Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)
CHAPITRE IV
L'ENTENTE CORDIALE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE
(Septembre 1843-février 1844.)
I. Lord Aberdeen et ses rapports avec le cabinet français. Les voyages du duc de Bordeaux en Europe. Sur la demande du gouvernement du Roi, la reine Victoria décide de ne pas recevoir le prétendant. Les démonstrations de Belgrave square. Leur effet sur le roi Louis-Philippe. Cet incident manifeste les bons rapports des deux cabinets.—II. Le discours du trône en France proclame l'entente cordiale. Discussion sur ce sujet dans la Chambre des députés. M. Thiers rompt le silence qu'il gardait depuis dix-huit mois. L'entente cordiale ratifiée par la Chambre.—III. Débats du parlement anglais. Discours de sir Robert Peel.—IV. La dotation du duc de Nemours. Une manifestation des bureaux empêche la présentation du projet désiré par le Roi. Article inséré dans le Moniteur. Mauvais effet produit.—V. L'incident de Belgrave square devant les Chambres. Le projet d'adresse «flétrit» les députés légitimistes. Premier débat entre M. Berryer et M. Guizot. Faut-il maintenir le mot: flétrit? Nouveau débat. M. Berryer rappelle le voyage de M. Guizot à Gand. Réponse du ministre. Scène de violence inouïe. Le vote. Réélection des «flétris». Reproches faits par le Roi à M. de Salvandy. Conséquences fâcheuses que devait avoir pour la monarchie de Juillet l'affaire de la «flétrissure».
I
Aussitôt après la visite faite à Eu, en septembre 1843, par la reine Victoria, les cabinets de Londres et de Paris s'appliquèrent, avec une bonne volonté et une bonne foi égales, à pratiquer leur nouvelle politique d'entente. Au mois d'octobre, lord Aberdeen, s'étant rendu dans sa terre de Haddo, en Écosse, pour y prendre un peu de repos, invita à l'y suivre notre chargé d'affaires qui était en ce moment le comte de Jarnac. Le ministre et le diplomate vécurent à Haddo sur un pied d'intimité confiante et affectueuse. «Le repas du matin terminé, a raconté M. de Jarnac[239], lord Aberdeen m'emmenait dans son cabinet. Les courriers de l'ambassade comme ceux du Foreign office nous arrivaient sans cesse. Nous nous communiquions tout, autant que les intérêts du service le permettaient; nous causions de tout à cœur ouvert.» Puis, à d'autres moments, le soir principalement, c'étaient de longues conversations où le secrétaire d'État devisait librement des choses et des hommes de la politique. Tantôt, il réveillait ses souvenirs sur les luttes du commencement du siècle, sur Napoléon, sur Talleyrand qu'il jugeait sévèrement, sur les autres personnages de cette tragique époque. Tantôt, revenant au temps présent, «il parlait volontiers, rapporte son interlocuteur, de l'inflexible intégrité du duc de Broglie; de la reine Marie-Amélie, that angel on earth, à laquelle il avait voué un culte tout particulier, la seule personne de notre siècle, disait-il, contre laquelle le souffle de la calomnie n'a jamais osé s'élever; de la noble lutte que soutenaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot pour les intérêts les plus chers de l'humanité»; toutefois, il laissait voir des doutes sur l'issue de cette lutte: les destinées futures de notre pays l'inquiétaient. Le sujet le plus fréquent des entretiens était naturellement la situation respective de la France et de l'Angleterre. C'est même en cette circonstance que leurs nouveaux rapports paraissent avoir reçu, pour la première fois, le nom qu'ils devaient conserver dans l'histoire diplomatique. Un jour, en effet, le ministre fut amené à communiquer à notre chargé d'affaires une longue lettre confidentielle qu'il adressait à son frère sir Robert Gordon, ambassadeur à Vienne; dans cette lettre, pour caractériser les relations qu'il désirait désormais entretenir avec le gouvernement français, il se servait de cette expression: «A cordial good understanding, une cordiale bonne entente.»
Bien que dégagé des préjugés surannés et supérieur aux mesquines jalousies, lord Aberdeen restait non seulement très anglais, mais aussi très tory. Cette disposition d'esprit influait sur sa façon de concevoir l'entente des deux puissances occidentales. Au lendemain de 1830, alors que les whigs étaient au pouvoir, cette entente avait été plus ou moins une alliance libérale destinée à tenir tête, en Europe, aux cabinets réactionnaires. En 1843, dans l'esprit du ministre tory, elle devait avoir un caractère conservateur et surtout pacifique. C'était parce que le gouvernement du roi Louis-Philippe résistait, en France, à l'esprit révolutionnaire et belliqueux, c'était pour le seconder dans cette résistance, que lord Aberdeen estimait utile et juste de se rapprocher de lui. Tout en effectuant très loyalement ce rapprochement, il n'oubliait pas que l'alliance avec les puissances continentales avait été la tradition de son parti et qu'elle pourrait redevenir nécessaire, au cas, nullement impossible, où la France tenterait de détruire l'œuvre de 1815. Il demeurait très attaché à cette œuvre à laquelle il avait pris personnellement une grande part; l'état européen, créé à cette date, lui paraissait la condition de la sécurité de la Grande-Bretagne qui se trouvait sans armée en face de la France toujours occupée à développer ses forces militaires. «L'alternative pour nous, disait-il à M. de Jarnac, c'est une Europe fortement constituée dans notre intérêt, ou des armements extraordinaires et excessifs; notre grandeur, notre indépendance, notre sécurité même sont à ce prix.» Aussi ne cachait-il pas au chargé d'affaires français qu'il ferait cause commune avec les autres cours, si nous voulions toucher aux traités de 1815: «Souvenez-vous,—lui disait-il un jour où la conversation avait porté sur l'Autriche,—souvenez-vous, quelle que soit d'ailleurs l'intimité de notre union, qu'en Italie, je ne suis pas Français, je suis Autrichien.» Sous l'empire du même sentiment, il s'appliquait à calmer les mécontentements que l'entrevue d'Eu avait provoqués à Vienne et à Berlin. «Dans ce rapprochement, disait-il à M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, il n'y a rien d'exclusif; d'ailleurs, la paix et la bonne harmonie ne peuvent que gagner à ce que les relations des grandes cours avec celle de France redeviennent entièrement ce qu'elles étaient de 1815 à 1830[240].» Il ne manquait pas une occasion de rappeler au diplomate prussien que son dessein principal, en se rapprochant de la France, était d'y contenir le parti de la guerre[241]. Ces explications ne suffisaient pas, il est vrai, à dissiper la mauvaise humeur des cabinets de Berlin et de Vienne. M. de Metternich, entre autres, ne parlait pas sans colère de la «monstrueuse jonction» de la France et de l'Angleterre, et de la «stupidité» avec laquelle le cabinet de Londres se laissait jouer par celui de Paris[242].
Le soin avec lequel lord Aberdeen tâchait de prévenir tout refroidissement entre la Grande-Bretagne et les cours du continent, n'impliquait pas de sa part double jeu. C'était seulement une précaution qui lui paraissait imposée par les incertitudes de l'avenir. Pour le moment et tant qu'à Paris on demeurait conservateur et pacifique, il s'appliquait, «sans briser les autres alliances qui lui tenaient lieu d'armements», à entretenir avec notre gouvernement des relations vraiment intimes. «Pour la France, a rapporté M. de Jarnac, étaient au fond la grande considération, les grands égards, les grandes prévenances. En tout, depuis l'action commune sur les plus importantes questions jusqu'au plus intime détail de l'étiquette et du cérémonial, pour elle était le pas, pour elle le premier rang[243].» En Grèce et en Espagne, sur les deux théâtres où l'antagonisme était naguère le plus aigu, des efforts sincères étaient tentés pour faire entrer la cordiale entente dans la pratique; sans doute, les instructions conciliantes envoyées de Londres n'avaient pas, du premier coup, raison des habitudes contraires prises par les agents anglais résidant à Madrid et à Athènes. Mais du moins, la direction était loyalement donnée. Cela suffisait pour que M. Guizot pût écrire, le 2 novembre 1843: «L'Espagne et la Grèce sont en bon train[244].» Et, quelques semaines plus tard, le 9 décembre, notre ambassadeur à Londres, M. de Sainte-Aulaire, formulait ainsi son appréciation: «Quant à la politique générale, la situation me paraît bonne. En Grèce, nous irons avec l'Angleterre. En Espagne, les vieilles méfiances sont amorties[245].»
Ce n'était pas seulement dans ces affaires en quelque sorte normales et permanentes, c'était aussi dans les incidents imprévus et passagers que les bonnes dispositions du cabinet britannique avaient occasion de se manifester. Précisément à cette époque, le voyage du duc de Bordeaux à Londres fit naître un de ces incidents. Tant que Charles X avait vécu, conservant, en dépit de l'abdication de Rambouillet, le gouvernement de sa famille, sa préoccupation avait été d'empêcher que son petit-fils ne tombât aux mains des agités du parti royaliste[246]. Après sa mort (6 novembre 1836), le duc d'Angoulême, devenu Louis XIX pour son entourage et le comte de Marnes pour le dehors, n'était porté, ni par son âge ni surtout par son caractère, à rien changer aux traditions établies par son père, et la petite cour exilée de Goritz demeura à la fois aussi respectable et aussi morte que par le passé. Pendant ce temps, le duc de Bordeaux grandissait; l'enfant devenait jeune homme, et, bien que son éducation eût été entièrement dirigée selon les vues de Charles X, il sentait le besoin de sortir de cette retraite immobile et muette; il aspirait à voir la terre des vivants et à s'y montrer. De là, son voyage à Rome, accompli en octobre 1839, comme une sorte de coup de tête, à l'insu de ses parents, avec la seule complicité du duc de Lévis et en trompant par un déguisement la surveillance de la police autrichienne. Il avait alors dix-neuf ans. Le Pape, surpris, gêné, ne put pas cependant ne pas lui faire bon accueil, et le jeune prince passa tout l'hiver à Rome, fort répandu dans les salons de l'aristocratie. Mis en goût par ce premier acte d'émancipation, il songeait dès lors à visiter Berlin et Londres; mais la crise de 1840 l'empêcha de donner immédiatement suite à son projet: plus tard, survinrent d'autres obstacles, notamment la longue immobilité à laquelle le condamna une grave chute de cheval, faite en juillet 1841. Ce fut seulement à la fin de 1842 qu'il recommença ses pérégrinations, en se rendant à Dresde. Le voyage en Prusse et en Angleterre était annoncé pour l'année suivante.
Ces déplacements ne laissaient pas que de causer quelque émoi aux Tuileries. Ce que Louis-Philippe savait des sentiments de la plupart des cours européennes lui faisait craindre que la présence du duc de Bordeaux auprès de ces cours n'amenât quelque incident déplaisant pour la monarchie de 1830. Il ne se sentait plus d'humeur à supporter patiemment les mortifications qu'au début, nouveau venu au milieu des vieilles royautés, il avait cru plus sage de ne pas remarquer; d'autre part, il désirait vivement ne pas se créer d'affaires, surtout pour un tel sujet; il comprenait qu'une surveillance trop tracassière ne serait pas digne, et il ne voulait pas se faire accuser d'ajouter de petits déplaisirs à une si grande infortune. Les instructions envoyées à nos agents, sur ce sujet délicat, furent donc pondérées avec soin[247]. Que le duc de Bordeaux se rendît dans les diverses capitales, qu'il y fût reçu par les souverains, le gouvernement français n'y trouvait pas à redire, pourvu que ce fût à titre privé, sans caractère politique, et que le séjour ne dépassât pas la durée d'une visite de passage. Mais il avertissait les autres cours que ses représentants diplomatiques ne pourraient continuer à résider là où ces conditions n'auraient pas été observées. À Dresde, en décembre 1842, et l'année suivante en Prusse, bien que, dans ce dernier pays, le prince fût l'hôte du roi Frédéric-Guillaume à Sans-Souci, notre cabinet ne jugea pas que les limites fixées par lui eussent été dépassées; il se montra même fort satisfait de la déclaration spontanément faite par le gouvernement de Berlin, que «la visite aurait été déclinée, si l'oncle du jeune prince avait cessé de vivre, et que le neveu, gagnant d'importance aux yeux d'un parti, eût été regardé comme un prétendant[248]».
Le voyage à Londres, qui devait suivre celui de Berlin et qui était annoncé pour le mois de novembre 1843, inquiétait davantage le cabinet de Paris. Le théâtre était plus proche, plus en vue, et l'on savait que les légitimistes allaient saisir cette occasion pour faire une grande manifestation de parti. Ajoutons qu'après l'entrevue d'Eu, la cour de France croyait pouvoir obtenir de celle d'Angleterre ce qu'elle eût peut-être hésité à demander aux cours d'outre-Rhin. Lord Aberdeen prit les devants avec une cordialité parfaite: «La Reine, dit-il à notre chargé d'affaires, désire ne point voir le prince, et, quant à moi, je prendrais la responsabilité de lui conseiller de refuser sa visite, si, par un motif quelconque, vous m'en exprimiez le désir au nom du gouvernement français. La question est entre vos mains, et vous connaissez assez ce que sont les dispositions de cette cour, pour n'éprouver aucun scrupule à faire connaître vos vœux. Maintenant, je vous dirai que, livré à moi-même, et si l'on était indifférent à Paris, je voudrais que, s'il le désire, la Reine reçût le jeune prince. Cette réception serait évidemment tout à fait particulière (strictly private), une simple présentation sans dîner, etc. Mais si vous m'en exprimez le désir, je le répète, je déconseillerai même cette simple prévenance de notre cour[249].» Évidemment, le secrétaire d'État était préoccupé du mauvais effet que ferait, dans l'aristocratie tory, le refus de recevoir la visite; et cependant, pour témoigner de son désir d'être agréable au gouvernement français, il se montrait prêt à affronter ces mécontentements de salons, qui ne sont pourtant pas d'ordinaire les moins redoutés. M. Guizot eût volontiers montré l'«indifférence» désirée et conseillée par lord Aberdeen; mais, à ce moment même, il voyait les légitimistes se donner, avec grand apparat et grand bruit, rendez-vous à Londres, autour de celui qui devenait ainsi un «prétendant». «Il y a là autre chose que du respect pour le malheur, disait notre ministre, et le respect est dû à autre chose encore que le malheur[250].» Dans ces conditions, le gouvernement français estima, après en avoir délibéré, qu'il y avait lieu de demander à la reine d'Angleterre de ne pas recevoir le prince. «Si M. le duc de Bordeaux, écrivit à Londres, le 6 novembre, M. Guizot, était simplement un prince exilé et malheureux, voyageant sans but ni effet politique, nous trouverions très naturel et convenable qu'on donnât à son malheur et à son rang toutes les marques de respect. Mais les choses ne sont pas telles, bien s'en faut. Que M. le duc de Bordeaux le veuille ou ne le veuille pas,... il est bien réellement un prétendant qui fait de la politique de faction ou qui se prépare à en faire.» M. Guizot exposait ensuite que les légitimistes chercheraient à tirer parti d'une visite même reçue privately, et qu'au contraire, un refus déjouerait leurs manœuvres[251]. Louis-Philippe, qui personnellement prenait très vivement cette affaire, avait déjà écrit, le 4 novembre, avant même la délibération de son conseil, au roi des Belges, son intermédiaire ordinaire avec la cour de Windsor: «Le duc de Bordeaux va en Angleterre, pas comme visitor abandoned and interesting, mais comme pretender, cela est certain. Dès lors, il faut qu'il ne soit pas reçu par la Reine... Qu'on mette le plus de formes qu'on voudra dans cette décision, cela, on le pourra, pourvu qu'on ne cède pas sur le fait[252].» Le gouvernement anglais s'exécuta immédiatement. En revenant de Windsor, le 10 novembre, lord Aberdeen dit à notre représentant: «Tout est arrangé à l'égard du duc de Bordeaux; la Reine se conformera exactement au vœu du gouvernement français; il lui a suffi d'en être avertie.» Personnellement, sans doute, lord Aberdeen était contrarié. «Dites de ma part à M. Guizot, déclara-t-il à M. de Jarnac, que je ne le reconnais pas là; c'est de la politique de Metternich[253].» Le duc de Wellington ressentit plus vivement encore le déplaisir des exigences françaises. Ni l'un ni l'autre n'eurent cependant un instant d'hésitation. Quant à sir Robert Peel, il fit plus; il approuva la conduite de notre gouvernement et insista pour que la reine d'Angleterre «ne laissât attribuer sa décision à aucune instigation venant de Paris», et pour qu'elle «parût ne suivre en cela que sa propre volonté et son sentiment spontané[254]».
Le duc de Bordeaux arriva à Londres vers la fin de novembre 1843, et s'installa dans l'hôtel qu'on lui avait loué, à Belgrave square. Informé des résolutions de la Reine, il évita de solliciter une entrevue qui eût été déclinée. L'aristocratie anglaise, d'habitude fort empressée à fêter les visiteurs extraordinaires, garda cette fois une certaine réserve, par déférence pour l'exemple donné par sa souveraine[255]. Par contre, les légitimistes français, accourus en foule à Londres, se donnèrent beaucoup de mouvement et firent grand bruit. La presse du parti portait leur nombre à deux mille, chiffre certainement exagéré: dans une lettre postérieure, le prince ne parla que de mille. Parmi eux, on remarquait plus d'un grand nom de la noblesse, deux pairs: le duc de Richelieu et le marquis de Vérac, et cinq députés: MM. Berryer, de Larcy, de Valmy, Blin de Bourdon et de la Rochejaquelein[256]. Aucun doute sur le caractère de la démarche. Ce n'était pas seulement un prince malheureux qu'on venait honorer et consoler; c'était le souverain légitime qu'on acclamait, pour l'opposer à l'usurpateur. Le 29 novembre, le duc de Fitz-James lisait, à la tête de trois cents de ses amis politiques, une adresse à celui qu'il appelait «son roi», et des cris de: Vive Henri V! suivaient ce discours. Chaque jour, c'était une manifestation nouvelle, dont les journaux s'appliquaient ensuite à prolonger en France le retentissement.
Au nombre des visiteurs était M. de Chateaubriand. On avait vu, non sans quelque étonnement, ce grand désenchanté, qui proclamait «ne plus croire à la politique», sortir de sa retraite chagrine et dédaigneuse[257], pour prendre part à cet acte de piété et de foi monarchiques. Il en fut largement payé. Après le prince, tous les honneurs furent pour lui. Les royalistes présents à Londres lui apportèrent solennellement le témoignage de leur reconnaissance. «Après avoir rendu hommage au roi de France,—disaient-ils, toujours par l'organe du duc de Fitz-James,—il nous restait encore un autre devoir à remplir, et nous nous sommes présentés auprès de vous, pour rendre hommage à la royauté de l'intelligence.» Le duc de Bordeaux lui-même s'associa à cet hommage, et il déclara que, s'il aspirait au trône de ses ancêtres, c'était pour servir la France «avec les sentiments et les principes de M. de Chateaubriand». Ce dernier, à la fois flatté et ému, écrivait à ses amis de Paris: «Je viens de recevoir la récompense de toute ma vie... Je suis là à pleurer comme une bête.» Il ajoutait, à la vérité, pour ne pas paraître dupe de sa propre émotion: «Hélas! tout cela, ce sont des paroles; c'est du roman qui n'empêche pas le monde de marcher.» Doit-on chercher dans le langage tenu en cette circonstance par M. le duc de Bordeaux l'expression de ses idées personnelles à cette époque? Il faudrait alors savoir ce qu'étaient «les sentiments et les principes de M. de Chateaubriand»; on eût pu être embarrassé de les définir. Toutefois, le prince laissait voir par là une certaine préoccupation de se donner une physionomie libérale. Sur un autre point, il marqua, sinon ce qu'il voulait, du moins ce qu'il ne voulait pas: ce fut en accueillant très froidement le marquis de la Rochejaquelein, représentant de ce royalisme démocratique qui, à la suite de la Gazette de France, prônait le suffrage universel, l'appel au peuple et l'alliance avec la gauche. Le prince voulait-il ainsi venger M. Berryer qui, peu auparavant, avait été violemment attaqué par la Gazette? Il ne parut pas cependant témoigner de faveur particulière au grand orateur qui, à Londres, fut laissé dans une situation un peu effacée, nullement en rapport avec son importance en France; l'action parlementaire n'était probablement pas celle qui intéressait le plus le petit-fils de Charles X. Du reste, il ne faudrait pas se figurer qu'aucun programme politique un peu précis se dégageât des manifestations de Belgrave square. Les pèlerins n'étaient venus chercher rien de semblable; ils avaient voulu surtout satisfaire un sentiment: c'était le propre, l'originalité et parfois aussi la force de l'opinion légitimiste d'agir beaucoup par sentiment; ainsi se trouvait-elle plus capable qu'une autre de fidélité et de sacrifices. Si le prince ne formula pas de programme, il saisit du moins cette occasion de poser les bases d'une organisation de ses partisans dans la France entière, organisation émanant de lui et aboutissant à lui. Du vivant même du comte de Marnes, qui demeurait immobile à Goritz[258], celui qui dès lors s'appelait le comte de Chambord prenait en main le gouvernement du parti royaliste. À cette date, commence ce règne de l'exil qui devait se prolonger pendant près de quarante ans.
Aux Tuileries, on prêtait grande attention aux scènes de Belgrave square. Louis-Philippe se faisait remettre chaque jour la liste des pèlerins, et toutes les fois qu'il y trouvait un nom considérable, il ne dissimulait pas son déplaisir. La participation des députés qui lui avaient prêté serment de fidélité lui parut surtout un scandale intolérable. «Le Roi, écrivait sur son journal intime un ami de la monarchie de Juillet, est très blessé et très préoccupé du concours croissant des légitimistes qui vont voir en Angleterre M. le duc de Bordeaux. Il en parle beaucoup trop[259].» Son désir eût été de faire réprimer des manifestations qu'il jugeait factieuses; mais les moyens légaux manquaient, et il n'en connaissait pas d'autres. Tout au plus put-on révoquer les maires qui s'étaient rendus à Londres et poursuivre une feuille royaliste, la France, que le jury, suivant son habitude, se hâta d'acquitter.
Si notre gouvernement ne pouvait rien en France pour réprimer des faits se passant en Angleterre, avait-il du moins chance d'obtenir quelque nouvelle assistance du cabinet britannique? Il n'hésita pas à la lui demander. Lord Aberdeen répondit en exprimant son regret d'être sans armes légales pour empêcher ce qu'il qualifiait de «scandale insensé et coupable»; mais il fit aussitôt notifier au duc de Lévis, conseiller du duc de Bordeaux, «que la Reine et son gouvernement avaient été péniblement affectés des scènes de Belgrave square, et qu'ils les verraient avec peine se renouveler». Le duc de Lévis protesta du désir qu'avait son prince d'éviter tout ce qui pourrait déplaire à la reine d'Angleterre; le comte de Chambord, ajouta-t-il, était le premier à regretter qu'on lui eût donné le titre de roi; il n'avait pu, sur le moment, contrister ses amis par une réprimande sévère, mais son intention n'était point de prendre ni d'encourager personne à lui donner un autre titre que celui de comte de Chambord[260]. En fait, cette démarche du gouvernement anglais produisit son effet. Pendant les quelques semaines que le jeune prince resta encore en Angleterre, il eut soin de ne plus faire acte de prétendant.
Ainsi, du commencement à la fin de cet incident, le cabinet britannique avait déféré avec empressement à tous les désirs du cabinet des Tuileries. Celui-ci y était d'autant plus sensible que l'affaire lui tenait plus à cœur. M. Guizot ne manqua pas de remercier lord Aberdeen de «ses excellents procédés[261]». En même temps Louis-Philippe écrivait, le 12 novembre 1843, à son «très cher frère et excellent ami» le roi des Belges: «Veuillez faire parvenir à la reine Victoria combien je suis touché, ainsi que toute ma famille, des sentiments qu'elle nous a manifestés sur ce point et de la ténacité qu'elle y a mise. Veuillez aussi, si vous en avez l'occasion, faire savoir à lord Aberdeen combien j'apprécie, ainsi que mon gouvernement, ses procédés envers nous en cette circonstance[262].» Les deux cabinets tenaient d'ailleurs à bien marquer qu'il ne s'agissait pas seulement d'un bon office accidentel et passager. Ils se plaisaient à voir là l'une des premières manifestations de l'entente qu'ils désiraient établir entre eux. C'est sous ce jour que la chose était présentée aussi bien à Paris qu'à Londres. Dès les premières communications, le 6 novembre, M. Guizot, exposant les conséquences qu'aurait le refus par la Reine de recevoir le duc de Bordeaux, disait: «Ce résultat, excellent en soi et pour nous, sera excellent aussi pour les relations de nos deux pays. On y verra une preuve éclatante de la cordiale amitié de la reine d'Angleterre pour notre famille royale, de son gouvernement pour le nôtre, de l'Angleterre pour la France. Ce sera le complément de la visite au château d'Eu. Nous puiserons dans ces deux faits la réponse la plus frappante, la plus populaire aux déclamations et aux méfiances les plus aveugles[263].» De l'autre côté, ce n'était pas seulement lord Aberdeen qui entrait pleinement dans l'idée exprimée par M. Guizot; sir Robert Peel lui-même disait à notre chargé d'affaires: «Je veux qu'il résulte de cet incident un nouveau motif de rapprochement et de confiance mutuelle entre les deux cours[264].»
II
Fort satisfait des avantages qu'il retirait de sa bonne entente avec le cabinet anglais, le gouvernement français estima que cette entente devait être non seulement fidèlement pratiquée, mais hautement proclamée. Au début de la monarchie de Juillet, il avait été longtemps d'usage d'insérer dans les discours de la couronne, en France et en Angleterre, une mention spéciale de l'union existant entre ces États. Notre gouvernement jugea le moment venu de reprendre cette tradition, interrompue depuis 1836. En ouvrant, le 27 décembre 1843, la session de 1844, le Roi témoigna solennellement de «la sincère amitié qui l'unissait à la reine de la Grande Bretagne» et de «la cordiale entente» établie entre les deux cabinets. Il avait, on le voit, traduit l'expression même dont s'était servi lord Aberdeen, dans la dépêche communiquée à M. de Jarnac: cordial understanding. La progression des formules employées à ce sujet, depuis 1840, était curieuse à observer. En 1841, avant la convention des Détroits, M. Guizot proclamait, à la tribune, «l'isolement et la paix armée»; en 1842, c'était «l'indépendance au sein de la bonne intelligence»; en 1843, il se hasardait à parler «d'accord sans intimité». Cette fois, on faisait un pas nouveau et considérable: on annonçait «l'amitié» et «l'entente cordiale», et on le faisait dans le discours même de la couronne. Ainsi se manifestait la marche de cette politique qui, ayant pris la France brouillée avec l'Angleterre, avait constamment travaillé à l'en rapprocher. Elle était fondée sur cette double conviction, fort enracinée dans l'esprit de Louis-Philippe et de son ministre: d'abord que, dans les conditions créées par la révolution de 1830, et jusqu'à ce que le temps et la sagesse persévérante de la monarchie nouvelle eussent changé ces conditions, toute rupture avec l'Angleterre amènerait aussitôt la coalition de l'Europe contre la France; en second lieu, qu'étant donnés les rapports si étroits et si multiples des deux nations occidentales, la paix ne pouvait longtemps subsister entre elles avec un état de froideur, de bouderie, de méfiance, et que, par suite, du moment où l'on ne voulait pas de rupture, il fallait tendre franchement au rétablissement des rapports amicaux[265]. L'entente cordiale semblait ainsi justifiée. Toutefois, le gouvernement, qui avait raison de la pratiquer, était-il prudent en la proclamant avec tant d'éclat? Tenait-il un compte suffisant des irritations encore si vives, en France, contre la puissance promotrice du traité du 15 juillet 1840? Si l'opinion avait vu avec plaisir l'entrevue d'Eu, si même, dans ses parties réfléchies et raisonnables, elle comprenait les avantages d'une bonne intelligence et surtout redoutait les dangers d'un conflit, elle était encore loin de l'amitié attendrie qui avait marqué les rapports de la famille royale avec la reine Victoria, ou de l'intimité confiante qui s'était établie entre M. Guizot et lord Aberdeen. Moins obligée que les chefs d'État de veiller au présent et de prévoir l'avenir, elle était plus sous le coup du passé et en gardait rancune. Sans doute, en semblable matière, il appartenait aux gouvernants de précéder et de guider la nation. Oui: mais en réglant leur marche de façon à pouvoir être suivis. Il ne leur fallait pas fournir prétexte au reproche qui leur avait déjà été fait, de n'être pas suffisamment en communion avec les susceptibilités nationales. En décembre 1841, pour s'être montré trop empressé à signer la convention relative au droit de visite, le ministère du 29 octobre avait créé lui-même des obstacles au rapprochement qu'il désirait opérer. Cette fois encore, n'était-il pas à craindre qu'une manifestation trop solennelle et surtout trop sentimentale d'amitié pour l'Angleterre n'inquiétât l'opinion sur les dispositions du cabinet? Cette opinion ne serait-elle pas ainsi portée à chercher la première occasion de montrer qu'elle avait gardé plus fidèle mémoire de l'injure subie et non vengée[266]?
Pour le moment, toutefois, les deux Chambres consentirent à s'associer par leurs adresses à la déclaration contenue dans le discours du trône. Au Palais-Bourbon, ce ne fut pas sans un débat assez vif. La commission avait proposé à la Chambre de se dire «heureuse d'apprendre la sincère amitié qui unissait les deux souverains et l'accord de sentiments établi entre leurs gouvernements sur les événements de l'Espagne et de la Grèce». Bien que ces derniers mots semblassent limiter l'accord que le discours du trône avait proclamé d'une façon plus générale, le projet d'adresse n'en était pas moins, avec une simple variation dans les formules, une adhésion expresse et satisfaite à la politique de l'entente cordiale. L'opposition le comprit ainsi, et M. Billault, qui, depuis les discussions sur le droit de visite, s'était fait une spécialité de servir et d'exciter les préventions contre l'Angleterre, se hâta de proposer une autre rédaction. Pour y gagner le plus de suffrages possible, il se bornait, dans son amendement, à prendre acte des déclarations royales sur l'entente cordiale, sans l'approuver ni l'improuver: l'appréciation de cette politique était remise à plus tard et après l'épreuve des faits. Néanmoins, pour son compte personnel, dans le discours qu'il prononça le 19 janvier 1844, le député de Nantes ne s'en tint pas à cette réserve expectante. Il critiqua ouvertement l'entente cordiale: à son avis, il était malséant de la proclamer, alors même qu'elle eût été réelle; mais elle ne l'était pas; et, passant en revue toutes les questions grandes ou petites, il y dénonça l'animosité jalouse de l'Angleterre. Ces récriminations, il faut bien le reconnaître, flattaient alors les sentiments de beaucoup d'esprits. M. Guizot cependant n'hésita pas à prendre ouvertement le contrepied de M. Billault. «Depuis la formation du cabinet, dit-il, un des buts essentiels que nous nous sommes proposés a été de rétablir les bons rapports, la bonne intelligence, l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre. Nous avons constamment poursuivi ce but, sous la condition qu'aucune atteinte ne serait portée à l'indépendance, à la dignité, aux intérêts de notre pays. Nous croyons avoir presque atteint ce but.» Et pour justifier cette politique, pour en montrer les profits, il prenait, l'une après l'autre, toutes les questions traitées par M. Billault, notamment celles d'Espagne, d'Orient, de Grèce, comparait l'état de 1840 à celui de 1844, et faisait partout ressortir une réelle amélioration.
Ce fut M. Thiers lui-même qui répondit. Pendant la session de 1843, toutes les sollicitations de ses anciens alliés n'avaient pu le faire sortir de son silence: on eût dit qu'il était résolu à ne jamais pardonner à l'opposition son attitude dans la discussion de la loi de régence. Mais depuis, le temps avait émoussé peu à peu ses griefs contre la gauche, tandis qu'au contraire son animosité jalouse contre M. Guizot s'était ravivée, en voyant le cabinet durer et s'affermir. Il n'avait pas d'ailleurs tiré de sa retraite le profit qu'il en attendait. Son dessein avait été d'amener à lui une partie des conservateurs et de constituer, en les réunissant au centre gauche, un parti intermédiaire qui eût été plus en harmonie avec ses opinions personnelles que la vieille gauche; ce nouveau parti lui eût permis d'abord de jouer, à l'égard du ministère, le rôle d'un protecteur craint et ménagé, ensuite, à l'heure favorable, de le supplanter. Or, dix-huit mois s'étaient écoulés, sans qu'aucune de ces espérances se fût réalisée. Telles furent les raisons diverses qui le décidèrent, en 1844, à écouter plus favorablement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors les instances de ses amis, particulièrement de M. Duvergier de Hauranne[267], et à reprendre son ancienne place à la tête de l'opposition: rentrée absolument inattendue pour le public, et qui fut une sorte de coup de théâtre. En critiquant l'entente cordiale, M. Thiers ne pouvait oublier qu'à d'autres époques, il s'était posé en champion de l'alliance anglaise; voici comment se résumait sa thèse: L'alliance anglaise était légitime et efficace après 1830, et son affaiblissement après 1836, par suite de notre refus d'intervenir en Espagne, a été, pour notre politique, la cause d'échecs successifs qui ont abouti au grand mécompte de 1840; mais aujourd'hui, les circonstances sont absolument changées; l'alliance anglaise n'est plus nécessaire, parce que les dispositions des puissances continentales sont différentes de ce qu'elles étaient au lendemain de la révolution de Juillet, et que la paix n'est pas en péril; cette alliance ne serait plus efficace, parce que les tories ont remplacé les whigs au pouvoir et qu'ils sont en désaccord avec nous sur la plupart des questions; jusqu'à ce que les suites de 1840 soient complètement effacées, la France doit garder sa liberté d'action, et se renfermer dans la politique que le cabinet lui-même formulait ainsi en 1842: l'indépendance au sein de la bonne intelligence avec tous les cabinets; en abandonnant cette politique, en se montrant impatient de renouer et de proclamer l'alliance anglaise, le cabinet a méconnu les sentiments du pays et a compromis les relations mêmes qu'il voulait rétablir. M. Thiers concluait en ces termes: «Je suis donc fondé à dire que non seulement cette politique engage à un certain degré la liberté qui fait la force morale de la France, mais que, dans son imprudent désir, si je puis parler ainsi, de couvrir de spécieuses apparences la nullité de la situation, elle va contre le but même que vous voulez atteindre. C'est là seulement ce que je voulais lui reprocher, et c'est seulement à ce titre que je conseillerais à la Chambre, si je pouvais me permettre de lui donner un conseil, d'employer dans son langage la plus grande réserve possible. Ce n'est pas l'alliance que je suis venu attaquer; ce n'est pas le passé que je suis venu remettre en question; c'est un conseil de réserve que je me suis permis de venir donner à la Chambre.»
Ce discours habile, à raison de son apparente modération, obligea M. Guizot à remonter à la tribune. Avec une ironie sûre d'elle-même, il lança d'abord quelques traits acérés contre M. Thiers, contre sa politique de bascule, contre ses trop grands ménagements pour les fluctuations de l'opinion dans les questions étrangères, contre ses témérités de 1840. Ce fut seulement après avoir affaibli par cette offensive l'autorité de son contradicteur, qu'il en vint à justifier sa propre politique. Il se défendit tout d'abord d'avoir aliéné, dans une mesure quelconque, la liberté du pays. Il exposa comment la bonne intelligence, l'entente cordiale, n'étaient pas une alliance. Une alliance, c'est un engagement formel sur des questions déterminées et dans un dessein spécial. La convention pour aller prendre Anvers et vider, à cette époque, les affaires de Belgique, le traité de la quadruple alliance pour les affaires d'Espagne, voilà des alliances, des alliances véritables. Rien de pareil aujourd'hui. Les mots dont s'était servi le discours de la couronne exprimaient seulement que, «sur certaines questions, les deux pays avaient compris qu'ils pouvaient tenir d'accord une certaine conduite, qu'ils pouvaient s'entendre et agir en commun, sans engagement formel, sans aucune aliénation d'aucune partie de leur liberté». Passant ensuite à un reproche plus délicat encore, celui d'avoir blessé le sentiment national: «Je n'ai point oublié, disait M. Guizot, les événements de 1840 et l'offense que le pays a reçue à cette époque. Mais enfin, le cabinet, je pourrais dire le ministre, de qui cette offense provenait, est tombé. Ses successeurs ont témoigné, avant leur avènement, depuis leur avènement, les sentiments les plus bienveillants, non seulement pour la France, mais pour le gouvernement sorti de notre révolution de Juillet. Qu'y avait-il à dire? Fallait-il reporter sur eux les torts de leurs prédécesseurs et nos éternelles rancunes? Les peuples ne vivent pas de fiel.» Le ministre terminait ainsi: «Il ne faut pas hésiter à parler de la bonne intelligence, quand la bonne intelligence est réelle. C'est en rendant justice à ce fait, c'est en le proclamant vous-mêmes que vous le maintiendrez, que vous le développerez. La paix, veut être soignée et cultivée... Votre dignité n'est pas intéressée à ne pas rendre justice à la vérité, à vous montrer rancuniers, pleins d'humeur, quand aucun motif réel et sérieux n'en existe.»
Après cette éloquente passe d'armes des deux grands orateurs, la discussion se prolongea encore. M. Guizot remonta une troisième fois à la tribune; ce fut moins pour apporter de nouveaux arguments—il avait tout dit—que pour poser hautement la question de confiance. Le vote eut lieu le 22 janvier 1844. Il se présentait sans aucune des équivoques qui s'étaient produites à propos du droit de visite, lors des adresses de 1842 et de 1843. L'amendement de M. Billault fut repoussé à mains levées: on évalua la majorité à une soixantaine de voix. Pour le moment du moins, la politique de l'entente cordiale triomphait à la Chambre.
III
La session du Parlement anglais devait s'ouvrir le 1er février. Notre gouvernement se préoccupait vivement du langage qui y serait tenu. Dans l'état de susceptibilité où était l'opinion française, un mot prononcé à Londres pouvait faire perdre tout le terrain qu'on venait de gagner à Paris. Or, le cabinet tory, tout comme le ministère du 29 octobre, se trouvait aux prises avec une opposition qui lui reprochait d'avoir une politique extérieure sans énergie, sans dignité, et de sacrifier les intérêts nationaux à «l'entente cordiale». Lord Palmerston était l'organe singulièrement passionné et parfois redoutable de cette opposition. Déjà, à la fin de la session précédente, le 28 juillet 1843, lors de la chute d'Espartero, il avait fait, sur cet abaissement de la politique de son pays, un discours bien fait pour piquer au vif le vieil orgueil anglais. Les ministres tories ne pouvaient-ils pas être amenés, pour prévenir de telles attaques, à tenir, dans leur parlement, un langage qui nuirait, dans le nôtre, à la cause de l'entente cordiale? C'était là ce qui inquiétait M. Guizot, d'autant qu'il savait sir Robert Peel plus soucieux de ménager les préjugés nationaux qu'expert à observer les nuances diplomatiques[268].
L'événement prouva que ces inquiétudes étaient sans fondement. La Reine, dans son discours à peu près modelé sur celui du roi des Français, se félicita des «relations amicales» existant entre les deux souverains, et de «la bonne entente heureusement établie» (the good understanding happily established) entre les deux gouvernements. Dans les débats de l'adresse qui suivirent immédiatement, lord Brougham et lord Aberdeen ne furent pas les seuls à parler en termes excellents de l'entente avec la France. Sir Robert Peel prononça ces paroles qui faisaient noblement écho à celles que M. Guizot venait de faire entendre à la tribune française: «Il importe non seulement aux intérêts de l'Angleterre, mais encore aux intérêts de la paix et au bien-être de tous les peuples civilisés, que nous maintenions une entente amicale (friendly understanding) avec la France.» Puis, venant aux reproches de dépendance et de trahison adressés aux ministres, des deux côtés du détroit: «Je suis parfaitement certain, dit-il, que cette bonne intelligence avec la France ne serait ni cordiale ni permanente, si elle devait être achetée par un des deux pays, au prix de la concession d'un seul point d'honneur ou du sacrifice de quelque grand principe... Au nom de l'Angleterre, je déclare qu'aucune concession de cette nature n'a été faite par la France, et que le gouvernement français ne s'est soumis à l'abandon d'aucun droit. Je fais la même déclaration pour l'Angleterre: il n'y a pas eu de concession de notre part; il n'y a eu aucune espèce d'abandon d'un principe quelconque. Mais jetez les yeux sur la position des deux pays. Nous sommes à l'extrémité occidentale de l'Europe; notre accord ou notre désaccord doit nécessairement exercer de l'influence sur la politique de tous les pays de cette partie de l'univers, et l'on en ressentira les effets dans les régions situées au delà de l'Atlantique. S'il doit toujours y avoir, en quelque lieu que ce soit, un parti français et un parti anglais, il est évident que nous serons assez forts pour entraver, mais que nous serons impuissants à améliorer la politique intérieure d'un peuple. Il est donc de la plus haute importance de maintenir la bonne intelligence entre la France et l'Angleterre. Je crois que telle est aussi l'opinion de la grande masse du peuple anglais. Les sentiments d'antipathie nationale, produits par le voisinage, ont été remplacés, à cause de ce même voisinage, par des sentiments de mutuel bon vouloir. Les conflits passés ne nous empêchent pas de reconnaître la gloire de la France, sa renommée militaire. Aucun pays au monde n'a atteint une plus haute réputation dans la guerre, grâce à l'habileté de ses grands capitaines et à l'intrépide valeur de ses soldats; mais j'espère que le peuple français, ce peuple grand et puissant, sera satisfait de cet honneur et de ce renom, qu'il ne croira pas nécessaire de continuer ses anciennes hostilités et d'entreprendre de nouvelles opérations militaires en vue d'assurer à la France une gloire dont elle n'a pas besoin.» Ces paroles furent couvertes par les applaudissements de la Chambre des communes. Tel était d'ailleurs le sentiment général que les chefs des whigs, lord John Russell et même, dans une certaine mesure, lord Palmerston, crurent devoir se féliciter du rétablissement de la bonne intelligence entre les deux nations.
Le gouvernement français ne pouvait qu'être satisfait de ce langage, et M. Guizot se hâta de le faire savoir à Londres[269]. Le mécompte était pour ceux des journaux français qui s'étaient fait une habitude de montrer la France maltraitée et méprisée par l'Angleterre. Avec cette promptitude à se retourner qui est le propre de l'opposition, ils déclarèrent «qu'on voulait nous endormir en flattant notre vanité», et ils dénoncèrent les éloges donnés à M. Guizot comme une preuve de la dépendance où il était du cabinet de Londres, comme le prix dont on payait sa trahison. Bien que, étant donnée la sottise d'une partie du public, ce genre de polémique ne fût pas sans danger, notre ministre ne s'en inquiéta pas; il était tout à la joie de voir son but atteint. Ne semblait-il pas, en effet, que l'entente cordiale, inaugurée sous les ombrages d'Eu, dans le mystère d'un tête-à-tête, venait d'être scellée, à la face des deux nations, par le dialogue public et éclatant qui s'était établi, à travers la Manche, d'une tribune à l'autre?
IV
La question de l'entente cordiale n'était pas la seule dont le Parlement français se fût occupé, à l'ouverture de la session de 1844. Et tout d'abord, avant de voir quels autres sujets furent traités dans les débats de l'adresse, il convient de parler d'un incident qui, pour n'avoir pas amené de discussion publique, n'en causa pas moins, à cette époque, une certaine agitation dans le monde parlementaire. On n'a pas oublié les préventions aussi invincibles que mesquines auxquelles s'était heurté, en 1837 et en 1839, le projet tendant à accorder une dotation au duc de Nemours: deux ministères y avaient succombé, celui du 6 septembre et celui du 12 mai[270]. Louis-Philippe cependant ne se tenait pas pour battu. Ne voyant que l'intérêt de ses enfants, l'évidente justice de sa demande et la sottise méchante des objections qui y étaient faites, il ne se rendait pas compte du péril de ces questions d'argent, surtout pour une monarchie dont l'origine révolutionnaire avait déjà diminué le prestige; il oubliait qu'en semblable matière, si fondé que fût son droit, un souverain ne devait jamais se laisser mettre dans la posture d'un solliciteur éconduit. Une première fois déjà, au commencement de 1842, il avait pressé le ministère du 29 octobre de reprendre le projet de dotation, et de prouver ainsi son zèle monarchique. M. Guizot, qui pressentait le péril d'une pareille entreprise, avait gagné du temps, en alléguant les élections générales qui allaient avoir lieu. Plus tard, le résultat incertain de ces élections et la mort du duc d'Orléans donnèrent, pendant quelque temps, une autre direction aux préoccupations du gouvernement. Cette crise surmontée, Louis-Philippe revint à la charge, en mai 1843. La position faite au duc de Nemours par la loi de régence lui paraissait un argument de plus en faveur de la dotation. Nul moyen, cette fois, pour le ministère, de se dérober; il dut promettre au Roi que le projet serait déposé au début de la session de 1844.
L'heure était arrivée de tenir cet engagement. À la première nouvelle qu'une dotation allait être demandée, les anciennes polémiques de 1837 et de 1839 reprirent, plus violentes et plus âpres que jamais. L'opposition se réjouissait, tandis que la majorité ne cachait pas son ennui et sa tristesse. M. Thiers, dont aux Tuileries on avait espéré le concours ou tout au moins la neutralité, signifia assez rudement qu'on n'eût pas à compter sur lui[271]. Inquiet de ces symptômes, le cabinet avait peu de goût à se faire briser sur une telle question. Mais comment se dégager de sa promesse? Deux députés de la majorité, MM. Delessert et d'Haussonville, vinrent à son secours. Non sans doute contre l'aveu des ministres, ils organisèrent dans les bureaux de la Chambre, alors réunis pour nommer la commission de l'adresse, une démonstration à huis clos, destinée à prévenir la demande de dotation et la périlleuse discussion publique qui en eût été la suite. Sur leur initiative, la question fut soulevée dans chaque bureau, et partout avis amical, mais très net, fut donné au gouvernement que le dépôt de la proposition n'était pas regardé comme opportun. Impossible de passer outre à cet avertissement venant des conservateurs; le Roi lui-même le reconnut.
L'affaire devait avoir, six mois plus tard, un épilogue dont il convient de parler tout de suite. Fort désappointé d'avoir à reculer devant la manifestation des bureaux, le Roi voulait en appeler des préjugés des députés à l'équité et au bon sens du pays. Il attribuait volontiers les échecs subis jusqu'alors à la mollesse de ses ministres, et désirait plaider lui-même sa cause. «Si on eût tout dit à la France, répétait-il souvent, si j'avais pu, sans intermédiaire, lui tout expliquer, jamais elle n'eût ainsi traité son vieux roi; tout le mal vient de ce que le Roi n'a pas la parole.» L'idée d'écrire une lettre publique au président du conseil lui avait un moment traversé l'esprit. Les ministres l'amenèrent, sous forme de transaction, à se contenter d'un article qui serait inséré au Moniteur et dont ils tâchèrent ensuite de reculer indéfiniment la publication[272]. Mais arrivés aux dernières semaines de la session, l'insistance du Roi les obligea à s'exécuter, et l'article parut le 30 juin 1844. Cet article, véritable plaidoyer en faveur de la dotation, posait d'abord le principe de droit qu'un établissement était dû par la nation aux enfants du Roi. Sans doute, d'après la loi de la liste civile, cette charge ne pesait sur l'État qu'en cas d'insuffisance du domaine privé; mais l'insuffisance existait, et, à l'appui de cette assertion, on donnait une espèce de décompte de l'actif et des charges de ce domaine. L'article se terminait ainsi: «Pour que cette grave question puisse être convenablement soumise à l'examen des Chambres, il faut d'abord que les bons citoyens, les hommes justes et sensés soient éclairés sur la vérité des choses et concourent eux-mêmes à dissiper ce nuage d'erreurs grossières et de mensonges perfides, amassés avec tant de soin pour obscurcir, aux yeux du pays, les droits et les faits.» Cette publication inattendue et insolite causa une vive agitation. Tandis que le Journal des Débats reproduisait l'article comme un «appel à l'impartialité de la France», les feuilles de gauche, nullement touchées de la confiance ainsi témoignée par la couronne elle-même dans les libres discussions de la presse, s'attachèrent à présenter cette démarche comme une nouvelle preuve de l'avidité sans vergogne et sans scrupule qu'elles imputaient à Louis-Philippe. Ce dernier ne se troubla pas d'abord de la violence de cette explosion; tout au contraire, il recommandait à M. Guizot de ne pas laisser tomber la polémique, se flattant que le résultat dernier lui en serait favorable[273]. Mais le ministre était loin d'avoir la même ardeur et le même espoir. Il lui fallait bien reconnaître que l'article du Moniteur faisait généralement très mauvais effet, et que cette insistance paraissait un manque de dignité. Ceux qui en jugeaient ainsi oubliaient, il est vrai, que ce reproche était plus encore mérité par l'obstination mesquine de la Chambre à refuser ce qui était réellement dû à la famille royale. Les conservateurs ne se montraient pas les moins mécontents; ils en voulaient au gouvernement de les remettre en face d'un embarras qu'ils croyaient avoir indéfiniment ajourné. Interpellé à la Chambre, M. Guizot répondit en homme qui désirait éteindre le feu plutôt que l'entretenir; un ordre du jour pur et simple termina le débat[274]. La polémique se prolongea un peu plus longtemps dans la presse; non soutenue par les journaux conservateurs, elle finit aussi par s'apaiser. Le silence se refit sur la dotation, mais on ne pouvait se dissimuler que ce dernier incident était loin d'avoir rendu la solution plus facile et plus proche.
V
Pour suivre jusqu'à son terme l'épisode de la dotation, il a fallu un peu anticiper sur les événements. Revenons maintenant aux débats de l'adresse. Aussi bien n'avons-nous pas encore parlé de la partie de ces débats qui occupa alors le plus le public, c'est-à-dire de la discussion qui s'engagea sur les démonstrations légitimistes de Belgrave square. Les scènes de violence qui s'y sont produites en ont fait l'un des épisodes fameux de nos annales parlementaires.
Ce fut le cabinet lui-même qui provoqua cette discussion. Ni M. Guizot ni Louis-Philippe ne comprenaient qu'une indifférence dédaigneuse eût été, en cette circonstance, l'attitude la plus habile. Le Roi surtout semblait avoir perdu le sang-froid patient et un peu sceptique dont il avait donné tant de preuves aux heures difficiles. Plusieurs semaines après que les manifestants avaient repassé la Manche, le gouvernement français était encore occupé d'eux. Il ne se contentait pas d'agir diplomatiquement sur les autres cabinets, pour prévenir une récidive[275]; il cherchait un moyen de sévir parlementairement, en France, contre les députés et les pairs qui, au mépris de leur serment, s'étaient associés à une démarche jugée factieuse. Après consultation des hommes importants du parti conservateur, l'idée qui prévalut fut celle d'une sorte de réprobation morale prononcée par les deux Chambres dans leurs adresses.
À la Chambre des pairs, le programme arrêté à l'avance s'exécuta sans aucune difficulté. L'adresse porta que «les pouvoirs de l'État, en dédaignant les vaines démonstrations des factions vaincues, avaient l'œil sur leurs manœuvres criminelles». Elle ajouta: «Le Roi a tenu ses serments. Quel Français pourrait oublier ou trahir les siens?» On ne pouvait se flatter que les choses se passassent aussi tranquillement au Palais-Bourbon. Tout d'abord la commission, qui comptait sept ministériels et deux opposants, eut, en rédigeant le projet d'adresse, la main plus lourde que la commission de la Chambre des pairs. Elle proposa la phrase suivante: «La conscience publique flétrit de coupables manifestations.» Quand, le 12 janvier 1844, le projet fut lu à la Chambre, les expressions employées parurent choquantes et exagérées. M. Guizot l'a reconnu lui-même plus tard, «le mot flétrit convenait mal à ces scènes et aux personnes qui s'y étaient engagées; il leur attribuait un caractère d'immoralité et de honte qui n'appartenait point au fait qu'on voulait ainsi qualifier;... c'était une de ces expressions excessives et brutales par lesquelles les partis s'efforcent quelquefois de décrier leurs adversaires et qui dépassent les sentiments même hostiles qu'ils leur portent». Comment donc la commission avait-elle été amenée à proposer une rédaction ainsi jugée par le principal ministre? Le duc de Broglie va nous révéler le secret de la coulisse, dans une lettre intime adressée, sur le moment, à son fils: «La phrase de l'adresse, lui écrivait-il, dépasse toute mesure et va plus loin que ses auteurs n'ont voulu. Le fait est que la commission a d'abord été embarrassée de trouver un rapporteur; elle a hésité entre Hébert et Saint-Marc Girardin. Tout compte fait, il a paru ridicule de faire louer le gouvernement par son procureur général. Saint-Marc Girardin n'a accepté qu'à son corps défendant; il a rédigé tellement quellement la phrase, comme forcé et contraint; on en a été mécontent, et l'un des représentants de la gauche dans la commission, M. Ducos, a rédigé la phrase telle que tu la verras dans le journal, plutôt par goût pour la déclamation que par une véritable intelligence de ce qu'il faisait. Les conservateurs, qui craignaient avec raison de se voir abandonnés par les autres, s'en sont emparés, et elle a passé à l'unanimité[276].»
Aussitôt la discussion générale de l'adresse ouverte, le 15 janvier 1844, M. Berryer demande la parole pour un fait personnel. On s'attend que le lion va rugir, que le puissant orateur va répondre à la «flétrissure», en foudroyant de son éloquence irritée les hommes et les principes de la monarchie de Juillet. Son talent ne semble-t-il pas particulièrement approprié à cette tâche? Il ne fait rien de pareil. Au lieu de braver ses adversaires, on dirait qu'il cherche à les désarmer. Renonçant à se porter accusateur, acceptant le rôle d'accusé, il se renferme dans une défensive timide et embarrassée, subtilise péniblement sur le serment, proteste de sa loyauté, se fait honneur de ses efforts pour détourner son parti des moyens violents et pour le convertir à l'opposition légale, affirme que, s'il est allé à Londres, c'est «pour dire la vérité sur l'état du pays, la vérité sur la ruine entière de tout ce qui, dans le passé, n'est que poussière et qui ne peut pas se ranimer, la vérité sur la nécessité de ne rien entreprendre désormais en France que par la volonté nationale». La malveillance visible d'une grande partie de la Chambre, les murmures, les interruptions, loin de lui être un coup de fouet, semblent le déconcerter, et, un moment, on peut croire qu'il renoncera à continuer son discours. Ce n'est pas le Berryer qu'on attendait. M. Guizot, au contraire, se surpasse. Bref, nerveux, frappant de haut, dédaigneux avec ironie ou avec une sorte de commisération plus mortifiante encore, quelques instants lui suffisent pour l'exécution. Une fois admis le point de vue auquel devait se placer un champion de la monarchie de 1830 pour combattre celui de la légitimité, et ce point de vue était naturellement celui de la Chambre, chaque coup portait. Le succès du ministre est tel, que tous le reconnaissent, spectateurs sans parti pris[277] ou même adversaires[278]. Quant aux amis du cabinet, ils triomphent. «Je comptais t'envoyer un grand récit de la défense héroïque des légitimistes à la tribune, écrit M. Doudan au prince Albert de Broglie; mais comme il n'y a pas eu de défense, c'est à peine si l'on peut en faire un magnifique récit. Pour M. Guizot, en cette affaire, il a paru à tous ceux qui l'ont entendu, au comble de la perfection, pour la gravité, la mesure, la hauteur et un certain dédain superbe qui n'était pourtant pas blessant pour les personnes[279].»
Si le vote pouvait suivre immédiatement, le ministère l'emporterait haut la main. Mais on n'en est qu'à la discussion générale, et la commission, maladroite en tout, a placé à la fin de l'adresse le paragraphe sur la manifestation légitimiste; avant de l'aborder, il faut donc débattre toutes les autres questions, notamment celle de l'entente cordiale: plus de dix jours sont ainsi employés. Pendant ce temps, un travail se fait dans les esprits. Plus on raisonne sur ce mot flétrit, plus il paraît déplacé et excessif. La gauche, par haine des «blancs», s'est montrée d'abord fort aise de les voir durement traiter; d'ailleurs, la phrase en question a été imaginée par l'un des siens, M. Ducos. Mais M. Thiers a discerné bientôt qu'en venant au secours des légitimistes, l'opposition aurait chance de faire échec au cabinet. Il le fait comprendre à M. Odilon Barrot, et, sous leur impulsion, la gauche se retourne. Les mêmes gens qui, si la rédaction de M. Ducos n'avait pas été agréée par le ministère, eussent accusé celui-ci de connivence avec les carlistes, se mettent à lui reprocher le projet de «flétrissure» comme un abus de pouvoir parlementaire. Cette campagne n'est pas sans danger pour le cabinet, d'autant que, parmi les conservateurs, plusieurs sont troublés. «Je vois un grand ébranlement sur le dernier paragraphe et pour le mot flétrir, écrit M. Duchâtel à M. Guizot; Bignon est très inquiet et hésite beaucoup; il m'a dit hier qu'il connaissait bien d'autres membres qui repoussaient le mot.» Faut-il donc, du côté du gouvernement, s'obstiner à une formule qui, après tout, vient de la gauche et que les ministres ont, dès le début, jugée malheureuse? Pourquoi ne pas la remplacer par une expression moins brutale, celle de réprouver, par exemple? La commission s'y montre disposée et prend même, par six voix contre trois, une délibération dans ce sens. Mais d'autres conservateurs, sans défendre en soi le mot critiqué, parfois même en le regrettant, soutiennent qu'il est trop tard pour changer de front, qu'au point où l'on est, toute modification paraîtra une faiblesse dont triompheront les légitimistes et leurs alliés de gauche; que mieux vaut donc, comme ils disent, «livrer combat carrément». Tel est l'avis du Roi, toujours fort animé contre les pèlerins de Belgrave square. Il y amène ses ministres et, par eux, pèse sur la commission. Celle-ci renonce à corriger le mot flétrir, et il est convenu que le cabinet s'engagera à fond pour le faire voter par la Chambre.
Ces tâtonnements, qui sont connus du public, sont un fâcheux préambule à la discussion du paragraphe; ils ne sont pas de nature à affaiblir les objections faites au projet d'adresse, ni à décourager les adversaires. La gauche compte d'ailleurs que, cette fois, M. Berryer jouera mieux sa partie. Elle ne lui épargne pas ses conseils. Depuis plusieurs semaines, ses journaux ne se lassent pas de lui répéter: «Surtout n'oubliez pas le voyage à Gand!» On sait à quel incident il est ainsi fait allusion. Vers la fin des Cent-Jours, les royalistes constitutionnels, groupés autour de M. Royer-Collard, jugeant la chute de Napoléon inévitable, mais inquiets des efforts faits pour ramener Louis XVIII aux idées d'ancien régime, avaient chargé M. Guizot de se rendre à Gand auprès du Roi et de lui faire connaître sans réserve leur pensée sur l'état des affaires, sur la nécessité de maintenir le gouvernement constitutionnel, d'accepter la société moderne et particulièrement d'éloigner M. de Blacas. Parti de Paris le 23 mai 1815, M. Guizot était demeuré à Gand jusqu'après Waterloo, et n'était rentré en France qu'avec la royauté. Bien des fois, depuis 1830, ses adversaires politiques lui ont jeté à la tête ce voyage. Quand, par ce moyen, la gauche cherchait à envelopper le chef des doctrinaires dans l'impopularité alors attachée au parti légitimiste, quand elle tâchait de faire de lui une sorte d'émigré trahissant la France pour servir le Roi, elle était dans son rôle. Mais il était interdit à un partisan de la branche aînée des Bourbons d'user d'une pareille arme. M. Berryer ne pouvait l'ignorer, et c'est sans doute par l'effet de ce scrupule, de cette pudeur, que, dans son premier discours, il n'a pas fait le rappel conseillé, attendu par la gauche[280]. Celle-ci en a été désappointée, et elle l'a fait sentir à l'orateur, en ne le soutenant pas contre la malveillance et les murmures de la majorité. Le trouvera-t-elle, dans le second débat, plus docile à ses incitations?
Commencée le 26 janvier 1844, la délibération sur le paragraphe relatif à la flétrissure se traîne d'abord assez languissante. Plusieurs orateurs légitimistes prennent la parole, entre autres M. Berryer qui refait, sans plus de succès, une dissertation embarrassée sur le serment, mais qui ne souffle pas mot du voyage à Gand. M. Duchâtel et M. Guizot leur répondent. On pouvait croire tout fini, quand M. Berryer, irrité des duretés dites à son parti, et peut-être dépité de n'avoir pas fait jusqu'alors meilleure figure, reparaît à la tribune. «Je ne reporterai pas mes souvenirs sur d'autres temps, dit-il; je ne me demande pas ce qu'ont fait les hommes qui viennent aujourd'hui dire qu'on a perdu la moralité politique.» La gauche, tout heureuse de voir M. Berryer venir enfin là où elle l'attendait depuis le premier jour, sort de la réserve froide où elle s'est renfermée jusqu'alors: elle applaudit l'orateur, l'encourage, le pousse: «C'est cela, lui crie-t-elle; très bien! très bien!» Et, de sa voix tonnante, M. de la Rochejaquelein l'excite à «dire tout». M. Berryer y est décidé; ses scrupules ont disparu devant le désir de vengeance qui l'anime. Après avoir soutenu que la moralité politique n'est pas violée quand, «en pleine paix», on va saluer en exil un prince malheureux et lui dire: «Laissez la France en paix», il ajoute: «Et c'est nous qu'on vient accuser d'avoir trahi les devoirs de citoyen! Je le demande, si nous étions allés aux portes de la France, devant l'Europe assemblée en armes, porter, quoi? des conseils politiques, aurions-nous manqué à la moralité politique? Vous ne le pensez pas. Vous vous en êtes glorifié... Ma conscience proteste, elle proteste par le parallèle. Attendais-je donc des désastres pour faire triompher mes conseils par leur lien douloureux?...»
Au premier mot rappelant le voyage de Gand, M. Guizot a demandé la parole. Une tactique semble s'imposer à lui, celle qu'il suit toutes les fois qu'on lui oppose les souvenirs de la coalition: il doit se refuser hautement à une diversion arrangée d'avance pour déplacer le débat et pour renverser les rôles. Il y est d'autant plus fondé que, déjà plusieurs fois et notamment au début du ministère, dans la séance du 25 novembre 1840, il s'est expliqué sur sa conduite en 1815 et l'a fait à la satisfaction de la Chambre. Tel est le conseil que lui ont donné très résolument ses collègues, aussitôt qu'ils ont eu vent de ce qui se préparait. Mais le ministre des affaires étrangères répugnait à ce qui lui paraissait une lâcheté: confiant dans ses forces et se flattant d'en finir, une fois pour toutes, avec une accusation sans cesse renouvelée, il est arrivé à la Chambre, résolu à accepter le débat si ses adversaires le soulèvent[281].
Aussitôt donc que M. Berryer a cessé de parler, M. Guizot quitte son banc et se dirige lentement vers la tribune. Tous les yeux sont fixés sur lui. Dans l'attente d'une scène prévue, chacun garde un silence profond. L'exorde indique bien que le ministre ne se dérobe pas. «Messieurs, dit-il, je commencerai par vider un incident tout personnel (sensation), qui ne regarde ni le gouvernement du Roi, ni le cabinet actuel, ni le ministre des affaires étrangères, qui regarde M. Guizot personnellement.» Mais à peine, pour commencer ses explications, prononce-t-il ces mots: «Vous le savez, je suis allé à Gand...» qu'une clameur effroyable s'élève. La gauche feint de ne pouvoir entendre un homme avouer une telle infamie. M. Guizot ne se trouble pas. S'appuyant sur son coude et regardant fixement ses adversaires, il reprend d'une voix assurée qui scande chaque syllabe: «Je suis allé à Gand.» Les interrupteurs, furieux de se voir bravés, reviennent à la charge, plus bruyants encore. Et la même scène se répète plusieurs fois de suite, sans qu'on fasse reculer le ministre, mais aussi sans qu'il puisse avancer d'un pas. Parle-t-il de liberté, de justice? essaye-t-il de faire honte à l'assemblée de son intolérance et de son désordre? C'est en vain. Dès qu'il reprend sa phrase: «Je suis allé à Gand», il se heurte au parti pris de clameur: clameur confuse, brutale, grossière, mêlée d'insultes et d'invectives, où dominent les mots de «traître» et de «trahison». Presque tous les membres de la gauche, debout, le poing tendu, l'injure aux lèvres, ivres de tapage et de violence, font leur partie dans ce hideux concert. Des légitimistes se joignent à eux, comme s'ils ne voulaient pas laisser oublier que c'est un des leurs qui a provoqué ce tumulte: du haut de son royalisme d'alors, M. de la Rochejaquelein est l'un des plus ardents à s'indigner contre le mauvais Français qui avait osé, en 1815, se mettre du côté du Roi contre Napoléon, et il ajoute à ce reproche, si étrange dans sa bouche, une calomnie, sortie on ne sait d'où, sur la part qu'aurait prise M. Guizot «à la sanglante réaction et aux atrocités de 1815». Le public des tribunes se mêle au tumulte. On se croirait revenu à quelque séance de la Convention, et c'est à se demander si la proscription et l'échafaud ne sont pas la conclusion logique de telles violences de paroles et de gestes. Mais non,—et ce n'est pas ce qu'il y a de moins répugnant et de moins méprisable,—on n'est pas en face d'une véritable colère, d'une explosion spontanée et imprévue: c'est une colère à froid, une explosion volontaire, une comédie arrangée à l'avance. «Si nous ne pouvons vaincre M. Guizot, dit l'un des plus acharnés, il faut l'éreinter.» À côté des acteurs de la gauche, les spectateurs du centre gauche: M. Thiers et ses amis assistent à cette scène, muets, immobiles, sans rien faire pour l'arrêter, espérant en recueillir le profit, toutefois ne laissant pas que d'être gênés et un peu honteux du tour qu'elle prend. Sur les bancs de la majorité, on est sans doute indigné et dégoûté; mais, au premier moment, on est peut-être encore plus abasourdi et intimidé: il semble qu'on hésite à prendre trop ouvertement parti pour un homme en butte à de telles imprécations. Quant au président de la Chambre, l'énergie et la présence d'esprit lui ont manqué dès le début; il est visiblement débordé et impuissant. M. Guizot est donc à peu près seul en face de cette émeute d'une nouvelle sorte, pâle, les lèvres contractées, brisé de fatigue, mais la tête haute, tenant ses insulteurs sous la flamme d'un regard que rien ne peut faire baisser. «Ces interruptions me ralentiront, dit-il, mais ne m'empêcheront pas de dire ce que je pense.» Ou encore: «Je suis obligé de répéter qu'aucune interruption, aucun murmure ne m'empêchera d'aller jusqu'au bout.» Et plus loin: «Messieurs, on peut épuiser mes forces, mais j'ai l'honneur de vous assurer qu'on n'épuisera pas mon courage.» À un député de l'opposition modérée, M. Dubois, qui lui dit avec une émotion compatissante: «Reposez-vous, reprenez haleine», il répond: «Quand je défends mon honneur et mon droit, je ne suis pas fatigable.»
Qui donc va l'emporter dans cet étrange duel d'un contre cent? Voilà déjà une heure et demie que l'orateur est aux prises avec cette meute de hurleurs[282]. C'est la meute qui se lasse la première. La ténacité intrépide finit par avoir raison de la violence tumultueuse. M. Guizot contraint la gauche à entendre, phrase par phrase, l'explication de sa conduite en 1815. Il est d'ailleurs maintenant mieux soutenu; les députés du centre, rassurés par son énergie, ne craignent plus de lui témoigner ouvertement leur sympathie. Aussi l'accusé de tout à l'heure ne se contente-t-il plus de se justifier; il prend à son tour l'offensive et porte à ceux qui l'assaillent des coups qui les font reculer avec des cris de douleur et de rage. «Ne croyez pas, leur dit-il, que lorsque j'ai été porter à Louis XVIII les conseils de la monarchie constitutionnelle, ne croyez pas que je n'aie pas pressenti vos paroles, vos murmures, vos colères. Je les ai pressentis, je les ai acceptés d'avance et je les surmonterai, car j'ai mon pays avec moi. (Bruyantes réclamations à gauche. Vive adhésion au centre.) J'ai mon pays avec moi. (Oui! oui! Non! non!—Se tournant vers la gauche:) Avez-vous jamais eu, vous qui poussez de pareilles clameurs, avez-vous jamais eu l'assentiment du pays, vous, vos opinions, vos pratiques? (Exclamations à gauche. Au centre: Jamais! jamais!) N'êtes-vous pas armés, depuis vingt-cinq ans, de toutes les forces de ce gouvernement dont je parle? N'êtes-vous pas en possession de toutes ces libertés? Comment avez-vous su vous en servir? (Violentes réclamations à gauche.) Les avez-vous fait tourner à la gloire et au repos du pays? Est-ce par vous que le pays a vu son gouvernement fondé? Est-ce par vous que le pays a vu ses libertés mises en pratique? (Approbation au centre.)... Vous n'avez jamais su fonder ni un pouvoir ni une liberté. (Vives réclamations à gauche.) Vous avez toujours perdu... (nouvelles réclamations), vous avez toujours perdu et les libertés et les pouvoirs.» Puis, quand il a dit tout ce qu'il voulait dire, sur le point de descendre de la tribune, le ministre rassemble ce qui lui reste, après en avoir tant dépensé, d'énergie, de fierté, de mépris, et il jette à ses adversaires cette phrase célèbre et terrible: «Quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu'on voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain.»
Après une telle scène, la suite du débat ne pouvait beaucoup fixer l'attention: on entend successivement M. Odilon Barrot qui, pour récompenser M. Berryer d'avoir enfin parlé du voyage de Gand, combat la «flétrissure», et le ministre des affaires étrangères, qui trouve la force de remonter une troisième fois à la tribune pour «adjurer» la majorité d'adopter le paragraphe proposé par la commission. L'assemblée, encore tout agitée du long orage qu'elle vient de traverser, se sépare, en renvoyant le vote au lendemain.
M. Guizot quitte la Chambre, le corps épuisé[283], mais l'âme satisfaite. Le Roi lui écrit: «Je veux vous témoigner combien j'ai souffert de tout ce que j'ai recueilli sur ce qui s'est passé et combien j'ai admiré l'attitude que vous avez si noblement maintenue... Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de dire que tout cela ne pourrait qu'ajouter au prix que j'attache à la conservation de votre ministère et à la confiance que vous m'inspirez[284].» Dans le public, beaucoup de gens partagent le sentiment du Roi; des personnes étrangères à la Chambre, la plupart inconnues de M. Guizot, se réuniront et feront frapper une médaille où le ministre est représenté à la tribune, tenant tête au tumulte. La gauche est loin d'avoir les mêmes raisons de fierté que le ministre. Vainement cherche-t-elle à présenter ce tumulte comme un sublime mouvement de justice nationale, et, affectant une joie féroce, montre-t-elle M. Guizot écrasé sous l'indignation publique et sous ses propres remords, elle ne peut se dissimuler que sa conduite inspire un dégoût presque universel; elle s'est déshonorée, elle a discrédité le régime parlementaire dont elle se prétendait le champion, et cela en pure perte, sans avoir retiré le profit misérable qu'elle attendait de sa violence, sans avoir pu briser le courage ni seulement étouffer la parole de son adversaire. Quant aux légitimistes et à M. Berryer entre autres, ont-ils lieu d'être plus contents de soi? Ont-ils conscience de s'être défendus par des moyens dignes de leur cause? Ils se sont trouvés hors d'état de rien répondre, lorsque M. Guizot a montré, avec une ironie dédaigneuse, «ces hommes de la Restauration se faisant une arme contre lui de ce qu'il avait été s'entretenir avec Louis XVIII». En ameutant l'opinion contre le royalisme de 1815, pour faire diversion à leurs embarras du moment, n'ont-ils pas travaillé contre leur propre parti?
Il semble donc, au soir de cette chaude bataille, que l'avantage soit au ministère. Et cependant, celui-ci n'attend pas sans inquiétude le vote du lendemain. Le courage déployé par M. Guizot ne fait pas que l'adresse ait raison de flétrir les pèlerins de Belgrave square. Parmi les députés de la majorité, plusieurs demeurent troublés, non seulement par scrupule de conscience, mais par préoccupation d'intérêt personnel; ils désirent ménager le parti légitimiste, soit parce qu'ils ont besoin, dans leurs circonscriptions électorales, de l'appoint des voix de droite, soit parce qu'ils ont de ce côté leurs relations de famille ou de société. Bien que le ministre ait fini par avoir le dessus, la violence même du tumulte a laissé un certain émoi parmi les conservateurs; ceux qui se piquent d'être des «bleus» demeurent, en dépit de toutes les explications, gênés par cette histoire du voyage à Gand[285]; les timides hésitent à braver des passions aussi échauffées. On en est donc à se demander si le cabinet ne va pas perdre, dans cette affaire secondaire, le fruit de toutes les victoires qu'il vient de remporter dans les grandes questions politiques.
À la séance suivante, le 27 janvier, la Chambre se trouve en face d'un amendement présenté par la gauche pour substituer le mot: réprouve au mot: flétrit. Bien que les légitimistes s'abstiennent et que le groupe Dufaure vote contre, cet amendement n'est rejeté qu'après deux épreuves douteuses. L'ensemble de l'adresse, mis aussitôt après aux voix, est adopté par 220 voix contre 190. Il semble donc que, par ce dernier vote, la majorité ait un peu repris de son assiette. Toutefois, il reste du malaise. «La victoire a été remportée, écrit le duc de Broglie à son fils, mais elle a coûté cher; on a laissé du monde sur le champ de bataille; il a fallu emprunter le secours de quelques auxiliaires ennemis ou douteux. Tous ceux qui ont bien voté sont sortis tristes et mécontents, convenant que, dans la situation, il n'y avait rien de mieux à faire, mais soucieux et avec de l'humeur[286].»
Le gouvernement a-t-il du moins atteint son but? Cette «flétrissure», si chèrement achetée, produit-elle l'effet moral qu'il en attendait? À la suite du vote de la Chambre, les cinq députés «flétris» envoient leur démission, comme «une protestation, disent-ils, non contre un langage injurieux qui ne saurait les atteindre, mais contre la violence qui leur est faite au mépris de leurs droits». Quelques semaines plus tard, ils sont tous réélus, grâce à l'appui qui leur est ouvertement donné par la gauche, et ils rentrent à la Chambre, acclamés triomphalement par les journaux de leur parti.
Ce n'est pas le seul épilogue désagréable de cette affaire. Parmi les députés conservateurs qui n'avaient pas voté la flétrissure, était M. de Salvandy, alors vice-président de la Chambre et ambassadeur à Turin. Royaliste libéral sous la Restauration, il s'était très nettement rallié à la monarchie de Juillet, mais avait eu soin de demeurer en bons rapports personnels avec la société légitimiste. Son vote causa une grande irritation aux Tuileries. Quand il y accompagna, en sa qualité de vice-président, la députation chargée de porter l'adresse, le Roi, qui ne savait pas toujours se contenir, ne répondit pas à son salut et, l'entraînant dans un salon voisin, lui exprima vivement son mécontentement; les éclats de sa voix arrivaient jusqu'aux députés qui, tout interloqués de cette scène, attendaient qu'on leur rendît leur vice-président. L'incident fit du bruit dans le monde parlementaire. M. de Salvandy donna sa démission d'ambassadeur, et le comité directeur de l'opposition[287], ne reculant pas devant le scandale d'une mise en cause du Roi, le cherchant au contraire, décida de porter l'incident à la tribune. M. Thiers offrit de s'en charger lui-même, à la grande surprise, mais aussi à la grande joie de ses alliés. Voulait-il ainsi se faire pardonner par la gauche son zèle monarchique dans l'affaire de la régence, et sa bouderie de dix-huit mois? Ce fut le 22 février 1844, au cours du débat engagé sur une nouvelle proposition de réforme parlementaire, qu'il souleva la question. Il ne garda aucun ménagement. Faisant allusion aux paroles de blâme qui avaient déterminé M. de Salvandy à donner sa démission d'ambassadeur, il demanda de qui elles émanaient. «Dans ma conviction, répondit-il, ce n'est pas un ministre qui a dit ces paroles. Toute la question est là.» Il concluait que «sous l'administration actuelle, se passaient des actes non rigoureusement conformes aux règles constitutionnelles», et ce désordre lui paraissait assez fréquent pour qu'il jugeât nécessaire «d'en prendre acte devant la Chambre et le pays». «On se demandera, ajoutait-il, comment nous, qui nous piquons d'appartenir à l'opposition modérée, nous venons nous mêler à la discussion d'un tel incident... Notre conduite est le résultat de deux résolutions invariables... Nous sommes résolus à maintenir le gouvernement... mais aussi à le contenir dans la rigueur des règles constitutionnelles. Il n'y a pas un esprit élevé parmi nous qui voulût se prêter à une vaine comédie constitutionnelle qui ne cacherait en réalité que la domination d'un pouvoir sur les autres. La France a eu beaucoup de gouvernements. Elle a eu, sous l'Empire, le gouvernement du génie; elle a eu, sous la Restauration, le gouvernement des traditions. L'un et l'autre ont fini dans les abîmes; mais l'un et l'autre avaient leur prestige. Nous avons aujourd'hui un gouvernement nouveau; ce gouvernement ne peut avoir qu'un prestige, c'est de réaliser dans sa vérité le gouvernement représentatif que la France poursuit depuis cinquante ans.» M. Guizot, évidemment gêné par le tort que s'était donné le Roi, répondit brièvement; il protesta contre des attaques inconstitutionnelles qui visaient plus haut que le cabinet, assuma la pleine responsabilité de ce qui avait été fait, et indiqua que les moyens ne manquaient pas à la Chambre, si elle le jugeait à propos, de mettre en action cette responsabilité. L'opposition ne releva pas ce défi; l'incident fut clos, et la proposition de réforme écartée à une assez forte majorité. L'effet de ce débat n'en fut pas moins fâcheux. Il n'avait pu être indifférent de voir un ancien président du conseil, l'un des hommes les plus considérables du régime, dénoncer le Roi au pays, porter contre lui cette accusation de pouvoir personnel, sous laquelle avait déjà succombé Charles X, et au moyen de laquelle les révolutionnaires cherchaient depuis longtemps à renverser Louis-Philippe. La monarchie ne sortait pas de là sans quelque atteinte.
Il était donc écrit que jusqu'à la fin, dans cette affaire, tout tournerait mal pour le gouvernement. L'impression que l'entrevue d'Eu et l'établissement de l'entente cordiale avaient donnée de l'adresse et du bonheur du cabinet, s'en trouvait un peu altérée. Au lendemain du jour où elle avait été conviée à se féliciter de l'affermissement de la paix au dehors, l'opinion éprouvait quelque ennui et quelque trouble de voir qu'à l'intérieur, au contraire, la guerre sévissait plus violente que jamais entre les partis. Les amis de M. Guizot ne pouvaient se dissimuler ce malaise des esprits. «Ces incidents, écrivait l'un deux, ont rendu la situation générale non pas précisément grave, mais pénible, embarrassée, fausse à plusieurs égards, tandis qu'il y a quelques semaines, elle paraissait forte et brillante. Le ministère, le gouvernement même ont été évidemment affaiblis par le peu d'habileté ou de puissance qu'ils ont montré pour diriger la marche de cette question, par l'irritation qu'elle a ranimée entre les partis[288].»
Heureux encore si l'on en eût été quitte pour un malaise momentané. Mais les conséquences devaient être plus graves et plus durables. Si impuissants et impopulaires que parussent les légitimistes quand ils se trouvaient, comme après 1830, séparés des libéraux du centre droit, ils n'en étaient pas moins, suivant une parole déjà citée de M. Renan, «l'assise indispensable de toute fondation politique en France». Privé de cet élément, le parti conservateur était incomplet, affaibli, rabaissé, découronné. Aussi avons-nous dû plusieurs fois signaler, dans l'hostilité originelle des hommes de droite, l'une des faiblesses du gouvernement de Juillet[289]. Le temps seul,—et un long temps,—était capable d'éteindre cette hostilité. On pouvait aider, accélérer cette œuvre du temps. S'il y avait, parmi les anciens royalistes, des irréconciliables, il en était d'autres d'un caractère moins absolu; et puis, là même où les pères étaient difficiles à ramener, ne restait-il pas une chance de s'entendre avec les fils? En fait, à mesure que s'éloignaient les souvenirs irritants de 1830, que le gouvernement se montrait adversaire plus décidé de la révolution, et que l'intérêt conservateur apparaissait plus évidemment lié au maintien de la monarchie nouvelle, celle-ci gagnait, sinon chez les royalistes militants, du moins autour d'eux. Ce rapprochement, déjà visible sous le ministère de M. Molé, qui y avait personnellement travaillé, était devenu plus marqué encore depuis le 29 octobre 1840. Or, voici qu'un mot dans une adresse, mot facile à éviter et au fond blâmé par le gouvernement, venait arrêter ce précieux mouvement et faisait perdre en quelques jours une partie du terrain gagné en plusieurs années. Aussitôt toutes les vieilles blessures, qui commençaient à se cicatriser, furent rouvertes. Au lendemain même de ces scènes parlementaires, un ami de la monarchie de Juillet notait sur son journal intime: «Cette discussion a jeté entre les partis une irritation telle, qu'on n'avait rien vu de pareil depuis plusieurs années, et elle menace de nous ramener aux époques où les rapports mêmes de société étaient devenus impossibles entre les personnes d'opinions diverses. Non seulement les légitimistes modérés, mais beaucoup d'hommes qui, ayant jadis appartenu à ce parti, s'étaient peu à peu rapprochés du gouvernement, montrent une véritable exaspération et semblent croire de leur honneur de ressentir fortement l'outrage adressé à leurs parents ou amis[290].» Quelques jours plus tard, un de nos ambassadeurs, M. de Sainte-Aulaire, écrivait à M. de Barante: «Je ne pense pas que vous soyez retenu par le charme de nos salons. On m'écrit que tous les fauteuils y sont rembourrés d'épines. Tout cela m'afflige fort; je n'y vois plus d'issue. Le bail des haines politiques est renouvelé pour trente ans[291].» Entre tous les hommes d'État du gouvernement de 1830, M. Guizot était le dernier dont on eût attendu une telle faute. Il semblait mieux préparé et plus intéressé que tout autre à l'éviter. S'étant donné pour tâche de corriger l'origine révolutionnaire du gouvernement, il était conduit, par la direction habituelle de ses idées, à comprendre la force sociale du parti légitimiste et l'avantage de son concours. Attaqué avec acharnement par la coalition de tous les partis de gauche, il sentait la nécessité d'y opposer la coalition de tous les conservateurs. N'était-ce donc pas une étrange inconséquence que celle qui lui faisait, dans ce cas particulier, aller au rebours de sa politique générale? Il cherchera plus tard à en effacer les traces, par des avances publiques aux royalistes[292]; mais, en semblable matière, le mal se fait plus vite qu'il ne se guérit; les ressentiments subsistèrent, et si, le 24 février 1848, la haine des légitimistes contre la monarchie de Juillet est apparue encore si vivace, c'est qu'en janvier 1844, elle avait été rajeunie et ranimée par l'incident, nous allions dire par l'accident de la «flétrissure».
CHAPITRE V
BUGEAUD ET ABD EL-KADER.
(1840-1844.)
I. Abd el-Kader recommence la guerre à la fin de 1839. Le maréchal Valée reçoit des renforts. La campagne de 1840. Ses médiocres résultats.—II. Débats à la Chambre des députés. Idées exprimées par le général Bugeaud. M. Thiers songe à le nommer gouverneur de l'Algérie, mais n'ose pas. Cette nomination est faite par le ministère du 29 octobre.—III. Antécédents et portrait du général Bugeaud.—IV. Système de guerre que le nouveau gouverneur veut appliquer en Afrique et qu'il a proclamé à l'avance.—V. Les lieutenants qu'il va trouver en Algérie. Changarnier. La Moricière. Ce dernier, comme commandant de la division d'Oran, a été le précurseur du général Bugeaud.—VI. Le gouverneur entre tout de suite en campagne, au printemps de 1841. Occupation de Mascara et destruction des établissements d'Abd el-Kader.—VII. L'armée apprend à vivre sur le pays. Campagne de l'automne de 1841.—VIII. La Moricière s'installe à Mascara. Sa campagne d'hiver autour de cette ville. Les résultats obtenus. Bugeaud défend La Moricière contre les bureaux du ministère de la guerre. Bedeau à Tlemcen.—IX. Le sergent Blandan. Expédition du Chélif au printemps de 1842 et soumission des montagnes entourant la Métidja. La Moricière continue ses opérations autour de Mascara.—X. Campagne de l'automne 1842. Changarnier et l'Oued-Fodda. Grands résultats de l'année 1842.—XI. Retour offensif d'Abd el-Kader dans l'Ouarensenis au commencement de 1843. Fondation d'Orléansville.—XII. La smala. Le duc d'Aumale. Surprise et dispersion de la smala. Effet produit.—XIII. Bugeaud est nommé maréchal. Ses difficultés avec le général Changarnier.—XIV. Abd el-Kader est rejeté sur la frontière du Maroc.—XV. Le gouvernement du peuple conquis. Les bureaux arabes. La colonisation.—XVI. L'Algérie et le parlement. Rapports du gouverneur avec M. Guizot et avec le maréchal Soult. Bugeaud et la presse.—XVII. Bugeaud a eu le premier rôle dans la conquête. Ses lieutenants. L'armée d'Afrique. La guerre d'Algérie a-t-elle été profitable à notre éducation militaire?
I
Un jour, en janvier 1842, comme les orateurs de l'opposition dénonçaient l'«abaissement», la «pusillanimité» de la politique extérieure, et reprochaient au gouvernement de Juillet de n'avoir fait aucune conquête: «Cela est faux, s'écria M. Guizot; vous êtes engagés, depuis dix ans, dans la conquête d'un grand territoire. La guerre d'Afrique est une conquête à laquelle vous travaillez tous les jours... Consultez l'Europe, consultez les connaisseurs en fait de conquête et d'agrandissement territorial; vous verrez ce qu'ils diront: ils regardent tous l'occupation de l'Afrique par la France comme un grand fait, comme un fait destiné à accroître beaucoup, un jour, son influence et son poids en Europe.» En effet, de même que la prise d'Alger avait été l'œuvre de la Restauration, la soumission de l'Algérie fut celle de la monarchie de 1830 et spécialement de ce ministère du 29 octobre, si facilement accusé de manquer de toute énergie belliqueuse. Guerre d'un caractère particulier, qu'on peut bien qualifier de grande guerre, si l'on considère l'importance des armées mises en campagne, le nombre des morts et le chiffre des dépenses[293]; mais, en même temps, guerre locale, sans contre-coup en Europe, ne mettant pas en péril la paix du monde, bien plus, impliquant l'existence et le maintien de cette paix, car le gouvernement qui n'en eût pas été assuré, aurait été étrangement téméraire de se lancer dans une pareille entreprise et, suivant l'expression du maréchal Bugeaud, de «grever, pour tant d'années, d'une aussi lourde hypothèque, son armée et ses finances[294]». «Je suis frappé, écrivait M. Guizot le 18 octobre 1842, de la nécessité d'agir en Afrique, pendant la paix de l'Europe; l'Afrique est l'affaire de nos temps de loisir[295].»
Pour comprendre ce que fut l'œuvre du ministère du 29 octobre en Algérie, il faut remonter un peu en arrière et reprendre l'exposé des affaires de cette région à la fin de 1839, au moment où allait recommencer avec Abd el-Kader la guerre un moment suspendue par le traité de la Tafna[296]. Dès le milieu de cette année, tous les indices révélaient une crise imminente, et il était manifeste que la paix boiteuse, subsistant depuis deux ans, ne durerait plus longtemps. L'émir avait son parti arrêté. Le 3 juillet 1839, il avait fait décider en principe la guerre sainte par l'assemblée des grands, se réservant de la déclarer au moment qu'il jugerait convenable; puis il avait employé août et septembre à parcourir les tribus, excitant les esprits et amassant de l'argent. Soucieux de ne pas paraître provoquer la rupture, il attendait un prétexte. Le maréchal Valée le lui fournit à la fin d'octobre, par l'expédition des Portes de Fer.
Depuis longtemps, le gouverneur désirait établir une communication par terre entre la province de Constantine et Alger. Impossible de suivre l'ancienne voie romaine qui passait au sud, dans les États de l'émir; il fallait donc chercher un chemin plus au nord, au milieu des tribus kabyles, dans le pâté montagneux du Djurdjura. Là, une seule fissure se présentait, celle du Biban ou des Portes de Fer, de tel renom, que les Turcs ne s'y étaient jamais aventurés. Le maréchal Valée n'hésita pas à y lancer une colonne légère de 2,500 hommes d'élite, sous les ordres du duc d'Orléans. Elle devait se diriger à vol d'oiseau de Sétif à Alger, à travers un pays absolument inconnu et affreusement tourmenté, en passant à gué plusieurs rivières qu'une seule nuit de pluie pouvait rendre infranchissables. Grâce au secret gardé, à la rapidité de la marche, à la vigueur des troupes, à l'audace heureuse du commandement, la colonne, partie, le 18 octobre 1839, de Mila près de Constantine, arriva saine et sauve à Alger, quinze jours après. Elle en avait été quitte pour quelques escarmouches avec Ben-Salem, lieutenant d'Abd el-Kader. Mais on avait eu plus de bonheur que de prudence. Les Portes de Fer avaient été trouvées plus dangereuses encore qu'on ne s'y attendait: c'était une gorge de quinze à vingt mètres de largeur, entre deux murailles à pic, hautes de cent à deux cents mètres, en quelque sorte crénelées pour la fusillade; et ce défilé se prolongeait pendant 6 kilomètres. Il fallut sept heures pour le franchir. Chacun se rendait compte qu'une poignée d'hommes eût pu tout arrêter. Un orage éclata quelques heures après le passage; s'il fût arrivé plus tôt, l'armée était noyée entre les rochers. Aussi, l'un des résultats les plus clairs de cette hasardeuse expédition fut-il de nous convaincre qu'il fallait chercher ailleurs la communication militaire entre les deux provinces.
«Louanges à Dieu, s'écria Abd el-Kader en apprenant les nouvelles du Biban, l'infidèle s'est chargé de rompre la paix; à nous de lui montrer que nous ne craignons pas la guerre.» Aussitôt il envoya partout l'ordre de prendre les armes. Le 20 novembre 1839, au jour fixé par lui, Arabes et Kabyles se précipitaient comme une trombe dévastatrice sur la plaine de la Métidja. En un moment, les fermes européennes qui commençaient à s'y établir étaient détruites, les colons mis en fuite ou massacrés, les tribus alliées de la France razziées et décimées. Malgré tant d'indices qui eussent dû le mettre en éveil, le gouverneur général fut absolument surpris et se trouva hors d'état de chasser les envahisseurs. Ses troupes étaient dispersées et immobilisées dans les postes qu'il avait partout multipliés et qui n'avaient servi à rien contre l'invasion. Les premiers détachements, trop faibles en nombre, qui se hasardèrent à en sortir, furent fort maltraités, tel un bataillon du 24e qui, en une seule affaire, eut cent cinq morts et quatre-vingt-sept blessés. Le Sahel lui-même, massif montagneux auquel s'appuie Alger, paraissait menacé; la panique gagna la ville où l'on arma les batteries de l'enceinte; on pouvait se croire revenu aux plus mauvais jours de 1831. Cette épreuve jugeait le système défensif du maréchal Valée. Ce fut seulement après plusieurs semaines, grâce surtout à l'énergie des colonels Changarnier et de La Moricière, qui commandaient l'un le 2e léger à Boufarik, l'autre les zouaves à Koléa, qu'on commença à faire un peu moins mauvaise figure. Encore nos troupes n'en étaient-elles pas à reprendre l'offensive: elles se bornèrent à débloquer les postes conservés dans la Métidja; plusieurs avaient dû être évacués et détruits.
Le premier effort de l'ennemi s'était porté contre la province d'Alger. Il ne s'attaqua qu'un peu plus tard à nos établissements, si restreints d'ailleurs, de la province d'Oran. Là aussi, nos troupes se trouvèrent réduites à une défensive qui ne fut pas toujours heureuse[297]. Dans la province de Constantine, où Abd el-Kader n'avait jamais pu établir sérieusement sa puissance, notre situation était meilleure, grâce au concours de plusieurs grands chefs indigènes; ceux-ci bataillaient pour notre cause et envoyaient, en grand apparat, au général commandant la division, les oreilles coupées sur les cadavres des partisans de l'émir.
Dès le commencement de l'attaque, le maréchal Valée avait fait parvenir en France un cri d'alarme, demandant avec instance des renforts immédiats. Sous l'influence du duc d'Orléans, le ministère,—c'était alors celui du 12 mai 1839, présidé par le maréchal Soult,—prit aussitôt des mesures pour porter l'effectif de l'armée africaine de 40,000 hommes à près de 60,000. «Le Roi et son conseil, écrivait le prince royal au maréchal Valée, ont accepté, sans hésitation, sans récrimination, la situation actuelle de l'Algérie. L'opinion publique, la presse ont suivi cet exemple; les Chambres seront entraînées de même. Jamais général en chef n'aura été soutenu et traité comme vous l'êtes: appui moral, récompenses pour vos troupes, pouvoir d'agir, liberté de mouvements, renforts immédiats et abondants, vous aurez tous les éléments du succès...» Puis, parlant de lui-même, le prince ajoutait, avec cet accent de patriotisme qui vibrait si souvent dans ses lettres: «Reprendre, pour une lutte solennelle, une place encore chaude, si je puis m'exprimer ainsi, parmi les troupes que je viens de commander dans une expédition presque pacifique, répondre à l'appel que l'Afrique fait à ses défenseurs, c'est plus qu'un droit pour moi, c'est, à mes yeux, un devoir d'honneur qui fait taire toute autre considération et qui a été apprécié par le Roi et son conseil. J'ai écarté l'offre d'un commandement distinct du vôtre: le service en eût souffert. Je n'ai d'autre ambition que le bien général. Je partirai d'ici avec mon frère d'Aumale qui fera ses premières armes sous vos ordres. L'opinion publique et la presse se préoccupent vivement de mon départ, et tant que cela ne va pas jusqu'à des manifestations qui troubleraient ma liberté, je ne puis qu'être touché d'une sollicitude qui me prouve que mes efforts pour me tenir à la hauteur de ma position n'ont pas été complètement perdus; mais ni les motifs qu'on allègue, ni aucune considération d'intérêt, ni aucun calcul d'avenir ne pourront me retenir ici, lorsque, dans mes inflexibles idées de point d'honneur, je crois avoir un devoir à remplir. Le cri de ma conscience me conduira en Afrique; Dieu réglera l'avenir[298].» À l'ouverture de la session, le 23 décembre 1839, le Roi parla avec fermeté de la nécessité de «punir l'agression» de l'émir et «d'en rendre le retour impossible, afin que rien n'arrêtât le développement de prospérité que la domination française garantissait à une terre qu'elle ne quitterait plus». La Chambre, si longtemps incertaine dans ses vues sur l'Algérie, s'associa à ces sentiments. Sa volonté fut même mise particulièrement en lumière par le vote d'un amendement qui corrigeait sur ce point la rédaction proposée par la commission; cette rédaction, tout en insistant sur la «vigueur» avec laquelle la guerre devait être poussée, laissait planer quelque doute sur l'usage qui serait fait de la victoire; l'amendement, voté à une grande majorité, sur la demande du ministère, substitua à cette rédaction un peu équivoque une phrase où, reprenant les expressions mêmes du discours royal, on parlait de «cette terre que la domination française ne quitterait plus».
Les renforts arrivèrent en Algérie dans les premiers mois de 1840. Le maréchal Valée se trouva ainsi en mesure de former un petit corps expéditionnaire, bientôt porté à dix mille hommes, et dans lequel étaient réunis les Africains les plus renommés, le général Duvivier, les colonels de La Moricière, Changarnier et Bedeau. Le duc d'Orléans commandait l'une des divisions, et son jeune frère le duc d'Aumale, alors chef de bataillon, faisait partie de son état-major. D'après le plan concerté avec le gouvernement, tout l'effort devait être porté dans la province d'Alger où l'on voulait s'emparer de Cherchel à l'ouest sur le bord de la mer, de Miliana au sud-ouest dans les terres, et de Médéa au sud. On se flattait que ces villes, une fois revenues en notre possession, serviraient de rempart à la plaine de la Métidja. Le plan fut exécuté comme il avait été conçu. Le maréchal occupa Cherchel le 15 mars, Médéa le 17 mai, Miliana le 8 juin. Aucune de ces villes ne fut défendue: les deux premières furent trouvées désertes, la troisième en flammes. Sur la route, à l'aller et au retour, il fallut souvent en venir aux mains avec Abd el-Kader ou avec ses lieutenants. Le plus rude et le plus brillant de ces combats eut lieu avant d'arriver à Médéa, sur ce col de Mouzaia, tant de fois arrosé de notre sang depuis la première expédition du général Clauzel: Abd el-Kader occupait, avec ses réguliers et de nombreux auxiliaires, les crêtes et le piton qui dominaient à gauche le passage; ainsi défendue, cette forteresse naturelle paraissait inaccessible; rien ne put arrêter l'élan de nos soldats entraînés par Changarnier et La Moricière. Mais quel était le fruit de ces victoires? Vainement, à chaque rencontre, l'emportait-on sur Abd el-Kader, celui-ci ne se laissait pas envelopper ni même serrer de trop près. Toujours vaincu, jamais mis hors de combat, il continuait à tenir la campagne, harcelant toutes nos marches offensives et encore plus nos retraites. Ainsi quelques jours après le combat de Mouzaia, comme l'armée repassait le col pour revenir dans la Métidja, l'arrière-garde fut si soudainement et si violemment attaquée, qu'on put craindre un moment sa destruction.
Malgré les efforts faits et le sang versé, cette campagne était donc sans résultat décisif. L'armée en avait le sentiment et, chose fâcheuse, s'en prenait à son chef. Plusieurs fois, il avait paru qu'avec sa lenteur méthodique, encore augmentée par l'âge, le maréchal laissait échapper les meilleures occasions. Artilleur éminent, il ne possédait pas au même degré les qualités fort différentes du général d'armée; de plus, nourri dans les traditions de la grande guerre européenne, il n'avait pas l'intelligence de cette guerre d'Afrique qui exigeait tant de prestesse dans les mouvements, tant de promptitude dans le coup d'œil. La Moricière traduisait le sentiment général, quand il écrivait alors dans une lettre confidentielle: «On n'a pas d'idée de ce que c'est que dix mille hommes conduits de la sorte; cela dépasse de beaucoup tout ce que je pouvais imaginer[299].» Cependant le gouverneur était satisfait. «Le plan de campagne est exécuté, disait-il dans son rapport au ministre; la France est fortement établie dans la vallée du Chélif; de grandes communications relient à la Métidja Médéa et Miliana. Le moment approche où les tribus se sépareront de l'émir.» Singulière illusion! Le maréchal Valée avait laissé à Médéa et à Miliana, non des corps de troupes assez forts pour rayonner aux environs, mais les garnisons indispensables à la garde des villes: toujours le parti pris de défensive. Aussi, à peine l'armée s'était-elle éloignée, que ces garnisons étaient bloquées, sans communications régulières avec Alger, constamment attaquées, souvent manquant de vivres, et surtout exposées à la démoralisation, conséquence de leur attitude passive et de leur isolement. «Horribles villes, écrivait alors un de nos plus solides soldats, véritables prisons, dans lesquelles on a jeté trois mille individus, et qui sont autant de gouffres où disparaissent ces malheureux abandonnés[300].» Vivres et munitions, tout devait être apporté de la côte, et chaque ravitaillement exigeait une nouvelle armée, une nouvelle expédition, de nouveaux combats contre l'ennemi qui tenait toujours la campagne. C'était recommencer purement et simplement ce qu'avait fait le général Clauzel au lendemain de la prise d'Alger, comme si le temps n'avait rien fait gagner ni l'expérience rien appris. Ces expéditions répétées épuisaient l'armée, d'autant que le chiffre des troupes mobilisables était singulièrement restreint: presque tout l'effectif continuait à être absorbé par la garde des nombreux postes que le maréchal avait établis autour du Sahel et dans la Métidja.
Ces postes nous donnaient-ils au moins quelque sécurité? Non; les coureurs ennemis s'avançaient jusqu'aux portes d'Alger. À peu de distance de la ville, des détachements de deux cents hommes étaient surpris et massacrés. Un témoin[301] a tracé ce tableau de nos possessions africaines après la campagne de 1840; il se suppose devant une carte, marquant en noir ce qui nous appartient véritablement: «Alger est à vous, disait-il, et même, pourvu que la nuit soit encore éloignée, vous pouvez vous promener à une lieue aux environs. Trois ou quatre points dans un rayon de trois ou quatre lieues; ce sont vos postes ou camps de la Maison-Carrée, du Fondouk, de l'Habra, etc. Vous possédez la surface qu'ils occupent et les alentours jusqu'à portée de fusil, mais à condition de n'y rien semer, de n'y rien bâtir; à condition d'avoir, derrière vos fossés, suffisamment de vivres et de munitions pour attendre la colonne de ravitaillement. Lorsqu'il n'y a pas d'eau dans l'intérieur du camp, les soldats ne vont à la fontaine qu'en force suffisante. Ils sont dévorés de vermine, excédés de fatigue et d'ennui, décimés par la fièvre, par le soleil, par les exhalaisons pestilentielles des marécages. Heureux ceux qui peuvent lire quelques lambeaux d'un vieux journal! J'ai entendu des officiers, enfermés dans ces prisons brûlantes, dire que l'esprit le mieux trempé ne peut résister à trois ou quatre mois d'un pareil supplice. Beaucoup s'adonnent aux liqueurs fortes, demandant à l'abrutissement de les sauver de la folie. Mais poursuivons: un point à Douera, un point à Boufarik, un autre à Blida, deux autres à Coléa et à Cherchel. Vous entretenez dans chacun de ces endroits un certain nombre de troupes et quelques cabaretiers qui empoisonnent ce que la fièvre et l'Arabe ont laissé vivre. Voilà votre province d'Alger... J'oubliais vos villes de Médéa et de Miliana, deux grands tombeaux, au bout d'un chemin sur lequel vous pourriez construire vingt pyramides triomphales des ossements de vos soldats.» L'auteur de ce tableau n'exagérait pas l'insalubrité des postes occupés dans la province d'Alger. Tel bataillon, qui en arrivant dans l'un d'eux comptait 700 hommes, se trouvait, au bout de peu de temps, réduit à 210. «Ces malheureux, écrivait un de leurs officiers, sont frappés de la fièvre comme de la foudre; ils tombent, et l'on n'a que le temps de les porter à l'hôpital[302].» C'est à l'occupation de ces retranchements bien plus qu'aux combats, si meurtriers fussent-ils, qu'il faut attribuer le chiffre très élevé des pertes de l'armée en 1840: 9,300 morts sur un effectif de 60,000 hommes[303].
En dépit des bulletins optimistes que le maréchal Valée lui adressait de la meilleure foi du monde, le ministre de la guerre finissait cependant par s'apercevoir du fâcheux état des choses: «La situation générale, écrivait-il, ne s'est pas améliorée depuis le commencement de la campagne. Nous occupons, il est vrai, Médéa et Miliana, mais dans des conditions jusqu'ici peu favorables. Les partis arabes n'en demeurent pas moins à peu près maîtres de la plaine, et les communications entre nos postes sont difficiles et rares. Il est urgent de remédier, par des opérations heureuses et décisives, à un tel état de choses dont il y aurait bientôt à s'alarmer[304].» Comment répondre au vœu du ministre? L'armée était dans un état de lassitude physique et surtout morale qui ne semblait plus permettre de lui imposer de nouveaux efforts. On en était à se demander si, avec des soldats surmenés, des officiers découragés, il serait possible de continuer les opérations indispensables au ravitaillement des villes occupées. Heureusement Changarnier se trouvait là, toujours prêt à agir et sachant entraîner les autres; il était la grande ressource du maréchal dans ses embarras; simple colonel ou général de récente promotion, il se voyait attribuer le commandement de presque toutes les expéditions, qu'il menait à bien avec un rare mélange d'audace, d'énergie et d'adresse. «Les généraux sont à Alger, écrivait le capitaine de Montagnac, n'ayant pas d'emploi et n'en demandant pas. Il y a ici un général qui est tous les généraux d'Afrique: c'est Changarnier. Y a-t-il une expédition à organiser? vite on ramasse des fractions de tous les corps et l'on prend mon Changarnier. Y a-t-il une razzia à faire? Changarnier. S'agit-il d'établir un télégraphe dans les nuages? encore Changarnier, toujours Changarnier... Du reste, il répond à la confiance qu'on a en lui: il se bat bien. Sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre ne sera plus assez vaste pour la contenir[305].»
Même avec un si énergique lieutenant, le maréchal Valée était loin de faire tout le nécessaire. Miliana a été ravitaillée, le 23 juin 1840, pour trois mois. Depuis lors, on n'a plus eu de communication avec la ville, de nouveau bloquée. Les trois mois se sont écoulés sans que l'on ait trouvé moyen d'envoyer un nouveau convoi. Dans la nuit du 27 au 28 septembre, un homme vêtu en Arabe se présente au palais du gouverneur: c'est un échappé de Miliana; les nouvelles qu'il apporte sont telles, qu'en toute hâte une colonne est organisée par Changarnier. Le 4 octobre, après avoir livré plusieurs petits combats, elle arrive à Miliana. Quel spectacle! La moitié de la garnison est dans le cimetière, un quart dans les hôpitaux; le reste se traîne sans force et sans courage, incapable de défendre les remparts que l'ennemi, mal informé, n'a heureusement pas attaqués[306]. Tel a été le résultat des fatigues, des maladies et surtout de la nostalgie causée par cet état de séquestration, d'isolement et d'abandon. Il faut prendre dans le corps expéditionnaire les éléments d'une garnison entièrement nouvelle. La colonne ainsi réduite ramène, non sans peine, à Alger, les débris de l'ancienne garnison, contre lesquels la mort devait s'acharner jusqu'au bout. Des 1,236 hommes laissés en juin 1840 dans Miliana, 70 seulement survivaient au 31 décembre. Lamentable incident, qui eut tout de suite un douloureux retentissement et qui n'était pas fait pour relever le prestige du maréchal Valée, soit en Afrique auprès de l'armée, soit en France auprès du public et du gouvernement.
II
Pendant que la guerre se poursuivait avec ces fortunes diverses, survenaient, en France, des débats parlementaires et des crises ministérielles qui avaient leur contre-coup sur les affaires algériennes. Avant même que le maréchal Valée eût reçu ses renforts et commencé sérieusement ses opérations, son système avait rencontré, à la tribune de la Chambre, un contradicteur autorisé, redoutable, qui avait l'habitude de dire très haut ce qu'il pensait et de ne ménager personne: c'était le général Bugeaud. Il y avait déjà plusieurs années que ce personnage jouait, dans les affaires d'Afrique, un rôle important dont les diverses phases semblaient, il est vrai, peu concordantes. Le même homme qui, en 1836, par la victoire de la Sickack, était apparu comme l'un des plus vigoureux adversaires d'Abd el-Kader, avait négocié et signé, en 1837, le traité de la Tafna, qui faisait la part si large à l'émir, si étroite à la France. À cette époque, il professait très haut et à tout venant que l'entreprise algérienne était une sottise, que la conquête serait pénible, la colonisation impossible, et que le mieux était de s'en aller[307]. Mais, depuis lors, une évolution s'était accomplie dans son esprit. Sans désavouer sa première opposition, en persistant même à déclarer l'entreprise peu heureuse, il avait fini par trouver que la France était trop engagée pour reculer. Dès lors, il estimait que le pire était de piétiner sur place, et qu'on devait aller de l'avant; l'évacuation écartée, il ne voyait plus qu'une issue, la conquête complète et rapide. Dans cette façon nouvelle de considérer les choses, il apportait son habituelle impétuosité, exposant en toute occasion ses idées avec une verve abondante et puissante. Ainsi, avait-il pris la parole, le 15 janvier 1840, lors de la discussion de l'adresse, mêlant assez étrangement, avec une égale vivacité, l'apologie de sa conduite personnelle dans le traité de la Tafna et la critique de l'occupation restreinte. «Je ne serai pas suspect, disait-il, quand je déclarerai que l'occupation restreinte me paraît une chimère. Cependant, c'est sur cette idée qu'avait été fait le traité de la Tafna. Eh bien! c'est une chimère! Elle vient d'être jugée par les faits. C'est à grands frais, avec un grand déploiement de forces et de fortifications, que vous avez voulu garder la petite zone réservée dans la province d'Alger. Vous avez vu ce qui est arrivé! Au moment où la guerre a éclaté, nos points retranchés ont été franchis; les Arabes se sont précipités dans la plaine de la Métidja, y ont fait disparaître l'ombre de colonisation que nous y avions si péniblement établie. Je dis que l'occupation restreinte est une chimère, une chimère dangereuse. Tant que vous resterez dans votre petite zone, vous n'attaquerez pas votre adversaire au cœur. Lors même que vous étendriez un peu cette zone, l'ennemi aurait plus d'espace qu'il ne lui en faut pour subsister... Il ne reste donc, selon moi, que la domination absolue, la soumission du pays... Puisque mon pays est en Afrique, je désire qu'on ne s'y débatte plus dans l'impuissance. Nous nous agitons, depuis dix ans, pour faire les choses du monde, je ne dirai pas les plus futiles, mais les plus infructueuses. Je pense que les grandes nations, comme les grands hommes, doivent faire les fautes avec grandeur. Oui, à mon avis, la possession d'Alger est une faute; mais puisque vous voulez la faire, il faut que vous la fassiez grandement, car c'est le seul moyen d'en obtenir quelque fruit, il faut donc que le pays soit conquis et la puissance d'Abd el-Kader détruite.» Le but ainsi nettement fixé, l'orateur indiquait les moyens de l'atteindre: c'était de substituer au système des postes fortifiés la création de six colonnes mobiles, parcourant le pays dans tous les sens et atteignant les Arabes dans leurs intérêts agricoles, les seuls saisissables en Afrique.
Le ministère, qui venait d'approuver le plan du gouverneur, n'était pas disposé à suivre les conseils du général Bugeaud. Mais, quelques semaines plus tard, il était renversé et cédait la place au cabinet du 1er mars 1840, formé par M. Thiers. Le nouveau président du conseil arrivait au pouvoir, fort animé pour la conquête de l'Algérie et assez prévenu contre le maréchal Valée. La position de ce dernier, au premier moment fort menacée, ne fut raffermie que par l'influence du duc d'Orléans qui s'apprêtait alors à rejoindre l'armée d'Afrique. Ce ne fut pas pour bien longtemps. À peine les opérations militaires étaient-elles commencées que, devant la médiocrité et l'incertitude des résultats, M. Thiers sentit renaître ses premiers doutes sur l'homme et sur son système. Quant au général Bugeaud, il trouvait dans ces faits la confirmation de ses idées, et, le 14 mai 1840, il saisissait l'occasion de la discussion des crédits, pour insister avec plus de vivacité encore sur la critique du plan suivi par le maréchal Valée. «Si l'on veut, disait-il, occuper Médéa, Miliana, Cherchel, on aura tous les inconvénients de l'occupation restreinte multipliés sur une plus grande échelle.» À l'entendre, ce n'est pas 2,400 hommes qu'il faudrait mettre à Médéa, ce serait 8,000 hommes en état de prendre l'offensive. «Il y a, ajoutait-il, un système qu'il faut abandonner, c'est le système de la multiplication des postes retranchés. Je n'en connais pas de plus déplorable. Il nous a fait un mal affreux... Que diriez-vous d'un amiral qui, chargé de dominer la Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand nombre sur quelques points de la côte et ne bougerait de là? Vous avez fait la même chose... C'est le système de la mobilité qui doit soumettre l'Afrique. Il y a entre le système de l'occupation restreinte par les postes retranchés et celui de la mobilité toute la différence qu'il y a entre la portée du fusil et la portée des jambes. Les postes retranchés commandent seulement à la portée du fusil, tandis que la mobilité commande le pays à vingt ou trente lieues. Il faut donc être avare de retranchements et n'établir un poste que quand la nécessité en est dix fois démontrée... Vous voulez rester imperturbablement en Afrique! Eh bien, il faut y rester pour y faire quelque chose. Jusqu'à présent, on n'a rien fait, absolument rien. Voulez-vous recommencer ces dix ans de sacrifices infructueux, ces expéditions qui n'aboutissent qu'à brûler des maisons et à envoyer bon nombre de soldats à l'hôpital? Vous ne pouvez continuer quelque chose d'aussi absurde, messieurs. Puisque vous êtes condamnés à rester en Afrique, il faut une grande invasion qui ressemble à celle que faisaient les Francs, à celles que faisaient les Goths; sans cela, vous n'arriverez à rien.» Et l'orateur ne cachait pas à la Chambre qu'une armée de 90,000 hommes était nécessaire. Tout en trouvant le général Bugeaud trop absolu, M. Thiers tomba d'accord avec lui qu'on avait eu tort d'éparpiller les troupes et de multiplier les postes; la meilleure tactique, selon le président du conseil, eût été de s'emparer de quelques points principaux et de rayonner de là dans tous les sens. Lui aussi repoussait absolument «la chimère de l'occupation restreinte». Enfin, aux adversaires de l'entreprise algérienne qui tiraient argument des résultats incertains de la campagne, il répondait en célébrant avec une vivacité éloquente les profits que nous réservait cette conquête et aussi, d'une façon plus générale, l'avantage qu'il y avait pour la France «à se battre quelque part[308]».
Cette discussion n'avait pas raffermi le maréchal Valée. Le ministère comprenait la nécessité de le changer; une seule chose l'arrêtait, la difficulté que présentait le choix du successeur. Un candidat sans doute était indiqué et paraissait s'offrir: le général Bugeaud. En une question où tant de gens tâtonnaient, il avait un système, le professait bien haut et se faisait fort de réussir là où les autres avaient échoué. Dans beaucoup d'esprits, l'idée gagnait qu'il pourrait bien être l'homme de la situation. Le général s'attendait à être choisi. «Il est toujours fortement question de m'envoyer en Afrique, écrivait-il à un de ses confidents, et je crois même que c'est arrêté, mais qu'on ne veut pas le publier encore... Je n'ai fait aucun mouvement. Sans être Achille, on vient me chercher sous ma tente[309].» Cependant les jours s'écoulaient, et le ministère n'osait avouer le choix qu'il avait peut-être décidé in petto: c'est qu'il se croyait obligé de ménager la gauche et que celle-ci détestait le général Bugeaud. Jusqu'à quand ces préventions de parti eussent-elles ainsi retardé une mesure si évidemment commandée par l'intérêt de l'Algérie? Quoi qu'il en soit, le cabinet du 1er mars tomba sans avoir rien fait, et la question se trouva renvoyée au cabinet du 29 octobre, avec beaucoup d'autres non moins graves, plus graves même, qui composaient l'onéreux héritage laissé par M. Thiers à ses successeurs.
Les nouveaux ministres n'avaient aucune raison d'être effarouchés par la couleur politique du général Bugeaud, mais ne pouvaient-ils pas l'être par ses desseins militaires? Le nommer, c'était s'engager à fond dans la guerre d'Afrique, renoncer à tout expédient d'occupation restreinte, entreprendre la conquête de la régence entière, se condamner à obtenir de la Chambre, jusqu'alors peu généreuse en cette matière, beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent, et cela pendant de longues années. Le général n'avait laissé sur ce point aucune équivoque. Il ne s'était pas expliqué seulement à la tribune, dans des circonstances où il pouvait être soupçonné de quelque entraînement de discussion ou de quelque exagération oratoire: un jour que le Roi était particulièrement préoccupé des affaires d'Algérie, des opinions divergentes qui se manifestaient à ce sujet, de la stérilité des efforts faits jusqu'alors, il avait appelé le général Bugeaud et, en plein conseil des ministres, lui avait demandé son avis. «Sire, dit le général, si le pays cultivé, le Tell algérien, se prolongeait indéfiniment dans le sud, il faudrait évacuer demain matin; la conquête serait impossible. Mais la fortune veut que l'épaisseur du pays cultivé ne soit en moyenne que de trente lieues, et qu'au delà soit le petit désert. Qu'est-ce qui fait que, depuis dix ans, vous multipliez les efforts sans parvenir à soumettre les Arabes? C'est qu'Abd el-Kader a toujours derrière lui une région où il peut lever l'impôt et recruter des soldats. Toutes les fois que vous laissez à l'ennemi l'impôt et le recrutement, la guerre est interminable. Il faut prendre la totalité du Tell, et alors, l'émir, n'ayant plus ni impôt ni recrutement, sera forcé de capituler.» Et comme le Roi, frappé du bon sens de ce raisonnement, avait fait cette question: «Si je vous chargeais de cette entreprise, accepteriez-vous, et à quelles conditions?—J'accepterais, répondit le général, mais je demanderais au Roi cent mille hommes de son armée et cent millions de son budget pendant sept ans[310].» Pour peu que M. Guizot et ses collègues eussent été les politiques timides et mesquins que la gauche dénonçait et flétrissait si bruyamment, de telles perspectives eussent eu de quoi les faire hésiter ou même reculer. Tout au contraire, avec une pleine connaissance des suites de leur résolution, ils proposèrent au Roi de nommer le général Bugeaud gouverneur général. Quant à Louis-Philippe, il trouvait bien un peu lourde l'entreprise algérienne. «Le duc de Broglie a raison, disait-il volontiers, l'Algérie est une loge à l'Opéra qui coûte bien cher.» Mais dès qu'il lui fut démontré que l'honneur et l'intérêt du pays étaient engagés, il prit son parti des sacrifices à faire, si lourds fussent-ils: réponse anticipée aux fausses lettres que la presse légitimiste allait publier, quelques semaines plus tard, en vue de faire croire que le Roi avait promis à l'Angleterre l'évacuation de l'Algérie[311]. L'ordonnance qui appelait le général Bugeaud à remplacer le maréchal Valée fut signée le 29 décembre 1840. Cette date est importante dans l'histoire de la conquête de l'Algérie: elle marque la fin des tâtonnements stériles et le commencement des opérations efficaces.
III
Au moment où il prenait en main la direction des affaires algériennes, le général Bugeaud avait cinquante-six ans. Forte stature, large poitrine, visage coloré, voix mâle et rude, regard hardi, allure décidée, tout en lui respirait le commandement. Les qualités de l'âme, de l'intelligence et surtout du caractère étaient supérieures, mais avec des inégalités et des contrastes qu'expliquent son origine et les vicissitudes de sa vie. D'une famille noble du Périgord, Thomas Bugeaud de la Piconnerie perdit sa mère quand il n'avait que dix ans. Son père, ruiné par la révolution, d'un tempérament violent et dur, ne s'intéressant qu'à son fils aîné, retira le jeune Thomas de l'école où l'avait placé sa mère, et le laissa absolument à lui-même, sans lui faire donner aucune éducation. L'enfant ainsi abandonné se réfugia à la campagne, avec ses sœurs aînées dont la tendresse mettait seule un peu de douceur dans sa vie, n'ayant en fait d'instruction que ce que les pauvres filles, non moins délaissées elles-mêmes, pouvaient lui apprendre, passant son temps à chasser, à pêcher, à vagabonder au milieu des landes et des bois avec les petits paysans de son âge, dans un tel dénuement que, faute de souliers, il se fabriquait lui-même des espèces de sandales. Cette étrange existence se prolongea jusqu'en 1804, où Thomas, âgé de dix-neuf ans, s'engagea dans les vélites de la garde impériale. Il prit ce parti par pauvreté, non par goût. Longtemps ses lettres témoignèrent de ses regrets pour la vie rustique, de son désir de «quitter le militaire». Toutefois, par sentiment du devoir, par vaillance naturelle, plus encore que par ambition, il écrivait à sa sœur aînée, lors de sa première entrée en campagne: «Je t'assure que je mourrai ou que je me distinguerai.» Caporal de la garde à Austerlitz en 1805, sous-lieutenant de la ligne en 1806, blessé à la fin de la même année dans la campagne de Pologne, il fut envoyé, en 1808, à l'armée d'Espagne, où il resta jusqu'en 1814, successivement capitaine, chef de bataillon, major. Sur ce nouveau théâtre, dans une guerre de surprises et d'embuscades, il eut occasion de faire œuvre d'initiative et de commandement, bien qu'encore dans un grade relativement peu élevé; de brillants faits d'armes, de vigoureux coups de main attirèrent sur lui l'attention de ses chefs, particulièrement du maréchal Suchet qui le prit en haute estime. Ce fut la première Restauration, bien accueillie par lui, qui lui donna ses épaulettes de colonel. Mais s'étant rallié à Napoléon pendant les Cent-Jours, il fut mis en demi-solde après la seconde Restauration. Il se retira alors en Périgord, dans le vieux domaine de sa famille, et, portant sur l'agriculture son énergie accoutumée, il transforma le pays qui l'entourait. Ainsi passa-t-il quinze années, loin de tout bruit et de toute agitation, refusant de prendre part aux conciliabules républicains et bonapartistes dans lesquels on cherchait à l'attirer.
Le gouvernement de Juillet lui rouvrit l'armée et le fit général. Élu député en 1831, conservateur résolu, implacable, provocant, il n'était pas d'humeur à jouer les rôles muets. C'était un orateur original, prime-sautier, n'ayant pas toujours autant de mesure que de verve, prompt, sur ce champ de bataille comme sur les autres, à prendre l'offensive, particulièrement animé contre les journalistes qui, naturellement, n'étaient pas en reste avec lui et le dépeignaient comme un soudard brutal, ennemi du peuple et courtisan du prince. Il n'était pas d'ailleurs jusqu'à son rôle militaire, son service de général qui ne le mît en butte aux attaques des partis: en 1833, il acceptait, par dévouement au Roi, la mission pénible de garder la duchesse de Berry à Blaye, et s'attirait ainsi les ressentiments des légitimistes; en 1834, placé à la tête d'une des brigades de l'armée de Paris, il irritait les républicains par sa vigueur à réprimer l'émeute du 13 et du 14 avril; c'est alors que se produisit le douloureux incident si perfidement exploité par l'opposition sous le nom de «massacre de la rue Transnonain»,—incident dont, en tout cas, le général Bugeaud n'était aucunement responsable, car les soldats incriminés appartenaient à la brigade du général de Lascours, non à la sienne. Les journaux n'en prodiguèrent pas moins leurs invectives à celui qu'ils se plaisaient à appeler le «geôlier de Blaye» et le «bourreau de la rue Transnonain». Le général n'était pas homme à prendre en patience de telles attaques. Il en coûta cher à un député de la gauche, M. Dulong, pour avoir répété à la Chambre ce que disaient les journaux: le mot de «geôlier», lancé par lui dans une interruption, lui valut d'être tué en duel par l'ancien commandant du château de Blaye. Le général Bugeaud n'était pas moins indigné, quand on l'accusait de cruauté dans l'affaire de la rue Transnonain; rien ne lui eût été plus facile que de dégager sa responsabilité; mais longtemps il se refusa à le faire, pour n'avoir pas l'air de charger son camarade, le général de Lascours; lorsque sa femme et ses sœurs pleuraient sous la violence des outrages: «Mes amies, leur disait-il, je vous en prie, soyez plus calmes; croyez-vous que je ne souffre pas? Dieu a été méconnu, outragé, abreuvé d'ingratitude sur cette terre. Ai-je le droit de me plaindre?» Ce fut seulement après la révolution de Février, le 28 mars 1848, qu'il se décida à publier une lettre pour prouver que le fait, prétexte de tant de calomnies, n'était pas imputable à des soldats placés sous ses ordres. Les attaques des journaux avaient du moins ce résultat que le général Bugeaud, avant d'avoir pu conquérir son renom militaire, était déjà très connu du public. Lui-même, un jour, constatait plaisamment à la tribune la notoriété et l'importance dont il était ainsi redevable à ses adversaires. «La presse ne m'a pas fait de mal, disait-il; au contraire, elle m'a fait du bien; car, sans les outrages qu'elle s'est efforcée de me faire subir, eh! mon Dieu, mon nom serait presque inconnu en France. (On rit.) On saurait à peine qu'il existe un général Bugeaud, tandis qu'aujourd'hui, partout où je vais pour la première fois, je suis un objet de curiosité. (Nouveaux rires.) On s'empresse sur mon passage; on veut voir cette espèce d'ogre politique, cet orateur de corps de garde, dont l'éloquence sent la poudre à canon, dit M. de Cormenin dans sa biographie des députés; et je l'en remercie: c'est une très bonne odeur que celle de la poudre à canon. Dernièrement, étant à Lille dans le salon du préfet,—ce n'était pas jour de réception,—le salon se remplit tellement, qu'on fut obligé d'en ouvrir un autre, tant on était curieux de me voir (hilarité générale), et l'on fut tout étonné de voir que j'étais un homme à peu près comme un autre, et que je parlais à peu près comme tout le monde[312].»
Si impétueusement qu'il se fût jeté dans les luttes politiques, le général Bugeaud n'en tenait pas moins à rester avant tout un homme de guerre. C'était comme tel qu'il se sentait capable de faire de grandes choses et qu'il aspirait à donner sa mesure. L'expérience militaire qu'il avait acquise dans la première partie de sa carrière se trouvait avoir été très variée et très complète. Il avait vu la grande guerre que les officiers plus jeunes, uniquement formés en Algérie, ne connaissaient pas, et, en outre, il avait fait, pendant six ans, en Espagne, une guerre de guérillas qui le préparait merveilleusement aux campagnes d'Afrique. Judicieux et attentif, il avait ainsi amassé un riche fonds d'observations qui lui servait non seulement à se guider lui-même, mais à enseigner les autres: car c'était son habitude, son goût, on dirait presque sa manie, si la chose n'avait été le plus souvent fort profitable, d'être, avec tous ceux qui l'approchaient, petits ou grands, «en état permanent de professorat militaire[313]». Les souvenirs d'Espagne étaient ceux qu'il évoquait le plus volontiers, pour en tirer des leçons sur la façon de combattre les Arabes. À ces avantages de l'expérience s'ajoutaient ceux que le général Bugeaud tenait de la nature. Il avait beaucoup des dons du capitaine: la décision prompte et audacieuse, le coup d'œil sûr et étendu, l'énergie persévérante, obstinée, l'activité infatigable, le sang-froid intrépide et l'entière liberté d'esprit dans le péril, la hardiesse à assumer et l'aisance à porter les responsabilités, cette autorité particulière du commandement qui fait non seulement que l'armée obéit, mais qu'elle va au feu avec confiance et donne ses efforts sans compter, enfin et surtout deux qualités se complétant l'une l'autre et qui devaient apparaître dans son œuvre à un degré tel, qu'on peut y voir vraiment ses qualités maîtresses: un bon sens que rien ne troublait et une volonté que rien n'arrêtait.
Cette forte et brillante figure n'était pas sans quelques ombres. S'étant formé seul, le général Bugeaud manquait de ce je ne sais quoi de réglé, de mesuré, que donne l'éducation. De là, chez lui, des lacunes, des écarts subits, des saillies excessives. La puissance de volonté, la fermeté de décision, l'ardeur de conviction, la confiance en soi qui faisaient sa force, tournaient parfois en intolérance impérieuse; entier, absolu, obstiné, il jugeait mal ceux qui le contredisaient et avait parfois trop de goût pour les approbateurs dociles. Il donnait ce spectacle singulier d'un homme qui aimait à discuter et qui avait horreur d'être discuté, recherchant les controverses où sa verve lui donnait de grands avantages, mais s'y montrant susceptible, irritable, beaucoup moins maître de lui que dans une vraie bataille. Son indépendance à l'égard de ses supérieurs était ombrageuse, et le gouvernement qui l'employait trouvait en lui un instrument plus efficace que commode. Bonhomme avec les petites gens, il était parfois cassant, maladroit, blessant avec ceux d'un rang supérieur. Non dépourvu de finesse, il manquait de tact. Les qualités aussi bien que les défauts, tout chez lui était recouvert dune écorce rugueuse que les frottements du monde ne parvinrent jamais à polir: c'était comme la marque ineffaçable de son origine. Il semblait même mettre sa coquetterie à montrer d'autant plus en lui le paysan et le soldat que son rôle se trouvait être plus élevé.
Et cependant qui se fût arrêté à cet extérieur eût mal connu le général Bugeaud. Pénétrez plus avant, vous découvrirez une âme qui n'était pas sans délicatesse et même un esprit qui n'était pas sans culture. Rien de plus touchant et de plus charmant que la correspondance du jeune vélite de vingt ans avec ses sœurs: beaucoup de cœur, une droiture fière et un peu sauvage, une pureté naïve[314]. Cet homme si rude fut le plus affectueux, le plus caressant des pères. «Je ne me souviens pas, disait-il un jour à ses enfants, d'avoir reçu de mon père un seul baiser; voilà pourquoi je vous accable de ces tendresses qui ont tant manqué à mon cœur aimant.» À défaut d'instruction première, il avait saisi, à peine entré au régiment, toutes les occasions de travailler et d'apprendre; plus tard, il avait profité de sa retraite, pendant la Restauration, pour faire des lectures; en tout temps, il s'était développé par l'observation personnelle. Ce qu'il avait ainsi acquis, il l'épanchait autour de lui en conversations abondantes, d'un tour singulièrement vif et pittoresque. Des choses de l'intelligence, c'étaient les côtés, positifs et pratiques qu'il goûtait le plus; il affectait même de dédaigner la poésie; pourtant il avait le cœur à la fois trop haut et trop sincère pour ne pas en subir, parfois à son insu, l'empire et l'attrait. Un jour, sur la frontière du Maroc, il apprend que ses aides de camp sont réunis dans leur tente pour lire le poème de Jocelyn. «Ah! ils lisent des poésies, ces messieurs!» s'écrie-t-il, puis, entrant brusquement chez eux: «Belle occupation, ma foi! que la vôtre, messieurs! Avez-vous donc tant d'heures à perdre pour lire des rêveries de songe-creux? Ah! les poètes et les députés poètes qui font de la politique! En vérité, je vous croyais plus sérieux.» Et le voilà s'emportant contre les rimailleurs, gent inutile et nuisible. Le soir cependant, après dîner, la conversation étant revenue sur le même sujet, il consent à entendre un passage du poème. À peine lui a-t-on lu une page: «Donnez-moi cela!» s'écrie-t-il, et, arrachant le volume des mains du lecteur, il se met à relire, de sa voix puissante et bien timbrée, le récit de la mère de Jocelyn mourante, puis, gagné par l'émotion, il continue jusqu'au moment où les mots étranglés s'arrêtent dans sa gorge; de grosses larmes coulent sur ses joues. «Ah! c'en est trop, cette fois, dit-il en riant, voilà que je vais pleurer comme vous.» Et il rejette le livre.
IV
Le général Bugeaud débarqua à Alger, le 21 février 1841. Il avait été précédé ou allait être suivi par de nombreux renforts. L'effectif qui, de 17,900 hommes en 1831[315], avait été successivement élevé à 63,000 hommes, chiffre qu'il atteignait en 1840, se trouva porté à près de 80,000 hommes; il devait encore être augmenté, les années suivantes. Ce n'était pas tout: comme l'a très justement indiqué le général Trochu, «le nouveau gouverneur apportait avec lui une force qui devait faire autant pour la conquête que les soldats et l'argent, force toute morale qui a été, dans les mains du général Bugeaud, l'instrument de tous les succès de sa carrière: il ne doutait pas, et il sut prouver qu'il ne fallait pas douter, à une armée qu'une perpétuelle alternative de succès et de revers, dans une entreprise dont le but était resté jusque-là mal défini, avait laissée dans l'incertitude». Cet esprit de décision, cette assurance, d'un effet si salutaire, s'étaient manifestés, avant tout commencement d'exécution, dans la netteté avec laquelle le gouverneur avait arrêté son système de guerre. Loin d'en faire mystère, il l'avait, pour ainsi dire, proclamé sur les toits. On n'a donc, pour exposer ce système, qu'à recueillir ce qu'il avait alors dit et écrit à plusieurs reprises.
Tout d'abord le général entendait répudier la défensive et y substituer une offensive énergique. «La meilleure manière de défendre et de protéger, disait-il, c'est d'attaquer et de faire redouter à l'ennemi les maux dont il nous menace.» Mais quel genre d'offensive? En Europe, il suffit ordinairement de gagner une ou deux batailles, de s'emparer de la capitale ou de quelques autres points importants, pour que l'adversaire soit obligé de s'avouer vaincu. En Algérie, rien de pareil. Il était dans la tactique d'Abd el-Kader d'éviter les grandes batailles, ou en tout cas de ne pas s'y engager trop à fond, de ne pas s'y laisser étreindre de trop près. Et puis, fût-on parvenu à livrer une telle bataille, les résultats n'en auraient été nullement décisifs. On n'avait pas affaire à une armée régulière qui, une fois dispersée, ne compte plus, mais à la population elle-même qui se retrouvait toujours sur pied, population fanatisée et dominée par son chef, courageuse, habituée à combattre, dont on a pu dire que «chacun y naissait un fusil à la main et un cheval entre les jambes». C'est après s'être rendu bien compte des conditions toutes spéciales de cette guerre que le général Bugeaud avait arrêté sa tactique: en place des grandes batailles impossibles ou inefficaces, une action multiple et incessante; au lieu d'une armée concentrée, beaucoup de petites colonnes toujours en mouvement. Atteindre Abd el-Kader, il savait que c'était difficile; s'emparer de lui, il ne s'en flattait guère ou, en tout cas, il voyait là une chance tellement incertaine, qu'on ne pouvait faire de sa réalisation la base d'un plan de campagne; mais du moins voulait-il le poursuivre sans trêve, le prévenir, le déjouer, l'épuiser matériellement, ruiner son prestige en le montrant partout traqué. Cette sorte de chasse personnelle ne suffisait pas: il fallait aussi agir contre les tribus dévouées à notre ennemi ou dominées par lui, les contraindre à lui refuser l'impôt et le recrutement. Là même était le nœud principal de la guerre. Comme le général l'avait dit au Roi dans une conversation déjà citée, tant qu'Abd el-Kader pourrait lever des soldats et trouver de l'argent, la lutte ne serait pas terminée. Sur les moyens d'obtenir cette soumission des tribus, le gouverneur n'avait pas des idées moins arrêtées; il les avait exposées ainsi à la tribune, dès le 15 janvier 1840: «En Europe, nous ne faisons pas seulement la guerre aux armées, nous la faisons aux intérêts; quand nous avons battu les armées belligérantes, nous saisissons les centres de population, de commerce, d'industrie, les douanes, les archives, et bientôt ces intérêts sont forcés de capituler... Il n'y a à saisir, en Afrique, qu'un intérêt, l'intérêt agricole: il y est plus difficile à saisir qu'ailleurs, car il n'y a ni villages ni fermes. J'y ai réfléchi bien longtemps, en me levant, en me couchant; eh bien! je n'ai pu découvrir d'autre moyen de soumettre le pays que de saisir cet intérêt... Je dirais aux commandants des colonnes: Votre mission n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile; elle est de les empêcher de semer, de récolter, de pâturer.» Et comme l'auditoire n'entendait pas sans murmurer cette théorie des razzias: «Ces murmures, ajouta l'orateur, semblent me dire que la Chambre trouve le moyen trop barbare. Messieurs, on ne fait pas la guerre avec la philanthropie. Qui veut la fin veut les moyens... J'ai la conviction que vous pouvez obtenir la soumission des trois provinces par le système que je viens d'indiquer. En effet, les Arabes ne peuvent vivre qu'en Algérie. Dans le désert, point de grain; un pâturage rare... Les Arabes pourront fuir dans le désert à l'aspect de vos colonnes, mais ils n'y pourront rester; il leur faudra capituler. Lorsqu'ils viendront à vous, ce sera le moment d'exiger des garanties, la remise de leurs chevaux, de leurs armes, pour leur permettre de s'établir sur leur ancien territoire, derrière vous.»
L'exécution de ce plan, à travers un pays sans routes, sans ponts, sans villages, enchevêtré de montagnes presque inaccessibles, de ravins presque infranchissables, avec un climat brûlant pendant l'été, glacé pendant l'hiver, exigeait avant tout des troupes très légères et très mobiles, aussi mobiles que l'ennemi à atteindre. En 1836, quand le général Bugeaud avait fait sa première apparition en Afrique, avec mission de relever les affaires compromises de la division d'Oran, à peine débarqué, il avait réuni les officiers et leur avait tenu ce petit discours: «Messieurs, je suis nouveau en Afrique, mais, selon moi, le mode employé jusqu'ici pour poursuivre les Arabes est défectueux. J'ai fait de longues campagnes en Espagne; or, la guerre que vous faites ici a une grande analogie avec celle que nous avions entreprise, en 1812, contre les guérillas. Vous me permettrez d'utiliser l'expérience que j'ai acquise à cette époque. Comment, traînant avec vous tant de canons et tant de voitures, prendre l'offensive sur un ennemi qui l'a toujours eue jusqu'à présent, qui est dégagé d'attirail et mobile à ce point que vous le déclarez insaisissable? Il faut vous faire aussi légers que lui; il faut vous débarrasser de ces impedimenta qui sont pour vous une cause permanente de faiblesse et de péril. Vous êtes liés à leur existence; vous les suivez péniblement là où ils peuvent passer, quand ils peuvent passer. Je vous déclare que j'ordonne l'embarquement de ce matériel de campagne, de ces voitures et de ces canons. Nos soldats porteront plus de vivres. Une petite réserve sera chargée sur des chevaux et des mulets.» À cet ordre de renvoi des canons, les vieux Africains s'étaient scandalisés, et ils avaient chargé le colonel Combes de porter leurs remontrances à ce nouveau venu qui prétendait tout changer. Le général Bugeaud maintint son ordre, et la victoire lui donna raison. Depuis lors, tout avait confirmé la justesse de son premier coup d'œil. Aussi revenait-il en Afrique plus convaincu que jamais des avantages de la mobilité et résolu à ne rien négliger pour l'augmenter encore. L'idée, du reste, ne rencontrait plus de résistance. Tous, au contraire, généraux, officiers, soldats, se prêtaient à l'appliquer et aidaient à la développer. De ce concours, devaient sortir beaucoup d'innovations heureuses dans la disposition des colonnes, le chargement, le fourniment, le costume et la nourriture des soldats, chacune tendant à accroître la rapidité des mouvements.
Si mobiles que fussent ces colonnes, on ne pouvait s'attendre qu'elles allassent bien loin si elles partaient toujours de la mer et devaient y revenir pour se ravitailler. Il fallait leur trouver des bases d'opérations plus près de l'ennemi. Voilà pourquoi, tout en supprimant les postes fortifiés, si inutilement multipliés par son prédécesseur, le général Bugeaud avait le dessein d'occuper quelques points dans l'intérieur des terres. Il ne s'agissait plus d'y enfermer de malheureuses garnisons condamnées à la défensive, mais au contraire d'en faire l'appui ou le point de départ des opérations offensives. Le gouverneur expliquait ainsi lui-même la raison d'être de ces occupations: «Je n'ai de postes que sur les lignes parallèles à la mer, non pas pour garder ces lignes contre l'invasion de l'ennemi, ce qui est impossible, mais pour rapprocher ma base d'opérations de la zone sud du Tell et du désert. Ces postes, aux yeux des esprits superficiels, pourront paraître une déviation de mes principes de guerre en Afrique qui reposent sur la mobilité. Ce serait une grave erreur, car ils ont pour objet au contraire d'accroître la mobilité, et voici comment: si une colonne, partant de la mer pour opérer à quarante lieues, était obligée de revenir à la mer afin de refaire ses vivres et ses munitions, de déposer ses malades et ses blessés, elle perdrait en action pour la guerre effective sept ou huit jours pour revenir à la mer, sept ou huit jours pour revenir sur le théâtre des opérations. Il lui faut donc quelques postes bien placés pour pouvoir se ravitailler. On consacre ainsi une portion de son effectif à rendre le reste mobile pour beaucoup plus longtemps[316].» Où seraient fixés ces postes? Quel en serait le nombre? Au début, le général Bugeaud, par réaction contre le système antérieur, n'en voulait que très peu, trop peu. Chaque fois que ses lieutenants proposaient une occupation, son premier mouvement était de la repousser comme contraire au système de la mobilité. Mais ces idées trop absolues devaient s'amender. Peu à peu, à mesure que notre domination s'étendra, il arrivera à constituer trois lignes de postes, parallèles entre elles: d'abord, celle du littoral, pied-à-terre obligé des arrivages de la métropole; ensuite, la ligne centrale, embrassant dans son rayonnement tout le Tell; enfin les postes avancés, sur la frontière du désert. Le plan du nouveau gouverneur se dessine donc nettement; il peut se résumer ainsi: offensive vigoureuse au moyen de plusieurs petites colonnes très mobiles; poursuite incessante de l'émir et razzia des tribus qui lui demeuraient fidèles; occupation de postes peu nombreux, choisis non pour servir de barrière à l'ennemi, mais pour rapprocher de lui la base des opérations.
V
Avec ce nouveau système de guerre et particulièrement avec la multiplicité des colonnes, le gouverneur, ne pouvant être partout à la fois, sera souvent obligé de s'en rapporter entièrement, pour l'exécution, aux chefs de ces colonnes. Le général Bugeaud a cette chance de trouver dans l'armée d'Afrique, au moment où il en prend la direction, des officiers de rare valeur, déjà formés, qui faisaient cette guerre depuis plusieurs années et qui même avaient, du pays et de la population, une expérience plus longue que la sienne. Deux d'entre eux sont alors particulièrement en vue: La Moricière et Changarnier. Leurs faits d'armes viennent précisément de leur valoir à tous deux, le même jour, le 21 juin 1840, les étoiles de maréchal de camp. Le premier n'a que trente-quatre ans; six ans et huit mois auparavant, il était simple capitaine. Le second, notablement plus âgé, a quarante-sept ans, mais il a franchi plus rapidement encore, en quatre ans et cinq mois, la distance du grade de capitaine à celui de général.
Changarnier a attendu longtemps avant de pouvoir montrer ce qu'il vaut. Quand, en 1835, on l'envoie à l'armée d'Afrique, il est au service depuis vingt ans et capitaine depuis douze; on ne sait guère alors de lui qu'une chose, c'est qu'il est très brave, peu endurant, et qu'il a eu plusieurs duels dont il est sorti à son avantage; officier de la garde royale pendant toute la Restauration, cet antécédent l'a fait passer pour légitimiste et a nui à son avancement. Mais à peine l'Algérie lui fournit-elle l'occasion d'agir, qu'on le distingue: au bout de quelques mois, il est chef de bataillon. L'année suivante, en 1836, quand le maréchal Clauzel s'apprête à marcher contre Constantine, il écrit au général Rapatel: «Envoyez-moi, par le retour de la frégate, le bataillon du commandant Changarnier, cet officier que j'ai remarqué dans l'expédition de Mascara.» On sait de quelle gloire le commandant se couvre dans la retraite qui suit l'échec subi devant Constantine: c'est lui qui sauve l'armée; aussi, au soir de l'une de ces anxieuses journées, le maréchal Clauzel, causant au bivouac avec plusieurs officiers, leur disait-il: «Si je recevais une blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les officiers supérieurs en grade à Changarnier ou plus anciens que lui. Si je suis tué, ma foi, dépêchez-vous de vous insurger et de lui décerner le commandement, sinon vous êtes tous... perdus!» Ce nom, jusqu'alors inconnu, est désormais dans toutes les bouches, en Algérie comme en France. Il est fait colonel après l'expédition des Portes de Fer, et son régiment, le 2e léger, devenu, grâce à l'habileté du commandement, à la vigueur de l'entraînement, célèbre dans l'armée d'Afrique, balance la réputation des zouaves de La Moricière, et partage avec eux l'honneur des tâches les plus difficiles et les plus périlleuses. Comme naguère le maréchal Clauzel, le maréchal Valée a discerné dans cet officier l'étoffe d'un chef d'armée, et il s'arrange pour lui réserver, malgré son grade relativement inférieur, le commandement de presque toutes les expéditions. On ne compte plus les faits d'armes de Changarnier. Tout ce qu'il entreprend réussit. Son énergie demeure intacte, alors que tant d'autres sont las et découragés. Sa réputation s'est étendue jusque chez les Arabes, qui connaissent la sonnerie de son régiment et qui ne prononcent qu'en tremblant le nom de Changarlo. Il jouit de ce succès qu'il a si longtemps attendu, mais il n'en est pas étonné. Il a en soi-même une confiance dont l'expression presque naïve paraît parfois entachée d'orgueil et d'infatuation; mais, après tout, elle est justifiée et elle est une de ses forces; elle explique l'entrain avec lequel il aborde toutes les difficultés, son incomparable sang-froid dans le péril et aussi son ascendant sur les hommes qu'il commande. Sous ses ordres, le soldat est capable d'efforts qu'il ne ferait pas avec un autre: sa fermeté, sa ténacité, son audace sont contagieuses. Les autres officiers ne laissent pas que de jalouser un peu une fortune devenue tout à coup si rapide. D'autant que le caractère de Changarnier, toujours digne, n'est pas toujours commode; il est plus poli qu'aimable; avec une parfaite courtoisie, il a peu de cordialité; avec une réelle élévation d'âme et certains côtés du désintéressement, ceux qui viennent de la fierté, il est personnel, susceptible et sévère; il ne sait ni pardonner une offense ni dissimuler le mépris que lui inspire une vilenie. Toutefois ceux-là mêmes qui se croient des raisons d'en vouloir à l'homme sont obligés de rendre hommage au général; Saint-Arnaud, qui n'est pas de son bord, l'appelle le Masséna africain. Ce soldat si vigoureux est en outre un esprit très cultivé; M. Guizot devait dire de lui, plus tard: «Changarnier sait écrire», et M. Sainte-Beuve le qualifiera de «véritable autorité littéraire».
La Moricière nous est connu; déjà j'ai eu occasion d'esquisser cette physionomie si française[317]. Comme pour Changarnier, c'est Constantine qui a rendu son nom partout célèbre; à un an de distance, il a trouvé dans un assaut la gloire que son émule avait acquise dans une retraite[318]. Héroïsmes de genre différent, mais de valeur égale. Si nul n'est plus énergique et plus indomptable que Changarnier, nul n'a la bravoure plus brillante et plus entraînante que La Moricière. Le premier, plutôt frêle, la voix faible, toujours correct, recherché même dans ses manières et sa mise, eût fait volontiers comme ces soldats de la garde impériale qui allaient au feu en grande tenue et en gants blancs. Chez le second, petit, mais vigoureux, l'allure et le costume sont plus à la diable: une grande ceinture rouge s'enroulant sur une tunique fanée et poussiéreuse; de longs cheveux s'échappant d'une chachia, sorte de calotte arabe; les bottes en maroquin rouge et la grande selle aussi à la mode indigène. Ce n'est pas seulement à cause de ces détails extérieurs qu'on peut voir en lui «l'Africain» par excellence. Si Changarnier a passé plusieurs années en Algérie, il ne semble y avoir vu qu'un champ de bataille où la France attendait de lui la victoire et où il pouvait honorer son nom; mais il lui eût été indifférent de se battre ailleurs. Tout autre est le sentiment de La Moricière, et là est vraiment l'originalité de sa figure. Venu en Algérie dès 1830, il ne l'a pas quittée depuis, sauf des congés de quelques mois pris à de rares intervalles; il s'indigne contre ces trop nombreux officiers qui passent dans l'armée d'occupation, «n'y cherchant qu'une occasion d'aventures et d'avancement, s'en retournant ensuite bien vite en France, dès qu'ils ont obtenu ce qu'ils sont venus chercher, et ne s'inquiétant nullement de ce qui se passera en Afrique quand ils n'y seront plus[319]». Quant à lui, dès le début, il s'est donné généreusement, corps et âme, à l'entreprise algérienne. Il a deviné tout de suite que notre établissement sur une terre si peu connue, à côté d'une race si différente de la nôtre, renfermait un problème très complexe et absolument nouveau; le premier, il s'est appliqué à l'éclaircir et à le résoudre. Dans ce dessein, il s'est mêlé hardiment aux indigènes, étudiant leur langue, leurs mœurs, leurs institutions, leurs conditions économiques, la topographie de leur sol. Nul n'est arrivé à les connaître aussi bien; nul n'a trouvé comme lui le secret d'agir sur eux. Son esprit ouvert, hardi, inventif, est sans cesse en travail et en mouvement. Pendant une nuit de bivouac, il écrira un mémoire sur quelque innovation administrative ou sur quelque projet de colonisation. Il semble même parfois avoir quelque chose d'un peu agité et hasardeux. C'est une machine à vapeur toujours sous haute pression. Mais que de services rendus! On le trouve à l'origine de presque toutes les mesures fécondes. C'est lui qui a organisé les zouaves et formé le premier bureau arabe, créant ainsi les deux instruments qui devaient servir à vaincre les indigènes et à les gouverner. Tout jeune, il s'est fait une situation à part et a acquis une importance bien supérieure à son grade. On conçoit dès lors qu'il ne soit pas disposé à prendre patiemment les fausses démarches, les défaillances du gouvernement central ou des autorités militaires d'Alger. Pendant ces dix premières années de notre conquête, il a eu de ce chef plus d'une occasion de se désoler ou de s'irriter: jamais autant que pendant la dernière campagne du maréchal Valée. «Je parle et j'écris rarement de l'impression que me font les choses qui m'entourent, lisons-nous dans une de ses lettres en date du 16 février 1840. L'impuissance dont notre malheureux pays fait preuve en Afrique est une des choses les plus tristes que puisse contempler un homme qui a encore quelques sentiments de nationalité.» Puis, après avoir continué sur ce ton, il terminait ainsi: «Adieu, mon cher oncle; mes réflexions sont tristes, mais je les crois vraies. Je n'aime pas à m'arrêter à ces idées; l'action de chaque jour m'évite la peine et m'ôte le temps de penser. Cela vaut mieux. Agir, c'est vivre[320].»
Le jeune officier, qui, à la fin de l'hiver de 1840, était ainsi tenté par le découragement, ne se doutait pas qu'un changement décisif allait précisément se faire dans sa propre situation, et que son rôle en Afrique en serait tout à coup singulièrement agrandi. C'était le moment où M. Thiers, devenu premier ministre, éprouvait des doutes sur l'efficacité du système suivi par le maréchal Valée. Il songea à consulter le colonel de La Moricière qu'il avait rencontré les années précédentes et qu'il avait fort goûté. Il lui envoya donc, vers la fin de mai 1840, l'ordre de se rendre sans retard à Paris. Invité par le président du conseil à exposer ses idées, le colonel le fit avec la vivacité de sa nature et la chaleur de sa conviction. Partant de cette idée qu'il ne suffisait pas de livrer quelques combats à Abd el-Kader, mais qu'il fallait renverser sa puissance, il établit qu'on n'y parviendrait pas tant qu'on ne porterait pas la guerre au siège même de cette puissance, dans la province d'Oran, tant qu'on n'occuperait pas la capitale de l'émir, Mascara. Il ne s'agissait pas d'y recommencer une simple promenade militaire, du genre de celle qu'avait faite autrefois le maréchal Clauzel, ou de ne laisser dans cette ville qu'une petite garnison à peine suffisante pour défendre ses remparts, ainsi que procédait alors le maréchal Valée pour Médéa et Miliana; il fallait s'établir à Mascara avec une division entière qui, de là, rayonnerait dans tous les sens; au lieu d'attendre sa nourriture de convois péniblement amenés de la côte à coups d'expéditions, le corps installé à Mascara devait trouver sa vie sur place, aux dépens des tribus riches et belliqueuses qui entouraient cette ville et qui étaient la principale force de l'émir; il poursuivrait sans relâche ces tribus jusqu'à ce qu'elles fussent domptées; il s'attaquerait surtout à celle des Hachem, de laquelle était sorti Abd el-Kader, et qui lui fournissait ses principales ressources. Ce plan se rapprochait, par plusieurs côtés, de celui qu'à la même époque le général Bugeaud exposait à la tribune, mais il avait aussi ses parties originales. Il plut fort à M. Thiers, qui, sans attendre le choix d'un nouveau gouverneur, résolut de placer La Moricière sur le théâtre même où il venait de demander qu'on portât l'action. Ce fut alors, en juillet 1840, que le colonel de trente-quatre ans fut nommé maréchal de camp, et peu après, par une mesure peut-être plus exceptionnelle encore, le commandement de la division d'Oran lui était confié. Le maréchal Valée n'avait pas été consulté: signe manifeste de sa prochaine disgrâce. Dès le mois d'août, le jeune général prit possession de son commandement.
La Moricière était nommé pour préparer l'occupation de Mascara; mais personne ne comptait qu'il pût aussitôt marcher sur cette ville; la division d'Oran était trop faible. Il fallait auparavant qu'elle reçût des renforts qui devaient arriver seulement dans quelques mois, et aussi que les troupes de la province d'Alger fussent en mesure de lui prêter un concours qu'on ne pouvait, à ce moment, espérer du maréchal Valée. En attendant, le nouveau commandant ne resta pas inactif. Il s'occupa tout d'abord de refaire matériellement et moralement sa petite armée qu'il avait trouvée en piteux état, bloquée sur quelques points de la côte, décimée par les maladies, démoralisée. Dans ce dessein, il fit évacuer les postes insalubres, améliora le service sanitaire, remit le soldat en haleine et en confiance par des expéditions sagement graduées et heureusement conduites, élargit progressivement le cercle qui nous enserrait et nous étouffait. En même temps, il raffermit la fidélité des tribus alliées en leur distribuant des vivres et en les mettant à l'abri des attaques. De jour en jour, les opérations militaires devinrent plus importantes, les razzias plus hardies, les coups furent frappés plus loin et plus fort. Les tribus ennemies se virent forcées de reculer leurs campements. Les soldats s'aguerrissaient et s'endurcissaient à la fatigue. Toutes ces expéditions étaient en outre, pour l'inventif général, l'occasion d'expérimenter d'heureuses innovations. Il modifia l'équipement du soldat de façon à alléger sa marche, à assurer son bien-être et à préserver sa santé. Il organisa très soigneusement le service des renseignements et de la topographie. Il avait profité de son expérience des Arabes pour nouer avec eux des relations et recruter de nombreux espions; dès lors, au lieu d'être surpris par l'ennemi, comme il nous était arrivé trop souvent en Afrique, ce fut notre tour de le surprendre. Une grande difficulté de cette guerre était de se guider dans un pays inconnu et sans routes: des cartes de la région furent dressées, que l'on complétait au fur et à mesure des informations recueillies et des constatations faites; chaque projet d'expédition était rédigé à l'avance avec croquis à l'appui; puis, quand il s'agissait de se mettre en marche, un officier choisi prenait la tête de la colonne, à quarante pas en avant, entouré des guides arabes et suivi d'un cavalier portant le fanion de direction, blanc avec étoile rouge; l'étoile polaire,—ainsi l'avaient surnommée les soldats,—devint bientôt fameuse en Algérie. Pour ces services spéciaux, La Moricière était très utilement secondé par des officiers d'une rare compétence, MM. de Martimprey et Daumas. Du reste, grâce à sa connaissance des hommes et à l'attrait qu'il exerçait, le commandant d'Oran se trouvait avoir autour de lui tout un groupe de jeunes officiers d'élite: nommons MM. Pélissier, de Crény, Trochu, Bosquet, Charras, Bentzmann, d'Illiers, de Montagnac, etc. «Vive La Moricière! écrivait, le 1er février 1841, l'un de ces officiers[321]. Voilà ce qui s'appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur! Razzias coup sur coup, réussite complète, bataillons réguliers de l'émir anéantis presque en totalité, tels sont les résultats prompts et décisifs obtenus par ce jeune général qu'aucune difficulté n'arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher les Arabes dans leurs repaires, à vingt-cinq lieues à la ronde... Je vous réponds qu'au printemps, le général aura une petite division solide, avec laquelle il pourra aller loin. Il ne laisse pas un moment de repos aux soldats. Lorsqu'ils ne battent pas la campagne, ils piochent la terre... C'est comme cela qu'il faut mener le soldat: il n'a pas le temps de penser à son pays; son tempérament se forme; son corps se durcit à la fatigue, et les maladies n'ont plus de prise sur lui. Pourquoi n'avons-nous pas beaucoup de généraux comme La Moricière?»
Ainsi, dans la division d'Oran, naguère si lasse et si découragée, tout était vie, entrain, confiance. Elle était prête pour les grandes opérations que la nomination du nouveau gouverneur général et l'arrivée des renforts allaient permettre d'entreprendre contre les établissements d'Abd el-Kader. Une transformation si complète, opérée en quelques mois, faisait honneur au commandant d'Oran dont elle était bien l'œuvre propre; elle avait en effet précédé l'arrivée du général Bugeaud dont La Moricière se trouvait avoir été le précurseur. Le jeune général méritait que M. de Tocqueville écrivit, à cette époque, après l'avoir vu à l'œuvre sur son terrain: «La Moricière est déjà l'homme principal de ce pays; il y fait admirablement, et il a l'art d'exciter au plus haut point la confiance du soldat, tout en satisfaisant la population civile.»
VI
À peine arrivé en Algérie, le général Bugeaud commença l'exécution du plan si nettement arrêté dans son esprit. Dès la fin de mars 1841, il entrait en campagne. Au moment d'exposer ces opérations militaires, l'historien éprouve un embarras. S'il veut suivre toutes les colonnes qui agissent simultanément, s'il s'arrête à chacun des innombrables petits combats qu'elles livrent aux Arabes, ne risque-t-il pas de ne laisser au lecteur qu'une impression monotone et confuse? Le meilleur système, surtout dans un livre comme celui-ci, paraît être de s'attacher aux faits principaux ou caractéristiques, et de mettre en lumière le dessein général de ces mouvements si complexes[322].
Les premières opérations qui occupèrent les mois d'avril et de mai 1841 eurent pour objet le ravitaillement de Médéa et de Miliana. Il n'était plus seulement question d'apporter aux garnisons de quoi se défendre; il fallait munir les deux villes assez largement pour que les colonnes qui devaient agir dans le sud et à l'ouest de la province pussent y trouver une base d'opérations. Au cours de ces ravitaillements, le général Bugeaud livra plusieurs combats aux Arabes et aux Kabyles. Le plus important eut lieu près de Miliana, contre Abd el-Kader lui-même qui avait réuni là près de 20,000 hommes; le général essaya, par une ruse habile, d'amener son adversaire à un engagement plus serré et plus décisif que ceux auxquels se prêtait d'ordinaire la stratégie arabe; mais son calcul fut dérangé par la trop grande ardeur d'une partie de ses troupes et par la sagacité de l'émir. Ce n'en fut pas moins une brillante victoire, et, dans la suite, le général aimait à rappeler «sa bataille sous Miliana». Abd el-Kader sortit de ce premier face-à-face avec le nouveau gouverneur, décidé à ne plus l'affronter en bataille rangée.
Ce début de campagne eut un effet décisif sur notre armée d'Afrique. Il lui donna le sentiment qu'elle était bien conduite. La confiance dans le chef, confiance nécessaire et malheureusement ébranlée sous le maréchal Valée, fut pleinement rétablie. L'un des officiers de la colonne, le commandant de Saint-Arnaud, écrivait à son frère, au lendemain de ces expéditions: «Le général Bugeaud s'y est parfaitement placé; il s'est montré capitaine expérimenté et habile. On voit, on saisit ses pensées militaires. Il se bat quand il veut; il cherche, il poursuit l'ennemi, l'inquiète et se fait craindre[323].» Ce n'était pas une impression isolée. Au même moment, un autre officier d'avenir, le lieutenant Ducrot, s'exprimait ainsi dans une lettre adressée à son père: «Décidément le général Bugeaud est l'homme qui convient ici. Il a trouvé moyen de faire trois fois plus de besogne que M. Valée, dans le même temps; il fatigue beaucoup moins son monde, fait beaucoup plus de mal à l'ennemi et n'a presque point de blessés[324].» Déjà même, le simple soldat commençait à éprouver pour son général cette sorte d'affection familière qui n'ôte rien au respect et que certains chefs d'armée, non des derniers, ont eu le don d'inspirer. Ce don, nul ne le posséda plus que «le père Bugeaud», dont les zouaves ont si longtemps chanté la légendaire «casquette». Tout en lui contribuait à cette popularité de bivouac, sa forte stature, sa physionomie martiale, sa familiarité brusque et rustique, son allure de vieux grognard et jusqu'à ce mouvement des épaules révélant aux connaisseurs l'ancienne habitude du sac. Il portait et témoignait aux troupiers un intérêt sincère, ménager de leur vie, de leur santé, en sollicitude constante, méticuleuse et efficace de leur bien-être, s'inquiétant de leur expliquer la raison des efforts qu'il leur demandait, saisissant volontiers l'occasion de causer avec eux, d'un abord facile pour les plus humbles[325]. On citait de lui mille traits qui faisaient sourire ceux que Saint-Arnaud appelait, dans ses lettres, «les gros officiers», mais qui lui gagnaient l'amour des soldats: un jour, par exemple, il descendait de cheval pour aider un muletier qui ne parvenait pas à redresser son bât. Outre que ces traits venaient d'un bon cœur, ils étaient le calcul ou l'instinct d'un habile homme de guerre; c'est parce que le général Bugeaud faisait beaucoup pour ses hommes, qu'il obtenait beaucoup d'eux.
Dans ses premières expéditions sur Médéa et Miliana, le gouverneur n'avait guère fait autre chose que son prédécesseur, tout en le faisant mieux. Le moment était venu d'entreprendre du nouveau. Que serait-ce, et de quel côté? Des trois provinces de l'Algérie, il en était une, celle de Constantine, où Abd el-Kader n'avait jamais eu réellement de pouvoir et où par suite notre autorité était à peu près reconnue; sans doute cette autorité était souvent plus nominale que réelle, mais on ne voulait pas y regarder de trop près. Là donc, notre action militaire devait se borner, pendant quelque temps, à des courses de police sans grand intérêt pour l'histoire. C'était dans les deux autres provinces que nous avions à combattre l'émir. On sait quel était le plan de La Moricière: au lieu de continuer à concentrer tous les efforts sur la province d'Alger, il voulait que l'on portât l'attaque principale dans la province d'Oran, au cœur de la puissance d'Abd el-Kader, et que l'on occupât fortement Mascara. Après quelques hésitations venant de sa répugnance à augmenter le nombre des postes permanents, le général Bugeaud avait adopté ce plan. Il y joignit une autre idée non moins féconde. Depuis que Mascara et Tlemcen avaient été une première fois atteints par le maréchal Clauzel, l'émir avait jugé prudent de reculer plus au sud ses établissements militaires et les avait très judicieusement installés sur la limite extrême du Tell, à l'entrée des hauts plateaux; ainsi avait-il élevé, sur une ligne courant du nord-est au sud-ouest, Boghar, Taza, Takdemt, Saïda, Sebdou, qui dominaient au nord la région cultivable, au sud la région pastorale: c'était sa base d'opération. Le gouverneur pensa qu'il importait de la ruiner le plus tôt possible. Il décida donc de former deux colonnes, destinées à agir simultanément; la plus importante, sous ses ordres, devait partir de Mostaganem, aller détruire Takdemt, au sud-est de la province d'Oran, et se rabattre ensuite sur Mascara; l'autre, partant de Médéa, devait détruire Boghar et Taza, dans le sud de la province d'Alger.
Tout s'exécuta comme il avait été arrêté. En débarquant à Mostaganem, le 15 mai 1841, le gouverneur trouva les choses si admirablement préparées par La Moricière, qu'il put, dès le 18, mettre en mouvement son armée. Bien que Takdemt fût situé dans une région où nos troupes n'avaient jamais pénétré, la marche s'accomplit sans difficulté, grâce à la sûreté des renseignements recueillis par le service topographique de la division d'Oran; la carte dressée d'avance fut trouvée à l'épreuve merveilleusement exacte[326]. Au bout de huit jours, l'armée arriva devant Takdemt. On avait amené quelque artillerie pour battre en brèche les murailles; il n'en fut pas besoin; l'émir avait fait évacuer le fort et l'avait livré aux flammes. Les premiers officiers qui y pénétrèrent n'y trouvèrent qu'un chien et un chat, pendus en face l'un de l'autre, sous la première voûte: façon allégorique de témoigner l'inimitié de l'Arabe et du chrétien. Le génie fit sauter les magasins et les fortifications. Cette première partie de sa tâche accomplie, le général Bugeaud revint sur Mascara, escarmouchant avec Abd el-Kader que, comme toujours, il eut le regret de ne pouvoir amener à un véritable corps-à-corps. Mascara fut trouvé également désert. Après y avoir laissé une garnison et des vivres, l'armée retourna à Mostaganem, où elle arriva le 3 juin, non sans que son arrière-garde eût à soutenir quelques combats assez vifs: c'était la coutume des Arabes d'inquiéter les retraites beaucoup plus que les mouvements offensifs.
Pendant ce temps, le général Baraguey d'Hilliers se dirigeait sur Boghar et Taza, qu'il détruisait. Cette opération, accomplie sans aucune résistance, eut des conséquences importantes; de ce moment, le sud de la province d'Alger fut à peu près perdu pour l'émir.
VII
La campagne du printemps de 1841 avait été un bon début; mais ce n'était qu'un début. Le gouverneur général, avec son habituel bon sens, était le premier à s'en rendre compte. «Sans nul doute, écrivait-il, le 5 juin 1841, au ministre de la guerre, en prenant et détruisant Boghar, Taza et Takdemt, en occupant Mascara, nous venons de frapper un coup moral et matériel qui peut devenir très funeste à la puissance de l'émir; mais, il ne faut pas se le dissimuler, cette puissance ébranlée n'est pas détruite. L'émir a évité, avec soin et habileté, d'engager son armée régulière; avec elle et la cavalerie des tribus les plus dévouées, il comprimerait longtemps encore peut-être les dispositions qu'un certain nombre de tribus auraient à faire leur soumission, si nous cessions d'agir, si nous rentrions sur la côte et surtout si Mascara était évacué ou n'était occupé que par une faible garnison privée de toute communication avec l'armée. L'occupation permanente de Mascara par une force agissante me paraît donc, ainsi qu'à tous les gens qui réfléchissent, le point capital.» Par quel moyen assurer cette occupation que le général Bugeaud avait bien raison de signaler comme le «point capital»? Il s'était posé la question, sans d'abord voir clairement quelle réponse y faire. «Il serait possible, disait le gouverneur, de loger dans Mascara six ou sept mille hommes, et il serait avantageux de les y maintenir; la difficulté ne consiste que dans les moyens de les y maintenir.» On savait ce qu'il coûtait d'efforts pour ravitailler de petites garnisons comme celles de Médéa ou de Miliana: que serait-ce s'il fallait apporter, de la mer à Mascara, tout ce qu'exige l'approvisionnement d'une armée de six mille hommes? La route était loin d'être libre, et, au mois de juillet 1841, l'une des expéditions de ravitaillement ne parvenait à se frayer passage au retour qu'en livrant un rude combat et en faisant des pertes sensibles.
À ce difficile problème, le général de La Moricière proposait une solution neuve et hardie. «Les armées romaines, disait-il, trouvaient le moyen de vivre sur le pays: il faut faire de même. Le corps installé à Mascara doit se nourrir aux dépens des tribus environnantes; il n'a qu'à moissonner leurs récoltes et à découvrir leurs dépôts de grains. Dès lors, plus besoin de ravitaillement. Ce procédé aura, en même temps, l'avantage de contraindre les tribus à se soumettre, en les atteignant dans leur seul intérêt saisissable, l'intérêt agricole.» C'était rentrer par ce dernier point dans les idées du gouverneur. Mais celui-ci se montra d'abord peu disposé à admettre qu'on pût ainsi faire vivre une armée. Il n'avait encore qu'une très médiocre idée de la fertilité de l'Algérie, et ne connaissait pas ses ressources aussi bien que les vieux Africains. Déjà, peu auparavant, comme le général Duvivier lui annonçait qu'à Médéa il saurait «s'arranger» pour vivre: «On ne se décide pas à des actes aussi graves, avait répondu le gouverneur, sur des assurances de cette nature.» Et puis, il était en méfiance des chimères auxquelles il croyait, non parfois sans raison, l'esprit de La Moricière facilement accessible. Faut-il ajouter que, par une faiblesse dont les plus grands esprits ne savent pas toujours se garer, il ressentait un peu de prévention jalouse à l'égard du jeune général qui l'avait précédé en Algérie? Son premier mouvement fut donc d'écouter avec impatience et même de rembarrer assez vivement ceux qui soutenaient devant lui la thèse du commandant d'Oran[327]. Boutades passagères, il est vrai, et qui ne devaient pas obscurcir longtemps son jugement naturellement si sain. Peu après, tout en gardant un air sceptique et maussade, il consentait à commencer, au moins partiellement, l'épreuve du système, et il mettait en demeure l'un des jeunes officiers qui l'avaient prôné, le capitaine de Martimprey, d'en prouver l'efficacité, en faisant moissonner les récoltes autour de Mascara et en assurant ainsi l'approvisionnement de la place. «Vous voyez, lui disait-il, que je veux mettre vos idées à l'essai: vous serez récompensé, si elles portent fruit; dans le cas contraire, vous aurez à vous repentir de vos erreurs.»
On assiste donc, en juin et juillet 1841, autour de Mascara, à un spectacle tout nouveau: les soldats, la faucille à la main, le fusil en bandoulière, font la moisson, tandis que des bataillons de garde surveillent l'horizon; l'ennemi se montre-t-il, quelques minutes suffisent pour que l'ordre de travail se change en ordre de combat, et les moissonneurs font le coup de feu. Les récoltes s'accumulent ainsi peu à peu dans les magasins de la ville. Le gouverneur ne pouvait longtemps bouder une opération qui flattait ses goûts agricoles et dont sa bonne foi constatait les avantages. Aussi est-il bientôt le plus attentif et le plus actif à la diriger. Étant revenu, vers la fin de juin 1841, passer quelques jours à Mascara, il se plaît à visiter les moissonneurs, à leur donner des leçons et des encouragements. Voit-il, par exemple, une aire où le travail mollit, il s'en approche: «Je suis sûr, s'écrie-t-il, que vous êtes tous ici des gens de lettres. Quel est ton état à toi?—Mon général, je suis tailleur.—Il n'y en a que trop pour faire les méchants habits étriqués que l'on porte aujourd'hui: bats le grain, mon enfant, ce sera plus profitable à la chose publique et à toi aussi. Et toi?—Moi, mon général, je suis étudiant.—Étudiant pour ne rien étudier, c'est connu; prends le fléau, mon ami.» Il secoue ainsi tous les paresseux, soutenu par le rire des autres. «Allons, voyons, commençons à battre... Mais ce n'est pas ça, vous n'y entendez rien... Donnez-moi un fléau... Tenez, on commence comme cela, piano, tu, tu, pan, pan... Et l'on va petit à petit crescendo, tu, tu, pan, pan, tu, tu, pan, pan...» Puis il passait à d'autres groupes. Il ne se contente pas de tout surveiller, de mettre tout en train; suivant sa coutume, il explique aux soldats l'utilité de ce qu'on leur fait faire: «Je veux, disait-il dans un ordre du jour du 30 juin 1841, vous louer du zèle actif que vous avez mis dans les travaux des moissons. On voyait, à votre ardeur, que vous compreniez, aussi bien que votre général, que ce métier était digne de vous; car c'était la guerre elle-même. L'occupation permanente et forte de Mascara dépend des travaux que vous avez faits et de ceux que vous allez faire encore. Introduire dans cette place 4 à 5,000 quintaux de froment et 6,000 quintaux de paille, c'est plus pour obtenir la soumission du pays, soyez-en bien persuadés, que de gagner dix combats et de revenir ensuite à la côte. Je vous suivrai dans ces nouveaux travaux; je saurai ce que vous aurez fait, et vous pouvez être assurés que la France et le Roi vous en tiendront compte comme moi.»
De ce principe que l'armée doit et peut vivre sur le pays, La Moricière a tiré une autre conclusion qu'après expérience il fait également accepter au gouverneur. Nos colonnes avaient l'habitude d'emporter leurs vivres, et, ces vivres épuisés, elles étaient obligées de revenir s'approvisionner aux places de dépôt. Le commandant d'Oran a remarqué que les Arabes agissaient tout différemment: sans aucun bagage, ils se nourrissaient avec les grains enfouis dans les silos, greniers souterrains dont ils connaissaient l'emplacement. Pourquoi ne pas faire comme eux? Sous son impulsion, les soldats apprennent à découvrir ces silos. Voyez-les se former en chaîne, sur un espace d'une ou deux lieues, et s'avancer en fouillant la terre avec une baguette de fusil ou une pointe de sabre, jusqu'à ce qu'ils rencontrent la pierre placée à fleur de sol qui recouvre les silos. Les grains ainsi trouvés sont livrés à l'intendance qui en tient compte aux capteurs, d'après un tarif fixé d'avance. La Moricière fait, en outre, ajouter au fourniment de petits moulins à bras, en usage parmi les Arabes: grâce à ces moulins, les soldats peuvent, chaque soir au bivouac, moudre le grain et, avec la farine, se faire de la bouillie ou des galettes qui, jointes au bétail fourni par les razzias, assurent leur nourriture. Ces heureuses innovations permettent de marcher plus vite et de rester plus longtemps en expédition. Double avantage dont on comprend l'extrême importance.
Le général de La Moricière était tellement convaincu de l'efficacité de son système, que d'ores et déjà il demandait à s'installer à Mascara avec une troupe considérable, se faisant fort de se suffire à lui-même, sans ravitaillement. Mais le général Bugeaud, bien que revenu de ses premières préventions, ne croyait pas que le moment fût encore arrivé de tenter une expérience si hardie. Les choses ne lui paraissaient pas suffisamment préparées. Il voulait qu'auparavant Mascara fût plus complètement muni, que les tribus connussent mieux la force et la portée de notre bras. Ce fut à obtenir ce double résultat qu'il employa la campagne d'automne. Il était revenu à Oran pour la diriger. Parties de cette ville le 14 septembre 1841, les troupes ne rentrèrent que le 5 novembre à Mostaganem; jamais encore, en Afrique, expédition n'avait duré si longtemps. Durant ces cinquante-trois jours, la petite armée, tantôt divisée en plusieurs colonnes, tantôt concentrée, fut sans cesse en mouvement, parcourant en tous sens la province, faisant ainsi plus de deux cents lieues, apportant dans Mascara d'immenses convois de vivres et de munitions, pénétrant dans les montagnes les plus ardues pour y atteindre les tribus hostiles, poussant une pointe jusqu'à la limite des hauts plateaux, afin de détruire Saïda, l'un des établissements de l'émir. Dans ces courses, beaucoup de coups de feu furent tirés, plusieurs combats furent livrés, mais toujours sans pouvoir amener Abd el-Kader à une bataille décisive.
Pendant ce temps, on ne restait pas inactif dans la province d'Alger. Les généraux Baraguey d'Hilliers et Changarnier, qui y exercèrent successivement le commandement, dirigèrent de nombreux convois de ravitaillement sur Médéa et Miliana. Il n'y en eut pas moins de seize, pendant les neuf derniers mois de 1841. Les troupes souffrirent plus de la fatigue et de la chaleur que de l'ennemi qui, occupé dans la province d'Oran, ne leur opposait pas grande résistance. Changarnier trouva cependant moyen, à la fin d'octobre, en revenant de Médéa, d'attirer dans un piège Barkani, l'un des lieutenants de l'émir, et de lui infliger un rude échec.
La campagne de l'automne était loin d'avoir été stérile. «Nous avons détruit presque tous les dépôts de guerre, écrivait le gouverneur à M. Guizot, le 27 novembre 1841. Nous avons foulé les plus belles contrées. Nous avons fortement approvisionné les places que nous possédons à l'intérieur. Nous avons profondément étudié le pays dans un grand nombre de directions, et nous connaissons les manœuvres et les retraites des tribus... Nous avons singulièrement affaibli le prestige qu'exerçait Abd el-Kader sur les populations; il leur avait persuadé que nous ne pouvions presque pas nous éloigner de la mer. «Ils sont comme des poissons, disait-il, ils ne peuvent vivre qu'à la mer; leur guerre n'a qu'une courte portée, et ils passent comme les nuages; vous, avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais.» Nous les avons atteints, cette année, dans les lieux les plus reculés, ce qui a frappé la population de stupeur.» Ajoutons, comme le disait encore le général dans son ordre du jour du 7 novembre, que «l'armée avait commencé à résoudre le problème, si difficile en Afrique, de faire vivre la guerre par la guerre». Tout cela était vrai, et cependant, à regarder les choses d'une autre face, il ne semblait pas qu'on fût bien avancé. La plupart des tribus, si «foulées» qu'elles eussent été, ne donnaient aucun signe de lassitude. «On nous a assuré, faisaient-elles dire ironiquement au général Bugeaud vers la fin d'octobre, que vous autres Français, vous aimez les chevaux à courte queue: nous attendons que nos juments en produisent un pareil pour vous le conduire en signe de soumission.» Abd el-Kader, bien que toujours battu, continuait à tenir la campagne, apparaissant et disparaissant à son heure. Son langage était loin d'avoir baissé de ton; le gouverneur ayant fait répandre des proclamations pour inviter les Arabes à se soumettre, l'émir lui envoya cette réponse hautaine: «Tu demandes l'impossible... Nous te jurons, par Dieu, que tu ne verras jamais aucun de nous, si ce n'est dans les combats... Vous voulez gouverner les Arabes;... occupez-vous de mieux gouverner votre pays. Les habitants du nôtre n'ont à vous donner que des coups de fusil. Si, comme vous nous le dites, vous aviez de la puissance et de l'influence, vous n'auriez pas causé la ruine de Méhémet-Ali. Vous lui aviez promis de l'aider contre ses ennemis, et pourtant les Anglais sont venus l'attaquer. Aussi votre nom est-il méprisé par tous les peuples de votre religion. Ce continent est le pays des Arabes, vous n'y êtes que des hôtes passagers... Votre influence ne s'étend que sur le terrain que couvrent les pieds de vos soldats. Quelle haute sagesse, quelle raison est la tienne! Tu vas te promener jusqu'au désert, et les habitants d'Alger, d'Oran et de Mostaganem sont dépouillés et tués aux portes de ces villes!» Ce dernier trait ne portait que trop juste: dans la nuit du 21 au 22 octobre 1841, un parti ennemi venait, jusque sous les murs d'Oran, saccager les campements de nos alliés.
Évidemment, le général Bugeaud s'était flatté d'obtenir des avantages plus décisifs. «Ma campagne a été énergique et féconde en événements, écrivait-il à un de ses amis le 20 novembre; cependant, les résultats ne sont pas considérables.» Tout en affectant de n'en être pas surpris, tout en rappelant qu'il avait souvent répété que la soumission ne serait pas l'affaire d'une année, il sentait le besoin de faire autre chose que de continuer ces expéditions de ravitaillement où s'épuisait l'armée sans grand profit; il voulait frapper plus fort et surtout plus au cœur de l'ennemi. Le meilleur moyen n'était-il pas d'exécuter le plan hardi du commandant d'Oran? D'ailleurs, tous les préparatifs que le gouverneur avait jugés nécessaires étaient finis, et il ne voyait plus de raisons de contenir l'impatiente ardeur de son lieutenant. Il annonça donc, le 7 novembre, avant de retourner à Alger, que le général de La Moricière allait transporter à Mascara le quartier général de sa division.
VIII
C'est le 27 novembre 1841 que La Moricière quitte Mostaganem pour se rendre à son nouveau poste. Il emmène une batterie de montagne, 150 spahis d'élite commandés par Yusuf, et huit vieux bataillons, de ceux que, depuis près de dix-huit mois, il a aguerris, entraînés, auxquels il a, pour ainsi dire, communiqué son tempérament: ces troupes, jointes à celles qui étaient déjà à Mascara, doivent former un corps d'environ 8,000 hommes. Le départ est solennel et sérieux. La fanfare des spahis, seule musique de la colonne, joue un air connu sur ces paroles qui semblent de circonstance: «Pauvre soldat, en partant pour la guerre.» Tous savent qu'ils ne s'éloignent pas pour quelques jours, mais qu'ils vont s'installer, pour de longs mois, et des mois d'hiver, en pleine région ennemie, à trente lieues de tout secours, tentative sans précédent et que beaucoup de gens déclarent téméraire. Mais tous aussi, des premiers rangs aux derniers, ont foi dans leur jeune chef, comprennent l'importance capitale de l'œuvre à laquelle ils concourent, et sont résolus à ne rien épargner pour la faire réussir. Quant au général, il n'ignore pas quelle grosse partie il joue. C'est sur son insistance personnelle, malgré l'opposition des uns et les doutes des autres, que l'entreprise se fait. En France et en Algérie, dans les bureaux du ministère de la guerre et même autour du gouverneur général, il sent des mauvaises volontés ouvertes ou cachées qui guettent son insuccès pour l'en accabler. Il ne se fait aucune illusion sur ce que serait pour lui un échec, et, causant un jour de cette éventualité avec un de ses officiers: «Il y a dans ce cas, dit-il, un remède certain, c'est de se faire tuer.»
Le début n'est pas de bon augure. Arrivé à Mascara le 1er décembre 1841, La Moricière y apprend que la plus grande partie du troupeau de la place, sur lequel il comptait pour l'alimentation de son armée, vient d'être enlevé par les Arabes, avec l'officier qui veillait à sa garde: il reste à peine cinq ou six jours de viande. Bien que ses prévisions soient ainsi fort dérangées, le général ne s'en trouble pas. Il donne trois jours à ses troupes pour s'installer tant bien que mal dans la ville, et, dès le 4 décembre, il se met en campagne. Soumettre les tribus belliqueuses du voisinage, entre autres les redoutables Hachem, assurer l'approvisionnement de l'armée et des habitants de Mascara, soit en tout environ douze mille bouches, tels étaient les deux problèmes qui s'imposaient à lui. Dans sa pensée, un seul et même moyen devait servir à les résoudre: la razzia à outrance; le butin remplirait nos greniers, en même temps que les Arabes dépouillés seraient, par détresse, obligés de capituler. À regarder, en décembre, la grande plaine qui s'étendait au sud de Mascara et les montagnes qui l'entouraient, il semblait que ce fût un désert aride. Et cependant ce sol recélait des trésors abondants: c'étaient les silos. Comment les découvrir? Sonder à tâtons serait bien long et bien incertain. Avec son flair des Arabes, La Moricière a mis la main sur un certain Djelloul, de la tribu des Hachem, qui, par vengeance et cupidité, est prêt à trahir les siens et à livrer le secret de leurs greniers souterrains. C'est le guide de toutes les expéditions. Avec lui, on court sans hésiter aux bons endroits. Les silos, aussitôt ouverts, livrent des quantités considérables de grains et d'approvisionnements variés. Dans l'embarras de tout transporter, l'armée en consomme, pendant quelques jours, une partie sur place, puis elle vient verser le reste dans les magasins. À peine de retour, elle repart dans une autre direction. Naturellement les Arabes ne se laissent pas ainsi dépouiller sans tenter quelque résistance; chaque levée de silos donne lieu à des engagements plus ou moins vifs; mais nos opérations n'en sont pas arrêtées.
Il y a mieux encore que de découvrir les provisions de la tribu, c'est de surprendre la tribu elle-même. Le 20 décembre 1841, La Moricière apprend que deux Arabes ont été assaillis en un certain endroit par des chiens: c'est pour lui un indice suffisant. Le soir, à minuit, un petit corps se met en route, sans tambours ni trompettes. À la pointe du jour, il arrive près d'une tribu qui se croyait à l'abri dans des ravins escarpés. «L'emplacement reconnu, raconte l'un des acteurs de ce petit drame, chacun se lance, se disperse dans une direction quelconque; on arrive sur les tentes, dont les habitants, réveillés par l'approche des soldats, sortent pêle-mêle avec leurs troupeaux, leurs femmes, leurs enfants. Tout le monde se sauve dans tous les sens; les coups de fusil partent de tous côtés sur les misérables surpris sans défense. Hommes, femmes, enfants, poursuivis, sont bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent. Les bœufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les bestiaux enfin qui fuient sont vite ramassés. Celui-ci attrape un mouton, le tue, le dépèce: c'est l'affaire d'une minute; celui-là poursuit un veau avec lequel il roule, cul par-dessus tête, dans le fond d'un ravin; les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de butin; et chacun sort de là, affublé, couvert de tapis, de paquets de laine, de pots de beurre, de poules, d'armes et d'une foule d'autres choses que l'on trouve en très grande quantité dans ces douars souvent très riches. Le feu est ensuite mis partout à ce que l'on ne peut emporter, et bêtes et gens sont conduits au convoi; tout cela crie, tout cela bêle, tout cela brait. C'est un tapage étourdissant. On quitte enfin la position, fier de son succès. Alors commence la fusillade: les cavaliers ennemis, qui d'abord avaient pris la fuite, reviennent lorsqu'ils voient la colonne leur tourner le dos; ils harcèlent les arrière-gardes; on leur riposte, on les éloigne et l'on rentre avec ses prises[328].» Voilà la razzia peinte sur le vif. Cette fois, l'armée ramenait 614 bœufs, 634 moutons, 400 ânes, 60 chevaux ou mulets et 180 prisonniers.
Le corps d'occupation n'avait pas affaire seulement aux Arabes. Depuis le 19 décembre, il luttait contre un nouvel ennemi qui n'est pas le moins redoutable de tous: c'est l'hiver, un hiver du Nord, avec cortège de gelées, de pluies torrentielles, d'ouragans qui brisent tout, de neige qui couvre le sol à un pied d'épaisseur. Les bâtiments de Mascara, à demi ruinés et mal restaurés, s'effondrent. Les soldats n'ont presque plus d'abris; les vivres mouillés se gâtent; les bestiaux périssent de misère et de froid. Mais rien n'arrête La Moricière. Les marches de nuit, les surprises, les razzias continuent, s'étendant dans un rayon de plus en plus éloigné. C'est par milliers qu'on compte les bestiaux enlevés, par centaines les prisonniers. Les tribus ainsi pourchassées, battues, dépouillées, commencent à donner quelques signes de lassitude et d'épuisement; dès la fin de janvier 1842, plusieurs se sont soumises. «Le temps se déchaîne contre nous, écrit-on le 11 février; pluie, neige, grêle, gelée, pendant cinquante-quatre jours, sans cesser... Malgré cela, même activité: nous sillonnons la plaine et les montagnes dans tous les sens; le ciel est la seule voûte qui nous couvre[329].» Dans les derniers jours de février, parmi les tribus voisines de Mascara, il n'y a guère que celle des Hachem qui, malgré d'effroyables souffrances, se refuse à abandonner la cause de l'émir. Notre armée porte aux résistants des coups de plus en plus rudes. «Partis le 26 février, nous rentrons le 8 mars, écrit-on à cette dernière date, traînant après nous quatre cents prisonniers et un troupeau immense; nous avons rayonné autour de Mascara, dans un espace de vingt-cinq à trente lieues, rasant, battant, frottant, pillant, brûlant, saccageant, bouleversant les tribus qui ne se décidaient pas assez vite à virer de notre côté[330].» Les Hachem semblent à bout de forces; cependant ils se raidissent encore. Un moment, on a pu croire qu'ils allaient capituler, mais un appel d'Abd el-Kader a suffi pour leur faire rompre les pourparlers. La Moricière alors ne leur laisse, à eux comme aux tribus plus éloignées qui tiennent pour l'émir, aucun répit. Les troupes sont rentrées, le 8 mars, d'une expédition de dix jours: dès le 10, départ d'une nouvelle colonne qui reste dehors vingt-deux jours, vivant le plus souvent à l'arabe, sur ce qu'elle trouve et sur ce qu'elle prend, poussant jusqu'à trente et quarante lieues de Mascara, multipliant les hardis coups de main. Le 25, au milieu même d'une razzia, elle est surprise par une épouvantable tempête de neige qui dure quarante-huit heures. Français et Arabes, qui ne voient plus à deux pas devant eux, errent à l'aventure, mêlés les uns aux autres. La nuit surtout est atroce. «La neige augmente toujours, rapporte un témoin; la pluie vient ensuite grossir le gâchis au milieu duquel gisent hommes, chevaux, bagages. Je ne puis mieux vous mettre à même de juger de ce coup d'œil qu'en vous priant de vous reporter au tableau de Gros, représentant le champ de bataille d'Eylau[331].» Quand on bat la diane, les officiers sont obligés de frapper à coups de pied et de bâton les hommes engourdis, pour les forcer à se lever. Quelques soldats, plusieurs prisonniers sont morts de froid, ainsi que beaucoup de chevaux, de mulets, de bœufs et de moutons. Enfin, le soleil finit par reparaître, et la troupe rentre à Mascara, chargée de butin, avec le sentiment qu'elle a porté à l'ennemi des coups décisifs. Cette fois, en effet, les dernières résistances paraissent vaincues: les Hachem ont été réduits à demander grâce et ont amené les chevaux de soumission.
Malgré cette vie rude, et grâce à la sollicitude intelligente du général, la santé des troupes est excellente. Le soldat, admirablement entraîné, se montre capable d'efforts extraordinaires. Les bataillons d'élite, débarrassés de leurs sacs, suivent presque les spahis au pas de course et méritent que La Moricière les appelle sa grosse cavalerie. Plusieurs fois, ils font d'une seule traite des marches de quinze et même dix-huit lieues. «Il y a longtemps qu'une armée n'a trimé comme la nôtre, écrivait le commandant de l'un de ces bataillons. Nos soldats ne sont plus couverts que de guenilles. Malgré cela, ils se portent tous parfaitement, sont gais et acceptent sans sourciller toutes les fatigues... Depuis l'Empire, jamais nous n'avons eu de troupes comme celles-là, aussi aguerries, aussi faites à toutes les privations... On peut aller partout avec ces lapins-là, et traverser l'Afrique dans tous les sens[332].» Rien de plus étrange que l'aspect de ces hommes qui, depuis leur arrivée à Mascara, n'ont reçu aucun effet d'habillement, et qui, sur cent vingt jours d'hiver, en ont passé quatre-vingts au bivouac. «Figurez-vous, dit le même officier, une foule de grands diables, vêtus de haillons rafistolés avec de la toile, des morceaux de laine de toutes les couleurs et des morceaux de peaux de chèvre ou de mouton; couverts de poux; coiffés, les uns de képis, les autres de fez, quelques-uns de chapeaux de feutre, d'autres d'énormes sombreros de palmier, d'un pied et demi de haut, finissant en pointe, et dont les bords ont un pied de rayon (coiffures ramassées dans les razzias); l'extrémité inférieure du personnage garnie de peau de mouton ou de peau de bœuf, avec leurs poils, faute de souliers. Ajoutez à cela une face basanée, une longue barbe pour ceux qui en ont; de véritables sauvages en un mot[333].» Si la vie imposée au soldat développait singulièrement son énergie, ne pouvait-on pas craindre qu'elle ne lui fit prendre des habitudes de rapine et de cruauté? Pour être l'instrument obligé de la soumission, la razzia n'en ressemblait pas moins au brigandage et pouvait devenir une école fâcheuse. La Moricière veillait à ce danger, et, s'il faut en croire un de ses plus honorables officiers, il serait parvenu à l'écarter. «On ne vit jamais, affirme M. de Martimprey, de troupes plus humaines ni mieux disciplinées: elles connaissaient le but élevé auquel tendaient leurs efforts, et elles en étaient justement fières[334].» Il est vrai qu'un autre officier rend un témoignage moins absolument rassurant: «Nous menons ici, dit M. de Montagnac, une véritable vie de brigands; aussi nos soldats sont-ils devenus d'une sauvagerie à faire dresser les cheveux sur la tête d'un honnête bourgeois. Il serait vraiment dangereux de faire rentrer maintenant ces b.....-là en France, où l'on ne saurait fournir un aliment à leur énergie et à leur activité. Il est temps que nous cessions cette existence; nous commençons à devenir impossibles[335].» En tout cas, le grand prestige de La Moricière aidait à corriger le tort qu'une telle vie pouvait faire à la discipline. M. de Martimprey constate la confiance, l'enthousiasme de tous, officiers et soldats, pour leur jeune chef[336]. M. de Montagnac écrit, de son côté, avec sa vivacité habituelle: «Tout ce que fait le général est admirable; il sort de cette tête de soldat des idées plus brillantes, plus lumineuses tous les jours. Jamais homme n'a eu plus de difficultés à vaincre, et jamais homme ne s'est tiré d'un pareil dédale avec plus d'audace, plus d'intelligence que lui.» Il ajoute, un autre jour, tout transporté: «Vive Dieu et notre brave général! Gloire au général de La Moricière, gloire à lui tout seul!» Et encore: «Je ne donnerais pas le temps que j'ai passé à Mascara pour tout l'or du monde, tant sous le rapport des opérations intéressantes que j'y ai vues se dérouler, que sous le rapport de mon instruction militaire. Mes trente-deux années de soldat ne m'auraient jamais appris ce que j'ai puisé auprès du général de La Moricière, dans les deux mois et demi que je suis resté sous ses ordres[337].»
Le succès obtenu et visible à tous les yeux justifiait cette admiration. Non sans doute que chaque soumission obtenue puisse être considérée comme absolument définitive; il faut, au contraire, s'attendre à ce que quelques-unes des tribus cherchent l'occasion de secouer le joug subi par elles plutôt qu'accepté. Néanmoins, c'est déjà beaucoup que les plus fiers et les plus belliqueux des Arabes soient une première fois forcés de courber le front. Dès maintenant, notre situation en est notablement changée. Autour de Mascara, et surtout au nord dans la direction de la mer, s'étend une zone relativement pacifiée où l'on peut circuler moyennant quelques précautions. À la fin de janvier 1842, il avait fallu une petite armée pour apporter des munitions de Mostaganem à Mascara: au mois de mars suivant, ce sont les Arabes que l'on charge d'amener un nouveau convoi; peu après, les communications sont assez libres pour que le commerce s'approvisionne tout seul, et, en même temps, les tribus soumises alimentent les marchés de la ville qui regorge de vivres. Les faits donnent donc de tous points raison à La Moricière; ils prouvent la justesse de coup d'œil avec laquelle le plan a été dressé d'avance, la vigueur et l'habileté de main avec lesquelles il a été exécuté. Le contre-coup de ce succès se fait sentir au delà de la région où il a été obtenu. «Le cœur de l'Afrique, écrit M. de Montagnac, le 8 mars 1842, c'est Mascara: du moment où nous avons frappé le cœur, le colosse est tombé.» En disant que «le colosse est tombé», le bouillant officier se laisse aller à l'une de ses exagérations habituelles; mais enfin, l'émir a reçu le coup le plus rude qui lui ait encore été porté. Aussi M. de Martimprey, toujours si mesuré et si exact, est-il fondé à dire: «Si l'histoire de la conquête de l'Algérie est un jour écrite avec une impartialité éclairée, la campagne d'hiver de Mascara, de 1841 à 1842, sera considérée comme la cause la plus efficace de cette conquête; elle comptera dans les plus belles pages des annales de l'armée française.»
Sur le moment cependant, tout le monde ne rendit pas cette justice à La Moricière. Les bureaux de la guerre étaient depuis longtemps assez mal disposés pour lui; l'esprit de routine n'avait pu se faire à un avancement si rapide et si anormal; les formalistes trouvaient que les innovations du général, hardiment expérimentées sur le terrain, n'étaient pas assez respectueuses des règlements et de la procédure administrative, et ils lui cherchaient de méchantes chicanes, à propos tantôt des modifications apportées au fourniment, tantôt de l'emploi fait du produit des razzias. En avril 1842, La Moricière apprit que, pour le récompenser de sa belle campagne d'hiver, il était question, à Paris, de mettre au-dessus de lui, à la tête de la division d'Oran, un lieutenant général; on avait jugé peu conforme aux usages qu'un simple maréchal de camp, si jeune d'âge et de grade, eût un si gros commandement. Le général Bugeaud, lui aussi, n'était pas toujours en très bons termes avec La Moricière; tout en faisant grand cas de ses qualités et de ses services, il se méfiait de son imagination, le trouvait parleur et agité[338], était un peu offusqué de l'importance qu'il avait depuis longtemps en Afrique, et le soupçonnait d'être plutôt un rival qu'un subordonné, un successeur éventuel qu'un collaborateur; peut-être aussi éprouvait-il, sans s'en rendre bien compte, quelque jalousie de la faveur dont son lieutenant jouissait auprès de ces journaux qui le maltraitaient lui-même si volontiers[339]; de là sur le compte du commandant d'Oran plus d'une boutade, d'une explosion d'humeur, qui malheureusement lui étaient souvent rapportées. La Moricière, qui avait également la parole prompte et vive, ne ménageait pas davantage, dans ses conversations de bivouac, un supérieur qu'il croyait prévenu contre lui et contre sa division. Les états-majors, naturellement empressés à épouser les griefs de leurs chefs, semblaient s'appliquer à les grossir et à les envenimer. Toutefois, chez les deux grands soldats, ces petites misères n'allaient jamais jusqu'à faire sérieusement tort au service de l'État; quand cet intérêt supérieur était en jeu, les préventions personnelles disparaissaient. On le vit bien, lorsque fut connu, à Alger, l'étrange projet de diminuer la situation du héros de Mascara. Le général Bugeaud se mit aussitôt en travers. «Dans le cadre des lieutenants généraux, répondit-il vivement au ministre, trouverait-on un officier de plus de valeur? Pourquoi donc décourager un maréchal de camp d'un très grand mérite, connaissant le pays, les hommes et les choses, très capable de donner la direction générale et parfaitement accepté comme supérieur par les maréchaux de camp Bedeau et d'Arbouville?» Il concluait: «Si l'on veut un lieutenant général, il y a un moyen, sans rien troubler, c'est de conférer ce grade à M. de La Moricière[340].» Devant cette opposition si nette, les bureaux reculèrent. D'ailleurs, leur malveillance n'était pas partagée par le ministre de la guerre; l'année suivante, M. de Martimprey, étant allé à Paris et ayant vu le maréchal Soult, lui exprimait sa satisfaction d'être attaché à l'état-major du commandant d'Oran. «Vous avez raison, répondit le maréchal, le général de La Moricière écrit, en Algérie, les plus belles pages de sa vie[341].»
Pendant le dur et long hiver de 1842, La Moricière n'avait pas été le seul en mouvement. En plein mois de janvier, sur quelques nouvelles arrivées de l'Ouest, le gouverneur général s'était embarqué pour Oran, afin de diriger une expédition contre Tlemcen. Cette ville, située à une cinquantaine de kilomètres de la mer, près de la frontière du Maroc qu'elle commande, avait, par sa position comme par son passé, une réelle importance militaire et politique. Une première fois, en janvier 1836, le maréchal Clauzel s'en était emparé, mais la France l'avait abandonnée par le traité de la Tafna. Partie d'Oran le 24 janvier 1842, la colonne du général Bugeaud ne rencontra pas d'autres difficultés que celles de la saison, et, le 1er février, elle entra sans combat dans Tlemcen évacué de la veille. De là, le gouverneur se porta plus au sud et détruisit le fort de Sebdou, le dernier des établissements de l'émir sur la limite des hauts plateaux: c'était compléter l'œuvre commencée par la ruine de Boghar, de Taza, de Takdemt et de Saïda. Le général Bedeau fut appelé au commandement de Tlemcen. Breton d'origine, en Afrique depuis 1836, il s'y était distingué par de nombreux faits d'armes, notamment comme colonel du 17e léger; il joignait aux qualités du soldat et du capitaine celles de l'administrateur, ayant moins d'invention et d'initiative que La Moricière, mais exécutant admirablement les instructions qu'on lui donnait[342], esprit très sage, âme élevée et loyale, étranger aux coteries, supérieur aux jalousies qui sévissaient en Algérie, estimé de tous, type de vertu et d'honneur militaires, l'une des plus pures renommées de l'armée d'Afrique. Il fit merveille dans ce nouveau commandement: bien que disposant seulement d'environ trois mille hommes, il infligea de rudes échecs à Abd el-Kader, qui porta un moment de ce côté tous ses efforts; puis, après avoir ainsi refoulé ce redoutable adversaire, il réussit, par son habileté et sa prudence, à pacifier la région environnante.