← Retour

Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)

16px
100%

L'occupation de Tlemcen complétait heureusement, dans la province d'Oran, l'œuvre commencée par l'occupation de Mascara. Quel changement depuis l'époque, pourtant bien récente, où, dans cette province, les Français étaient bloqués dans quelques villes du littoral! Maintenant, de ce côté, la conquête est amenée au même point que dans la province d'Alger: le quadrilatère formé par Oran, Mostaganem, Mascara et Tlemcen est, pour ainsi parler, le pendant de celui que l'on pouvait tracer entre Alger, Cherchel, Miliana et Médéa.

IX

Depuis un an, le général Bugeaud avait porté son effort principal sur la province d'Oran; il allait maintenant s'occuper de celle d'Alger. Précisément à cette époque, un incident, qui eut un douloureux et glorieux retentissement, fit ressortir à quel point, en dépit des progrès accomplis depuis le départ du maréchal Valée, la sécurité nous manquait même dans la Métidja, à peu de distance de la capitale. Le 10 avril 1842, en plein jour, un détachement de vingt et un hommes, sous les ordres du sergent Blandan, portait des dépêches de Boufarik au blockhaus voisin de Méred. À environ deux kilomètres de ce dernier poste, il est subitement entouré par plus de trois cents Arabes. «Rendez-vous!» crie en français un grand nègre qui paraît commander les assaillants. «Voilà comme je me rends», répond Blandan, et ajustant le nègre, il le tue raide d'un coup de fusil. À l'exemple de leur chef, nos soldats font une décharge générale. Les Arabes fléchissent un moment, mais bientôt, honteux de reculer devant une poignée d'hommes, ils reviennent à la charge. Les vingt et un se sont formés en cercle: sans abri, criblés de balles, ils tombent l'un après l'autre. Cependant, pas une défaillance. Les blessés à terre chargent les fusils de ceux qui peuvent encore combattre. Blandan, qui a reçu deux balles, commande toujours. Une troisième balle l'atteint au ventre. «Courage, mes amis, s'écrie-t-il, défendez-vous jusqu'à la mort.» Et sentant les forces lui manquer: «Prends le commandement, dit-il à un brigadier de chasseurs, car, pour moi, je n'en peux plus.» Le combat durait depuis une demi-heure. Sur les vingt et un, cinq hommes seulement restaient debout, quand, de Boufarik et de Méred, où l'on a entendu la fusillade, des secours arrivent en toute hâte. Les Arabes s'enfuient, sans avoir pu enlever aucun trophée à l'héroïque détachement. Blandan, ramassé sans connaissance, expire dans la nuit: un seul moment, il a donné quelque signe de vie, c'est quand le colonel a détaché sa propre croix d'honneur pour la lui mettre dans la main. Il avait vingt-trois ans et n'était sous-officier que depuis trois mois. Son nom et celui de ses compagnons, mis solennellement à l'ordre du jour de l'armée, ont été gravés sur le petit obélisque de la fontaine de Méred. Depuis 1887, la statue de l'héroïque sergent s'élève sur l'une des places de Boufarik.

Pour prévenir le retour de pareilles surprises, le général Bugeaud décida d'employer le printemps de 1842 à une grande opération contre les tribus montagnardes qui entouraient, au sud et à l'ouest, la Métidja. Les troupes disponibles de la province d'Oran devaient concourir à cette œuvre, avec celles de la province d'Alger. Par une idée heureuse, le gouverneur imagina de se servir de cette concentration même pour ouvrir, entre ces deux provinces, une communication par terre qui n'existait pas encore pour notre armée. La vaste région s'étendant de Cherchel à Mostaganem et de Miliana à Mascara avait jusqu'alors complètement échappé à l'action des armes françaises. Si l'on jette les yeux sur une carte, cette région apparaît traversée, dans toute sa longueur, par une rivière: c'est le Chélif, l'un des plus importants cours d'eau de l'Algérie; il prend sa source au sud de la province d'Alger et coule d'abord vers le nord; arrivé à peu près à la hauteur de Médéa et de Miliana, et à égale distance de ces deux villes, il tourne brusquement à l'ouest et continue dans cette direction, jusqu'à ce qu'il se jette dans la mer à quelque distance de Mostaganem. La vallée profonde et fertile formée par ce cours d'eau semblait la route naturelle pour aller de la province d'Alger dans celle d'Oran; mais elle était dominée des deux côtés, sur toute sa longueur, c'est-à-dire pendant plus de soixante lieues, par des massifs montagneux, très ardus, absolument inexplorés et où habitaient des tribus hostiles et belliqueuses. Le gouverneur n'hésita pas à braver les risques de cette route; il décida qu'une colonne, sous ses ordres, partirait de Mostaganem, tandis qu'une autre, commandée par Changarnier, partirait de Blida: elles devaient, l'une remonter, l'autre descendre la rivière, jusqu'à ce qu'elles se rejoignissent. Ce programme, hardiment conçu, s'exécuta sans difficulté sérieuse; le 30 mai 1842, après dix jours de marche, les deux colonnes se rencontrèrent au milieu de la vallée du Chélif, près de l'Oued-Fodda. Algériens et Oranais s'embrassèrent et festoyèrent pendant deux jours, pour célébrer l'heureuse issue d'une entreprise qui paraissait faire faire un grand pas à notre domination. Sans doute le pays ne pouvait être considéré comme définitivement soumis; la suite ne devait que trop le prouver; mais, pour la première fois, il avait été traversé; c'était déjà un fait considérable.

Restait à se servir des troupes ainsi concentrées dans la vallée du Chélif, pour prendre à revers et dompter les tribus entourant la Métidja. Dans ce dessein, les deux colonnes se séparèrent de nouveau afin de gagner Blida par des directions différentes; Changarnier s'éleva un peu au nord et pénétra au cœur des montagnes qui s'étendent entre le Chélif et la mer; Bugeaud prit plus au sud par Miliana et le col de Mouzaia. Le premier rencontra un pays fort difficile: «La Suisse n'est rien auprès, écrivait l'un des officiers de sa colonne, le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud; l'armée marche un par un, bêtes, gens et bestiaux, chaque homme tirant son cheval par la figure; l'avant-garde part à quatre heures du matin, et l'arrière-garde arrive au bivouac à six heures du soir, tout cela pour faire deux ou trois lieues.» Mais aucun obstacle n'arrêtait la tenace énergie du général que le gouverneur appelait familièrement «son montagnard»; il passa partout, recevant la soumission spontanée ou contrainte des Arabes qui se trouvaient sur son chemin. Le général Bugeaud rencontra une route plus facile et obtint le même succès. Les tribus les plus redoutables vinrent lui apporter leur hommage, même celle des Hadjout, ces hardis pillards qui étaient, depuis douze ans, la terreur des environs d'Alger. Elles avaient été absolument déconcertées de se voir attaquées par une armée venant de la province d'Oran. Un autre fait les avait frappées plus encore, c'était la présence, dans les rangs français, sous le drapeau français, de deux ou trois mille de leurs coreligionnaires, cavaliers des tribus alliées de l'Ouest, que le gouverneur avait appelés à lui pour cette expédition. Telle fut même l'impulsion ainsi donnée au mouvement de soumission qu'il gagna les environs de Médéa où les colonnes n'avaient pas pénétré. Aussi, au sortir de cette expédition, le 13 juin 1842, le gouverneur pouvait écrire au ministre de la guerre: «Le cercle de granit qui entoure la Métidja est brisé.»

S'il y avait encore quelques coups à frapper pour compléter la destruction de ce «cercle de granit», le général Bugeaud avait sous la main le marteau qui convenait, c'était Changarnier. Celui-ci, arrivé à Blida le 10 juin 1842, se remit en campagne le 17, cette fois dans la région du haut Chélif. Il couronna des opérations habiles et vigoureuses par la plus prodigieuse razzia qui eût encore été faite: le 1er juillet, avec quelques centaines de cavaliers, hardiment lancés, il ramassait 3,000 prisonniers, 1,500 chameaux, 300 chevaux ou mulets et 50,000 têtes de bétail. «Je suis transporté de joie, lui écrivit le gouverneur; c'est admirable!... Les résultats politiques doivent dépasser encore les résultats matériels.»

Grâce à ces succès, la colonisation reprenait un peu confiance aux environs d'Alger, et plusieurs villages étaient fondés dans le Sahel. La sécurité ainsi reconquise s'étendait même plus loin: désormais les communications étaient libres avec Médéa et Miliana, et leur ravitaillement s'opérait par le commerce, presque en dehors de l'administration militaire, à ce point que, le 24 juillet 1842, le gouverneur crut devoir publier une note officielle pour rappeler à la prudence les mercantis qui se rendaient dans ces deux villes, seuls et sans armes; recommandation leur était faite de se réunir par caravanes de huit ou dix personnes. Il n'y avait pourtant pas longtemps que, pour le moindre convoi, force était de réunir une armée et de livrer de véritables batailles! Du reste, la vieille route de Médéa, ce col de Mouzaia tant de fois arrosé de sang français, n'allait plus être qu'un souvenir. Le général Bugeaud faisait en effet construire, à travers les gorges jusque-là inaccessibles de la Chiffa, une route plus directe qui fut praticable au mois de septembre 1842.

Pendant que ces importants progrès s'accomplissent dans la province d'Alger, nos affaires gardent bonne tournure dans celle d'Oran. À Tlemcen, l'habile administration du général Bedeau maintient une pacification relative. Autour de Mascara, les choses sont moins au calme: Abd el-Kader est revenu sur cet ancien théâtre de sa puissance, usant de son prestige encore grand pour ramener à lui les tribus soumises, menaçant celles qui nous demeurent fidèles. Plus prodigieux que jamais de mobilité et d'ubiquité, il apparaît soudainement au point opposé à celui où nos troupes croient le rencontrer. C'est l'occasion pour La Moricière de donner de nouvelles preuves de son active énergie. Vainement les forces à sa disposition ont-elles été diminuées pour former la colonne qui remonte le Chélif; fort habile à employer les Arabes soumis, il supplée par leur concours à ce qui lui manque de troupes françaises. Ainsi mène-t-il plus vivement que jamais la campagne permanente qu'il a ouverte au mois de décembre précédent. S'il ne peut atteindre l'émir lui-même qui lui glisse toujours entre les mains, il atteint les tribus qui pourraient le soutenir. À la fin de mai 1842, c'est dans l'est qu'il se dirige: il frappe la puissante tribu des Flitta, puis détruit, pour la seconde fois, Takdemt qu'on a commencé à reconstruire et où Abd el-Kader a établi sa famille avec un détachement de ses réguliers. Au commencement de juin, il se porte au sud-ouest contre les Djaffra et les Hachem que l'émir a décidés à émigrer, les poursuit à outrance jusqu'au désert, et, après les avoir acculés à un chott sans eau potable, les force à demander grâce. Du 15 juin au 25 juillet, nouvelle expédition, cette fois au sud-est, plus longue et plus lointaine que les autres; il s'agit de poursuivre la smala, agglomération errante, qui comprend la famille de l'émir, son trésor, le noyau de son armée régulière, les populations encore attachées de gré ou de force à sa fortune. La Moricière n'a avec lui que deux mille soldats français; mais il a su s'assurer le concours des Harrar, véritables flibustiers des hauts plateaux. Guidé par eux, trouvant, grâce à eux, les sources pour boire et les silos pour manger, il ose, en plein juillet, se lancer dans le désert. «Le soleil nous plombe à quarante-cinq degrés de chaleur, écrit l'un des officiers de la colonne. La terre est brûlée, et, aussi loin que l'œil peut s'étendre, ne présente qu'une teinte grisâtre. Les flammes semblent en sortir et produisent les ondulations du mirage: ce sont des armées de géants qui se plient, se replient, tournoient, voltigent; ce sont des figures, plus monstrueuses les unes que les autres, qui se déroulent, s'élèvent, grandissent, subissent les transformations les plus extraordinaires; et, à travers tous ces êtres imaginaires ou réels, nos petits bataillons, chargés jusque par-dessus les oreilles, cheminent gaiement, au milieu d'un pays où deux armées turques ont été complètement détruites.» À côté de notre colonne, s'avance la bande des Harrar, deux mille cavaliers et six mille chameaux portant les femmes et les enfants. «C'est, continue notre témoin, le coup d'œil le plus pittoresque, le plus fantastique[343].» Ainsi escortée, l'armée arrive, le 14 juillet, au pied d'un rocher à pic sur lequel est Goudjila: dans ce nid d'aigle, Abd el-Kader a transporté les restes de ses arsenaux. La Moricière fait tout détruire. Les silos du voisinage, où ont été accumulées les provisions, sont vidés. L'émir n'a décidément plus aucun établissement fixe. Quant à la smala elle-même, elle fuit au loin, s'enfonçant dans les sables arides. Le retour de la colonne se fait sans difficulté. Les soldats, qui, au cœur de l'été, viennent de battre la montagne et le désert pendant trente-six jours, et qui ont décrit un cercle de cent vingt à cent trente lieues, rentrent à Mascara, déguenillés, sans souliers, les pieds enveloppés dans les peaux des bœufs qu'ils ont mangés, mais bien portants, «flambants comme le soleil qui leur chauffait les reins», et n'ayant à leur ambulance que treize malades. Ce sont, il est vrai, de rudes soldats: les bataillons d'élite surtout. «Figurez-vous, écrivait alors un de leurs officiers, des carcasses d'hommes qui, depuis dix mois, n'ont cessé de supporter toutes les privations, toutes les intempéries imaginables, recouvertes d'un cuir basané comme des tiges de bottes et sous lequel se meuvent des muscles, devenus ficelles, que le diable ne briserait pas; toujours gais, obéissant comme par enchantement à tout ce qu'on leur ordonne, pleins d'amour-propre, se tirant d'affaire partout, dans les positions les plus embarrassantes, sans que les officiers et les sous-officiers s'en mêlent; en un mot, les types les plus remarquables que j'aie encore vus depuis que je roule dans le monde militaire[344].» L'effet de cette expédition fut considérable dans tout le cercle de Mascara. Une troupe de deux mille hommes avait pénétré là où, un an auparavant, une armée de vingt mille n'eût pas osé s'aventurer. Les Arabes, surpris, intimidés, épuisés, s'inclinaient devant une supériorité si manifeste. Parmi les Hachem eux-mêmes, qui avaient été les premiers à retourner à l'émir, on apercevait plus d'un symptôme de découragement, et l'un de leurs chefs disait à Abd el-Kader: «Marabout, je ne te suivrai plus; ma parole est donnée aux Français... Va, laisse-nous, nous avons assez souffert, et que Dieu te conduise!»

X

L'automne de 1842 n'est pas moins activement employé que ne l'ont été l'hiver, le printemps et l'été. Autour de Mascara, La Moricière continue ses incessantes expéditions. La plus importante, qui a lieu en septembre et octobre, ne dure pas moins de quarante jours. À la poursuite de la smala, qui, cette fois encore, nous échappe, notre petite armée s'engage de nouveau dans le désert où elle fait des marches de dix heures sans eau, et s'avance plus loin qu'en juillet, jusqu'à Taguine, à soixante lieues au sud-est de Mascara: c'est l'endroit même où, un an plus tard, la smala tombera aux mains du duc d'Aumale. La colonne française ramasse un butin énorme qui, habilement distribué aux tribus alliées du sud, les fixe à notre cause. Dans une escarmouche, au retour, nos cavaliers sont sur le point de s'emparer d'Abd el-Kader; celui-ci ne se sauve qu'à grand'peine, en laissant sur le terrain ses plus braves compagnons et en perdant son cheval, son cachet et sa montre. D'autres opérations suivent, dans le détail desquelles il serait fastidieux d'entrer. En somme, sur trois cent quatre-vingt-quinze jours qui, au 31 décembre 1842, se sont écoulés depuis que La Moricière est installé à Mascara, sa division en a passé trois cent dix en campagne.

Dans la province d'Alger, Changarnier est à l'œuvre. En septembre, il descend une partie de la vallée du Chélif, affermissant la fidélité des tribus soumises, frappant rudement celles qui sont douteuses ou hostiles. Puis, pour revenir vers le sud, il s'engage dans le massif montagneux de l'Ouarensenis par la vallée de l'Oued-Fodda: de faux renseignements lui ont présenté cette route comme facile. Au bout de quelques heures de marche, il se trouve engagé dans un étroit défilé dont 6,000 Kabyles, commandés par un lieutenant de l'émir, occupent les hauteurs et ferment les débouchés en avant et en arrière. Il faut passer ou périr. C'est dans ces situations critiques qu'éclatent les qualités de Changarnier, énergie indomptable, sang-froid, volonté de vaincre. Il n'a avec lui que 1,200 fantassins, 200 chasseurs à cheval, 500 Arabes: peu de fond à faire sur ces derniers qui se croient perdus; mais les Français sont d'une solidité admirable, surtout les zouaves commandés par Cavaignac. Pendant plus de deux jours, le combat se poursuit, acharné. Notre petite colonne avance peu à peu, prenant d'assaut chaque rocher, brisant l'un après l'autre tous les obstacles qu'on lui oppose, se tirant de tous les périls où il semblait qu'elle dût vingt fois succomber. Enfin, le défilé est franchi. Arrivé en pays découvert, le général fait une razzia sur le territoire des tribus qui venaient de l'attaquer, et, par cet audacieux châtiment, terrifie pour longtemps ceux qui naguère se croyaient assurés de l'écraser. Un bon juge, le duc d'Aumale, regarde ce combat de l'Oued-Fodda comme «l'une des luttes les plus longues et les plus difficiles qu'aient enregistrées nos annales d'Afrique», et il ajoute: «Le général Changarnier sut la terminer par un brillant succès, tandis que bien d'autres eussent peut-être été heureux d'en ramener les débris de leur colonne. Il y a eu des actions plus importantes en Afrique, il n'y a pas eu de journée où chefs et soldats aient montré plus d'audace, de sang-froid et d'intelligence[345]

Ce qui venait de se passer à l'Oued-Fodda et plusieurs indices recueillis d'un autre côté par La Moricière, révélaient l'action et l'autorité d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis. Repoussé de toutes les autres parties de la régence, l'émir s'était fait en quelque sorte une dernière citadelle du grand pâté montagneux qui s'élève au sud du Chélif: là, il venait chercher des recrues et des vivres; de là, il menaçait soit la province d'Alger, soit celle d'Oran. Le gouverneur général résolut donc de porter sur ce point le principal effort de la fin de l'année. Huit mille hommes furent mis en mouvement. Trois colonnes, commandées, la première par le général Bugeaud, la seconde par le général Changarnier, la troisième par le général Korte, pénétrèrent au cœur des montagnes et les parcoururent en tous sens. Sauf un assez rude combat soutenu par le général Korte, nos troupes ne rencontrèrent que peu de résistance. Les habitants, si belliqueux qu'ils fussent, étaient encore sous l'impression de la vigueur déployée naguère par Changarnier. À la fin, une manœuvre habile refoula au centre du massif et accula à des précipices infranchissables la masse effarée des tribus fugitives, guerriers, femmes, enfants, vieillards. Une journée entière se passa, pour ces malheureux, en délibérations pleines d'angoisses; on voyait de loin les principaux personnages se démener au milieu d'une multitude épouvantée; on entendait les cris gutturaux des femmes, les bêlements des troupeaux. Enfin, le lendemain matin, le plus important des chefs de la montagne, le vieux Mohammed-ben-Hadj, s'avança vers le gouverneur et lui demanda grâce. «Pour moi, dit-il, j'avais huit fils; six sont morts en te combattant. J'ai servi le sultan avec zèle, mais il ne peut plus nous protéger, et, si tu es humain, je suis à toi pour toujours.» Le gouverneur fut touché de ce langage et jugea habile de se montrer généreux. À Mohammed qui lui offrait son plus jeune fils en otage, il répondit: «Ma clémence sera complète. Je n'ai que faire d'un otage. Ton visage m'inspire la confiance. D'ailleurs, j'ai mieux que des otages: j'ai la force, la mobilité, la connaissance de tes montagnes, la certitude de reprendre tous nos avantages si tu manques à ta parole.» Le 30 décembre, après une campagne de quarante-sept jours, le gouverneur rentrait à Alger, pouvant croire que l'Ouarensenis était dompté et que l'émir avait perdu la seule base d'opération qui lui restait en deçà des hauts plateaux.

Ainsi se terminaient les opérations de 1842, l'année la plus laborieuse et la plus féconde de la conquête. D'immenses résultats avaient été obtenus dans les deux provinces d'Oran et d'Alger. Le général Bugeaud en était justement fier. «Abd el-Kader, écrivait-il au ministre de la guerre, a perdu les cinq sixièmes de ses États, tous ses forts ou dépôts, son armée permanente, et, qui pis est, le prestige qui l'entourait encore en 1840. S'il n'a pu nous résister, lorsqu'il disposait de l'impôt et du recrutement sur tout le pays, lorsqu'il avait une armée permanente et des provisions de guerre, lorsque toutes les tribus marchaient à sa voix partout où il l'ordonnait, comment lutterait-il aujourd'hui avec quelque succès, lorsqu'il ne s'appuie que sur une poignée de tribus déjà ruinées en partie? Il peut prolonger quelque temps le malheur de quelques populations par des entreprises de partisan; il ne peut reconquérir sa puissance.» Le gouverneur était loin cependant de dédaigner l'adversaire auquel il avait affaire; il était le premier à reconnaître ses qualités supérieures, son indomptable énergie, ses étonnantes ressources, son action sur les populations arabes. «Abd el-Kader est réellement un maître homme», écrivait-il le 12 novembre 1842.

XI

1843 commença moins bien que n'avait fini 1842. À peine le général Bugeaud avait-il quitté l'Ouarensenis, qu'Abd el-Kader y faisait irruption, soulevant les tribus, châtiant impitoyablement tous ceux qui s'étaient ralliés aux Français. En quelques jours, il avait réuni des forces considérables et était maître de toutes les montagnes situées au sud du Chélif; il franchissait même cette rivière et propageait le feu de la révolte, au nord, dans le Dahra. À cette nouvelle inattendue qui faisait douter à beaucoup, en Algérie et en France, de la réalité des succès obtenus jusqu'alors par nos armes, le gouverneur, ému, mais non troublé, fit partir des colonnes de tous les points, de Cherchel, de Miliana, de Médéa, de Mascara, de Mostaganem. En faisant du mal à l'ennemi, ces colonnes souffrirent beaucoup elles-mêmes. L'hiver rendait les opérations singulièrement difficiles au milieu de ces montagnes sans chemins. «C'est une retraite de Russie au petit pied», écrivait l'un des chefs de colonne, le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud, officier énergique, qui avait vu son avancement longtemps retardé par des désordres de jeunesse, mais qui, fort apprécié du général Bugeaud, commençait à être en vue. Dès l'approche de nos troupes, Abd el-Kader avait disparu: était-on garanti qu'il ne reviendrait pas une fois qu'elles seraient parties? Les tribus apportaient leur soumission: le passé permettait-il d'y avoir pleine confiance? Aussi l'idée se faisait-elle jour que, pour se rendre maître de cette région, il fallait autre chose que des expéditions passagères.

Dès la fin de 1842, le 5 décembre, La Moricière, dont l'esprit était toujours en mouvement, avait écrit au gouverneur: «L'occupation de Mascara et, plus tard, celle de Tlemcen par des divisions actives ont, en quelques mois, avancé nos affaires plus qu'on n'avait pu le faire en dix ans d'expéditions et de combats meurtriers... Si maintenant nous examinons sur la carte l'est de la province compris entre le Chélif et la Mina, cette étude nous expliquera tout de suite la différence des résultats obtenus. Là, nos colonnes ne peuvent plus se donner la main en trois jours. Il y a cinquante-six lieues de Mostaganem à Miliana, et soixante-douze de Mascara à Médéa. De là l'inefficacité de nos efforts. Notre action sur les tribus réfugiées dans l'Ouarensenis est réduite par dix jours au moins perdus en allées et venues, et ne peut plus être continuée assez longtemps pour amener l'ennemi à merci. Le problème peut donc être posé en ces termes: trouver, entre les quatre places de Mostaganem, Mascara, Miliana et Médéa, un point tel que l'action des troupes qui en partiront puisse se combiner, en trois jours de marche, avec celle des colonnes sortant de ces quatre places.» Les événements survenus depuis cette lettre n'avaient pu que convaincre le général Bugeaud de la justesse des vues qui y étaient exposées. Aussi n'est-on pas surpris de le voir s'appliquer, dès que le printemps est arrivé, à réaliser une fondation si nécessaire. À la fin d'avril 1843, il se rend avec une colonne à El-Esnam, dans la vallée du Chélif, et y jette les bases d'une ville qu'en l'honneur du prince pleuré par la France, il appelle Orléansville. De là, il se dirige vers la mer, à travers les montagnes, ébauchant une route avec la pioche et la mine, tout en faisant le coup de feu, et, en sept jours de travail acharné, atteint Tenès. Ce petit port, que déjà plusieurs fois on avait sans succès cherché à occuper, doit être la place de ravitaillement d'Orléansville, dont il est éloigné seulement de onze lieues. Transformés en terrassiers, maçons, charpentiers, forgerons, serruriers, les soldats déploient la plus grande activité pour faire sortir de terre les constructions des deux villes, pour améliorer la route improvisée qui conduit de l'une à l'autre, et sur laquelle circulent aussitôt des convois. L'un de nos plus fermes officiers, depuis longtemps dévoué à l'œuvre algérienne, le colonel Cavaignac, est appelé au commandement de la nouvelle subdivision d'Orléansville. Ainsi se complétaient, suivant le plan déjà indiqué, les deux premières lignes d'occupation: celle de la côte qui, sans parler de la province de Constantine, comprenait Alger, Cherchel, Tenès, Mostaganem, Oran; celle de l'intérieur, avec Médéa, Miliana, Orléansville, Mascara et Tlemcen. Le gouverneur ne s'en tint pas là; il autorisa ses lieutenants à commencer la troisième ligne, sur la limite extrême du Tell: dans les derniers jours d'avril, La Moricière établit le poste de Tiaret au sud d'Orléansville, et Changarnier celui de Teniet el-Had au sud de Miliana.

En même temps que s'accomplissaient ces travaux, plusieurs colonnes continuaient à fouler en tous sens le massif de l'Ouarensenis et celui du Dahra, forçant les tribus les plus farouches à se soumettre; comme d'habitude, Changarnier est un de ceux qui font le plus de besogne. Autour de Tlemcen, le général Bedeau a affaire à Abd el-Kader; l'émir, en effet, repoussé des montagnes où, en janvier, il avait reparu en maître, s'est jeté dans l'ouest de la province d'Oran, razziant certaines tribus nos alliées, en soulevant d'autres, notamment les Hachem qu'il incorpore dans sa smala; le général Bedeau l'oblige à se retirer. Le général Gentil à l'est et au sud de Mostaganem, le général de La Moricière autour de Tiaret, le colonel Géry autour de Mascara, sont aussi sans cesse en mouvement. On ne saurait suivre dans le détail des opérations qui deviennent si complexes. L'émir étant désormais hors d'état de réunir comme autrefois des armées de dix, quinze ou vingt mille hommes, le général Bugeaud en a profité pour subdiviser davantage encore ses forces et multiplier ses colonnes. La guerre africaine est plus que jamais une affaire de vitesse et de mobilité. Il ne s'y fait pas moins une grande dépense d'énergie et de courage. Les faits d'armes sont nombreux. Le 16 mai 1843, cinquante chasseurs à cheval de la colonne du général Gentil, lancés à la poursuite d'une tribu, tombent au milieu de quinze cents cavaliers ennemis. Le capitaine Daumas, qui les commande, fait mettre à ses hommes pied à terre, les forme en carré derrière leurs chevaux et engage le feu. Le général Gentil, inquiet de ne pas voir revenir le détachement, envoie à son secours le capitaine Favas avec soixante chasseurs, la seule cavalerie qui lui reste, et lui-même se met en route avec son infanterie au pas de course. Guidé par la fusillade, le capitaine Favas arrive sur le lieu du combat. Sans se laisser un moment effrayer par le nombre des ennemis, il charge au galop, fait une trouée dans la ligne profonde des assaillants et va se placer à côté de ses camarades. Les Arabes, un moment bousculés, se rendent compte du petit nombre des Français et reviennent à la charge. La poignée des défenseurs, d'instant en instant plus réduite par le feu de l'ennemi, tient bon sans se laisser entamer. C'est seulement au bout de deux longues heures qu'elle est dégagée par l'arrivée de l'infanterie. Sur les cent dix chasseurs, il n'y en avait plus que cinquante-huit debout. Vingt-deux étaient tués, trente blessés; des sept officiers, un seul n'avait pas été atteint.

Si honorables que de tels incidents fussent pour nos armes, si sérieusement utiles que fussent, pour la soumission du pays, les mouvements incessants de ces nombreuses colonnes et les divers établissements créés par elles, l'opinion n'en trouvait pas moins nos progrès lents et incertains; elle restait sous l'impression de doute que lui avait donnée, au mois de janvier, le retour offensif d'Abd el-Kader. Après avoir cru décisifs les succès obtenus en 1842, elle s'étonnait de ne pas trouver les choses plus avancées en 1843. Le général Bugeaud s'apercevait de cet état des esprits et s'en préoccupait. Il avait le sentiment que, pour y mettre fin, un coup d'éclat était nécessaire.

XII

Au printemps de 1843, Abd el-Kader, repoussé partout du Tell et rejeté dans la région des hauts plateaux, n'avait plus d'autre base d'opérations que sa smala. Cette smala, encore grossie depuis l'année précédente, comprenait maintenant au moins quarante mille âmes[346] et avait de plus en plus le caractère d'une capitale errante. Là étaient la famille de l'émir, le siège de son gouvernement, ses richesses, ses approvisionnements, les ouvriers armuriers, selliers, tailleurs, nécessaires à l'entretien de son matériel. La population ainsi agglomérée était composée de plusieurs tribus au complet, et en outre d'émigrés isolés, venus des tribus qui s'étaient soumises aux Français. Ajoutez ceux qui se trouvaient là malgré eux, les prisonniers, les otages et certains douars entraînés de force. La fuite était impossible; de temps à autre, Abd el-Kader faisait crier cette sentence: «De quiconque cherchera à fuir ma smala, à vous les biens, à moi la tête.» La police était faite par les réguliers et par les Hachem. L'ordre d'installation était toujours le même, malgré des déplacements incessants. L'émir, de sa personne, restait ordinairement hors de la smala, mais c'était lui qui dirigeait sa marche. Faire vivre une telle multitude au milieu du désert n'était pas chose aisée; dans le camp, se tenait un grand marché, alimenté par les Arabes des oasis et de la lisière du Tell, qui y apportaient des grains et des fruits. Le plus difficile était de trouver l'eau; un service était organisé pour reconnaître les sources et en empêcher le gaspillage; toutefois, elles étaient vite épuisées, et il arrivait assez fréquemment de voir des individus mourir de soif.

Le général Bugeaud comprenait qu'il ne suffisait pas d'avoir ruiné tous les établissements fixes de l'émir, et que son œuvre serait incomplète tant que subsisterait cette capitale mobile. Résolu à chercher de ce côté le succès éclatant qu'il jugeait nécessaire pour rétablir la confiance un peu ébranlée de l'opinion, il s'en ouvrit à La Moricière. Celui-ci, qui savait la difficulté de l'entreprise, pour l'avoir tentée plusieurs fois l'année précédente, se déclara prêt à donner son concours, mais sans garantir le succès. «Sauf des chances imprévues, ne l'espérez pas trop», écrivait-il au gouverneur, et il ajoutait: «Une seule journée ne verra pas s'accomplir la ruine de notre ennemi. Il n'y a plus de grands coups à frapper; nous nous avancerons pied à pied; nos combats auront peu de retentissement; ce sera l'œuvre de la patience. Mais, en définitive, si, comme j'en ai le ferme espoir, nous réussissons à asseoir l'autorité de la France dans toute cette belle région qui s'étend de la mer au désert, nous aurons accompli, comme vous le demandez, quelque chose de grand. Un peu de temps encore, et vous aurez raison des clameurs de tous ces hommes qui jugent sans étudier, sans savoir et sans comprendre. J'ai traversé en Afrique, depuis treize ans, des périodes de découragement plus affligeantes que celle dont vous paraissez alarmé. Les yeux fixés sur le but, fort de mes convictions consciencieuses, je n'ai jamais désespéré du succès final ni de la justice de l'avenir envers ceux qui s'y seront dévoués.» Le gouverneur général sentait, comme La Moricière, tout ce qu'avait d'incertain et de chanceux la poursuite de la smala. Toutefois, il lui semblait qu'elle pouvait être tentée dans de meilleures conditions que l'année précédente, où la colonne de Mascara y avait été seule employée. Cette fois, par une habile combinaison, le général Bugeaud entendait faire traquer l'ennemi de plusieurs côtés en même temps: «Il faudra bien, disait-il à un de ses confidents, qu'ayant enfermé Abd el-Kader dans un cercle, dans un triangle, le choc arrive. Napoléon donnait au hasard le tiers, je lui donne la moitié. Abd el-Kader nous tient en alerte par ses ruses, par son incomparable stratégie, par son insaisissabilité. Nous aussi, nous devons lutter de ruses avec lui.» Dans la pensée du gouverneur, trois colonnes devaient concourir à cette chasse: celle de Bedeau, à l'extrême ouest; celle de La Moricière, au centre, devant Tiaret; enfin celle de Médéa, à l'est. Cette dernière avait à sa tête un général de vingt et un ans, ardent à cueillir sa gerbe dans la moisson de gloire offerte par la guerre d'Afrique à notre armée: c'était le duc d'Aumale; il allait prouver que La Moricière se trompait quand il croyait le moment passé de «frapper de grands coups» en Algérie.

Il était, on le sait, dans la tradition des fils de France de partager les travaux, les fatigues et les périls de l'armée d'Afrique. Le duc d'Aumale s'y était conformé avec joie. En 1840, âgé de dix-huit ans, il faisait ses premières armes à la sanglante expédition de Médéa, comme aide de camp du duc d'Orléans. En 1841, devenu colonel, il revint prendre part, avec le duc de Nemours, aux premières expéditions du général Bugeaud: «Je vous prierai, écrivait-il à ce dernier, de ne m'épargner ni fatigues ni quoi que ce soit. Je suis jeune et robuste, et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas oublier le régiment du duc d'Aumale, quand il y aura des coups à recevoir et à donner.»—«Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince, répondit le gouverneur; je n'en eus jamais la pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers; vous saurez vous-même vous faire votre part de gloire.» Le jeune colonel se conduisit en effet, pendant cette rude campagne, non en prince, mais en soldat. «Il est brave autant qu'un Français peut l'être, écrivait un des lieutenants de son régiment[347], et désireux de prouver à l'armée et à la France qu'un prince peut faire autre chose que parader; en expédition, il n'emmène aucune suite et vit avec nos officiers supérieurs.» Et voici qui n'est pas peu remarquable, quand on songe à l'âge du duc: «Comme lieutenant-colonel, il est parfait; administration, comptabilité, discipline, il s'occupe de tout, et, ce qui paraîtra plus extraordinaire, en homme entendu.» À la fin de 1842, le prince, nommé maréchal de camp, retourna encore en Afrique; cette fois, il était seul de la famille royale; depuis la mort du duc d'Orléans, le duc de Nemours se trouvait retenu auprès du Roi. Le gouverneur appela le jeune général au commandement d'une colonne sans cesse agissante, celle de Médéa; il savait que cette désignation serait approuvée de toute l'armée. «Ce n'est pas tant le prince, lui écrivait-il le 19 septembre 1842, qu'on accueillera avec une vive satisfaction; c'est l'officier général qu'on a vu, oubliant son rang, vouloir partager les fatigues et les dangers, comme s'il eût été un soldat parvenu.» Dès les premiers mois de 1843, le nouveau commandant de Médéa justifia, par d'heureux et vifs coups de main, au sud, du côté de Boghar, à l'est, sur l'Isser, le choix qu'on avait fait de lui; il s'empara notamment de la khasna, c'est-à-dire du trésor militaire de Ben-Allal, l'un des principaux lieutenants d'Abd el-Kader. «Vous avez dépassé nos espérances, lui écrivit le général Bugeaud; la jeunesse est heureuse quand elle est sage et habile.» Ce n'était qu'un prélude.

À la fin d'avril 1843, divers indices signalèrent la présence de la smala au sud de Tiaret et de Boghar. La Moricière et le duc d'Aumale reçurent l'ordre de se lancer à sa poursuite. Le prince n'avait qu'une cavalerie insuffisante; mais son supérieur immédiat, le général Changarnier, qui prit une part importante à la préparation de cette expédition, s'était inquiété de cette insuffisance et l'avait signalée au général Bugeaud; au dernier moment, ayant reçu pour ses propres opérations un escadron de renfort, il s'en dépouilla aussitôt au profit du duc d'Aumale. En transmettant à ce dernier ses instructions, le général Changarnier lui témoignait la plus flatteuse confiance: «Je suis heureux de la belle mission que vous avez à remplir, lui écrivait-il, et plein de l'espoir que vous ferez tout ce qu'il peut y avoir de brillant dans la guerre actuelle.» Il le mettait seulement en garde contre sa trop grande ardeur, et, au nom du gouverneur, lui prescrivait, dans le cas où il enverrait en avant sa cavalerie, de demeurer de sa personne avec l'infanterie; recommandation dont, heureusement pour sa gloire et pour la France, le duc ne devait pas tenir compte.

Dans les premiers jours de mai, les deux colonnes, celle de La Moricière et celle du prince, se mettent en branle, chacune de son côté. La Moricière se dirige au sud, vers Ousenghr. Il ne s'arrête que parvenu dans une région aride où ses chevaux ne trouvent plus un brin d'herbe. Abd el-Kader guette, d'ailleurs, tous ses mouvements, et avertit la smala, qui se dérobe en fuyant vers l'est. Les Arabes se jetaient ainsi, sans le savoir, sous la main du duc d'Aumale que l'émir, par une inadvertance fort étrange de sa part, ne songea pas à surveiller. Le prince, parti de Boghar, avec 1,300 hommes d'infanterie, 560 de cavalerie et un goum de 300 Arabes, a marché d'abord, dans la direction du sud-ouest, vers Goudjila[348]. Il a fait là quelques prisonniers qui lui apprennent la fuite de la smala effrayée par La Moricière; elle se trouve, lui disent-ils, à environ quinze lieues au sud-est, cherchant à gagner la source de Taguine. Seulement, ils ne peuvent croire qu'on prétende la poursuivre avec une troupe si faible. «Vous voulez prendre la smala, et vous n'êtes pas plus de monde, dit l'un d'eux; oh! vous pouvez vous en aller!» S'en aller, le prince n'y songe guère: il décide au contraire de pousser droit vers Taguine, pour y atteindre la smala, si elle y est encore, ou tout au moins pour la rejeter à l'ouest sur la colonne de La Moricière. C'est une marche de plus de vingt lieues, sans une goutte d'eau. Il divise sa colonne en deux parties: l'une, sous son commandement direct, essentiellement mobile, composée de la cavalerie et des zouaves; l'autre, formée de deux bataillons d'infanterie et de soixante chevaux, avec le convoi: le rendez-vous est à Taguine. On marche toute la nuit, malgré le simoun qui fait rage. Le 16 mai au matin, le duc d'Aumale, averti du voisinage de la smala, devance les zouaves, avec la cavalerie, pour faire une reconnaissance; mais, trompé par des renseignements inexacts, il ne découvre rien. Il croit alors l'ennemi décampé et ne songe plus qu'à atteindre les sources afin d'y reposer ses hommes. Ses forces se trouvaient, à ce moment, séparées en trois tronçons: en tête, la cavalerie et le goum; à deux heures de là environ, les zouaves; et beaucoup plus en arrière, le reste de l'infanterie. Disposition singulièrement audacieuse, en présence d'un ennemi aussi rapide et aussi bien informé que l'était d'ordinaire Abd el-Kader. Quant au prince lui-même, il est avec l'avant-garde, bien résolu à ne pas se souvenir des recommandations prudentes que lui a transmises le général Changarnier.

Vers onze heures du matin, cette avant-garde, qui vient de se remettre en route, après une courte halte, aperçoit un nuage de poussière qui s'élève au loin. On se demande ce que cela peut bien être, quand, tout à coup, quelques-uns des cavaliers qui galopaient en tête pour éclairer la marche, s'arrêtent court derrière la crête d'un petit monticule. L'un d'eux, un Arabe, revient à fond de train vers le colonel Yusuf et lui crie, tout troublé: «Fuyez, quand vous le pouvez encore. Ils sont là tout près, derrière ce mamelon. S'ils vous voient, vous êtes perdus! Ils sont soixante mille, et, rien qu'avec des bâtons, ils vous tueront comme des lièvres qu'on chasse.» Yusuf le calme. «Allons voir de nos yeux», dit-il au lieutenant Fleury; tous deux, suivis du coureur arabe et s'espaçant pour faire moins de poussière, ils gagnent rapidement le mamelon. L'Arabe a dit vrai: contraste saisissant avec la solitude du désert, l'immense smala est là, à environ un kilomètre. Elle vient d'arriver, et le campement s'installe sous la direction des réguliers dont on voit briller les armes. Quelques tentes seulement sont déjà dressées. Combattants, muletiers, femmes, enfants, chameaux, bestiaux de toute sorte s'agitent. On dirait d'une colossale fourmilière. D'où il est, Yusuf entend les cris des hommes et des animaux. «Venez, dit-il à ses compagnons, il n'y a pas un moment à perdre.» Il redescend le mamelon au grand galop et se dirige vers le duc d'Aumale. Celui-ci, depuis quelques minutes, considérait, fort intrigué, ces allées et venues qui ont pris d'ailleurs presque moins de temps qu'il n'en faut pour les raconter. Yusuf, qui pourtant n'est pas un timide, est ému. «Toute la smala est là, à quelques pas de nous, dit-il précipitamment; c'est un monde! Nous ne sommes pas en mesure de l'attaquer; il faut tâcher de rejoindre l'infanterie.» L'agha du goum, très brave aussi, se jette à bas de cheval, et, tenant embrassé le genou du prince: «Par la tête de ton père, ne fais pas de folie!» dit-il. Le colonel Morris, au contraire, est d'avis d'attaquer. Le prince n'hésite pas. «On ne recule pas dans ma race!» s'écrie-t-il vivement[349]. Intervient alors le commandant Jamin, auquel le Roi a donné spécialement mission de veiller sur son fils; il fait valoir sa responsabilité et insiste pour attendre l'infanterie. Mais l'attente n'est-elle pas le parti le plus périlleux? Que la présence des Français soit connue,—et elle ne peut manquer de l'être dans quelques instants,—aussitôt la smala s'éloignera, tandis que les réguliers de l'émir et leurs auxiliaires se jetteront sur la colonne pour l'envelopper et l'écraser. En tout cas, le duc d'Aumale a pris son parti; il impose silence à tous, envoie des émissaires pour hâter la marche des zouaves, met ses cavaliers en ordre de combat, puis commande la charge.

La petite troupe s'élance au galop. Au moment où les irréguliers du goum arrivent sur la hauteur et aperçoivent cette immense ville de tentes, ils prennent peur et se débandent. Les spahis eux-mêmes hésitent un moment; mais ils sont bientôt raffermis par l'exemple des chasseurs qu'enlèvent impétueusement le colonel Morris et le prince lui-même. Yusuf aussi est admirable. Tous se précipitent comme un ouragan sur les Arabes encore occupés à s'installer. Ceux-ci s'attendaient si peu à être attaqués, qu'au premier moment ils ont pris les spahis pour les cavaliers d'Abd el-Kader; ils ne sont désabusés qu'à la vue des chasseurs. Dans cette masse confuse, la surprise produit un trouble et un désordre inouïs. Les réguliers veulent se défendre; ils sont cinq mille contre cinq cents; mais la panique de la foule les entrave, les ahurit, et finit par les gagner eux-mêmes. Nos cavaliers culbutent et sabrent tout ce qui tente de résister. Au bout d'une heure, la victoire est complète. Trois cents cadavres arabes gisent sur le sol; on n'a frappé que les combattants. Les Français ont eu seulement neuf tués et douze blessés. Quelques-uns des prisonniers, ayant demandé à voir leurs vainqueurs, ne peuvent croire qu'ils soient si peu nombreux, et, comme l'a rapporté l'un d'eux, le rouge leur monte au visage d'avoir été battus par une telle poignée d'hommes. Tout est bien fini, quand arrivent les fantassins: les zouaves d'abord, vers une heure; les bataillons de ligne, à quatre heures. Eux aussi ont fait merveille: trente lieues en trente-six heures, par le vent du désert, sans autre eau à boire que celle qui a été emportée dans quelques outres; marche si dure, que le sang colorait les guêtres blanches. Ils sont fatigués, mais en bon ordre, et n'ont laissé en arrière ni un homme ni un mulet. Les zouaves, à leur arrivée, défilent devant le bivouac des chasseurs d'Afrique, en sifflant les fanfares de la cavalerie, «comme pour railler les chevaux fatigués et se venger de ce que leurs rivaux de gloire ont chargé et battu l'ennemi sans eux[350]».

La soirée du 16 mai et la journée du lendemain ne sont pas de trop pour reposer nos troupes et mettre un peu d'ordre dans tout ce qui est tombé en leurs mains. Les prisonniers, parmi lesquels beaucoup de personnages considérables, se comptent par milliers. Ils seraient plus nombreux encore si le duc d'Aumale eût disposé d'une troupe moins restreinte. Hors d'état d'envelopper toute la smala, le prince avait dû prendre le parti de pénétrer au milieu et d'y faire une coupure. Beaucoup des Arabes ont donc pu s'enfuir, mais en désordre; une partie, après avoir erré dans le désert, en proie à la plus grande détresse, devait être ramassée par La Moricière. La dispersion était définitive, et ce sera en vain qu'on cherchera dans l'avenir à reformer une smala. La mère et la femme d'Abd el-Kader ont été un moment parmi les captives; le dévouement d'un esclave les a fait échapper avant qu'elles eussent été reconnues. Le butin est immense: quatre drapeaux, un canon, deux affûts, d'abondantes munitions, une grande quantité d'armes, la tente de l'émir, ses effets précieux, des manuscrits, beaucoup de bijoux et d'argent, plus de trente mille têtes de bétail, des troupes de chameaux, de chevaux, de mulets et d'ânes. Force est de brûler ce qu'on ne peut emporter.

Tout n'est pas fini: il faut rentrer sur le territoire français et y ramener l'immense convoi des prisonniers et du butin. Ce n'est pas la partie la plus facile ni la moins dangereuse de la tâche à accomplir. À l'aller, on a eu cette fortune qu'Abd el-Kader, tout occupé à guetter La Moricière, n'a rien su de l'autre colonne. Maintenant, il est prévenu; il doit avoir hâte de prendre sa revanche d'un tel désastre; et puis, n'est-il pas dans l'habitude des Arabes d'attaquer au moment des retraites? Le duc d'Aumale voit le péril, il le mesure, mais ne s'en trouble pas; il se fie jusqu'au bout à son heureuse audace et compte sur la démoralisation qu'un tel coup a dû jeter chez les ennemis. Ne reçoit-il pas déjà les soumissions empressées des tribus voisines qui, la veille, étaient dans le camp de l'émir? Partie de Taguine, le 18 mai, la colonne, entravée par son convoi, chemine lentement. Son jeune chef, avec un sang-froid qui ne laisse rien voir de sa préoccupation intime, est, nuit et jour, sur le qui-vive, prêt à faire face à toute attaque. Sept longues journées se passent ainsi. Enfin, on arrive à Médéa, sans avoir eu à livrer de véritable combat; une nuit seulement, il a fallu échanger quelques coups de feu. Quatre ans plus tard, le prince, causant avec Abd el-Kader devenu son prisonnier, l'interrogea sur cette fusillade nocturne. «J'étais là en personne, lui répondit l'émir; je t'ai guetté, tâté, pendant vingt-quatre heures.» Et il lui fit compliment de la façon dont il s'était gardé. Dans la prudente et ferme vigilance de ce retour, ce général de vingt et un ans ne s'était pas montré moins habile capitaine que, naguère, dans la hardiesse de sa marche en avant.

La nouvelle d'un si beau fait d armes fut accueillie avec joie, en Algérie et en France. Elle dissipa entièrement les inquiétudes et le découragement que le retour offensif de l'émir avait jetés, au mois de janvier précédent, dans beaucoup d'esprits. Ce fut comme un brillant rayon de soleil qui perçait victorieusement tous les nuages. Le duc d'Aumale recevait, de toutes parts, les plus chaleureuses félicitations. «Votre rapport, répandu dans le camp, lui écrivait le général Bugeaud, y a produit des transports que je n'essayerai pas de vous décrire. Vous devez la victoire à votre résolution, à la détermination de vos sous-ordres, à l'impétuosité de l'attaque. Oui, vous avez bien fait de ne pas attendre l'infanterie; il fallait brusquer l'affaire comme vous l'avez fait. Cette occasion presque inespérée, il fallait la saisir aux cheveux.» Le maréchal Soult, le général de La Moricière, pensaient et parlaient de même[351]. L'éloge n'était pas seulement sous la plume de ceux qui, s'adressant au duc d'Aumale, pouvaient être suspects de vouloir lui faire leur cour. Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère: «Le prince vient de faire un coup de maître, exécuté avec autant de vigueur que d'habileté. C'est bien, c'est intrépide, c'est habile!» Et, un an plus tard, se trouvant sur le lieu même où la smala avait été prise, il ajoutait: «J'examine le terrain, je me fais expliquer la position de la smala et celle du prince, et je persiste à dire que c'est un coup d'une hardiesse admirable. Avec la prise de Constantine, c'est le fait saillant de la guerre d'Afrique. Il fallait un prince jeune et ne doutant de rien, s'appuyant sur deux hommes comme Morris et Yusuf, pour avoir le courage de l'accomplir. À mon sens, la meilleure raison pour attaquer, c'est que, la retraite étant impossible, il fallait vaincre ou périr.» Faut-il ajouter à tous ces témoignages celui d'un républicain ardent, le colonel Charras? «Pour entrer, disait-il, avec cinq cents hommes au milieu d'une pareille population, il fallait avoir vingt-trois ans[352], ne pas savoir ce que c'est que le danger, ou bien avoir le diable dans le ventre. Les femmes seules n'avaient qu'à tendre les cordes des tentes sur le chemin des chevaux pour les culbuter, et qu'à jeter leurs pantoufles à la tête des soldats pour les exterminer tous depuis le premier jusqu'au dernier.» À l'admiration des hommes de guerre se joignait l'applaudissement unanime et enthousiaste du grand public, dont l'imagination était particulièrement séduite par le caractère aventureux de l'entreprise et par la jeunesse du commandant. Quant à celui qui recevait ainsi les premières caresses de la gloire, caresses si douces, si enivrantes, surtout à l'aurore de la vie, il n'en avait pas la tête tournée; son rapport, sobrement écrit, évitait soigneusement toute mise en scène; le moi y était absent; la belle conduite des autres s'y trouvait seule mise en lumière. Ce qui faisait dire à la reine Marie-Amélie: «Je jouis plus encore de son humanité et de sa modestie que de son courage et de sa résolution, qui pourtant ont été jolis à vingt et un ans!» La réserve délicate et rare qui touchait le cœur de la pieuse mère charmait aussi le public et lui faisait prendre encore plus en gré l'heureux vainqueur. Beaucoup d'esprits, d'ailleurs, frappés de la promesse d'un pareil début, regardaient au delà du petit champ de bataille de Taguine. Leur patriotisme comprenait de quel intérêt il était pour la France qu'un si brillant capitaine se fut révélé, et à un tel âge, sur les marches du trône. Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud traduisait cette impression, quand il écrivait alors: «Il y a de l'avenir dans ce trait-là.» Malheureuse France! qu'a-t-elle fait de cet avenir?

XIII

Le général Bugeaud triomphait. «Nous venons de faire une campagne des plus heureuses», disait-il, le 27 juillet 1843, dans une lettre adressée à M. de Corcelle. Quelques jours auparavant, le 18, il écrivait au maréchal Soult: «Oui, la grosse guerre est finie, la conquête est assurée, le pays est dompté sur presque toute sa surface... Matériellement, Abd el-Kader est presque anéanti.» À Paris, on reconnaissait le progrès accompli, et le ministre de la guerre félicitait les commandants de l'armée d'Afrique du «pas immense» fait, grâce à leurs succès, «vers la pacification générale de l'Algérie». Aussi des récompenses bien méritées furent-elles distribuées aux principaux artisans de ces succès. Le gouverneur général recevait, le 31 juillet, le bâton de maréchal. Auparavant, Changarnier, La Moricière et le duc d'Aumale avaient été promus au grade de lieutenant général, les deux premiers par ordonnances du 9 avril, le dernier à la date du 3 juillet.

Au moment même où la France recueillait avec bonheur le fruit de tant de glorieux efforts et se plaisait à en honorer les auteurs, l'un de ceux-ci, et non le moindre, le général Changarnier, allait, à la suite de regrettables incidents, s'éloigner de l'Algérie pour plusieurs années. Dès l'origine, les rapports entre lui et le général Bugeaud avaient été assez difficiles. Avec des qualités supérieures, Changarnier était, nous l'avons dit, de caractère peu commode et d'une confiance en soi qui ne le disposait pas à la déférence envers ses supérieurs hiérarchiques; ayant été tout sous le maréchal Valée, il n'avait pu dissimuler son déplaisir de voir arriver un chef sous lequel il redevenait un subordonné; justement fier de ses hauts faits, il s'était offusqué qu'un nouveau débarqué se donnât l'air de venir enseigner à tous la façon de combattre en Afrique. Le gouverneur, de son côté, rustique, brusque, impérieux, irascible, n'avait rien de ce qu'il fallait pour amadouer les natures ombrageuses; de plus, très jaloux de sa propre gloire, il était malheureusement trop disposé à croire qu'on voulait l'en frustrer au profit de ses lieutenants. Lors des premières présentations à Alger, en février 1841, des paroles aigres-douces avaient été échangées. Quelques mois après, le soir de «la bataille sous Miliana», Bugeaud avait appelé les chefs de corps dans sa tente, pour leur faire, suivant son usage, la critique des opérations du jour: au cours de ses observations, il fut amené à blâmer l'offensive trop précipitée de l'aile gauche, dont étaient le duc de Nemours et Changarnier. Le prince accueillit le blâme en silence, mais Changarnier se défendit avec aigreur. «Il y a des années que je fais la guerre, dit-il, et, pour mon métier, je crois bien le savoir.»—«Eh, monsieur, répondit le gouverneur, prompt aux coups de boutoir, le mulet du maréchal de Saxe a fait vingt campagnes, et il est toujours resté mulet.» Les relations, si mal commencées, parurent cependant s'améliorer en 1842. Le général Bugeaud, fort heureux des belles opérations de son lieutenant dans la région du Chélif, ne lui marchandait pas les éloges. «Je suis on ne peut plus satisfait, lui écrivait-il en juin, c'est comme cela que j'aime la guerre.» Quelques jours après: «On n'a réellement pas le temps d'apprendre le nom de toutes les tribus qui viennent à vous. Poursuivez cette belle volage qu'on nomme la fortune; vous savez, mieux que qui que ce soit, que, pour la fixer, il faut la bien caresser. Modifiez comme vous l'entendrez les instructions que je vous ai données.» Au lendemain de la grande razzia du 1er juillet: «Je suis transporté de joie, c'est admirable!» Nouvelles félicitations en octobre. Le gouverneur ne cachait pas aux autres le cas qu'il faisait des qualités militaires de Changarnier, de ce qu'il appelait «sa merveilleuse intelligence de la guerre». Dans ses conversations avec le duc d'Aumale, il se plaisait parfois à classer ses lieutenants: il mettait Changarnier en tête, Bedeau ensuite, et enfin La Moricière qu'il ne prisait pas à sa vraie valeur. «Le premier, disait-il, c'est ce j... f... de Changarnier, méchant caractère, mauvais coucheur, mais rude soldat, le plus fort, le meilleur de tous mes généraux. Nous avons eu souvent maille à partir; mais, si je le chéris médiocrement, je l'estime très haut; je l'appelle le Montagnard; il est le seul qui aborde la montagne de front comme moi, qui l'aime et qui y pénètre sans faire des détours. Les autres sont braves, sans doute, mais préfèrent la plaine, et multiplient les circuits.» La bonne harmonie de 1842 ne dura malheureusement pas entre le gouverneur et Changarnier. Dès les premiers mois de 1843, les rapports étaient de nouveau très tendus. Changarnier croyait voir chez Bugeaud «la volonté de plus en plus caractérisée de lui enlever le mérite de ses services», et il en ressentait une irritation qu'il ne prenait pas la peine de cacher. Le gouverneur trouvait son lieutenant irrespectueux et insubordonné. Les choses en vinrent au point que ce dernier demanda, en août, à quitter l'Algérie. Le maréchal appuya cette demande auprès du ministre, en exposant longuement tous ses griefs contre le général. «Sa conduite depuis qu'il est lieutenant général, écrivait-il, m'a prouvé que l'armée n'avait plus de bons services à attendre de lui, et que toute son ambition était d'aller se reposer en France... Pour mon compte, je suis heureux de me séparer de lui, et je pense qu'il ne laissera pas de regret dans l'armée.» De son côté, Changarnier se plaignait amèrement au maréchal Soult de «la haine violente» que lui témoignait le gouverneur. «Retirez-moi de ce pays, monsieur le maréchal, ajoutait-il, de ce pays qui m'a si bien traité, où j'ai passé de longues années laborieusement occupées, mais que les procédés de M. le gouverneur général me rendent odieux désormais. Mon excellente santé y succomberait infailliblement, moins à des fatigues incessantes qu'à des peines morales que je ne puis supporter.» Des deux parts, on le voit, le jugement était troublé. Changarnier fut rappelé. À son arrivée à Paris, le Roi et le ministre le reçurent très froidement; on jugeait qu'en tout cas il avait manqué à la discipline[353], et, sur la demande expresse qu'en avait faite le maréchal Bugeaud, aucun emploi ne lui fut donné. Cette disgrâce ne devait pas durer moins de quatre ans. Changarnier la supporta avec une fierté silencieuse, ne pardonnant pas, ne se repentant pas, mais dédaignant de récriminer. Triste épisode en vérité que ce conflit qui aboutissait à priver, pour un temps, la France de l'épée d'un de ses plus vaillants capitaines. Qu'on ne nous demande pas de prolonger après coup cette querelle, en y appuyant et en y prenant parti. Un tel exemple n'était pas nécessaire pour nous rappeler que la petitesse humaine se fait souvent sa part chez les plus grandes âmes et au milieu des plus grandes actions. La conclusion à en tirer nous paraît être cette réflexion que l'on rencontre précisément dans une lettre adressée par Bugeaud à Changarnier, et dont il est fâcheux que tous deux ne se soient pas mieux inspirés: «Trouvons-nous souvent, écrivait le gouverneur, des hommes complets? Servons-nous donc de leurs qualités, quand elles l'emportent sur leurs défauts, et atténuons ceux-ci autant que nous le pouvons.»

XIV

Dans cette lettre du 18 juillet 1843, où il déclarait Abd el-Kader matériellement «presque anéanti», le gouverneur général avait eu soin d'ajouter: «Il lui reste encore son ascendant moral, et certainement il en usera souvent. Il ne peut plus rien faire de sérieux, mais il nous tracassera, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Il n'abandonnera la partie que quand il ne lui restera ni un soldat, ni un écu, ni une mesure d'orge.» La prévision était juste. Pendant la seconde moitié de 1843, l'émir nous tint sans cesse en alerte, dans le sud et le sud-ouest de la province d'Oran. Hors d'état désormais de réunir des forces considérables, il ne s'attaquait pas aux troupes françaises, mais, se glissant entre elles, il fondait à l'improviste sur les tribus soumises, pour les soulever ou les piller. Nos colonnes accouraient partout où l'ennemi était signalé, et parfois parvenaient à le joindre; dans ce cas, elles le maltraitaient fort, sans pouvoir mettre la main sur l'insaisissable émir qui trouvait toujours, au dernier moment, le moyen de leur échapper. À Paris, on s'étonnait que tant de soldats en mouvement ne pussent prendre un homme. «Comment imaginez-vous, répondait le maréchal Bugeaud, que, par des manœuvres sur un théâtre sans bornes, on puisse entourer un ennemi qui fuit toujours? Et, fût-il même stratégiquement entouré, comment espérer prendre dans ses filets un cavalier agile qui peut, en quelques heures, franchir de très grandes distances et se dérober à nos colonnes, quelque multipliées qu'elles soient? Abd el-Kader peut être pris ou tué dans un combat; mais cela est du ressort des éventualités très incertaines de la guerre, et ce serait une grande folie que d'y compter... Suivant toute probabilité, il se réfugiera dans le Maroc, et c'est une extrémité à laquelle il faut s'attendre[354].» Le gouverneur ne négligeait cependant rien pour augmenter encore la rapidité de ses troupes; il organisait des bataillons d'infanterie montée sur des mulets ou des chameaux, afin d'atteindre plus facilement les nomades du désert, dernière réserve d'Abd el-Kader; en outre, pour être mieux à portée d'agir sur cette région du sud oranais où se débattait l'émir, La Moricière fondait de nouveaux postes: c'étaient, sur la ligne centrale, Sidi-bel-Abbès, à moitié chemin entre Mascara et Tlemcen; et, sur la troisième ligne, à l'entrée des hauts plateaux, entre Tiaret et la frontière du Maroc, Sidi-Djelali-ben-Amar, Ouizert, Saïda et Sebdou.

Si indomptable que fût ce «Jugurtha renforcé», comme l'appelait le maréchal Bugeaud, chaque échec que nous lui infligions le laissait un peu plus faible et plus dénué. Enfin, le 11 novembre 1843, le général Tempoure, parti de Mascara, surprit et détruisit complètement, près de Sidi-Yaya, à l'ouest de Saïda, ce qui restait des réguliers arabes. Ben-Allal, le principal lieutenant et le conseiller le plus intime de l'émir, fut tué dans ce combat. Cette fois, le coup était décisif. Abd el-Kader, à bout de forces, fut obligé de se réfugier, avec sa deïra (on appelait de ce nom les débris de son ancienne smala), dans des territoires incertains entre l'ancienne régence et le Maroc; il n'avait plus qu'un espoir, c'était d'obtenir ouvertement ou secrètement l'appui de cet empire. Le gouverneur général faisait donc un tableau exact de la «situation militaire», quand il écrivait, le 29 décembre 1843: «Des frontières de Tunis à celles du Maroc, partout où la puissance d'Abd el-Kader s'était établie, nous y avons substitué la nôtre, et cela s'applique non seulement au Tell, mais au petit désert. Nous avons chassé notre ennemi de tous les points de cet immense territoire où nous régnons en maîtres. Nous lui avons enlevé toute espèce d'impôt et de recrutement, d'un bout de son empire à l'autre. Nous avons détruit à peu près les seules forces organisées avec lesquelles il s'efforçait encore de soutenir la lutte. Nous l'avons enfin rejeté jusque sur la frontière du Maroc[355]

Si bas que fût la fortune d'Abd el-Kader, il n'en continuait pas moins à tenir la tête très haute. En janvier 1844, l'interprète Roches, qui connaissait l'émir pour avoir séjourné auprès de lui, à Mascara, après le traité de la Tafna, lui fit offrir secrètement, par ordre du gouverneur, de se retirer en terre sainte, à la Mecque, avec des honneurs et une large pension servie par la France. L'émir refusa fièrement. «Comment, répondit-il à M. Roches, toi qui es comme mon fils et qui, dans cette démarche, te dis guidé par une amitié sincère, comment as-tu pu penser que j'accepterais, comme une grâce, un refuge qu'il est à ma disposition d'atteindre avec mes propres forces et avec le secours des fidèles qui restent encore autour de moi? Que le Français ne méprise pas ma faiblesse, car le moucheron peut aveugler le lion. Qu'il ne s'enorgueillisse pas de sa force car, après les succès, on doit redouter les plus grands échecs. Je connais parfaitement ma religion, et je sais très bien qu'une heure passée à combattre l'infidèle est préférable pour mon salut à soixante-dix ans passés à la Mecque. Tu me prédis qu'il pourrait bien m'arriver une fin semblable à celle de mon frère et de mon ami Sidi-Mohammed-ben-Allal. Mais, loin de redouter cette fin, je la demande à Dieu, tôt ou tard, pour moi et pour tous les musulmans.»

XV

À mesure que la conquête avançait, d'autres tâches s'imposaient au gouverneur général. Lui-même ennuierait ainsi, dans ce qu'il appelait «leur ordre naturel», les trois problèmes à résoudre en Algérie: «1o vaincre les Arabes; 2o organiser et administrer le peuple conquis; 3o procéder à l'utilisation de la conquête par l'implantation sur le sol d'une force colonisatrice vigoureusement constituée[356].» Il s'était d'abord à peu près exclusivement attaché à résoudre le premier de ces problèmes. Sa conviction très arrêtée et très réfléchie avait toujours été qu'il fallait, avant tout, en finir avec la conquête, et en finir très vite, de peur d'être surpris, au milieu de cette entreprise, par quelque crise européenne du genre de celle qu'on venait de traverser en 1840. «Vous me conseillez de laisser faire la guerre et de gouverner, écrivait-il à M. de Corcelle, le 11 décembre 1841. Je vous réponds à tous que je vais au plus pressé, au plus important, et que, quand le feu sera à mon grenier, je ne resterai pas à la cuisine pour voir si la volaille est bien embrochée[357].» À la fin de 1843 et au commencement de 1844, il n'avait plus les mêmes raisons de ne pas s'occuper de «gouverner», puisqu'il proclamait la conquête accomplie. Aussi le voyons-nous alors employer les loisirs que lui laissait l'accalmie militaire à régler tout ce qui regardait l'administration des indigènes; c'était le second des trois problèmes.

Tant qu'il avait eu à combattre les Arabes, le gouverneur avait employé contre eux tous les moyens qui lui paraissaient nécessaires, si rigoureux fussent-ils, et sans se laisser arrêter par aucune sensiblerie philanthropique. Mais ces Arabes une fois vaincus, il fut le plus résolu à empêcher qu'on ne les maltraitât, ce que presque tous les colons étaient fort disposés à faire. «Après la conquête, écrivait-il dans une circulaire justement célèbre[358], le premier devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le peuple vaincu; la politique et l'humanité le lui commandent également... Nous avons fait sentir notre force et notre puissance aux tribus de l'Algérie; il faut leur faire connaître notre bonté et notre justice, leur faire préférer notre gouvernement à celui du Turc et à celui d'Abd el-Kader.» Comment obtenir ce résultat si noblement défini? On se trouvait en face d'une population trop nombreuse pour être absorbée; trop séparée de nous par son état religieux, social, économique, pour qu'on espérât une assimilation complète et prompte; trop hostile et trop redoutable, pour qu'on la laissât absolument à elle-même. Le gouverneur s'arrêta à ce double parti: d'une part, conserver les cadres traditionnels de la société arabe, la constitution intérieure de la tribu, son administration autonome, la hiérarchie de ses chefs, sauf à moraliser ceux-ci par notre exemple et par notre surveillance, ou à changer les personnes si l'on ne pouvait compter sur leur fidélité; d'autre part, réserver à la France, au-dessus de cette organisation indigène, comme signe toujours présent de la conquête, les prérogatives de la souveraineté politique, le droit de guerre, le droit d'impôt, certains droits de justice, la désignation des chefs, et, en même temps, créer auprès des tribus une influence française, non en vue de supplanter les influences indigènes, mais afin de les contrôler et de les diriger. Ce fut pour assurer l'exercice de ces droits et de cette influence que le gouverneur jugea nécessaire de développer les bureaux arabes, de régler leur organisation et leurs attributions.

Déjà nous avons signalé, en 1833, la création du premier de ces bureaux[359]; nous avons mis en lumière par quel expédient ingénieux, pour corriger l'arbitraire instable du commandement militaire, sans établir une administration civile qui eût été impuissante et méprisée, on imagina de demander à certains officiers de se faire administrateurs. Le germe ainsi semé subit, depuis lors, dans son développement, plus d'une vicissitude, tantôt soigneusement cultivé, tantôt systématiquement contrarié, conséquences des changements et des incertitudes de direction dont l'entreprise algérienne avait si longtemps souffert. Supprimée complètement, en 1839, par le maréchal Valée, la direction des affaires arabes fut rétablie, en 1841, par le général Bugeaud, et, les années suivantes, en 1842 et 1843, le général de La Moricière, comme presque toujours initiateur habile, organisa fort bien, dans sa province d'Oran, avec le concours d'officiers très compétents, MM. Daumas, de Martimprey, Bosquet, de Barral, Charras, tout le service des affaires arabes. Ce fut en s'aidant de cette expérience que le maréchal Bugeaud prépara l'ordonnance royale du 1er février 1844, véritable charte constitutive des bureaux arabes. Elle instituait, sous l'autorité des commandants militaires, une direction des affaires arabes dans chacune des trois provinces et un bureau arabe dans chaque subdivision ou cercle. La direction d'Alger avait le titre de direction centrale. En exécution de cette ordonnance, un arrêté du gouverneur général établit huit bureaux dans la province d'Alger et quatre dans chacune des deux autres provinces. Des instructions, marquées au coin du bon sens élevé et pratique qui distinguait le gouverneur, furent adressées aux officiers chargés de ces services. De plus, le lieutenant-colonel Daumas, premier directeur central, rédigea un code succinct, contenant les principales mesures administratives et judiciaires, applicables aux tribus suivant les lieux et les circonstances.

Cette institution des bureaux arabes, bien appropriée à l'époque de transition où se trouvait l'Algérie, devait se développer encore dans les années qui suivirent. Son influence a été considérable et, en dépit de quelques abus, bienfaisante. De nombreux officiers se sont donnés et adaptés à cette tâche ardue et souvent ingrate, avec beaucoup de zèle et de persévérance, d'intelligence et de souplesse, apprenant à manier les indigènes, acquérant sur eux un véritable prestige, se familiarisant avec leur langue, leurs mœurs et leurs lois. C'est par eux que la France est parvenue à voir clair dans cette société arabe qui lui était d'abord si fermée. Par eux s'est établie, dans le gouvernement et l'administration des tribus, en dépit de la mobilité inévitable du commandement militaire, une tradition fixe et persistante. Par eux, en un mot, la conquête a été définitivement affermie, et le peuple vaincu est devenu un peuple soumis.

Il resterait maintenant, ce semble, à parler du problème que le maréchal Bugeaud classait le troisième, par ordre chronologique, non par rang d'importance, du problème de la colonisation. Mais pour faire l'exposé des systèmes essayés ou proposés et l'examen des résultats obtenus, nous préférons attendre: en 1845, et surtout en 1846 et 1847, ces questions occuperont davantage le gouvernement et l'opinion. De 1841 à 1844, on avait peu fait pour l'introduction d'une population européenne en Algérie. Le gouverneur général, tout en se proclamant «colonisateur ardent», n'avait guère de goût pour les colons civils; et surtout il s'était montré fort résolu à ne pas embarrasser son action militaire, en laissant ces colons s'introduire prématurément dans un pays encore peu sûr, où il eût fallu immobiliser des troupes pour les protéger. Cependant, à mesure qu'une région était pacifiée, il ne se refusait pas à y appeler les émigrés de la métropole et à leur offrir des concessions. Aussi, à la fin de 1843, comptait-on vingt-deux villages, établis principalement autour d'Alger, dans le Sahel; seize autres se trouvaient en préparation. C'était encore bien modeste, et que de mécomptes nous réservaient ces créations tout administratives! Dans les villes, les progrès étaient moins lents. Alger prenait de plus en plus l'aspect d'une cité européenne avec le mouvement d'une capitale. Les autres villes, occupées ou créées par nous sur la côte ou dans l'intérieur, voyaient accourir, à la suite des soldats, toute une population, composée en grande partie, il est vrai, de cabaretiers et de mercanti dont la moralité n'était pas faite pour dissiper les préventions du gouverneur contre l'élément civil. Ainsi le chiffre des Européens, qui était de 23,000 à la fin de 1840, s'était élevé à 65,000 vers la fin de 1843; il sera de 95,000 à la fin de 1845. Progression rapide, trop rapide même aux yeux du maréchal Bugeaud. Toute cette population était en mouvement et même circulait librement d'une ville à l'autre. Dans un intérêt stratégique, l'armée avait créé, en deux ans, plus de trois cent cinquante lieues de routes dont le commerce profitait. Des services de voitures publiques étaient organisés d'Alger à Médéa, de Mostaganem à Oran, à Mascara, à Tlemcen, de Mascara à Tiaret.

Rien mieux que cette sécurité, et l'activité pacifique qui en était la suite et la preuve, ne permettait de mesurer le progrès accompli. Le maréchal Bugeaud ne manquait pas une occasion de mettre en lumière une si complète transformation. Il écrivait, le 27 octobre 1843, à M. Guizot: «Vous me direz peut-être que je vous parle presque uniquement de la guerre. Ah! c'est que la bonne guerre fait tout marcher à sa suite. Vous seriez de cet avis, si vous pouviez voir la fourmilière d'Européens qui s'agite en tous sens, d'Alger à Miliana et Médéa, de Ténez à Orléansville, de Mostaganem à Mascara, d'Oran à Tlemcen. Le premier agent de la colonisation et de tous les progrès, c'est la domination et la sécurité qu'elle produit. Que pouvait-on faire, quand on ne pouvait aller à une lieue de nos places de la côte sans une puissante escorte? On ne voyageait, on ne transportait que deux ou trois fois par mois. Aujourd'hui, c'est à toute heure de jour et de nuit, isolément et sans armes. Aussi le mouvement correspond à la confiance; les hommes et les capitaux ont cessé d'être timides, les constructions pullulent; le commerce prospère; nos revenus grandissent. La charrue ne peut aller, comme le voudraient les journalistes, de front avec l'épée; celle-ci doit marcher vite, et la colonisation est lente de sa nature. Elle va, je crois, aussi vite qu'elle peut aller, avec les moyens dont nous disposons jusqu'à ce jour; elle pourra accélérer le pas à présent.»

XVI

Depuis que le général Bugeaud a mis le pied sur la terre d'Afrique, au mois de février 1841, nous l'y avons vu déployer une telle activité, que, tout occupés à le suivre, nous n'avons pas, un seul moment, détourné notre attention de ce théâtre. Avons-nous donc oublié que le sort de l'Algérie ne se décidait pas seulement sur place, qu'il dépendait aussi d'une lutte engagée sur un tout autre terrain, en France, dans le parlement, et que là notre colonie naissante était habituée à rencontrer des adversaires non moins redoutables que les Arabes? Nous ne l'avons pas oublié: mais le gouverneur général avait si bien pris possession de toute l'initiative, il avait tellement tout attiré à soi et tout fait partir de soi, qu'à vrai dire, dans cette entreprise, le parlement ne dirigeait plus, il suivait. Pour s'en rendre compte, il suffit de jeter un rapide regard sur les débats auxquels les affaires algériennes donnaient lieu, chaque année, dans la Chambre des députés, à l'occasion des crédits supplémentaires, et particulièrement sur les rapports que faisaient les commissions chargées d'examiner ces crédits[360].

Au commencement de 1841, avant que le général Bugeaud eût encore pu agir, les adversaires de l'Algérie avaient le verbe haut à la tribune et ne craignaient pas d'y parler d'évacuation; si la commission des crédits, dans son rapport, n'était pas allée jusque-là, elle se refusait du moins à tout ce qui eût impliqué un projet d'occupation permanente dans l'intérieur des terres; quant au ministère, il ne croyait pas pouvoir lutter de front contre cette commission, et il n'obtenait le vote des crédits contestés qu'en déclarant la question de l'étendue et du caractère de l'occupation absolument réservée. Mais les années suivantes, à mesure qu'en Afrique la conquête se développe et s'affermit, un changement se produit à Paris, par contre-coup, dans l'attitude du ministère et dans celle de la commission des crédits. Le ministère ose dire ce qu'il veut; en 1842, il parle d'occuper certains postes; en 1843, il allonge la liste de ces postes, sans dépasser encore la seconde ligne, celle de l'intérieur du Tell; en 1844, il fait un pas de plus, avoue et défend les établissements fondés sur la limite du petit désert. Les commissions, de leur côté, si peu favorables qu'elles soient par tradition à l'Algérie, sont obligées de rendre hommage au gouverneur général et à ses succès, hommage visiblement contraint et maussade en 1842, plus chaleureux en 1843 et en 1844; forcées également d'accepter le fait accompli des occupations, elles voudraient sans doute le limiter; chaque fois, elles tâchent d'obtenir qu'on s'arrête où l'on est, ou tout au moins qu'on aille moins vite; mais elles ne sont pas de force à lutter contre l'impulsion victorieuse partie de l'Algérie, et lorsqu'elles proposent une réduction de crédits, en 1842 comme en 1844, la Chambre, visiblement pressée par l'opinion, leur donne tort.

Tout occupé qu'il fût de ce qui se passait sous ses yeux en Afrique, le général Bugeaud suivait de loin, avec une attention passionnée, les péripéties de la question algérienne en France. Il ne se contentait pas d'y exercer une action indirecte, mais décisive, par ses succès mêmes, qui enhardissaient les partisans de la colonie, décidaient les hésitants, désarmaient ou discréditaient les adversaires. Il prétendait y intervenir d'une façon plus directe; comme l'a dit M. Guizot, «il se croyait engagé, à la fois, sur deux champs de bataille, sur celui de la discussion publique à la tribune ou dans la presse, en France, aussi bien que sur celui de la guerre, en Afrique, et il voulait, en toute occasion, faire acte de présence et de vaillance sur les deux».

Tout d'abord, il se préoccupe d'éclairer le ministère, de le stimuler, au besoin même de le redresser. C'est avec M. Guizot qu'il est le plus en confiance et s'épanche le plus volontiers. C'est sur lui qu'il compte pour être son avocat dans le conseil des ministres et auprès du Roi[361]. Dès la fin de 1841, il échangeait avec lui de longues lettres où les diverses faces du problème algérien étaient examinées. Ayant cru remarquer chez le ministre quelques doutes sur la possibilité d'obtenir «la soumission complète des Arabes», il les relève aussitôt. «Je suis assuré de cette soumission, dit-il, pourvu que nous sachions persévérer.» La correspondance continue les années suivantes. M. Guizot était tout disposé à seconder l'homme qu'il avait fait appeler à la tête de l'Algérie. «J'ai joui de vos succès auxquels j'avais cru d'avance, parce que j'ai confiance en vous, lui écrit-il le 20 septembre 1842. Je vous ai soutenu dans le conseil et ailleurs, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Tenez pour certain que mon amitié vous est acquise, que je vous la garderai fidèlement et que je serai toujours charmé de vous la prouver.» Et le général Bugeaud lui répond, le 18 octobre: «Oui, je compte sur vous, de loin comme de près, et je m'honore de l'amitié dont vous me donnez l'assurance.»

Avec d'autres membres du cabinet, particulièrement avec le ministre de la guerre, le gouverneur général était loin d'entretenir des relations aussi cordiales. Il croyait le maréchal Soult hostile à sa personne et froid pour l'Algérie, mettait à sa charge les mauvaises volontés, souvent trop réelles, des bureaux de la guerre, se plaignait qu'il le défendît mollement devant la Chambre et ne lui accordât pas les récompenses auxquelles avaient droit ses officiers ou ses soldats, se figurait même parfois qu'il voulait le dégoûter de son poste et qu'il lui avait, sous main, préparé quelque successeur. L'imagination facilement inquiète du gouverneur l'égarait. Si le maréchal Soult, comme beaucoup d'autres, n'avait que tardivement pris goût à notre entreprise en Afrique, il s'en occupait maintenant avec intérêt et était sérieusement décidé à la faire réussir, en poussant la conquête avec vigueur[362]; seulement, il redoutait les difficultés parlementaires dont il se tirait mal, et, sans rien abandonner du fond, il n'était pas disposé à braver les préjugés de la Chambre et à brusquer ses hésitations, autant que l'eût désiré le général Bugeaud. Loin de vouloir écarter ce dernier, il appréciait sa façon de mener la guerre et se félicitait de ses succès; seulement, il eût aimé à y avoir plus de part; il eût désiré que sa direction supérieure fût à la fois plus réelle et plus visible; il était offusqué de l'indépendance ombrageuse, de l'humeur absolue, de l'importance gênante de ce prétendu subordonné qui se conduisait à peu près comme s'il avait reçu d'avance une sorte de blanc-seing, et qui ne paraissait reconnaître à son supérieur hiérarchique d'autre rôle que de lui fournir les moyens d'action nécessaires ou de le couvrir devant le parlement. Depuis si longtemps habitué à être un personnage considérable et illustre, maréchal de France dès 1804, il avait peine à se laisser ainsi effacer par celui qui, à cette date, n'était encore qu'un obscur vélite de la garde impériale.

Ces dispositions réciproques amenèrent plus d'un froissement entre deux hommes également susceptibles, et dont aucun n'avait reçu, de son éducation première, ce tact, ce savoir-vivre qui apprend à ménager les susceptibilités d'autrui. En 1842, divers indices donnèrent à penser au gouverneur général qu'il était question de réduire l'effectif de l'armée d'Afrique: cet effectif, notablement supérieur au chiffre autorisé par la loi de finances, avait fourni prétexte à beaucoup de critiques, de la part des députés comme des journaux, et le ministre de la guerre, ennuyé de ces critiques, avait invité le gouverneur à se restreindre au strict nécessaire. Fort ému, le général Bugeaud ne se contenta pas d'adresser confidentiellement au gouvernement des observations du reste très fortes et très fondées; il en appela à l'opinion, par une brochure signée de son nom, où il combattait vivement toute idée de réduction. Le maréchal Soult, choqué de cette opposition publique faite par son subordonné à un dessein que celui-ci lui supposait, manifesta son mécontentement. Le général Bugeaud, à son tour, surpris et blessé de ce blâme, ne parut pas comprendre l'incorrection de sa conduite. Dans cet incident, c'était le général Bugeaud qui avait manqué de déférence envers le maréchal Soult; d'autres fois, c'était le maréchal qui manquait d'égards envers le général; témoin ce qui se passa lors de l'élévation de ce dernier au maréchalat, en 1843. Contrairement aux promesses faites, cette élévation subit des retards qui irritèrent le gouverneur à ce point qu'il menaça de donner sa démission; de plus, lorsque la nomination fut faite, le ministre de la guerre, par maladresse ou par rudesse hautaine, annonça au nouveau dignitaire qu'une «condition» y était mise, c'était qu'il exerçât encore ses fonctions en Algérie pendant un an. Le mot de «condition» fit bondir Bugeaud, qui répondit au ministre en termes pleins d'amertume. Dans ces regrettables conflits, M. Guizot intervenait généralement comme pacificateur, pansant les blessures respectives, mais sans pouvoir corriger les caractères.

Le gouverneur général ne se préoccupait pas seulement des dispositions des ministres; il s'inquiétait aussi de vaincre ou de prévenir les résistances et les hésitations de la Chambre. Tous les moyens d'action que les circonstances lui offraient pour atteindre ce but, il les saisissait avec empressement. Au printemps de 1841, un député de la gauche, d'esprit droit et éclairé, M. de Corcelle, avait entrepris, avec deux de ses amis, M. de Tocqueville et M. de Beaumont, un voyage d'étude en Algérie. M. de Tocqueville étant tombé malade et M. de Beaumont étant resté avec lui pour le soigner, M. de Corcelle se trouva seul accompagner le général Bugeaud, dans sa première expédition contre Mascara, assistant à ses combats et campant à ses côtés. Un rapprochement s'opéra ainsi entre deux hommes que la politique avait jusqu'alors séparés; le député se prit d'admiration pour le général; le général donna son estime au député[363]. On ne s'en tint pas là. Une correspondance assidue fit suite aux conversations du bivouac. Le gouverneur trouvait en M. de Corcelle, qui avait, à défaut d'influence, une grande considération dans son parti, un utile intermédiaire auprès de ce monde de la gauche où il avait personnellement peu d'accès. Il recevait par lui d'utiles informations sur les dispositions des députés. En outre, toutes les fois qu'il avait quelque vérité à mettre en lumière, quelque prévention à dissiper, quelque erreur à redresser, il lui écrivait longuement, prenant au besoin pour cela sur ses nuits; il savait que sa lettre serait fidèlement communiquée et commentée; c'était sa façon de prendre part à ces conversations de couloirs qui ont parfois autant d'action sur les votes que les discussions en séance publique.

Telle cependant que nous connaissons la nature du général Bugeaud, il ne pouvait pas se contenter de ces moyens discrets, de cette propagande à voix basse. À défaut de la tribune, où sa présence obligatoire en Algérie ne lui permettait plus de monter, il usait fréquemment, impétueusement, de la presse, non par l'entremise d'écrivains officieux, mais par lui-même, montrant ainsi qu'il avait le tempérament d'un de ces journalistes dont il disait volontiers tant de mal. Que de fois les feuilles d'Alger publiaient des notes ou même de longs articles de polémique qu'il avait écrits ou dictés dans son cabinet ou sous sa tente, et dont non seulement les idées, mais le tour trahissait l'auteur[364]! Parfois même, il ne prenait pas la peine de se masquer pour descendre dans cette arène où les personnages de son importance hésitent d'ordinaire à se commettre; il s'y jetait à visage découvert, tout entier aux entraînements, aux emportements de sa nature batailleuse. Ce genre de lutte ne lui était pas sain; il n'y gardait pas le sang-froid qui faisait sa force sur les vrais champs de bataille. Trouve-t-il, dans le Siècle, la lettre d'un député qui critique la façon dont sont dirigées les affaires algériennes; aussitôt il prend feu et envoie au journal une réplique véhémente, trop véhémente, il devait le reconnaître lui-même. «Je le confesse,—écrit-il à ce propos à M. de Corcelle qui lui avait adressé d'amicales représentations,—je n'ai pas été assez modéré. Que voulez-vous? j'ai les défauts de mes qualités; j'ai l'âme trop vive[365] Plus d'une fois, il aura à faire une confession semblable, et toujours il donnera la même explication, invoquera la même excuse: «J'avoue, écrira-t-il plus tard, que je suis très impressionnable aux injustices. Mon humeur militante me fait riposter à l'instant même. Quand j'ai le sentiment d'avoir bien fait et que je me vois jugé faussement, à de grandes distances, je ne suis pas toujours maître de mes mouvements... C'est cette ardeur de caractère et de tempérament qui m'a fait triompher des Arabes. Je ne leur ai jamais permis de mordre impunément ma queue et mes flancs. Mais je conviens que, dans les relations sociales et parlementaires, il ne faut pas agir toujours ainsi[366].» Il en convenait, mais ne s'amendait pas.

À la vérité, la presse, qui depuis longtemps était en mauvais termes avec lui, semblait avoir pris à tâche de piquer sans cesse ce taureau si facile à exciter. Elle affectait de ne pas croire aux succès obtenus, se scandalisait des procédés employés, et, toutes les fois qu'il y avait un léger échec, un retour offensif de l'émir, elle semblait se plaire à les grossir, à en tirer argument pour inquiéter et décourager l'opinion. Quant au gouverneur, oubliant qu'un grand esprit, dans une grande situation, doit savoir distinguer les choses importantes des secondaires, ne s'attacher qu'aux premières et ne pas s'embarrasser des autres, il ne pouvait prendre sur lui de dédaigner ces attaques, si misérables qu'elles fussent. Il y ripostait souvent, en souffrait toujours. Singulier état d'esprit: nul homme n'a plus méprisé la presse, et nul ne s'est plus inquiété d'elle. Un soir, causant avec quelques intimes: «Vous tous, mes amis, leur dit-il, vous me croyez très heureux. Je devrais l'être en effet, et, cependant, je ne le suis pas. Ces maudits journaux empoisonnent mon existence; ils me calomnient, dénaturent mes actes, changent le bien en mal. Je sais bien que l'on me dira que j'ai grand tort de me chagriner de pareilles criailleries: mais empêcheriez-vous le lion piqué par un moucheron de rugir? On ne commencera à me connaître, à m'apprécier, que lorsque je ne serai plus[367].» Tel était le trouble douloureux où il était ainsi jeté que, par moments, des tentations de découragement lui traversaient l'esprit. Au printemps de 1844, à l'heure de son plus grand succès et de son plus grand prestige, il se figure, sur on ne sait quel bruit de presse ou de coulisses parlementaires, qu'il se forme contre lui toute une conspiration d'injustice et d'ingratitude. À quoi bon rester plus longtemps en Afrique? se demande-t-il en écrivant à son confident M. de Corcelle; et il continue en ces termes: «N'ayant plus à redouter le feu des Arabes, j'y serai sous les feux croisés de toutes les idées fausses, de tous les préjugés, de toutes les critiques de France. Il en serait de ceci comme il en a été de la majorité à la Chambre des députés. Tant que l'émeute a grondé, on s'est rallié autour de Casimir Périer et du ministère du 11 octobre; dès que la situation a été plus calme, on s'est divisé et on a attaqué. Je puis quitter à présent, avec la plus grande somme de gloire qu'il soit possible d'obtenir en ce siècle. J'ai vaincu et soumis les Arabes; j'ai refoulé Abd el-Kader dans un petit coin montagneux sur la frontière du Maroc; j'ai mis en mouvement la colonisation; j'ai inspiré une confiance qui a fait arriver de la population et des capitaux; j'ai triplé le revenu en trois ans; j'ai fondé le système de guerre et d'occupation qui est aujourd'hui dans la conviction de toute l'armée; j'ai organisé l'administration des Arabes qui se laissent gouverner aujourd'hui mieux que les Européens. Que me resterait-il donc à faire qui valût cela! Vous voyez que je dois quitter sans regret aucun. Je ne me plaindrai même pas que l'on garde certaines ordonnances pour le joyeux avènement d'un jeune prince que j'aime et que j'estime. Rentré en France, j'y servirai mieux peut-être la cause d'Afrique qu'en restant ici. On me croira un peu mieux, parce que je ne serai plus orfèvre, et je pourrai, j'espère, faire adopter quelques idées justes, ce qui jusqu'ici a été fort difficile[368]

XVII

Est-ce donc sur cette doléance amère et découragée qu'il nous faut quitter le maréchal, en 1844, au terme de la première phase de son commandement? Ce serait, à notre tour, donner à des incidents secondaires une importance exagérée et commettre ainsi la faute que nous reprochions tout à l'heure au gouverneur. Si vives qu'elles fussent, ces bouffées de tristesse ou de colère étaient passagères et traversaient son imagination, plutôt qu'elles ne pénétraient au fond de son âme. Il eût été fort désagréablement surpris, si on l'avait pris au mot et si on lui avait désigné un successeur. Le sentiment qui dominait alors chez lui et qui se trahissait au milieu même de ses plaintes, c'était la satisfaction de l'œuvre accomplie, la conscience de la gloire acquise. Rien de plus légitime que ce sentiment. En effet, les résultats obtenus, dont on pouvait mesurer l'importance en comparant l'Algérie de 1844 et celle de 1840, ces résultats étaient vraiment son œuvre. Partout apparaissaient sa pensée, sa volonté, sa main. Sans doute il a été secondé. Son armée a été à la hauteur de sa tâche; mais c'est lui qui lui a donné confiance, a exalté son énergie et l'a rendue capable d'efforts que d'autres n'auraient pas obtenus. Certaines idées heureuses lui ont été suggérées par ses lieutenants; beaucoup des victoires ont été remportées par eux; mais c'est lui qui, de toutes les idées,—soit qu'elles fussent tirées de son fonds, soit qu'elles fussent empruntées à d'autres après avoir été passées au crible de son imperturbable bon sens,—a fait un plan d'ensemble; c'est lui qui a présidé à l'exécution, donnant l'impulsion générale, ayant l'œil à tout, presque constamment en campagne, gardant à sa disposition un bâtiment sous vapeur qui pouvait le transporter en vingt-quatre heures d'une province à l'autre, inspirant, surveillant ce qu'il était empêché de faire lui-même; c'est lui qui a assuré l'unité d'efforts si multiples et les a fait tous concourir à l'accomplissement du dessein qu'il avait d'abord conçu et dont il ne s'est pas écarté un moment; c'est lui, en un mot, qui a eu le premier rôle. Ses lieutenants d'ailleurs l'ont reconnu. En 1850, plusieurs des généraux africains, La Moricière, Bedeau, Cavaignac, étaient réunis dans un dîner avec des hommes politiques, MM. de Tocqueville, de Beaumont, de Corcelle, Dufaure. Ce dernier profita d'une telle rencontre pour demander à ces généraux quel était, à leur avis, l'homme qui avait le plus fait pour l'établissement de la France en Algérie et que l'on pouvait considérer comme le fondateur de cette colonie. Cavaignac répondit: «Je prends la parole au nom de tous mes camarades, sans crainte d'être contredit par eux. C'est au maréchal Bugeaud qu'on doit la réussite de cette grande entreprise. Nous avons tous été formés à son école, et nos services se recommandaient des siens.» Les autres généraux confirmèrent ce témoignage, si honorable et pour celui à qui il était rendu et pour ceux qui le rendaient[369].

Cette primauté du gouverneur une fois constatée, il convient de faire et de faire large la part de ses lieutenants. Ils furent pour beaucoup dans le succès. Entre plusieurs qui méritent cet éloge, quelques-uns ont été plus particulièrement en lumière; leurs noms ressortent de l'ensemble même de notre récit. La campagne audacieuse et décisive de La Moricière autour de Mascara, les vigoureuses expéditions de Changarnier dans la région du Chélif et son admirable combat de l'Oued-Fodda, les sages et habiles manœuvres de Bedeau autour de Tlemcen, l'éclatant fait d'armes du duc d'Aumale dans la poursuite de la smala assurent à ces généraux une gloire propre qui n'est pas seulement le reflet de celle de leur chef. L'histoire se plaît à les placer à côté de lui et à proclamer que tous furent de grands serviteurs de la France. Elle efface ainsi, par cette communauté d'hommages, toute trace des petites querelles qui ont pu diviser quelques-uns d'entre eux.

Dans cette énumération de ceux auxquels la France doit l'Algérie, n'oublions pas non plus la foule des héros anonymes qui donnaient leur peine, leur santé, leur vie, sans espoir d'occuper d'eux leur pays et encore moins la postérité. Le soldat a été admirable en Afrique. C'était une rude vie que la sienne. Il y a eu sans doute des guerres plus sanglantes; il n'y en a pas eu qui exigeât de chaque homme une plus grande dépense d'énergie morale et physique. Le danger n'existait pas seulement le jour des batailles; il était de toutes les minutes; pas un rocher, pas une broussaille qui ne pût recéler une embuscade. Et ce danger était, si je puis ainsi parler, moins collectif, plus personnel que dans les grandes guerres. «Il faut à nos hommes, écrivait un officier, une bravoure, un courage individuel, un sentiment de leur force, qui ne sont pas nécessaires en Europe, où, groupés par masses, ils sont encadrés dans d'autres masses. Ici, quinze ou vingt soldats déployés dans un bois, parmi des rochers, sur un terrain quelconque, sont appelés souvent à tenir en échec quatre ou cinq cents Arabes; s'ils ne possédaient, à un suprême degré, le sentiment de leur devoir et la confiance en leur valeur, pourraient-ils tenir ferme contre un ennemi qui, par ses cris, ses mouvements, sa fusillade, essaye de les épouvanter[370]?» Le champ de bataille était moins meurtrier qu'en Europe, mais l'hôpital l'était davantage, surtout au début, avant que l'expérience de tous et l'énergique sollicitude du gouverneur général eussent appris aux hommes à se mieux préserver des maladies. Enfin, ce qui était peut-être plus difficile pour le soldat que d'affronter le péril dans l'excitation d'une heure de combat, c'était de supporter la fatigue des longues marches, à travers un pays sans routes, sans villes, sans villages, au milieu de montagnes effroyablement tourmentées ou sur le sable aride du désert, tantôt sous un soleil torride, tantôt dans la boue et la neige, portant une charge énorme sur le dos, déguenillé, sans souliers, n'ayant souvent pour nourriture que les grains des silos, pour abri que la voûte du ciel, sans cesse harcelé par un ennemi invisible, et cela pendant des semaines et des mois. «Si l'armée d'Afrique n'a pas versé autant de sang que sous l'Empire, disait à la tribune le maréchal Bugeaud, en revanche elle a répandu beaucoup plus de sueurs, car je ne crois pas qu'aucune armée se soit fatiguée autant que celle-ci[371].» Les jeunes recrues, arrivant de France, avaient de la peine à supporter un tel régime, et elles passaient quelquefois par des crises de démoralisation[372]. Mais les régiments faits à cette vie, bien entraînés, endurcis, ayant évacué sur l'hôpital ou renvoyé au dépôt les éléments physiquement ou moralement trop faibles, ne comptant plus guère que des soldats de vingt-deux à vingt-sept ans, avec une proportion considérable de remplaçants, formaient des troupes hors ligne. On ne saurait notamment se faire une idée du savoir-faire pour le bivouac ou le combat, de la résistance à la fatigue, de l'audace et de la fermeté dans le péril, qu'avaient acquis les escadrons des chasseurs d'Afrique, le régiment des zouaves, ou certains bataillons d'élite organisés par La Moricière dans sa division. C'est d'un de ces bataillons qu'écrivait M. de Montagnac: «J'aurai, dans ma vie militaire, un souvenir qu'aucun autre ne pourra effacer: c'est d'avoir commandé, une fois, des soldats comme je n'en verrai probablement jamais, et d'avoir pu apprécier la dose d'énergie, de courage, de résignation qu'on peut trouver chez de pareils hommes, lorsqu'ils ont été faits au danger, trempés au feu et rompus à toutes les privations[373]

N'était-ce donc pas une rare fortune pour la France de pouvoir se faire une telle armée? Le 17 avril 1842, la division de Mascara arrivait à Oran, pour se reposer, pendant quelques jours, des fatigues de sa fameuse campagne d'hiver. Avant d'entrer dans la ville, La Moricière la fit défiler devant lui. Les hommes barbus, noircis par le hâle, vêtus à la diable, mais d'une allure superbe sous leurs haillons, marchaient d'un pas alerte, en dépit de la longueur de la route qu'ils avaient faite et du gros butin qu'ils portaient, presque tous, étrangement échafaudé sur leurs sacs. En les contemplant, leur jeune chef, qui les avait formés, ne pouvait retenir un sourire d'orgueil. Le soir, au milieu de son état-major, en étant venu à parler de l'émotion de ce spectacle: «Quel malheur, s'écria-t-il, de ne pouvoir montrer de tels soldats sur un champ de bataille d'Europe!»—«Peut-être n'est-ce pas un malheur», osa dire un jeune aide de camp que le général goûtait fort et auquel il laissait son franc parler. C'était le capitaine Trochu, et, à l'appui de son interruption, il exposa les raisons pour lesquelles il ne croyait pas notre armée bien préparée, par la vie d'Afrique, à l'éventualité qu'appelait son chef. La Moricière, surpris, scandalisé même, riposta avec véhémence, et la discussion continua assez vive. Le capitaine Trochu n'était pas alors seul de son avis; vers le même temps, le général de Castellane écrivait de France au général Changarnier: «L'Algérie n'est plus une bonne école de guerre.» Toutefois, en 1842, cette opinion avait un air de paradoxe. Le sentiment général était plutôt celui de La Moricière. On rapportait ce mot du duc d'Orléans: «Si nous avions une guerre en Europe, je formerais mon avant-garde des régiments tirés d'Afrique.» Autant les profits économiques de la colonie paraissaient encore douteux, autant chacun se croyait assuré des avantages qu'y trouvait notre éducation militaire; on disait couramment que l'armée d'Afrique était le meilleur produit, quelques-uns ajoutaient: le seul produit que la France pouvait espérer retirer du sol africain. Depuis cette époque, la controverse ébauchée dans le salon du commandant d'Oran s'est continuée et développée. Seulement, un revirement semble s'être fait dans les esprits: personne aujourd'hui ne prétend plus que l'Algérie ait été une conquête stérile, et beaucoup en sont venus à croire que notre armée y a plus perdu que gagné. Cette dernière thèse est soutenue notamment, dans des écrits d'un grand éclat, par l'ancien capitaine Trochu, devenu l'un de nos généraux les plus en vue. Il n'appartient pas à un profane de juger un tel débat: toutefois, il lui sera peut-être permis d'indiquer, avec grande réserve, quelques conclusions qui sortent des faits mêmes.

D'abord, après ce qui a été dit tout à l'heure, une vérité semble incontestable: c'est que, par la vie qu'il menait, par les qualités que cette vie exigeait et développait, le soldat acquérait en Algérie une singulière trempe physique et morale; le général Trochu a été le premier à reconnaître «qu'à un certain débraillé près, la guerre d'Afrique nous faisait d'excellents soldats». N'en peut-on pas dire autant des officiers? Plus que dans toute autre campagne, ils prenaient une très large part des fatigues et des périls. Cette guerre avait pour eux un autre avantage. L'avancement étant très lent dans les armées modernes, les officiers d'ordinaire arrivent trop tard à l'exercice du commandement, et, longtemps encadrés dans de grandes masses à mouvements uniformes, ils s'habituent personnellement à un rôle un peu passif. L'Afrique, au contraire, leur fournissait mille occasions d'acquérir et de développer cette qualité d'initiative si précieuse dans la guerre et si conforme au génie de notre race. Avec des troupes dispersées, morcelées, sans communications promptes et faciles entre les différentes colonnes ou même entre les petits détachements, en face d'un ennemi partout présent et attaquant toujours à l'improviste, le gouverneur ou ses principaux lieutenants ne pouvaient tout prévoir à l'avance, tout ordonner de loin, tout diriger sur place; dès lors, il n'était pas de colonels, de capitaines, parfois même de simples sergents qui ne pussent être amenés à assumer toutes les responsabilités, à prendre toutes les décisions d'un commandant en chef. Ainsi s'exerçaient-ils, sur un théâtre petit, mais difficile, en face d'un adversaire barbare, mais rusé et brave, à faire œuvre de tactique, à tirer parti du terrain, à remuer les hommes, à veiller à leurs besoins physiques, à soutenir leur moral, à montrer de la présence d'esprit, du sang-froid et de la prévoyance. Toutefois, s'il faut en croire le général Trochu, cette vie qui semblait si profitable à nos officiers, leur était, à un autre point de vue, souvent nuisible. «Le commandement fut conduit, a-t-il écrit, à l'invention et à l'application journalière de la fameuse et traditionnelle formule du débrouillez-vous, qui était à l'armée d'Afrique sans danger notable pour l'ensemble des affaires militaires, mais qui devait être plus tard si fatale à nos généraux dans la préparation et dans la conduite de la grande guerre en Europe.» On perdit de vue la nécessité des prévisions exactes, des préparations méticuleuses, des ordres détaillés et précis. Le germe de ce défaut était déjà et depuis longtemps dans la nature française; ne le retrouverait-on pas chez les brillants vaincus de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt? La guerre d'Afrique ne l'a donc pas créé: seulement, elle a pu contribuer à le développer. Dans le même ordre d'idées, le général Trochu a signalé un autre inconvénient: les généraux sortaient d'Algérie sans avoir aucune notion du maniement des immenses armées modernes et de toutes les opérations si compliquées qui s'y rattachent; or, bien que n'ayant pu ainsi apprendre qu'une partie de la guerre, ils s'imaginaient l'avoir apprise tout entière, et, pour avoir razzié quelques tribus ou culbuté les réguliers d'Abd el-Kader, ils se voyaient devenus d'ores et déjà des capitaines complets; ils se le disaient même si haut entre eux, que le public finissait par le croire, et là, ajoute-t-on, aurait été l'origine des illusions qui devaient aboutir, en 1870, à de si terribles mécomptes. Peut-être est-ce pousser les conséquences bien loin: à chercher les causes de nos récents désastres, on en trouverait facilement ailleurs de plus proches, de plus directes et de plus agissantes. En tout cas, si l'infatuation dont on parle a été le fait de quelques officiers à vue courte et présomptueuse, rien n'indique qu'elle ait existé chez les hommes vraiment supérieurs, les seuls en passe de devenir de vrais chefs d'armée: ceux-ci se rendaient compte, sans nul doute, que la guerre européenne différait de la guerre d'Afrique, et l'on se demande en quoi le fait d'avoir heureusement pratiqué l'une, les aurait empêchés de se préparer et de se former à l'autre.

On le voit, ma conclusion n'est pas absolue. Je suis le premier à déclarer que la guerre d'Afrique était, pour notre armée, une école incomplète; j'admets que, mal comprise, elle pouvait, sur certains points, devenir une école dangereuse; mais je crois que, par d'autres côtés, elle a été une école bienfaisante. La part du bien l'a-t-elle emporté sur le mal? Question toujours délicate à laquelle on voudrait laisser les faits répondre. Qu'a valu l'armée formée en Afrique, quand, quelques années plus tard, elle a été mise à l'épreuve d'une grande guerre? C'est elle que nous retrouvons en Crimée; elle n'a pas encore eu le temps de subir les influences qui devaient, peu après, la modifier si gravement. Eh bien, de l'aveu des Anglais qui l'ont vue de près et qui ne sont pas d'ordinaire pour nous des juges bienveillants, jamais la France n'avait eu une plus belle armée. Et encore faut-il faire observer qu'elle ne se présentait pas avec tous ses avantages, puisque les plus illustres des Africains, ceux qui semblaient le mieux préparés aux commandements supérieurs, avaient été enlevés à leurs soldats, le maréchal Bugeaud par la mort, le duc d'Aumale, les généraux de La Moricière, Changarnier et Bedeau par l'exil politique, en cette circonstance aussi néfaste que la mort. Voilà, semble-t-il, la réponse des faits. N'oublions pas, d'ailleurs, comment se pose la question. On n'a pas à se demander si l'armée eût trouvé une école plus complète dans une grande guerre; la paix régnait, pour longtemps encore, dans l'Europe fatiguée des secousses du commencement du siècle, et personne ne saurait le regretter. Il s'agit de savoir ce qui valait mieux pour notre éducation militaire: se battre en Algérie ou ne pas se battre du tout. Ainsi posée, la question ne semble même plus fournir matière à la discussion. Nos officiers, tels qu'on les connaissait alors, n'eussent pas appris théoriquement à la caserne ce qu'on reproche à la guerre d'Afrique de ne leur avoir pas pratiquement enseigné. Et ils auraient perdu l'occasion que ce champ de bataille permanent leur offrait de se former aux vertus militaires, par l'effort accompli, par la fatigue supportée, par le péril affronté, par le sang répandu; occasion d'autant plus précieuse que l'air ambiant était alors plus amollissant et que notre société bourgeoise, industrielle, financière et matérialiste était plus occupée de bien-être, plus réfractaire à l'idée même du sacrifice.

CHAPITRE VI
TAÏTI ET LE MAROC.
(Février-septembre 1844.)

I. Le protectorat de la France sur les îles de la Société. Le protectorat est changé en prise de possession. Le gouvernement français ne ratifie pas cette prise de possession. Il est violemment critiqué dans la Chambre et dans la presse.—II. Impression produite en Angleterre. Voyage du Czar à Londres.—III. Abd el-Kader sur la frontière du Maroc. Attaques des Marocains. Envoi d'une escadre sous les ordres du prince de Joinville. Instructions adressées au prince et au maréchal Bugeaud. Attitude de l'Angleterre. Impatience du maréchal et réserve du prince.—IV. Incident Pritchard. Grande émotion en Angleterre et en France. Négociations entre les deux cabinets. Excitation croissante de l'opinion des deux côtés du détroit.—V. Bombardement de Tanger. Bataille d'Isly. Bombardement de Mogador et occupation de l'île qui ferme le port de cette ville.—VI. Effet produit par ces faits d'armes en Angleterre. Un conflit avec la France paraît menaçant. Attitude de l'Europe.—VII. Le gouvernement français comprend la nécessité d'en finir. Arrangement de l'affaire Pritchard et traité avec le Maroc. Attaques des oppositions en France et en Angleterre. Injustice de ces attaques.

I

À peine l'entente cordiale venait-elle, en janvier et février 1844, d'être solennellement proclamée et ratifiée dans les parlements de France et d'Angleterre, qu'avant même la fin de ce mois de février, la nouvelle d'un incident survenu aux antipodes menaçait de ranimer, de chaque côté du détroit, les méfiances et les irritations mal éteintes de 1840. C'était, semblait-il, la loi rigoureuse imposée à M. Guizot et comme le prix dont la Providence lui faisait payer sa longue vie ministérielle, de ne pouvoir jamais se reposer sur un succès: aussitôt qu'il se flattait d'être sorti d'une difficulté, une autre surgissait, remettant tout en question et l'obligeant à recommencer la même lutte.

Pour comprendre quel était l'incident qui arrivait à la traverse de l'entente cordiale, il convient de reprendre les faits d'un peu plus haut. Le gouvernement du roi Louis-Philippe s'était rendu compte que la question de l'équilibre entre les puissances, autrefois circonscrite sur un coin du globe, se posait maintenant dans toutes les parties du monde, et que, dès lors, la France devait penser à se faire sa place jusque dans les régions les plus éloignées. Non sans doute qu'il voulût se lancer à la légère dans une politique de guerres et de conquêtes coloniales; il estimait qu'en ce genre c'était bien assez de l'Algérie, et il avait récemment décliné des invitations pressantes de tenter une entreprise sur Madagascar. Mais, à défaut de vastes établissements territoriaux, il cherchait à créer, près des grandes terres ou au milieu des grandes mers qui s'ouvraient à l'action européenne, des stations où notre commerce pût trouver un appui et notre marine un refuge. L'Afrique attira tout d'abord son attention: nous y avions déjà pied par l'Algérie, le Sénégal et l'île Bourbon. De 1841 à 1844, non sans exciter la mauvaise humeur de l'Angleterre, des établissements fortifiés furent créés à l'embouchure des principaux fleuves du golfe de Guinée, et possession fut prise, au nord du canal de Mozambique, des îles de Mayotte et de Nossi Bé. Il y avait aussi quelque chose à faire dans cette Océanie que, depuis un siècle, nos navigateurs avaient tant de fois explorée. Dès la fin de 1839, on avait songé à s'installer dans la Nouvelle-Zélande; il fallut y renoncer; les Anglais, prévenus de notre dessein, nous avaient devancés. En 1841, l'amiral Dupetit-Thouars reçut mission d'occuper les îles Marquises, ce qu'il fit en 1842. S'il s'en fût tenu là, aucune difficulté ne se serait produite, et l'opinion publique en Europe eût à peu près ignoré cet incident lointain. Mais l'amiral, homme d'initiative hardie, voulut faire davantage. À peu de distance des Marquises, se trouvait un autre archipel plus considérable et plus connu; c'étaient les îles de la Société et, parmi elles, la charmante Taïti, qu'on appelait «la reine des mers du Sud». De longue date, l'influence anglaise y était prépondérante. Des missionnaires méthodistes, à la fois prédicants et trafiquants, soutenus par la puissante «société des missions de Londres», s'étaient emparés de l'esprit de la reine Pomaré et gouvernaient sous son nom, fort jaloux de leur autorité et ne se gênant pas pour maltraiter les prêtres ou les marins français qui s'aventuraient dans ces régions. Le plus important d'entre eux, investi par lord Palmerston des fonctions de consul d'Angleterre, était un nommé Pritchard, personnage remuant, retors, sournois, opiniâtre, avide de domination, pénétré jusqu'à la moelle de tout ce que l'orgueil anglais et le fanatisme protestant peuvent contenir d'animosité contre la France et contre le catholicisme. À Londres, dans le monde religieux et dans celui des affaires, on s'était habitué à considérer les îles de la Société comme dépendant moralement de l'Angleterre. Aucun lien officiel cependant ne les y rattachait. Deux fois, le gouvernement britannique avait refusé le protectorat qui lui était offert. Estimait-il que l'état de choses existant lui donnait autant d'influence, avec moins de charges et de responsabilité? Ce fut vers cet archipel que l'amiral Dupetit-Thouars, agissant absolument en dehors de ses instructions, se dirigea, après avoir pris possession des îles Marquises; déjà, quelques années auparavant, il y avait paru pour soutenir les réclamations de nos nationaux; ayant appris que de nouvelles vexations avaient été, depuis lors, infligées à des Français, il voulut profiter de ce qu'il était en force dans ces parages, pour les réprimer. Il le prit sur un ton assez haut avec la reine Pomaré, et lui demanda un compte sévère de ces vexations. La reine, fort gênée d'avoir à rendre ce compte et fort effrayée de ce qu'il pourrait lui en coûter, privée d'ailleurs des conseils de M. Pritchard, alors absent, trouva que le meilleur moyen de sortir d'embarras était d'offrir de se placer sous le protectorat de la France. L'amiral, qui avait lui-même fait suggérer cette offre, l'accepta aussitôt, sous la seule réserve de la ratification du Roi, et un traité fut passé à la date du 9 septembre 1842.

Le cabinet de Paris n'apprit pas sans déplaisir une entreprise qu'il n'avait ni ordonnée ni prévue. Il n'entrait pas dans sa politique d'ajouter aux difficultés qui venaient de surgir au sujet du droit de visite, une nouvelle cause de froissement avec l'Angleterre. Volontiers il eût refusé ce protectorat. Mais l'influence française ne serait-elle pas gravement compromise dans l'océan Pacifique, si elle y débutait par une reculade? Et de plus, ne serait-ce pas fournir une nouvelle arme à cette opposition, déjà si empressée à dénoncer les prétendues faiblesses du Roi et de M. Guizot envers l'Angleterre? Le 17 avril 1843, le cabinet se décida donc, assez à contre-cœur, à accepter le protectorat. L'émotion fut vive à Londres: des meetings furent provoqués par le parti des Saints, des démarches faites auprès des ministres. Mais, après tout, l'Angleterre s'était refusée à acquérir aucun droit sur Taïti, et la reine Pomaré avait usé de son indépendance. Lord Aberdeen ne put le contester et se borna à demander, en faveur des missionnaires anglais, certaines assurances que notre cabinet s'empressa de lui donner très complètes. Cette satisfaction obtenue, le secrétaire d'État, sans «reconnaître» expressément notre protectorat, déclara «ne pas le mettre en question», et enjoignit à ses agents de ne «soulever» à ce sujet aucune «difficulté». En France, le public s'occupa peu de cette affaire et s'y intéressa encore moins. «Je vous assure, écrivait alors M. Désages à M. de Jarnac, qu'on n'est pas fort engoué, à Paris, de toutes ces occupations polynésiennes. Parce que les Anglais mangeaient du sauvage, nos gens étaient jaloux et voulaient en manger. Ils s'en dégoûteront bientôt, pour peu qu'on leur en serve encore. C'est un très drôle de pays que le nôtre[374].» Quant à l'opposition, ne trouvant pas moyen d'accuser le ministère de couardise, elle lui reprocha sa témérité, contesta l'opportunité des établissements océaniens et chercha à les restreindre: il fallut, pour obtenir le vote des crédits nécessaires, qu'un long discours de M. Guizot expliquât et justifiât l'entreprise[375].

Telle était la situation, et personne ne pensait plus à cette affaire, quand, vers le 17 février 1844, arriva la nouvelle que l'amiral Dupetit-Thouars, revenu à Taïti, en novembre 1843, après quatorze mois d'absence, avait soulevé une question de pavillon au moins douteuse, et saisi le prétexte du refus opposé à ses exigences par la reine Pomaré, pour prononcer sa déchéance et substituer au protectorat une prise de possession directe des îles de la Société. Que s'était-il donc passé qui pût expliquer cet acte violent? L'amiral arguait des intrigues contre le protectorat, fomentées par les missionnaires protestants et appuyées par certains officiers de la marine anglaise; il se plaignait que la reine, surtout depuis le retour de M. Pritchard, fût retombée sous des influences hostiles à la France. Cela était vrai. Mais, malgré tout, le protectorat subsistait et n'avait rencontré aucune résistance matérielle; la reine protestait de sa volonté de s'y soumettre; quant aux agents anglais, les instructions envoyées de Londres leur enjoignaient de prendre une attitude plus correcte. Ces difficultés et ces mauvaises volontés ne dépassaient donc pas ce qu'on devait prévoir dans une entreprise de ce genre et ce qu'on pouvait surmonter avec un peu de patience et d'adroite fermeté. L'amiral n'en avait pas jugé ainsi. Ne considérant que le théâtre particulier où il agissait, il avait cru un acte de force nécessaire pour grandir le prestige de la France au regard des indigènes et pour rabattre l'orgueil anglais. Il savait bien que, cette fois encore, il agissait sans instruction: mais il jugeait bon de forcer un peu la main à un gouvernement que les journaux disaient si timide, et il s'imaginait ainsi répondre au sentiment national[376].

«C'est une tuile qui tombe sur la tête du cabinet», écrivit le duc de Broglie, à la nouvelle de ce qui s'était passé à Taïti[377]. À quelque parti que s'arrêtât le gouvernement, les difficultés étaient grandes. S'il ratifiait l'annexion, il ne pouvait se faire illusion sur la façon dont elle serait prise par l'Angleterre qui, l'année précédente, avait eu tant de peine à laisser passer le simple protectorat; l'émotion s'y manifestait tout de suite si vive, que lord Aberdeen n'obtenait pas sans peine de ses collègues qu'ils attendissent la décision du gouvernement français, avant de prononcer quelque parole irritante. La possession de Taïti valait-elle pour nous le sacrifice de cette entente cordiale, proclamée naguère un si heureux événement? D'autre part, il n'y avait pas plus à se faire illusion sur l'effet que produirait en France le désaveu de l'amiral; sans doute l'opposition s'était montrée, en 1843, très froide pour nos établissements océaniens; mais du moment où elle trouverait un prétexte à accuser le ministère d'avoir peur de l'Angleterre, elle ne manquerait certainement pas de le saisir: le langage de ses journaux le faisait déjà pressentir[378]. Le ministère pesa toutes ces difficultés, et, après délibération, se conformant à l'avis très arrêté du Roi, il décida de ne pas ratifier l'acte de l'amiral Dupetit-Thouars. Le 26 février 1844, le Moniteur publia une note qui se terminait ainsi: «Le Roi, de l'avis de son conseil, ne trouvant pas, dans les faits rapportés, des motifs suffisants pour déroger au traité du 9 septembre 1842, a ordonné l'exécution pure et simple de ce traité et l'établissement du protectorat français dans l'île de Taïti.»

L'explosion de la presse de gauche dépassa en violence ce qu'on pouvait attendre. Phénomène plus grave encore et qui s'était déjà produit lors de l'affaire du droit de visite, l'émotion gagna le grand public, et le parti conservateur lui-même parut troublé. Le reproche de reculer devant l'Angleterre se trouvait faire un effet terrible. C'est que la blessure du 15 juillet 1840 était toujours à vif. Et même, comme nous l'avons pressenti, l'éclat avec lequel le rapprochement des deux cabinets avait été proclamé, portait la nation à se montrer d'autant plus susceptible que son gouvernement lui paraissait suspect de ne pas l'être assez. Les adversaires de M. Guizot estimèrent qu'un tel état des esprits leur offrait l'occasion de prendre la revanche de leurs échecs. Ils convinrent donc aussitôt d'une attaque dans laquelle devaient se réunir toutes les nuances de l'opposition. M. Molé réclama pour un de ses amis de la Chambre des députés, M. de Carné, l'honneur de déposer l'interpellation et de porter les premiers coups. La bataille s'annonçait très vive. Du côté du ministère, on n'était pas sans inquiétude, et le duc de Broglie écrivait à son fils: «La majorité est mécontente, hargneuse et intimidée[379]

La discussion s'ouvrit le 29 février 1844. Elle ne sembla pas d'abord bien tourner pour le gouvernement. Vainement M. Guizot déployait-il toute son éloquence, exposait-il les faits en détail pour prouver «l'erreur» de l'amiral Dupetit-Thouars, et repoussait-il avec émotion le reproche de pusillanimité; ses adversaires touchaient des cordes faciles à faire vibrer, en dénonçant les intrigues de l'Angleterre et en s'indignant de voir frapper un marin coupable d'avoir «porté haut la susceptibilité pour l'honneur national», tandis que le ministre qui, dans l'affaire du droit de visite, avait «méconnu la dignité du pavillon français», restait à sa place. À la fin du second jour, l'opposition se croyait assurée du succès. M. Guizot, effrayé, demanda le renvoi au lendemain. Dans la soirée, de grands efforts furent faits pour éclairer les députés sur les conséquences du vote qu'ils allaient émettre. Chez la duchesse d'Albufera, où il y avait réception, M. de Rothschild allait de l'un à l'autre, disant: «Vous voulez la guerre; eh bien, vous l'aurez... Dans peu de jours, on se tirera des coups de canon[380].» L'avertissement fit réfléchir, et le lendemain, à la reprise des débats, la majorité parut raffermie. Au vote, malgré le scrutin secret réclamé par les amis de M. Molé, l'ordre du jour de blâme fut repoussé par 233 voix contre 187: 46 voix de majorité! les plus optimistes n'en espéraient pas tant. Il est vrai que M. Guizot, en repoussant hautement tout blâme direct ou indirect, et en posant sur ce point la question de cabinet, avait jugé prudent de déclarer qu'il ne sollicitait pas une approbation formelle de sa conduite. «C'est un acte qui commence, ajoutait-il; l'avenir montrera si nous avons eu pleinement raison de l'accomplir; nous restons dans notre responsabilité, la Chambre reste dans son droit de critique; nous ne demandons rien de plus.»

Battue au Parlement, l'opposition ne baissa pas de ton dans la presse. Les journaux semblaient chercher, chaque jour, une épithète plus flétrissante à accoler au nom des ministres. Le National ouvrit une souscription pour offrir une épée d'honneur à l'amiral Dupetit-Thouars; deux cents élèves de l'École polytechnique étant venus souscrire dans les bureaux du journal, l'école fut consignée pendant quinze jours. Le prince de Joinville, alors âgé de vingt-six ans, déjà contre-amiral, avait conquis dans la marine un prestige semblable à celui de son jeune frère le duc d'Aumale dans l'armée de terre; esprit brillant, vif, de feu pour tout ce qui lui paraissait intéresser la grandeur de la France, il crut devoir choisir ce moment pour publier sur l'État des forces navales de la France une note non signée, mais dont tout le monde savait qu'il était l'auteur; supposant une guerre avec l'Angleterre, tout en se défendant de la vouloir, il établissait l'insuffisance de notre flotte et dénonçait la négligence de l'administration de la marine qu'il accusait de s'être endormie et d'avoir endormi le pays. Il est d'usage, en France, et encore plus en Angleterre, de pousser de temps à autre de pareils cris d'alarme[381]: mais, dans le cas présent, les circonstances générales et la qualité de l'auteur donnaient à l'incident une gravité particulière. Les adversaires du cabinet s'emparèrent aussitôt de cette publication, à ce point que le gouvernement jugea nécessaire de faire adresser au jeune amiral une remontrance par le Journal des Débats[382].

Pendant ce temps, dans les deux Chambres, l'opposition saisissait, inventait tous les prétextes de rouvrir des discussions sur la malheureuse affaire de Taïti, plutôt pour fatiguer le cabinet et entretenir l'agitation, que dans l'espoir de faire revenir la majorité sur son vote. «Vous dites, lui répondait M. Guizot, que vous ne vous laisserez pas décourager. Ne croyez pas que nous nous laissions décourager davantage[383].» Les violences auxquelles le ministre se heurtait ne le troublaient pas: c'était seulement pour lui une occasion d'exprimer, une fois de plus, ce mépris hautain qui n'était pas la forme la moins saisissante de son éloquence. «J'aime mieux, disait-il, subir, en passant, certains dégoûts, que les ramasser de ma propre main pour les renvoyer à ceux qui me les jettent[384].» Loin, du reste, d'abaisser le drapeau de l'entente cordiale, il le tenait plus droit et plus haut que jamais. «Nous donnons, s'écriait-il en finissant l'un de ses discours, le spectacle de la paix sincère et sérieuse entre deux grandes nations fières et jalouses. C'est là un spectacle qui fait l'orgueil de notre temps et l'orgueil du cabinet qui n'a fait à ce grand résultat aucun sacrifice qui puisse être regardé comme une atteinte réelle aux intérêts du pays. Messieurs, si, pour obtenir de tels résultats, il fallait savoir être patient et attendre longtemps la justice du pays, nous saurions nous y résigner et attendre; mais la justice du pays ne nous a pas un moment manqué; c'est elle qui nous a encouragés et soutenus dans cette difficile carrière; nous attendrons avec désir, mais avec patience, la justice de l'opposition[385]

II

Le désaveu si nettement et si promptement prononcé par le gouvernement français avait dissipé les humeurs et les méfiances du cabinet de Londres. Tandis que sir Robert Peel s'empressait de rendre hommage à notre loyale modération, lord Aberdeen ne rencontrait plus chez ses collègues d'objection aux mesures qu'il voulait prendre pour retirer de Taïti les agents compromettants: M. Pritchard, entre autres, fut nommé à un consulat fort éloigné de là, dans les îles des Amis. En même temps, le secrétaire d'État mesurait son langage public de façon à ne pas aggraver les embarras parlementaires de M. Guizot. Dès le 1er mars 1844, il disait, en réponse à une question de lord Brougham: «Je crois devoir déclarer que ce désaveu a été absolument un acte volontaire et spontané du cabinet français. Je n'ai pas écrit au représentant du gouvernement de Sa Majesté à Paris, et pas un mot de remontrance n'a été prononcé par l'ambassadeur lui-même... Je fais cette déclaration de la manière la plus explicite, mais je m'attends à voir les ministres du roi des Français attaqués par le parti de la guerre et accusés d'avoir fléchi devant l'Angleterre. Le parti de la guerre ne manquera pas de profiter de cette occasion, de même que je sais parfaitement que tout ce que j'aurai fait, comme ce que je n'aurai pas fait, sera interprété, en Angleterre, par les amis du parti de la guerre français, comme un acte de soumission basse et lâche à la France. Mais le parti de la guerre mérite aussi peu d'attention en France qu'il en obtient heureusement peu en Angleterre.»

Toutefois, si le cabinet britannique ne pouvait qu'être satisfait de la conduite de notre gouvernement, il se demandait, en présence de l'excitation des esprits en France et de divers symptômes dont la «note» du prince de Joinville ne lui paraissait pas le moins inquiétant, si le pouvoir ne risquait pas de tomber, d'un jour à l'autre, aux mains du parti que lord Aberdeen appelait «le parti de la guerre», et il prenait ses précautions en conséquence. Il était bien résolu, dans ce cas, à refaire contre la France la coalition de 1840. Lord Wellington, entre autres, ne s'en cachait pas dans ses conversations avec les diplomates étrangers. De là, dans la pratique de l'entente cordiale, une certaine réserve; plus que jamais, le cabinet britannique se préoccupait de ne pas sacrifier à cette entente les bons rapports avec les puissances continentales, notamment avec la Prusse qu'il comblait de témoignages d'amitié et qu'il appelait «l'alliée naturelle» de l'Angleterre[386].

Les ennemis de la France en Europe voyaient cette situation et tâchaient d'en profiter. Ainsi s'explique la visite retentissante, soudaine, impétueuse, que le Czar vint faire alors à la reine Victoria. Depuis quelques mois déjà, il laissait pressentir ce voyage, mais pour un avenir plus ou moins éloigné, quand, à la fin de mai 1844, évidemment déterminé par ce qui lui revenait des rapports de l'Angleterre et de la France, il se décida si brusquement que la cour de Windsor n'eut que quarante-huit heures pour se préparer à le recevoir. Du reste, comme l'écrivait M. Guizot, Nicolas «aimait les surprises et les effets de ce genre». Courtiser l'Angleterre pour la détacher de la France, tel était son dessein. Il reprenait avec plus d'éclat l'effort tenté, deux ans auparavant, par Frédéric-Guillaume IV. Aussi, à Berlin, s'intéressait-on tout particulièrement à la démarche du Czar. De cette ville où il était alors en congé, l'ambassadeur de Prusse à Londres, M. de Bunsen, écrivait à sa femme: «Ce voyage aura des résultats immenses. Tout est dans la main de Dieu... Que veut l'Empereur? Premièrement, être désagréable au roi Louis-Philippe. Deuxièmement, imiter le roi Frédéric-Guillaume IV dans sa galanterie princière envers la souveraine des îles. Troisièmement, disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, et les éloigner de la France... Pourquoi? Pour nulle autre chose que celle-ci: pour des plans qui intéressent un prochain avenir et au sujet desquels il ne voudrait pas voir l'Angleterre et la France sur une même ligne[387].» À Paris, sans être aussi bien informé, on pressentait ces mauvais desseins. «Ce voyage a donné ici fort à penser, écrivait à une de ses amies d'outre-Manche un homme politique de la gauche, M. Léon Faucher. Quand nous voyons apparaître les corbeaux, nous croyons qu'ils accourent à la curée... Pour l'empereur Nicolas du moins, there is some plot in it... Pour séduire Palmerston, l'on avait envoyé M. de Brunnow; pour séduire Peel, ce n'est pas trop de l'Empereur lui-même[388].» M. Guizot affectait une indifférence dédaigneuse, mais, évidemment, il était préoccupé. «Soyez réservé, avec une nuance de froideur, écrivait-il à son ambassadeur à Londres. Les malveillants ou seulement les malicieux voudraient bien ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage ou du moins quelque humeur. Il n'en sera rien... L'Empereur vient à Londres, parce que la Reine est venue à Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait de revanche[389]...»

Arrivé en Angleterre, le 1er juin, Nicolas n'épargna rien pour gagner l'affection de la Reine, pour inspirer confiance aux ministres, pour séduire la nation, aussi bien la foule que l'aristocratie. Une fois dans sa vie, l'autocrate superbe se faisait courtisan, gardant dans ce rôle nouveau sa grande mine, y obtenant de véritables succès, succès, il est vrai, plus de curiosité et d'étonnement que de sympathie profonde, mais parfois gâtant ses effets par un certain manque de mesure: tel le jour où il disait à la Reine: «Je prie Votre Majesté de considérer toutes mes troupes comme lui appartenant.» Propos dont il faisait ressortir encore plus l'énormité asiatique, en le rapportant lui-même à plusieurs officiers anglais. Est-ce parce qu'il devinait le sourire un peu incrédule que ses interlocuteurs avaient parfois peine à retenir, qu'il répétait à tout venant: «Je sais qu'on me prend pour un comédien, mais rien n'est plus faux; je suis sincère, je dis ce que je pense, et je tiens parole[390].» Ces caresses à l'Angleterre se doublaient toujours d'un coup de griffe contre la France. Dans ses conversations avec sir Robert Peel et lord Aberdeen, le Czar, tout entier à sa passion, parlait parfois si haut, criait si fort, qu'on le priait de s'éloigner des fenêtres ouvertes et de se retirer en un endroit où il ne pût être entendu du dehors. En venait-il à parler de Louis-Philippe: «Personnellement, disait-il, je ne serai jamais son ami.» Sur M. Guizot: «Je ne l'aime pas du tout. Je l'aime moins encore que Thiers; celui-ci est un fanfaron, mais il est franc; il est bien moins nuisible, bien moins dangereux que Guizot.» Sur les Français en général: «Je fais grand cas de l'opinion des Anglais; mais ce que les Français disent de moi, je n'en prends nul souci, je crache dessus.» Les ministres britanniques écoutaient ces violences, sans y adhérer, mais aussi sans les contredire; il n'entrait pas dans leur jeu de détruire des préventions qui empêchaient cette alliance franco-russe, toujours fort redoutée à Londres. Néanmoins, sir Robert Peel ne laisse pas ignorer au Czar «qu'un des principaux désirs de sa politique était de voir le trône de France, après la mort de Louis-Philippe, passer sans convulsion au plus proche héritier légitime de la dynastie d'Orléans». Nicolas ne combattit pas directement cette idée, mais il exposait les raisons pour lesquelles on ne pouvait compter ni sur la tranquillité intérieure de la France ni sur la durée de son entente avec l'Angleterre. «La première bourrasque dans les Chambres françaises emportera cette entente, dit-il. Louis-Philippe essayera de résister, et, s'il ne se sent pas assez fort, il se mettra à la tête du mouvement, pour sauver sa popularité.»

Malgré ses protestations répétées «qu'il n'était pas venu avec des vues politiques», le Czar mettait volontiers la conversation sur la question d'Orient, préoccupation dominante de la diplomatie russe. «La Turquie est en train de mourir, disait-il. Nous pouvons chercher les moyens de lui sauver la vie: nous n'y réussirons pas. Elle mourra... Ce sera un moment critique.» Il affirmait «ne pas vouloir un pouce de son territoire», et croire aussi au désintéressement de l'Angleterre. Alors revenait son idée fixe. «Dans cette crise, déclarait-il, je ne redouterai que la France. Que voudra-t-elle? Je la redoute sur bien des points: en Afrique, dans la Méditerranée, en Orient même. Vous souvenez-vous de l'expédition d'Ancône? Pourquoi n'en ferait-elle pas une semblable à Candie, à Smyrne?» Et il montrait alors cette intervention de la France mettant le feu aux poudres, amenant une conflagration générale. «On ne peut, ajoutait-il, stipuler maintenant sur ce qu'on fera de la Turquie après sa mort...; mais il est nécessaire de considérer, honnêtement, raisonnablement, le cas possible de cette chute; il est nécessaire de s'entendre sur des idées justes, d'établir un accord loyal en toute sincérité.» En réalité, son dernier mot, son arrière-pensée persistante était un nouveau traité du 15 juillet 1840, une entente à quatre, en dehors de la France, sur le partage de l'empire ottoman. Il tâtait le terrain; ne pouvant encore poser les bases d'une telle convention, il en lançait au moins l'idée et tâchait de la faire accepter. Y réussit-il? Dans les explications que lord Aberdeen donna tout de suite à M. Guizot sur la visite impériale, il lui affirma que le Czar, tout en causant longuement de l'Orient, n'avait rien obtenu du cabinet anglais, mieux encore, qu'il ne lui avait rien proposé[391]. La sincérité habituelle du secrétaire d'État donne confiance dans sa parole: celle-ci paraît d'ailleurs confirmée par une lettre intime de la reine Victoria au roi des Belges, où nous lisons: «L'Empereur n'a absolument rien demandé[392].» Et cependant ces assertions sont difficiles à concilier avec un document, demeuré longtemps secret et publié, en 1854, lors de la guerre de Crimée. Il s'agit d'un memorandum qui fut envoyé à Londres, à la fin de juin 1844, par M. de Nesselrode, et dans lequel le chancelier russe résumait les conversations de son souverain avec le cabinet anglais. Outre les déclarations déjà connues du Czar sur le maintien désirable du statu quo en Orient, sur la probabilité d'une catastrophe, sur l'utilité d'un accord entre l'Angleterre et la Russie pour parer aux dangers de cette catastrophe, ce document contenait l'affirmation précise et réitérée, non que les conditions de cette entente fussent d'ores et déjà fixées, mais que le «principe» en était «arrêté» et qu'il y avait, entre les deux gouvernements, «engagement éventuel de se concerter s'il arrivait quelque chose d'imprévu en Turquie»; le memorandum ne dissimulait pas que ce concert se ferait en dehors de la France; il indiquait même expressément que la Russie et l'Autriche étant déjà d'accord, l'adhésion de l'Angleterre suffirait pour que la France «fût dans la nécessité de suivre». Ce n'était pas absolument ce que lord Aberdeen communiquait à M. Guizot. Y avait-il donc, de la part du ministre anglais, en 1844, dissimulation à notre égard? Ou bien le gouvernement russe, en croyant avoir obtenu cet «engagement éventuel», était-il sous l'empire d'une illusion volontaire ou non? En tout cas, s'il y avait illusion, on ne jugea pas utile, à Londres, de la dissiper; on y reçut le memorandum, sans faire aucune objection[393]. Nicolas se crut donc autorisé à compter qu'en cas de crise orientale, il s'entendrait facilement avec l'Angleterre contre nous ou du moins en dehors de nous. Cette impression persistait chez lui à la veille de la guerre de Crimée et ne fut pas pour peu dans la témérité provocante avec laquelle le Czar se conduisit alors envers la France, dans le sans-gêne avec lequel, au commencement de 1853, il proposa à l'envoyé de la reine Victoria une entente pour le partage de l'empire ottoman, laissant voir que, ce marché fait, il se moquerait de ce qu'on pourrait penser à Paris. Aussi sa déception fut-elle terrible, quand il vit, au contraire, les deux puissances occidentales unies et armées contre la Russie.

Nicolas ne devait donc pas retirer, dans l'avenir, le fruit qu'il espérait de sa démarche. Avait-il du moins réussi, dans le présent, à détruire ou seulement à ébranler l'entente cordiale des deux puissances occidentales? Sans doute les ministres anglais ne cachaient pas la satisfaction que leur causaient la visite et les avances du Czar: il leur était agréable d'être ainsi courtisés, et les dispositions de la Russie leur paraissaient un en-cas fort utile pour le jour où un revirement parlementaire changerait la politique française. Mais ils n'en désiraient pas moins, pour le moment, continuer l'entente cordiale; ils se sentaient même d'autant mieux à l'aise pour l'afficher que, désormais, on ne pouvait plus, autour d'eux, les accuser d'y sacrifier les bons rapports avec les autres puissances continentales. Quant à la reine Victoria, nous connaissons ses impressions, par ses lettres au roi des Belges et par son journal[394]: d'abord assez prévenue contre le Czar et ayant appris sa visite avec ennui, tant d'efforts pour lui plaire ne l'avaient pas trouvée insensible. «Certainement, écrivait-elle, cette visite est un grand événement et un grand compliment: le peuple ici en est très flatté.» Elle croyait découvrir en Nicolas, à défaut de l'étendue et de la culture d'esprit qui l'avaient tant intéressée chez Louis-Philippe, certaines qualités de cœur, une sincérité, une chaleur dans les affections de famille, qu'elle «ne pouvait s'empêcher d'aimer». Et puis, elle se prenait de compassion pour le fond de tristesse qu'elle apercevait derrière ce masque superbe[395]. Mais, si séduite ou touchée qu'elle pût être, la Reine, comme ses ministres, souhaitait vivement que cet incident ne changeât rien aux relations amicales nouées avec la cour de France. Elle était fort préoccupée de la pensée que le bruit fait autour du voyage impérial pouvait détourner Louis-Philippe de lui rendre à Windsor, comme il en avait annoncé l'intention, la visite qu'elle lui avait faite à Eu. Aussi, dans la lettre même où elle racontait au roi des Belges ses impressions sur son hôte, elle ajoutait: «J'espère que vous persuaderez au Roi (Louis-Philippe) de venir tout de même au mois de septembre. Notre intention et notre politique n'ont rien d'exclusif; nous tenons à être en bons termes avec tous. Et pourquoi pas? nous n'en faisons pas mystère.» Louis-Philippe était sans doute fort désireux de répondre au vœu de la Reine. Mais avant qu'il pût le faire, d'autres difficultés plus graves encore allaient mettre en péril l'entente cordiale. Cette fois, ce n'est plus en Océanie, c'est en Afrique qu'il faut porter nos regards.

III

On se rappelle comment Abd el-Kader, partout vaincu et pourchassé, avait été contraint, au commencement de 1844, de se réfugier sur la frontière du Maroc. Pour continuer la lutte, il ne lui restait plus qu'une ressource, obtenir le concours de cet empire. Le terrain lui était favorable, aussi bien à cause du fanatisme de la population que de l'état anarchique du gouvernement, l'une facile à entraîner, l'autre à dominer. Depuis longtemps, nous avions de ce côté des difficultés de frontière: il avait fallu nous défendre contre des incursions et contre des chicanes. Sous l'influence d'Abd el-Kader, ces incursions devinrent plus menaçantes, ces chicanes plus insolentes. Il nous revenait que l'on commençait à prêcher la guerre sainte chez les tribus marocaines, et que des rassemblements armés se formaient autour d'Oudjda, la ville la plus proche de notre territoire. La Moricière, qui commandait dans la province d'Oran, voyait le danger grossir. Tout en restant sur la défensive et en évitant soigneusement ce qui eût pu provoquer la guerre ouverte désirée par l'émir, il prenait ses précautions; ainsi, vers la fin d'avril 1844, pour surveiller et protéger la frontière, il établissait un poste fortifié à Lalla-Maghnia, à l'ouest de Tlemcen, entre cette ville et Oudjda. Les autorités marocaines réclamèrent contre cet établissement; réclamation sans fondement aucun et qui trahissait un parti pris de querelle, car le territoire de Lalla-Maghnia, du temps des Turcs, avait toujours fait partie de la régence. La Moricière répondit avec autant de fermeté que de calme et continua l'installation du nouveau poste. Chaque jour, la situation devenait plus tendue. Enfin, le 30 mai 1844, sans autre avis préalable, un corps nombreux de cavaliers marocains, conduit, disait-on, par un personnage de la famille impériale, vint attaquer La Moricière dans son camp. Le général était sur ses gardes. Après un vif combat, il repoussa les assaillants, leur infligea des pertes sérieuses, mais se borna à les poursuivre jusqu'à la frontière. Cette attaque ouverte créait une situation nouvelle. Averti et appelé par La Moricière, le maréchal Bugeaud se dirigea aussitôt, avec quelques renforts, vers Lalla-Maghnia. En chemin, il manda au ministre de la guerre que son intention était de mettre fin à un état «équivoque», dangereux pour l'Algérie, et d'obliger les autorités marocaines à choisir entre une paix sérieuse ou une guerre ouverte. «J'aime mieux la guerre ouverte sur la frontière, disait-il, que la guerre des conspirations et des insurrections derrière moi. S'il faut faire la guerre, nous la ferons avec vigueur, car j'ai de bons soldats, et, à la première affaire, les Marocains me verront sur leur territoire. Je vous avoue que si j'eusse été à la place de M. le général de La Moricière, je n'aurais pas été si modéré.»

La nouvelle du combat du 30 mai, arrivée à Paris au moment où le gouvernement se félicitait d'être sorti des ennuis de Taïti, lui causa une vive contrariété. Comme le maréchal Bugeaud, le ministère comprenait l'impossibilité de garder plus longtemps une attitude purement passive en présence de telles agressions. Mais, mieux que lui, il se rendait compte des embarras que cette affaire pouvait nous attirer en Europe. Le voisinage de Gibraltar, d'anciens traités, des relations commerciales assez actives, rendaient le cabinet de Londres fort attentif à ce qui touchait le Maroc; il prenait facilement ombrage de toute intervention des autres États en ces parages, et ses inquiétudes augmentaient encore quand il s'agissait de la puissance qu'il avait vue déjà, avec tant de déplaisir, s'établir en Algérie. Il nous fallait donc, d'une part, parler et au besoin frapper assez fort pour mettre les Marocains à la raison; d'autre part, ménager les susceptibilités anglaises, afin que l'entente cordiale, à peine sauvée des périls que lui avaient fait courir les incidents du Pacifique, ne succombât pas dans cette nouvelle épreuve. Par la manière dont il prit tout de suite position, le gouvernement montra qu'il ne perdait de vue aucune des faces du problème. Dès le 12 juin, M. Guizot donna ordre à notre consul général à Tanger d'adresser «les plus vives représentations» au gouvernement marocain. «Est-ce la paix ou la guerre que veut ce gouvernement? demandait notre ministre. Si c'est la guerre, nous en aurions un sincère regret, mais nous ne la craignons pas. Si c'est la paix, qu'il le prouve en nous accordant les satisfactions qui nous sont dues.» Suivait l'énumération de ces satisfactions: elles sont intéressantes à noter, car l'ultimatum, ainsi formulé dès le premier jour, devait être maintenu à peu près sans changement jusqu'au dernier; c'était la dispersion des troupes réunies sur la frontière, le châtiment des chefs coupables, le renvoi d'Abd el-Kader, enfin la délimitation des territoires conformément à l'état de choses existant du temps des Turcs. M. Guizot protestait d'ailleurs que la France «n'avait absolument aucune intention de prendre un pouce de territoire marocain, et ne désirait que vivre en paix avec l'Empereur»; mais il se disait résolu à «ne pas souffrir que le Maroc devînt, pour Abd el-Kader, un repaire inviolable d'où partiraient des agressions semblables à celle qui venait d'avoir lieu». En vue d'appuyer cette démarche diplomatique, des renforts furent envoyés au maréchal Bugeaud, et, mesure plus grave au point de vue de l'effet européen, une division navale, commandée par le prince de Joinville, reçut ordre de se rendre sur les côtes du Maroc. Le choix d'un tel commandant, au lendemain de la publication de la note sur l'État des forces navales de la France, avait quelque chose d'assez hardi; mais M. Guizot avait causé à fond avec le prince et s'était assuré de la façon dont il comprendrait sa mission. «Quand il y a une occupation sérieuse à donner à des princes jeunes et capables, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, il faut la leur donner; c'est quand ils ne font rien qu'ils ont des fantaisies[396].» Les instructions remises aux commandants de mer et de terre rappelaient avec insistance que, pour le moment, il s'agissait d'intimider plutôt que de frapper; c'était seulement au cas de nouvelle attaque ou de rejet de notre ultimatum, que la guerre devait commencer.

Outre-Manche, les mesures prises par le gouvernement français, surtout la démonstration navale et le choix du prince de Joinville causèrent une vive émotion. Les Anglais s'imaginèrent aussitôt,—et le chef du cabinet, sir Robert Peel, ne fut pas le moins prompt à concevoir ce soupçon,—que les choses tourneraient comme lors de la querelle avec le dey d'Alger, et que, partis sous prétexte de venger une injure, nous finirions par entreprendre une conquête. Inquiétude assez naturelle, mais en fait bien mal fondée. Depuis longtemps, par la seule considération des intérêts français, le gouvernement du roi Louis-Philippe était fort décidé à se tenir en garde contre cette tentation des agrandissements successifs qu'éprouve toute nation civilisée établie en pays barbare; c'était à son corps défendant qu'il avait été amené peu à peu à conquérir toute l'Algérie; il trouvait que c'était bien assez et entendait ne pas se laisser entraîner au delà des limites de l'ancienne régence; au Maroc comme à Tunis, il ne désirait que le maintien du statu quo[397].

M. Guizot s'efforça de dissiper les soupçons de l'Angleterre, en faisant connaître à notre ambassadeur à Londres nos intentions en cette affaire et les instructions envoyées à nos agents. «Vous voilà bien au courant, disait-il en terminant à M. de Sainte-Aulaire: que lord Aberdeen le soit comme vous... En présence de tant de méfiances aveugles, ce que nous avons de mieux à faire, je crois, c'est de nous tout dire. Pour mon compte, je n'y manquerai jamais, et j'espère que lord Aberdeen en fera toujours autant.» Ce langage sensé et loyal fit effet sur le chef du Foreign Office, qui reconnut la justice de notre cause, la droiture de nos vues, et amena ses collègues plus soupçonneux à les reconnaître également. Sir Robert Peel lui-même déclara, le 25 juin, à la Chambre des communes, que le cabinet de Paris avait donné au gouvernement de la Reine des «explications complètes» sur les faits du passé comme sur ses intentions d'avenir, et que ces explications étaient «satisfaisantes». Efficace contre l'opposition anglaise, cette réponse fournit à l'opposition française le prétexte d'une assez méchante chicane: les orateurs et les journaux de la gauche et de l'extrême droite affectèrent d'en conclure qu'il avait été donné connaissance au cabinet de Londres des instructions militaires envoyées au prince de Joinville et au maréchal Bugeaud, et ils s'en indignèrent comme d'un manque de convenance patriotique[398]. M. Guizot n'eut pas de peine à établir qu'on abusait des paroles de sir Robert Peel, que celui-ci avait reçu communication, non des instructions militaires, mais de la substance des instructions politiques. N'était-il donc pas naturel et conforme à l'usage, au début d'une guerre, d'éclairer et de rassurer les autres puissances, et particulièrement les puissances amies, sur les intentions qu'on y apportait? Pour prouver d'ailleurs qu'il n'y avait eu là aucune confidence déplacée, le ministre répéta, à la tribune, ce qu'il avait dit dans le huis clos des chancelleries, saisissant volontiers cette occasion de donner à tous, par une déclaration solennelle et publique, une nouvelle garantie de la modération et du désintéressement de la France.

En réponse à la communication qui lui avait été donnée, lord Aberdeen, rendant confiance pour confiance, nous fit connaître les instructions qu'il adressait à ses propres agents; elles contenaient ordre au consul d'Angleterre à Tanger d'aller trouver l'empereur du Maroc et de le presser de nous donner satisfaction. Sans le demander formellement, le ministre britannique eût été bien aise de transformer cette intervention toute spontanée de sa part en une médiation acceptée des deux parties; mais notre gouvernement ne s'y prêta pas: il ne suffisait pas à la France d'obtenir justice; il lui fallait montrer qu'elle avait la volonté et la force de se faire justice elle-même[399]. Lord Aberdeen n'en témoigna pas d'humeur et persista dans son attitude conciliante. Se méfiant de l'esprit de rivalité jalouse qui animait la marine anglaise, il rappela aux commandants des navires en croisière sur la côte marocaine «qu'en envoyant ces navires, le gouvernement de la Reine n'avait pas l'intention de prêter appui au Maroc dans sa résistance aux demandes justes de la France», et il invita ces officiers à user au contraire de leur influence pour appuyer ces demandes. Il prescrivit en outre que le nombre des bâtiments anglais dans les eaux du Maroc ne fût jamais supérieur ni même égal à celui des bâtiments français.

Pendant ce temps, que se passait-il en Afrique? Que faisaient le maréchal Bugeaud et le prince de Joinville? Le premier, arrivé à Lalla-Maghnia le 12 juin, essaya d'abord des négociations, et, le 15, le général Bedeau s'aboucha avec le caïd d'Oudjda; cette entrevue ne fit que mettre en lumière les mauvais desseins de ceux auxquels nous témoignions des dispositions si conciliantes, et se termina par des coups de fusil. Le gouverneur cependant ne commença pas la guerre; il se borna à saisir toutes les occasions que lui fournissaient les agressions des Marocains, pour les frapper rudement, ne se refusant pas parfois de pousser une pointe hors du territoire français pour rabattre un peu tant d'insolence, mais rentrant aussitôt après dans ses lignes. Si le maréchal se contenait ainsi par obéissance aux ordres réitérés qui lui venaient de Paris, ce n'était qu'en frémissant et en maugréant. À la vue des camps qui se formaient et grossissaient de l'autre côté de la frontière, au bruit des cris de guerre sainte qui arrivaient jusqu'à lui, il aspirait impatiemment à prendre l'offensive et rêvait même d'une expédition à Fez[400]. Par un contraste inattendu, le jeune amiral, dont la nomination à la tête de la flotte française avait paru à plusieurs une imprudence, entrait plus complètement que le maréchal dans la politique réservée du cabinet. Après s'être montré une première fois devant Tanger, le prince de Joinville s'était retiré à Cadix, pour laisser aux influences pacifiques le temps d'agir au Maroc, et particulièrement pour attendre le résultat des démarches du consul anglais. «Tout ce qu'on fera de démonstrations et de menaces, écrivait-il le 10 juillet au ministre de la marine, ne pourra que servir les projets de nos ennemis... Pour moi, à moins que le maréchal Bugeaud, poussé à bout, ne déclare la guerre, ou à moins d'ordres contraires du gouvernement, je suis bien décidé à ne pas paraître sur les côtes du Maroc. Je ferai en sorte que l'on me sache dans le voisinage, prêt à agir si la démence des habitants du Maroc nous y forçait; mais j'éviterai de donner par ma présence un nouvel aliment à l'excitation des esprits.» Cette prudence ne lui faisait pas oublier le soin de notre influence et de notre dignité, et il ajoutait: «Un seul cas me ferait passer par-dessus toutes ces considérations, c'est celui où une escadre anglaise viendrait sur les côtes du Maroc... Il est essentiel que cette affaire ne soit pas traitée sous le canon d'une escadre étrangère.» Quelques jours plus tard, en effet, au bruit que les vaisseaux de la Reine arrivaient devant Tanger, il appareillait aussitôt; mais les Anglais n'ayant fait que passer, il reprit son poste d'observation. «J'étais sûr, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, que M. le prince de Joinville jugerait avec beaucoup de sagacité et agirait avec beaucoup de prudence; je ne me suis pas trompé.» Par contre, le maréchal Bugeaud trouvait cette prudence excessive, et il l'écrivait sans ménagement au prince, qui était peu habitué à recevoir de tels reproches et nullement disposé à les mériter.

Ainsi vers la fin de juillet de 1844, grâce à la patience de la France, la guerre n'était pas encore ouvertement déclarée; mais il était visible que cette patience touchait à son terme, et que si l'obstination fanatique du Maroc persistait, force nous serait de recourir aux grands moyens. On s'en rendait bien compte outre-Manche, et la préoccupation y devenait chaque jour plus vive. À la Chambre des communes, l'opposition dénonçait, avec une véhémence croissante, la faiblesse du cabinet tory envers la France, et ces attaques trouvaient écho dans l'opinion. Le cabinet en était troublé et sentait renaître à notre endroit ses méfiances de la première heure. Certains ministres commençaient à parler des armements à faire en vue d'un conflit possible. Lord Aberdeen, tout en tâchant de calmer ses collègues, ne manquait pas une occasion de répéter à notre représentant que «c'était la plus grosse question qui se fût élevée entre les deux puissances, depuis 1830». Et il ajoutait: «Je veux éviter le plus possible de susciter des difficultés extérieures à M. Guizot, ou de prévoir les extrémités, même les plus inévitables; mais de vous à moi, soyez sûr que l'occupation définitive d'un point quelconque de l'empire marocain par la France serait forcément un casus belli, et que, dans la mesure même où vous paraîtriez prendre pied définitivement, nous serions contraints de faire des démonstrations de guerre proportionnelles[401]

IV

La question du Maroc fût-elle demeurée la seule pendante entre la France et l'Angleterre, qu'elle eût suffi à rendre leurs relations fort délicates. Mais vers la fin de juillet, au moment même où cette question éveillait tant d'inquiétudes et de susceptibilités outre-Manche, une nouvelle y tomba, un peu comme un charbon ardent sur un baril de poudre; il s'agissait, cette fois encore, d'un incident survenu dans cette région du Pacifique d'où nous étaient déjà arrivés tant de contretemps. Étranges complications que celles qui obligent ainsi l'historien à se transporter si brusquement d'Océanie en Afrique, puis d'Afrique en Océanie. Naguère, à peine le gouvernement français s'était-il cru débarrassé de l'affaire de Taïti, que surgissait celle du Maroc. Cette fois, c'est l'imbroglio océanien qui renaît et vient non pas succéder, mais s'ajouter au conflit africain: les deux difficultés se mêlent et s'aggravent l'une l'autre.

Que s'était-il donc passé à Taïti? Lorsque l'amiral Dupetit-Thouars avait, en novembre 1843, par une mesure que son gouvernement ne devait pas sanctionner, substitué au protectorat la souveraineté directe de la France, plusieurs des missionnaires méthodistes avaient pris une attitude hostile. M. Pritchard, le plus animé et le plus remuant de tous, amena aussitôt son pavillon de consul et annonça qu'il cessait ses fonctions. En même temps, il disait aux indigènes et à la reine Pomaré, toujours dominée et conduite par lui, que l'Angleterre ne reconnaîtrait pas le nouveau régime, et que ses vaisseaux allaient venir y mettre fin. Par leurs démarches et leur langage, certains officiers de la marine britannique semblaient s'associer à ces menées. Elles eurent le résultat qui était à prévoir: sur plusieurs points, la fermentation naturelle, produite par notre prise de possession, tourna bientôt en révolte ouverte. Dans cette situation difficile, le capitaine de vaisseau Bruat, qui venait de prendre le commandement des établissements français dans l'Océanie, se montra énergique et habile, frappant fort au besoin pour maintenir notre autorité, mais sans provoquer d'incidents qui compliquassent nos relations avec l'Angleterre. Tous ses sous-ordres n'eurent pas malheureusement la même prudence. Au commencement de mars 1844, pendant que le commandant bataillait à l'une des extrémités de l'île, le capitaine de corvette d'Aubigny, qui le remplaçait dans la capitale, prit occasion d'une attaque dirigée contre un matelot, pour établir le plus rigoureux état de siège et faire arrêter, sans éclaircissements préalables, M. Pritchard qu'il désigna, dans une proclamation pleine de menaces irritées, comme le seul instigateur de la révolte; l'ancien consul fut enfermé dans un étroit réduit situé au-dessous d'un blockhaus; privé de toute communication, même avec sa famille, il ne recevait sa nourriture que par une trappe du plafond, et, malade, il ne pouvait consulter son médecin que par le même orifice. M. Bruat, revenu quatre jours après, jugea que son subordonné avait été trop vite et trop loin; il se hâta de faire retirer le prisonnier de son cachot et de le transférer à bord d'une frégate, en recommandant de le traiter avec beaucoup d'égards. Quelques jours après, il le remit au capitaine d'un navire anglais, sous la condition qu'il quitterait aussitôt les eaux de Taïti.

Ce fut ce navire qui, arrivé en Angleterre le 26 juillet 1844, y jeta brusquement la nouvelle que, dans cette île de Taïti où l'on pensait déjà avoir eu tant à se plaindre de la France, un ministre de l'Évangile, un consul d'Angleterre (on ne savait pas que M. Pritchard avait amené son pavillon), venait d'être brutalement arrêté par les autorités françaises, enfermé dans un cachot malsain sans aucune forme de procès, puis expulsé. La victime était là en personne, donnant aux faits, par son récit, l'aspect le plus révoltant, réclamant de son gouvernement et de ses compatriotes protection et vengeance. L'effet fut immense sur des esprits que tant d'incidents avaient déjà rendus singulièrement nerveux. Toute la presse poussa un cri d'indignation et demanda la réparation immédiate de l'atteinte portée à l'honneur britannique. Les journaux whigs, impuissants cette fois à dépasser en véhémence les journaux tories, accusaient les ministres guizotés, comme ils appelaient Robert Peel et ses collègues, d'avoir provoqué cette «indignité» par leur patience excessive envers la France. La colère la moins terrible n'était peut-être pas celle des sociétés bibliques, des saints, qui partout se démenaient et manifestaient en l'honneur de leur martyr. «Jamais, depuis mon arrivée à Londres, écrivait notre chargé d'affaires, je n'ai vu un incident de la politique extérieure faire une telle impression.» Sous le coup de cette excitation générale, sir Robert Peel perdit tout sang-froid, et, le 31 juillet, avant d'avoir pu recevoir ni même demander aucune explication du gouvernement français, il s'exprima ainsi, dans la Chambre des communes, en réponse à une question de sir Charles Napier: «Présumant que les rapports reçus sont exacts, je n'hésite pas à dire qu'un outrage grossier, accompagné d'une grossière indignité (a gross outrage accompanied with gross indignity), a été commis contre l'Angleterre, dans la personne de son agent.» Il terminait en exprimant l'espoir que «le gouvernement français prendrait des mesures immédiates pour faire à ce pays l'ample réparation qu'il avait droit de demander».

Dès qu'il avait appris les événements de Taïti, M. Guizot avait écrit à M. de Jarnac qui, en l'absence de M. de Sainte-Aulaire, était alors notre chargé d'affaires à Londres: «Voici de bien désagréables nouvelles: tout cela me contrarie vivement.» Le cabinet de Paris estimait le procédé du capitaine d'Aubigny violent et excessif. Tel était d'ailleurs le jugement porté, sur les lieux mêmes, par le commandant Bruat, qui avait pourtant bien sujet d'être irrité contre M. Pritchard, et qui devait désirer de ne pas charger un camarade: dans son rapport au ministre, après avoir déclaré que, «dans l'agitation où se trouvait le pays», l'état de siège et l'arrestation étaient «nécessaires», il avait ajouté: «Je n'ai dû approuver ni la forme ni le motif de cette arrestation.» Les autorités françaises s'étaient donc mises dans leur tort. Mais c'est toujours chose délicate, de puissance à puissance, que de reconnaître un tort. Ce l'était plus encore dans l'état de l'esprit public en France. La précipitation violente avec laquelle le premier ministre anglais s'était exprimé à la Chambre des communes, ne nous rendait pas les explications plus aisées. «Vous n'avez pas d'idée, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, de l'effet qu'ont produit ici les paroles de sir Robert Peel et de ce qu'elles ont ajouté de difficultés à une situation bien difficile; le fond de l'affaire a presque disparu devant un tel langage.» La presse, qui eût été, dans tous les cas, portée à prendre parti pour des officiers français contre des prédicants anglais, y apporta dès lors encore plus de passion. Le Journal des Débats essayait-il timidement d'insinuer qu'il fallait attendre des renseignements plus complets pour apprécier certains détails de forme, les autres journaux s'indignaient comme si on leur proposait de sacrifier l'honneur national. La plupart d'entre eux ne cachaient pas que ce qui leur plaisait dans la conduite de nos marins, c'était la mortification qu'en ressentaient nos voisins d'outre-Manche. Au théâtre, le public battait des mains à tout ce qui pouvait paraître une allusion contre la Grande-Bretagne; il demandait l'air de l'opéra de Charles VI: «Jamais en France, jamais l'Anglais ne régnera», et il l'accueillait avec des transports frénétiques. Si M. Guizot n'eût pas mieux résisté que sir Robert Peel à l'émotion qui l'entourait, et si, du haut de la tribune française, il eût parlé sur le même ton, que ne serait-il pas arrivé? Mais plus maître de lui, plus soucieux des périls extérieurs du pays, et plus dédaigneux de ses propres embarras intérieurs, il résolut de ne répondre à aucune interpellation. «Il y a un moment, dit-il, où la discussion porte la lumière dans les questions de politique étrangère; il y en a d'autres où elle y mettrait le feu... Convaincu, comme je le suis, que, pour celle dont il s'agit, il y aurait un inconvénient réel à la débattre en ce moment, je m'y refuse absolument.» Il renvoya toute explication à l'époque «où les faits et les droits dont il s'agissait auraient été éclaircis». Vainement fut-il pressé, à la Chambre des pairs, le 3 août, par le prince de la Moskowa et M. de Montalembert, à la Chambre des députés, le 5 août, par M. Billault et M. Berryer, il maintint fermement son droit de se taire. «Si je disais ici ce que je dois faire ailleurs, déclara-t-il, j'échaufferais les ressentiments que je veux apaiser.» La session fut close sur ce refus, et le gouvernement français put dès lors entamer une négociation déjà assez malaisée en elle-même, sans être encore embarrassé par des discussions parlementaires[402].

«Tenez pour certain, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, qu'ici comme à Londres, il faut mener cette affaire doucement, et que, si elle continuait comme elle a commencé, elle nous mènerait nous-mêmes fort loin.» Lord Aberdeen le comprenait aussi et n'avait aucune envie de négocier comme sir Robert Peel avait parlé. Sa première démarche fut même pour nous déclarer, en forme de semi-désaveu, que le premier ministre «ne reconnaissait la complète exactitude d'aucune des versions données de ses paroles par les journaux». De plus, il s'abstint de nous adresser la demande formelle de réparation qu'avait fait prévoir le langage du premier ministre, et attendit ce que le gouvernement français offrirait spontanément, voulant lui éviter toute apparence de céder à une injonction étrangère. Comme, de son côté, M. Guizot jugeait utile de gagner du temps, dans l'espoir que ce temps amortirait un peu la vivacité des impressions en France et en Angleterre, il n'y eut pas d'abord à proprement parler de communications officielles entre les deux ministres. Ce fut par un échange d'idées tout officieux qu'ils s'appliquèrent à préparer une solution amiable. M. Guizot commença par établir un point important, à savoir que M. Pritchard, par son fait même, n'était plus consul à Taïti au moment où il avait été arrêté. Lord Aberdeen le reconnut; mais il ne s'en plaignait pas moins qu'un citoyen anglais, encore officier de la Reine, puisqu'il avait un brevet de consul dans un autre archipel, eût été emprisonné et expulsé arbitrairement; il prétendait qu'une réparation était due de ce chef; il donnait même à entendre qu'elle devait consister dans le retour momentané de M. Pritchard à Taïti, et dans l'éloignement de MM. Bruat et d'Aubigny. M. Guizot maintint, en principe, notre droit d'expulser un étranger, et affirma, en fait, qu'il y avait eu des raisons d'user de ce droit contre M. Pritchard; il admit seulement, s'attachant à ne pas dépasser sur ce point les appréciations de M. Bruat, que les procédés employés avaient eu quelque chose d'excessif; il se montra disposé à en témoigner son regret et, dans une certaine mesure, son improbation, mais rien de plus; quant au retour de M. Pritchard et au rappel de nos officiers, il déclara qu'il s'y refuserait absolument. L'attitude de notre ministre témoignait à la fois d'un grand désir d'accord et d'une volonté très nette de ne rien abandonner de ce qui intéressait la dignité de son pays. «Tournez et retournez en tous sens cette idée, écrivait-il le 15 août à M. de Jarnac, qu'il est impossible que la paix du monde soit troublée par Pritchard, Pomaré et d'Aubigny, sans aucun vrai ni sérieux motif. Ce serait une honte pour les deux cabinets. C'est là le cri du bon sens. Donnons à la foule, des deux côtés de la Manche, le temps de le sentir; elle finira par là. Pour moi, j'irai aussi loin que me le permettront la justice envers nos agents et notre dignité. S'il y a de l'humeur à Londres, j'attendrai qu'elle passe; mais s'il y a un acte d'arrogance, ce ne sera pas moi qui le subirai.» Il ajoutait, le 18 août: «Je compte pleinement sur le bon esprit de lord Aberdeen. Nous avons, entre lui et moi, étouffé, depuis trois ans, bien des germes funestes. J'espère que nous étoufferons encore celui-ci... Pour mon compte, je ferai, sans hésiter et quoi qu'il m'en puisse arriver, ce qui me paraîtra juste et honorable; mais s'il devait y avoir au bout de tout ceci une faiblesse ou une folie, bien certainement je ne m'en chargerais pas.» Le chef du Foreign Office n'était pas insensible à de tels appels. Toutefois, l'excitation des esprits, autour de lui et jusque dans le sein du cabinet, entravait sa bonne volonté. Impatient de voir arriver l'offre de réparation dont il nous avait laissé l'initiative, il écrivait à son ambassadeur à Paris que si la France tardait davantage, il se verrait à regret dans la nécessité d'exposer officiellement les motifs pour lesquels l'Angleterre avait droit à cette réparation. Un autre jour, il racontait à M. de Jarnac comment il avait dû, pour contenter ses collègues, rédiger une note annonçant à la France que M. Pritchard allait être ramené à Taïti par un navire anglais. «Elle est là sur mon bureau, ajoutait-il, mettez-moi en mesure de l'y laisser.» Il était seul dans le cabinet à se prononcer contre une augmentation considérable et immédiate des forces maritimes[403], et, s'il parvenait à faire écarter les mesures d'un apparat provocant, ordre n'en était pas moins donné aux arsenaux de pousser les armements avec une grande activité[404]. Aussi ne dissimulait-il pas son anxiété. «Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, disait-il à M. de Jarnac, pour aplanir les voies au Roi et à M. Guizot; mais je suis préparé au pire.»

Faut-il ajouter que, des deux côtés du détroit, les oppositions, uniquement occupées d'augmenter les embarras des cabinets, semblaient s'être donné pour tâche d'échauffer les esprits et de rendre toute conciliation plus difficile? En France, les journaux accusaient chaque matin M. Guizot de méditer quelque lâcheté, et ameutaient d'avance contre cette lâcheté toutes les colères patriotiques. En Angleterre, ils faisaient une campagne semblable contre lord Aberdeen; le parti des saints excitait par ses meetings le fanatisme protestant; en outre, dans le Parlement, qui était encore en session, lord Palmerston reprochait à son successeur de s'être plus préoccupé de maintenir M. Guizot au pouvoir que de défendre les grands intérêts de son pays, et, parcourant le globe entier, il montrait partout «la diminution de l'influence et de la considération de l'Angleterre[405]». Pour se défendre, les ministres tories croyaient nécessaire de s'exprimer, sur la réparation due à leur gouvernement, en des termes qui, pour être moins brutaux que les premières phrases échappées à sir Robert Peel, n'en fournissaient pas moins à l'opposition française une arme aussitôt employée.

V

Pendant ce temps, sur l'autre théâtre qu'il ne nous faut pas perdre de vue, le conflit avec le Maroc, loin de s'apaiser, prenait un tour qui augmentait encore l'agitation de l'opinion anglaise. Par une malheureuse coïncidence, les deux questions arrivaient au même moment à leur phase la plus aiguë. Nous avons déjà indiqué que l'attitude expectante où s'étaient d'abord renfermés le maréchal Bugeaud et le prince de Joinville était de celles qui ne pouvaient se prolonger beaucoup. Les jours s'écoulaient, et le gouvernement du Maroc ne faisait aucune réponse satisfaisante à l'ultimatum de la France. Les démarches du consul anglais n'obtenaient rien de l'Empereur, soit que celui-ci partageât le fanatisme de ses sujets, soit qu'il fût impuissant à le contenir. Les rares communications auxquelles les agents marocains feignaient de se prêter, n'avaient visiblement d'autre but que de traîner les choses en longueur, jusqu'à ce que la mauvaise saison empêchât notre action militaire et surtout maritime; elles se terminaient d'ailleurs presque toujours par quelque insolence, telle que la sommation d'évacuer Lalla-Maghnia ou de punir le maréchal Bugeaud. Cependant, autour d'Oudjda, l'armée marocaine grossissait chaque jour; le fils de l'Empereur venait en grand appareil se mettre à sa tête, et l'on se préparait plus ouvertement que jamais à la guerre sainte. De l'autre côté de la frontière, le maréchal avait assez d'une attente qui lui paraissait «funeste» et «intolérable». Il s'en exprimait avec une amertume extrême dans ses lettres au ministre de la guerre. Le prince de Joinville eût été personnellement plus disposé à continuer encore quelque temps les moyens dilatoires; mais il était piqué des reproches du maréchal qui lui écrivait «que la guerre, pour n'être pas déclarée diplomatiquement, n'en existait pas moins de fait», et qui se plaignait que, dans de telles circonstances, la flotte demeurât inactive. Aussi, le 25 juillet, le prince annonça-t-il au ministre de la marine que, se rangeant par déférence à l'avis du gouverneur général, et voulant maintenir l'unité de vue et d'action entre les deux commandements, il se décidait à sortir de sa réserve. En prenant ce grave parti, le jeune amiral n'était pas en désaccord avec son gouvernement; en effet, le 27 juillet, le ministre, avant même d'avoir reçu la lettre du prince, lui écrivait «de commencer les hostilités, si la réponse à l'ultimatum n'était pas satisfaisante».

Une fois résolu à agir, le prince de Joinville ne laissa pas les choses languir. Le 1er août, il était devant Tanger, avec toute son escadre, composée de 3 vaisseaux, 3 frégates, 4 corvettes et plusieurs bâtiments de moindre rang, en tout 28 navires de guerre. Il attendit encore quelques jours, pour être assuré que le consul anglais avait quitté l'intérieur des terres et était en sûreté. Enfin, le 6 août, en présence des escadres étrangères, spectatrices du combat, il ouvrit le feu contre les fortifications. Après deux heures et demie de canonnade, toutes les batteries étaient éteintes et démantelées. La ville avait été épargnée, à cause de son caractère semi-européen. Nos pertes se réduisaient à 16 blessés et 3 morts; l'ennemi avouait 150 morts et 400 blessés.

En apprenant, le 11 août, le bombardement de Tanger, le maréchal Bugeaud ne put retenir un cri de joie. «Le 14 au plus tard, écrivit-il au prince de Joinville, j'ai la confiance que nous aurons acquitté la lettre de change que la flotte vient de tirer sur nous.» Son plan fut aussitôt arrêté avec une telle précision qu'il l'envoya d'avance au ministre de la guerre et au commandant de la flotte. L'armée ennemie était massée au delà d'un petit cours d'eau dont le nom allait devenir fameux, l'Isly; elle se composait presque entièrement de cavaliers; en quel nombre? au moins 45,000, ont dit les uns; d'après les autres, plus de 60,000. Les Français n'étaient que 10,000, mais solides et avec l'élite des officiers d'Afrique, La Moricière, Bedeau, Cavaignac, Pélissier, Tartas, Morris, Yusuf, etc. Le maréchal ne s'inquiétait pas de cette disproportion numérique; il avait des idées très arrêtées sur l'impuissance des multitudes sans organisation et sans tactique, et, depuis quelque temps, il ne manquait pas une occasion de développer cette thèse devant les officiers, les sous-officiers et même les simples soldats; on sait que ce professorat militaire était dans ses habitudes et ses goûts. «Ne comptez donc pas les ennemis, disait-il en terminant ses démonstrations; il est absolument indifférent d'en combattre 40,000 ou 10,000, pourvu que vous ne les jugiez pas par vos yeux, mais bien par votre raisonnement qui vous fait comprendre leur faiblesse. Pénétrez au milieu de cette multitude, vous la fendrez comme un vaisseau fend les ondes; frappez et marchez, sans regarder derrière vous: c'est la forêt enchantée; tout disparaîtra avec une facilité qui vous étonnera vous-mêmes.»

Le 12 août, les troupes furent prévenues qu'elles allaient prendre l'offensive. Dans la soirée, eut lieu une scène dont le souvenir est resté profondément gravé chez tous ceux qui y assistèrent[406]. Les officiers s'étaient réunis, afin d'offrir un punch à ceux de leurs camarades qui venaient d'arriver de France pour prendre part à la campagne. La fête se donnait au milieu du camp, dans une sorte d'enceinte pittoresquement encadrée de lauriers-roses. On causait, avec une gaieté émue, des événements qui se préparaient. Une seule chose manquait, la présence du grand chef: celui-ci, très fatigué de sa journée, était déjà couché. L'interprète, M. Roches, fut dépêché vers lui. Fort bourré d'abord par celui qu'il réveillait, il le détermina cependant à venir. Les acclamations qui accueillirent le maréchal à son arrivée chassèrent toute sa mauvaise humeur. On fit cercle; de sa haute taille, Bugeaud dominait les quatre cents officiers qui l'entouraient. «Après-demain, mes amis, s'écria-t-il d'une voix mâle qui portait au loin, sera une grande journée, je vous en donne ma parole. Avec ma petite armée, je vais attaquer l'armée du prince marocain qui s'élève à soixante mille cavaliers. Je voudrais que ce nombre fût double, fût triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et leur désastre seront grands. Moi, j'ai une armée, lui n'a qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d'abord je veux vous expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à ma petite armée la forme d'une hure de sanglier. Entendez-vous bien? La défense de gauche, c'est Bedeau; le museau, c'est Pélissier, et moi, je suis entre les deux oreilles. Qui pourra arrêter notre force de pénétration? Ah! mes amis, nous entrerons dans l'armée marocaine, comme un couteau dans du beurre.» Il accompagnait ses explications de violents gestes des coudes, très expressifs, qui excitaient la gaieté de l'auditoire. Puis il continua à exposer «l'invincible supériorité des petits groupes organisés sur les grandes masses dépourvues d'organisation, à la condition d'une ferme attitude inspirée par la conscience même de cette supériorité». Spectacle singulier que celui de ce général démontrant par avance à son armée la victoire qu'il allait lui faire remporter. Bugeaud apparaissait vraiment grand en de pareils moments. L'auditoire était transporté d'enthousiasme, aussi bien les officiers serrés autour du gouverneur, que les soldats groupés hors de l'enceinte, sur les escarpements de la vallée, tous fantastiquement éclairés par la lueur des torches, des lanternes en papier, de couleur et par les flammes des cinquante gamelles de punch.

Le lendemain, 13 août, l'armée, feignant d'aller au fourrage, se rapprocha de l'ennemi. Le 14, elle se remit en route à deux heures du matin. La confiance et l'entrain régnaient dans tous les rangs, et les fantassins saluaient au passage leur chef par de gais propos. Vers six heures, en débouchant sur une hauteur, on aperçut tout d'un coup les innombrables tentes des camps marocains qui s'étalaient dans un périmètre plus vaste que celui de Paris. À cette vue, un hourra immense sortit de toutes les poitrines. L'armée, formant la fameuse hure, traversa à gué l'Isly. Cependant, les Marocains étaient montés à cheval et se précipitaient sur notre phalange, qui fut littéralement enveloppée d'une nuée de cavaliers. «C'est un lion attaqué par cent mille chacals», disait un Arabe. Nulle part, notre infanterie ne se laissa troubler ni entamer; elle attendait les cavaliers à petite portée, et les arrêtait net par une décharge meurtrière; on les voyait alors tourbillonner sur eux-mêmes et se rejeter en désordre sur ceux qui les suivaient. Pendant deux heures, ainsi entourés et assaillis, les Français avancèrent toujours, conservant leur même ordre; ils finirent par atteindre la hauteur sur laquelle était le camp. Le maréchal, se rendant compte que les bandes marocaines étaient fatiguées et brisées par leurs efforts infructueux, fit sortir ses escadrons de chasseurs et de spahis qu'il avait gardés jusqu'ici entre les oreilles de la hure; il en lança une partie contre le camp, tandis que l'autre précipitait la déroute des cavaliers ennemis. Dès midi, la victoire était complète. Tout s'était passé comme l'avait prévu le maréchal. Nous n'avions eu que vingt-sept morts et une centaine de blessés. Nos adversaires laissaient huit cents cadavres sur le champ de bataille. Un butin immense, la tente, le parasol et la correspondance du fils de l'Empereur, dix-huit drapeaux, onze pièces de canon et jusqu'aux chaînes de fer destinées aux prisonniers français étaient tombés entre nos mains. Les jours suivants, le maréchal eût volontiers poursuivi plus avant les restes de l'armée marocaine; mais ses troupes, épuisées par une chaleur torride, décimées par les maladies, étaient, pour le moment, incapables d'un nouvel effort.

Pendant ce temps, la flotte continuait ses opérations. En quittant Tanger, elle se dirigea au sud, vers Mogador. Cette ville, principal centre commercial de l'empire, était la propriété particulière du souverain qui en louait les maisons et trouvait là l'une des sources les plus claires de son revenu. Arrivée, le 11 août, devant Mogador, par une mauvaise mer, l'escadre fut, pendant plusieurs jours, empêchée d'agir. Enfin, le 15, le lendemain de la bataille d'Isly, le bombardement commença. La résistance fut plus sérieuse qu'à Tanger. Après un vif combat, les compagnies de débarquement s'emparèrent de la petite île fortifiée qui fermait l'entrée du port. Le lendemain, nouvelle descente à terre, pour détruire les défenses de la ville. En se retirant, le prince laissa 500 hommes solidement établis dans l'île et quelques-uns de ses bâtiments dans le port.

Neuf jours avaient suffi pour frapper des coups décisifs sur terre et sur mer. Autant nos chefs militaires s'étaient montrés patients et prudents avant que fût venue l'heure d'agir, autant ils avaient été prompts et résolus dans l'action. Des deux façons, ils avaient répondu aux vues du gouvernement. C'était bien ce qui convenait, d'une part pour rassurer l'Europe sur nos desseins, de l'autre pour «prouver au Maroc, suivant le mot du prince de Joinville, qu'il ne fallait pas jouer avec nous».

VI

Les nouvelles de ces heureux faits d'armes, arrivant coup sur coup, firent grand effet en France. Le public fut flatté dans son amour-propre national; on lui avait tant répété que le gouvernement n'oserait rien faire! Les journaux de l'opposition eux-mêmes durent reconnaître que la campagne avait été bien menée; mais ils prétendirent que le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud avaient agi contre leurs instructions et violenté la lâcheté du ministère.

En Angleterre, au contraire, où l'opinion était déjà si troublée des événements de Taïti, le canon de notre flotte eut un douloureux retentissement. Le bombardement de Tanger fut connu vers le 16 août. L'alarme se manifesta aussitôt très vive[407], et alla grossissant les jours suivants, bien que les événements plus graves d'Isly et de Mogador fussent encore ignorés. «On répète, écrivait de Londres M. de Jarnac, le 22 août, que la paix du monde entier est maintenant à la merci de chaque incident d'une guerre qui semble placer en conflit inévitable les intérêts majeurs de la France et de l'Angleterre... Je ne vois personne qui ne me parle de la situation actuelle avec une vive appréhension[408].» Sir Robert Peel sentait renaître ses premières défiances. Se reportant toujours à l'expédition d'Alger en 1830, il exprimait la crainte que les événements du Maroc n'eussent la même issue. Tous les faux bruits qu'on lui apportait sur nos armements maritimes trouvaient créance chez lui; voyant un conflit probable et prochain, il insistait auprès de ses collègues pour que l'Angleterre s'y préparât sans retard. M. Guizot, surpris et blessé de ces inquiétudes, rappela comment la France avait été forcée à une guerre qu'elle eût désiré éviter, et, tout en revendiquant fermement le droit de ne négliger aucun des moyens qui pouvaient rendre cette guerre efficace et assurer la sécurité de notre territoire algérien, il ajouta, pour dissiper les ombrages de sir Robert Peel: «Pas plus aujourd'hui qu'avant l'explosion de la guerre, nous n'avons aucun projet, aucune idée d'occupation permanente sur aucune partie du territoire marocain. Nos succès ne changeront rien à nos intentions, n'ajouteront rien à nos prétentions.» Lord Aberdeen, demeuré fidèle à l'entente cordiale, se servait de ces déclarations pour rassurer ses collègues, mais pas toujours avec succès.

Ce fut bien pis quand, dans les derniers jours d'août, on apprit, à Londres, la bataille d'Isly, et surtout l'occupation de Mogador, qui apparut comme le début d'un établissement sur la terre marocaine. Les journaux whigs, prompts à exploiter cette alarme jalouse, n'avaient pas assez d'invectives contre ce ministère qui, depuis trois ans, suivant l'expression de lord Palmerston, «baisait presque la terre devant l'allié français». L'une des conséquences de cette émotion fut de rendre beaucoup plus aiguë, entre les deux cabinets, la question soulevée par l'arrestation de M. Pritchard. Cela se conçoit. Si les événements d'Afrique fournissaient aux whigs un prétexte pour attaquer la politique de lord Aberdeen, il était difficile que le gouvernement britannique y trouvât un sujet sérieux de réclamation à adresser au gouvernement français, surtout en présence des assurances formelles que celui-ci donnait de son absolu désintéressement; de ce côté, l'Angleterre avait à la fois beaucoup de déplaisir et pas de grief. Mais ce grief qui lui échappait dans l'affaire du Maroc, ne croyait-elle pas le posséder dans celle de Taïti, où M. Guizot n'avait encore offert aucune réparation? On se montra donc, à Londres, d'autant plus porté à mal prendre ce retard, qu'on était plus mortifié de ce qui venait de se passer en Afrique. L'attitude fut telle, qu'un conflit armé semblait possible, quelques-uns même disaient: probable.

Notre chargé d'affaires, le comte de Jarnac, vit le danger et s'empressa de le signaler à M. Guizot. Dans une dépêche en date du 28 août, il montrait «l'idée s'accréditant, en Angleterre, que, malgré le désir des deux souverains et des deux cabinets, une rupture était à la veille d'éclater». Puis il ajoutait: «Il est de mon devoir de le dire à Votre Excellence, et assurément je ne suis pas le seul à l'en informer; la guerre, ses conséquences probables, les forces, les ressources, les alliances respectives des deux pays sont devenues ici le thème général de la conversation, et les classes qui, par leurs habitudes et leurs intérêts, seraient le moins portées à admettre ces formidables éventualités, se prêtent aujourd'hui à les prévoir et à les discuter... Votre Excellence aura remarqué que le rappel de lord Cowley a été formellement indiqué, sinon réclamé, ces jours-ci, par le principal organe de l'opinion publique. Je sais d'ailleurs à ne pouvoir en douter, que les membres les plus influents du conseil des ministres se sont vivement émus de cette situation, qu'un changement complet dans la politique extérieure de la Grande-Bretagne est discuté chaque jour, que les partis les plus extrêmes, ceux qui rendraient peut-être impossible le maintien des relations diplomatiques entre les cours, sont sans cesse passés en revue. J'ai tout lieu de craindre que, si aucun arrangement des différends actuels ne pouvait être arrêté, une politique au plus haut point compromettante pour les relations des deux cours ne saurait longtemps encore tarder à prévaloir dans le conseil.»

L'opposition française a soutenu après coup que, dans cette circonstance, notre jeune chargé d'affaires avait manqué de sang-froid et de clairvoyance, qu'il avait été la dupe de lord Aberdeen, en prenant au vrai des alarmes systématiquement exagérées, et qu'il avait cru trop facilement au danger de la guerre. Les témoignages contemporains anglais, témoignages d'autant moins suspects qu'ils ressortent de documents intimes, nullement destinés à une publicité immédiate, justifient M. de Jarnac. Lord Palmerston écrivait à son frère, le 29 août 1884: «Les esprits les plus tranquilles commencent à regarder une guerre avec la France comme un événement que toute notre prudence ne peut pas longtemps empêcher et auquel nous devons nous préparer sans délai. Dans une telle guerre, le gouvernement recevra l'appui unanime de la nation entière, et toutes les nouvelles charges qui pourront devenir nécessaires pour cet objet seront volontiers supportées[409].» Dira-t-on que lord Palmerston est suspect à cause de son animosité contre la France? Voici lady Holland, grande amie de notre pays, fort opposée pour son compte à la guerre, qui constate avec chagrin, dans une lettre à lady Palmerston, «que tout le monde, en Angleterre, est résigné à la guerre et est préparé à la supporter, fût-ce au prix de 10 pour 100 d'income tax[410]». Lord Malmesbury, après avoir rapporté dans son journal intime, toujours à la même époque, que «l'on faisait des préparatifs militaires dans tous les arsenaux», ajoutait: «Lord Canning, sous-secrétaire d'État au Foreign Office, m'avait écrit après le bombardement de Tanger que, pendant plusieurs jours, la guerre avec la France avait été imminente; l'occupation de Mogador va encore compliquer la situation[411].» Même impression recueillie dans le journal de M. Charles Greville[412]. Enfin, la reine Victoria écrivait à son cher oncle, le roi des Belges, combien elle était «affligée et effrayée du nuage menaçant qui planait sur les relations de l'Angleterre avec la France»; et plus tard, quand les affaires seront arrangées, elle écrira: «Il est nécessaire que vous et ceux qui sont à Paris sachiez combien le danger était imminent[413]

Pendant qu'à Londres les choses menaçaient de tourner à une rupture, en France, on était à la fois inquiet et excité. La Bourse baissait sur les bruits de guerre, et un observateur de sang-froid notait que «jamais, sans en excepter peut-être 1840, l'opinion, même celle des hommes d'ordinaire sages et pacifiques, n'avait été plus montée contré les Anglais[414]». Les journaux de la gauche faisaient tout pour augmenter cette excitation. Le moindre ménagement envers la Grande-Bretagne était dénoncé par eux comme une lâcheté et une trahison. À voir la façon dont ils donnaient à entendre que le vrai vaincu n'était pas le Maroc, mais l'Angleterre, on eût dit qu'ils s'étaient donné mission de fournir aliment aux méfiances de cette dernière. S'ils voulaient bien assurer les puissances continentales que, pour le moment, nous ne visions pas la rive gauche du Rhin, ils avertissaient nos voisins d'outre-Manche que notre ambition se portait désormais sur le domaine colonial et maritime. Bien plus, le National discutait ouvertement les chances d'un débarquement sur les côtes de la Grande-Bretagne, et il soutenait que l'entreprise était d'un succès facile. Ces articles, aussitôt reproduits et commentés au delà du détroit, ne contribuaient pas à y calmer les esprits.

Les chancelleries européennes apercevaient le péril de la situation et s'en préoccupaient. À Vienne, M. de Metternich, tout en se félicitant de voir «crouler» l'entente cordiale, contre laquelle il s'était toujours plu à dogmatiser, se demandait, non sans angoisse, «si la banqueroute de cette entente cordiale n'entraînerait pas celle de la paix politique»; en dépit des intentions pacifiques des deux gouvernements, il trouvait «les choses fort dangereusement placées[415]». Ce que devaient être les espérances du Czar à l'approche d'un tel conflit et ses dispositions empressées à soutenir l'Angleterre contre nous, on peut en avoir idée en se rappelant ce qu'il était venu faire naguère à Londres. Mêmes sentiments, avec un peu moins d'impétuosité, à Berlin. Par une coïncidence qui n'était pas indifférente, le frère du roi de Prusse, celui qui sera plus tard l'empereur Guillaume Ier et le redoutable ennemi de la France, était alors l'hôte de la cour de Windsor et nouait avec elle des relations très intimes. Aussi le Times, dans un article menaçant, nous avertissait-il qu'en cas de guerre, les puissances du Nord seraient avec l'Angleterre contre la France isolée. M. Bresson, qui était à cette époque ambassadeur à Madrid, mais qui connaissait bien l'Europe centrale pour avoir été pendant longtemps ministre à Berlin, écrivait à M. Guizot, le 2 septembre: «Finissez cette affaire; rentrons dans des termes convenables avec l'Angleterre. Le reste de l'Europe épie nos dissentiments, pour se ranger aveuglément et en forcené contre nous. Je connais bien les puissances allemandes; ne nous faisons pas d'illusions[416]

VII

Il ne fallait pas, en effet, laisser se prolonger davantage un tel état de choses. Nos ministres le comprenaient. Il leur paraissait d'ailleurs que les succès obtenus en Afrique permettaient d'être conciliant, et que la victoire rendait la modération plus facile. Le Roi les poussait fort dans ce sens; depuis longtemps, il aspirait à en finir avec ce qu'il appelait «les tristes bêtises de Taïti», à sortir «du guêpier du Maroc», et à «mettre au requiem ces malheureux incidents[417]».

Tout d'abord, résolution fut prise de ne pas retarder davantage, dans l'affaire Pritchard, la communication officielle que le cabinet anglais attendait depuis plus d'un mois. Seulement, quelle satisfaction le cabinet français allait-il offrir pour les torts de forme que, d'accord avec M. Bruat, il avait reconnus et regrettés dès le premier jour? Malgré son esprit de conciliation, il persistait à ne pas vouloir entendre parler des mesures suggérées par lord Aberdeen, c'est-à-dire du retour de M. Pritchard et de l'éloignement des officiers français. Il lui fallait trouver quelque autre solution dont se contentât l'Angleterre et qui fût plus acceptable pour la France. Ainsi fut-il amené à reprendre une idée qui s'était fait jour, un moment, à Londres, dans les premiers pourparlers, mais qui avait été aussitôt rejetée dans l'ombre, celle d'une indemnité allouée à M. Pritchard. Il jugeait, non sans raison, beaucoup moins coûteux de payer les torts commis, avec quelques écus qu'avec la disgrâce de nos officiers. Un dédommagement accordé de ce chef laissait entiers le droit de la France et l'honneur de ses agents. Comme M. Guizot l'a écrit lui-même plus tard, on ne pouvait refuser davantage et accorder moins. On devait même craindre que l'Angleterre ne jugeât pas suffisante une satisfaction si inférieure à celle qu'elle avait désirée. Sa décision prise, le cabinet français ne perdit pas un instant. M. Guizot adressa à M. de Jarnac deux dépêches, destinées à être communiquées à lord Aberdeen. Dans la première, datée du 29 août 1844, il commençait par affirmer très nettement que les autorités françaises avaient eu le droit de renvoyer M. Pritchard, et que celui-ci, par sa conduite, avait mérité ce renvoi; seulement, il exprimait son «regret» et son «improbation» au sujet de «certaines circonstances qui avaient précédé l'expulsion». Il protestait de sa volonté d'assurer à tous les missionnaires la liberté dont ils avaient besoin, mais ne se déclarait pas moins résolu à «maintenir et à faire respecter les droits de la France». Il terminait en témoignant la «confiance que, pleins l'un pour l'autre d'une juste estime, les deux gouvernements avaient le même désir d'inspirer à leurs agents les sentiments qui les animaient eux-mêmes, et de leur interdire tous les actes qui pourraient compromettre les rapports des deux États». Dans la seconde dépêche, datée du 2 septembre, M. Guizot, rappelant «son regret et son improbation de certaines circonstances qui avaient précédé le renvoi de M. Pritchard», se disait «disposé à lui accorder, à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances avaient pu lui faire éprouver, une équitable indemnité». Quant à la fixation du chiffre, le ministre proposait d'en remettre le soin aux commandants des stations française et anglaise dans l'océan Pacifique. On le voit, de ces deux pièces il ressortait très clairement que l'indemnité était offerte, non pour l'expulsion dont on maintenait au contraire la légitimité, mais pour quelques «circonstances» fâcheuses qui l'avaient précédée.

Aussitôt nos propositions arrivées à Londres, le cabinet anglais se réunit pour en délibérer. Il trouvait sans doute la satisfaction «mince» (slender); mais divers motifs le déterminèrent à n'y pas regarder de trop près: lui aussi sentait le besoin d'en finir; il souhaitait vivement annoncer l'arrangement, dans le discours de clôture de la session qui allait être prononcé le 5 septembre; il se rendait compte combien serait déraisonnable une guerre pour un si petit sujet; enfin, à ce moment même, les affaires d'Irlande prenaient une tournure qui lui faisait désirer de ne pas se mettre un autre embarras sur les bras[418]. Ajoutons que l'influence de lord Aberdeen s'exerçait, comme toujours, dans le sens de la conciliation; M. Guizot lui avait fait savoir d'avance qu'en cas de refus, se trouvant placé entre des concessions qu'il ne voudrait pas faire et la guerre, il ne resterait pas au pouvoir. «Alors, avait répondu le secrétaire d'État, je n'aurais point à choisir; nous nous retirerions ensemble, et notre politique succomberait avec nous[419].» Le cabinet tory se prononça donc pour l'acceptation pure et simple des offres françaises. Interrogé dans la dernière séance de la Chambre des communes, le 5 septembre, sir Robert Peel déclara que l'affaire de Taïti venait de se terminer «de la manière la plus amicale et la plus satisfaisante». Il refusa néanmoins d'en dire plus long et de faire connaître les conditions de l'arrangement; il craignait évidemment que l'opposition ne profitât de ce que la clôture de la session n'était pas encore prononcée, pour exploiter contre le cabinet le désappointement que ces conditions devaient causer au public. Quelques heures après, le discours de la Reine, prononçant la prorogation du Parlement, se borna également à faire connaître que les difficultés élevées entre les deux gouvernements avaient été «heureusement écartées, grâce à leur esprit de justice et de modération». Le lendemain, 6 septembre, par une dépêche adressée à son ambassadeur à Paris, lord Aberdeen annonça officiellement au gouvernement français l'acceptation de ses offres; il se déclarait entièrement satisfait et n'élevait aucune objection sur la façon dont M. Guizot avait posé la question et revendiqué les droits des autorités françaises; tout au plus faisait-il observer que M. Pritchard «niait la vérité des allégations portées contre lui», mais en se gardant bien de prendre cette négation à son compte. Tout révélait chez le ministre anglais la volonté de ne laisser aucune trace du conflit. «Ma conviction, écrivait-il, est que le désir sincère des deux gouvernements de cultiver l'entente la meilleure et la plus cordiale, rend presque impossible que des incidents de cette nature, s'ils sont vus sans passion et traités dans un esprit de justice et de modération, puissent jamais aboutir autrement qu'à une issue amicale et heureuse.»

Le gouvernement français ne s'était pas montré moins pressé de mettre fin à la guerre avec le Maroc. En même temps qu'il proposait à Londres une solution de l'affaire Pritchard, il écrivait, le 30 août, aux agents diplomatiques qui assistaient le prince de Joinville,—c'étaient M. de Nion, consul à Tanger, et le duc de Glücksberg, fils du duc Decazes, alors secrétaire d'ambassade à Madrid,—de se transporter immédiatement devant Tanger et de faire savoir à l'empereur du Maroc que nous étions prêts à traiter avec lui sur les bases de l'ultimatum signifié avant l'ouverture des hostilités; on n'en a pas oublié les quatre conditions: dispersion des troupes rassemblées sur la frontière; châtiment des auteurs des agressions commises sur notre territoire; expulsion d'Abd el-Kader; délimitation de la frontière telle qu'elle existait du temps des Turcs. M. Guizot eut soin d'aviser aussitôt le gouvernement anglais de cette démarche. Ainsi les succès de nos armes ne faisaient rien ajouter aux premières demandes. Il ne manquait pas de gens pour conseiller de se montrer plus exigeant, de réclamer, par exemple, une indemnité pour les frais de la guerre, la remise d'Abd el-Kader entre nos mains, et l'occupation, jusqu'à complète exécution du traité, de quelque partie du territoire ennemi. Rien sans doute n'eût été plus justifié; mais il fallait songer aux conséquences. Il était à prévoir que l'Empereur repousserait ces conditions[420]. En admettant même qu'il les acceptât, il ne trouverait le moyen ni de réunir l'argent ni de s'emparer de l'émir; force nous serait d'aller prendre nous-mêmes la rançon et l'otage qu'on ne voudrait ou qu'on ne pourrait pas nous livrer. C'était donc, dans tous les cas, prolonger indéfiniment la guerre, ce que notre gouvernement désirait éviter, non seulement par préoccupation de ses relations avec l'Angleterre, mais parce qu'en elle-même cette guerre présentait des difficultés nullement en rapport avec les avantages qu'on prétendait en tirer. Il ne fallait pas oublier qu'au lendemain de la bataille d'Isly, notre armée était épuisée par la chaleur et incapable d'un effort de plus. Les obstacles venant du climat et du sol n'étaient pas les seuls à prévoir. En frappant de nouveaux coups, nous risquions de faire crouler le pouvoir déjà peu solide de l'empereur Abd er-Raman, et alors, dans l'anarchie qui suivrait, aux prises avec des populations insaisissables, comment en finirions-nous? Ne serions-nous pas attirés dans l'engrenage d'une nouvelle conquête dont nous ne voulions pas? Ou bien, si cette crise portait Abd el-Kader à la place d'Abd er-Raman, substitution dont on commençait à parler chez les plus fanatiques de nos adversaires, y gagnerions-nous? Si l'on avait jugé nécessaire de donner une leçon à l'empereur, on ne voulait pas l'abattre; bien au contraire, la leçon donnée, on avait intérêt à le rassurer, à le raffermir, à lui prouver qu'il pouvait et devait vivre avec nous en ami. Tels furent les motifs, très réfléchis et après tout fort raisonnables, pour lesquels, en posant les conditions du traité à conclure, le cabinet français résolut de se montrer très peu exigeant, de se contenter du possible et de l'indispensable. Même à ces conditions, était-il assuré d'en finir tout de suite? Obtiendrait-il de Fez une réponse nette et prompte? Trouverait-il seulement des négociateurs ayant pouvoir et volonté de traiter? Ne devait-il pas s'attendre aux lenteurs cauteleuses qui sont l'habitude de ces sortes de gouvernements et qui, dans le cas particulier, pouvaient être un calcul?

Les choses marchèrent avec une rapidité inespérée. Dès le 3 septembre, avant l'arrivée des instructions de M. Guizot, le prince de Joinville fut avisé que l'empereur demandait la paix et se déclarait prêt à nous donner satisfaction. S'étant assuré des pouvoirs de ceux qui lui transmettaient cette demande, le prince, assisté de M. de Nion et du duc de Glücksberg, se rendit devant Tanger, le 10 septembre, et fit signifier aux plénipotentiaires marocains un traité tout rédigé et conforme à notre ultimatum[421]; ce traité devait être accepté immédiatement, sans discussion, sinon la guerre continuerait. En deux heures tout fut signé. Le prince prit alors sur lui d'ordonner l'évacuation immédiate de l'île de Mogador. Dans sa façon de faire la paix, il montrait le même mélange de prudence et de décision, dont il avait fait preuve dans l'action. «Guerre forte, paix généreuse et douce», c'est par ces mots que, quelques jours après, le roi Louis-Philippe résumait la conduite de son gouvernement.

Les deux questions étaient donc résolues à quelques jours de distance, et, par suite, tous les dangers qu'elles avaient paru un moment soulever, se trouvaient dissipés. Le gouvernement français s'en félicitait vivement. «Nous voilà hors de deux grosses affaires, mandait M. Guizot au maréchal Soult; le 18 septembre. J'espère que vous aurez été content de la manière dont elles se sont terminées. Le cabinet reste, je crois, en bonne position. On se fortifie par les difficultés qu'on a vaincues[422].» La satisfaction du gouvernement anglais n'était pas moins vive. «L'heureuse fin de nos difficultés avec la France est une bénédiction», écrivait, le 14 septembre, la reine Victoria au roi des Belges[423]. Mais pendant que tel était le sentiment des pouvoirs responsables, les oppositions irresponsables, des deux côtés du détroit, affectaient de se plaindre d'autant plus haut qu'elles se savaient maintenant garanties contre tout danger de guerre par la sagesse des cabinets. À Londres, les journaux de lord Palmerston dénonçaient, avec colère, «la poltronnerie qui régnait au Foreign Office». «La France, disaient-ils, sait maintenant qu'elle peut nous braver.» Ils se complaisaient à faire ressortir que, dans l'affaire de Taïti, lord Aberdeen «s'était humblement contenté de l'ombre d'une excuse», et que le capitaine d'Aubigny sortait de là sans le moindre désagrément. «Nous avalons une insulte, concluaient-ils, et reculons devant une querelle.» À Paris, M. Guizot n'était pas mieux traité. Sans doute la presse de gauche, qui avait jusqu'au dernier moment soutenu que notre ministre n'oserait pas refuser le rappel de M. d'Aubigny, fut d'abord un peu déconcertée quand elle sut les conditions toutes différentes de l'arrangement conclu dans l'affaire Pritchard; elle se laissa même aller à railler la mesquinerie de la satisfaction dont avait dû se contenter le cabinet anglais; mais cela ne dura pas, et elle eut bientôt découvert que l'octroi d'une indemnité était plus déshonorant encore que ne l'aurait été le rappel des officiers. «On comprend, disait-elle aux ministres, que lord Aberdeen ait été facile sur le reste, du moment où il vous imprimait cette honte sur le front.» De même, pour le Maroc, ces journaux, un moment surpris par l'heureuse promptitude des négociations, ne tardèrent pas à dénoncer la précipitation avec laquelle le gouvernement avait «offert humblement la paix» et «bâclé» un traité digne, selon eux, d'être comparé à celui de la Tafna. À les entendre, au lieu d'obtenir le prix de nos victoires, le dédommagement de nos sacrifices, on s'était contenté de belles paroles, de vaines promesses, sans prendre aucune garantie de leur exécution, bien plus, en renonçant, par l'évacuation hâtive de Mogador, au moyen de contrainte que nous possédions déjà, et tout cela par obéissance craintive aux ordres et aux menaces de l'étranger. En France comme en Angleterre, ce langage de la presse n'était pas sans action sur le public dont il caressait certains ressentiments, et l'on devait dès lors prévoir que les oppositions parlementaires trouveraient là, pour la prochaine session, un de leurs meilleurs terrains d'attaque. Au fond, cependant, les deux nations étaient satisfaites. En dépit des bravades auxquelles elles s'étaient plus ou moins associées, elles avaient eu très peur de la guerre[424] et se sentaient fort soulagées de la voir écartée. En France notamment, ceux-là mêmes qui ne semblaient pas fâchés d'entendre reprocher à M. Guizot son manque de fierté, eussent été implacables pour le ministère qui aurait laissé rompre la paix. M. de Barante, après avoir analysé cet état d'esprit avec sa perspicacité habituelle, concluait ainsi: «La solution de nos difficultés avec l'Angleterre est un grand sujet de contentement non seulement dans la région de la cour et du ministère, mais dans l'opinion générale[425]

Chargement de la publicité...