule d'un dameret suranné, prêchait dans ses articles, sous des apparences de bonhomie triviale, les plus détestables doctrines, fomentait les plus dangereuses passions. C'était le Journal du peuple qu'on lisait de préférence dans les réunions des Égalitaires, et Quénisset déclarait lui-même qu'il avait été «perdu» par cette lecture. Il y avait là les éléments d'une responsabilité morale évidente. Le parquet alla plus loin. Dans les articles, en effet fort suspects, que Dupoty avait publiés la veille et le lendemain de l'attentat, dans la lettre que lui avait écrite de la prison l'un des accusés, on crut trouver la preuve d'une complicité légale. Les journaux opposants, stupéfaits et furieux de voir ainsi mettre en question l'impunité de leurs habituelles excitations, prirent à grand bruit fait et cause pour Dupoty et déclarèrent solennellement la liberté de la presse en danger. Pour se poser en défenseurs du droit, ils affectèrent de croire que l'accusation inventait une nouvelle complicité, la «complicité morale», et ces mots, une fois jetés dans la polémique, fournirent texte à des déclamations sans fin. M. Hébert, qui faisait en cette affaire ses débuts de procureur général, ne se laissa pas troubler par ce tapage. Les pairs, convaincus par sa pressante dialectique, reconnurent, le 23 décembre 1841, par 133 voix contre 22, non la complicité morale, mais la complicité réelle de Dupoty, et lui infligèrent cinq années de détention. Quénisset et deux de ses compagnons furent condamnés à mort: leur peine devait être commuée peu après par la clémence du Roi. Les autres furent frappés de châtiments variant de la déportation perpétuelle à la détention temporaire. Les cent bouches de la presse dénoncèrent aussitôt la condamnation de Dupoty comme un scandale juridique! Une protestation fut rédigée et publiée à laquelle adhérèrent seize journaux de nuances diverses, radicaux, légitimistes et appartenant à la gauche dynastique[11].
Cet empressement de tous les opposants à prendre sous leur protection les pires révolutionnaires, du moment où ceux-ci se trouvaient aux prises avec la justice, apparut avec non moins d'éclat dans un autre procès qui fit alors assez grand bruit. L'extrême gauche venait de perdre son chef parlementaire et son principal orateur: M. Garnier-Pagès avait succombé à une maladie de poitrine, le 23 juin 1841[12]. Bien que n'ayant pas plus de quarante ans au moment de sa mort, il s'était fait une place à part dans les Chambres. Rien chez lui du type banal des orateurs démocratiques: sa physionomie était douce, délicate et souffreteuse; sa parole froide, correcte, souple, exprimait avec modération les opinions les plus extrêmes; répugnant aux discussions générales, aux lieux communs, il était plus à son aise dans les débats précis, notamment dans les questions financières qu'il étudiait avec un soin et traitait avec une compétence rares dans son parti. Populaire auprès de ses coreligionnaires politiques, il était pris au sérieux par ses adversaires. C'était dès lors pour les radicaux une affaire importante de désigner celui qui lui succéderait comme député du deuxième collège du Mans. Leur choix se porta sur un jeune avocat à la cour de cassation, de famille bourgeoise et aisée, qui devait jouer, sinon tout de suite, du moins quelques années plus tard, un des rôles retentissants du parti révolutionnaire: il s'appelait Ledru-Rollin. En presque tout, c'était l'opposé de M. Garnier-Pagès. De tempérament sanguin et de haute stature, les épaules larges, la tête renversée, la voix forte, il rêvait d'être un tribun dans le goût de la Convention: pas une idée originale, personnelle, mais une teinte superficielle des lieux communs de 1792 et de 1793, le goût et la recherche du théâtral, une faconde facile, abondante, souvent vulgaire et pâteuse, parfois éloquente à force de véhémence passionnée. Son idéal était de paraître un nouveau Danton. Il est vrai qu'en soulevant le masque du tribun, on eût vite entrevu la figure molle, grasse et sensuelle d'un épicurien nonchalant, ne comprenant l'audace qu'en paroles, bien aise de faire peur, mais ayant soi-même plus peur encore, assez faible pour suivre partout son parti, mais incapable de le commander[13]. C'est là du moins le personnage tel qu'il devait se manifester plus tard. En 1841, lorsque son nom fut mis en avant pour la succession de M. Garnier-Pagès, il n'était pas encore bien connu; à peine s'était-il fait remarquer dans quelques procès politiques. Les rédacteurs du National, qui se souvenaient de l'avoir vu, en 1837, briguer une candidature sous le patronage de M. Odilon Barrot, le suspectaient de modérantisme. Ce fut sans doute pour dissiper ces soupçons que, la veille de l'élection du Mans, le 23 juillet, dans une réunion préparatoire des électeurs, le candidat fit un discours d'une extrême violence où il s'attaquait à toutes les institutions politiques et sociales. Le scandale fut grand. La cour d'Angers ordonna des poursuites contre l'orateur et contre le journal qui avait reproduit son discours. Aussitôt, grande clameur dans tous les rangs de l'opposition: tout à l'heure, dans l'affaire Dupoty, on déclarait la liberté de la presse menacée par le pouvoir; cette fois, la liberté électorale était en péril; on soutenait que les discours prononcés par un candidat devant les électeurs avaient droit aux mêmes immunités que les discours du député à la tribune de la Chambre. Pour venger avec plus d'éclat la liberté qu'on prétendait être ainsi violée, quatre députés, représentant les diverses nuances de l'opposition, MM. Arago, Marie, Odilon Barrot et Berryer, vinrent solennellement assister M. Ledru-Rollin devant la cour d'assises de Maine-et-Loire, saisie de l'affaire par décision spéciale de la cour de cassation. Les débats s'ouvrirent le 23 novembre 1841. Par une étrange distinction, le jury vit un délit, non dans le fait d'avoir prononcé le discours, mais dans sa publication, et, de ce chef, M. Ledru-Rollin fut condamné à quatre mois de prison et 3,000 francs d'amende, le gérant du Courrier de la Sarthe à trois mois et 2,000 francs. Cette condamnation ne fut même pas maintenue; un vice de procédure fit casser l'arrêt, et M. Ledru-Rollin, renvoyé devant la cour d'assises de la Mayenne, fut acquitté. Ainsi fit son entrée sur la scène politique le futur membre du Gouvernement provisoire de 1848, le futur révolté du 13 juin 1849. Plus tard, quand il eut donné sa mesure, M. Berryer et M. Odilon Barrot, ou même M. Arago et M. Marie, se sont-ils sentis bien fiers d'avoir fait cortège à ses débuts?
IV
Cependant l'année 1841 touchait à son terme, et l'on approchait du jour fixé pour la rentrée du parlement. La session de 1842 se présentait avec une importance particulière: chacun s'attendait qu'elle fût la dernière de la Chambre élue en 1839; les débats qui allaient s'ouvrir devaient décider quel cabinet présiderait aux élections générales. En dépit des fanfaronnades de ses journaux, l'opposition ne se flattait guère de venir à bout du ministère, au moins de haute lutte et par ses seules forces. L'horreur et l'effroi produits par l'attentat de Quénisset et par les révélations du procès qui avait suivi venaient de redonner du crédit à la politique de résistance. Ce n'était pourtant pas qu'à regarder du côté de la majorité, la situation personnelle de M. Guizot parût bien solide. Des anciens 221, beaucoup ne lui avaient pas encore pardonné la coalition. Les timides s'effarouchaient de son impopularité qui paraissait plus grande que jamais[14]. Les sceptiques et les frivoles lui reprochaient de prendre trop au tragique le péril révolutionnaire[15]. Les médiocres lui en voulaient de sa supériorité. En somme, parmi les conservateurs, plusieurs le subissaient plus qu'ils ne le goûtaient; ils le croyaient nécessaire, mais le trouvaient compromettant et déplaisant; c'était moins par dévouement pour lui que par crainte de ses successeurs possibles qu'ils le soutenaient. M. de Barante, alors à Paris, écrivait au comte Bresson, le 16 décembre 1841: «Jamais ministre ne fut entouré de moins de bienveillance. Beaucoup de gens sages, d'amis de l'ordre, souhaitent son maintien, mais en disant que ce n'est pas à cause de lui. En même temps, vous savez la haine que lui portent les hommes de la gauche. En général, on ne croit pas qu'il puisse se soutenir. On peut se tromper, car personne ne se soucie de ses successeurs présomptifs[16].»
La session s'ouvrit, le 27 décembre 1841, par un discours du trône, à dessein sobre et réservé. Les premiers votes furent plus favorables encore au gouvernement qu'on ne s'y attendait. M. Sauzet fut réélu président à une grande majorité, malgré la tentative faite pour lui opposer M. de Lamartine. La commission de l'adresse se trouva exclusivement composée de ministériels: pour trouver pareil fait, il eût fallu remonter jusqu'au ministère Villèle. Les adversaires du cabinet ne renoncèrent pas cependant à une lutte qui, à défaut de résultat immédiat, pouvait du moins préparer les élections.
L'opposition, M. Thiers en tête, dirigea tout d'abord son principal effort contre la convention des Détroits, dont il lui paraissait facile d'établir tout au moins l'insignifiance. Mais on s'aperçut bientôt que la majorité, désireuse de clore une affaire pénible, ne prenait pas goût à ces récriminations rétrospectives. M. Guizot d'ailleurs se défendit habilement: il ne chanta pas victoire, ne prétendit pas que «la convention du 13 juillet 1841 eût réparé, effacé tout ce qui s'était passé en 1840», reconnut que «la politique de la France avait essuyé un échec», mais compara l'état où il avait amené les choses en Égypte, sur le Bosphore, en Europe, avec celui où il les avait reçues, dix-huit mois auparavant, des mains de M. Thiers. Le ministre ne se contenta pas de justifier ou d'expliquer le passé; il indiqua l'attitude à prendre désormais par la France en face des autres puissances et particulièrement de l'Angleterre; c'est même la partie de ses discours la plus intéressante à noter: elle marque la transition entre l'isolement boudeur où il ne voulait plus laisser son pays et l'entente cordiale qu'il ne pouvait encore ni pratiquer ni proclamer. À son avis, il ne saurait être maintenant question d'une alliance. «Je ne dis pas cela, ajoutait-il, pour méconnaître les services qu'une alliance réelle et intime avec la Grande-Bretagne nous a rendus, lorsqu'en 1830, nous avons fondé notre gouvernement. Pour mon compte, quels que soient les événements qui sont survenus depuis, j'ai un profond sentiment de bienveillance pour le peuple généreux qui, le premier en Europe, a manifesté de vives sympathies pour ce qui s'était passé en France... Je suis bien aise de lui en exprimer ma reconnaissance. Mais les événements suivent leur cours... Des difficultés sont survenues, la diversité des politiques des deux pays s'est manifestée sur plusieurs points, l'alliance intime n'existe plus.—Une voix à gauche: Dieu merci!—Est-ce à dire que la politique de l'isolement doive être la nôtre et remplacer celle des alliances? Ce serait une folie. Messieurs, ne vous y trompez pas, la politique d'isolement est une politique transitoire qui tient nécessairement à une situation plus ou moins critique et révolutionnaire. On peut l'accepter, il faut l'accepter à certain jour, il ne faut jamais travailler à la faire durer, il faut, au contraire, saisir les occasions d'y mettre un terme, dès qu'on peut le faire sensément et honorablement. Quelle politique avons-nous donc aujourd'hui? Nous sommes sortis de l'isolement; nous ne sommes entrés dans aucune alliance spéciale étroite; nous avons la politique de l'indépendance, en bonne intelligence avec tout le monde... L'alliance intime avec l'Angleterre a pour vous cet inconvénient qu'elle resserre l'alliance des trois grandes puissances continentales. L'isolement a pour vous l'inconvénient plus grave encore de resserrer l'alliance des quatre grandes puissances. Ni l'une ni l'autre situation n'est bonne. Que chaque puissance agisse librement suivant sa politique, mais dans un esprit de paix, de bonne intelligence générale: voilà le véritable sens du concert européen tel que nous le pratiquons; voilà la situation dans laquelle nous sommes entrés par la convention du 13 juillet.»
Peut-être, dans la majorité, quelques esprits trouvaient-ils M. Guizot un peu prompt à parler de «bonne intelligence» avec les auteurs de l'offense du 15 juillet 1840. Mais M. Thiers se chargea aussitôt de leur faire comprendre le péril d'une politique de ressentiment. En effet, il voulut, lui aussi, indiquer quelle devait être la situation de la France envers l'Europe. Passant en revue les diverses puissances, il les montra toutes hostiles. La Russie, disait-il, est notre adversaire depuis 1830. En Allemagne, «il n'y a pas un gouvernement qui ne regarde la France comme un ennemi tôt ou tard redoutable;... ils savent parfaitement qu'il y a entre eux et nous une question de territoire redoutable pour eux et une question de principe plus redoutable encore»; la question de territoire, c'est la rive gauche du Rhin; la question de principe, c'est la propagande des idées libérales françaises. Quant à l'Angleterre, M. Thiers estimait que, surtout depuis l'avènement des tories, on devait s'attendre à la voir le plus souvent se joindre à nos adversaires. Il résumait donc ainsi la situation: «Quand on a l'avantage de pouvoir se trouver tous réunis contre nous, on en saisit l'occasion avec empressement.» L'orateur en concluait-il qu'il fallait tâcher de désarmer ces défiances, manœuvrer habilement pour dissoudre cette coalition? Non, il engageait son pays à affronter seul, fût-ce les armes à la main, cette Europe malveillante et menaçante. «Faites donc voir, s'écriait-il, que la France est forte par elle-même; ne faites pas consister sa force dans ses alliés.» Et il disait encore: «Si une fois la France ne montre pas, par une grande résolution, qu'elle est prête à braver toutes les conséquences, plutôt que de laisser s'accomplir le projet de l'annuler, son influence est sérieusement compromise. Si l'on ne croit pas que vous serez prêts à vous lever le jour où l'on vous bravera, vous serez bientôt la dernière nation. Non, je le dis franchement, toutes mes opinions (et les gens qui me connaissent le savent bien) ne me portent pas à l'opposition, mais je suis convaincu que si vous n'avez pas un jour la force d'une grande résolution, le gouvernement que j'aime, le gouvernement auquel je suis dévoué, aura la honte ineffaçable d'être venu au monde pour amoindrir la France. «Une politique d'isolement défiant et menaçant, qui aboutirait fatalement à la guerre et à la guerre d'un contre tous, telle était donc la perspective offerte par M. Thiers. Ce langage pouvait flatter la gauche; mais il n'était pas fait pour rassurer les conservateurs et les réconcilier avec le ministre du 1er mars.
On le vit bien lors du vote: M. Thiers ne put obtenir aucune manifestation contre la politique suivie par M. Guizot dans l'affaire d'Orient. Il se trouva une grande majorité pour adopter sur ce point le paragraphe de l'adresse, tel que l'avait rédigé la commission. Il est vrai que ce paragraphe se bornait à prendre acte de la convention du 13 juillet et à constater la clôture de la question sans un mot de satisfaction ou même d'approbation. Bien qu'exclusivement ministérielle, la commission n'avait pas osé demander davantage. La majorité se résignait au fait accompli; sa raison l'y obligeait; mais son amour-propre ne trouvait pas là de quoi panser ses blessures et satisfaire ses ressentiments. Elle comprenait qu'il n'y avait pas eu moyen de faire autre chose, et que nul autre ne se fût tiré plus convenablement d'une passe dangereuse; mais ce n'en était pas moins une déconvenue. La conviction était complète; mais c'était une conviction attristée. État d'esprit complexe et curieux qui méritait d'être noté. Si l'on s'en fût alors mieux rendu compte, on aurait été moins surpris de l'explosion qui allait se produire à propos de la question, devenue tout de suite si fameuse et si brûlante, du droit de visite.
V
Peu de jours avant l'ouverture de la session, les journaux avaient annoncé—sans que le public y fît grande attention—que notre ambassadeur à Londres venait de signer, le 20 décembre 1841, avec le gouvernement britannique et les représentants des autres grandes puissances, une convention relative à la visite des navires soupçonnés de faire la traite des nègres. Pour comprendre la portée de cet acte et les suites qu'il devait avoir, il convient de remonter un peu en arrière. On sait avec quelle ardeur, avec quelle passion l'Angleterre avait pris en main, depuis le commencement du siècle, la cause de l'abolition de la traite. Des motifs divers l'y avaient poussée: un sentiment religieux, profond et vrai, l'amour-propre national, et aussi, dans une large mesure, l'intérêt de sa suprématie maritime et commerciale. Ayant obtenu du congrès de Vienne qu'il fît entrer cette abolition dans le droit public européen, le cabinet de Londres demanda aussitôt après, comme conséquence de ce principe, que les puissances se concédassent réciproquement le droit de visite sur les bâtiments de leurs nationalités respectives: c'était, disait-il, le seul moyen d'atteindre efficacement les négriers, qui avaient toujours à bord plusieurs pavillons différents et s'en couvraient successivement pour échapper aux croiseurs. L'argument était sérieux, sincère, mais était-il entièrement désintéressé? Les autres États ne le jugeaient pas tel; ils se disaient qu'avec sa supériorité numérique, la flotte britannique aurait en fait, une fois le droit de visite établi, la police de toutes les autres marines: c'était, à leurs yeux, une manifestation nouvelle de l'ancienne prétention de l'Angleterre à la domination des mers. La résistance à cette suprématie était particulièrement dans les traditions de la politique française: aussi le gouvernement de la Restauration, plusieurs fois sollicité, s'était-il refusé constamment à rien concéder sur le droit de visite. Au lendemain de la révolution de Juillet, la monarchie nouvelle se montra plus facile; elle se faisait un point d'honneur libéral de servir la cause abolitionniste, et surtout, en face de l'Europe inquiète et malveillante, elle avait besoin de l'alliance anglaise. Par une convention du 30 novembre 1831 que compléta un second traité du 22 mars 1833, les deux puissances s'accordèrent réciproquement le droit de visite dans de certaines régions; il était stipulé que le nombre des croiseurs de l'une ne pourrait dépasser de moitié celui des croiseurs de l'autre. Le public français, jusqu'alors fort ombrageux en ces matières, laissa faire sans élever aucune protestation: à vrai dire, son attention était ailleurs. Ce ne fut pas tout. La convention ne pouvait avoir toute son efficacité que si les autres États y adhéraient et enlevaient par là aux négriers la chance d'échapper à la visite en arborant tel ou tel pavillon: le gouvernement français se joignit à celui d'Angleterre pour solliciter ces adhésions. Ainsi furent obtenues successivement celles du Danemark, de la Sardaigne, de la Suède, de Naples, de la Toscane, des Villes hanséatiques. La Russie, l'Autriche et la Prusse résistèrent plus longtemps; ce ne fut qu'en 1838 et sur les instances renouvelées des deux États maritimes, qu'elles se montrèrent disposées à accepter ce droit de visite; seulement, ne trouvant pas que leur dignité de grandes puissances leur permît d'accéder à des traités faits sans elles, elles demandèrent qu'une nouvelle convention fût conclue dans laquelle elles figureraient comme parties principales sur le même pied que la France et l'Angleterre. Notre ambassadeur à Londres fut autorisé à négocier sur ces bases. Après diverses péripéties, on était tombé d'accord, en 1840, pour rédiger un projet de convention qui reproduisait à peu près les clauses de 1831 et de 1833; seulement ce projet étendait les zones où la visite pouvait être exercée, et ne limitait pas la proportion des croiseurs de chaque puissance; ce dernier changement était rendu nécessaire par l'accession de la Prusse, dont la marine de guerre était comparativement peu nombreuse. Le 25 juillet 1840, c'est-à-dire dix jours après avoir conclu sans nous le fameux traité réglant les mesures à prendre contre le pacha d'Égypte, lord Palmerston, comme si rien ne s'était fait, nous avait invités à procéder aux signatures de la nouvelle convention sur le droit de visite. M. Thiers ne faisait aucune objection sur le fond, mais le moment lui parut mal choisi; il lui déplaisait de «faire un traité avec des gens qui venaient d'être si mal pour nous». La négociation, sans être rompue, se trouva dès lors suspendue de fait pendant un an. En 1841, le jour même où la convention des Détroits vint clore le différend né du traité du 15 juillet 1840, lord Palmerston remit sur le tapis la convention du droit de visite. Il avait ses raisons pour être pressé. Le cabinet dont il faisait partie, loin d'avoir trouvé des forces dans le succès de sa campagne orientale, succombait sous le poids des embarras financiers dont cette campagne était en partie la cause; chaque jour plus délaissé par l'opinion, il avait à peine encore quelques semaines à vivre. Lord Palmerston désirait vivement ne pas se retirer sans avoir mené à fin une affaire que la nation anglaise avait tant à cœur. Mais M. Guizot n'avait aucune raison d'être agréable au promoteur du traité du 15 juillet. Il refusa donc formellement, et sans cacher pourquoi, de montrer l'empressement qu'on lui demandait. Sur ces entrefaites, le 30 août 1841, le cabinet whig, mis en minorité dans le pays d'abord, dans le parlement ensuite, dut définitivement céder la place aux tories: sir Robert Peel succéda à lord Melbourne en qualité de «premier», et le Foreign office passa aux mains de lord Aberdeen. Les nouveaux ministres témoignaient d'intentions bienveillantes à notre égard; quand ils critiquaient leurs prédécesseurs, l'atteinte portée à l'alliance française n'était pas le grief sur lequel ils insistaient le moins. M. Guizot leur savait gré de ces bonnes dispositions et croyait de sage politique d'y répondre. Aussi, dès que lord Aberdeen, en octobre 1841, lui reparla du droit de visite, il lui fit un accueil tout autre qu'à lord Palmerston et se montra prêt à terminer l'affaire. La convention fut signée, à Londres, le 20 décembre 1841; l'échange des ratifications était fixé au 19 février 1842.
M. Guizot avait agi sans aucune hésitation. Dans cette convention nouvelle, il ne voyait que la confirmation d'un régime accepté depuis dix ans par l'opinion française et pratiqué sans avoir donné lieu à de sérieux abus[17]. Quant à se demander si, pour être accepté sans ombrage et exercé sans conflit, le droit de visite ne supposait pas, entre les puissances contractantes, un état de confiance et de bon vouloir réciproques qui n'existait plus depuis 1840, notre ministre ne paraît pas y avoir songé[18]. En ne reculant pas davantage la conclusion de cette affaire commencée et préparée par ses prédécesseurs, il croyait faire un acte tout naturel et ne s'attendait de ce chef à aucune difficulté sérieuse et durable. Les faits semblèrent d'abord lui donner raison. L'incident fut jugé si insignifiant que, dans la conférence où ils fixèrent les points sur lesquels porterait l'attaque dans la discussion de l'adresse, les chefs de la gauche et du centre gauche commencèrent par l'écarter. Ce fut M. Billault qui réclama: il était député de Nantes; or les armateurs et les négociants de nos ports étaient fort prévenus contre le droit de visite, les uns parce qu'ils croyaient avoir à redouter de mauvais procédés de la part de la marine anglaise; quelques autres par des motifs peut-être moins avouables: ils passaient pour ne pas être grands ennemis de la traite; sans la faire eux-mêmes, ils expédiaient sur la côte d'Afrique les marchandises que les négriers employaient comme matière d'échange dans leur trafic. Sur l'insistance de M. Billault, il fut décidé «qu'à tout hasard un mot serait dit de la nouvelle convention[19]», mais on n'en espérait aucun résultat important.
À peine l'annonce du débat eut-elle forcé l'attention du public à se porter sur cette convention, que commença à se manifester une opposition d'une vivacité à laquelle personne ne s'était attendu. Quelque fait nouveau avait-il donc subitement révélé, dans l'exercice du droit de visite, des inconvénients jusqu'alors inaperçus? Non; le seul fait nouveau, c'était le traité du 15 juillet 1840 qui avait réveillé contre «l'Anglais» la vieille animosité, plus ou moins assoupie depuis 1830[20], et qui, par suite, faisait regarder comme insupportable le régime naguère si facilement accepté[21]. Le mouvement se dessina tout de suite avec tant de force que M. Guizot, malgré son optimisme habituel, fut troublé dans sa sécurité. La veille même du jour où la question devait être débattue à la Chambre, il écrivait à M. de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur à Londres: «Sachez bien que le droit de visite est, dans la Chambre des députés, une grosse affaire. Je la discuterai probablement demain et sans rien céder du tout; je suis très décidé au fond; mais la question est tombée bien mal à propos au milieu de nos susceptibilités nationales; j'aurai besoin de peser de tout mon poids et de ménager beaucoup mon poids en l'employant. Je ne sais s'il me sera possible de ratifier aussitôt que le désirerait lord Aberdeen. Il n'y a pas moyen que les questions particulières ne se ressentent pas de la situation générale, et que, même lord Palmerston tombé, toutes choses soient, entre les deux pays, aussi faciles et aussi gracieuses que dans nos temps d'intimité.» Rien de plus fondé que cette dernière réflexion; mais M. Guizot ne la faisait-il pas un peu tard?
La discussion s'engagea à la Chambre des députés, le 22 janvier 1842. M. Billault ouvrit le feu contre le droit de visite, montrant la tradition de la politique française méconnue, la liberté des mers livrée à la prépotence anglaise, le droit international mutilé, notre marine découragée, nos intérêts commerciaux compromis. Habile, incisif, spécieux, il eut du succès; ce genre de questions convenait mieux à son talent d'avocat que les débats plus généraux. M. Dupin l'appuya avec sa verve familière qui agissait toujours sur une certaine fraction de la majorité. Puis, ce fut M. Thiers qui, devant l'importance inattendue prise par la question, se déclara adversaire du droit de visite, au risque de se faire rappeler qu'il était ministre lors de la convention de 1833; l'homme d'État eût dû se demander s'il était avantageux à la France de la jeter dans un nouveau conflit; mais l'opposant avait entrevu une chance de faire échec au ministère, cela lui faisait oublier tout le reste. Le second jour, l'attaque fut continuée par MM. Berryer, Odilon Barrot et l'amiral Lalande. M. Guizot, presque seul, tint tête aux assaillants avec courage et talent; il prit plusieurs fois la parole; mais vainement rappelait-il les précédents; vainement démontrait-il que, si des abus se produisaient, le gouvernement serait armé contre eux; vainement essayait-il d'intéresser les sentiments libéraux et généreux de ses auditeurs à la répression d'un trafic infâme,—il sentait lui-même, non sans surprise, que sa parole ne portait pas, qu'elle se heurtait à des préventions plus fortes. «J'ai souvent combattu des impressions populaires, écrivait-il au sortir de ce débat, jamais une impression plus générale et plus vive que celle qui s'est manifestée contre le droit de visite, auquel personne n'avait pensé depuis dix ans qu'il s'exerçait.» Le fait le plus grave était que l'opposition ne se manifestait pas seulement sur les bancs de la gauche et du centre gauche: elle gagnait visiblement la majorité. Dans cette dernière partie de l'Assemblée, l'appel aux ressentiments contre l'Angleterre rencontrait de l'écho, et l'on croyait utile de montrer à tous que le pays n'avait pas le pardon aussi facile que ses gouvernants. D'ailleurs, les mêmes députés qui eussent été le plus épouvantés de voir la France jetée dans le moindre conflit, étaient bien aises, une fois rassurés sur ce danger par la sagesse des ministres, de ne pas laisser à la gauche seule l'avantage de paraître partager les susceptibilités nationales. Les préventions populaires, avec lesquelles ils devaient être prochainement aux prises dans les élections générales, les préoccupaient plus que les embarras diplomatiques dont leur manifestation pourrait être la cause: ce serait affaire au cabinet de se tirer de ces embarras, et, si par crainte de ses successeurs on ne voulait pas renverser M. Guizot, on s'inquiétait peu de lui rendre la vie désagréable.
Malgré tout, le ministre n'aurait-il pas pu enlever d'autorité le vote de la Chambre et écarter ainsi, dès le début, une difficulté qui devait devenir si grosse? Quelques-uns l'ont cru, même parmi ses adversaires les plus ardents. À leur avis, si le ministère avait résolument posé la question de confiance, en déclarant qu'après avoir fait signer une convention il ne pouvait lui-même la déchirer, la majorité eût suivi, bon gré, mal gré, et l'amendement de M. Billault eût été rejeté[22]. C'est ce qu'aurait peut-être tenté Casimir Périer. M. Guizot n'osa pas. Il ne se sentait pas l'autorité que donnait à Périer le péril de 1831, et il ne voulait pas risquer, sur une question après tout secondaire, l'existence d'un cabinet dont la chute eût compromis tant de grandes causes. D'ailleurs, il n'était pas, dans ses rapports avec ses partisans, le ministre impérieux et dominateur dont l'accent de sa parole donnait parfois l'idée. Bien plus disposé à ménager leurs préjugés qu'à les brusquer, combien de fois, au cours de son administration, il devait sacrifier ses vues personnelles, souvent les plus hautes et les meilleures, à la crainte de voir se disloquer par quelque côté cette majorité qu'il savait lui être nécessaire et dont il connaissait l'inconsistance! «M. Guizot, disait un jour sir Robert Peel, fait beaucoup de concessions à ses amis; moi, je n'en fais qu'à mes adversaires.»
Dès que le ministère ne posait pas la question de confiance, il n'était pas douteux que le vote serait une manifestation contre le droit de visite. Ne pouvant empêcher cette manifestation, les amis de M. Guizot se flattèrent qu'elle aurait moins le caractère d'un succès de l'opposition et d'un blâme contre le cabinet, si la rédaction adoptée par la Chambre émanait d'un membre de la majorité. En conséquence, un ministériel notoire, M. Jacques Lefebvre, proposa, avec l'assentiment unanime de la commission de l'adresse, un amendement proclamant, comme celui de M. Billault, «la nécessité de préserver de toute atteinte les intérêts du commerce et l'indépendance du pavillon»; la seule différence était qu'on y avait inséré le mot de «confiance». Cette démarche ne se fit évidemment pas à l'insu et contre la volonté du ministère: mais nous doutons que M. Guizot ait connu à l'avance et approuvé le commentaire apporté à la tribune par M. Jacques Lefebvre. Celui-ci fit valoir que sa rédaction était celle qui condamnait le plus absolument tout droit de visite, et il exprima le vœu, non seulement que la convention de 1841 ne fût pas ratifiée, mais aussi «que celles de 1831 et de 1833 cessassent, le plus tôt possible, d'être mises à exécution». Il détermina ainsi les membres de la gauche à abandonner leur amendement et à se rallier au sien; c'était évidemment son but; mais pensait-il à la situation où un tel commentaire mettait M. Guizot?
Si le ministre déclarait repousser l'amendement, il désavouait ses amis; s'il l'acceptait, il se désavouait lui-même. En cet embarras, il sut du moins garder la dignité et la fierté de son attitude oratoire. Il ne combattit pas l'amendement, mais ne promit pas de s'y soumettre. «Quelle que soit la difficulté que j'éprouve, dit-il, un double devoir m'appelle impérieusement à cette tribune: le premier, envers une grande et sainte cause que j'ai toujours défendue et que je ne déserterai pas aujourd'hui; le second, envers la couronne que j'ai l'honneur de représenter sur ces bancs et dont je ne livrerai pas les droits.» Pour remplir le premier de ces devoirs, il défendit, une fois de plus, le principe du droit de visite, sans reculer devant le flot grossissant des préventions contraires; il soutint avec force que la convention signée par lui ne portait pas atteinte à la liberté des mers. «Les mers, dit-il, restent libres comme auparavant; il y a seulement un crime de plus inscrit dans le code des nations, et il y a des nations qui s'engagent à réprimer en commun ce crime réprouvé par toutes. Le jour où toutes les nations auront contracté ce même engagement, le crime de la traite disparaîtra. Et ce jour-là, les hommes qui auront poursuivi ce noble but à travers les orages politiques et les luttes des partis, à travers les jalousies des cabinets et les rivalités des personnes, les hommes, dis-je, qui auront persévéré dans leur dessein, sans s'inquiéter de ces accidents et de ces obstacles, ces hommes-là seront honorés dans le monde, et j'espère que mon nom aura l'honneur de prendre place parmi les leurs.» Puis, abordant un autre ordre d'idées, le ministre ajoutait: «J'ai aussi à défendre la cause des prérogatives de la couronne. Quand je parle des prérogatives de la couronne, je suis modeste, messieurs, car je pourrais dire aussi que je viens défendre l'honneur de mon pays. C'est l'honneur d'un pays que de tenir sa parole.» Il rappela alors comment, en 1838, la France, «après y avoir bien pensé sans doute», avait, de concert avec l'Angleterre, proposé aux autres puissances de faire une nouvelle convention pour l'extension du droit de visite, comment cette convention avait été conclue. «À la vérité, disait-il, le traité n'est pas encore ratifié, et je ne suis pas de ceux qui regardent la ratification comme une pure formalité à laquelle on ne peut d'aucune façon se refuser quand une fois la signature a été donnée; la ratification est un acte sérieux, un acte libre; je suis le premier à le proclamer. La Chambre peut donc jeter dans cette affaire un incident nouveau; elle peut, par l'expression de son opinion, apporter un grave embarras, je ne dis rien de plus, un grave embarras à la ratification. Mais, dans cet embarras, la liberté de la couronne et de ses conseillers reste entière, la liberté de ratifier ou de ne pas ratifier le nouveau traité, quelle qu'ait été l'expression de l'opinion de la Chambre. Sans doute, cette opinion est une considération grave et qui doit peser dans la balance; elle n'est pas décisive, ni la seule dont il y ait à tenir compte. À côté de cette considération, il y en a d'autres, bien graves aussi; car il y a peu de choses plus graves pour un gouvernement que de venir dire à d'autres puissances avec lesquelles il est en rapport régulier et amical: «Ce que je vous ai proposé, il y a trois ans, je ne le ratifie pas aujourd'hui; vous l'avez accepté à ma demande; vous avez fait certaines objections; vous avez demandé certains changements; ces objections ont été accueillies, ces changements ont été faits, nous étions d'accord; n'importe, je ne ratifie pas aujourd'hui.»... Je le répète en finissant: quel que soit le vote de la Chambre, la liberté du gouvernement du Roi, quant à la ratification du nouveau traité, reste entière; lorsqu'il aura à se prononcer définitivement, il pèsera toutes les considérations que je viens de vous rappeler, et il se décidera sous sa responsabilité.»
La Chambre ne contesta pas cette réserve si hautement formulée au nom du gouvernement, mais elle n'en persista pas moins, de son côté, à se prononcer contre le nouveau traité, et telle était la force du mouvement, que l'amendement de M. Jacques Lefebvre fut adopté à la presque unanimité. Le Journal des Débats chercha tout de suite à atténuer la portée politique de ce vote: «La Chambre, dit-il, a voulu seulement donner au ministère un avertissement amical et bienveillant; c'est pour cela qu'elle a écarté ceux qui voulaient non pas avertir le ministère, mais le blâmer. Le vote n'a donc en définitive ni avancé ni reculé les affaires de l'opposition.» Naturellement, ce n'était pas l'avis des journaux de gauche, qui célébrèrent bruyamment ce qu'ils appelaient la défaite du cabinet, affectèrent de croire que M. Guizot ne pouvait pas rester un jour de plus au pouvoir et lui rappelèrent l'exemple du duc de Broglie, donnant sa démission, en 1834, aussitôt après que la majorité s'était prononcée contre le traité des 25 millions. À juger les choses de sang-froid et sans parti pris, on ne pouvait contester que le vote de l'amendement de M. Jacques Lefebvre ne fût un échec pour le cabinet: celui-ci en sortait affaibli. Toutefois, dans les conditions où ce vote avait été émis, il n'impliquait pas de la part de la Chambre la volonté de renverser le ministère, et n'obligeait pas ce dernier à céder la place à ses adversaires.
VI
Si l'opposition n'avait eu d'autre but que de mettre le ministère dans l'embarras, sans s'inquiéter de savoir si, du même coup, elle ne mettait pas le pays en péril, elle pouvait se féliciter des premiers résultats de sa campagne. Quelle situation, en effet, pour le cabinet! Refuser de ratifier à la date fixée une convention que notre gouvernement avait non seulement acceptée, mais proposée, c'était exposer la France à un conflit avec l'Europe justement blessée d'un tel manque de parole. Ratifier une convention contre laquelle la presque unanimité de la Chambre venait de se prononcer, c'était exposer le cabinet à un conflit parlementaire où il eût sûrement succombé. Le problème paraissait insoluble. Autour de M. Thiers, on disait, en se frottant les mains: «M. Guizot ne s'en tirera pas.»
Il devait cependant s'en tirer, non pas tout de suite, mais après une longue négociation qui mérite d'être citée comme un chef-d'œuvre de patiente et prudente habileté. M. Guizot, qui, en 1840, lors de son ambassade à Londres, ne savait qu'imparfaitement la diplomatie, l'avait apprise depuis par la pratique même de ces affaires étrangères qu'il dirigeait depuis plus d'une année, au milieu des circonstances les plus difficiles. Il convient aussi de noter, dans cette sorte d'éducation complémentaire de l'homme d'État, l'influence d'une femme dont nous avons déjà eu plusieurs fois l'occasion de prononcer le nom: madame de Lieven. Son mari, titulaire de l'ambassade de Russie à Londres de 1812 à 1834, y avait tenu peu de place; la princesse, au contraire, avait été tout de suite fort en vue. C'était une grande dame et une femme d'esprit, peu jolie, mais pleine d'aisance et de bonne grâce, causeuse habile et charmante, très recherchée dans les salons et ayant su s'en créer un. Toujours en quête d'informations que, de Londres, elle adressait directement au Czar et à la Czarine, elle témoignait pour les grandes et les petites affaires de la politique une curiosité passionnée qui la faisait parfois soupçonner de cabale et d'intrigue. Quand son mari fut rappelé, en 1834, elle trouva grand accueil à Saint-Pétersbourg; l'empereur Nicolas se plaisait à l'entretenir. Cette faveur ne suffit pas cependant à lui rendre supportable le séjour en Russie; elle avait la nostalgie de l'Occident et obtint la permission d'y retourner. Après un court passage en Italie, où elle perdit son mari, elle vint s'établir à Paris. À peine arrivée, on la voit, au commencement de 1836, occupée, avec madame de Dino qu'elle avait connue à Londres, à renverser le duc de Broglie et à pousser M. Thiers à sa place. Ce dernier la fréquenta pendant sa courte administration, du 22 février au 6 septembre 1836. Peu après, M. Guizot devenait le familier de ce salon où l'on cherchait à attirer tous les hommes politiques considérables; bientôt même, l'affection qu'il témoignait et qui lui était rendue lui fit une situation à part entre tous les amis de la maison: on eût dit un autre Chateaubriand auprès d'une autre madame Récamier. Quel attrait avait donc pu rapprocher de l'habile et remuante mondaine l'austère et grave doctrinaire? En tout cas, l'âge de l'une[23], à défaut du caractère de l'autre, écartait toute interprétation malicieuse. Après la formation du ministère du 29 octobre 1840, la liaison, loin de se relâcher, fut encore plus étroite et plus affichée; le ministre allait d'ordinaire chez la princesse trois fois par jour, avant la séance de la Chambre, en en revenant et dans la soirée. Il y donnait des rendez-vous et s'y faisait apporter les pièces à signer. Étrange spectacle que celui de cette intimité notoire entre le principal dépositaire de tous nos secrets d'État et une étrangère qui, naguère encore, jouait un des premiers rôles dans la diplomatie d'un souverain hostile à la France! Disons tout de suite que les inconvénients qui semblaient à craindre ne se produisirent pas; madame de Lieven fut une amie fidèle et sûre. Ajoutons que si elle trouva dans ce commerce une occasion de satisfaire la curiosité politique qui avait été la passion de toute sa vie, elle apporta à son ami quelque chose en échange. Au milieu d'un salon où passaient tous les représentants de cette haute diplomatie européenne, jusqu'alors peu accessible aux hommes de Juillet, dans cette compagnie d'une ancienne ambassadrice qui avait vu de près, depuis 1812, tant d'hommes et d'événements, sous l'influence d'une femme supérieure qui possédait au plus haut degré ce je ne sais quoi que l'habitude du grand monde et aussi la délicatesse féminine ajoutent si heureusement à l'habileté politique, M. Guizot, ministre, trouvait ce que, jeune homme de souche bourgeoise et huguenote, il n'avait pas reçu de sa famille, ce que, professeur et écrivain, il n'avait pas rencontré dans les livres, ce que, chef de parti, il n'avait pu acquérir dans les luttes du parlement. Aussi n'est-il pas téméraire de supposer que les qualités toutes nouvelles de souplesse adroite, de mesure, de nuance, qui firent, à cette époque, du puissant orateur un négociateur éminent, un incomparable rédacteur de dépêches et de lettres diplomatiques, sont dues, en grande partie, à ses rapports avec madame de Lieven.
Tout habile que fût devenu M. Guizot, il n'eût probablement pas réussi à éviter un éclat, s'il eût été en face de lord Palmerston[24]. Mais, grâce à Dieu, ce dernier était, depuis le mois d'août 1841, remplacé par lord Aberdeen. Sans en être encore à l'«entente cordiale», le nouveau secrétaire d'État désirait vivre en bons termes avec la France. Chose singulière! Nous eussions eu tout à craindre du ministre appartenant à ce parti whig qui avait, depuis si longtemps, inscrit l'alliance française sur son programme, et nous avions beaucoup à espérer du ministre tory qui, par les principes de son parti et même par les souvenirs de sa propre existence, semblait préparé à être notre ennemi[25]. L'explication est dans le caractère des deux hommes. On connaît celui de lord Palmerston. Lord Aberdeen formait avec lui, presque sur tous les points, un absolu contraste: esprit très mesuré, très libre; fidèle aux traditions de son pays, supérieur à ses routines et à ses préjugés; possédant cette qualité rare chez tous, particulièrement chez un Anglais, de se mettre à la place de ceux avec qui il traitait, de comprendre leurs idées, leur situation, et d'en tenir compte; sachant écouter la contradiction, sans éprouver le besoin d'argumenter; discutant le moins possible, toujours sans aigreur contre son interlocuteur ni souci de sa propre personnalité; aimant mieux dénouer les difficultés que de prouver qu'il avait raison; répugnant aux procédés tranchants, aux partis extrêmes, et préférant les transactions patiemment poursuivies; d'une droiture suprême qui inspirait tout de suite confiance à ceux avec lesquels il traitait[26]; portant dans la politique, à un degré vraiment inaccoutumé, le sentiment, le scrupule de l'équité; réservé, grave, un peu triste au premier abord, tendre dans l'intimité; sincèrement modeste, sans recherche de son succès particulier; moins en vue que d'autres au regard de la foule, mais de grande influence dans le conseil; peu populaire, mais très considéré. Ce fut une bonne fortune, pour M. Guizot et pour la France, que la présence d'un tel homme, en un pareil moment, à la tête du Foreign office.
VII
Au sortir de la séance où avait été voté l'amendement de M. Jacques Lefebvre, M. Guizot ne se rendait peut-être pas compte à quel point le droit de visite était définitivement condamné; toutefois, comprenant l'impossibilité de ratifier au jour fixé la convention signée le 20 décembre 1841, il écrivit aussitôt à son ambassadeur à Londres[27]: «Tenez pour certain que, dans l'état des esprits, nous ne pourrions donner aujourd'hui la ratification pure et simple, sans nous exposer au plus imminent danger. J'ai établi la pleine liberté du droit de ratifier. J'ai dit les raisons de ratifier. Je maintiens tout ce que j'ai dit. Mais à quel moment pourrons-nous ratifier sans compromettre des intérêts bien autrement graves, c'est ce que je ne saurais fixer aujourd'hui.»
Outre-Manche, la surprise et l'irritation furent grandes. On était dépité de voir remettre en question une affaire que l'on croyait finie et à laquelle on attachait beaucoup d'importance. On se demandait, non sans inquiétude, s'il n'y avait pas là un coup monté avec les États-Unis, depuis longtemps réfractaires au droit de visite; à ce moment même, le gouvernement britannique négociait sur ce point avec le cabinet de Washington, et il avait compté, pour vaincre sa résistance, sur l'exemple de l'Europe adhérant tout entière à la convention de 1841. Enfin, les Anglais se sentaient blessés d'être l'objet de tant de méfiances et de ressentiments. «Les symptômes de la société sont graves ici, écrivait de Londres M. de Sainte-Aulaire; l'opinion qu'on entretient en France une haine violente contre l'Angleterre se développe et provoque la réciprocité.» Si porté que fût lord Aberdeen vers la conciliation, il déclara tout d'abord à notre ambassadeur «que ce qui se passait dans les Chambres françaises ne le regardait pas, qu'il tenait le traité pour ratifié, parce que ni délai ni refus n'était supposable», et il ajouta que «la Reine parlerait dans ce sens à l'ouverture de son parlement». En effet, le 3 février 1842, le discours de la couronne annonça la conclusion du traité, sans paraître prévoir qu'aucune difficulté pût être soulevée pour la ratification. C'est que le ministre anglais avait, tout comme le ministre français, à compter avec l'opinion de son pays. Les whigs étaient aux aguets; lord Palmerston voyait venir avec joie un gros embarras pour ses successeurs et une occasion de batailler contre le gouvernement du roi Louis-Philippe, de lui «jeter le gant de la défiance[28]»; dès le 8 février, il souleva la question à la Chambre des communes; pour cette fois, le ministère se déroba en faisant observer que le terme fixé pour les ratifications n'était pas arrivé: mais une telle réponse ne pouvait servir longtemps encore. Lord Aberdeen ne se sentait pas seulement surveillé par l'opposition: dans le sein même du cabinet tory, plusieurs ministres témoignaient envers notre pays des dispositions fort peu traitables. Quant au «premier», sir Robert Peel, il était sans doute d'accord avec le secrétaire d'État des affaires étrangères pour vouloir sincèrement la paix et la justice dans les rapports avec la France; mais cet esprit honnête était facilement inquiet et soupçonneux; tout occupé de la politique intérieure qu'il menait supérieurement, il n'apportait pas dans les questions étrangères d'idées arrêtées et personnelles; par suite, il ne se défendait pas toujours assez, en ces matières, contre les impressions passagères du public, surtout contre ses susceptibilités et ses préventions.
Dans les cours du continent, l'impression ne fut pas aussi vive qu'à Londres; on y était beaucoup moins chaud pour le droit de visite. Toutefois, notre conduite provoquait des réflexions désobligeantes. M. de Metternich déclarait que notre refus de ratifier «présentait un côté vraiment ridicule»: «On a vu, ajoutait-il, des cours se refuser à ratifier un arrangement qui leur avait été imposé par des circonstances indépendantes de leur volonté; mais le cas présent est, sans exception, le premier dans lequel un gouvernement recule devant l'accomplissement d'un arrangement que non seulement il a sollicité lui-même, mais au concours duquel il a invité d'autres cours; une situation pareille ne peut être que la suite d'une légèreté compromettante et qui écarte la confiance[29].»
M. Guizot ne se laissa pas intimider par ces mécontentements, tout en faisant son possible pour les apaiser. Il maintint très nettement, en droit, la faculté de refuser la ratification, et fit valoir, en fait, pour expliquer un ajournement, les manifestations qui s'étaient produites en France. Ce dernier argument était à la vérité délicat à employer. «Prenez garde, lui faisait dire le cabinet britannique, ce sont là des motifs qui peuvent avoir pour vous une valeur déterminante, mais qu'il ne faut pas nous appeler à apprécier, car ils sont très injurieux pour nous. On est parvenu à persuader en France que nous sommes d'abominables hypocrites, que nous cachons des combinaisons machiavéliques sous le manteau d'un intérêt d'humanité. Vous vous trouvez dans la nécessité de tenir grand compte de cette clameur, et nous faisons suffisamment preuve de bon caractère en ne nous montrant pas offensés; mais si vous venez, à la face de l'Europe, nous présenter officiellement ces inculpations comme le motif déterminant de votre conduite, nous ne pouvons nous dispenser de les repousser.» Il fallait donc user de grandes précautions pour que les pourparlers ne dégénérassent pas en récriminations. M. Guizot s'y appliqua et y réussit; il ne lui était pas inutile de pouvoir rappeler qu'il ne partageait pas et qu'il avait combattu jusqu'à la dernière heure les préventions dont il était obligé de tenir compte. Du reste, voyant bien que l'état des esprits des deux côtés rendait pour le moment toute solution impossible, il évitait soigneusement de précipiter les choses. «Ne demandez rien, ne pressez rien, écrivait-il à son ambassadeur à Londres. Le temps est ce qui nous convient le mieux: c'est du temps qu'il nous faut, le plus de temps possible. Prenez ceci pour boussole.»
Cependant, le 20 février 1842, jour fixé par la convention pour l'échange des ratifications, approchait. Si désireux qu'il fût d'user de ménagements, M. Guizot ne voulut laisser aucun doute sur ses intentions: «Voici nos points fixes, mandait-il, le 17 février, à M. de Sainte-Aulaire: 1o Nous ne pouvons donner aujourd'hui notre ratification; 2o nous ne pouvons dire à quelle époque précise nous pourrons la donner. Certaines modifications, réserves et clauses additionnelles sont indispensables pour que nous puissions la donner.» Ceci nettement indiqué, notre ministre se hâtait d'ajouter: «Cherchez avec lord Aberdeen les formes qui peuvent le mieux lui convenir. Je vous ai indiqué nos points fixes. Tout ce que nous pourrons faire, dans ces limites, pour atténuer les embarras de situation et de discussion que ceci attire au cabinet anglais, nous le ferons, et nous comptons, de sa part, sur la même disposition.»
M. Guizot n'avait pas tort d'y compter. Revenu de sa première surprise, le chef du Foreign office montrait son habituel esprit de modération. Au jour fixé, le 20 février, les plénipotentiaires de l'Angleterre, de la Russie et de l'Autriche échangèrent les ratifications de leurs cours; on se borna à constater que notre plénipotentiaire n'avait pas apporté celle de son gouvernement, et l'on stipula que le «protocole resterait ouvert pour la France». Le tout dit, du reste, très brièvement, avec le souci d'éviter, de part et d'autre, toute parole blessante. Même préoccupation dans la communication faite, le 21 février, par lord Aberdeen à la Chambre des lords: «Je regrette, dit-il, de ne pas pouvoir annoncer à la Chambre que la France ait ratifié le traité; je ne saurais même dire à quelle époque on peut espérer cette ratification. Vos Seigneuries connaissent la nature des motifs qui ont engagé le gouvernement français à suspendre cette ratification; je crois de mon devoir de ne rien dire et de ne rien faire de nature à soulever la moindre difficulté... J'espère que le temps viendra bientôt où les causes, auxquelles je ne fais pas aujourd'hui plus ample allusion, cesseront d'exister, et alors le traité recevra la conclusion que vous désirez.» Sir Robert Peel s'exprima avec les mêmes ménagements, à la Chambre des communes. M. Guizot se déclara satisfait: «La rédaction du protocole, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, le 27 février, est bonne, et la situation aussi bonne que le permettent les embarras qu'on nous a faits... Je compte sur le temps et sur l'esprit de conciliation. Nous n'avons qu'à nous louer du langage tenu à Londres dans le parlement; il a été plein de mesure et de tact. Je craignais une discussion qui vînt aggraver ici l'irritation et mes embarras. Je puis, au contraire, me prévaloir d'un bon exemple. J'en suis charmé.» On était, sans doute, encore loin du but; mais on venait de franchir, sans accident, un premier défilé.
VIII
En ajournant la ratification à une date indéterminée, M. Guizot s'était flatté que l'opinion, bientôt apaisée ou distraite, se montrerait moins rebelle à accepter la convention tant soit peu mitigée. Mais les semaines s'écoulaient, et rien ne venait réaliser cet espoir: tout au contraire, un observateur clairvoyant et de sang-froid écrivait, en avril 1842: «Les esprits se montent de plus en plus sur la question du droit de visite... On a rarement vu un entraînement aussi unanime et qui, dans son exagération, ait autant l'apparence d'un mouvement national[30].» Dans tous les journaux de la gauche et de la droite légitimiste, ce n'était qu'un cri contre l'Angleterre et contre le cabinet qui livrait à cette dernière les intérêts et l'honneur de la France. Certaines feuilles conservatrices, comme la Presse, ne se montraient pas moins véhémentes contre la convention. Le Journal des Débats, à peu près seul, se mettait en travers de ce mouvement; encore n'osait-il pas défendre trop ouvertement une cause si impopulaire. On racontait au public, avec indignation, les prétendus outrages commis par les croiseurs britanniques contre nos bâtiments de commerce. Le plus souvent, les faits étaient faux ou ridiculement exagérés; mais l'état de l'opinion ne permettait guère de faire accueillir une rectification. Dans les deux Chambres, l'opposition, secondée quelquefois par M. Molé et par ses amis, saisissait toutes les occasions de recommencer le débat et de remettre M. Guizot sur la sellette[31]. Le ministre faisait tête, avec un talent admiré de ceux mêmes qu'il ne parvenait pas à convaincre. Sans retirer ce qu'il avait dit du fond même de la question, il s'exprimait sur la ratification en termes qui lui paraissaient devoir satisfaire la Chambre: «Quand le moment de la ratification est arrivé, disait-il le 28 février, la couronne, d'après les conseils de son cabinet, et du ministre des affaires étrangères en particulier, a chargé son ambassadeur à Londres de déclarer qu'elle ne croyait pas devoir ratifier maintenant le traité; elle a dit de plus qu'elle ne pouvait faire connaître à quelle époque elle croirait pouvoir le ratifier: enfin, elle a fait des réserves et proposé des modifications au traité.» Si nettes que fussent ces paroles, l'opposition ne s'en contentait pas: affectant d'y soupçonner une équivoque et de redouter une collusion avec l'Angleterre, elle harcelait le ministre, le pressait d'interrogations malveillantes, le contraignait à renouveler ses déclarations, à les préciser, à s'engager plus avant dans le sens d'un refus de ratification, à atténuer la réserve qu'à l'origine il avait faite du droit de la couronne[32].
Telle était la singulière difficulté de la tâche du ministre qu'en s'occupant de contenter son parlement, il risquait de blesser les puissances avec lesquelles il négociait. Il lui fallait toutes les qualités de souplesse, de sûreté et de mesure, qu'avait acquises sa parole, pour se mouvoir en équilibre entre ces exigences contradictoires. Son langage n'était pas moins surveillé à Londres qu'à Paris: seulement, c'était à un point de vue absolument opposé. On venait d'en avoir la preuve dans un incident étranger au droit de visite. Le 19 janvier 1842, au cours de la discussion de l'adresse, M. Guizot, répondant à ceux qui lui reprochaient d'avoir «abaissé» la politique française, avait rappelé l'énergie victorieuse avec laquelle, à ce moment même, était conduite la guerre d'Afrique; il ajoutait qu'en Europe personne n'avait plus la pensée de contester notre établissement algérien, et il citait à l'appui une dépêche de M. de Sainte-Aulaire, en date du 4 octobre 1841. D'après cette dépêche, notre ambassadeur à Londres ayant eu occasion de déclarer à lord Aberdeen que «la sûreté de nos possessions d'Afrique était pour nous un intérêt de premier ordre», le secrétaire d'État lui avait dit: «Je suis bien aise de m'expliquer nettement avec vous sur ce sujet; j'étais ministre en 1830, et, si je me reportais à cette époque, je trouverais beaucoup de choses à dire; mais je prends les affaires en 1841 et telles que me les a laissées le précédent ministère: je regarde donc votre position à Alger comme un fait accompli contre lequel je n'ai plus à élever aucune objection.» Un tel langage était d'autant plus remarquable de la part de lord Aberdeen, que, dans l'opposition, il avait pris l'habitude de faire, chaque année, une motion pour protester contre notre conquête africaine. Aussi, après avoir lu à la Chambre la dépêche de M. de Sainte-Aulaire, M. Guizot s'écriait-il fièrement: «Est-ce là, messieurs, un symptôme de notre abaissement?» L'opposition n'avait rien à répondre. Mais à peine le discours fut-il connu outre-Manche qu'il y souleva une tempête. Les journaux de lord Palmerston provoquèrent l'indignation nationale contre le ministre britannique qui osait sanctionner l'usurpation française en Afrique. Interpellé à ce sujet, le 4 mars 1842, sir Robert Peel contesta, non la loyauté, mais l'exactitude du rapport fait par M. de Sainte-Aulaire; et lord Aberdeen lui-même fit, le 7 mars, à la Chambre des lords, la déclaration suivante: «Je n'ai jamais dit que je n'avais pas d'objection à faire contre l'établissement des Français à Alger, mais que je n'avais pas d'observation à présenter à ce propos, et que mon intention était de garder le silence. J'ai compris qu'après dix années toute objection serait aujourd'hui déplacée. De ce que je n'exprime aucune objection, il ne s'ensuit pas que je n'aie l'idée d'aucune.» La distinction était un peu subtile et trahissait quelque embarras; mais, en France, les journaux d'opposition y virent surtout la gêne qui pouvait en résulter pour le gouvernement français; ils firent grand bruit de ce qu'ils appelaient un démenti outrageant, et proclamèrent que nos ministres étaient trop humbles pour oser le relever. Si délicat que fût le sujet, M. Guizot jugea nécessaire de s'en expliquer sans retard à la tribune, et il saisit l'occasion du débat sur les fonds secrets, le 10 mars 1842. Avec un heureux mélange de fermeté et d'adresse, il sut à la fois donner satisfaction au sentiment français et cependant ne pas prolonger de tribune à tribune une controverse internationale qui se fût vite envenimée. «Que lord Aberdeen, dit-il tout d'abord, ait déclaré qu'il n'avait pas d'objections ou d'observations à faire, j'avoue que la différence des deux mots me touche peu.» Puis il ajouta: «Il y a déjà dix ans, messieurs, le premier peut-être, j'ai dit à cette tribune: La France a conquis Alger, la France gardera sa conquête. Les paroles que j'ai dites, il y a dix ans, je les répète aujourd'hui; tout le monde les répète ou est bien près de les répéter. Mais vous ne pouvez vous étonner qu'il ait fallu du temps pour en venir là; vous ne pouvez empêcher que les conquêtes aient besoin de temps... Eh bien, les paroles de lord Aberdeen à l'ambassadeur du Roi n'ont pas été autre chose que la reconnaissance de la sanction progressivement donnée par le temps à notre établissement en Algérie; paroles prononcées à bonne intention, dans un esprit de bonne intelligence et de paix, pour n'être pas obligé de reprendre, au bout de dix ans, les mêmes réclamations, les mêmes contestations qui, en 1830, avaient été si vives. Ce sont ces explications spontanément données qui m'ont été loyalement transmises par l'ambassadeur du Roi à Londres. Qu'il y ait dans les termes telle ou telle variante, peu importe. Entre hommes sérieux et sensés, c'est du fond des choses qu'il s'agit. Je ne viens pas élever ici une discussion de mots; je constate un grand fait, c'est que la France a conquis Alger, et que déjà douze ans de possession ont amené l'homme d'État qui avait élevé contre cette occupation les objections les plus graves, les réclamations les plus vives, à prendre, en rentrant aux affaires, une attitude toute différente et à garder sur cette question le même silence qu'avait aussi gardé son prédécesseur. Quand un temps encore plus long se sera écoulé,... vous verrez le cabinet anglais, comme les autres cabinets, comme la Porte elle-même, faire des pas nouveaux, et la sanction la plus complète, l'aveu de tout le monde viendra consommer notre établissement d'Afrique... C'est l'histoire de toutes les grandes mutations de territoire; le temps seul les consacre irrévocablement.» En France, les opposants durent confesser qu'on ne pouvait cette fois reprocher à M. Guizot d'avoir été timide; ils se consolèrent par la pensée qu'une nouvelle contradiction viendrait d'Angleterre. Leur peu patriotique espoir fut déçu: le langage de notre ministre avait été assez habilement mesuré pour que lord Aberdeen n'y trouvât rien à relever.
D'ailleurs, si M. Guizot savait ainsi, le cas échéant, dire ce qu'exigeait la dignité nationale, il ne perdait pas de vue l'autre partie de son rôle et ne manquait pas une occasion de prononcer des paroles propres à calmer les susceptibilités britanniques. Chez lui, l'orateur veillait toujours à ne pas desservir le négociateur, au contraire. Ainsi, dans les nombreux débats auxquels donnait lieu l'affaire du droit de visite, avait-il soin de se séparer avec éclat de ceux qui «fomentaient des sentiments d'animosité» entre les deux nations occidentales, et, rappelant la façon dont, lors de l'adresse, il avait caractérisé leurs relations, il ajoutait: «Nous prenons au sérieux ce que nous avons dit des bons rapports que nous entendons entretenir avec la Grande-Bretagne aussi bien qu'avec les autres puissances. Nous portons (et je suis sûr d'exprimer en ceci les sentiments de la Chambre et du pays), nous portons une sincère estime à la Grande-Bretagne et à son gouvernement; nous sommes avec elle dans une paix véritable, dans une bonne intelligence réelle, et nous ne souffrirons pas, autant qu'il dépendra de nous, que ces rapports, que cette bonne intelligence soient troublés par la contagion de l'animosité et de la crédulité populaire[33].»
Sans nul doute, M. Guizot se fût fait plus facilement applaudir en évoquant les ressentiments, vieux ou récents, contre l'Angleterre. Mais c'eût été mal servir l'intérêt de son pays. Il suffisait de regarder au delà de nos frontières pour comprendre qu'une rupture avec nos voisins d'outre-Manche eût rejeté la France dans le dangereux isolement de 1840. Avec la Russie, nous étions en moins bons termes que jamais. Au mois de novembre 1841, le représentant de cette puissance à Paris était subitement parti en congé: le motif non avoué, mais notoire, de ce départ était que le comte Pahlen, se trouvant cette année le doyen des ambassadeurs, devait, en cette qualité, présenter au Roi, le 1er janvier 1842, les hommages du corps diplomatique, et que le Czar n'avait pas voulu lui voir jouer ce rôle. Depuis 1830, le gouvernement français avait souvent laissé passer, sans paraître s'en apercevoir, les mauvais procédés, les offensantes boutades de Nicolas. Cette fois, il estima que le temps était enfin venu de se montrer moins débonnaire et d'exiger plus de politesse[34]. Aussi ordonna-t-il tout de suite à M. Casimir Périer qui, en l'absence de M. de Barante, faisait fonction de chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg, de se tenir renfermé dans son hôtel le jour de la Saint-Nicolas, en alléguant simplement une indisposition. La leçon fut sentie et parut fort déplaisante au Czar, qui, par voie de représailles, prescrivit à la société de Saint-Pétersbourg de suspendre toute relation mondaine avec le personnel de l'ambassade française. On ne poussa pas les choses jusqu'à une rupture ouverte, mais les ambassadeurs des deux cours ne retournèrent pas à leur poste, et il n'y eut plus désormais, à Paris comme à Saint-Pétersbourg, qu'un simple chargé d'affaires[35]. Le Czar ne se bornait pas à ces manifestations mesquines. Sa diplomatie s'agitait pour transformer en une quadruple alliance permanente, naturellement dirigée contre la France, le lien temporaire noué entre les signataires du traité du 15 juillet 1840; sa thèse était que ce traité avait implicitement fait revivre celui de Chaumont[36]. En Autriche, la prudence de M. de Metternich se refusa à des démonstrations aussi provocantes; mais le chancelier affirmait qu'au besoin les quatre puissances se trouveraient unies contre la France de Juillet; le concours de l'Angleterre à une telle œuvre lui paraissait certain depuis l'avènement du ministère tory. Quant à ce qu'il appelait la «prétendue alliance entre les cours maritimes», il se félicitait de n'avoir plus à compter avec elle et notait avec plaisir comment la première difficulté sérieuse «avait mis un terme à une fantasmagorie qui, pour n'avoir point de consistance, n'en avait pas moins pesé d'un grand poids sur l'Europe[37]». À Berlin, dispositions plus malveillantes encore. Déjà nous avons eu occasion de signaler l'animosité de Frédéric-Guillaume IV contre notre pays et notre gouvernement[38]. Ce prince éprouvait, au contraire, pour son beau-frère, l'empereur Nicolas, une tendresse dévouée et presque mystique. Il aimait aussi l'Angleterre, oubliait qu'elle était libérale, pour voir en elle «la grande puissance évangélique». Il souffrait quand il la trouvait engagée avec la France dans une alliance qui lui paraissait un scandale et que, plus tard, il n'hésitera pas à qualifier d'incestueuse[39]. Servir de lien entre les cours de Londres et de Saint-Pétersbourg pour les unir dans une campagne contre la France révolutionnaire, tel était son rêve le plus cher. Ce fut certainement avec le dessein caché de travailler à le réaliser qu'il débarqua en Angleterre, au mois de janvier 1842, c'est-à-dire au moment même où éclatait en France l'opposition contre le droit de visite. Le prétexte de son voyage était le baptême du jeune prince de Galles dont la reine Victoria, sous l'influence allemande du prince Albert, lui avait demandé d'être le parrain. Sollicité par notre ministre à Berlin de passer par notre territoire et d'avoir, sur quelque point de la route, une entrevue avec Louis-Philippe, Frédéric-Guillaume s'y était refusé, par le motif que son déplacement n'avait aucun caractère politique. Cette dernière considération ne l'empêcha pas, à Londres, dans ses conversations avec les personnages influents, entre autres avec le baron de Stockmar, confident de la Reine et du prince consort, de prêcher la haine et le mépris de la France, «nation pourrie où il n'y avait plus ni religion ni morale». Il entreprit notamment de démontrer à M. de Stockmar, qui était en même temps le correspondant du roi Léopold, l'avantage qu'aurait la Belgique à rompre avec la France pour entrer dans la Confédération germanique; cette ouverture n'eut aucun succès; elle n'en marque pas moins, chez le roi de Prusse, une préoccupation de nous faire partout échec[40]. Telles étaient les dispositions des trois grandes puissances continentales: c'est parce que M. Guizot les connaissait qu'il ne voulait pas procurer à ces puissances le plaisir d'une rupture entre la France et l'Angleterre.
Toutefois, notre ministre réussirait-il toujours à écarter cette rupture? Les membres du cabinet britannique étaient surpris et blessés de voir que l'opinion française, loin de s'apaiser avec le temps, s'échauffait de plus en plus. Ils se demandaient s'il ne leur faudrait pas se fâcher tout haut, pour ne pas s'aliéner le public anglais. M. Désages écrivait à un de nos agents diplomatiques, le 30 juin 1842: «L... me dit qu'on est très mécontent de nous à Londres; les Anglais qui sont à Paris parlent de guerre et l'appellent à grands cris[41].» Lord Aberdeen lui-même, malgré sa courtoisie et son esprit de conciliation, manifestait, dans ses conversations avec le comte de Jarnac qui remplaçait alors notre ambassadeur en congé, des dispositions inquiétantes. Sir Robert Peel laissait voir plus d'irritation encore. «La politique récente de la France, disait-il à notre chargé d'affaires, vous a entièrement aliéné le parti qui me soutient. Personne n'a plus souvent que moi témoigné son respect et sa confiance pour le gouvernement actuel de la France... Mais jamais je n'avais pu prévoir que nos relations dussent en venir à la situation que je trouve aujourd'hui. Ne me rendez pas responsable d'un état de choses que je ne saurais me reprocher et que je ne puis m'expliquer.» M. de Jarnac signalait à M. Guizot la gravité de ces symptômes. «Il me paraît bon, lui écrivait-il en lui rendant compte de ces conversations, que vous puissiez prouver dans l'occasion à quel point la politique de la paix hostile compromet les relations de la France.» Le clairvoyant diplomate notait aussi le parti que les autres puissances cherchaient à tirer de ce refroidissement; il montrait leurs représentants «exploitant avec une grande persévérance» le mécontentement du cabinet anglais et «se félicitant sans cesse de l'entente parfaite établie entre leurs cours et le nouveau cabinet[42]».
Toutefois, si blessés qu'ils fussent de ce qui se passait en France, lord Aberdeen et même sir Robert Peel avaient l'esprit trop loyal et trop équitable pour ne pas s'avouer que l'Angleterre en était pour partie responsable et qu'elle récoltait en cette circonstance ce qu'avait semé lord Palmerston. Aussi, ce dernier ayant, à la fin de la session[43], soulevé un débat général sur la situation extérieure, le premier ministre répondit par une très éloquente récrimination contre la politique de son contradicteur. Il rappela, entre autres faits, que lord Palmerston, en arrivant au Foreign office, avait trouvé «les relations établies sur un pied amical avec le gouvernement français». «Eh bien, je vous le demande, s'écria-t-il en se tournant vers l'auteur du traité du 15 juillet 1840, dans quel état avez-vous laissé nos relations avec la France? Vous parlez de non-ratification d'un traité. Les difficultés sont toutes venues des sentiments qui avaient été produits par vous ou qui peut-être s'étaient fait jour malgré vos efforts dans les esprits des Français. Est-ce vrai, oui ou non?» Ensuite, le ministre, loin d'élever des plaintes contre la France, déclara avec insistance que l'Angleterre n'éprouvait à son égard aucun sentiment d'hostilité ni de rivalité, et il exprima l'espoir «qu'on pourrait, par les voies de conciliation, arriver à l'établissement de relations amicales entre les deux pays». Ce langage était remarquable: en dépit de toutes les poussées du dehors et même de ses tentations propres, le cabinet anglais persistait sincèrement dans les voies de la conciliation.
Curieux et noble spectacle que celui de ces deux gouvernements résistant l'un et l'autre aux ressentiments qui les entouraient, risquant leur popularité pour sauvegarder l'intérêt vrai de leur pays et maintenant, par leur seule sagesse, une paix qui, avec le moindre laisser-aller de leur part, eût été bien vite compromise. Jusqu'à ce jour, tout éclat a été évité: c'est beaucoup; mais on n'a pu faire davantage. Depuis six mois que la question du droit de visite est soulevée, on n'a pas fait un pas vers la solution, on s'en est plutôt éloigné, et moins que jamais on entrevoit sur quel terrain pourra se faire une transaction.
IX
En France, si l'opposition faisait porter son principal effort sur les affaires étrangères, elle ne négligeait pas cependant les questions de politique intérieure. Sa tactique était de tout agiter en vue des élections. Ainsi avait-elle provoqué, lors de l'adresse, de violents débats sur l'affaire du recensement et sur les prétendues atteintes portées à la juridiction du jury: mais ce n'étaient que des escarmouches préliminaires. Le grand effort était réservé pour deux propositions dont le dépôt avait été décidé, dès le début de la session, dans les conciliabules des chefs de la gauche et du centre gauche; l'une, de M. Ganneron, portait sur la réforme parlementaire, l'autre, de M. Ducos, sur la réforme électorale; la première interdisait à un grand nombre de fonctionnaires publics l'entrée de la Chambre basse et stipulait que, sauf quelques exceptions, aucun député ne pourrait recevoir une fonction salariée pendant la durée de son mandat et une année après; la seconde étendait l'électorat à tous les citoyens inscrits sur la liste du jury. Bien souvent déjà, depuis 1830, des tentatives de ce genre avaient été faites; seulement, jusqu'alors, elles avaient été l'œuvre de la gauche; le centre gauche y avait été hostile ou tout au moins étranger. M. Thiers entre autres s'y était toujours montré peu favorable; on n'a pas oublié comment, en 1840, pendant son ministère, il avait repoussé ouvertement la réforme électorale et manœuvré sous main pour faire «enterrer» la réforme parlementaire. En 1842, au contraire, le centre gauche prend à son compte le vieux programme de la gauche. M. Thiers n'a pas sans doute plus de goût au fond pour ces mesures; mais, engagé dans une opposition à outrance, il ne lui déplaît plus de les voir proposer, du moment où c'est un moyen d'embarrasser la marche du cabinet. À ce point de vue, la question de la réforme entrait dans une phase toute nouvelle; on sait quel en devait être le dénouement.
Approuvé, poussé même par le Roi, M. Guizot résolut, dès le premier jour et sans un instant d'hésitation, d'opposer à ces propositions la résistance absolue dans laquelle il devait se renfermer jusqu'à la dernière heure de la monarchie. Il ne voulut même pas les laisser prendre en considération. À son avis, le gouvernement se trouvait en face d'une manœuvre d'opposition qu'il devait déjouer par son attitude décidée, non d'un mouvement sérieux d'opinion dont il fût obligé de tenir compte. En effet, dans le pays même, aucun symptôme ne révélait une volonté réelle de réforme; naguère, en 1840, quand on avait essayé des banquets réformistes, l'agitation était demeurée étroitement concentrée dans le parti radical. «Je n'avais, à ces deux propositions, a écrit plus tard M. Guizot, aucune objection de principe ni de nature perpétuelle. Diverses incompatibilités parlementaires étaient déjà légalement établies, et, en vertu de la loi rendue en 1830 sur ma propre demande comme ministre de l'intérieur, tout député promu à des fonctions publiques, était soumis à l'épreuve de la réélection. Je ne pensais pas non plus que l'introduction de toute la liste départementale du jury dans le corps électoral menaçât la sûreté de l'État, ni que le droit électoral ne dût pas s'étendre progressivement à un plus grand nombre d'électeurs. Mais, dans les circonstances du temps, je regardais les deux propositions comme tout à fait inopportunes, nullement provoquées par des faits graves ou pressants, et beaucoup plus nuisibles qu'utiles à la consolidation du gouvernement libre, ce premier intérêt national[44].»
Le ministère était-il donc assuré, pour une résistance aussi nette, du concours de toute sa majorité? Celle-ci, on le sait, était loin d'être une et compacte. Elle comprenait, entre autres éléments, les vingt-cinq ou trente membres du centre gauche qui suivaient MM. Dufaure et Passy. Nous avons déjà eu occasion de parler du caractère de M. Dufaure, de son indépendance un peu hérissée et maussade, de ses évolutions toutes personnelles, de sa répugnance pour les attaches et la discipline, de sa crainte des compromissions[45]. Il disait peu auparavant, à la tribune: «Je n'appartiens, quant à moi, à aucune des politiques qui croient se distinguer dans ce débat; je ne connais aucun parti dans la Chambre qui puisse m'imposer son opinion.» Sans doute, depuis le 29 octobre 1840, tout en ayant soin de ne pas se laisser absorber par le parti ministériel, il ne l'avait abandonné dans aucun des votes où l'existence du cabinet avait été mise en jeu. L'effroi que lui inspirait la politique aventureuse de M. Thiers, le ressentiment personnel qu'il gardait contre ce dernier à raison de certains incidents des anciennes crises ministérielles, l'avaient jusqu'à présent emporté, dans son esprit, sur son peu de goût pour M. Guizot et sur sa vieille habitude de contredire le système de la résistance. Toutefois, plus d'un symptôme faisait douter de la persistance de son concours. Il rêvait visiblement un rôle intermédiaire, une sorte de tiers parti prenant position entre les ministériels et les opposants, ne se compromettant définitivement ni avec les uns ni avec les autres, volontiers désagréable à tous les deux, mais comptant pour s'imposer sur le besoin que chacun aurait de son appui. La gauche n'avait pas été la dernière à deviner ces dispositions; tantôt menaçants, tantôt caressants, ses journaux s'étaient beaucoup occupés d'intimider ou de séduire ce qu'ils appelaient le groupe Passy-Dufaure. Jusqu'à présent, ils n'avaient pas réussi; mais il leur semblait que la question des deux réformes était une de celles où il y avait le plus de chance de séparer le nouveau tiers parti de la majorité conservatrice.
La réforme parlementaire vint la première en discussion, le 10 février 1842. Des deux, c'était celle qui effarouchait le moins. Certains conservateurs avaient contribué à y habituer les esprits, en lançant étourdiment, sous le ministère du 1er mars, cette proposition Remilly qui avait fait un moment tant de bruit[46]. Les orateurs de l'opposition, entre autres M. de Rémusat, qui remporta en cette circonstance un brillant succès de tribune, eurent soin de donner au nouveau projet de réforme parlementaire la figure la plus modeste et la plus inoffensive; ils firent remarquer qu'il s'agissait seulement d'une prise en considération, c'est-à-dire de décider si la question méritait d'être examinée. M. Guizot ne crut pas nécessaire d'intervenir. Deux de ses collègues, M. Villemain et M. Duchâtel, soutenus avec éclat par M. de Lamartine, firent valoir la place occupée par les fonctionnaires dans la société française et le besoin que la Chambre avait de leur expérience. M. Duchâtel, en particulier, ne se borna pas à ces considérations théoriques; il avertit les conservateurs qu'il s'agissait, avant tout, pour l'opposition, de changer la direction de la politique générale en mutilant la majorité. Malgré ces efforts, la prise en considération ne fut rejetée que par 198 voix contre 190. Évidemment, la plus grande partie du groupe Dufaure avait voté avec la gauche. Si le ministère était vainqueur, il l'était bien petitement. Les journaux firent remarquer que, sur les 198 voix de la majorité, il y avait plus de cent trente fonctionnaires. Un tel résultat, succédant de près au vote sur le droit de visite, laissait le cabinet debout, mais affaibli et ébranlé.
C'était un préliminaire inquiétant pour la discussion de la réforme électorale. Cette discussion s'engagea le 14 février. L'opposition, encouragée par le demi-succès de sa première campagne, paraissait pleine de confiance. Ne dut-elle pas, d'ailleurs, se sentir affermie dans cette confiance et regarder la dislocation de la majorité comme faite, quand elle vit sa proposition soutenue à la tribune par le chef du centre gauche dissident, M. Dufaure, et par l'ancien orateur des 221, celui-là même qui venait de combattre la réforme parlementaire, M. de Lamartine? M. Dufaure, mettant en relief le caractère très modeste, presque insignifiant, de l'innovation proposée, y montra l'application d'un système d'améliorations successives qui lui paraissait rentrer dans l'esprit de la Charte, et il termina en rappelant cette parole écrite par M. Guizot, en 1820: «Sachez satisfaire ce qui est légitime, et vous aurez le plus fort point d'appui pour réprimer ce qui est déréglé.» M. de Lamartine fut plus véhément: «Mon Dieu, s'écria-t-il, il y a eu de tout temps et partout des hommes bien honorables, bien intentionnés, mais bien aveugles, dans les corps politiques, dans les majorités; ce sont ceux qui se refusent à tout examen des choses nouvelles, quoique bonnes, mûres et préparées. (Murmures au centre.) C'est en vain que les pouvoirs s'altèrent, se décomposent, se dénaturent, que les forces morales mêmes du pays se corrompent, se démoralisent, s'abdiquent sous leurs yeux; ils ne veulent pourvoir à rien; ils se cramponnent, immobiles et toujours tremblants, à quoi que ce soit; ils saisiraient même le fer chaud d'un despotisme pour se préserver de la moindre agitation; ils ne voient qu'un seul mal pour eux, le mouvement, qu'un seul danger pour les institutions, le mouvement. On a beau avoir loyalement servi ces hommes intimidés dans tous leurs intérêts légitimes; on a beau s'associer à eux dans tous les jours de combats;... du jour où vous leur proposerez une mesure d'innovation la plus prudente,... de ce jour-là, vous êtes leur ennemi. (Longs applaudissements à gauche.) Eh! mon Dieu! il y en a eu de ces hommes à toutes les époques: en 89, en 1815, en 1830, aujourd'hui. C'est de l'histoire que je raconte: ce n'est pas de la personnalité que je fais. (Bravos aux extrémités.) S'il y avait de pareils hommes ici,—et plût à Dieu qu'il ne s'en retrouvât jamais, de ces hommes que l'on pourrait marquer de quelque chiffre sinistre à cause de leurs fautes! (À gauche: très bien, très bien!)—s'il y avait de ces hommes, c'est à eux que je dirais: Daignez me croire, daignez ajouter quelque foi aux années de périls et de combats passées ensemble pour les mêmes causes; ne vous refusez pas aujourd'hui à l'amélioration bien modérée qu'on vous demande, ou plutôt offrez-la vous-mêmes! On dirait, à les entendre, que le génie des hommes politiques ne consiste qu'en une seule chose, à se poser là sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite et à y rester immobiles, inertes, implacables.... (Vive approbation à gauche.) Oui, implacables à toute amélioration. Et si c'était là, en effet, tout le génie de l'homme d'État chargé de diriger un gouvernement, mais il n'y aurait pas besoin d'homme d'État, une borne y suffirait. (Mouvement général et prolongé.)» Quand un orateur, venu de la majorité, s'exprimait ainsi, la gauche pouvait se taire; elle n'eût pu dire plus; elle n'avait qu'à applaudir. Les journaux firent écho à ses bravos; ce mot de «borne» devait longtemps servir à leurs polémiques.
Les ministres se défendirent avec éclat. M. Guizot, qui attribuait peut-être à son abstention l'issue incertaine de la discussion sur la réforme parlementaire, s'engagea à fond. «J'ai beau regarder, dit-il, j'ai beau chercher; je ne puis trouver parmi nous, aujourd'hui, dans l'état de la société, à la réforme électorale qu'on vous propose, aucun motif réel, sérieux, aucun motif digne d'un pays libre et sensé... Le mouvement qui a produit la question dont nous nous occupons, est un mouvement superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et les comités! (Interruptions aux extrémités.)» À l'origine de ce mouvement, le ministre dénonçait les factions hostiles à la monarchie de Juillet; à son terme, il montrait le suffrage universel. «Je suis pour mon compte, déclara-t-il, ennemi décidé du suffrage universel. Je le regarde comme la ruine de la démocratie et de la liberté!» S'élevant ensuite, suivant son habitude, pour considérer de haut la situation: «Nous avons, messieurs, une tâche plus rude qu'il n'en a été imposé à aucune époque; nous avons trois grandes choses à fonder: une société nouvelle, la grande démocratie moderne jusqu'ici inconnue dans l'histoire du monde; des institutions nouvelles, le gouvernement représentatif jusqu'ici étranger à notre pays; enfin une dynastie nouvelle... Eh bien, pour réussir dans ce qui est la véritable tâche de notre temps, nous n'avons besoin que de deux choses: de stabilité d'abord, puis de bonne conduite dans les affaires journalières et naturelles du gouvernement... Vous faites précisément le contraire... Vous altérez la stabilité des lois et des pouvoirs. Vous semez l'incertitude partout. Et pourquoi? Est-ce en présence d'un grand mouvement? Non, c'est pour satisfaire à un besoin faux, factice ou pour le moins bien douteux et bien faible... Messieurs, ne vous chargez pas si facilement des fardeaux qu'il plaira au premier venu de mettre sur vos épaules, lorsque celui que nous portons nécessairement est d'un si grand poids. Résolvez les questions obligées et repoussez celles qu'on vous jette aujourd'hui à la tête légèrement et sans nécessité! (Vive adhésion au centre.)» On ne pouvait exposer plus éloquemment, plus noblement les raisons de ne rien faire, donner à l'immobilité une plus fière tournure. Le ministre ne se contenta pas de ces hautes considérations. En présence de ce qui s'était passé pour la réforme parlementaire et des manœuvres dissolvantes que faisaient supposer l'attitude de M. Dufaure et de M. de Lamartine, il jugea à propos de rappeler la majorité au sentiment de sa propre responsabilité: «Vous nous avez engagés et soutenus dans une tâche pesante, lui dit-il en terminant; je suis convaincu que vous êtes décidés à nous y soutenir tant que nous serons fidèles comme vous à la cause qui est la vôtre comme la nôtre. (Oui! oui!) Mais prenez garde; prenez garde de ne pas affaiblir légèrement, par des motifs insuffisants, ce pouvoir que vous voulez soutenir; prenez garde de ne pas diminuer la force, quand vous ne diminuez pas le fardeau. (Profonde sensation.) Vous avez, comme nous, des devoirs à remplir; vous êtes partie du gouvernement; vous avez votre part de responsabilité dans les affaires et devant le pays. Ne l'oubliez jamais. Ne vous déchargez pas facilement de ce qui vous revient dans le fardeau et dans la responsabilité.... Si jamais la force nous manquait, si jamais les moyens de gouvernement nous paraissaient trop faibles pour que nous continuassions d'accepter notre responsabilité, soyez certains que nous vous le dirions avant que vous vous en fussiez aperçus.»
L'avertissement fut entendu et produisit son effet. En dépit de M. Dufaure et de M. de Lamartine, 234 voix contre 193 repoussèrent la prise en considération. Ce fut une nouvelle surprise en sens inverse. Le vote précédent avait été plus mauvais qu'on ne s'y attendait; celui-ci était meilleur; en tout cas il effaçait l'autre. M. de Barante écrivait au comte Bresson, le 18 février 1842, au sortir de ce débat: «La majorité qui a repoussé la proposition de réforme électorale est un fait de haute importance: il était peu prévu. À peine espérait-on le petit succès déjà obtenu contre la première proposition. C'est que les centres sont bien plus conservateurs que ministériels. Ils sont facilement irritables sur tout ce qui rapproche des doctrines de la gauche ou de la politique aventureuse de M. Thiers. J'ai assisté aux séances où M. Dufaure et M. de Lamartine ont été si rudement accueillis et interrompus sans cesse, et j'ai pu juger de la vivacité de ces excellents conservateurs. Maintenant la session est jugée. Le ministère la traversera et en sortira avec un peu plus d'autorité.» Cette victoire était bien la victoire personnelle de M. Guizot dont l'éloquente intervention avait décidé les suffrages; et cependant, M. de Barante, confirmant une observation qu'il avait déjà faite avant la session, ajoutait: «Confiance et affection pour les personnes ne sont pas choses à espérer en ce temps-ci. Les succès de M. Guizot à la tribune sont très grands et presque incontestés, sans que pour cela une opinion bienveillante vienne l'entourer et le fortifier[47].» Le ministre, pour le moment, ne paraissait pas s'en inquiéter. Optimiste de sa nature, il était entièrement à la joie et à la confiance. «M. Guizot, écrivait M. Doudan le 24 février, très en train d'esprit, ayant toutes les vertus des cœurs heureux, est tout semblable à un général qui vient de gagner trois ou quatre batailles dans une rapide campagne[48].» L'opposition était la première à se rendre compte que, sur la politique intérieure, elle était définitivement battue: on le vit bien à son attitude lors de la loi des fonds secrets qu'elle n'osa pas contester sérieusement. Quant à M. Thiers, dégoûté de tenter une autre campagne parlementaire, il se donnait à ses travaux historiques et tâchait d'oublier ses propres défaites en reprenant le récit des victoires du premier Consul.
Si favorables que fussent ces symptômes, M. Guizot ne se rendait pas moins compte que les dispositions incertaines du «groupe Passy-Dufaure» demeuraient un danger et que, pour avoir pleine sécurité, il fallait trouver un moyen de rattacher plus étroitement ce groupe au ministère. Le 25 avril 1842, le ministre des finances, M. Humann, fut trouvé sans vie, la tête appuyée sur son bureau, la main encore posée sur des papiers. Deux jours auparavant, il disait à un de ses employés: «Je sens que je m'en vais, la vie que je mène m'épuise, je n'en ai pas pour longtemps.» Cette mort faisait un vide sensible dans le cabinet. Ombrageux, personnel, la main un peu lourde, mais laborieux, d'une grande autorité financière dans la Chambre et dans le monde des affaires, M. Humann était un ministre à la fois incommode et considérable. Tout en sentant l'affaiblissement causé par cette perte, M. Guizot y vit l'occasion de faire une avance à la fraction incertaine du centre gauche. Dès le lendemain de la mort de M. Humann, il proposa le portefeuille des finances à M. Passy. Celui-ci refusa poliment, mais nettement: le nouveau tiers parti voulait garder son indépendance. Ainsi rebuté, M. Guizot se tourna d'un tout autre côté et donna un gage aux anciens 221; là aussi, il y avait des préventions à dissiper, des défections à prévenir, des intrigues à déjouer: la succession de M. Humann fut donc offerte à l'un des anciens collègues de M. Molé, M. Lacave-Laplagne, qui l'accepta avec empressement.
X
À l'intérieur, opposer un veto immobile aux innovations politiques; à l'extérieur, gagner du temps pour attendre l'occasion de sortir d'un gros embarras diplomatique, c'était peut-être, de la part du cabinet, une conduite sage, bienfaisante, nécessaire; ce n'était pas une politique éclatante qui pût suffire à occuper et à dominer l'esprit public. De là le désir de trouver quelque diversion. N'y avait-il rien à tenter dans une direction différente, dans celle du progrès matériel? On se trouvait précisément à l'époque d'une grande transformation économique. Le fait le plus considérable de cette transformation était, sans contredit, l'invention des chemins de fer. À entendre même les saint-simoniens qui, pour ne plus exister à l'état de petite église, n'en inoculaient pas moins leur esprit à une partie de la bourgeoisie régnante, ce nouveau système de communications constituait à peu près toute la civilisation moderne; et les disciples d'Enfantin y montraient, avec un mélange bizarre de spéculation financière et d'exaltation mystique, comme la propagation d'un nouvel évangile destiné à remplacer l'ancien. Il y avait là une tendance dangereuse et malsaine. Sans y céder, en maintenant au côté moral de la civilisation la primauté qui lui appartient, on devait cependant reconnaître que les rails et la locomotive inauguraient, non seulement dans l'ordre matériel, mais dans l'ordre intellectuel, en un mot dans la vie sociale tout entière, une révolution aussi considérable que celle dont quatre cents ans auparavant, l'invention de l'imprimerie avait donné le signal. Établir et organiser les chemins de fer en France, résoudre les problèmes nouveaux et difficiles qui s'y rattachaient, décider par exemple les conditions législatives et économiques de leur construction et de leur exploitation, trouver les moyens financiers de mener rapidement à fin un tel travail, n'était-ce pas une entreprise digne de tenter l'ambition du cabinet du 29 octobre, l'occasion cherchée par lui de servir avec éclat les vrais intérêts du pays, d'agir sur son imagination et de lui faire oublier son malaise politique? Dès le 16 octobre 1841, le Journal des Débats avait mis en avant, non sans quelque solennité, l'idée de cette diversion. «Qu'on y songe bien, disait-il, il est d'urgence dans l'état présent des esprits, de saisir l'opinion d'une grande pensée, de la frapper par un grand acte. Pour lutter contre le génie de la guerre, le génie de la paix a besoin de faire quelque chose d'éclatant. À l'œuvre donc, et que la question soit promptement résolue! Du moment où, grâce à Dieu, il n'y a pas un bon citoyen qui veuille la guerre, on ne voit pas quel but d'activité on peut donner au pays, sinon des entreprises productives. L'opinion travaillée est inquiète, facile à égarer. Il est nécessaire de frapper un grand coup, de ces coups que peut porter un gouvernement sincèrement dévoué à la cause de l'ordre. Or quel autre grand acte a-t-on tout prêt?»
La question n'était pas neuve, mais elle était à peu près entière: on l'avait déjà beaucoup discutée, sans être parvenu à la résoudre. Ces tâtonnements sont utiles à connaître pour apprécier l'œuvre du ministère du 29 octobre. Les premiers chemins de fer établis à la fin de la Restauration, notamment celui de Saint-Étienne à la Loire, n'étaient que des chemins de faible parcours, créés par des industriels pour relier des centres de production houillers ou métallurgiques avec des rivières et des canaux. Ce fut seulement en 1833, que les pouvoirs publics, envisageant l'établissement possible d'un réseau de voies ferrées pour le transport des voyageurs et des marchandises, ouvrirent un crédit de 500,000 francs destiné à faire face aux premières études. Avec ces faibles ressources, le corps des ponts et chaussées trouva moyen, en moins de deux ans, de faire le projet de cinq grandes lignes partant de Paris et se dirigeant sur Lille, le Havre, Strasbourg, Lyon et Bordeaux; ces lignes avaient une longueur de 3,600 kilomètres, et la dépense était évaluée à un milliard. L'énormité de ces chiffres n'était pas faite pour hâter la solution; elle effarouchait les esprits timides et les disposait à regarder une telle entreprise comme une chimère saint-simonienne. Tandis que l'administration, avec sa méthode accoutumée, préparait des plans gigantesques dont les ministres n'osaient pas demander l'application, un homme d'initiative, ancien disciple d'Enfantin, M. Émile Pereire, passant hardiment à l'exécution, se faisait accorder, en 1835, la concession de la ligne de Paris à Saint-Germain et la menait à fin en deux ans. Son exemple était suivi, et des lois diverses concédaient, en 1836, les deux lignes de Paris à Versailles et celle de Montpellier à Cette. Ces chemins de fer locaux, sans influence possible sur le mouvement général du commerce, n'étaient en quelque sorte que des spécimens. À ce point de vue, ils ne furent pas sans effet sur l'opinion. La ligne de Saint-Germain surtout, inaugurée en août 1837, au milieu d'une très vive curiosité, contribua à faire mûrir l'idée des chemins de fer dans l'esprit du public parisien.
Cependant, on était loin d'avoir un parti arrêté sur les conditions dans lesquelles serait créé le grand réseau. Une question s'était posée d'abord qui dominait toutes les autres: la construction serait-elle faite par l'État ou par des compagnies? L'étranger fournissait des exemples opposés: l'Angleterre et les États-Unis avaient hardiment tout abandonné à l'initiative privée; en Belgique, au contraire, et dans plusieurs parties de l'Allemagne tout était fait par l'État. Chez nous, les deux systèmes eurent aussitôt leurs partisans. En faveur de l'État, on faisait valoir que les chemins de fer devaient être dans la main de l'administration comme toutes les autres grandes voies de communication, qu'on ne pouvait abandonner à des compagnies la fixation de tarifs intéressant si gravement la fortune publique, qu'avec nos mœurs économiques les associations n'étaient pas préparées à entreprendre cette œuvre colossale, que nos capitaux, peu aventureux d'habitude, ne se porteraient pas dans des entreprises aussi nouvelles et aussi aléatoires, que dès lors la spéculation serait seule à s'y jeter avec les abus et les désordres dont, à ce moment même, elle donnait trop souvent le répugnant spectacle. En faveur des compagnies, on répondait qu'il convenait d'encourager l'initiative privée et l'esprit d'association, que la puissance publique ne devait se substituer à eux qu'après démonstration préalable de leur impuissance, que l'État construisait très chèrement, que le charger de cette entreprise ce serait écraser absolument ses finances, que le gouvernement n'avait d'ailleurs pas intérêt à augmenter encore sa responsabilité et à s'aliéner les nombreux intérêts nécessairement froissés par une telle transformation. L'administration des ponts et chaussées, naturellement portée à regarder avec dédain ou défiance l'initiative privée, était fort ardente pour l'exécution par l'État; les économistes, les gens d'affaires, ceux qui se piquaient d'idées libérales et, à leur suite, la plupart des journaux, tenaient pour les compagnies.
Ce fut le 6 mai 1837 que le gouvernement proposa pour la première fois aux Chambres d'entreprendre la construction des grandes voies ferrées: il les saisit, le même jour, de plusieurs projets de loi fixant les conditions d'établissement des lignes de Paris à la Manche, de Paris à Bordeaux et Bayonne, de Paris à la frontière de Belgique, et de Lyon à Marseille. Les deux dernières devaient seules être construites tout de suite en entier; les deux premières ne seraient poussées pour le moment que jusqu'à Rouen et jusqu'à Orléans. Quant au mode d'exécution, le ministère,—c'était alors celui de M. Molé,—avait été fort embarrassé de trancher le débat existant entre les partisans de l'État et ceux des compagnies. Au fond, il eût préféré l'État, mais sa tactique étant de beaucoup ménager l'opinion, il se décida en faveur des compagnies et proposa de leur concéder les lignes en question, soit par adjudication, soit par traités directs, à charge pour l'État de leur accorder des subventions sous des formes diverses. Tout en faisant ces propositions, le ministère laissa voir que seule, la crainte de ne pas obtenir les crédits nécessaires l'avait fait renoncer à la construction par l'État. Une telle attitude n'était pas le moyen d'en imposer à des esprits que la nouveauté et la gravité du problème rendaient déjà fort perplexes. Ajoutez que le cabinet, qui venait de se reconstituer, le 15 avril, en dehors de tous les grands chefs parlementaires, rencontrait une opposition très vive et n'avait guère d'autorité sur ceux-là mêmes qui paraissaient constituer sa majorité. Après une discussion de trois jours, assez ardente, mais peu décisive, l'impression dominante fut que la question n'était pas suffisamment étudiée et que la Chambre ne pouvait se faire un avis. Tous les projets furent ajournés.
Le cabinet se persuada, ou se laissa persuader par l'administration des travaux publics, que la Chambre, en ajournant ces premiers projets, avait marqué son éloignement pour le système des compagnies. Il constitua une commission extra-parlementaire dont M. Legrand, l'habile directeur des ponts et chaussées, fut l'âme. Un vaste projet d'ensemble en sortit, très étudié, très complet, très fortement conçu, mais très systématique: neuf lignes principales y étaient prévues, dont sept, partant de Paris, aboutissaient à la frontière belge, au Havre, à Nantes, à Bayonne, à Toulouse, à Marseille, à Strasbourg; deux autres allaient de Bordeaux à Marseille et de Marseille à Bâle; soit 4,400 kilomètres de voies ferrées et une dépense d'un milliard; pour le moment, on n'entreprenait que 1,488 kilomètres. Ces grandes lignes devaient être établies par l'État; on ne réservait à l'industrie privée, officiellement proclamée incapable de toute entreprise considérable, que les embranchements et les chemins secondaires. Apporté à la Chambre des députés, le 15 février 1838, le projet rencontra tout de suite un accueil peu favorable; les uns le combattaient par conviction économique; beaucoup d'autres saisissaient l'occasion de faire échec au ministère. Nommée sous cette double impression, la commission fut nettement hostile. Symptôme significatif, elle renfermait les personnages les plus en vue de l'opposition, MM. Arago, Odilon Barrot, de Rémusat, Duvergier de Hauranne, Billault, Berryer, et enfin M. Thiers. Celui-ci s'était montré, dès l'origine, peu favorable aux chemins de fer; il haussait dédaigneusement les épaules quand on parlait de leur immense avenir: obstination routinière qui surprend dans cet esprit, par d'autres côtés, si ouvert et si rapide. Sans doute, en 1835, un voyage à Liverpool et la vue des locomotives en marche l'obligèrent à reconnaître, de plus ou moins bonne grâce, que «les chemins de fer présentaient quelques avantages pour le transport des voyageurs», mais il se hâta d'ajouter que «l'usage en était limité au service de quelques lignes fort courtes et aboutissant à de grandes villes comme Paris.» L'année suivante, alors qu'il était ministre, voulant établir dans une discussion sur les droits de douane qu'on n'aurait jamais besoin de grandes quantités de rails, il avait dit à la tribune: «Si l'on venait m'assurer qu'on fera, en France, cinq lieues de chemin de fer par année, je me tiendrais pour fort heureux.» On comprend dès lors que M. Thiers, dans la commission de 1838, n'eût pas scrupule de faire échouer le projet du ministère. Le rapport fut confié à M. Arago chez qui, en cette circonstance, le parti pris de l'opposant altéra singulièrement la clairvoyance du savant. Il ne se contenta pas, en effet, de marquer pour l'industrie privée une préférence qui pouvait se défendre et de contester les moyens financiers indiqués dans le projet; il parut vouloir s'en prendre aux chemins de fer eux-mêmes de l'intérêt que leur portait le gouvernement. À l'entendre, le moment n'était pas encore venu de se lancer dans un travail d'ensemble et d'engager simultanément plusieurs grandes lignes; mieux valait attendre, pour profiter des découvertes que feraient les nations plus pressées. Il contestait l'importance que l'exposé des motifs attribuait aux chemins de fer sous le rapport du transit; il exprimait aussi des doutes sur leur valeur stratégique, et annonçait que le transport en wagons efféminerait les soldats, en leur faisant perdre l'habitude des grandes marches[49]. En fin de compte, le rapport concluait au rejet pur et simple de tout le projet. La discussion publique porta presque exclusivement sur la question de savoir s'il fallait réserver l'exécution à l'État ou la confier aux compagnies. Elle fut, de part et d'autre, fort remarquable, et servit beaucoup à éclairer l'esprit public sur ces questions nouvelles et difficiles. Il fut tout de suite visible que les adversaires économiques de l'État joints aux adversaires politiques de M. Molé, auraient la majorité. Vainement le ministère, corrigeant après coup ce que l'influence de l'administration des ponts et chaussées avait donné de trop absolu à son projet, offrit de transiger, en le réduisant à quatre lignes et en se déclarant prêt à accepter l'intervention de l'industrie privée pour deux d'entre elles; vainement finit-il par ne demander qu'une seule ligne, celle de la frontière de Belgique; vainement insista-t-il sur la nécessité de commencer, ne fût-ce que par un bout, ces chemins de fer tant demandés, et chercha-t-il à effrayer les adversaires de la loi, en leur montrant quelle responsabilité ils assumeraient par un refus absolu[50], rien ne put agir sur le parti pris de l'opposition. Le projet fut rejeté à l'énorme majorité de 196 voix contre 69.
Le ministère, fort docile de sa nature, vit dans ce vote une invitation à reprendre le système des compagnies que lui-même avait proposé sans succès, en 1837. Il s'y conforma sans retard. Dès les 6 et 7 juillet 1838, deux lois concédèrent à des sociétés particulières les chemins de Paris à Rouen et de Paris à Orléans: si ce n'était plus un vaste plan d'ensemble, c'était du moins le commencement des grandes lignes. On recourut au même système pour la concession de quelques chemins secondaires, comme ceux de Strasbourg à Bâle et de Lille à Dunkerque. Mais bientôt les compagnies concessionnaires, trop faiblement constituées, se trouvèrent aux prises avec des embarras qu'aggravèrent encore d'une part les excès d'une spéculation affolée, d'autre part, les crises intérieures et extérieures des années 1839 et 1840. Elles se déclarèrent incapables de remplir leurs obligations; les unes, comme celle du chemin de fer de Rouen, renoncèrent à poursuivre leur entreprise; d'autres, comme celle d'Orléans, essayèrent de tenir bon, en implorant les secours de l'État. Plusieurs lois furent votées, en 1840, pour venir en aide, sous des formes variées, aux sociétés en détresse. Cette expérience semblait donner raison à ceux qui, dès le début, avaient mis en doute la puissance de l'initiative privée. En tous cas, elle n'était pas faite pour donner plus de hardiesse aux capitaux français.
Telle était la situation, à l'avènement du ministère du 29 octobre. Par l'effet de tous ces avortements législatifs et pratiques, il n'y avait, au 31 décembre 1840, que 433 kilomètres de chemins de fer en exploitation[51]. Rien n'était même commencé ou seulement décidé pour la plupart des lignes principales, celles de Paris à la Belgique, de Paris à Lyon et à Marseille, de Paris à Strasbourg, d'Orléans à Nantes et à Bordeaux. La France s'était laissé devancer de beaucoup par les nations étrangères, non seulement par les États-Unis, l'Angleterre et la Belgique, mais par l'Allemagne, la Prusse et l'Autriche. «En fait de chemins de fer, nous sommes maintenant à la queue de l'Europe», disait le Journal des Débats, en octobre 1841[52]. Aussi la feuille ministérielle déclarait-elle le moment venu d'en finir avec «ces indécisions, ces pompeux manifestes aboutissant à des actes mesquins ou à des négations pures». «Il le faut, ajoutait-elle, pour que l'honneur national reste sauf et pour que la dynastie s'affermisse; il le faut pour le renom et la durée de nos institutions; il le faut pour l'ordre des rues et pour celui des intelligences.»
En abordant cette tâche où venaient d'échouer tous ses prédécesseurs, le ministère du 29 octobre avait sur eux ce double avantage que tant de discussions avaient fini par élucider les problèmes, et surtout que tant de retards avaient fait sentir à tous la nécessité d'en finir. Néanmoins, à un autre point de vue, la situation était plus difficile qu'en 1837 ou en 1838. On sait en effet quelles étaient, pour nos finances naguère si prospères, les conséquences de la crise de 1840: les armements avaient produit, dans les budgets de 1840 à 1843, des déficits constatés ou prévus de près de 500 millions; de plus, les travaux extraordinaires, civils ou militaires, définitivement votés par la loi du 25 juin 1841, s'élevaient à une somme égale: c'est ce que les adversaires de M. Thiers appelaient le milliard du 1er mars[53]. Trouver dans un budget à ce point engagé les ressources nécessaires à la construction des chemins de fer, était une tâche malaisée. Toutefois, le ministère ne se laissa pas arrêter par des considérations de prudence financière qui lui eussent paru décisives en d'autres circonstances: il estima, non sans raison, que l'entreprise ne pouvait être plus longtemps retardée, et que, d'ailleurs, elle constituait au plus haut degré un de ces travaux productifs pour lesquels on pouvait sans scrupule engager l'avenir.
Un projet de loi fut donc présenté, le 7 février 1842, comprenant la construction des six grandes lignes de Paris à la frontière de Belgique, au littoral de la Manche, à Strasbourg, à Marseille et à Cette, à Nantes, à Bordeaux: vaste ensemble que la commission devait encore étendre, en y ajoutant les lignes de Bordeaux à Marseille, de la Méditerranée au Rhin, d'Orléans sur le centre de la France par Bourges, et de Bordeaux à Bayonne. Quant au mode d'exécution, il ne pouvait être question de tout remettre aux compagnies qui venaient de se montrer impuissantes, ni de tout réserver à l'État contre le monopole duquel la Chambre s'était prononcée en 1838. Estimant que de semblables conflits doivent presque toujours finir par une transaction, le ministère imagina un système mixte où il était fait appel aux deux forces. L'État prenait à sa charge les acquisitions de terrain[54], les terrassements, les ouvrages d'art et les stations; à ces conditions, il était propriétaire de la ligne. Quant aux compagnies, elles étaient admises à prendre à bail l'exploitation, sous la charge pour elles de poser la voie de fer, de fournir le matériel et d'entretenir l'un et l'autre. Les baux, soumis à l'approbation du législateur, détermineraient la durée et les conditions de l'exploitation, ainsi que les tarifs des transports. À l'expiration des baux, la valeur de la voie de fer et du matériel, établie à dire d'experts, serait remboursée à la compagnie fermière par la compagnie qui lui succéderait ou par l'État. La part de l'État dans la construction des lignes était, on le voit, plus considérable que celle des compagnies: c'était la conséquence naturelle du discrédit alors jeté sur ces dernières par la récente crise. La dépense totale à la charge de l'État était évaluée approximativement à 475 millions, chiffre—soit dit en passant—très au-dessous de la réalité. Il n'était question d'ouvrir immédiatement que 126 millions de crédits, dont 13 millions sur la fin de l'exercice 1842 et 29 millions sur l'exercice 1843. Pour faire face à cette dépense, il ne fallait pas compter sur les emprunts autorisés, l'année précédente, jusqu'à concurrence de 450 millions, car ils étaient destinés à payer les travaux militaires et civils prévus par la loi du 25 juin 1841; ni sur les disponibilités de la caisse d'amortissement, car elles allaient être, pendant plusieurs années, absorbées par les découverts des budgets. On avait donc l'intention de mettre la dépense des chemins de fer provisoirement à la charge de la dette flottante, jusqu'à ce que l'extinction des découverts des budgets permît de consolider cette dette avec les réserves de l'amortissement, ou, si cette ressource manquait, jusqu'à ce qu'il fût fait un autre emprunt. À ce moment, la réserve de l'amortissement, composée des sommes votées au budget pour le rachat des rentes et demeurées sans emploi parce que ces rentes se trouvaient au-dessus du pair, était évaluée à environ 75 millions par an; de plus, la progression annuelle du revenu public n'était pas moindre de 19 à 20 millions, et la construction même des chemins de fer devait accroître cette progression. Si lourde donc que fût l'opération, elle ne paraissait pas au-dessus des forces financières de la France: à une condition toutefois, c'était que la paix ne serait pas troublée d'ici à plusieurs années; il eût été en effet très grave d'être surpris par la guerre, avec toutes les ressources ainsi engagées.
Le projet fut assez bien accueilli. La solution proposée semblait indiquée par les circonstances, et surtout on sentait qu'il fallait à tout prix éviter un nouvel avortement. Ces sentiments prévalurent aussitôt dans la commission nommée par la Chambre des députés. «Votre commission, disait le rapport, pense que ce projet est, en ce moment, le plus raisonnable qu'on puisse adopter.» Puis, après avoir indiqué quelques modifications secondaires, il se terminait ainsi: «La commission a été fermement et constamment unanime pour désirer que le projet de loi ait un utile résultat, que toutes les opinions de détail, après avoir cherché à obtenir par la discussion un légitime triomphe, se soumettent au jugement souverain de la Chambre, et que la création d'un réseau de chemins de fer soit considérée par nous tous comme une grande œuvre nationale.» Ce langage avait d'autant plus d'action que le rapporteur, loin d'être un ministériel docile, se piquait d'indépendance: c'était M. Dufaure. Sa puissance de travail, la netteté vigoureuse de son esprit, son entente des questions d'affaires, aidèrent beaucoup au succès du projet. Il paraissait mieux à sa place que le président de la commission, M. de Lamartine: c'était le temps, il est vrai, où le chantre d'Elvire se défendait presque d'être un poète et mettait une étrange coquetterie à faire croire qu'il était un homme de chiffres[55].
La discussion commença, le 26 avril 1842, à la Chambre des députés, et se prolongea pendant quinze jours. On ne contesta pas sérieusement le principe même de la loi, le concours des deux forces de l'État et de l'industrie privée. Les partisans de cette dernière estimaient sans doute qu'on avait fait la part bien large à l'État; mais après l'échec récent des compagnies, ils se sentaient empêchés de demander davantage pour elles. Ils se préoccupèrent seulement de réserver l'avenir, et l'un d'eux, M. Duvergier de Hauranne, proposa un amendement en vertu duquel les lignes comprises dans le projet, mais non immédiatement exécutées, «pourraient être concédées à l'industrie privée en vertu de lois spéciales et aux conditions qui seraient alors déterminées». «Comme je ne veux pas l'ajournement du projet, dit M. Duvergier de Hauranne en développant sa proposition, je suis disposé à accepter le système du gouvernement quant aux fragments de ligne que nous allons entreprendre... L'État veut essayer: qu'il essaye, j'y consens volontiers; mais ce que je ne puis admettre, c'est qu'on décrète comme système général et absolu un système si peu éprouvé.» Tout en ne contestant pas au fond la réserve faite pour les lois futures, en affirmant même qu'elle allait de soi, les ministres eussent préféré ne pas la voir formulée si expressément; ils craignaient que le système de leur projet n'en fût affaibli. Mais M. Duvergier de Hauranne insista avec sa ténacité, avec son énergie habituelle, et la majorité lui donna raison. C'était une porte ouverte aux compagnies; celles-ci ne devaient pas tarder à en profiter pour prendre, dans la construction des grandes lignes, une part beaucoup plus considérable qu'on ne songeait à la leur accorder en 1842.
À défaut des objections de principe qu'elle ne croyait pas pouvoir faire contre le projet, l'opposition, conduite par M. Thiers, porta l'attaque sur un autre point. Elle demanda qu'au lieu de partager, dès le commencement des travaux, les efforts entre les diverses lignes, on les concentrât sur une ligne unique, celle de la frontière de Belgique à Paris et de Paris à Marseille. C'était rétrécir, mutiler le projet, retomber dans les mesures incomplètes et isolées des années précédentes. M. Thiers argua de l'état budgétaire qu'il peignit fort en noir, bien qu'il en fût le premier responsable. «Vous bravez financièrement, s'écria-t-il, une situation beaucoup plus inquiétante qu'aucune des situations politiques que vous avez traversées.» Chez lui, ce n'était pas seulement désir de faire échec au cabinet; en dépit des démentis que les événements lui avaient déjà donnés, il avait gardé quelque chose de son scepticisme originaire à l'égard des voies ferrées. Protestant contre «l'engouement» dont elles étaient l'objet, il se risqua encore à faire d'étranges prédictions; il affirmait, par exemple, que si les ouvriers venaient jamais, ce dont il doutait, à se servir des chemins de fer, les paysans n'en feraient, en tout cas, aucun usage. M. Duchâtel, bien que fort occupé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, de l'administration politique, n'oubliait pas qu'il avait été un économiste et un homme d'affaires fort distingué; ainsi fut-il amené à prendre l'un des premiers rôles dans cette discussion. Ayant discerné nettement, dès le premier jour, cet avenir des chemins de fer que M. Thiers ne savait pas voir, il se fit le champion décidé du réseau complet et simultané, et combattit vivement ceux qui prétendaient se borner à un essai timide et partiel. Sa parole, comme toujours, précise et claire, fit une grande impression sur la Chambre. M. Thiers, d'ailleurs, ne fut pas suivi en cette circonstance par tous ses amis politiques: M. Billault, entre autres, parla en faveur du projet ministériel. Le scrutin donna raison à ceux qui voulaient que la France, confiante en sa force, entrât résolument dans la nouvelle carrière: l'amendement en faveur de la ligne unique fut repoussé par 222 voix contre 152.
Le ministère n'eut pas seulement à déjouer la manœuvre de l'opposition, il lui fallut aussi, d'un bout à l'autre du débat, résister à ce qu'on put appeler alors «le débordement de l'esprit de localité». Pas un député qui ne prétendît faire passer le chemin de fer par son arrondissement: témoin ce M. Durand de Romorantin, ainsi désigné du nom de la ville qu'il représentait, qui, lors du vote de la ligne de Bourges, proposait gravement et naïvement d'ajouter ces mots: «par Romorantin». L'approche des élections rendait les exigences plus âpres. Ce fut à croire, par moments, qu'on ne s'en tirerait pas. On y parvint cependant, grâce aux efforts unis du gouvernement et de la commission, grâce aussi à l'espèce d'association mutuelle contractée entre les députés des régions qui profitaient des tracés proposés; ces députés s'étaient concertés pour repousser toute modification.
Ces divers incidents ne furent pas les seules difficultés que le projet de loi dut surmonter. Par une coïncidence fatale, au cours même de la discussion, le 8 mai 1842, survint l'effroyable accident du chemin de fer de Versailles. C'était un dimanche: les grandes eaux avaient attiré les promeneurs en foule. Au retour, un train direct composé de quinze wagons et de deux locomotives avait à peine dépassé la station de Bellevue, que la locomotive de tête s'arrêta, par suite d'une rupture d'essieu. L'autre machine et le train se précipitèrent alors sur cet obstacle. Ce ne fut plus bientôt qu'un monceau informe où l'incendie éclata. Les portières, fermées à clef suivant l'usage du temps, empêchaient les voyageurs de s'échapper. Plus de cinquante personnes, dont l'amiral Dumont d'Urville, périrent en quelques minutes sur cet épouvantable bûcher. La consternation et la colère furent immenses dans Paris. On s'en prenait à la compagnie concessionnaire et même aux chemins de fer en général. Peu s'en fallut que le populaire ne mît le feu à la gare Montparnasse. Ce n'était pas fait pour faciliter la tâche de ceux qui demandaient alors au pays et aux pouvoirs publics un effort puissant et hardi en vue de multiplier les voies ferrées. On put craindre un moment que tout ne se trouvât arrêté ou au moins retardé. «Quelle effroyable calamité au point de vue de l'intérêt public! écrivait alors M. Léon Faucher à un de ses correspondants d'Angleterre. Dans un pays comme le nôtre, où l'industrie des chemins de fer est récente et ne faisait que des progrès très lents, cette catastrophe devait porter l'épouvante dans les esprits. L'accident, survenant au milieu de la discussion du projet de loi sur les grandes lignes de chemin de fer, a reculé notre avenir d'un ou deux ans sous ce rapport. Le public, se livrant à l'emportement des premières impressions, s'est mis à hurler contre les compagnies... Les capitalistes, qui semblaient le plus disposés à se jeter dans ces entreprises, reculent devant la responsabilité qui peut en résulter pour eux. C'est ainsi que MM. de Rotchschild renoncent à exécuter le chemin de Paris à la frontière belge... etc., etc. J'ai tenté de me mettre en travers de ce torrent... Mais vous savez qu'on n'arrête pas une déroute. J'attendrai désormais que le calme renaisse dans les esprits[56].»
En fin de compte et malgré toutes ces difficultés, le projet de loi fut adopté, sans avoir été altéré dans aucune de ses dispositions principales. Au vote sur l'ensemble, il réunit 255 voix contre 83. À la Chambre des pairs, le succès fut plus complet encore: la minorité ne compta que 6 voix. Le vote de cette loi marquait une époque dans l'histoire des chemins de fer en France. Il mettait fin à une trop longue période d'inertie, de tâtonnements, et donnait l'impulsion décisive au grand œuvre. Notre réseau ferré date de là. La construction devait dès lors en être continuée sans interruption, quoique avec des vicissitudes et des crises dont nous aurons à reparler. Quant aux principes adoptés en 1842, ils pourront, dans l'avenir, recevoir quelques tempéraments: lorsque les capitaux seront devenus, avec l'expérience, plus puissants, plus confiants, mieux accoutumés à s'associer, on sera amené à augmenter la part des compagnies; mais, alors même, on demeurera fidèle ou du moins on reviendra toujours à ce régime mixte, à ce concours des deux forces de l'État et de l'initiative privée que le ministère du 29 octobre avait pour la première fois organisé et qui devait être, en matière de chemins de fer le vrai système français.
XI
Le parlement avait fini ses travaux. Dans la session de 1842 comme dans celle de 1841, la majorité n'avait manqué aux ministres dans aucun des votes qui mettaient en jeu leur existence. C'était beaucoup après les crises qu'on venait de traverser. Toutefois, M. Guizot souffrait de n'être pas mieux le maître de cette majorité. Que de fois il avait dû renoncer à braver ses préventions ou à brusquer ses faiblesses! Jamais il ne s'était senti pleinement assuré du lendemain. C'est que la Chambre qui s'était cru nommée, trois ans auparavant, pour faire prévaloir une tout autre politique, ne le suivait qu'en forçant chaque jour sa nature. Issue de la trop fameuse coalition, «enfant chétif et revêche d'une mère malheureuse[57]», elle n'avait su ni faire triompher les idées de cette coalition ni s'en dégager pleinement. Si, en dépit de son origine, elle avait donné successivement des majorités nombreuses à tous les ministères, ces majorités semblaient toujours près de se décomposer. C'était là un mal de naissance, et M. Guizot n'y voyait de remède que dans des élections nouvelles. Le moment lui sembla favorable pour y procéder. Il se flattait que rien ne restait des conditions troublées et équivoques dans lesquelles s'étaient faites les élections de 1839, des mélanges de partis, des confusions de programmes qui avaient alors jeté le désarroi dans les esprits. Cette fois, tout ne se présentait-il pas simple et clair? La politique conservatrice et celle de gauche se trouvaient seules en présence, l'une et l'autre soutenues par tous leurs partisans. À une question nettement posée, on devait s'attendre que le pays ferait une réponse nette. Le 13 juin 1842, une ordonnance prononça la dissolution de la Chambre et convoqua les électeurs pour le 9 juillet.
Au premier abord, il ne parut pas qu'aucun grand vent d'opinion s'élevât dans le pays, soit d'un côté, soit de l'autre. Partout le calme plat. «Il n'y a point de véritable agitation électorale, écrivait M. Mossi le 15 juin. Ôtez les journaux, les candidats et quelques faiseurs officiels ou non officiels, tout est paisible, froid, indifférent. Il n'y a pas une question, pas un intérêt qui remue profondément le pays... Chacun est bien résolu à ne s'occuper que de ses affaires, jusqu'à ce qu'un événement majeur vienne l'en arracher.» Et le même observateur ajoutait, un peu plus tard: «On n'aperçoit pas la moindre agitation politique dans le pays; il s'élève par-ci par-là des débats personnels; il n'y a pas de combat sérieux, spontané, populaire, entre deux principes et deux politiques[58].» Au point de vue des mœurs publiques, il n'y avait pas lieu de se féliciter d'un pareil état de choses. Mais, en fait et pour le moment, l'impression générale était que cette indifférence profiterait à un ministère qui garantissait précisément, à ce pays dégoûté de la politique, le repos à l'intérieur et la paix au dehors. M. Guizot y comptait; quelques-uns de ses amis n'avaient qu'une crainte, c'était que les conservateurs, arrivant en trop grand nombre dans la Chambre future, ne crussent pouvoir s'y passer toutes leurs fantaisies. À gauche même, on ne doutait pas que le gouvernement n'obtînt une forte majorité[59].
Ni cette confiance ni cette désespérance n'étaient fondées. Le ministère et l'opposition, qui déjà au mois de janvier n'avaient pas prévu l'effet considérable que devait produire l'affaire du droit de visite dans le parlement, ne pressentaient pas mieux, au mois de juin, son contre-coup électoral. En effet, tandis que tous les autres griefs de la gauche laissaient froid le public, il se trouva que ce droit de visite éveillait, chez les électeurs, les mêmes susceptibilités, les mêmes ressentiments que naguère chez les députés. Alors, de l'horizon tout à l'heure si calme, s'éleva une brise qui enfla les voiles jusque-là inertes des candidatures opposantes, et qui, tournant même bientôt en bourrasque, menaça de faire chavirer plus d'une barque ministérielle. Les meneurs de gauche donnèrent aussitôt pour mot d'ordre de faire porter exclusivement sur ce point toute la polémique. Vainement le Journal des Débats répondait-il que la question n'en était plus une, puisque le ministère avait promis de ne pas ratifier la convention de 1841, les électeurs paraissaient croire qu'on les appelait à voter pour ou contre le droit de visite. Les conservateurs étaient embarrassés, intimidés, et le laissaient voir; quelques-uns ne trouvaient pas d'autre moyen de sauver leur candidature personnelle que de faire, sur cette question, chorus avec la gauche.
Les premières élections connues furent celles de Paris: sur douze députés élus, l'opposition en avait dix, dont deux républicains avoués. Les journaux de gauche poussèrent un cri de joie; le National proclama que le pouvoir venait d'être condamné par «la ville qui était en possession de juger et d'exécuter les gouvernements». Quand arrivèrent les résultats des départements, l'opposition ne cessa pas de triompher. Était-ce donc qu'elle y avait la majorité? Non, il s'en fallait. Mais le ministère, lui aussi, était loin d'avoir obtenu le succès sur lequel il comptait. À vrai dire, bien qu'il y eût quatre-vingt-douze députés nouveaux, la Chambre ne différait pas de la précédente: même proportion des partis, même tempérament des individus. Le cabinet, en s'attribuant toutes les voix conservatrices, pouvait encore annoncer dans ses journaux qu'il avait une majorité d'environ 70 voix, mais c'était une majorité composite, précaire, à la merci de la première bouderie de tel petit groupe, de la première intrigue de tel ambitieux. Et la bouderie comme l'intrigue étaient à prévoir. Le gouvernement n'avait donc pas fait un pas: il se retrouvait en face des anciennes difficultés, des anciens périls, aggravés par le fait même d'une déception si notoire.
Tout en protestant contre les affectations de victoire de l'opposition, la presse ministérielle ne pouvait s'empêcher de laisser voir son désappointement. «Nous ne le cachons pas, disait le Journal des Débats du 12 juillet, nous espérions que la majorité gagnerait en nombre.» Dans l'intimité, les conservateurs avouaient plus complètement encore leur échec. «Les élections nous ont été moralement peu favorables, écrivait M. Désages à M. de Jarnac; ce serait se faire illusion que de penser le contraire. La session d'hiver sera évidemment très laborieuse[60].» M. de Barante s'exprimait ainsi, dans une lettre à son beau-frère: «En somme, le ministère et nous autres, amis du bon ordre, nous avons été trompés dans nos espérances. Il y aura majorité, mais pas plus grande qu'auparavant. Les passions seront plus animées, la session orageuse et le gouvernement moins fort... En ce moment, malgré l'apparence, ce n'est pas tel ou tel nom propre contre lequel il y a tant de déchaînement. C'est une crainte de voir le pouvoir s'établir. Le cabinet du 29 octobre rencontre pour adversaires les passions qui ont renversé le ministère du 15 avril en 1839 et qui, depuis lors, ont été enhardies et en continuelle excitation[61].» Quant à M. Guizot, il ressentait le coup d'autant plus rudement qu'il avait espéré davantage; il se raidissait pour ne pas se laisser aller au découragement, mais il était triste. Ouvrant à l'un de ses correspondants le fond de son âme, il lui écrivait: «Vous m'avez quelquefois reproché de n'avoir pas assez bonne opinion de la sagesse du pays. J'en ai eu trop bonne opinion. Ce n'est pas l'opposition qui a gagné les élections, c'est le parti conservateur qui les a perdues par son défaut d'intelligence et de courage. Je vous parle là comme je ne parle à personne. Je ménage fort, dans mon langage, le parti qui, après tout, est le mien. Je ne conviens point que les élections soient perdues; et, en effet, elles ne le sont point, puisque nous avons, je l'espère, assez de force pour regagner dans les Chambres ce que nous aurions dû gagner dans les collèges électoraux. J'y ferai de mon mieux; j'irai jusqu'au bout de la persévérance possible; mais c'est difficile. Si je pouvais leur faire honte de ce qu'ils ont cru et fait, de ce qu'ils croient et font encore! Mais il faut en même temps leur dire la vérité et ménager leur amour-propre. Je ne désespère pas du tout de la victoire, mais je suis las de la lutte. Pourtant soyez tranquille, je ferai comme si je n'étais pas las[62].»
CHAPITRE II
LA MORT DU DUC D'ORLÉANS
(Juillet-septembre 1842)
I. La catastrophe du chemin de la Révolte. L'agonie du prince royal. La duchesse d'Orléans.—II. Douleur générale. Le duc d'Orléans était très aimé et méritait de l'être. Inquiétude en France et au dehors.—III. Nécessité d'une loi de régence. Attitude de l'opposition. Projet préparé par le gouvernement. M. Thiers presse l'opposition de l'accepter.—IV. Ouverture de la session. Discussion de la loi de régence. M. de Lamartine et M. Guizot. M. Odilon Barrot attaque la loi. M. Thiers lui répond et se sépare de lui avec éclat. Vote de la loi.—V. Scission du centre gauche et de la gauche. Le pays est calme et rassuré.
I
Les élections du 9 juillet 1842 étaient à peine connues dans leur ensemble, et l'on commençait à discuter leurs résultats, à supputer leurs conséquences, quand un coup de foudre, éclatant soudainement sur les marches du trône, vint faire aux espérances des opposants et à la déception des ministériels une lugubre et tragique diversion. Le 13 juillet, à onze heures du matin, le duc d'Orléans montait en voiture dans la cour des Tuileries, afin de se rendre à Neuilly: il allait faire ses adieux au Roi, avant de partir pour Saint-Omer, où il devait inspecter plusieurs régiments. Il était seul dans un cabriolet à quatre roues, attelé à la Daumont. Près de la porte Maillot, dans l'avenue appelée chemin de la Révolte, les deux chevaux, qui depuis quelques instants donnaient des signes d'agitation, s'emportèrent. «Tu n'es plus maître de tes chevaux?» cria le duc d'Orléans au postillon. «Non, monseigneur, répondit celui-ci, mais je les dirige encore.» Et en effet, dressé sur ses étriers, il tenait vigoureusement les rênes. «Mais tu ne peux donc pas les retenir?» cria de nouveau le duc, debout dans la voiture. «Non, monseigneur.» Alors le prince royal, se plaçant sur le marchepied qui était très bas, sauta à pieds joints sur la route. Ses deux talons portèrent avec violence; il retomba lourdement sur le pavé et resta étendu sans mouvement en travers du chemin. On accourut du voisinage. Le blessé, qui ne donnait aucun signe de connaissance, fut relevé et transporté, à quelques pas de là, dans la maison d'un épicier; on l'étendit tout habillé sur un lit. Pendant ce temps, le postillon, qui s'était rendu maître des chevaux, ramenait la voiture.
Aussitôt informés, le Roi, la Reine, Madame Adélaïde accoururent de Neuilly, peu après suivis du duc d'Aumale, du duc de Montpensier, de la duchesse de Nemours, des ministres, du chancelier, du maréchal Gérard, des officiers de la maison royale. La pauvre chambre ne pouvait les contenir tous. La plupart se tenaient dehors, devant la boutique, dans un espace maintenu libre par un cordon de factionnaires. Au delà, la foule se pressait, silencieuse, émue d'une respectueuse compassion, étonnée et saisie d'être proche témoin d'un drame qui, dans un cadre vulgaire, mettait en scène de si grands personnages et pouvait avoir de si graves conséquences, plus étonnée et plus saisie encore de rencontrer de telles douleurs chez ceux qu'elle s'imagine d'ordinaire être les heureux de la vie. Chacun sentait d'ailleurs la mystérieuse présence de quelqu'un de plus puissant, de plus imposant, de plus redoutable que les ministres, que les princes, que le Roi: c'était la mort, la mort implacable et niveleuse, que l'on devinait là, dans ce galetas d'épicier de banlieue, face à face avec ce que le monde pouvait offrir de plus brillant par l'éclat du rang, de la fortune et de la jeunesse. Les médecins, appelés dès le premier moment, essayaient de lutter contre le mal que leur science discernait, mais qu'elle était impuissante même à retarder. Penchés sur le mourant, ils évitaient de lever les yeux, de peur de rencontrer les interrogations muettes des augustes affligés. Le prince était toujours sans mouvement; il ne donna aucun signe de connaissance, quand le curé de Neuilly lui administra l'extrême-onction. Chacun faisait silence pour entendre la respiration qui révélait seule un reste de vie. Un moment pourtant, on perçut confusément quelques mots en allemand; une dernière pensée, peut-être, qu'il adressait à la duchesse d'Orléans. Le Roi, debout, suivait avec angoisse le progrès de l'agonie sur le visage de son fils; si déchiré, si accablé qu'il fût, il donnait tous les ordres. Les jeunes princes et les princesses pleuraient. Quant à la Reine, elle restait à genoux au pied du lit et priait, souvent à haute voix: pieusement héroïque dans sa maternelle sollicitude, ce qu'elle demandait à Dieu, ce n'était pas de lui rendre son fils, c'était d'accorder au mourant un instant de connaissance qui lui permît de penser au salut de son âme, et, en échange de cette grâce suprême, elle offrait sa propre vie. Pendant plusieurs heures, cette scène se prolongea, sans qu'aucun indice vînt ramener un peu d'espoir. Enfin, à quatre heures et demie, un dernier mouvement convulsif secoua le prince, puis l'immobilité: la mort avait eu raison des dernières résistances de la jeunesse. Les sanglots éclatèrent dans l'assistance. Le Roi et la Reine se penchèrent pour embrasser leur premier-né. «Encore, si c'était moi!» dit le souverain qui pensait à la France et à la monarchie. Quant à la mère, toujours occupée de l'âme de son fils, sa première réponse aux paroles de condoléance fut ce cri: «Ah! dites-moi du moins qu'il est au ciel[63].» Le clergé, de nouveau introduit, dit les prières accoutumées; puis le funèbre cortège se forma pour retourner au château de Neuilly. Quatre sous-officiers portaient le corps, placé sur un brancard. Derrière, suivaient à pied le Roi et la Reine qui n'avaient pas voulu monter en voiture, les princes et princesses, les ministres, les officiers. Une compagnie d'élite, mandée à la hâte, faisait la haie. Au moment où l'on se mit en marche, un long cri de: Vive le Roi! partit de la foule, expression spontanée de la compassion et de l'émotion générale: beaucoup, du reste, croyaient que le prince n'était pas encore mort et qu'on l'emportait à Neuilly pour le mieux soigner. La marche dura plus d'une demi-heure. On arriva ainsi jusqu'à la chapelle du château. Après s'être agenouillés une dernière fois, le Roi et la Reine, le premier toujours maître de soi, la seconde toujours pieusement soumise, mais l'un et l'autre brisés de fatigue et de douleur, se retirèrent dans leurs appartements.
Dans cette scène douloureuse, on n'a vu paraître ni la duchesse d'Orléans ni ses enfants. La duchesse suivait un traitement à Plombières, où son mari l'avait conduite et installée lui-même quelques jours auparavant. Les jeunes princes étaient à Eu. La nouvelle n'arriva à Plombières que le 14 juillet au soir[64]. Afin de ménager la princesse, on ne lui parla d'abord que d'une maladie grave. Elle voulut partir immédiatement pour Paris. Dans sa voiture, elle priait et pleurait en silence, sans que personne osât lui adresser la parole. Peu après avoir dépassé Épinal,—il était une heure du matin,—le courrier annonça une voiture venant de Paris. «Ouvrez, ouvrez!» s'écria la duchesse d'Orléans. On la retint. Mais, à ce moment, deux hommes s'avancèrent vers elle; l'un des deux était M. Chomel, le médecin de la famille royale. À sa vue, elle poussa un cri perçant. «M. Chomel! Ah! mon Dieu! le prince?...—Madame, le prince n'existe plus.—Que dites-vous?» M. Chomel donna quelques détails interrompus par les exclamations et les sanglots de la princesse. Puis celle-ci, se retournant vers une dame de sa suite: «Mais cette maladie dont vous m'aviez parlé?—C'était pour préparer Madame.—Comment, vous saviez la mort!... Ah! quel courage vous avez eu!» Elle demeura ainsi près d'une heure sur la grande route, dans l'obscurité de la nuit, sanglotant au fond de sa voiture, tandis que les autres personnes, assises sur les marchepieds, les portières ouvertes, ne pouvaient elles-mêmes contenir leur douleur. «Oh! j'ai tout perdu! s'écriait par moments la veuve désolée; et la France aussi, elle a perdu celui qui l'idolâtrait, celui qui la comprenait si bien. Mais vous ne saviez pas comme moi combien il était bon; quelle patience, quelle douceur, que de bons conseils il me donnait! Non, non, je ne puis vivre sans lui!» On voulut lui parler de ses enfants! «Mes pauvres enfants! reprit-elle. Dans le premier moment de ma douleur, je ne sens rien que pour lui; c'est lui qui avait tout mon cœur.» Vers deux heures du matin, on se remit en route. La princesse n'avait plus qu'une pensée, brûler les étapes pour pouvoir contempler une dernière fois les traits de son époux bien-aimé. Après deux cruelles nuits, elle arriva à Neuilly, le 16 juillet au matin. Le Roi l'attendait, entouré de la famille royale et des deux jeunes orphelins qu'on avait ramenés d'Eu. «Oh! ma chère Hélène, s'écria Louis-Philippe, le plus grand des malheurs accable ma vieillesse.»—«Ma fille chérie, vivez pour nous, pour vos enfants», reprit la Reine avec sa douce autorité. Au bout de peu d'instants, soutenue par le Roi et par le duc de Nemours, suivie de ses parents en pleurs, la duchesse alla s'agenouiller dans la chapelle, devant le cercueil, hélas! déjà refermé. Pâle, immobile, sous le coup d'une sorte de stupeur, il semblait que d'elle aussi la vie allait se retirer; mais la foi religieuse la soutenait[65]. Après une courte prière, elle se releva et se rendit dans son appartement, pour revêtir les habits de veuve que, depuis lors, elle n'a plus quittés.
Le corps devait rester plus de deux semaines dans la chapelle du château, en attendant le service solennel que l'on préparait à Notre-Dame: présence à la fois douloureuse et consolante pour les affligés qui ne pouvaient s'empêcher de retourner vingt fois par jour auprès du cercueil. Le deuil planait sur cette royale demeure, où tout le monde parlait bas, où aucune voiture ne pénétrait plus, et où l'on n'entendait que le bruit des chants religieux qui se continuaient presque sans interruption dans la chapelle. Successivement tous les princes ou princesses, absents au moment de la catastrophe, étaient revenus. Pour les membres d'une famille si unie, c'était du moins un soulagement de pouvoir pleurer ensemble. M. Guizot, témoin respectueux et ému, dépeignait ainsi cet intérieur désolé, dans une lettre adressée à une de ses amies: «Le Roi, à travers des alternatives de larmes et d'abattement, est admirable de force d'esprit et de corps. La Reine est soumise à Dieu. Madame est dévouée à son frère. Madame la duchesse d'Orléans est haute, simple et pénétrée. Les quatre princes sont charmants d'affection réciproque, de bonté et de droiture[66].» De son côté, la reine des Belges, accourue dès le premier jour auprès de ses parents, écrivait qu'elle avait trouvé son père et sa mère «tous deux vieillis et les cheveux entièrement blanchis»; elle ajoutait, en parlant d'elle-même et de ses frères et sœurs: «Chartres[67] était plus qu'un frère pour nous tous; c'était la tête, le cœur et l'âme de toute la famille. Nous le respections tous. Je ne m'attendais pas à lui survivre, ainsi qu'à ma bien-aimée Marie. Mais, encore une fois, que la volonté de Dieu soit faite[68]!»
II
Le coup n'avait pas seulement frappé la famille royale, il était senti par la nation elle-même. La douleur fut universelle et profonde. «Jamais, écrivait alors Henri Heine, la mort d'un homme n'a causé un deuil aussi général. C'est une chose remarquable qu'en France, où la révolution n'a pas encore discontinué de fermenter, l'amour d'un prince ait pu jeter de si profondes racines et se manifester d'une façon aussi touchante. Non seulement la bourgeoisie, qui plaçait toutes ses espérances dans le jeune prince, mais aussi les classes inférieures du peuple regrettent sa perte. Lorsqu'on ajourna les fêtes de Juillet et qu'on démonta, sur la place de la Concorde, les grands échafaudages qui devaient servir à l'illumination, ce fut un spectacle déchirant que de voir assis, sur les poutres et les planches renversées, le peuple qui déplorait la mort du jeune prince. Une morne tristesse était empreinte sur tous les visages, et la douleur de ceux qui ne prononçaient aucune parole était la plus éloquente. Là coulaient les larmes les plus sincères, et, parmi les braves gens qui pleuraient, il y avait sans doute plus d'une tête chaude qui, à l'estaminet, se vante de son républicanisme.» Ce que l'on voyait et ce que l'on savait de la douleur du vieux roi éveillait une pitié sympathique. «Ses ennemis les plus acharnés dans le peuple, écrivait encore le même observateur, prouvent, d'une manière touchante, combien ils prennent part à son malheur domestique. J'oserais soutenir que le Roi est présentement redevenu populaire. Lorsque je regardais hier, à Notre-Dame, les préparatifs des funérailles et que j'écoutais les conversations des bourgerons qui y étaient rassemblés, j'entendis entre autres cette expression naïve: Le Roi peut maintenant se promener dans Paris sans crainte; personne ne tirera sur lui.» Il est vrai que Henri Heine ajoutait aussitôt, avec un scepticisme mélancolique: «Combien durera cette noire lune de miel[69]?» En tout cas, il y avait pour le moment comme un retour de la vieille sensibilité royaliste que l'on ne connaissait plus depuis 1830. M. de Barante le constatait avec surprise. «C'est, écrivait-il au comte Bresson, tout à fait au delà de ce que nous pouvions soupçonner. Outre les regrets donnés au prince, la justice rendue à son mérite, outre cette popularité d'estime qui s'est trouvée être universelle, outre le caractère grave et presque religieux de la douleur publique, il s'est manifesté une opinion monarchique et un attachement à la dynastie vraiment très remarquables[70].» L'émotion ne se renfermait pas dans Paris; à mesure que la nouvelle gagnait la province, les mêmes impressions s'y produisaient. L'armée surtout comprit quelle perte elle faisait. «Ce malheur est irréparable, écrivait le général de Castellane au général Changarnier, de la nature de ceux dont on sent chaque jour davantage l'étendue. L'armée est consternée. Mgr le duc d'Orléans était un intermédiaire entre elle et la couronne, chose précieuse sous notre forme de gouvernement où les ministres de la guerre changent souvent... Il avait sur l'armée une influence immense. Les regrets ont été unanimes[71].» À Alger, le général Bugeaud disait du prince: «Il aimait notre métier et s'était donné la peine de l'apprendre à fond[72].» De la petite ville de Miliana où il commandait, le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 22 juillet: «En faisant paraître l'ordre du jour qui annonce à la garnison la perte irréparable qu'elle vient de faire, j'ai vu des larmes dans tous les yeux[73].»
C'est qu'en effet le duc d'Orléans était généralement aimé, «adoré même», suivant le mot dont se servait alors Henri Heine. Deux ans auparavant, celui-ci avait écrit: «Le prince royal a gagné tous les cœurs, et sa perte serait plus que pernicieuse pour la dynastie actuelle. La popularité du prince est peut-être la seule garantie de cette dernière. Mais le prince, héritier de la couronne, est aussi une des plus nobles et des plus magnifiques fleurs humaines qui se soient épanouies sur le sol de ce beau jardin qu'on nomme la France[74].» J'ai déjà eu l'occasion, en racontant le voyage fait par le duc d'Orléans, en 1836, à Berlin et à Vienne, d'esquisser les qualités toutes françaises, à la fois charmantes et brillantes, qui lui valaient cette popularité[75]. Depuis lors, il avait gagné en maturité, sans perdre rien de sa grâce et de son éclat. Le dandysme un peu maniéré de l'adolescent avait fait place à une élégance plus virile, plus imposante, plus royale. Le cavalier à bonnes fortunes était devenu le plus tendre et le plus attentif des époux. Sans doute, dans l'ordre politique, il n'avait pas encore tout à fait répudié les velléités belliqueuses qui étaient chez lui l'entraînement d'un patriotisme passionné et comme la chaleur d'un sang jeune et généreux[76]; il n'avait pas non plus entièrement renoncé à des affectations libérales, même parfois un peu révolutionnaires, qui venaient de 1830[77]; et ces tendances, si elles contribuaient à sa faveur auprès de la foule, ne laissaient pas que d'inquiéter certains esprits prudents. Mais, même sur ces points, il s'était assagi, et l'on sentait qu'il deviendrait plus sage encore avec les années, avec l'expérience plus complète des hommes ou des choses, et surtout avec le sentiment de la responsabilité. La transformation ainsi en voie de s'accomplir n'échappait pas au Roi et à M. Guizot qui s'en félicitaient[78]. Ajoutons que, si l'origine de la monarchie nouvelle avait faussé quelques-unes des idées du duc d'Orléans, elle lui avait donné, d'autre part, un sentiment singulièrement élevé et fécond de son métier de prince: il se croyait tenu de mériter par lui-même, par ses efforts, par ses services, par ses sacrifices, le rang que lui apportait sa naissance, estimant ne pouvoir rester le premier que s'il justifiait être le plus digne. Dès 1837, dans une lettre intime[79], il se déclarait «obligé, dans un temps où le travail est la loi commune, de faire sa carrière à la sueur de son front». «Il n'y a aujourd'hui, ajoutait-il, qu'une manière de se faire pardonner d'être prince, c'est de faire en tout plus que les autres... Pour fonder une dynastie, il faut que chacun y contribue, depuis mon frère d'Aumale, qui apporte pour son écot un prix d'écolier[80], jusqu'à l'héritier du trône qui doit, dans les rangs de l'armée, se faire lui-même la première position après celle du Roi.» Cette tâche si virilement et si noblement tracée, il était résolu à s'y donner, sans épargner sa peine et, au besoin, son sang. À en juger d'ailleurs par certains pressentiments qu'il laissait quelquefois percer, par le fond de mélancolie qui se trahissait sous la grâce de son sourire, il n'avait pas dans l'avenir, et notamment dans la durée de sa propre vie, la confiance où se complaît d'ordinaire la jeunesse heureuse. Il parlait souvent de sa mort; non qu'il ait jamais prévu l'accident vulgaire qui devait l'emporter; mais il se voyait tombant sur un champ de bataille ou devant une émeute[81]. Et alors il se demandait, dans une incertitude anxieuse, ce que deviendrait son jeune fils: serait-il «un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi», ou bien «l'un des ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des flots de sang»? Il n'osait se répondre à lui-même, tant l'horizon lui paraissait obscur[82].
Sans doute la foule n'avait pas pénétré dans l'âme du prince aussi avant que ces publications posthumes nous permettent de le faire aujourd'hui. Mais d'instinct elle comptait beaucoup sur lui. Elle était persuadée qu'en lui reposait l'espoir de la monarchie. Si l'habileté prudente et flexible, la sagesse un peu sceptique, l'expérience consommée du vieux roi avaient pu seules constituer un gouvernement pacifique et régulier au lendemain d'une révolution, si seules elles avaient pu, après 1830, rassurer l'Europe et déjouer l'anarchie, les qualités plus brillantes et plus généreuses du duc d'Orléans, sa confiante hardiesse, sa communion étroite avec toutes les vibrations du sentiment national, la séduction et l'élan de sa jeunesse paraissaient nécessaires pour assurer l'avenir de la royauté bourgeoise, en y intéressant les cœurs et les imaginations. La catastrophe du 13 juillet bouleversa brusquement toutes ces prévisions, et, à la place de la grande espérance qui s'évanouissait, se dressa une perspective singulièrement inquiétante, celle d'une régence, devenue à peu près inévitable du moment où il n'y avait plus aucun intermédiaire entre un roi de soixante-dix ans et un enfant de quatre ans. Cette épreuve de la régence, toujours dangereuse, ne serait-elle pas mortelle pour une dynastie récente, contestée, et dans un pays infesté de révolution? On eût dit qu'un voile se déchirait, laissant voir la fragilité, jusqu'ici inaperçue, du régime sorti des journées de Juillet. «Cet accident funeste remet en question tout l'ordre des choses existantes», écrivait, dès le premier jour, Henri Heine; et un autre contemporain, précisant davantage, proclamait que «Dieu venait de supprimer le seul obstacle qui existait entre la monarchie et la république». Ainsi, à la compassion éveillée par une grande douleur se joignait aussitôt un sentiment peut-être plus vif encore, parce qu'il était intéressé, celui du danger auquel la chose publique et, par suite, chaque situation particulière se trouvaient désormais exposées. «Tout le monde est inquiet pour son propre compte», disait M. Guizot, et telle était la violence subite de cette inquiétude qu'un spectateur la qualifiait «d'effroi et de consternation impossibles à dépeindre». Cette impression s'étendait au delà de nos frontières. Un homme politique espagnol, M. Donozo Cortès, écrivait: «Cette mort a été un événement de la plus haute importance pour la majeure partie des puissances en Europe; tandis que la nation française porte le deuil, de l'autre côté de la Manche et du Rhin on découvre des symptômes de douleur et d'effroi[83].» Lord Palmerston déclarait voir là «une calamité pour la France et pour l'Europe[84]». M. de Metternich disait de son côté: «L'événement est l'un des plus graves auxquels puisse atteindre l'imagination: je lui reconnais toute la valeur d'une catastrophe[85].»
III
Impuissant à remédier complètement au mal d'une telle perte, le législateur sentit cependant qu'il avait quelque chose à faire pour le limiter et l'atténuer. On s'était aperçu, en effet, que rien n'avait été prévu et réglé pour cette éventualité de la régence, devenue tout à coup si probable et peut-être si prochaine. La Charte n'en disait mot. Impossible de laisser subsister une incertitude absolument contraire à l'esprit même du gouvernement monarchique. En effet, suivant la parole du feu duc de Broglie, «c'est l'excellence de ce gouvernement que l'autorité suprême n'y souffre aucune interruption, que le rang suprême n'y soit jamais disputé, que la pensée même n'y puisse surprendre, entre deux règnes, le moindre intervalle d'attente ou d'hésitation; c'est par là surtout qu'il domine les esprits et contient les ambitions[86]». Il fallait donc faire une loi déterminant à qui appartiendrait et comment serait exercée la régence, et la faire tout de suite. Tel était le vœu du public impatient d'être rassuré. Le gouvernement n'était pas moins pressé: il comprenait l'avantage de profiter de l'émotion générale, de cette nécessité de bonne conduite qui s'imposait à tous[87], pour enlever rapidement la solution d'un de ces problèmes constitutionnels qu'il est toujours délicat de livrer aux discussions des peuples. Il résolut même de ne pas attendre jusqu'au 3 août, jour indiqué pour l'ouverture de la nouvelle législature, et convoqua le parlement pour le 26 juillet.
Qu'allaient faire les partis? Rien à espérer des radicaux et des légitimistes: ennemis jurés de la monarchie de Juillet, ils ne se prêtaient pas à réparer le mal qu'un accident venait de lui faire; les légitimistes surtout étaient impitoyables; ils n'avaient même pas désarmé un instant devant ce grand deuil, et, à lire leurs journaux, il n'y avait rien chez eux du sentiment sous l'empire duquel le duc de Bordeaux, plus noblement inspiré que ses partisans, faisait célébrer à Tœplitz une messe pour l'âme de son infortuné cousin[88]. Mais quelles étaient les dispositions de ces opposants dynastiques qui, tout échauffés du résultat des élections, s'apprêtaient naguère à pousser plus vivement que jamais l'attaque contre le cabinet? Sous le coup de l'émotion inquiète qui les saisit à la nouvelle de la catastrophe et sous la pression de l'opinion générale, leur premier mouvement parut être de ne voir que la monarchie en deuil et en péril, et de reléguer au second plan la question ministérielle. M. Thiers et même M. Odilon Barrot s'empressèrent autour du Roi, protestant de leurs respectueuses et douloureuses sympathies, offrant leur concours pour les discussions qui allaient s'ouvrir, et exprimant le désir de voir tous les amis de la royauté de 1830 unanimes sur la constitution de la régence. Les journaux du centre gauche et de la gauche tinrent le même langage. «Il s'agit pour le moment, y lisait-on, non plus de discuter la politique du ministère, mais de donner à la monarchie de Juillet et à nos institutions les garanties d'existence et le complément constitutionnel qu'un affreux événement a rendus nécessaires.» Ces journaux demandaient seulement que «le cabinet n'essayât pas de se prévaloir d'une manifestation toute dynastique[89]». Le Journal des Débats se félicitait de cette attitude. «Les passions, disait-il, ont fait silence. Depuis douze ans, on n'avait pas vu peut-être un pareil accord dans la presse constitutionnelle, et l'opposition,—c'est une justice qu'il faut lui rendre,—s'est montrée vraiment dynastique[90].»
Ce désintéressement de l'opposition était trop beau pour durer. Quelques jours à peine s'étaient écoulés, que les mêmes journaux, sans rien rabattre, il est vrai, de leur zèle pour la monarchie, de leurs protestations d'union, et au contraire sous prétexte de diminuer les dangers de cette monarchie et de faciliter cette union, réclamaient ardemment la retraite de M. Guizot et prétendaient lui faire honte de «s'abriter derrière le cercueil du duc d'Orléans». Ils ne demandaient que ce seul holocauste, sachant bien que le ministère ainsi mutilé ne serait plus en état de se défendre. À ce prix, ils promettaient au Roi leur concours pour la loi de régence. M. Molé appuyait cette manœuvre, insistant sur ce que l'impopularité de M. Guizot rendait impossible l'accord prêt à se faire. Mais on ne parvint ni à ébranler le Roi, ni à diviser le cabinet. «Les intrigues font feu croisé, écrivait M. Guizot à un de ses amis; intrigues du 15 avril, du 12 mai, du 1er mars, chacune pour son compte et toutes ensemble contre moi. On a offert au Roi la loi de régence et la dotation qu'il voudrait, s'il consentait à me sacrifier. Il a répondu royalement et, je crois, très sensément. Il n'a jamais été mieux pour moi. Le cabinet tiendra bien ensemble[91].» Dès le 22 juillet, en effet, un article du Moniteur, faisant allusion aux attaques dirigées particulièrement contre un des ministres, les dénonçait comme une manœuvre et affirmait la solidarité étroite de tous les membres du cabinet. Le même jour, le Journal des Débats déclarait très haut que le ministère ne se retirerait pas et qu'il ne sacrifierait pas M. Guizot. «Nous regrettons seulement, ajoutait-il, qu'après avoir pris une si noble part à la douleur publique, l'opposition, au bout de huit jours à peine, se soit lassée de sa modération.»
Tout en résistant à cette poussée, le gouvernement n'avait pas perdu un instant pour préparer la loi de régence. Il était dirigé dans cette œuvre par Louis-Philippe, qui dominait sa douleur de père pour remplir son devoir de roi. Les précédents n'étaient pas de grand secours. Sous l'ancienne monarchie, le roi, en raison de son pouvoir absolu, disposait de la régence comme de tout le reste; il fixait par son testament les conditions dans lesquelles elle s'exercerait; avec quelle efficacité, l'histoire troublée et souvent sanglante des minorités est là pour le dire. Dans ce passé donc, rien à imiter ni à regretter. À défaut de traditions, il fallait consulter les principes. Une première question se posa: convenait-il de faire une loi générale établissant d'avance un système de régence pour toutes les minorités, ou d'organiser la régence seulement pour le cas actuel, étant entendu qu'une loi spéciale serait faite pour chaque minorité nouvelle? En un mot, il y avait à choisir entre la régence de droit et la régence élective. Le gouvernement, partant de cette idée que la régence était une royauté temporaire et devait être constituée à l'image de la royauté véritable, se prononça pour la régence de droit. Il se dit qu'avec la régence élective on verrait, aux approches des minorités, les partis se former pour pousser tel ou tel candidat, les prétendants descendre dans la lice, les membres de la famille royale peut-être se diviser ou, en tout cas, être mis sur la sellette et violemment discutés. Quoi de plus contraire au principe monarchique, qui est précisément de ne pas livrer périodiquement l'autorité suprême aux luttes des partis et aux brigues des ambitieux! Mieux valait donc établir d'avance une règle permanente qui ne laissait plus place à aucune compétition. Sans doute on se privait ainsi de choisir le régent d'après son mérite personnel; mais, comme le disait le feu duc de Broglie, «hasard pour hasard, c'est la nature du gouvernement monarchique de préférer les chances paisibles de la naissance aux chances turbulentes de l'élection[92]».
Du principe que la royauté temporaire devait être assimilée à la royauté définitive, le gouvernement tira cette autre conséquence que la régence serait déférée au prince le plus proche du trône dans l'ordre de succession établi par la Charte. C'était étendre la loi salique à la régence, en exclure les femmes et particulièrement la mère du roi mineur. Il y avait sans doute dans notre histoire de nombreux précédents en sens contraire. Mais on estima que, de notre temps, dans une société démocratique où la royauté est tant discutée, souvent même tant outragée, il ne convenait pas de mettre le pouvoir aux mains d'une femme, qu'elle y trouverait trop de souffrances et n'y apporterait pas assez d'autorité. Du reste, le projet attribuait à la mère une autre tâche que l'on jugeait utile de séparer du gouvernement de l'État, afin de la soustraire aux vicissitudes de la politique et aux exigences des partis: c'était la garde, la tutelle et par suite l'éducation du jeune roi. Si graves que fussent ces considérations théoriques, elles ne pesèrent pas seules dans la décision. Derrière la question de principe, chacun avait vu tout de suite la question de personne: la régence masculine, c'était le duc de Nemours; la régence féminine, la duchesse d'Orléans. Tous deux sans doute étaient, à des titres divers, très dignes de cette haute mission. Nul ne pouvait contester la rare probité du duc de Nemours, l'élévation de ses sentiments, son désintéressement absolu: «Nemours est le devoir personnifié, disait souvent son frère aîné; je ne prends jamais une décision importante sans le consulter.» Quant à la duchesse d'Orléans, c'était une âme généreuse et une intelligence supérieure. Toutefois, entre les deux, le Roi avait une préférence très décidée. De la part de la duchesse, il croyait avoir à craindre une certaine recherche de popularité libérale; à la suite de son mari, le devançant même au besoin, elle avait été vue souvent en coquetterie avec les hommes de gauche. Aucune inquiétude de ce genre au sujet du duc de Nemours, qui avait toujours été fort docile aux inspirations de son père et qui, par ses tendances personnelles, passait pour être plutôt en sympathie avec les hommes de la résistance; avec lui, Louis-Philippe était mieux assuré de voir continuer, après sa mort, au dedans et au dehors, ce qu'il appelait «son système». Du reste, le candidat ainsi préféré par le Roi était celui qu'avait désigné le duc d'Orléans lui-même; dans son testament, après avoir rendu hommage «au noble caractère, à l'esprit élevé et aux facultés de dévouement» de sa femme, après avoir exprimé le désir «qu'elle demeurât, sans contestation, exclusivement chargée de l'éducation de ses enfants», le prince royal ajoutait: «Si par malheur l'autorité du Roi ne pouvait veiller sur mon fils aîné jusqu'à sa majorité, Hélène devrait empêcher que son nom fût prononcé pour la régence et désavouer hautement toute tentative qui se couvrirait de ce dangereux prétexte pour enlever la régence à mon frère Nemours, ou, à son défaut, à l'aîné de mes frères.» Fidèle à son mari jusqu'après la mort, la duchesse d'Orléans fut la première à faire connaître la volonté qu'il avait exprimée, et elle ne permettait pas qu'on parut douter de la résolution où elle était de s'y conformer[93].
Les autres points présentèrent moins de difficultés. Toujours par application du même principe, le ministère décida de proposer que le régent serait inviolable comme le Roi et aurait le plein et entier exercice de l'autorité royale. Si nous ajoutons que l'âge de la majorité était fixé à dix-huit ans, nous aurons fait connaître toutes les dispositions du projet qu'on avait fait à dessein court et simple, pour en rendre l'adoption plus facile et plus prompte. «Ce projet, écrivait alors M. Guizot, n'a point la prétention de prévoir et de régler toutes les hypothèses imaginables, toutes les chances possibles; il résout les questions et pourvoit aux nécessités que les circonstances nous imposent.»
Les motifs qui avaient déterminé le Roi et son conseil à écarter la régence élective et maternelle étaient précisément ceux qui la faisaient préférer par les opposants. Ceux-ci, très prononcés pour la duchesse d'Orléans qu'ils imaginaient être en sympathie avec eux, prenaient prétexte de ce que le duc de Nemours se tenait, avec une dignité un peu froide, plus à l'écart de la foule que les autres membres de sa famille, pour soutenir qu'il était impopulaire[94]. Toutefois, dans le sein même de cette opposition, le projet ministériel rencontra un avocat inattendu et puissant: ce fut M. Thiers. Il ne voulait pas sans doute plus de bien que par le passé à M. Guizot et à ses collègues, mais une préoccupation supérieure dominait alors chez lui toutes les autres: effrayé de la brèche faite à la monarchie de 1830 par la catastrophe du 13 juillet, il estimait nécessaire de faire du vote unanime de la loi de régence une grande manifestation dynastique. Il jouait ce rôle nouveau, avec sa vivacité accoutumée: «On ne peut se faire une idée, a raconté l'un de ceux qu'il s'appliquait alors à convertir, de tout ce que M. Thiers dépensa d'esprit, d'habileté, d'activité, pour ramener à son opinion le centre gauche et la gauche dynastique. Pendant quinze jours, son salon, son cabinet furent des clubs où il pérorait du matin au soir, sans jamais se lasser, sans jamais se décourager[95].» Le centre gauche dut se ranger à l'avis de son chef. Mais la gauche se croyait tenue à moins de soumission: si, de guerre lasse, au bout de quelque temps, elle parut se résigner à ne pas faire campagne en faveur de la régence féminine, elle n'abandonna pas la régence élective.
Cette question de la régence n'était pas la seule à propos de laquelle M. Thiers prêchait alors la modération à l'opposition. Les meneurs de la gauche et les plus ardents du centre gauche, notamment M. Duvergier de Hauranne et M. de Rémusat, eussent voulu que, soit avant, soit après la loi de régence, on livrât bataille au cabinet. Il fallait, selon eux, profiter sans retard de l'avantage obtenu dans les élections et ne pas laisser aux esprits le temps de se refroidir. On faisait d'ailleurs remarquer à M. Thiers que le zèle dynastique dont il aurait fait preuve dans l'affaire de la régence, lui donnerait plus d'autorité pour exposer les griefs de l'opinion contre la politique de M. Guizot. M. Thiers ne se laissa pas convaincre; il soutint très vivement que le danger de la monarchie, l'état de l'opinion et aussi l'habileté commandaient de ne se préoccuper pour le moment que de la question dynastique et d'ajourner la question ministérielle à la session de janvier. «Nous n'y perdrons rien, disait-il; le ministère est comme ces animaux qui ont reçu une charge de plomb dans le corps et qui courent encore, mais que tout à coup on voit s'affaisser et tomber. Il est blessé à mort, et il est fort douteux qu'il aille jusqu'à l'ouverture des Chambres. Dans tous les cas, il suffira de deux ou trois coups pour l'achever.» Puis le chef du centre gauche énumérait les députés qui ne croyaient pas devoir, en août, voter contre le cabinet, mais dont il avait la parole pour le mois de janvier prochain[96].
Le gouvernement, au courant de ces efforts de M. Thiers, en désirait le succès, sans beaucoup y compter. M. Guizot écrivait, la veille de l'ouverture de la session, à ses agents diplomatiques: «Les chefs de l'opposition souhaiteraient, je crois, qu'il n'y eût en ce moment qu'une adresse dynastique et le vote rapide de la loi de régence. Mais les passions de leur parti les entraîneront probablement à quelque débat que nous ne provoquerons point, mais que nous ne refuserons point. Non pas, certes, pour l'intérêt du cabinet, mais pour la dignité du pays, du gouvernement, de tout le monde, toute lutte devrait être ajournée à l'hiver prochain. J'en doute fort[97].»
IV
Le 26 juillet 1842, les deux Chambres étaient réunies pour entendre le discours royal: tous les assistants en deuil; sur les visages, une émotion vraie et profonde. Des acclamations très vives et plusieurs fois répétées éclatèrent à l'entrée du Roi. Celui-ci, troublé, la voix pleine de larmes, eut peine d'abord à parler. Il se remit cependant à la troisième phrase. Son discours, grave, simple et bref, ne traitait que du malheur qui venait de le frapper et des mesures à prendre pour qu'en cas de minorité la France ne fût pas exposée à «l'immense danger» d'une «interruption dans l'exercice de l'autorité royale». Toutes les autres questions étaient renvoyées à la session suivante. «Assurons aujourd'hui le repos et la sécurité de la patrie, disait le Roi en finissant; plus tard, je vous appellerai à reprendre, sur les affaires de l'État, le cours de vos travaux.»
La Chambre, nouvellement élue, dut d'abord vérifier les pouvoirs de ses membres; l'opération fut menée lestement. La gauche tenta bien quelques escarmouches, mais l'opinion, préoccupée d'autres questions, ne lui permettait pas de s'arrêter longtemps à ces chicanes. Pendant ce temps, le corps du duc d'Orléans était transporté à Notre-Dame, où les obsèques furent célébrées en grande pompe. Le concours fut immense; ce n'était pas seulement curiosité banale du spectacle: un sentiment de regret sympathique, de tristesse inquiète, planait sur cette foule. Cinq jours après, en présence de la famille royale, la dépouille du prince fut inhumée dans la chapelle que la duchesse d'Orléans, mère du Roi, avait fait élever à Dreux sur les ruines du château. Louis-Philippe, chez lequel l'horrible souvenir des profanations de 1793 était demeuré très vif, avait préféré pour les siens une sépulture moins en vue et moins accessible que la basilique de Saint-Denis. Assez sceptique sur l'avenir, l'un de ses constants soucis était de prendre des précautions contre les révolutions futures. Faut-il ajouter qu'il ne lui déplaisait pas de se séparer de la branche aînée jusque dans la mort? Revenu à Paris, après ce dernier adieu au corps de son fils, il reçut, le 11 août, l'adresse de la Chambre des députés en réponse au discours du trône. Cette adresse, sur laquelle l'opposition avait eu le bon goût de n'élever aucune contestation et qui avait été adoptée sans débat par 347 voix sur 361 votants, ne parlait, comme le discours, que de la douleur commune et des «mesures nécessaires à la continuité et à l'exercice régulier de l'autorité royale pendant la minorité de l'héritier du trône».
Restait à prendre ces mesures, c'est-à-dire à voter la loi sur la régence, où chacun s'accordait, en effet, à voir l'affaire principale, unique de la session. Le gouvernement avait déposé son projet le 9 août. Le 16, la commission, par l'organe de M. Dupin, présenta son rapport, qui concluait à l'adoption. Quel accueil la Chambre allait-elle y faire? Retrouverait-on l'unanimité patriotique qui s'était manifestée lors de l'adresse? M. Thiers y travaillait de son mieux. Le jour où la loi devait être examinée dans les bureaux, il réunit chez lui quinze ou seize des meneurs de l'opposition: c'étaient, entre autres, pour la gauche, MM. Barrot, Abattucci, Havin, Chambolle, de Tocqueville et de Beaumont; pour le centre gauche, MM. de Rémusat, Duvergier de Hauranne, Ducos, Léon de Malleville, etc. Il leur exposa longuement et vivement les raisons d'adopter la loi. Personne ne combattit de front son avis. M. Barrot fit seulement observer que M. de Sade devait présenter un amendement en faveur de la régence élective. «Je ne puis, ajouta le chef de la gauche, me dispenser de me lever pour cet amendement; mais je ne parlerai point, ou, si je parle, j'aurai soin de déclarer que, l'amendement fût-il rejeté, je n'en voterais pas moins pour la loi.» M. Thiers répondit qu'il vaudrait mieux rejeter tout de suite l'amendement, mais que le point important était de voter la loi elle-même à une grande majorité; du moment qu'il avait sur ce point la promesse de M. Barrot, il se tenait pour satisfait. MM. de Beaumont et de Tocqueville parlèrent dans le même sens que le chef de la gauche[98].
La discussion publique s'ouvrit le 18 août. Il apparut tout de suite qu'elle serait vive et ample. L'événement de la première journée fut le discours de M. de Lamartine. Le poète était-il encore du centre où déjà de la gauche? On eût été embarrassé de répondre. À vrai dire, c'était un isolé et un fantaisiste. Il se prononça hautement contre le projet, y opposant la régence élective et féminine. À l'appui de sa thèse, il ne se contenta pas d'arranger l'histoire ou d'imaginer l'avenir: excité par les applaudissements de la gauche, irrité par les murmures du centre, il ne craignit pas d'employer des arguments faits pour étonner dans la bouche de l'orateur qui, lors de la coalition, avait défendu si éloquemment la prérogative royale contre la prépotence parlementaire. «Quand par un événement fatal, dit-il, le pouvoir parlementaire est appelé à l'héritage, à l'exercice, à la possession d'un de ces droits que la nation ne peut remettre à personne sans se déposséder, je dis qu'il y a honte et faiblesse à abdiquer la nouvelle et souveraine attribution qu'il impose. Je dis que se réfugier timidement et à la hâte, en pareil cas, dans le seul pouvoir dynastique, c'est déclarer, à la face de la France et du monde, qu'on ne croit pas le pays capable et digne de se gouverner soi-même.» (Bravos à gauche.) Non content d'avoir laissé ainsi voir que, dans sa pensée, les Chambres devaient, en cas de régence, s'emparer du pouvoir exécutif et constituer une république temporaire, M. de Lamartine répondait en ces termes à ceux qui arguaient de la nécessité de fortifier la dynastie: «Nous ne voulons pas glisser du gouvernement national au gouvernement dynastique, exclusivement dynastique. La dynastie doit être nationale et non la nation dynastique... Et que faites-vous, en exagérant les concessions à ce principe dynastique? Vous faites dire aux ennemis du pouvoir que le gouvernement, que les amis de la dynastie lui sacrifient tout, qu'ils profitent de l'émotion, des crises, de la douleur même de ce généreux pays pour enlever, pour surprendre un peuple. (Vives réclamations au centre.—À gauche: Oui, c'est vrai! c'est vrai!)... Oui, je le dis avec douleur, il y a une fatale, une aveugle tendance à empiéter, à prendre toujours plus de force, jusqu'à ce que la nation se demande: Mais y a-t-il eu des révolutions? (Violents murmures au centre.—À gauche: Très bien!)... Donnons à la dynastie notre respectueuse sympathie, donnons-lui notre douleur, nos larmes, celles de ce peuple entier;... mais nous ne lui donnerons pas, ou plutôt nous ne donnerons pas à ses conseillers les garanties, les droits, les libertés de notre temps et de nos enfants. (Très bien! à gauche.) Et surtout, messieurs, ne faisons pas dire à la France, à l'Europe, à l'histoire, qui nous regardent dans ce grand acte constitutif de notre monarchie nouvelle,... que pour l'affermir, pour la perpétuer, il a fallu chasser la mère et toutes les mères, sinon du berceau, au moins des marches du trône de leur fils, et chasser les derniers vestiges du droit électif de nos institutions.» (Nouvelle et vive approbation à gauche.)
Le discours de M. de Lamartine avait eu assez d'éclat et produit assez d'effet pour que M. Guizot jugeât nécessaire d'y répondre. Tout d'abord, il écarta ce qu'il appelait «ces perspectives de parti, ces pressentiments sinistres qui s'étaient élevés dans beaucoup d'esprits au moment où le malheur nous avait frappés». «À Dieu ne plaise, dit-il, que je prononce un mot, un seul mot qui puisse affaiblir l'impression du vide immense que laisse au milieu de nous le noble prince que nous avons perdu! (Très bien! très bien!) Les meilleures lois ne le remplaceront pas. (Marques prolongées et très vives d'assentiment.) Mais, en gardant toute notre tristesse, nous pouvons, nous devons avoir pleine confiance. Je renvoie ceux qui en douteraient au spectacle auquel nous assistons depuis un mois... La dynastie de Juillet a essuyé un affreux malheur; mais de son malheur même est sorti à l'instant la plus évidente démonstration de sa force (mouvement), la plus évidente consécration de son avenir... (Très bien!) Elle a reçu partout, chez nous, hors de chez nous, le baptême des larmes royales et populaires. (Nouvelles marques d'approbation.) Et le noble prince qui nous a été ravi a appris au monde, en nous quittant, combien sont déjà profonds et assurés les fondements de ce trône qu'il semblait destiné à affermir. (Mouvement.) Il y a là une joie digne encore de sa grande âme et de l'amour qu'il portait à sa patrie.» (Sensation.) Paroles habiles, bien éloquentes surtout, dont le Roi remerciait son ministre le lendemain[99], mais qui renfermaient, hélas! plus d'une illusion. Le ministre ajoutait, en réponse aux dernières paroles de M. de Lamartine: «Nous nous sentons parfaitement libres de faire une loi dégagée de toute préoccupation extraordinaire... Que la Chambre soit libre comme nous. Nous ne demandons à personne une concession, une complaisance; nous invitons la Chambre à voter cette loi aussi librement, aussi sévèrement que toute autre mesure politique, sans rien accorder aux circonstances, aux exigences du moment; nous n'en avons pas besoin.» (Très bien!) Avons-nous le droit de faire cette loi? telle était la première question que se posait ensuite M. Guizot. Réfutant la théorie radicale du pouvoir constituant que M. Ledru-Rollin avait exposée au début de la discussion, il concluait en ces termes: «Tout ce dont vous avez parlé, ces votes, ces bulletins, ces appels au peuple, ces registres ouverts, tout cela, c'est de la fiction, du simulacre, de l'hypocrisie. (Marques très vives d'approbation au centre.—Murmures aux extrémités.) Soyez tranquilles, messieurs, nous, les trois pouvoirs constitutionnels, nous sommes les seuls organes légitimes et réguliers de la souveraineté nationale.» Le terrain ainsi déblayé de cette objection préjudicielle, le ministre aborda les deux points traités par M. de Lamartine, la régence élective et la régence féminine. Pour montrer la portée et, par suite, le danger de la régence élective, il s'empara habilement des paroles,—il eût dit volontiers des aveux,—de l'orateur auquel il répondait. «Trouve-t-on, demanda-t-il, que nos institutions aient fait la royauté si forte, qu'il soit à propos de l'affaiblir encore et de fortifier le principe mobile aux dépens du principe stable? Ce qu'on vous demande de faire, au milieu de la plus grande société démocratique moderne, c'est d'introduire dans l'élément monarchique, dans sa représentation temporaire, le principe électif, c'est-à-dire de donner aux défauts de la démocratie une grande facilité pour pénétrer jusque dans cette partie du gouvernement qui est destinée à les contre-balancer et à les combattre.» Quant à la régence féminine, le ministre montra que le pouvoir politique n'était pas, surtout de notre temps, dans la destinée et dans les aptitudes de la femme. «Il y a, dit-il, des exemples de ce pouvoir entre les mains des femmes, dans les monarchies absolues, dans les sociétés aristocratiques ou théocratiques; dans les sociétés démocratiques, jamais. L'esprit et les mœurs de la démocratie sont trop rudes et ne s'accommodent pas d'un tel pouvoir.» D'un bout à l'autre de son discours, M. Guizot s'attacha à ne discuter que la loi en elle-même et ne fit aucune allusion à la situation du cabinet ou des partis. Il dit même expressément, en terminant: «On a parlé, à cette occasion, de l'union de toutes les opinions dynastiques, de l'oubli momentané de toutes les luttes ministérielles. On a eu raison. Évidemment, dans le projet que vous discutez, aucune pensée d'intérêt ministériel n'est entrée dans l'esprit du cabinet. La loi n'est pas plus favorable au cabinet qu'à l'opposition. Elle a été faite pour elle-même, dans la seule vue du bien de l'État, abstraction faite de tout parti, de tout ministère, de toute lutte, de toute prévention, de toute rivalité; nous ne demandons rien de plus.» (Vives et nombreuses marques d'approbation.)