Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 5 / 7)
En tout cas, à regarder aujourd'hui les choses de haut et de loin, l'histoire n'hésite pas. Entre ces oppositions qui, par calcul de parti, ont grossi et envenimé des accidents secondaires, parfois même insignifiants, de la politique extérieure, au point d'en faire des questions dangereuses, qui ont risqué de jeter leur pays dans la guerre afin de renverser ou seulement d'embarrasser un cabinet,—et ces gouvernements qui, dédaigneux de la popularité, plus soucieux du péril public que du leur propre, se sont mis en travers des irritations passagères, des entraînements irréfléchis de l'opinion, pour sauvegarder les intérêts supérieurs et permanents de leurs nations,—la postérité donne hautement raison aux gouvernements. Et, pour ne parler que de la France qui nous occupe particulièrement, nous ne parvenons pas à trouver coupable de faiblesse le cabinet qui, dans l'affaire du Maroc, a écarté toute médiation étrangère, s'est fait justice à main armée, a bombardé Tanger et Mogador devant la flotte anglaise, et a dicté seul la paix à l'empereur vaincu; le cabinet qui, dans l'affaire de Taïti, a refusé toutes les satisfactions de principe et de personnes désirées à Londres et s'est borné à offrir, pour des torts incontestables, un léger dédommagement pécuniaire[426]. Sans doute, en traitant ces affaires, nos ministres se sont préoccupés de ménager l'Angleterre avec laquelle ils tenaient à bien vivre, et de ne pas compromettre la paix européenne qui leur paraissait importer plus à la France que tels petits avantages en Afrique ou en Océanie. Qui peut s'en étonner et leur en faire un reproche? Au contraire, quelle condamnation paraîtrait assez sévère contre les hommes d'État qui eussent laissé sortir une grande guerre, d'accidents aussi secondaires que les incursions des fanatiques marocains, aussi misérables que la querelle avec le révérend Pritchard? Au plus aigu de la crise, le roi Louis-Philippe, qui était pour beaucoup dans la politique suivie par son gouvernement, écrivait au roi des Belges: «Je n'ai pas de patience pour la manière dont on magnifie si souvent des bagatelles en casus belli. Ah! malheureux que vous êtes! Si vous saviez comme moi ce que c'est que bellum, vous vous garderiez bien d'étendre, comme vous le faites, le triste catalogue des casus belli que vous ne trouvez jamais assez nombreux pour satisfaire les passions populaires et votre coupable soif de popularité[427].» Cette lettre n'a été connue qu'après la révolution de Février. Si quelque indiscrétion l'avait fait publier au moment où elle a été écrite, il est probable que l'opposition eût feint d'y trouver un patriotisme trop timide. Aujourd'hui, il n'est pas à craindre que ce langage ne soit pas compris; les générations nouvelles n'ignorent plus «ce que c'est que bellum».
Le 18 décembre 1849, Louis-Philippe, réfugié en Angleterre, faisait à l'homme d'État qui avait présidé le cabinet anglais en 1844, l'honneur de visiter son manoir. Au moment où il se retirait, sir Robert Peel, alors guéri par l'expérience des velléités de méfiance qui lui avaient parfois traversé l'esprit pendant son ministère, lui adressa ces nobles paroles: «Sire, nous vous avons dû la paix du monde; chef d'une nation justement susceptible, justement fière de sa gloire militaire, vous avez su atteindre ce grand but de la paix, sans jamais sacrifier aucun intérêt de la France, sans jamais laisser porter aucune atteinte à son honneur dont vous étiez plus jaloux que personne. C'est surtout aux hommes qui ont siégé dans les conseils de la couronne britannique qu'il appartient de le proclamer[428].» Au milieu des tristesses de l'exil et en face de la mort prochaine, le vieux roi déchu a dû trouver, dans cet hommage d'un étranger, la consolation de tant d'injustices françaises. Il pressentait que l'histoire s'approprierait les paroles de sir Robert Peel.
 CHAPITRE VII
L'ÉPILOGUE DE L'AFFAIRE PRITCHARD.
(Septembre 1844-septembre 1845.)
I. La visite de Louis-Philippe à Windsor.—II. Ouverture de la session de 1845. Les menées de l'opposition. M. Molé et M. Guizot à la Chambre des pairs. Le débat de l'adresse à la Chambre des députés. Le paragraphe relatif à l'affaire Pritchard n'est voté qu'à huit voix de majorité.—III. Le ministère doit-il se retirer? Il se décide à rester. Polémiques de la presse de gauche. La loi des fonds secrets au Palais-Bourbon et au Luxembourg. Le ministère est vainqueur. Rencontre de M. Guizot et de M. Thiers. Maladie de M. Guizot.—IV. Les premiers pourparlers sur l'affaire du droit de visite. Nomination de deux commissaires, le duc de Broglie et le docteur Lushington. L'opposition prédit l'insuccès. Le duc de Broglie à Londres. Les négociations. Le traité du 29 mai 1845.—V. Effet du traité à Paris et à Londres. Seconde visite de la reine Victoria à Eu. Succès du cabinet. Discours prononcé par M. Guizot devant ses électeurs.
I
L'arrangement de l'affaire Pritchard et le traité avec le Maroc avaient écarté le danger, un moment imminent, d'une rupture entre la France et l'Angleterre. Mais n'était-il rien resté de tant de soupçons et d'aigreurs réciproques? Beaucoup d'esprits ne croyaient pas qu'il pût encore être question d'entente cordiale entre deux gouvernements qui, tout à l'heure, semblaient sur le point d'en venir aux mains. C'était la thèse des journaux opposants, de chaque côté du détroit. M. de Metternich, spectateur éloigné, mais attentif, des choses d'Occident, se flattait d'être à jamais débarrassé de ce qu'il appelait «feu l'entente cordiale, cette vague formule, morte de sa mort naturelle[429]». Une visite de Louis-Philippe à Windsor allait donner tout de suite un démenti à ces appréciations. Vainement certaines personnes avaient-elles tenté d'inquiéter le Roi sur le danger de témoigner personnellement à l'Angleterre une amitié peu en harmonie avec les sentiments qui venaient d'éclater chez son peuple, il ne voulut pas retarder une démarche annoncée depuis longtemps et très désirée par la reine Victoria. Il estimait que se refuser à rendre la visite faite à Eu, serait une offense, et, quelques mois après le voyage du Czar à Londres, il n'eût pas jugé prudent de fournir un tel grief à la cour britannique.
Le 8 octobre 1844, Louis-Philippe, accompagné du duc de Montpensier et de M. Guizot, débarqua à Portsmouth et de là se rendit à Windsor. Un souverain français sur le sol d'Angleterre, cela ne s'était pas vu depuis que Jean II y avait été amené prisonnier après la bataille de Poitiers. Dans le château même de Windsor, tout parlait de la rivalité séculaire des deux nations; dans les salles s'étalaient les trophées de Marlborough, de Nelson et de Wellington. De tels souvenirs, un tel cadre faisaient ressortir davantage encore et l'empressement du royal visiteur et l'accueil affectueux qui lui était fait[430]. Le vainqueur de Waterloo avait été envoyé au-devant de lui, avec le prince Albert, pour lui souhaiter la bienvenue à son débarquement. La Reine, toujours sous le charme de l'esprit du vieux roi, lui prodigua les marques de son attachement: entre elle et son hôte, on eût dit une intimité de famille. Elle voulut lui conférer solennellement cet ordre de la Jarretière que chacun se rappelait avoir été institué après la bataille de Crécy. La cour, entraînée par l'exemple de sa souveraine et séduite aussi par les qualités du Roi, s'associait à ces actes d'amicale courtoisie. Le peuple anglais lui-même témoignait avec éclat sa sympathie pour un prince auquel il savait gré d'être libéral et pacifique. Louis-Philippe se promenait-il un jour dans les environs de Windsor, partout, sur son passage, il était chaleureusement acclamé, «beaucoup plus que ne l'avait été l'empereur de Russie», notait la Reine sur son journal; curieux rapprochement, cette promenade le conduisait à Twickenham, où il avait séjourné pendant un premier exil, et à Claremont, où il devait bientôt trouver un nouveau refuge. Les municipalités saisissaient, avec un empressement fort remarqué, les occasions de lui rendre leurs hommages. Louis-Philippe, calquant sa visite sur celle qu'il avait reçue l'année précédente, s'était appliqué à demeurer exclusivement l'hôte de la Reine, et avait, pour cette raison, décliné les invitations de la Cité de Londres; alors, on vit un fait sans précédent dans les annales de cette fière corporation: tous ses représentants, lord-maire, aldermen, shérifs, conseillers, se déplacèrent et vinrent apporter en grand appareil, jusque dans le château de Windsor, une adresse à celui qu'ils regrettaient de ne pouvoir fêter à Mansion-House. Dans les speeches qu'il prononçait en pareille circonstance, comme dans ses conversations de tous les instants, le Roi proclamait avec insistance, à la vive satisfaction de ses auditeurs, son amour de la paix, son désir de maintenir l'union entre les deux nations[431]. Le 14 octobre, quand vint le moment de se séparer, la Reine voulut reconduire son hôte jusqu'à Portsmouth, où il devait retrouver la frégate le Gomer qui l'avait amené. À mi-route, une forte tempête obligea Louis-Philippe à modifier son itinéraire et à aller s'embarquer à Douvres. Par une gracieuse inspiration, la reine Victoria n'en poursuivit pas moins jusqu'à Portsmouth et se rendit à bord du Gomer; elle daigna même y accepter le déjeuner offert par l'amiral français, et porta un toast en l'honneur du Roi absent. Nos marins, qui gardaient cependant plus vives encore que toute autre partie de la nation les vieilles préventions contre «l'Anglais», témoignèrent, par la chaleur de leur accueil, combien ils étaient, touchés d'une si aimable démarche.
Le Roi et M. Guizot revinrent en France, enchantés de leur voyage et avec le sentiment d'avoir fait quelque chose d'utile à leur politique. «Je m'applaudis, écrivait Louis-Philippe au roi des Belges, d'avoir secoué toutes les timidités qui s'inquiétaient de ma résolution de faire le voyage d'Angleterre... Tout le monde ici s'accorde à trouver non seulement que l'effet est immense, mais qu'il s'accroît encore chaque jour. C'est le traitement le plus efficace contre les préjugés heureusement si battus en Angleterre et si funestes pour le bien-être des deux pays et la prospérité du monde. J'espère et je crois que nous sommes ici en bon progrès à cet égard, et j'ai tout lieu de me flatter que si notre excellente petite reine Victoria, son sage et bon Albert et ses sages ministres continuent ce qui est en si bon train, nous viendrons à bout de gagner les convictions des deux nations et de consolider tout à fait cette précieuse entente cordiale qui est dans l'intérêt bien entendu de tous[432].» M. Guizot, de son côté, déclarait, dans une lettre à M. de Barante, «l'effet du voyage excellent» des deux côtés du détroit. «En Angleterre, ajoutait-il, nous n'avons, quant à présent, rien à désirer. La disposition est parfaite et la satisfaction grande. La popularité du Roi dans le public anglais a réagi sur le cabinet qui était bienveillant, mais inquiet et timide. Aujourd'hui, il est bien décidé à laisser petites toutes les petites questions et à maintenir toujours, au-dessus des incidents, des conflits locaux, des embarras momentanés, la grande politique de la paix et de la bonne intelligence avec nous.» En France aussi, M. Guizot croyait «le public content». «J'ai vu moi-même, disait-il, l'impression à Calais, Boulogne, Montreuil, sur toute notre route. Vif plaisir de ravoir le Roi en France. Vif et joyeux orgueil de l'accueil qu'il venait de recevoir en Angleterre et du spectacle donné en Europe. Vive satisfaction de la consolidation de la paix. Tout cela était dans tous les discours, dans toutes les conversations, sur toutes les physionomies[433].»
Quoique en partie exactes, ces observations étaient, en ce qui concernait la France, un peu optimistes. Le public éprouvait tous les sentiments notés par M. Guizot, mais, en même temps, par une contradiction que nous avons plusieurs fois signalée, il prêtait volontiers l'oreille aux journalistes de gauche qui montraient, dans cette visite faite au lendemain de l'affaire Pritchard, «le coup de grâce de la dignité nationale», et qui s'efforçaient de tourner contre le Roi les hommages reçus par lui en Angleterre. À les entendre, en effet, ces hommages s'adressaient non à la France, toujours jalousée et détestée, mais à la personne de Louis-Philippe, et l'on avait soin d'insinuer que, si celui-ci était populaire outre-Manche, c'était parce que, dans son royaume, il se mettait en travers du sentiment national. Plus on approchait de la rentrée des Chambres, plus la presse travaillait à éveiller ces ombrages. Il était visible que l'opposition, loin de désarmer, s'apprêtait à exploiter, dans le Parlement, les derniers incidents de la politique extérieure, et qu'une partie du public était disposée à lui prêter l'oreille.
II
La session s'ouvrit le 26 décembre 1844. Le discours du trône aborda hardiment les questions brûlantes. Sur l'affaire du Maroc, il célébra «la paix aussi prompte que la victoire», et montra l'Algérie profitant de ce que nous avions ainsi «prouvé à la fois notre puissance et notre modération». Sur l'affaire Pritchard, le Roi s'exprimait ainsi: «Mon gouvernement était engagé avec celui de la reine de la Grande-Bretagne dans des discussions qui pouvaient faire craindre que les rapports des deux États n'en fussent altérés. Un mutuel esprit de bon vouloir et d'équité a maintenu, entre la France et l'Angleterre, cet heureux accord qui garantit le repos du monde.» Venait ensuite un paragraphe où Louis-Philippe s'étendait avec complaisance sur son voyage à Windsor, et témoignait du «prix qu'il attachait à l'intimité» des deux cours. Comme on le voit, la politique de l'entente cordiale ne se dissimulait pas. Certains journaux lui reprochaient même de se montrer provocante.
De son côté, l'opposition était fort animée. Divers symptômes lui faisaient croire qu'elle tenait enfin l'occasion, vainement cherchée par elle depuis plus de quatre ans, de jeter bas M. Guizot. Lors de la nomination du bureau de la Chambre des députés, les candidats ministériels ne l'emportèrent que péniblement. Non seulement M. Molé, mais aussi M. Dupin et même M. de Montalivet se prononçaient hautement contre le cabinet, et ne devait-on pas supposer que de tels personnages entraîneraient avec eux une partie des conservateurs[434]? Pour ébranler ces derniers, les meneurs exploitaient surtout l'attitude de M. de Montalivet. Ils insinuaient que l'intendant de la liste civile, que «l'homme du Roi» ne se fût pas ainsi déclaré, s'il n'eût été autorisé d'en haut expressément ou tacitement; ils ajoutaient qu'aux Tuileries on était fatigué de M. Guizot et qu'on y sentait la nécessité d'un nouveau relais. Les journaux racontaient tout haut que, mécontent de l'accueil assez froid fait à son discours, Louis-Philippe avait dit, au sortir de la séance d'ouverture: «J'aime bien mon ministère, mais je voudrais cependant avoir des ministres dont la présence à mes côtés n'empêchât pas de crier: Vive le Roi!» Y avait-il quelque chose de vrai dans ces récits et de fondé dans ces insinuations? Qu'en prévision d'un vote qui eût mis M. Guizot et ses collègues en minorité, le souverain se préoccupât d'empêcher que sa politique intérieure et extérieure n'en fût trop altérée, le fait n'aurait rien d'étonnant. Sous ce rapport, il pouvait ne pas lui déplaire que M. de Montalivet se conduisit de façon à être le ministre de l'intérieur de la future administration, tandis que M. Molé y dirigerait la politique étrangère. Mais s'il croyait devoir prendre des précautions en vue d'une crise possible, il était loin de la désirer ou seulement d'y être résigné d'avance. Aussi voulut-il démentir lui-même les bruits que les ennemis du cabinet cherchaient à répandre: le jour où le bureau nouvellement élu de la Chambre lui fut présenté, il dit à l'un des vice-présidents, M. Debelleyme, qui avait failli être battu par M. Billault: «Monsieur, je suis enchanté que vous ayez été nommé; j'aurais désiré que ce fût à une plus grande majorité, et ceux qui ont cru le contraire ont joué le rôle de dupes.» Le propos, aussitôt répété, produisit son effet. Est-ce pour cela que, peu de jours après, lors de la nomination de la commission de l'adresse, la majorité parut raffermie, et que les commissaires élus par les bureaux furent tous, sauf un, des ministériels?
Cette élection remonta le courage un peu ébranlé des amis de M. Guizot[435], mais sans abattre la confiance de ses adversaires. Ceux-ci paraissaient même considérer la succession du cabinet comme déjà ouverte et s'inquiétaient de la partager. M. Thiers, ne se croyant pas actuellement possible, déclara laisser la place à M. Molé, auquel il promettait, pour un an, sinon l'appui, du moins la neutralité bienveillante de l'opposition; il lui demanda seulement de ne pas s'en tenir, comme les années précédentes, à des manœuvres de couloirs, mais de se compromettre en prononçant, à la Chambre des pairs, un discours d'opposition. M. Molé entrait vivement dans ce rôle de président du conseil en expectative; s'occupant dès lors de choisir ses futurs collègues, il proposait des portefeuilles à divers personnages, à M. de Rémusat qui refusait, à M. Billault qui acceptait d'abord avec empressement, mais ensuite élevait des objections dès qu'apparaissait l'intention de réserver le ministère de l'intérieur à M. de Montalivet. Se heurtait-il à ces résistances, l'ancien ministre du 15 avril allait aussitôt implorer le secours de M. Thiers, qui, moitié sérieux, moitié goguenard, invitait ses amis à faciliter cette nouvelle coalition[436]. Quelque chose de ces démarches transpira dans le public, et ce fut une occasion pour le Journal des Débats de dénoncer, avec colère et non sans quelque alarme, ce qu'il appelait «l'intrigue».
La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs s'ouvrit le 13 janvier 1845. M. Molé prit le premier la parole. Tout,—l'importance du personnage, le silence qu'il avait gardé depuis quatre ans, ce que l'on entrevoyait des combinaisons ébauchées dans la coulisse,—faisait de ce discours un événement. La tâche de l'orateur n'était pas aussi simple que l'eût été celle d'un homme de gauche. Il avait trop le respect de soi et le souci de demeurer, aux yeux du Roi et de l'Europe, le ministre possible du lendemain, pour prendre à son compte les déclamations des journaux contre l'entente cordiale. Aussi reprocha-t-il à M. Guizot moins d'avoir eu une mauvaise politique que de l'avoir maladroitement appliquée. «Si j'essayais, dit-il, de caractériser par un seul mot la politique de M. le ministre des affaires étrangères, je dirais qu'elle est partout et toujours une politique à outrance, à outrance même dans ses faiblesses.... Ainsi M. le ministre des affaires étrangères veut la paix, et toute la France, toutes les opinions la veulent avec lui, autant que lui; et cependant il en parle de telle manière, il montre tant d'ardeur, d'entraînement à la maintenir, il donne à croire qu'il ferait dans ce dessein de tels sacrifices, que les plus pacifiques ne croiraient pas pouvoir se dire aussi pacifiques que lui. Il veut l'alliance anglaise, et je ne pense pas qu'il y ait en France un ami de son pays, un homme sensé, surtout un esprit politique, qui ne la veuille, n'en sente l'importance autant que lui; mais, sans le vouloir et sans le savoir, il en exagère les conséquences, et il en parle de façon à la compromettre, à susciter contre elle la susceptibilité nationale, à donner aux Français contre cette alliance, dont, en 1830, je crois avoir jeté les fondements, des préventions qui, si elles ne cessaient, pourraient devenir un sérieux embarras dans l'avenir.» M. Molé justifiait ce reproche général, en invoquant l'affaire du droit de visite et celle de Taïti: à l'entendre, dans la première. M. Guizot avait provoqué lui-même, par la signature de la convention de 1841, une réaction qu'il ne savait plus comment apaiser, et il se trouvait acculé à une impasse; dans la seconde, les désagréments et les périls de l'incident Pritchard étaient venus de ce que le gouvernement avait ordonné étourdiment ces occupations océaniennes, qu'il se trouvait maintenant aussi embarrassé de maintenir que d'abandonner. La conclusion était que le ministre avait accumulé autour de lui des difficultés dont il n'était pas en état de sortir.
Dans sa réponse, M. Guizot prit tout de suite avantage de ce que M. Molé «admettait au fond toute la politique du cabinet», de ce qu'il «n'indiquait même pas, pour les questions à traiter, de solutions différentes», et de ce qu'il se bornait à critiquer certaines erreurs de conduite. Ces erreurs auraient-elles été en effet commises, disait le ministre, y avait-il là de quoi justifier un acte d'opposition aussi grave? Puis, déchirant vivement les voiles dont le préopinant avait enveloppé ses prétentions ministérielles, il lui demanda sans ménagement ce qu'il serait au pouvoir. Aurait-il cette situation si nette, si simple et si forte de l'administration actuelle, appelée aux affaires pour raffermir la paix et soutenue par une majorité animée des mêmes sentiments? «Il entrerait au pouvoir, continuait M. Guizot, pour pratiquer, pour maintenir la bonne politique, en la dégageant de ce qu'il appelle nos fautes; mais il y entrerait par l'impulsion et avec l'appui de tous les hommes qui n'ont pas cessé de combattre cette politique... Il ne faut pas beaucoup de réflexion ni beaucoup d'expérience pour comprendre que c'est là une situation radicalement fausse et impuissante... Vous vous trouveriez entre une portion considérable, importante, du parti conservateur, mécontente, méfiante, irritée, et des oppositions exigeantes qui auraient bien le droit de vous demander quelque chose pour l'appui qu'elles auraient prêté à votre avènement... Vous auriez beau faire, beau vouloir, à l'instant même, la bonne politique serait, entre vos mains, énervée, abaissée, compromise.» Le ministre terminait en se défendant d'avoir mis en péril l'alliance anglaise. Ceux qui la mettent en péril, disait-il, ce sont d'abord les opposants qui travaillent à grossir et à envenimer toutes les difficultés; ce sont ensuite ceux qui «accueillent à moitié ou ne repoussent qu'à moitié» ces opposants. «Nous les combattons les uns et les autres, ajoutait M. Guizot.
  Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
  Et les autres, pour être aux méchants complaisants
  Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
  Que le vice fait naître aux âmes vertueuses.»
M. Molé, fort sensible à la rudesse de cette riposte, répliqua avec amertume. «Cessez, dit-il au ministre, de parler des ambitions personnelles qui vous attaquent, et dont vous ne pouvez prendre ici l'idée que dans vos propres souvenirs. Si vous pouviez juger du fond des cœurs autrement que par le vôtre, vous sauriez mieux les intentions qui m'animent et les motifs qui m'ont décidé à signaler au pays les embarras que vous lui avez donnés... Vous avez cru que je ne vous dirais pas ce que je pensais de votre politique. Eh bien, je vous l'ai dit en toute conscience... Les questions si graves que vous croyez ou que vous dites terminées sont encore toutes vives... Elles vous donneront de mauvais moments. Surmontez-les, c'est ce que je demande, et permettez-moi de dire les gros mots: Ce n'est pas votre place que j'ambitionne; ce que je voudrais, c'est que vous pussiez tirer la France des difficultés qu'elle vous doit.»
Commencée par cette sorte de duel, la discussion devint, les jours suivants, une mêlée plus générale. Divers orateurs insistèrent sur les questions que M. Molé avait marquées comme les principaux points d'attaque; ils y ajoutèrent celle du Maroc, dont l'ancien ministre du 15 avril n'avait presque rien dit, n'approuvant pas sans doute sur ce point les critiques de l'opposition. Le ministère se défendit habilement et fortement. Plusieurs orateurs lui vinrent au secours, entre autres le duc de Broglie qui justifia le traité de Tanger dans un très remarquable discours; rarement la raison politique avait parlé un langage aussi net, aussi lumineux, aussi élevé, aussi convaincant. D'ailleurs, bien que cette discussion eût une vivacité et une étendue inaccoutumées dans la Chambre des pairs, l'issue n'en faisait doute pour personne: au vote, la minorité opposante fut de 39 voix, la majorité de 114.
C'était maintenant le tour de la Chambre des députés. Le projet d'adresse, préparé par la commission, contenait une approbation très nette de la politique ministérielle. Sur la tactique à suivre pour y faire échec, une divergence se produisit entre les meneurs de l'ancienne opposition et les amis de M. Molé. Les premiers désiraient procéder, comme lors de la fameuse coalition de 1839, par une suite d'amendements portant sur chacun des paragraphes de l'adresse. Les seconds, afin de moins effaroucher les timides, demandaient au contraire qu'on se bornât à exprimer un regret sur l'ensemble de la politique suivie. On transigea: il fut convenu que M. de Carné présenterait d'abord un amendement général qui serait appuyé par la gauche; mais celle-ci se réserva de présenter ensuite, s'il y avait lieu, des amendements successifs que les amis de M. Molé s'engageaient aussi à soutenir[437].
À peine la discussion fut-elle ouverte, le 20 janvier 1845, qu'on vit se précipiter à l'attaque les nouveaux coalisés, MM. Thiers, Billault, de Tocqueville, de Beaumont, Marie, à côté de MM. Dupin, Saint-Marc Girardin, de Carné. Le Maroc, Taïti et le droit de visite, tels étaient d'ordinaire les trois points traités. Le cabinet était accusé d'imprévoyance et de faiblesse, imprévoyance à laisser ou même à faire naître les questions périlleuses entre la France et l'Angleterre, faiblesse au milieu des complications qui en sortaient. Non cependant que ces divers opposants fussent d'accord sur la politique à suivre. Les uns attaquaient tout le «système» appliqué jusqu'alors, et c'était pour y mettre fin qu'ils cherchaient à jeter bas le ministère; les autres prétendaient ne vouloir changer ce ministère que pour sauver le «système» compromis par lui. Les premiers se défendaient d'être les adversaires de l'alliance britannique et se plaignaient qu'on l'eût mise en péril; les seconds, dénonçant dans l'Angleterre l'ennemie perfide et obstinée de la France, s'indignaient qu'on se fût rapproché d'elle. Tous ne s'en trouvaient pas moins réunis pour irriter l'amour-propre national et pour dénoncer avec véhémence le gouvernement qui sacrifiait honteusement à l'étranger les droits, les intérêts, la dignité du pays.
Secondé par plusieurs députés de la majorité, notamment MM. de Peyramont et Hébert, et par deux de ses collègues du cabinet, MM. Duchâtel et Dumon, M. Guizot fit tête avec vigueur à cette redoutable attaque. Sa défense consista surtout à exposer les faits et les négociations tels que nous les connaissons. Il se fit honneur de l'entente cordiale: à elle seule, disait-il, on devait que les incidents les plus délicats, les plus graves, n'eussent pas «abouti à la rupture ni même au refroidissement des relations des deux pays». Puis, après avoir rappelé comment la France, si inquiète au moment de la crise, avait été satisfaite de la voir terminée et avait salué avec joie les résultats du voyage du Roi en Angleterre: «Messieurs, s'écria-t-il, il y a loin de cette région haute et vraie à l'arène inférieure et confuse des prétentions, des agitations, des luttes de partis, de coteries, de personnes, à travers lesquelles on nous traîne depuis un mois. Dans laquelle de ces deux régions se placera la Chambre?... Donnera-t-elle raison au premier jugement public qui a éclaté, qui régnait il y a deux mois? Ou bien laissera-t-elle obscurcir sa vue et fausser son jugement par les nuages que les partis, les coteries, les intérêts personnels essayent d'élever autour de nous? C'est la question que le débat actuel va décider.»
Dans cette première phase de la discussion, la Chambre se trouvait en présence de l'amendement de M. de Carné, qui exprimait, d'une façon générale, le regret qu'une «conduite prévoyante et ferme» n'eût pas «prévenu ou terminé, d'une façon plus satisfaisante», les complications récemment survenues dans la politique étrangère. Sur le désir exprimé par les amis de M. Molé qui promettaient, à ce prix, des défections nombreuses dans la majorité, le scrutin secret fut demandé. L'amendement n'en fut pas moins repoussé, le 23 janvier, par 225 voix contre 197; la majorité pour le cabinet était de 28 voix. Grand désappointement parmi les adversaires de M. Guizot qui se reprochaient, une fois de plus, d'avoir fait quelque fond sur l'influence de M. Molé. Parmi les ministériels, joie d'autant plus vive qu'on avait été plus inquiet. Toutefois la bataille n'était pas finie. En dépit du préjugé défavorable résultant de ce premier vote, la gauche et le centre gauche résolurent de recommencer la campagne pour leur compte et de présenter les amendements qu'ils avaient préparés sur chaque paragraphe de l'adresse.
Le 24 janvier, à l'appui du premier de ces amendements, relatif au Maroc, divers orateurs renouvelèrent contre le gouvernement l'accusation d'avoir conclu précipitamment un traité dérisoire, et de l'avoir fait par faiblesse envers l'Angleterre. M. Guizot, estimant, non sans raison, que justice avait été déjà faite de ces critiques par ses discours antérieurs et par celui du duc de Broglie, ne remonta pas à la tribune. Il y fut d'ailleurs suppléé par le maréchal Bugeaud. L'intervention de ce dernier fit d'autant plus d'effet que, dans ses conversations, il n'avait pas toujours bien parlé des négociations de Tanger[438]. On rapportait de lui quelques boutades que les opposants invoquaient à l'appui de leurs critiques. Mais, une fois à la tribune, en face de ces opposants, le maréchal se retrouva homme de gouvernement. Il confessa que, tout d'abord, plus préoccupé de l'Algérie que des affaires générales, il n'avait pas été entièrement satisfait du traité; mais il ajouta que, depuis, les événements et ses propres réflexions l'avaient mis en doute sur sa première impression, et porté à approuver la modération du gouvernement. Il semblait qu'un tel témoignage dût être décisif. Néanmoins, l'amendement ne fut rejeté par assis et levé qu'après une épreuve douteuse.
À gauche, ce résultat parut de bon augure pour l'amendement suivant qui portait sur l'affaire Pritchard. C'était le point où l'on croyait avoir le plus de chance de faire brèche, les journaux étant parvenus à faire un je ne sais quoi d'énorme et de scandaleux de l'indemnité accordée au turbulent missionnaire. L'attaque fut soutenue à la tribune, le 25 janvier, par M. Odilon Barrot, dont la véhémence oratoire était particulièrement à l'aise au milieu de ces généralités sur l'indépendance et la dignité nationales, et par M. Dufaure, tout armé de sa puissante dialectique. «Vous avez dit, répétaient à l'envi les orateurs en s'adressant au ministère, que M. Pritchard voulait détruire notre établissement; il a fait massacrer nos soldats; et vous, à la face de l'Europe, vous donnez une indemnité à M. Pritchard!» M. Guizot ne crut pas pouvoir se taire, comme lors de l'amendement précédent. Reprenant l'exposé des faits, il montra que, s'il avait fait des concessions, l'Angleterre en avait fait également, et que la transaction à laquelle on était ainsi arrivé était préférable à la rupture qui n'eût pu sans cela être évitée. Sa conclusion fut nette et fière: «Nous n'avons, dit-il, aucun regret de ce que nous avons fait; nous n'avons pas hésité, nous n'hésiterions pas davantage aujourd'hui... Nous sommes convaincus que nous faisons, depuis quatre ans, de la bonne politique, de la politique honnête, utile au pays et moralement grande... Mais cette politique est difficile, très difficile; elle a bien des préventions, bien des passions à surmonter sur ces bancs, hors de ces bancs. Elle a besoin, pour réussir, du concours net et ferme des grands pouvoirs de l'État. Si ce concours, je ne dis pas nous manquait complètement, mais s'il n'était pas suffisamment ferme pour que cette politique pût être continuée avec succès, nous ne consentirions pas à nous en charger.» Au vote par assis et levé, cette fois encore, la première épreuve fut douteuse; à la seconde, malgré les réclamations de la gauche, le bureau déclara l'amendement rejeté.
L'opposition ne se tint pas pour battue. Elle n'avait pu obtenir le blâme de l'arrangement conclu dans l'affaire Pritchard. Ne pouvait-elle pas du moins empêcher l'approbation «satisfaite» contenue dans le paragraphe de l'adresse? Ce fut ce qu'elle tenta dans la séance du 27 janvier. D'un ton impérieux, menaçant, M. Billault montra aux députés l'impopularité électorale qu'ils encourraient, en s'associant à un tel acte par un éloge aussi précis. «Je supplie la Chambre, s'écria-t-il, de prendre la seule attitude qui me semble digne dans cette affaire, le silence et, puisque malheureusement elle ne peut faire mieux, la résignation.»—«Savez-vous, répondit vivement un des ministres, M. Dumon, ce que l'on propose à la Chambre? c'est de n'avoir point de politique, point d'avis sur les grandes affaires du pays, d'abdiquer... Je l'adjure solennellement de dire son avis avec netteté, avec franchise, comme il convient à son indépendance et sans s'inquiéter des influences extérieures dont on l'a menacée. Je lui demande d'affermir ou de renverser la politique du gouvernement.» Le vote eut lieu au milieu d'une grande agitation. 205 voix repoussèrent le paragraphe, 213 l'adoptèrent: s'il y avait encore une majorité pour le ministère, elle était singulièrement réduite; cela tenait à ce que douze ou quinze membres du centre s'étaient abstenus. À la proclamation du résultat, l'opposition éclata en applaudissements, en cris de triomphe, en trépignements de joie. Feignant de croire qu'elle avait entièrement gagné la bataille, elle retira aussitôt tous les amendements présentés par elle sur les paragraphes suivants. Enfin, au vote sur l'ensemble, elle s'abstint, dans l'espoir que l'on ne réunirait pas les 230 votants nécessaires à la validité du scrutin; cette tactique avait été conseillée par M. Thiers; mais toute la gauche n'obéit pas à la consigne: 249 députés prirent part au vote, et l'adresse se trouva adoptée par 216 voix contre 33.
III
Quand elle se prétendait victorieuse, l'opposition cherchait à en imposer au public; après tout, elle n'avait pu faire passer un seul amendement. Le ministère, cependant, ne pouvait se dissimuler qu'une majorité aussi réduite était pour lui un échec: le Journal des Débats n'hésitait pas à prononcer ce mot. Dès lors, se posait une question délicate: si le cabinet ne devait pas à l'opposition de lui céder la place, ne se devait-il pas à lui-même de ne pas garder un pouvoir affaibli? Plusieurs de ses amis, non des moins dévoués, la princesse de Lieven entre autres[439], lui conseillaient de se retirer. Leurs motifs étaient sans doute ceux que, peu auparavant, à la veille de l'ouverture des Chambres, le duc de Broglie exposait dans une lettre adressée à M. Guizot. «La session prochaine sera rude et difficile, lui écrivait-il. La majorité de la Chambre veut bien haïr vos ennemis; elle veut bien que vous les battiez; mais elle s'amuse à ce jeu-là, et toutes les fois qu'ils reviennent à la charge, fût-ce pour la dixième fois, non seulement elle les laisse faire, mais elle s'y prête de très bonne grâce, comme on va au spectacle de la foire. C'est une habitude qu'il faut lui faire perdre, en lui en laissant, si cela est nécessaire, supporter les conséquences; sans quoi, vous y perdrez votre santé et votre réputation. Tout s'use à la longue, et les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement. Il y a quatre ans que vous êtes au ministère; vous avez réussi au delà de toutes vos espérances; vous n'avez point de rivaux; le moment est venu pour vous d'être le maître ou de quitter momentanément le pouvoir. Pour vous, il vaudrait mieux quelque temps d'interruption;... vous rentreriez promptement, avec des forces nouvelles et une situation renouvelée. Pour le pays, s'il doit faire encore quelque sottise et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit du vivant du Roi[440].» Cette idée des avantages d'une retraite momentanée avait gagné jusqu'à certains membres du cabinet. À l'époque où le duc de Broglie écrivait sa lettre, M. Duchâtel s'exprimait de même dans une conversation intime avec son ami M. Vitet. «Remarquez bien, lui disait-il, que si, chaque fois qu'on nous livre bataille, nous la gagnons, le lendemain c'est à recommencer. Tantôt l'un, tantôt l'autre attache le grelot; mais, pour le détacher, c'est toujours notre tour. Ils ont des relais, nous n'en avons pas. Je reconnais que la fortune nous a presque gâtés depuis quatre ans, à la condition toutefois de ne jamais nous délivrer d'une difficulté sans nous en mettre une autre aussitôt sur les bras... C'est un métier de Sisyphe que nous faisons là. La vie publique n'est pas autre chose, je le sais; seulement, il y faut du repos. Plus nous durons, plus la corde se tend. Nos amis ne sont plus ce qu'ils étaient il y a trois ans. Ils ont perdu ces craintes salutaires, ces souvenirs de 1840, qui les rendaient vigilants et dociles. Sans un peu de crainte, point de sagesse. Ils se passent leurs fantaisies, se donnent à nos dépens des airs d'indépendance, convaincus, quoi qu'ils fassent, que nous devons durer toujours... Ce que les amis perdent en discipline, les adversaires le gagnent en hostilité. Plus nous durons, plus ils s'irritent, ceux-là surtout qui, avant le 1er mars, étaient nos meilleurs amis; ils nous avaient prédit que nous en avions à peine pour six mois; je comprends leur mécompte, et qui sait où il peut les conduire?» Aussi M. Duchâtel en venait-il à se demander s'il ne vaudrait pas mieux «saisir la première occasion d'un vote un peu douteux et s'en faire honorablement une porte de sortie». Sa conclusion était qu'il fallait «en finir, interrompre une lutte irritante qui lasse le pays, se donner à soi-même un repos bien gagné, amasser des forces nouvelles, détendre, rajeunir, renouveler la situation[441]».
Nul doute qu'en présence du vote du 27 janvier, les considérations exposées par le duc de Broglie ne fussent revenues à l'esprit de M. Guizot; quant à M. Duchâtel, il avait dû reconnaître là «l'occasion» appelée par lui quelques semaines auparavant. Et cependant, le premier, après quarante-huit heures d'incertitude, renonça à donner sa démission; quant au second, il fut, dit-on, dès le premier jour, d'avis de rester[442]. Ne sourions pas et ne songeons pas au bûcheron de la fable qui invoque la mort et n'en veut plus dès qu'elle se montre. Sans nier la part qu'a pu avoir, dans la décision prise, cet attachement au pouvoir, aussi naturel à l'homme, paraît-il, que l'attachement à la vie, il est facile d'y discerner des motifs d'un ordre plus élevé. Au dehors, les ministres se croyaient sur le point de recueillir, dans d'importantes questions, celles du droit de visite et du mariage de la reine d'Espagne, les fruits de cette entente cordiale jusque-là si méconnue; il leur en coûtait d'y renoncer, pour eux et pour leur pays. À l'intérieur, ils s'inquiétaient sincèrement des aventures où un ministère, obligé de s'appuyer sur la gauche et de faire procéder à des élections générales, pouvait jeter la monarchie. Ils croyaient que le meilleur moyen de servir les vrais intérêts de la nation était, non d'avoir égard à l'ennui que lui causait la longue durée de leur administration, mais de lui assurer un peu de cette stabilité dont au fond elle avait surtout besoin. Enfin, ils connaissaient assez le tempérament de la majorité conservatrice, formée et maintenue par eux avec tant de peine, pour douter qu'elle fût en état de résister aux manœuvres dissolvantes d'un cabinet centre gauche, et qu'une fois décomposée et dispersée, il y eût chance de la reformer; ils savaient bien qu'elle n'avait rien de pareil à ces partis anglais aussi compacts dans l'opposition qu'au pouvoir. L'idée médiocre qu'ils se faisaient ainsi de la solidité de leurs propres troupes les rendait assez incrédules à l'espoir de rentrée prochaine dont les flattaient les partisans de la démission, et ils écoutaient plus volontiers les esprits «positifs» qui qualifiaient un tel espoir de «rêverie» et qui conseillaient de garder la position tant qu'on avait chance de s'y maintenir[443].
Au premier rang de ces esprits positifs était le Roi. Une démission lui eût presque fait l'effet d'une désertion. «On verra ce que c'est qu'un ministre qui ne veut pas s'en aller», avait-il dit en appelant M. Guizot à remplacer M. Thiers. Jusqu'alors, sa prévision n'avait pas reçu de démenti; il s'en félicitait et comptait bien sur la même ténacité dans l'avenir. Ses sentiments, en pareille matière, apparaissent dans une lettre que, l'année suivante, il écrivait à son gendre le roi des Belges, aux prises avec une crise ministérielle. «Ce qui gâte toutes nos affaires, lui disait-il, c'est qu'en général nos hommes politiques ont une surabondance de courage et d'audace quand ils sont dans l'opposition, tandis que, dans le ministère, ils sont feigherzig et toujours prêts à tout lâcher, en disant au Roi: Tire-t'en, Pierre, mon ami, comme dans la chanson. Il faut trouver un Guizot pour obvier à ces maux, un homme qui sache tenir tête à ses adversaires, et qui sache aussi secouer ses amis, lorsqu'ils s'effrayent et qu'ils viennent le tirer par les basques de son habit pour le faire tomber à la renverse, quand les adversaires n'ont pas réussi à le faire tomber sur le nez; et c'est parce que Guizot a eu le nerf de résister à tous ces ébranlements, qu'il a déjà six ans de ministère passés et une jolie perspective d'avenir. Je conviens que la denrée est rare[444].»
Le Roi n'était pas le seul à peser sur les ministres pour les détourner d'abandonner la partie. La majorité même qui avait amené la crise par son défaut de consistance, n'eut pas plutôt entendu parler de démission, qu'elle en fut toute troublée. Dès le surlendemain du fameux vote, les conservateurs les plus considérables, MM. Hartmann, Delessert, de Salvandy, Bignon, Jacqueminot, les maréchaux Sébastiani et Bugeaud provoquèrent une réunion à laquelle assistèrent ou adhérèrent 217 députés, et qui, par suite, comprenait plusieurs des défectionnaires du 27 janvier. Il y fut décidé à l'unanimité qu'une démarche serait faite auprès du cabinet pour lui demander de rester aux affaires et de maintenir sa politique. En conséquence, une députation se rendit chez le maréchal Soult et chez M. Guizot. Les ministres, dont le parti était déjà pris, ne firent pas difficulté de se rendre au vœu de la majorité. Seulement, il fut entendu que la loi des fonds secrets serait immédiatement présentée, et qu'à cette occasion, la Chambre serait mise en demeure d'émettre un vote de confiance qui ne laissât plus place à aucune équivoque.
Furieux de voir que le ministère, déclaré par eux bel et bien mort, prétendait être encore vivant, les journaux de gauche redoublèrent de violence. Ce n'est pas sans une sorte de stupéfaction qu'on relit après coup les déclamations alors courantes sur cette affaire Pritchard qui paraît aujourd'hui si insignifiante, et qu'on mesure ainsi le grossissement de ce que M. Guizot a appelé justement le microscope parlementaire. Dans cette violence, tout n'était pas entraînement de passion; il y avait beaucoup de calcul; on se flattait d'intimider par là une partie de la majorité. Dès le 29 janvier, les journaux de gauche publièrent, sous ce titre: Députés du parti Pritchard, la liste des 213 conservateurs qui avaient voté le paragraphe de l'adresse; ils avaient reconstitué cette liste en dépit du caractère secret du scrutin, et annonçaient l'intention de la reproduire à des époques déterminées. «Notre but n'est pas un mystère, disaient-ils; c'est une table de proscription que nous dressons en vue des élections prochaines.» Peut-être était-ce dépasser le but. Ces menaces, habilement soulignées et commentées par le Journal des Débats, montraient aux 213 «proscrits» qu'ils n'avaient plus à attendre aucun ménagement de la part de la gauche, et que leur sort était irrévocablement lié à celui du ministère. La colère ou tout au moins la peur redonna du courage à ceux qu'on s'était flatté de terroriser. «L'irritation est grande entre les partis, notait un observateur bien placé pour savoir ce qui se passait chez les ministériels, plus grande qu'on ne l'avait vue depuis bien longtemps. Les conservateurs, loin d'être effrayés par les menaces, en sont devenus plus animés, je dirai presque plus violents[445].» Le ministère d'ailleurs ne s'abandonnait pas, et, pour en imposer à ses partisans, il révoquait deux fonctionnaires considérables, M. Drouyn de Lhuys, directeur au ministère des affaires étrangères, et le comte Alexis de Saint-Priest, ministre de France à Copenhague, qui avaient, l'un comme député, l'autre comme pair, hautement pris parti pour l'opposition.
Ce fut le 20 février 1845 que commença à la Chambre des députés le débat attendu sur les fonds secrets. Bien que la question de confiance y fût nettement et solennellement posée, il n'eut pas grande ampleur; il ne prit que deux séances, encore la première fut-elle presque entièrement occupée par des récriminations sur la révocation de MM. Drouyn de Lhuys et de Saint-Priest. Évidemment chacun avait le sentiment que, sur les grands sujets, tout avait été dit lors de l'adresse. Entre M. Billault, le seul orateur important de l'opposition qui prit la parole, et M. Guizot, la contestation porta principalement sur la question parlementaire. Le premier soutint que le cabinet n'avait plus une majorité suffisante pour gouverner. Le ministre répondit que c'était, au contraire, l'opposition qui n'avait pas de majorité du tout, et il en donna pour preuve que ses véritables chefs, M. Odilon Barrot et M. Thiers, déclinaient, en ce moment, toute prétention ministérielle. «Savez-vous, demandait-il, ce qui arrivera si le cabinet succombe? C'est que vous n'aurez pas, à sa place, sur ces bancs, un pouvoir vainqueur. Vous aurez deux pouvoirs, un pouvoir protecteur et un pouvoir protégé. Vous aurez un pouvoir protégé, cherchant sa force, mendiant son pain, tantôt à droite, tantôt à gauche... Est-ce de là qu'on attend de la force et de la dignité pour le pouvoir et pour la Chambre?» Il termina par ces paroles: «Quel que soit le vote de la Chambre, nous garderons notre opinion. Seulement, si ce vote nous est contraire, nous dirons: Qu'une nouvelle expérience se fasse; que la France voie encore une fois ce que peut lui valoir, pour sa dignité comme pour sa sécurité, pour son influence au dehors comme pour sa prospérité au dedans, une politique incertaine, protégée par l'opposition.» Le vote était attendu avec anxiété. En dehors des discours prononcés à la tribune et des polémiques de presse, de grands efforts avaient été faits, des deux côtés, pour travailler individuellement chacun des cinquante ou soixante députés supposés douteux. M. Molé, fort habile en ce genre de propagande, et M. de Montalivet, qui s'affichait de plus en plus ouvertement contre M. Guizot, s'y étaient employés activement. Ils se flattaient d'avoir réussi, et, dans leur entourage, on annonçait que le cabinet serait en minorité de 10 voix. Ce fut au contraire l'opposition qui se trouva en minorité de 24 voix: elle ne réunit que 205 suffrages contre 229.
La loi des fonds secrets fut aussitôt portée à la Chambre des pairs, où elle vint en discussion dans les premiers jours de mars. M. Molé ne pouvait se flatter de trouver au Luxembourg la revanche de l'échec subi par ses alliés au Palais-Bourbon. Toutefois, il intervint à plusieurs reprises dans le débat, se posant plus ouvertement encore que lors de l'adresse en compétiteur de M. Guizot. Rassurer le centre tout en donnant des gages à la gauche, telle fut la double tâche à laquelle il employa d'abord l'habileté de sa parole. Pour rassurer le centre, il protesta n'avoir pas changé de principes, être toujours conservateur, et se défendit même de faire en cette circonstance acte d'opposition. Pour donner des gages à la gauche, il se proclama homme de progrès, sans préciser, il est vrai, quel progrès il se chargerait d'accomplir; il se défendit d'être de ces ministres qui cherchent leur salut dans l'immobilité et s'imaginent que «durer, c'est gouverner»; il déclara ne pas admettre qu'on divisât le pays et le Parlement en deux partis absolus et tranchés, à la façon des whigs et des tories; suivant lui, une telle division n'était pas conforme à l'état des esprits, dans un siècle de tolérance et d'indifférence. Cela dit pour justifier la situation qu'il avait prise, il passa à l'offensive contre le cabinet en fonction. Il le montra «protégé, depuis quatre ans, par une majorité qu'il ne conservait qu'à force de lui céder, ne faisant autre chose que de courir après le nombre qui lui échappait, réduit à n'avoir pas d'avis toutes les fois qu'il n'avait pas son existence à défendre, laissant affaiblir, amoindrir de plus en plus entre ses mains ce pouvoir qu'il mettait tant d'efforts à conserver». Contre M. Guizot personnellement, les traits étaient nombreux et parfois assez aiguisés; l'orateur se plaisait surtout à évoquer les souvenirs de la coalition. Le ministre n'était pas homme à laisser une telle attaque sans réponse. Au reproche de stérilité, il opposa la comparaison de la situation extérieure et intérieure de 1840 avec celle de 1845. Sur les dispositions du parti conservateur, il argua contre son contradicteur de la démarche solennelle faite par ce parti pour demander au cabinet de ne pas se retirer. Puis, revenant à sa thèse favorite, il exposa comment M. Molé, au pouvoir, serait obligé de gagner beaucoup de terrain à gauche pour compenser celui qu'il perdrait au centre, et comment il ne pourrait le faire qu'au prix d'un changement de politique: il en conclut que seul le cabinet actuel était en état de maintenir l'intégrité de la politique conservatrice et du parti conservateur. Lui aussi, il fit un retour sur la coalition. «Plusieurs, dit-il, trouvaient que l'honorable préopinant avait eu, en 1839, la bonne fortune d'une chute heureuse et honorable; ils trouvent aujourd'hui qu'il gâte, qu'il perd cette bonne fortune; ils s'en étonnent et s'en affligent.» Commencée par ce dialogue singulièrement aigre entre les deux principaux adversaires, la discussion se prolongea pendant trois jours, un jour de plus qu'à la Chambre des députés. Plus elle avançait, plus le ton en devenait irrité. D'autres ministres intervinrent, notamment M. de Salvandy qui venait de remplacer M. Villemain au ministère de l'instruction publique. M. Molé, fort piqué de se voir combattu par un de ses anciens collègues du 15 avril, se laissa aller à prononcer sur lui ces paroles blessantes: «Après la ligne de conduite que je lui ai vu suivre depuis deux ans, après le langage que je lui ai entendu tenir, je suis bien plus tenté de le plaindre que de le blâmer.» Le vote ne faisait aucun doute: toutefois on remarqua que l'opposition réunit 44 voix, cinq de plus que lors de l'adresse; à la Chambre des pairs, ce chiffre était relativement assez élevé.
Pour n'être pas considérable et éclatante, la victoire du ministère n'en était pas moins réelle. Vainement les journaux opposants affectaient-ils de le traiter toujours de moribond et déclaraient-ils que «la majorité obtenue par lui sur les fonds secrets pouvait lui servir de prétexte pour garder le pouvoir, mais ne lui donnait pas la force suffisante pour l'exercer[446]»; vainement avaient-ils trop souvent occasion de le montrer sans autorité efficace sur la Chambre, réduit à laisser mutiler les lois d'affaires qu'il avait présentées, il n'en était pas moins certain que cette même Chambre avait manifesté la volonté très nette de lui conserver la direction des affaires, et surtout de ne pas la laisser prendre à ses compétiteurs. M. Guizot écrivait au duc de Broglie, le 18 mars 1845: «La situation devient non pas plus facile, mais plus ferme. Le parti conservateur est de plus en plus décidé, ce qui ne l'empêchera pas de faire encore je ne sais quelles bévues; mais le fond est bon et restera bon. Quelle œuvre nous avons entreprise! Et pourtant il le faut, et j'espère toujours que nous réussirons. Mais le fardeau est bien lourd. Plus je vais, plus je sens le sacrifice que j'ai fait, en ne me retirant pas au premier mauvais vote. J'y aurais gagné du repos et beaucoup de cet honneur extérieur et superficiel qui a bien son prix. Mais j'aurais, sans raison suffisante, livré ma cause à de très mauvaises chances et mon parti à une désorganisation infaillible. Quoi qu'il m'en coûte, j'ai encore assez de force et de vertu pour ne pas regretter d'être resté sur la brèche.» Le ministre ajoutait, le 31 mars, dans une lettre adressée au même correspondant: «Je crois toujours que j'irai jusqu'au bout, tantôt laissant aller les petites choses, tantôt livrant bataille sur les grandes[447].»
Quant à M. Molé, il n'avait retiré de sa campagne ni réel profit, car le ministère était toujours debout, ni grand honneur, car ses anciens amis eux-mêmes étaient étonnés, attristés, scandalisés presque, de le voir engagé dans une opposition si acharnée et si personnelle, avec des alliances si suspectes. «Les conservateurs, écrivait un témoin, sont maintenant presque aussi irrités contre lui qu'ils l'étaient contre M. Guizot du temps de la coalition[448].» Le Roi ne cachait pas son mécontentement[449]. La bonne impression que les cabinets européens avaient gardée du ministère du 15 avril en était altérée, et M. de Metternich entre autres s'exprimait très sévèrement[450]. Ajoutons que la façon dont M. Molé s'était mis en avant et avait fait de la lutte politique du moment une sorte de duel entre lui et le ministre des affaires étrangères, avait pour curieuse conséquence, sinon de rapprocher M. Guizot de M. Thiers, du moins de détendre un peu leurs rapports personnels. Peu après la discussion des fonds secrets à la Chambre des pairs, M. Thiers, se trouvant en visite chez madame de Lieven, qui avait désiré l'entretenir sur un passage de son histoire, remarqua qu'après son entrée, la princesse donnait ordre de tenir la porte fermée pour tout le monde. Il réclama aussitôt et déclara avec insistance n'avoir aucune objection à rencontrer M. Guizot. Juste à ce moment, le ministre arriva. À la vue de M. Thiers, il fut d'abord stupéfait. Madame de Lieven se mit à rire. M. Thiers, puis M. Guizot en firent autant. L'hilarité finie, la princesse expliqua la cause de la visite, et la conversation porta, pendant quelque temps, sur l'Histoire du Consulat. Après une pause, la maîtresse de la maison s'adressa à M. Thiers: «J'avais, lui dit-elle, un message à vous faire de la part de M. Guizot: c'était de vous faire observer qu'il s'est mieux comporté avec vous que vous ne l'avez fait avec lui. Vous lui aviez jeté Molé dans les jambes, et lui vous a débarrassé de Molé. Maintenant, il n'y a plus que deux possibilités politiques: vous et lui.»—«C'est vrai, confirma M. Guizot, je l'avais chargée de vous dire cela.» M. Thiers répondit sur le même ton, et alors s'engagea, entre les deux adversaires, sur toutes les questions politiques, une conversation fort intéressante pour celle qui en était l'unique témoin, conversation pleine de liberté, de franchise et de bonne grâce; les interlocuteurs s'accordèrent sur tous les points, sauf sur celui de la paix et de la guerre, M. Guizot maintenant que la paix pouvait être conservée, M. Thiers insistant sur ce qu'un jour ou l'autre elle serait nécessairement rompue. On se quitta en termes fort courtois[451].
La vie si rude que M. Guizot menait depuis plus de quatre ans, sans un moment de répit, épuisait ses forces. Déjà, l'été précédent, il avait souffert de crises hépathiques assez violentes. Le voyage à Windsor lui avait été une distraction salutaire. «C'est un bon cordial que le succès», écrivait-il à ce propos, le 21 octobre 1844. Mais, vers la fin d'avril 1845, à la suite des fatigues de la session, sous le coup d'irritations et d'anxiétés que son sang-froid apparent ne l'avait pas empêché de ressentir, la maladie revint si forte, qu'il fut, cette fois, obligé de prendre un congé et de se retirer au Val-Richer. L'intérim de son ministère fut confié à M. Duchâtel. Beaucoup se flattaient que M. Guizot était définitivement hors de combat, ou qu'en tout cas on allait s'habituer à marcher sans lui. Ce dernier sentiment n'était pas étranger à certains conservateurs et même peut-être à tel ou tel membre du cabinet qui s'imaginait grandir personnellement par la disparition d'un collègue si éclatant et si absorbant. L'épreuve, au contraire, se trouva tourner à la confusion de ceux qui croyaient pouvoir se passer facilement de M. Guizot. Celui-ci n'était pas éloigné depuis quelques jours que M. de Viel-Castel notait, le 1er mai, sur son journal intime: «Les dernières séances de la Chambre des députés ont déjà suffi pour démontrer tout ce que le ministère perd de force et de dignité par le fait de l'absence de M. Guizot. Les journaux de l'opposition en triomphent. Ils accablent M. Duchâtel de sarcasmes méprisants, et, pour rabaisser plus complètement les ministres restants, ils ne craignent pas d'exalter déjà celui qui s'est retiré momentanément. Le Constitutionnel dit qu'on va voir ce que c'est qu'une plate politique platement défendue. Le National prétend que M. Duchâtel reproduit les idées de M. Guizot, comme Scarron reproduit Virgile. Le Courrier, ce mortel ennemi de M. Guizot, dit qu'il n'a jamais paru plus grand que depuis qu'on voit à l'œuvre ceux qui essayent de prendre sa place[452].» Le jeune prince Albert de Broglie écrivait au duc son père, alors en mission à Londres: «La Chambre est fort désorganisée en ce moment. L'amiral de Mackau (ministre de la marine) a été très malheureux hier dans une réponse à M. Barrot... Le vaisseau du ministère a l'air tout désemparé; mais les batteries de l'opposition ne sont pas bien servies non plus.» Il ajoutait dans une autre lettre, peu de temps après: «Vous voyez la situation trop en noir. M. Guizot se remet très rapidement. Cette retraite, d'où il conduit tout, comme le dieu dans les nuages, et qui fait sentir son absence à la Chambre, le grandit plutôt dans l'opinion.» Quand donc, après environ cinq semaines de congé, dans les premiers jours de juin, le ministre des affaires étrangères revint à son poste, son prestige parut en quelque sorte renouvelé et rajeuni. Au dehors, d'ailleurs, des événements heureux lui venaient au secours, apportant enfin la justification de l'entente cordiale et en faisant recueillir les profits. Par un juste retour, cette politique étrangère, dont les accidents avaient tant de fois ébranlé la situation du ministre, servait maintenant à la raffermir. Nous ne faisons pas seulement allusion à ce qui se passait en Espagne et en Grèce, où, comme nous le verrons plus tard, notre influence se trouvait, depuis quelque temps, avoir repris le dessus et où le pouvoir était passé aux chefs des «partis français[453]». Mais à ce moment précis, notre diplomatie remportait à Londres un succès plus remarquable et plus décisif encore; elle résolvait, d'une façon pleinement satisfaisante, ce problème du droit de visite, dont l'opposition avait tant de fois annoncé que M. Guizot ne pourrait jamais se tirer.
IV
On se rappelle les faits qui avaient donné naissance à la question du droit de visite: le soulèvement inattendu d'opinion provoqué par la signature de la convention du 20 décembre 1841; le ministère surpris, reculant peu à peu devant ce soulèvement, ajournant d'abord la ratification de la convention, puis y renonçant définitivement et faisant agréer ce refus à l'Angleterre et aux autres puissances; l'opposition non désarmée, mais, au contraire, encouragée par cette satisfaction, et, dans la session de 1843, une nouvelle poussée dirigée, non plus contre le traité de 1841, qui avait disparu, mais contre ceux de 1831 et de 1833, c'est-à-dire contre le principe même du droit de visite tel qu'il était appliqué depuis plus de dix ans; le gouvernement essayant d'abord de résister, déclarant toute revision des anciens traités dangereuse à demander, impossible à obtenir, ensuite contraint de céder et acceptant le mandat de poursuivre cette revision, sous la condition toutefois, expressément stipulée par lui devant la Chambre, qu'il choisirait son heure et attendrait pour ouvrir les négociations qu'elles fussent sans péril et eussent chance de réussir. Cette position prise ou subie, M. Guizot avait usé du droit qu'il s'était réservé, d'attendre; il s'était gardé de faire à l'Angleterre des propositions prématurées, mais, en même temps, n'avait pas perdu de vue l'œuvre à accomplir, ne manquant pas une occasion d'en appeler au bon sens et à la bonne foi de lord Aberdeen, de lui faire comprendre la force des préventions éveillées en France et la nécessité d'en tenir compte. Tel avait été notamment l'esprit des conversations que, lors de la visite de la Reine à Eu, il avait eues avec le chef du Foreign Office; il l'avait amené, non sans doute à accepter telle ou telle solution, mais à reconnaître plus ou moins explicitement qu'il fallait en chercher une[454].
Le terrain ainsi préparé, M. Guizot se hasarda à y faire un pas de plus; le 6 décembre 1843, il invita son ambassadeur à Londres à reprendre avec le ministre anglais la conversation commencée à Eu, et à lui faire savoir notre désir de ne pas tarder davantage à ouvrir les négociations sur la revision des traités de 1831 et de 1833[455]. Lord Aberdeen, s'inspirant de l'entente cordiale qui venait d'être inaugurée, répondit: «Vous pouvez écrire à M. Guizot que, plein de confiance dans la sincérité de sa résolution de travailler à la suppression de la traite, j'accueillerai toute proposition qui viendra de lui avec beaucoup de... prévenance, et que je l'examinerai avec la plus grande attention... Mais prenez bien garde de rien ajouter qui implique une adhésion de ma part à telle ou telle mesure; il s'est agi, à Eu, entre M. Guizot et moi, de commencer une négociation, non d'en préjuger l'issue. Je comprends la situation de votre ministère devant ses Chambres; il doit aussi comprendre la mienne.» Le secrétaire d'État avait en effet à compter non seulement avec l'opposition, mais avec ses propres collègues. Le premier mouvement de sir Robert Peel avait été de refuser tous pourparlers sur ce sujet. «M. Guizot, disait-il avec humeur, pose des principes très justes, pour en faire ensuite une application partiale; il parle de l'amour-propre et de la susceptibilité des assemblées; il sait bien que l'Angleterre aussi n'est pas un pouvoir absolu, et que son gouvernement ne peut pas ne pas tenir compte de la fierté et des passions nationales. Jamais la Chambre des communes ne consentira à faire des concessions aux exigences de la Chambre des députés.» Lord Aberdeen parvint cependant à l'amadouer; il lui fit comprendre l'impossibilité de repousser à priori des propositions qui n'étaient pas connues, et obtint qu'on ne se refuserait pas à la négociation.
M. Guizot, fidèle à sa tactique expectante, ne se hâta pas de faire des propositions. «Nous ne sommes pas autrement pressés de pousser l'affaire, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, le 29 janvier 1844. Il vaut mieux attendre, je crois, pour le cabinet anglais et pour nous, que le premier feu des parlements respectifs soit épuisé sur la question des ouvertures générales, et que les préoccupations parlementaires se dirigent vers d'autres voies[456].» Les difficultés qui éclatèrent bientôt après sur les affaires de Taïti et du Maroc furent une raison de plus de retarder l'ouverture de la négociation. En attendant, notre gouvernement s'occupait de former son dossier; il faisait faire une enquête par la marine sur les moyens nouveaux qui pourraient être proposés pour la répression de la traite. À l'automne de 1844, après l'arrangement de l'incident Pritchard et le traité de Tanger, les circonstances parurent plus favorables. M. Guizot profita donc de son voyage à Windsor, au mois d'octobre, pour causer du droit de visite, non seulement avec lord Aberdeen, mais aussi, sur le conseil de ce dernier, avec les autres ministres et même avec les chefs de l'opposition. «Il se peut, leur disait-il, qu'en soi le droit de visite soit, comme on le pense en Angleterre, le moyen le plus efficace de réprimer la traite; mais, pour être efficace, il faut qu'il soit praticable; or, dans l'état des esprits en France, Chambres et pays, il n'est plus praticable, car, s'il est sérieusement pratiqué, il suscitera infailliblement des incidents qui amèneront la rupture entre les deux pays. Faut-il sacrifier à cette question particulière notre politique générale? Nous croyons, nous, qu'il y a, pour assurer la répression de la traite, d'autres moyens que le droit de visite, et des moyens qui, dans la situation actuelle, seront plus efficaces. Nous vous les proposerons. Refuserez-vous de les examiner avec nous et de les adopter, si, après examen, ils paraissent plus efficaces que le droit de visite, qui aujourd'hui ne peut plus l'être?» Habilement développées, ces considérations avaient une autorité particulière dans la bouche du ministre qui avait commencé par risquer sa popularité pour défendre le droit de visite en France. Aussi firent-elles généralement une sérieuse impression, et M. Guizot quitta Windsor, convaincu que le moment était enfin venu d'engager officiellement la négociation préparée avec une si habile patience.
Le 26 décembre 1844, notre ministre adressa à M. de Sainte-Aulaire une dépêche qui devait être communiquée au cabinet de Londres; toujours préoccupé d'amener l'autre partie à la négociation sans lui faire voir trop tôt quelle en devait être l'issue, il n'entrait pas dans le détail des moyens de répression à substituer au droit de visite réciproque; il indiquait seulement, en termes généraux, le but à atteindre, et proposait que les deux gouvernements nommassent des commissaires qui se réuniraient à Londres pour rechercher les moyens. Lord Aberdeen, toujours notre auxiliaire, fit agréer la proposition à ses collègues. Le résultat dépendait pour beaucoup de la désignation des commissaires. M. Guizot eut une idée fort heureuse, il s'adressa au duc de Broglie, et obtint de lui qu'il acceptât cette mission. La haute considération du personnage, la notoriété de ses convictions abolitionnistes lui assuraient un crédit particulier auprès du gouvernement et du public anglais; lord Aberdeen, sir Robert Peel, la Reine, le prince Albert témoignèrent aussitôt leur satisfaction d'un tel choix et l'espoir qu'ils en concevaient[457]. De son côté, le gouvernement britannique nomma pour son commissaire le docteur Lushington, membre du conseil privé et juge de la Haute Cour d'amirauté, fort estimé pour sa science et son caractère, à la fois whig et abolitionniste ardent, et dont l'opinion devait avoir, par suite, une importance particulière aux yeux des adversaires de la traite.
Au moment même où ces désignations préliminaires s'accomplissaient heureusement dans le huis clos des chancelleries, la session parlementaire de 1845 s'ouvrait à Paris et à Londres. Les oppositions, ayant eu vent qu'il se préparait quelque chose, portèrent la question du droit de visite aux deux tribunes. En France, les ennemis de M. Guizot partaient toujours de cette idée qu'il ne se tirerait pas de la négociation où on l'avait forcé à s'engager. À la Chambre des pairs, M. Molé se complut à montrer le ministre acculé dans une impasse, aussi incapable de faire céder l'Angleterre que de faire reculer la Chambre des députés; il se refusa à prendre au sérieux l'expédient des commissaires, déclara ne rien attendre de leur intervention, et invoqua «son habitude des affaires», pour prédire leur insuccès. À la Chambre des députés, M. Thiers le prit sur le même ton, et affecta de ne voir dans ce qui se faisait qu'une apparence destinée à amuser le public. «Quand on est embarrassé, disait-il ironiquement, on choisit des commissaires.» La meilleure défense pour M. Guizot eût été de révéler l'état exact de la négociation. Mais il eût risqué ainsi d'en compromettre le résultat; dès le premier jour, lord Aberdeen, préoccupé des susceptibilités anglaises, l'avait averti d'être très réservé dans ses explications devant les Chambres. Plus soucieux donc d'assurer son succès final que de se procurer sur le moment un avantage de tribune, il se borna à répondre par quelques généralités et à affirmer qu'un «grand pas» avait été fait en «décidant le gouvernement anglais à chercher, de concert avec nous, de nouveaux moyens de réprimer la traite». «On dit, ajouta-t-il, que nous poursuivons un but impossible. J'espère fermement qu'on se trompe, et que deux grands gouvernements, pleins d'un bon vouloir réciproque et fermement décidés à persévérer dans la grande œuvre qu'ils ont entreprise en commun, réussiront, en tout cas, à l'accomplir.» Pendant ce temps, au Parlement anglais, lord Palmerston cherchait, sans beaucoup de succès, il est vrai, à ameuter les esprits contre toute idée de toucher aux traités de 1831 et de 1833, déclarant que ce serait sacrifier l'honneur britannique à M. Guizot. «Instituer une commission, disait-il, en vue d'examiner si le droit de visite est essentiel pour la suppression de la traite, est juste aussi raisonnable que si l'on instituait une commission pour rechercher si deux et deux font quatre ou s'ils font quelque chose autre.»
Arrivé en Angleterre le 15 mars 1845, le duc de Broglie y fut très bien accueilli par la cour, les ministres, et même par plusieurs des principaux whigs, depuis longtemps ses amis[458]. Cette faveur personnelle pouvait l'aider à surmonter les obstacles; mais elle ne les supprimait pas. Dans la première audience qu'elle avait donnée à notre commissaire, la Reine lui avait dit, en faisant allusion à l'affaire qu'il venait traiter: «Ce sera bien difficile.» Lord Aberdeen se montra, dès le début, plein de bonne volonté, «plutôt notre complice que notre adversaire», écrivait le duc de Broglie à M. Guizot. Mais il était visible que le secrétaire d'État, suspect d'être trop favorable à la France, ne se croyait pas en mesure, soit vis-à-vis de l'opposition, soit même vis-à-vis des autres membres du cabinet, de prendre seul la responsabilité d'une solution. Était-il pressé par nous, il se retranchait derrière le docteur Lushington. «Je m'en remets à lui, disait-il, du soin de chercher les expédients, et j'accepterai tout de lui avec confiance.» C'était donc le docteur qu'il fallait convaincre. Tant qu'il ne le serait pas, les plus conciliants n'oseraient pas se dire de notre avis. Lui gagné, les plus revêches seraient sinon convertis, du moins désarmés. Le duc de Broglie le comprit, et manœuvra en conséquence, avec une adresse souple qu'on ne lui connaissait pas. Il avait affaire, en la personne du commissaire anglais, à un esprit droit, probe, sensible aux bonnes raisons, mais un peu entêté, pointilleux, préoccupé de son propre sens et de son succès personnel. Il ne négligea rien pour ménager ses préventions, gagner sa confiance et aussi flatter son amour-propre, car l'honnête docteur n'était pas invulnérable sur ce dernier point. Ce ne devait pas être sans succès, et le duc pourra bientôt écrire à M. Guizot: «Le docteur et moi vivons comme deux frères; comme on l'invite partout à dîner avec moi, il se trouve tout à coup être du grand monde et fêté dans des salons où il n'avait pas eu jusqu'ici un accès habituel.»
La première semaine fut employée à entendre les dépositions de plusieurs officiers de marine anglais et français sur la traite et sur les moyens de la réprimer autrement que par le droit de visite. Après cette enquête, vint le moment vraiment critique, celui où les deux commissaires se communiquèrent leurs vues. Ces vues parurent d'abord assez divergentes. Le système proposé par le duc de Broglie consistait à supprimer définitivement tout droit de visite et à y substituer l'envoi, sur la côte occidentale d'Afrique, de deux escadres française et anglaise, composées d'un nombre déterminé de croiseurs et manœuvrant de concert; de plus, des traités devaient être conclus avec les chefs indigènes, afin de pouvoir au besoin agir sur terre. Le docteur Lushington acceptait l'idée des deux escadres; seulement, il y mettait une double condition: 1o au lieu d'abolir les conventions de 1831 et de 1833, il se bornait à les suspendre pendant cinq ans, pour permettre l'essai du nouveau système; au terme du délai, ces conventions devaient rentrer en vigueur ipso facto, si elles n'étaient pas expressément abrogées du consentement des deux gouvernements; 2o il établissait formellement le droit de vérifier la nationalité des bâtiments soupçonnés d'arborer un pavillon qui n'était pas le leur, droit réclamé depuis longtemps par l'Angleterre, mais contesté par d'autres puissances, notamment par les États-Unis. Notre gouvernement jugea ces deux conditions inacceptables. Sur le premier point, il avait le sentiment que nos Chambres ne seraient satisfaites que par une abolition définitive du droit de visite. Sur le second point, sans prétendre poser en principe qu'un négrier ou un pirate pouvait échapper à toute surveillance en arborant un drapeau autre que le sien, il ne voulait pas reconnaître expressément à des navires de guerre étrangers le droit d'arrêter et de visiter, en temps de paix, nos bâtiments de commerce, sous prétexte de vérifier leur nationalité; il se rendait compte que ce genre de visite ne paraîtrait pas moins insupportable que l'autre à l'opinion française, et ne donnerait pas lieu, dans l'exécution, à de moindres difficultés. Un mois entier s'écoula en conférences sur ces deux questions, entre le duc de Broglie d'une part, le docteur Lushington et lord Aberdeen d'autre part. Inutile de raconter les péripéties diverses par lesquelles on passa. Il semblait, à certains moments, que la préoccupation où était forcément chaque partie des préventions de l'esprit public dans son pays, rendrait l'accord impossible. Mais la bonne foi et la bonne volonté apportées par les négociateurs finirent par triompher de toutes les difficultés. On aboutit à une transaction qui était en réalité tout à notre avantage. Le traité, qui fut signé, le 29 mai 1845, par les plénipotentiaires, organisait d'abord le système des deux escadres de croiseurs et prévoyait les traités à conclure avec les chefs indigènes, conformément aux propositions de notre commissaire; sur les conventions de 1831 et de 1833, il stipulait qu'elles seraient suspendues pendant dix ans, terme assigné à la durée du nouveau traité, et qu'au bout de ce temps elles seraient, non pas remises en vigueur si elles n'étaient abrogées d'un commun accord, mais, au contraire, considérées comme définitivement abrogées si elles n'étaient pas, d'un commun accord, remises en vigueur; quant au droit de vérification de la nationalité des bâtiments, aucune maxime générale et absolue n'était établie; on s'en référait aux instructions «fondées sur les principes du droit des gens et sur la pratique constante des nations maritimes», qui seraient adressées aux commandants des escadres et dont le texte serait annexé au nouveau traité.
«La convention est excellente, écrivit aussitôt M. Guizot au duc de Broglie. On n'est jamais mieux arrivé à son but et de plus loin.» Et il ajoutait avec une légitime fierté: «À coup sûr, sans lord Aberdeen, vous et moi, si l'un des trois avait manqué, rien ne se serait fait.» Il avait raison. Peu d'œuvres diplomatiques ont été plus sagement conduites, plus heureuses pour le pays et plus honorables pour ceux qui y ont pris part. Est-ce à dire que le système imaginé fût parfaitement efficace contre la traite? À l'épreuve, il ne devait pas donner grand résultat, d'autant que les stipulations dont on attendait le plus d'effet, celles qui prévoyaient les traités à faire avec les chefs indigènes pour atteindre sur terre le commerce des esclaves, n'ont pu être sérieusement appliquées, par suite du mauvais vouloir du commandant de la station anglaise. Mais, à vrai dire, ce n'était pas là le côté principal du problème. Ce qu'on avait voulu résoudre, c'était moins une question africaine qu'une question européenne. Il s'agissait avant tout d'écarter la grosse difficulté qui, depuis plusieurs années, pesait si lourdement sur les rapports de la France et de l'Angleterre, embarrassait notre politique générale, et pouvait même un jour mettre la paix en péril. À ce point de vue du moins, le succès était complet, et la difficulté se trouvait supprimée.
V
Le traité du 29 mai fut connu à Paris dans les premiers jours de juin 1845, au moment même où M. Guizot, relevant de maladie, faisait sa rentrée dans les Chambres. L'effet parlementaire fut considérable, d'autant plus considérable que l'opposition avait proclamé à l'avance ce succès impossible. Tout ce qu'elle avait dit à ce sujet se retournait maintenant contre elle et faisait davantage ressortir l'heureuse habileté du cabinet. À gauche et au centre gauche, où, depuis le commencement de la session, on avait eu le verbe si haut, on portait maintenant la tête basse et l'on ne savait plus que dire. Lorsqu'il fallut nommer, dans les bureaux, la commission chargée d'examiner les crédits demandés pour l'exécution du traité, aucune contradiction sérieuse n'osa se produire, et les ministériels l'emportèrent à de grandes majorités. Même embarras et même silence lors du débat en séance, le 27 juin; le projet fut voté par 243 voix contre une; les adversaires de parti pris avaient été réduits à s'abstenir. «Je suis content, écrivait peu après M. Guizot. La session de nos Chambres finit bien; mes amis sont confiants, mes adversaires sont découragés[459].» Et M. de Barante confirmait ainsi ce jugement: «Jamais session ne s'est terminée dans des circonstances plus heureuses pour un ministère, plus défavorables à l'opposition[460].»
Il fallait s'attendre que le traité ne fît pas une moindre impression à Londres; seulement cette impression serait-elle aussi favorable au cabinet anglais qu'elle l'avait été au cabinet français? Ne pouvait-on pas craindre que les concessions faites à la France ne fournissent aux adversaires de lord Aberdeen des armes pour attaquer sa politique de loyale conciliation? En effet, dès le 2 juin, à la première nouvelle du traité, le Morning Chronicle disait: «M. Guizot ne pouvait remporter un plus grand triomphe, et quelque amertume que nous inspire la pusillanimité avec laquelle les ministres anglais se sont laissé duper, nous sommes forcés de complimenter les Français sur l'habileté avec laquelle ils ont satisfait les désirs de leurs partis extrêmes.» Peu de semaines après, le 8 juillet, lord Palmerston soulevait la question à la Chambre des communes; il constatait avec douleur qu'il ne restait plus rien du droit de visite, et déplorait la timidité avec laquelle le gouvernement s'était soumis aux exigences du cabinet de Paris. Ces attaques cependant n'eurent pas grand écho dans le public et même parmi les whigs. Le temps, dont M. Guizot s'était fait habilement un auxiliaire, avait amorti les préventions de l'opinion anglaise; on y sentait la nécessité d'une solution, dans l'intérêt même de la répression de la traite, et, quant au choix de cette solution, on s'en rapportait volontiers à un abolitionniste aussi notoire que le docteur Lushington. Aussi sir Robert Peel eut-il facilement raison des critiques de lord Palmerston. Il renvoya à ce dernier et à sa politique de 1840 la responsabilité du soulèvement qui s'était produit en France contre le droit de visite, et s'attacha à démontrer l'efficacité de la nouvelle convention, s'abritant du reste, sur ce point, derrière les commissaires dont il fit un magnifique éloge. Il n'y eut pas de vote. Lord Palmerston, reconnaissant lui-même que le ministère était assuré d'une forte majorité, avait renoncé à proposer aucune résolution.
La politique de l'entente cordiale qui triomphait ainsi à Paris et à Londres allait trouver une confirmation nouvelle dans une démarche personnelle de la reine Victoria. Louis-Philippe, enchanté de ses deux premières entrevues avec la Reine, en 1843 à Eu, en 1844 à Windsor, eût vivement désiré qu'une telle rencontre se renouvelât tous les ans, tantôt d'un côté du canal, tantôt de l'autre[461]. Il n'avait pas semblé d'abord que ce désir eût chance d'être réalisé en 1845. La Reine avait résolu d'employer le mois d'août à faire une sorte de pèlerinage de famille en Saxe, dans le pays de son cher Albert; sur la route, elle devait rendre au roi de Prusse la visite que celui-ci lui avait faite à Londres, en janvier 1842. À ces déplacements, on ne jugeait pas possible d'ajouter un voyage en France qui eût d'ailleurs témoigné trop clairement la volonté d'ôter toute portée politique aux politesses faites en Allemagne. Louis-Philippe avait été informé de cette impossibilité et s'y était résigné, non sans regret. «Je vois bien, écrivait-il à la reine des Belges, le 12 mai, que, pour cette année, we are completely out of the question[462].» La reine Victoria se mit en route le 8 août. Après être passée par la Belgique, et avoir accepté, à Brühl, près de Cologne, l'hospitalité de Frédéric-Guillaume, qui profita de la circonstance pour évoquer dans un toast le souvenir de Waterloo[463], elle séjourna quelques semaines en Saxe, se prenant d'une vive affection pour cette «chère petite Allemagne[464]» sur laquelle rejaillissait quelque chose de sa tendresse conjugale. Durant ce temps, l'adroite insistance de la reine des Belges qui avait accompagné, pendant plusieurs jours, la royale voyageuse, et aussi le désir de plaire à la France, d'y contre-balancer l'effet que pouvaient y produire des incidents tels que le toast à Waterloo, déterminèrent la reine Victoria à modifier ses projets et à terminer sa tournée par une courte visite au château d'Eu. Elle y arriva en effet le 8 septembre. Suivant son désir, la réception garda un caractère absolument intime[465]. Tout s'y passa à merveille. La Reine fut charmée. Louis-Philippe était radieux. Après vingt-quatre heures, les deux familles royales se séparèrent plus attachées que jamais l'une à l'autre. Cette visite, à laquelle on ne s'attendait pas en Europe, y fut fort remarquée. Au delà du Rhin, on en ressentit une vive mortification dont la trace se trouve dans la correspondance de M. de Metternich[466]. En France, au contraire, la satisfaction fut générale. Venant au lendemain d'un succès de notre diplomatie, cette démarche ne pouvait avoir, même pour les esprits les moins bien disposés, qu'une interprétation flatteuse à l'amour-propre national.
Tous ces événements profitaient au cabinet, dont ils justifiaient la politique. Sa situation, naguère ébranlée, était maintenant tout à fait raffermie. Aucune menace à l'intérieur, aucune difficulté pressante au dehors. Depuis longtemps, M. Guizot n'avait pas connu semblable tranquillité et sécurité. Après la vie si rude qu'il venait de mener, après tant de contretemps accumulés, de luttes continues, de fatigues sans répit, d'angoisses sans cesse renouvelées, le ministre, qui, aussitôt la session finie, était parti pour sa chère résidence du Val-Richer, jouissait de ce repos dans le succès. Parfois, cependant, il consentait à sortir de sa retraite. Ainsi avait-il eu, peu avant la visite de la reine d'Angleterre, l'occasion de prononcer, à un banquet offert par ses électeurs normands, un discours qui, dans le silence relatif des vacances parlementaires, eut un grand retentissement. Ce qui distinguait ce discours, c'était l'accent particulier de sérénité victorieuse avec lequel l'orateur parlait des luttes qu'il venait de soutenir: «Ces luttes si vives, disait-il, quelquefois si rudes, je ne m'en suis jamais plaint, je ne m'en plaindrai jamais. C'est la condition de la vie publique dans un pays libre. Des hommes que le monde honore et à côté desquels je tiendrais à grand honneur que mon nom fût un jour placé, ont été tout aussi attaqués, tout aussi injuriés, tout aussi calomniés que moi. Ils n'en ont pas moins continué à servir leur pays; ils n'en sont pas moins restés entourés de son regret... Le dirai-je, messieurs? je trouve qu'on est envers l'opposition, envers les journaux, à la fois trop exigeant et trop timide. On leur demande une impartialité, une modération, une justice que ne comportent guère nos situations réciproques et la nature de notre gouvernement. Ils ont leurs passions, nous avons les nôtres. Acceptons, tolérons notre liberté mutuelle, au lieu de nous en plaindre... C'est là une part du mouvement, de l'activité de la vie politique, et il en résulte, à tout prendre, beaucoup plus de bien que de mal. Mais, en même temps que j'accepte franchement et sans me plaindre la liberté de la presse politique, ses écarts, ses injustices, ses rigueurs, je regarde comme une nécessité et comme un devoir de conserver avec elle la plus complète indépendance, de ne me laisser conduire ni par ses avis, ni par le besoin de ses éloges, ni par la crainte de ses attaques. Je m'applique, en toute occasion, à ne tenir compte que des choses mêmes, des vrais intérêts de mon pays... Permettez-moi, messieurs, de vous engager à en faire autant. Vous, mes amis politiques, lisez les journaux, sans vous irriter ni vous plaindre de leur rudesse, de leur violence; mais gardez avec eux la pleine indépendance de votre pensée; jugez les hommes politiques non d'après ce que ces journaux en disent, mais d'après la connaissance personnelle que vous en avez.» Pour «faire un essai de cette méthode», M. Guizot invitait ses auditeurs à considérer ce qu'il appelait «les résultats généraux, acquis, évidents» de la politique conservatrice. Il montrait, au dedans, «le régime constitutionnel se déployant tous les jours librement et grandement»; au dehors, le gouvernement de la France non seulement «parfaitement indépendant en Europe», mais recevant partout les témoignages d'une «grande considération», et voyant des États constitutionnels se former à son image et sous son influence, en Belgique, en Espagne, en Grèce. «Tout cela, s'écriait-il, s'est accompli, tout cela s'accomplit chaque jour, sans violence, sans guerre. Nous avons réussi à consommer une révolution, à fonder un gouvernement nouveau, au dedans par la légalité, au dehors par la paix.» Et alors, se redressant, pour ainsi dire, en face de cette opinion par laquelle il avait été naguère méconnu, mais à laquelle, en ce moment, il en imposait par son succès: «Je n'hésite pas à le dire, messieurs, et je le dis avec un orgueil juste et permis, car c'est de notre pays lui-même et de notre gouvernement tout entier que je parle, il y a là de quoi être satisfait et fier.»
 CHAPITRE VIII
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT.
I. La paix religieuse sous le ministère du 1er mars et au commencement du ministère du 29 octobre.—II. Le projet déposé en 1841 sur la liberté d'enseignement. Les évêques, menacés dans leurs petits séminaires, élèvent la voix. C'est la lutte qui commence.—III. L'irréligion dans les collèges. M. Cousin et la philosophie d'État. Attaques des évêques contre cette philosophie. Livres et brochures contre l'enseignement universitaire. L'Univers et M. Veuillot. Parmi les catholiques, certains blâment les excès de la polémique.—IV. M. Cousin et ses disciples en face de ces attaques. Renaissance du voltairianisme.—V. M. de Montalembert et le parti catholique. Il ne veut agir qu'avec les évêques. Difficulté de les amener à ses idées et à sa tactique. Mgr Parisis. M. de Montalembert secoue la torpeur des laïques. Il manque parfois un peu de mesure. L'armée catholique fait bonne figure au commencement de 1844.—VI. L'Université et ses défenseurs repoussent la liberté. Diversions tentées par les partisans du monopole. Les «Cas de conscience». Les Jésuites. Les cours de M. Quinet et de M. Michelet au Collège de France. Le livre du P. de Ravignan, De l'existence et de l'Institut des Jésuites.—VII. Dispositions du gouvernement. M. Guizot, M. Martin du Nord et M. Villemain. La majorité. Le Roi. Ses relations avec Mgr Affre.—VIII. Les bons rapports du gouvernement avec le clergé sont altérés. Difficultés avec les évêques. Mécontentement des universitaires. Attitude effacée du ministère dans les débats soulevés à la Chambre. M. Dupin et M. de Montalembert.—IX. Le projet de loi déposé en 1844 sur l'enseignement secondaire. Le rapport du duc de Broglie. La discussion. Échecs infligés aux universitaires et aux catholiques.—X. Le rapport de M. Thiers. M. Villemain remplacé par M. de Salvandy.—XI. L'affaire du Manuel de M. Dupin. Nouvelles attaques contre les Jésuites.—XII. M. Thiers s'apprête à interpeller le ministère sur les Jésuites. Le gouvernement embarrassé recourt à Rome. Mission de M. Rossi. La discussion de l'interpellation. Les catholiques se préparent à la résistance. Note du Moniteur annonçant le succès de M. Rossi.—XIII. M. Rossi à Rome. Le Pape conseille aux Jésuites de faire des concessions. Équivoque et malentendu.—XIV. Effet produit en France. Les mesures d'exécution. Tristesse des catholiques. Était-elle fondée? Apaisement à la fin de 1845. Un discours de M. Guizot. Les catholiques et la monarchie de Juillet.
I
Tandis que dans la région plus particulièrement politique et parlementaire se succédaient les événements divers que nous venons de raconter, des faits graves s'étaient produits dans une autre sphère qui, depuis 1830, a plus d'une fois déjà attiré notre attention, celle des questions religieuses. Ces faits peuvent d'autant moins être négligés qu'à raison même de leur importance, ils finirent par envahir la scène politique et par devenir l'une des principales préoccupations de l'opinion, des Chambres et du gouvernement. J'ai dit comment, après l'explosion antichrétienne qui avait accompagné et suivi la révolution de 1830, la paix religieuse s'était peu à peu rétablie, et comment, malgré quelques incertitudes, quelques fausses démarches, quelques restes de prévention, les relations de l'État avec l'Église s'étaient rétablies sur un bon pied et tendaient chaque jour à s'améliorer[467]. On eût pu craindre que l'avènement du ministère du 1er mars 1840 ne marquât un arrêt dans ce progrès si honorable pour la monarchie de Juillet. Ce ministère n'était-il pas en coquetterie avec la gauche? L'une des thèses de la coalition dont il prétendait consommer le triomphe, n'avait-elle pas été de reprocher à M. Molé et à la royauté leurs faiblesses envers le clergé, et n'était-ce pas l'un des collègues de M. Thiers, M. Cousin, qui, le 26 décembre 1838, à la Chambre des pairs, avait dénoncé, avec une solennité tragique, la «renaissance de la domination ecclésiastique»[468]? Cependant, du 1er mars au 29 octobre 1840, aucun acte du cabinet ne témoigna d'une hostilité contre le clergé[469]. Le prélat d'esprit très fin et très modéré qui représentait la cour de Rome à Paris, Mgr Garibaldi, écrivait alors à l'un des membres de l'épiscopat français: «Le nouveau cabinet est assez bien disposé envers la religion. M. Thiers, en qui se résume tout le ministère, laisse sans doute à désirer sous le rapport pratique, tout le monde le sait, et, dans le temps où nous vivons, la plupart des hommes publics sont dans le même cas. Mais M. Thiers est en admiration devant la religion catholique, considérée même philosophiquement. Il ne veut pas entendre parler du protestantisme; il l'appelle une absurdité et une religion bâtarde, et il ne connaît d'autre christianisme que celui qu'enseigne le catéchisme. Il professe une grande vénération pour le pape Grégoire XVI, par qui il a été reçu deux fois avec bienveillance et dont il parle dans les termes les plus respectueux, disant que, dans sa vie, il n'a rien éprouvé de pareil, rien de plus saisissant que l'impression qu'il a reçue en paraissant devant le Pape et en s'entretenant avec lui.» Ce n'est pas que le diplomate romain fût pleinement rassuré par ces déclarations. «Il y a dans M. Thiers, ajoutait-il, beaucoup de talent et une étonnante promptitude d'intelligence; mais il y a aussi de la témérité, et son esprit est fort mobile. Il y a de l'élévation et du bon sens; mais l'ambition gâte tout. Il y a le catholicisme en théorie, mais je ne sais trop quoi en pratique. Enfin, à un grand sentiment du pouvoir, il joint beaucoup d'idées révolutionnaires.» Mgr Garibaldi passait ensuite en revue les autres membres du cabinet, et il concluait en ces termes: «Je n'ai donc pas d'inquiétude pour les personnes qui composent le ministère. En les voyant souvent et en cherchant à gagner leur confiance, on peut continuer, je crois, avec elles, le peu de bien qu'on a fait jusqu'ici.[470]»
Le changement de ministère qui s'opéra le 29 octobre 1840 n'était pas de nature à détruire les espérances de l'internonce. Le principal ministre, M. Guizot, était, entre tous les hommes d'État de cette époque, celui qui comprenait le mieux l'importance sociale du christianisme et en parlait avec le plus d'élévation. C'était lui qui naguère, au nom de la société en péril, de la philosophie désorientée, de la politique impuissante, avait jeté à la religion un appel d'une éloquence désespérée[471]. Il semblait d'ailleurs n'avoir qu'à laisser faire. Le mouvement de retour vers le catholicisme, qui n'avait pas été l'une des conséquences les moins inattendues de la révolution de Juillet, continuait, comme par sa propre impulsion, dans les âmes et dans la société. En 1841, le succès des conférences du carême, à Notre-Dame, encourageait le Père de Ravignan à y ajouter une retraite pendant la semaine sainte, et, l'année suivante, il couronnait ces exercices en instituant la grande communion des hommes. Dans ce même temps, le premier fondateur de ces prédications, Lacordaire, menait à fin une autre œuvre non moins extraordinaire, la rentrée des moines sur la terre de France[472]. Dans les premières semaines de 1841, il put, sous le costume de Dominicain, traverser la France étonnée, mais généralement sympathique et respectueuse, intéressée par ce que cette hardiesse avait de vaillant, flattée de la confiance témoignée en sa tolérance et en sa justice. Arrivé à Paris, il fit plus encore pour prendre solennellement possession de la liberté qu'il venait de reconquérir: violentant quelques timidités amies, il parut dans la chaire de Notre-Dame, avec sa robe blanche et sa tête rasée, ayant devant lui dix mille hommes, parmi lesquels tous les chefs du gouvernement et de l'opinion; et alors, sous ce froc du moyen âge, il prononça, par un contraste voulu, le plus moderne de ses discours, celui sur «la vocation de la nation française». Après cela, n'était-il pas fondé à dire, en montrant sa robe: «Je suis une liberté»? Il venait en effet, par ce coup d'éclat, d'arracher au pays lui-même ce que les pouvoirs publics n'eussent voulu ni osé accorder du premier coup; il avait gagné devant l'opinion le procès, non seulement des Dominicains, mais de tous les Ordres religieux. Les Jésuites, qui jusqu'alors ne s'étaient établis en France que d'une façon équivoque et en se prêtant à une sorte de dissimulation convenue, ne furent pas les derniers à profiter de ce changement: dès l'année suivante, pour la première fois, en annonçant les conférences du carême, on dit «le Père de Ravignan» et non plus «l'abbé de Ravignan». Lacordaire, invité à dîner chez le ministre des cultes, y vint en froc; l'un des convives, ancien ministre de Charles X, M. Bourdeau, se penchant vers son voisin, lui dit: «Quel étrange retour des choses de ce monde! Si, quand j'étais garde des sceaux, j'avais invité un Dominicain à ma table, le lendemain, la chancellerie eût été brûlée.» M. Isambert ayant cherché à faire tapage, à la Chambre, de la présence de M. Martin du Nord, ministre des cultes, au discours du nouveau moine, le ministre put se borner à répondre en souriant: «Je suis catholique, et il m'arrive, autant que je le puis, d'en remplir les devoirs; oui, je l'avoue, je vais à la messe, je vais au sermon; si c'est un crime, j'en suis coupable.»
En même temps, les bonnes relations du gouvernement et des évêques apparaissaient à plus d'un signe. À Paris, notamment, Mgr Affre, appelé en 1840 à la succession de Mgr de Quélen, rétablissait aussitôt, entre l'archevêché et les Tuileries, les rapports à peu près interrompus depuis dix ans, et, le 1er janvier 1841, le Roi, tout heureux de recevoir enfin les félicitations d'un archevêque de Paris, lui répondait: «Plus la tâche de mon gouvernement est difficile, plus il a besoin de l'appui moral et du concours de tous ceux qui veulent le maintien de l'ordre et le règne des lois... C'est cet appui moral et ce concours de tous les gens de bien qui donneront à mon gouvernement la force nécessaire à l'accomplissement des devoirs qu'il est appelé à remplir. Et je mets au premier rang de ces devoirs celui de faire chérir la religion, de combattre l'immoralité et de montrer au monde, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la France, que le respect de la religion, de la morale et de la vertu est encore parmi nous le sentiment de l'immense majorité.» Que de chemin fait depuis ce lendemain de 1830, où le souverain n'osait même plus prononcer le mot de «Providence»! Mêmes bons rapports entre le gouvernement de Juillet et le Pape. Grégoire XVI ne manquait pas une occasion de blâmer ceux des membres du clergé français qui gardaient encore, à l'égard de la monarchie nouvelle, une attitude hostile ou boudeuse[473]. Au commencement de 1842, Mgr de Forbin-Janson, évêque de Nancy, qui s'était retiré à Rome depuis 1830, avait chez lui, pour quelques semaines, un de ses parents, M. le marquis de Raigecourt. Un jour, celui-ci trouva l'évêque très troublé, se promenant de long en large dans son salon et agitant les bras.—«Qu'avez-vous, monseigneur?—Ah! si vous saviez, mon ami, ce que le Pape vient de me dire!—Comment donc?—Il m'a dit, d'un ton très sévère, que j'avais grand tort de ne pas aller voir Louis-Philippe, et il a ajouté: È un'ingiuria per la Santa Sede! Son gouvernement a pour nous les meilleurs procédés, et les évêques de France doivent lui en savoir gré[474].»
II
À l'heure où la paix religieuse semblait ainsi définitivement acquise, où des deux côtés on en voulait sincèrement le maintien, un conflit s'éleva tout à coup, conflit grave qui devait, pendant plusieurs années, mettre aux prises les catholiques et le gouvernement de Juillet. La liberté de l'enseignement en fut l'occasion[475]. Promise par la Charte, elle avait été établie en 1833 pour l'instruction primaire. Une tentative avait été faite, en 1836, pour l'instruction secondaire, tentative loyale, mais qui n'avait malheureusement pas réussi[476]. Cet échec, bien qu'imputable uniquement aux adversaires du clergé, n'avait pas cependant fait sortir ce dernier de son attitude pacifique. À cette époque, d'ailleurs, l'idée de la liberté d'enseignement n'était encore dans le monde religieux qu'une thèse d'avant-garde, suspecte à plusieurs pour avoir figuré sur le programme du journal l'Avenir. Pendant les deux ou trois années qui suivirent, les ministères, absorbés par des crises parlementaires incessantes, ne songèrent guère à exécuter la promesse de la Charte. Ce fut seulement en 1839 que l'on commença, du côté des catholiques, à parler un peu de cette liberté, si longtemps ajournée. Encore ceux d'entre eux qui s'en occupaient le plus ne pensaient-ils pas à entreprendre une campagne d'opposition; ils tâchaient d'arriver, par des négociations pacifiques, à une transaction entre le clergé et l'Université. M. de Montalembert fut mêlé assez activement aux pourparlers engagés, en 1839 et en 1840, avec MM. Villemain et Cousin qui s'étaient succédé au ministère de l'instruction publique. L'esprit de conciliation, qui paraissait régner de part et d'autre, avait fait un moment espérer le succès; mais, chaque fois, les ministres tombèrent avant que rien fût conclu. Ces négociations furent reprises lorsque le cabinet du 29 octobre 1840 fut constitué et sorti de ses premières difficultés. Les réclamations des catholiques, sans avoir pris encore de caractère hostile, devenaient plus pressantes. Enfin, en 1841, un nouveau projet de loi fut déposé.
Ne fallait-il pas s'attendre à quelque chose d'aussi satisfaisant pour le moins que le projet de 1836? N'était-on pas plus loin encore des préjugés et des passions de 1830? L'auteur de ce projet de 1836, M. Guizot, n'était-il pas le principal membre du cabinet du 29 octobre? Et cependant ces espérances, qui semblaient si fondées, furent trompées. L'exposé des motifs contestait jusqu'au principe de la liberté promise par la Charte. Quant à la loi elle-même, par les exigences de grades et par les autres conditions compliquées, gênantes, parfois blessantes, imposées aux concurrents de l'Université, elle rendait à peu près illusoire la liberté nominalement concédée. Il semblait que ce projet fût marqué du vice le plus propre à détruire l'effet d'une réforme libérale, le manque de sincérité. Comment expliquer une pareille déception? M. Guizot, absorbé par la direction des affaires extérieures alors si graves, avait eu le tort de laisser tout faire par le ministre de l'instruction publique, M. Villemain. Celui-ci, moins homme d'État que professeur, d'un esprit plus vif que large, partageait les préventions de l'Université contre l'enseignement libre, et c'était sous l'influence d'un esprit de corps fort étroit qu'il avait rédigé son projet; non qu'il songeât à ouvrir les hostilités contre le clergé; mais, connaissant imparfaitement les choses et les hommes du monde ecclésiastique, il ne s'était pas rendu compte à l'avance de l'effet qu'il allait produire. Dans cet acte qui devait avoir de fâcheuses et lointaines conséquences, qui commençait la guerre là où la paix était si désirable et semblait si désirée, il y eut, non seulement chez M. Guizot, mais même chez M. Villemain, plus d'inadvertance que de malveillance.
Et encore, si le projet n'avait fait que soumettre l'enseignement libre à des conditions trop rigoureuses, l'opposition n'eût peut-être pas été bien bruyante, tant on était alors, du côté des catholiques, peu disposé à livrer bataille. Mais le ministre avait commis la faute de toucher aux petits séminaires, dont j'ai déjà eu occasion d'indiquer la situation particulière[477]: son projet leur enlevait l'espèce de privilège, chèrement acheté, qui les avait laissés jusqu'ici sous la direction exclusive de l'épiscopat; il les soumettait au droit commun fort peu libéral de la loi nouvelle et les plaçait sous la juridiction de l'Université. Les évêques estimèrent, non sans raison, que ce régime compromettait l'existence des écoles ecclésiastiques et leur rendait notamment à peu près impossible de trouver des professeurs. Ils se voyaient ainsi attaqués sur le terrain étroit, modeste, strictement enclos, qu'on leur avait réservé en dehors du large domaine de l'Université. Jusqu'alors ils s'étaient tenus à l'écart des polémiques relatives à la liberté d'enseignement; d'ailleurs, par un reste de cette intimidation qui, au lendemain de 1830, avait empêché qu'aucune soutane se montrât dans les rues, ils répugnaient à toute démarche qui les eût fait sortir du sanctuaire. Mais, cette fois, se voyant menacés dans ce sanctuaire même, ils ne purent se contenir. Spontanément, sans y être poussés par aucun homme politique, par aucun journal, la plupart laissèrent échapper un cri public d'alarme et de protestation. Les feuilles religieuses se trouvèrent remplies, pendant plusieurs mois, des lettres que plus de cinquante prélats adressèrent, l'un après l'autre, au gouvernement, presque toutes d'un ton grave et triste, quelques-unes d'un accent plus vif et presque comminatoire. Ébranlé par cette plainte générale de l'épiscopat, mal accueilli d'ailleurs par la commission de la Chambre plus libérale que le ministre, non soutenu par le gouvernement qu'un tel orage surprenait et désappointait, le projet fut retiré, avant d'avoir été même l'objet d'un rapport.
Les conséquences de cette tentative maladroite et malheureuse devaient survivre au retrait de la loi; sans le vouloir et sans s'en douter, on avait fait sortir l'Église de France de l'expectative muette, patiente, presque confiante, où, malgré le rejet du projet de 1836, elle s'était renfermée depuis dix ans; on avait fait naître l'agitation dans une région naguère calme et silencieuse. Qui peut dire où elle s'arrêtera? Pour apprendre à combattre en faveur des intérêts généraux, il faut, d'ordinaire, avoir été frappé dans ses intérêts particuliers. C'est un peu ce qui est arrivé aux évêques. Pour le moment, leurs protestations contre le projet de 1841 portent presque exclusivement sur les dispositions relatives à leurs petits séminaires; à peine, sous forme de prétérition timide, indiquent-elles les défauts du projet en ce qui concerne les établissements libres; quelques prélats même déclarent, comme l'archevêque de Tours, que cette dernière question n'est pas de leur ressort. Mais attendez: le champ de bataille ne tardera pas à s'élargir.
III
Ceux des évêques qui, subissant l'entraînement d'une polémique une fois engagée, se hasardèrent bientôt à regarder au delà de leurs petits séminaires, furent tout d'abord amenés à examiner la valeur morale et religieuse de cette éducation universitaire à laquelle on paraissait ne vouloir permettre aucune concurrence, et surtout aucune concurrence ecclésiastique. Telle fut la première forme du débat: ce n'était pas la moins délicate ni la moins irritante. Mais fallait-il s'étonner que des prélats, préoccupés par état du soin des âmes, envisageassent la question à ce point de vue? On ne peut nier que plus d'un fait ne fût de nature à émouvoir leur sollicitude. «L'éducation religieuse n'existe réellement pas dans les collèges, écrivait alors un protestant. Je me souviens avec terreur de ce que j'étais au sortir de cette éducation nationale. Je me souviens de ce qu'étaient tous ceux de mes camarades avec lesquels j'avais des relations... Nous n'avions pas même les plus faibles commencements de la foi et de la vie évangélique[478].» M. Sainte-Beuve s'exprimait ainsi, en 1843: «En masse, les professeurs de l'Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et de toute cette atmosphère ils sortent, non pas nourris d'irréligion, mais indifférents... Quoi qu'on puisse dire pour ou contre, en louant ou en blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université[479].»
Sans doute c'était le mal du temps, plus encore que la faute de tels ou tels hommes et surtout de tel ou tel gouvernement. L'Université était l'image de la société, telle que l'avaient faite le dix-huitième siècle et la Révolution. L'état des collèges n'avait pas été meilleur sous la Restauration, au temps de Mgr Frayssinous; peut-être même avait-il été pire, et la religion s'y était-elle trouvée plus impopulaire, à raison même des efforts tentés par les Bourbons pour la protéger[480]. Mais, en dehors de ce mal général du temps sur lequel il était plus naturel de gémir qu'il n'était aisé d'y remédier, un fait nouveau, survenu depuis 1830, donnait particulièrement prise aux critiques de l'épiscopat. L'enseignement philosophique de l'Université, par lequel devaient passer tous les aspirants au baccalauréat, s'était émancipé de la religion, à laquelle il avait été jusque-là plus ou moins subordonné, et était passé sous l'autorité d'une école, ou pour mieux dire d'un homme: cet homme était M. Cousin. À défaut de la religion d'État supprimée par la Charte de 1830, on avait une philosophie d'État. Un régime politique ne vit pas seulement de lois constitutionnelles, administratives ou économiques; il lui faut une doctrine. Le choix de cette doctrine est chose grave pour lui, pour sa force morale, pour l'action qu'il exercera sur les esprits, pour la trace qu'il laissera dans la vie de la nation. Si la monarchie de Juillet apparaît liée à la philosophie «éclectique», c'est moins par une préférence voulue et réfléchie de sa part, que par l'effet des circonstances. Bien que M. Cousin n'eût été personnellement pour rien dans le soulèvement de juillet 1830, l'importance acquise par lui dans le mouvement libéral de la Restauration, l'habitude où l'on était, depuis quinze ans, de le voir marcher à la tête des générations nouvelles[481], l'avaient placé naturellement au premier rang des vainqueurs, de ceux qui devaient avoir part aux dépouilles. Avide de «paraître» et de «faire du bruit», de nature absorbante, encombrante et dominante, d'une personnalité presque naïve, il n'était pas homme à se laisser oublier et eût plutôt joué des coudes pour se pousser en avant et se faire une place plus large. Il n'imita pas tant d'autres professeurs ou écrivains qui cherchèrent alors fortune dans la région banale de la politique proprement dite; loin de songer à quitter la philosophie, il persista plus que jamais à en faire «sa carrière[482]»; seulement, il voulut y jouer un rôle nouveau. Ce n'est plus le professeur éloquent, hardi, parfois téméraire, «promoteur et agitateur dans l'ordre des idées». Maintenant, la conquête est accomplie; M. Cousin prétend l'organiser et s'y établir en maître. Dans ce dessein, il s'installe à tous les hauts postes lui donnant pouvoir sur les hommes et les choses: il est à la fois l'un des huit du conseil royal de l'instruction publique où il représente seul la philosophie, directeur de l'École normale, président perpétuel du jury d'agrégation de philosophie, membre très agissant de l'Académie française et de l'Académie des sciences morales, pair de France. De ces postes, il rédige, entièrement à sa guise, les programmes de l'enseignement philosophique auxquels il fait subir une sorte de laïcisation[483], et surtout il règne sur les maîtres qui sont sous sa main, à sa merci, dans toutes les phases de leur carrière, comme élèves de l'École normale, candidats à l'agrégation, professeurs, aspirants aux distinctions académiques. Les ministres passent, M. Cousin reste, exerçant ce gouvernement doctrinal, cette dictature spirituelle, dont on eût cherché vainement l'analogue sous un autre régime. Il avait fini par se considérer comme le chef d'une sorte de «religion philosophique officielle», d'une «église laïque» ayant reçu du gouvernement et de la société de 1830, pour former les jeunes âmes, une autorité et une mission semblables à celles qui étaient contenues dans la parole du Christ aux apôtres: Ite et docete. Naturelle de la part d'une Église qui se croit en possession de la vérité absolue, cette prétention se comprend plus difficilement de la part d'un homme qui, après avoir remué beaucoup d'idées, était loin d'être arrivé, sur tous les points, à quelque chose de fixe[484]. Mais s'il y avait hésitation dans la doctrine, il n'y en avait pas dans le commandement. Ces professeurs que M. Cousin dirigeait, il les appelait son «régiment». Il les surveillait tous dans leurs moindres actes, connaissait le dossier de chacun. Admirable pour secouer, soutenir, pousser ceux qui avaient du talent, mais à condition qu'ils fussent dociles et se laissassent tyranniser, il était impitoyable jusqu'à la cruauté pour les médiocres, les maladroits ou les indépendants[485]. Il ne comprenait pas qu'on se plaignît. La philosophie n'était-elle pas libre, puisqu'il l'avait émancipée de l'Église? Il fallait, à la vérité, obéir à M. Cousin. Mais celui-ci n'était-il pas un philosophe? ou, pour mieux dire, n'était-il pas la philosophie elle-même?
Cette domination, si rude pour ceux qui y étaient soumis, était-elle du moins rassurante pour les catholiques? Sans doute c'est l'honneur de M. Cousin d'avoir été le promoteur d'une réaction contre le sensualisme du dix-huitième siècle et d'avoir répudié l'impiété haineuse ou ricanante du voltairianisme. Aussi exigeait-il de ses professeurs qu'ils enseignassent, sur l'immortalité de l'âme, sur la liberté humaine, sur la morale, sur la création, les doctrines spiritualistes; il leur recommandait d'être respectueux pour la religion, de ne pas se «faire d'affaires» avec le clergé, et leur donnait volontiers des leçons de diplomatie pratique sur la façon de se conduire avec les évêques et les aumôniers, de leur échapper sans les offusquer. Mais, si étroitement surveillés qu'ils fussent, ces jeunes maîtres, presque tous incroyants et sachant que leur chef ne l'était pas moins qu'eux, laissaient parfois percer dans leur enseignement ou en tout cas ne cachaient pas dans leurs travaux personnels l'irréligion qui était le fond de leur âme. Les livres mêmes de M. Cousin contenaient, à côté de ce spiritualisme que le christianisme pouvait reconnaître comme un allié, plus d'une doctrine inquiétante. Il était facile d'y discerner des velléités de panthéisme et surtout un rationalisme qui n'acceptait ni le surnaturel ni la révélation divine. Si le catholicisme n'y était plus raillé ou insulté, la politesse qu'on lui témoignait était assez dédaigneuse. On affectait de voir en lui «la plus belle», mais «la dernière des religions», une institution utile pour la partie de l'humanité qui ne sait pas encore réfléchir, mais inférieure à la philosophie et destinée à être remplacée par elle à mesure que les intelligences se développeraient: idée que trahissait cette phrase souvent citée de M. Cousin: «La philosophie est patiente... Heureuse de voir les masses, le peuple, c'est-à-dire à peu près le genre humain tout entier, entre les bras du christianisme, elle se contente de leur tendre doucement la main et de les aider à s'élever plus haut encore.»
Il eût fallu n'avoir aucune notion de ce qu'est une Église convaincue de la divinité de son institution et de l'infaillibilité de sa doctrine, pour croire qu'elle pouvait reconnaître à la philosophie la suprématie que celle-ci réclamait, et se contenter, à côté d'elle, au-dessous d'elle, du domaine abaissé et rétréci où on la tolérait avec une bienveillance hautaine et transitoire. Du moment donc où l'on avait provoqué les évêques à la lutte, rien de surprenant de les voir s'en prendre surtout à cette philosophie d'État, lui demander compte de son enseignement dans les collèges, et imputer à ses lacunes ou à ses erreurs l'irréligion des jeunes générations élevées par elle. L'évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montals, prélat de la vieille école, gallican et royaliste, dont l'âge n'avait pas attiédi l'ardeur, fut l'un des premiers à élever ces plaintes; il multiplia les lettres et les réponses, les accusations et les apologies, s'attaquant, avec une véhémence croissante, à MM. Cousin, Jouffroy, Damiron ou autres chefs de l'école éclectique. La discussion ainsi engagée, beaucoup d'autres prélats y intervinrent: pour ne citer que les principaux, c'étaient l'archevêque de Paris, Mgr Affre, qui combattait le rationalisme universitaire d'un ton posé, faisant largement la part de la raison, et parlant des personnes avec une courtoisie parfaite; l'évêque de Belley, Mgr Devie, qui, indigné de faits graves signalés dans plusieurs collèges, employait le langage singulièrement énergique des Écritures, pour détourner «les fidèles d'envoyer leurs enfants dans ces écoles de pestilence»; l'archevêque de Toulouse, Mgr d'Astros, qui dénonçait et réfutait, dans un mandement, les doctrines manifestement antichrétiennes d'un professeur à la faculté de cette ville, M. Gatien Arnould; le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, qui en venait à menacer publiquement de retirer les aumôniers des collèges, et les évêques de Châlons, de Langres et de Perpignan, qui s'associaient à cette démarche.
En dénonçant d'aussi haut les dangers de l'enseignement universitaire au point de vue religieux, les évêques donnaient à la polémique catholique une direction qui ne pouvait manquer d'être suivie. Prêtres et laïques se jetèrent avec ardeur dans cette controverse, qui devint chaque jour plus passionnée. Pour quelques ouvrages de doctrine, écrits avec une convenance parfaite, tels que l'Essai sur le panthéisme, de l'abbé Maret, il y en eut beaucoup d'autres qui tenaient davantage du pamphlet. Tel fut le Monopole universitaire, destructeur de la religion et des lois, livre d'abord anonyme, très violent de forme et de fond, et qui fit alors grand tapage; plus tard, l'abbé des Garets y apposa son nom; mais il n'en était pas le véritable, ou tout au moins l'unique auteur. Quelques écrits du même goût suivirent, entre autres le Simple coup d'œil de l'abbé Védrine et le Miroir des collèges. On ne saurait mettre tout à fait sur le même rang le Mémoire à consulter de l'abbé Combalot, bien qu'il ressemblât plus à l'imprécation d'un prophète de l'ancienne loi, qu'à la discussion d'un prêtre de la nouvelle. Beaucoup de catholiques considérables n'étaient pas les derniers à déplorer le ton que prenait ainsi la polémique; de ce nombre était le P. de Ravignan, approuvé en ce point par le général de son Ordre, le P. Roothaan[486]. Mgr Affre estima même nécessaire de blâmer publiquement plusieurs de ces écrits, notamment le Monopole universitaire; il se plaignit que l'auteur «eût confondu des hommes dont il aurait dû séparer la cause, fait des citations dont l'exactitude matérielle ne garantissait pas toujours l'exactitude quant au sens, et pris un ton injurieux, ce qui était une manière fort peu chrétienne de défendre le christianisme[487]». Mais, peu de jours après, un journal qui, quoique encore contesté, commençait à prendre une réelle importance dans le monde religieux, l'Univers, publiait deux documents: le premier était une protestation dans laquelle l'abbé des Garets déclarait «ne pouvoir accepter le blâme» de l'archevêque de Paris; le second, une lettre par laquelle l'évêque de Chartres louait le pamphlet en question, critiquait la démarche de son métropolitain et croyait devoir informer le public que ce titre de métropolitain n'était qu'une «prééminence honorifique, n'entraînant point de supériorité quant à l'enseignement». Mgr Affre fut fort ému de cet incident: il en demeura, dit un de ses biographes, «pâle et défait pendant plusieurs jours».
Nous venons de nommer l'Univers. Ce journal jouait en effet un rôle considérable dans l'attaque dirigée contre l'enseignement universitaire; nul n'a porté à cet enseignement des coups plus rudes; nul aussi n'a plus contribué à donner à la polémique un tour violent, amer et personnel. Fondé, peu après 1830, par l'abbé Migne, il avait eu successivement plusieurs rédacteurs en chef, sans obtenir grand succès; mais, au moment même où la lutte s'échauffait contre l'Université, il lui arriva un collaborateur, ancien journaliste ministériel, converti de la veille au catholicisme; ce nouveau venu, malgré la résistance de certains patrons du journal, en devint aussitôt le maître par le droit d'un talent supérieur: désormais on put dire que l'Univers était M. Louis Veuillot. Son entrée en scène donnait aux catholiques ce qu'ils n'avaient plus dans la presse quotidienne, depuis l'Avenir: un polémiste, alerte, vigoureux, tel qu'aucun autre journal n'en possédait à cette époque; un écrivain-né, dont la langue pleine de trait et de nerf et dont la verve de franc jet avaient, on l'a remarqué avec raison, quelque chose du parler des servantes de Molière; un satirique habile, implacable à saisir et, au besoin, à créer les ridicules, se servant, au nom de la religion, de cette ironie dont elle avait eu si souvent à souffrir; un batailleur courageux, hardi à prendre l'offensive, se faisant détester, mais écouter et craindre, donnant à un parti jusqu'alors humilié le plaisir de tenir à son tour le verbe haut, d'avoir le dernier mot, et quelquefois le meilleur, dans les altercations de la presse. L'avantage était grand, et nous ne prétendons certes pas en rabaisser le prix. Mais, si brillante qu'elle fût, la médaille n'avait-elle pas un revers?
Déjà sous la Restauration, Lamennais avait introduit dans la polémique religieuse des habitudes de violence, de sarcasme et d'outrage[488]. M. Veuillot fut, sous ce rapport, son héritier direct. La nature même de son talent le portait à cette violence. Ces esprits de race gauloise, chez lesquels déborde si naturellement la sève des écrivains du seizième siècle et en qui l'on croit reconnaître parfois la descendance littéraire de Rabelais, ont peine à sacrifier aux convenances mondaines ou même à la charité chrétienne la tentation et le plaisir d'un mot bien trouvé, d'une mordante raillerie, d'une caricature amusante et meurtrière, d'une invective vivement troussée. Plus la lutte s'anime, plus on risque de voir le tempérament l'emporter: chez eux, ce n'est pas tant la colère qu'une sorte d'enivrement d'artiste; ils en veulent moins à la victime qu'ils ne se complaisent dans l'art avec lequel elle est exécutée. M. Veuillot était ainsi conduit, un peu aux dépens du prochain, à se reprendre aux jouissances batailleuses dont il avait acquis naguère l'habitude dans le journalisme profane, trouvant dans l'ardeur très sincère de sa foi nouvelle, non une leçon de douceur, mais une raison de se livrer à ces polémiques avec une conscience plus tranquille et plus satisfaite. Ne connaissait-on pas déjà, aux siècles de foi profonde et rude, de ces convertis qui s'imaginaient donner la mesure de leur dévouement à l'Église par le degré de vigueur avec lequel ils maltraitaient les infidèles, ou même parfois ceux qui n'étaient pas fidèles à leur guise? Lacordaire était d'un sentiment différent quand il déclarait que le premier devoir de «l'homme converti» était «d'avoir pitié»; autrement, ajoutait-il, «ce serait comme si le centurion du Calvaire, en reconnaissant Jésus-Christ, se fût fait bourreau, au lieu de se frapper la poitrine».
Ce genre de polémique n'était pas sans éveiller plus d'une alarme et d'une répugnance dans les parties élevées du public religieux, principalement chez les évêques. Mgr Affre surtout en était fort mécontent; conseils, menaces de désaveu, essais de comité de direction, il avait recours à tout pour tâcher d'obtenir de l'Univers un peu plus de modération[489]. Le nonce, dans ses conversations avec M. Guizot, exprimait aussi ses regrets et sa désapprobation[490]. Mais rien de tout cela n'arrêtait M. Veuillot; qui parlait avec une impatience dédaigneuse de ceux qui «s'accrochaient à ses vêtements pour le retenir[491]». Il avait compris d'ailleurs que, derrière cette élite de délicats, était une foule au goût moins fin et à la passion plus violente, qu'au-dessous de l'aristocratie épiscopale, il y avait la grande démocratie cléricale, ces fils de paysans qui, en si grand nombre, occupent et honorent aujourd'hui les presbytères de nos campagnes ou même de nos villes. Cette race forte, saine et féconde, dans laquelle on est heureux de voir l'Église se recruter, n'est raffinée ni par nature ni par éducation; elle préférait la verve agressive du nouveau journal à la sagesse somnolente du vieil et respectable Ami de la religion ou à l'impartialité un peu terne du Journal des villes et campagnes, et trouvait, avec plaisir, dans ces rudes représailles de la plume, la revanche d'humiliations injustement subies, la consolation de déchéances douloureusement senties. C'est à ces masses profondes du clergé populaire que M. Veuillot s'adressait directement, en quelque sorte par-dessus la tête des évêques; c'est sur elles qu'il s'appuyait. Entre elles et lui, s'établit bientôt une étroite communication et comme une action réciproque. Ce rôle joué par la presse religieuse était un fait grave dans l'histoire de l'Église de France; on assistait à l'avènement d'une puissance nouvelle dont on ne voyait pas bien la place dans la hiérarchie de la société catholique, et dont le danger n'échappait pas aux intéressés clairvoyants, surtout aux évêques[492].
C'était ce qu'on serait presque tenté d'appeler le côté révolutionnaire de l'homme qui a, toute sa vie, avec autant de passion que de sincérité, combattu et maudit la révolution. Cette contradiction apparente ne tenait-elle pas en partie à l'origine même de l'écrivain? Question plus personnelle, plus intime, mais que M. Veuillot nous a, en quelque sorte, invités à aborder, en publiant sur soi un livre dont l'accent rappelle parfois les confessions des grands convertis[493]. Il nous a raconté, avec une franchise qui ne lui coûtait ni ne le rabaissait, la douloureuse et émouvante histoire de ses premières années. Il nous a fait connaître comment, fils d'ouvriers honorables, mais sans instruction et sans religion, il avait reçu ses premières impressions, enfant, dans les pauvres leçons et les exemples détestables de l'école mutuelle, «l'infâme école mutuelle», a-t-il écrit, puis au milieu des propos cyniques d'une étude d'avoué où il était petit clerc; jeune homme, dans les polémiques violentes du journalisme, où il avait été jeté presque sans préparation, et où chacun, disait-il, n'avait guère d'autre «foi» que celle de ses «besoins» et de ses «intérêts». Il n'avait pas gardé de ce qu'il appelait ces «mauvais chemins» un seul souvenir pur, tendre et consolant, fût-ce celui de sa première communion, et n'en avait remporté, au contraire, que des sentiments de mépris amer pour les hommes, de révolte irritée contre la société: sentiments d'autant plus profonds et douloureux qu'ils s'étaient gravés dans une âme d'enfant. On en peut juger au seul accent avec lequel il rappelait l'effet produit sur lui par cette «société sans entrailles et sans intelligence» à laquelle «il ne devait rien», par le spectacle «des oppressions, des distances iniques et injurieuses du hasard de la naissance, heureux pour d'autres, insupportable pour lui». Si radicale qu'eût été sa conversion, si renversant qu'eût été le coup de la grâce sur ce nouveau chemin de Damas, si entier que fût son dévouement à sa foi nouvelle et son désir d'y conformer désormais sa conduite, tout le vieil homme avait-il été détruit chez lui? Le pli imprimé à cette intelligence, dès le jeune âge, avait-il été complètement effacé? Qui sait s'il ne faudrait pas remonter jusque-là pour trouver l'origine de certaines notes qui rendaient, par exemple, les âpretés de M. Veuillot fort différentes des vivacités de M. de Montalembert? Quand le rédacteur de l'Univers maltraitait si fort les hommes de 1830 et les lettrés de l'Université, on était parfois tenté de se demander si, à côté du chrétien néophyte qui se faisait un pieux devoir d'immoler les voltairiens sur ses nouveaux autels, il n'y avait pas aussi, à son insu, quelque chose du démocrate d'origine, de l'ancien révolutionnaire par éducation et par souffrance, qui se plaisait à frapper sur les bourgeois. Il était équitable, croyons-nous, d'indiquer cette explication: elle est, dans une certaine mesure, une excuse pour M. Veuillot, innocent après tout du malheur de son premier âge, et les souvenirs douloureux qu'il a été le premier à faire connaître, en inspirant compassion pour l'enfant, ne peuvent qu'adoucir le jugement porté sur l'homme.
IV
En présence de l'accusation, parfois grave, souvent violente, portée contre eux au nom de la religion, quelle fut l'attitude des représentants de l'enseignement officiel? Ils témoignèrent une grande surprise et se posèrent presque en persécutés, tout au moins en pacifiques que des voisins contraignaient à la lutte par leur esprit d'empiétement et de querelle. Ils oubliaient que le conflit était principalement imputable à ceux qui avaient, depuis dix ans, obstinément entravé l'exécution de la promesse de la Charte. M. Cousin surtout affecta des airs d'innocence méconnue et indignée. On l'entendit affirmer, à la tribune du Luxembourg, avec la solennité émue de sa parole, qu'il «ne s'enseignait aucune proposition qui pût directement ou indirectement porter atteinte à la religion catholique». En même temps, sentant bien quelles armes ses anciens écrits fournissaient à ses adversaires, il commença à leur faire subir une sorte de revision et multiplia les éditions nouvelles, les préfaces, pour effacer, voiler ou expliquer d'une façon anodine ce qu'il avait pu dire de compromettant, notamment sur le panthéisme. Peut-être, dans ce travail, obéissait-il non seulement à une préoccupation de tactique, aux nécessités de sa situation officielle, mais aussi à cet attrait qui devait, dans la dernière partie de sa vie, le rapprocher de la vérité religieuse, sans, il est vrai, l'y faire jamais entrer complètement. Mais, sur le moment, les spectateurs les moins suspects de partialité catholique ne considéraient pas sans sourire cette évolution qui leur paraissait plus prudente que sérieuse et sincère. M. Sainte-Beuve déclarait «un peu impatientantes» ces pieuses «inclinaisons de tête» du philosophe, et voyait là du «charlatanisme[494]»; Henri Heine lui reprochait son «hypocrisie» et son «jésuitisme[495]»; quant à Proudhon, plus brutal, il trouvait cette conduite «indigne» et «ignoble[496]». M. Cousin d'ailleurs avait du malheur: tandis qu'il tâchait de convaincre les autres et peut-être lui-même de l'orthodoxie de sa doctrine, ses plus chers disciples, soit dans leur enseignement, soit dans leurs écrits et jusque dans leurs réponses aux critiques des écrivains religieux, laissaient voir le scepticisme qui était au fond et surtout au terme de cette doctrine, et trahissaient leur hostilité dédaigneuse à l'égard de cette Église si savamment caressée par leur maître. Chaque jour, les catholiques aux aguets pouvaient relever quelque fait de ce genre.
Si la tactique de M. Cousin était ainsi dérangée par ses disciples, qu'était-ce quand la parole était prise par les indépendants de l'Université! M. Génin, professeur de faculté, polémiste dur et passionné,—des écrits duquel M. Sainte-Beuve disait alors: «C'est âcre, violent et du pur dix-huitième siècle»,—raillait «les hommages d'une sincérité suspecte» rendus par l'éclectisme à la religion, et avouait, proclamait l'antinomie de la philosophie et du catholicisme. M. Quinet, professeur au Collège de France, parlait de même et «félicitait l'Église de s'être lassée la première de la trêve menteuse qu'on avait achetée si chèrement de part et d'autre». M. Libri, réfugié italien, de vive intelligence et de petite moralité, alors en grande faveur dans le monde universitaire, et devenu, presque coup sur coup, membre de l'Institut, professeur à la Faculté des sciences et au Collège de France, membre du conseil académique de Paris, officier de la Légion d'honneur, publiait des lettres sur le Clergé et la liberté d'enseignement, qui étaient le plus perfide et le plus haineux des pamphlets contre le catholicisme. Dans toutes ces publications, c'était le vieux voltairianisme qui relevait la tête. À tort ou à raison, on prêtait à M. Thiers ce mot: «Il est temps de mettre la main de Voltaire sur ces gens-là.» Il n'était pas jusqu'à l'Académie française qu'on ne mêlât aussi, un peu par surprise, à cette mise en scène voltairienne. En juin 1842, sur la proposition de M. Dupaty, elle mettait, au concours «l'éloge» de Voltaire; cette résolution, combattue par M. Molé et M. de Salvandy, avait été appuyée par M. Mignet et même par M. Cousin, oublieux, en cette circonstance, des prudences de sa tactique. L'émotion fut vive, et chacun y vit une manifestation. Pour en atténuer le caractère, l'Académie substitua après coup, dans le programme du concours, le mot de «discours» à celui d'«éloge».
Le plus grand nombre des journaux, dont les rédacteurs étaient souvent d'anciens professeurs ou même des professeurs en fonction, prenaient la défense de l'Université, et ils le faisaient en partant en guerre contre le catholicisme. Ce n'était pas seulement le langage de la presse de gauche ou du centre gauche, du National, où écrivait M. Génin, du Courrier français, qui déclarait que «le clergé était un ennemi devant lequel il ne fallait jamais poser les armes», du Constitutionnel, rédigé encore à cette époque par les survivants du dix-huitième siècle; c'était aussi celui de la principale feuille conservatrice, de l'organe attitré du ministère et de la cour: obéissant moins aux inspirations de ses patrons politiques qu'aux ressentiments propres de plusieurs de ses rédacteurs, universitaires personnellement atteints par les plaintes des catholiques, le Journal des Débats faisait chorus sur ce sujet avec les feuilles contre lesquelles il défendait chaque jour la monarchie; il se distinguait même, entre toutes, par la vivacité de sa polémique antireligieuse, notamment par une sorte d'aptitude à reproduire le vieil accent voltairien. «Voltaire, s'écriait-il, désormais, c'est notre épée, c'est notre bouclier!» Seul de toute la presse, il obtint cet honneur qu'un évêque crut devoir ordonner des prières en réparation d'un de ses articles[497].
Nous voilà bien au delà des limites prudentes dans lesquelles M. Cousin aurait voulu d'abord renfermer la justification de l'Université. Aussi l'un de ses disciples les plus autorisés, M. Saisset, finissait-il par pousser un cri d'alarme sur ce qu'il appelait la Renaissance du voltairianisme[498]. Il prenait sans doute beaucoup de précautions oratoires, déclarait absoudre pleinement le voltairianisme dans le passé et «ne sentir pour lui qu'une juste reconnaissance»; il «n'admettait aucune vérité surnaturelle» et ne reconnaissait «d'autre source de vérité, parmi les hommes, que la raison»; mais il s'effrayait de voir que des alliés plus logiques et plus impatients concluaient à la destruction immédiate des institutions religieuses; il confessait, d'une façon assez naïve, la terreur ressentie par la philosophie officielle, à la vue des responsabilités qui, dans ce cas, pèseraient sur elle, et il finissait par proclamer qu'elle serait «incapable de se charger à elle seule du ministère spirituel dans les sociétés modernes». Les indépendants avaient beau jeu contre M. Saisset. Après l'avoir traité de «jésuite», M. Génin montrait comment, au fond, le défenseur de l'éclectisme n'était pas plus chrétien que ceux qu'il blâmait; comment il voyait, ainsi qu'eux, dans le christianisme, une religion fausse; comment enfin sa thèse aboutissait à «écraser la vérité dangereuse, pour prêter la main à une imposture utile». Une telle polémique n'était pas faite pour déplaire aux catholiques: ceux-ci y trouvaient la confirmation de ce qu'ils avaient toujours dit sur la négation religieuse qui faisait le fond de la philosophie officielle. Et n'étaient-ils pas fondés à demander de quel droit cette philosophie, si épouvantée à la pensée de recueillir la succession de la religion détruite, prétendait, après un tel aveu d'impuissance, former seule les jeunes intelligences et refuser aux ministres de cette religion la liberté de prendre part à l'enseignement? Entre leurs adversaires de droite et leurs alliés de gauche, la situation des doctrinaires de l'Université devenait de moins en moins tenable.
V
Jusqu'à présent, nous n'avons vu dans la polémique provoquée par le projet de 1841 que le procès fait par l'Église de France à l'enseignement universitaire. Peut-être, pour réveiller les consciences de leur torpeur, était-il nécessaire que la lutte commençât ainsi. Des dissertations d'un caractère plus politique ou plus savant sur la liberté pour tous ou sur les vertus de la concurrence, n'eussent probablement pas produit, à ce moment, les mêmes résultats. Toutefois, ce genre de débat n'était pas sans inconvénient: il semblait conclure à une accusation d'indignité, portée par le clergé contre l'Université. On blessait et l'on soulevait ainsi un redoutable esprit de corps. La lutte courait risque de s'irriter et de se rapetisser dans des querelles de personnes qui ont d'ordinaire assez mauvaise apparence et sont peu propres à gagner la sympathie des spectateurs. Il importait donc que la discussion ne demeurât pas renfermée sur ce terrain un peu étroit et dangereux.
Ici apparaît l'action du jeune pair qui avait, dès 1830, à vingt ans, prononcé le serment d'Annibal contre le monopole universitaire, et qui, depuis 1835, attendait l'occasion de faire reprendre aux catholiques position dans la vie publique: on a nommé M. de Montalembert[499]. Il n'a été pour rien dans l'émotion ressentie par les évêques, à la vue des dispositions du projet de 1841, relatives aux petits séminaires; mais il s'en empare aussitôt, afin d'amener le clergé et les fidèles sur le terrain, nouveau pour eux, où il veut les voir se placer. Quelle conclusion doit-on tirer de l'insuffisance religieuse de l'enseignement universitaire? Faut-il s'attacher à modifier et à améliorer cet enseignement? M. de Montalembert met les catholiques en garde contre une telle illusion. Il ne croit pas que l'Université puisse «représenter autre chose que l'indifférence en matière de religion»: il «ne lui en fait pas crime; c'est le résultat de l'état social». Seulement, il n'admet pas qu'une telle éducation soit imposée à ceux qui se préoccupent de conserver la foi de leurs enfants. Sa conclusion, c'est la liberté d'enseignement, la même, déclare-t-il, dont on jouit pour l'instruction primaire, la liberté pour tous; il désavoue hautement, devant ses adversaires, la moindre arrière-pensée de monopole pour le clergé, et il montre à ses amis combien il serait «impossible» de «vouloir refaire de la France un État catholique, telle qu'elle l'a été depuis Clovis jusqu'à Louis XIV[500]». S'il parle donc, lui aussi, du caractère antichrétien de l'enseignement universitaire, ce n'est pas pour se perdre en controverses sur les doctrines philosophiques, ni en récriminations irritées ou plaintives contre les personnes, c'est uniquement pour y trouver la raison qui doit pousser les catholiques à invoquer la liberté.
Cette liberté d'enseignement, si nécessaire, M. de Montalembert estime qu'il ne faut pas l'attendre humblement de la bienveillance du gouvernement. «Depuis trop longtemps, dit-il, les catholiques français ont l'habitude de compter sur tout, excepté sur eux-mêmes... La liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert.» Il sait quelles ressources on peut trouver dans les institutions dont la France est en possession; il connaît la vertu de cette atmosphère dans laquelle un monopole et une injustice ne peuvent longtemps se maintenir, la sonorité qu'ont à cette époque toute protestation et toute plainte publiques, cette logique qui s'impose aux plus réfractaires et par laquelle la liberté appelle nécessairement la liberté. Aussi engage-t-il ses coreligionnaires à se servir de ces institutions, au lieu de conserver à leur égard «une défiance absurde ou une indifférence coupable». Avec la presse, la tribune et le pétitionnement, que ne peuvent-ils pas faire? Les catholiques d'Irlande et de Belgique, voilà l'exemple qu'il ne se lasse pas de leur proposer. Il leur rappelle comment, par les seules armes de la liberté, O'Connell et Félix de Mérode ont donné à la cause religieuse des succès et une popularité jusque-là inconnus. Ou bien il leur offre encore comme modèle la ligue formidable qui vient d'être fondée par Cobden, contre les corn laws, et qui, à ce moment même, remue toute l'Angleterre. Lui aussi, il veut créer une «ligue» et soulever une «agitation». Trop souvent, dit-il, les catholiques français ont été «à la queue d'autres partis»; qu'ils constituent eux-mêmes un parti; qu'au lieu de continuer à être «catholiques après tout», ils soient «catholiques avant tout», ayant pour programme exclusif auquel tout serait subordonné, la liberté de l'enseignement. Si, à eux seuls, ils ne sont qu'une minorité, ils forment du moins presque partout l'appoint d'où dépend la majorité; qu'ils se portent du côté où l'on donnera un gage à leur cause. C'est sans doute se séparer du gouvernement et des partis existants; mais, ajoute M. de Montalembert, on ne comptera avec les catholiques que du jour où ils seront pour tous «ce qu'on appelle, en style parlementaire, un embarras sérieux[501]».
Cette idée d'un «parti catholique» était nouvelle en France, et il eût fallu remonter jusqu'à la Ligue pour trouver un précédent. Elle a été fort discutée depuis lors, surtout quand on a pu craindre qu'elle n'eût des applications de nature à lui faire quelque tort. Interprétée, en effet, comme certains semblaient disposés à le faire, elle n'eût tendu à rien moins qu'à fausser complètement le rôle des catholiques dans la vie publique, en les réduisant à un état permanent de minorité étroite, exclusive, étrangère en quelque sorte aux préoccupations du reste du pays, et elle eût produit ainsi un résultat diamétralement opposé à celui-là même qu'avait poursuivi M. de Montalembert. Dans la pensée de son fondateur, l'existence de ce parti était un fait accidentel, passager, anormal, qui tenait aux conditions de la société politique de 1830, et particulièrement à cette circonstance qu'aucun des deux grands partis qui se disputaient le pouvoir et l'influence, ne paraissait alors disposé à appuyer, ou seulement à écouter les revendications des croyants; on se trouvait en face de conservateurs qui se méfiaient de la religion, au lieu d'y chercher le fondement de toute politique conservatrice; de libéraux qui ne comprenaient pas que la liberté religieuse était la plus sacrée de toutes les libertés. Les catholiques se croyaient autorisés à profiter de l'isolement où on les laissait, pour s'organiser à part, avec une sorte d'égoïsme que justifiait l'indifférence ou l'hostilité des autres. Mais n'était-il pas évident que cette conduite ne devait point survivre aux conditions exceptionnelles qui l'avaient motivée? M. de Montalembert l'a compris lui-même, quand, après 1848, il s'est trouvé en face d'un parti conservateur que des désenchantements et des terreurs salutaires avaient guéri de ses préventions antireligieuses, et quand il a vu engager sous ses yeux une bataille où était en jeu l'existence de la société. Il ne s'est plus posé alors en chef d'un parti distinct et isolé, presque indifférent à ce qui n'était pas son programme particulier: il s'est mêlé à ceux-là mêmes qu'il combattait la veille, pour former avec eux «le grand parti de l'ordre», ne réclamant que l'honneur de combattre à l'avant-garde, de donner et de recevoir les premiers coups. En faisant ainsi largement son devoir de citoyen, il a rencontré d'ailleurs, comme par surcroît, le succès de sa cause spéciale. En effet, si l'existence du parti catholique avait été nécessaire pour poser la question de la liberté d'enseignement, l'attitude différente prise après la révolution de Février a permis seule de la résoudre, en rapprochant ceux qui pouvaient former une majorité, et en les amenant à ces transactions qui doivent, à leur heure, remplacer les revendications exclusives et les aveugles résistances.
Lorsqu'il appelait les catholiques à combattre par la liberté et pour la liberté, M. de Montalembert reprenait une des idées de l'Avenir. Seulement, l'Avenir avait procédé comme les entreprises révolutionnaires, agitant toutes les questions à la fois, proposant des solutions extrêmes, prodiguant, comme à plaisir, les formules inquiétantes ou irritantes, faisant table rase du passé, pour réorganiser, d'un seul coup et sur des bases absolument nouvelles, les rapports de l'Église et de l'État. Cette fois, M. de Montalembert s'en tient à une question précise, soulevée par les événements eux-mêmes, admirablement choisie pour intéresser toutes les consciences et faire faire aux catholiques, sans trop d'alarme, l'expérience d'une tactique libérale; il ne touche au problème plus large de la situation de l'Église en face de la société moderne, que dans la mesure où les faits l'imposent, sans l'étendre témérairement et sans sortir des conclusions pratiques, simples et limitées.
Il était un point surtout par lequel la nouvelle campagne entendait se distinguer de celle de Lamennais: ce dernier avait échoué, pour avoir agi en dehors des évêques; M. de Montalembert était résolu à ne rien tenter qu'avec leur concours. L'obtenir n'était pas une petite affaire; il ne s'agissait de rien moins que d'opérer une véritable révolution dans les idées et les habitudes du haut clergé. Nous avons déjà eu occasion de noter à quel point le principe même de la liberté de l'enseignement était d'abord étranger aux chefs de l'Église de France. En 1841, bien que leurs idées commençassent dès lors à s'élargir, bien peu nombreux avaient été ceux qui, en protestant contre le projet de M. Villemain, étaient sortis de la question particulière des petits séminaires, pour exprimer le vœu d'une liberté générale, et encore ne l'avaient-ils fait que d'une façon accessoire et en laissant voir qu'ils seraient prêts à transiger si l'on améliorait la situation de leurs écoles ecclésiastiques. De l'autre camp, on était tout disposé à leur offrir quelque marché de ce genre. M. de Montalembert devait donc les mettre en garde contre ce piège, intéresser leur conscience et leur honneur à ne pas accepter le partage humiliant et funeste par lequel, pour assurer tant bien que mal l'éducation des prêtres, ils sacrifieraient celle des laïques. Le jeune fondateur du parti catholique demandait plus encore aux évêques: il les poussait à en appeler directement, ouvertement à l'opinion, des hésitations ou des résistances du gouvernement, à prendre part à l'agitation légale qu'il voulait provoquer. C'était un rôle auquel l'épiscopat ne semblait guère préparé par ses antécédents. Sous l'Empire, l'Église de France, encore meurtrie de la persécution révolutionnaire, éblouie par les bienfaits du Concordat, «n'avait eu que juste le courage nécessaire pour ne pas sacrifier à la toute-puissance du maître du monde la majesté et la liberté du Souverain Pontife[502]». Sous la Restauration, elle n'avait pas songé à s'adresser à d'autres qu'aux princes qu'elle aimait et dans lesquels seuls elle espérait. Après 1830, l'embarras de son impopularité, l'instinct des périls auxquels l'aurait exposée, en un pareil moment, la moindre apparence d'intrusion dans la politique, lui avaient inspiré une sorte de timidité patiente, attristée plus souvent qu'irritée. Ces habitudes gênaient l'ardeur de M. de Montalembert, qui parfois était disposé à les qualifier sévèrement. Il y avait bien là quelque faiblesse, tout au moins un défaut d'éducation: il faudrait se garder cependant de trop blâmer l'hésitation des évêques avant de se jeter ouvertement dans des agitations qui, pour avoir un motif religieux, n'en risquaient pas moins de devenir ou de paraître des luttes de parti; elle était après tout conforme à l'esprit de l'Église, et il valait mieux, en pareil cas, pécher par excès, que par défaut de prudence. Tel était notamment le sentiment très prononcé de Mgr Affre. Si le nouvel archevêque de Paris était dégagé des attaches politiques du vieux clergé, il partageait ses répugnances pour les éclats de la vie publique moderne; il avait gardé, de Saint-Sulpice, cette maxime que «le bien ne fait pas de bruit, et que le bruit ne fait pas de bien». Son esprit plus solide et plus sensé que brillant, sa nature froide, tout, jusqu'à son défaut d'extérieur et sa gaucherie de manières, semblait peu fait pour lui donner le goût d'agir à la façon du P. Lacordaire ou de M. de Montalembert. Aussi le voit-on, au début des luttes pour la liberté d'enseignement, recommander à ses collègues non l'abstention, mais le secret. «On ne pense pas,—écrivait-il en 1843, dans une note confidentielle, communiquée à tous les évêques de France,—qu'il soit à propos de publier aucune critique de l'Université par la voie des mandements ou même de la presse. On croit que des lettres, dans le sens de ces observations, seraient le seul moyen à employer, du moins en commençant, peut-être toujours[503].» Détail piquant, bien fait pour montrer ce qu'avait d'un peu puéril une telle recherche du secret sous un régime de presse libre, cette note «confidentielle» tombait, peu de temps après, aux mains des adversaires de la cause religieuse et était imprimée dans les pamphlets de MM. Libri et Génin. Une autre fois, l'archevêque, mettant en pratique ses propres conseils, adressait, de concert avec ses suffragants, un mémoire secret au Roi[504]; quelques jours ne s'étaient pas écoulés, qu'à son grand déplaisir il retrouvait le mémoire en tête des colonnes de l'Univers. Une autre nouveauté, non moins que la publicité, troublait les habitudes, inquiétait la prudence de plusieurs évêques et de Mgr Affre en particulier: pour la première fois, il était question que des laïques partageassent en quelque sorte avec l'épiscopat la direction de la défense religieuse, et y eussent même le rôle le plus en vue, l'initiative prépondérante; c'étaient eux notamment qui devaient composer le comité, aux mains duquel serait concentrée toute l'action. Certains prélats étaient tentés de voir là une atteinte à l'organisation de l'Église, et l'un des plus respectés, l'archevêque de Rouen, Mgr Blanquart de Bailleul, allait jusqu'à écrire que «les laïques n'avaient pas mission de défendre la religion». Du côté du gouvernement, on n'ignorait pas ces répugnances d'une partie du clergé pour la campagne publique et laïque entreprise par M. de Montalembert. Le ministre des cultes, dans sa correspondance avec les évêques, touchait volontiers cette corde: il leur donnait à entendre que les choses iraient bien mieux, que les solutions satisfaisantes seraient plus vite trouvées, si l'on n'avait affaire qu'à la «sagesse» et à la «prudence» de l'épiscopat; tout était compromis, ajoutait-il, par l'action tapageuse, irritante, du «parti religieux».
M. de Montalembert n'avait donc pas peu à faire pour amener les évêques à ses idées et à ses procédés. Il s'y employa, avec une ardeur extrême, par ses démarches et ses écrits. À lui seul, toutefois, serait-il parvenu à opérer cette conversion? Il eut la fortune de rencontrer dans les rangs mêmes de l'épiscopat un très utile et très puissant allié. Rien n'avait fait pressentir le rôle qu'allait jouer Mgr Parisis. Nommé évêque de Langres à quarante ans, en 1834, il s'était d'abord renfermé dans son ministère pastoral; il passait plutôt pour être peu favorable aux idées nouvelles, et, lors des premières prédications de Lacordaire, il s'était montré «l'un de ses plus chauds adversaires[505]». Mais, en 1843, un voyage en Belgique, où il entre en rapport avec l'évêque de Liège[506], lui fait comprendre, par une sorte de révélation, le rôle qui convient à l'Église dans la société moderne. À peine de retour en France, il commence la publication de brochures qui vont se succéder sans interruption et avec un retentissement croissant, à chaque incident, à chaque phase de la lutte. L'attitude qu'il y prend est, sur tous les points, celle que conseillait M. de Montalembert. Tout d'abord, il s'attache à enlever au débat ce caractère de querelle entre le clergé et l'Université, que les premières protestations des évêques tendaient trop à lui donner. «On s'obstine, dit-il dès son premier écrit, à répéter que nous ne défendons que la cause du clergé; il faut bien faire voir que nous défendons la cause de tous, même la cause de ceux contre qui nous réclamons.» Il n'invoque pas le droit divin des successeurs des apôtres, mais la liberté promise à tous les Français: c'est comme citoyen qu'il réclame ce qu'on a refusé à ceux qui se présentaient comme prêtres. Conduit à examiner l'attitude du clergé dans la France nouvelle, il désavoue toute arrière-pensée légitimiste. La société telle que les siècles l'ont faite, il l'accepte, la mettant seulement en demeure d'appliquer les principes qu'elle a posés en dehors de l'Église et quelquefois contre elle, cherchant et trouvant dans les libertés qu'elle a établies le moyen de défendre la cause religieuse. Il estime que, dans les circonstances actuelles, «tout bien pesé, nos institutions libérales, malgré leurs abus, sont les meilleures et pour l'État et pour l'Église», que «la publicité et la liberté sont plus favorables à la vérité et à la vertu que le régime contraire», et que, dès lors, «les catholiques doivent accepter, bénir et soutenir, chacun pour sa part, les institutions libérales qui règnent aujourd'hui sur la France[507]». Bien loin d'hésiter à prendre part à l'agitation légale que recommande M. de Montalembert, l'évêque de Langres répond, avec force, dans son Second Examen, à ceux qui, du dedans ou du dehors, blâment une telle conduite comme inconvenante et téméraire: c'est dans le même dessein qu'il publiera plus tard une brochure spéciale, sous ce titre: Du silence et de la publicité. Il se charge aussi de rassurer ceux des évêques qui s'effarouchent de l'intervention des laïques; en 1844, il écrit, sur ce sujet, deux lettres publiques à M. de Montalembert[508]; il l'engage solennellement à «persévérer dans la voie où il est courageusement entré», et lui déclare qu'il est «tout ensemble le centre et l'âme de l'action catholique dans toute la France».
À si peu de distance de la Restauration, presque au lendemain de la condamnation de l'Avenir, une telle attitude et un tel langage sont, de la part d'un évêque français, choses singulièrement nouvelles. L'effet est considérable. Au début des controverses, en 1841 et 1842, le vieil évêque de Chartres, par l'ardeur et la fréquence de ses écrits sur la question philosophique, avait paru être à la tête du clergé militant. Mais on sent bientôt que la note si différente de l'évêque de Langres est la vraie, la mieux appropriée à l'état des esprits et des institutions; que sa parole plus froide, aussi ferme, mais moins désolée, plus politique et pour ainsi dire moins cléricale, est bien autrement efficace. À sa suite, les autres prélats n'hésitent plus à s'engager sur le terrain où les appelle M. de Montalembert. Leurs manifestations publiques sont chaque année plus nombreuses, plus résolues, plus hardiment libérales[509]. Quel changement dans leur langage, depuis les protestations contre le projet de 1841! «Nous ne parlerons même pas, Sire, de nos petits séminaires,—lisons-nous dans un mémoire adressé au Roi, en 1844, par les évêques de la province de Paris,—parce que la question n'est plus là aujourd'hui. Elle y était encore il y a trois ans; elle n'était même presque que là pour nous. Moins éclairés sur le véritable état des choses, nous ne pensions guère qu'à stipuler les intérêts de nos écoles cléricales. Maintenant, nous demandons davantage, parce que l'expérience s'est accrue, parce que la lumière s'est faite[510].»
Il est d'autant plus précieux à M. de Montalembert d'avoir gagné le plein concours des évêques, qu'il lui faut d'autre part lutter contre la mollesse des catholiques laïques. Eux non plus n'ont pas pris dans le passé l'habitude des résistances publiques. Un esprit de conservation mal comprise les a plutôt accoutumés à une sorte de docilité, ou, tout au moins, de résignation silencieuse. Par une humilité bizarre, que l'Évangile ne commandait pas, ils semblent avoir accepté que l'activité, la parole bruyante, l'influence, le pouvoir soient généralement du côté de leurs adversaires. Combien d'entre eux, d'ailleurs, sont empêchés par le respect humain de se poser ouvertement en chrétiens! «Les catholiques en France, écrit alors M. de Montalembert, sont nombreux, riches, estimés; il ne leur manque qu'une seule chose, c'est le courage.» Et ailleurs: «Jusqu'à présent, dans la vie sociale et politique, être catholique a voulu dire rester en dehors de tout, se donner le moins de peine possible et se confier à Dieu pour le reste.» Pour secouer cette torpeur des laïques, comme tout à l'heure pour écarter les scrupules des évêques, M. de Montalembert déploie une activité et une énergie passionnées. Ses colères contre les pusillanimes sont terribles. Il a de ces cris, on dirait presque de ces gestes comme en trouvent les capitaines-nés pour enlever en pleine bataille les soldats hésitants. Pas un instant il ne laisse languir le combat. À la fin de 1842, une maladie de madame de Montalembert l'oblige à quitter la France et même l'Europe, pendant deux années. Ni la préoccupation d'une santé si chère ni la distance ne refroidissent un moment son zèle. Il stimule, dirige de loin ses amis. De Madère, il lance, vers la fin de 1843, cette fameuse brochure sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement, qui est vraiment le manifeste et contient tout le programme du nouveau parti.
M. de Montalembert était un incomparable agitateur. Mais, dans son horreur des tièdes et des timides, prenait-il toujours garde de ne pas aller trop vite et trop loin? En donnant aux catholiques militants une vie propre, une organisation à part, l'habitude de se sentir les coudes et de ne plus être mêlés aux indifférents ou aux ennemis, ne risquait-il pas de les séparer trop du reste de la société et de leur donner un peu l'apparence d'une secte excentrique et batailleuse? Ce qui lui paraissait nécessaire pour entraîner ses troupes, ne pouvait-il pas quelquefois irriter ses adversaires, ou, ce qui était plus fâcheux, effaroucher les spectateurs des régions moyennes? Pour relever ses coreligionnaires de leur attitude trop humiliée, n'était-il pas tenté de pousser la fierté jusqu'à la provocation, le mépris du respect humain jusqu'à la bravade? S'il avait répudié les erreurs de l'Avenir, n'en conservait-il pas certaines habitudes d'esprit, un goût de véhémence dans la forme et des exigences trop absolues dans le fond? «Je ne suis qu'un soldat, écrivait-il, tout au plus un chef d'avant-garde[511].» Lui-même pressentait qu'un jour viendrait où il faudrait d'autres qualités. «Dans toutes les grandes affaires de ce bas monde, disait-il, il y a deux espèces d'hommes: les hommes de bataille et les hommes de transaction, les soldats qui gagnent les victoires et les diplomates qui concluent les traités, qui reviennent chargés de décorations et d'honneurs, pour voir passer les soldats aux Invalides[512].» Les meilleurs amis de M. de Montalembert avaient parfois le sentiment qu'il manquait un peu de mesure. Lacordaire, par exemple, ne lui cachait pas dans ses lettres qu'il trouvait la guerre contre l'Université conduite d'une façon «un peu âpre et égoïste»; il se préoccupait beaucoup «des tièdes, des indifférents, des politiques et de la masse flottante». N'allait-on pas les effrayer, les aliéner? Ne faudrait-il pas leur montrer davantage «le désir de la paix et l'esprit de conciliation»? Il craignait aussi qu'on ne prît une attitude trop hostile envers le pouvoir, et il souhaitait qu'à cet égard on «rentrât dans la voie de conciliation suivie depuis 1830[513]». M. Ozanam, dont la position était assez délicate entre l'Université, à laquelle il appartenait, et les amis dont il partageait la foi et les aspirations, était également disposé à trouver qu'on avait commencé la bataille un peu vite et qu'on la menait un peu rudement. Seulement, hâtons-nous d'ajouter que, jusque dans ses exagérations, la polémique de M. de Montalembert conservait un caractère particulier de dignité aristocratique, de sincérité vaillante, pure et désintéressée. Les coups qu'il portait, si violents fussent-ils, étaient comme les coups de lance que les chevaliers se donnaient dans les tournois: pour coûter parfois la vie à l'adversaire, ils ne révélaient aucune passion basse chez les champions. Aussi, ceux-là mêmes qu'il attaquait, pour peu qu'ils eussent l'âme haute, ne se défendaient pas d'éprouver à son égard estime et sympathie. Tel était notamment M. Guizot. En pleine bataille, il remerciait l'orateur catholique de ce que «son opposition était une opposition qui avait le sentiment de l'honneur et pour ses adversaires et pour elle-même»; il ajoutait, non sans mélancolie: «Nous n'y sommes pas accoutumés, depuis quelque temps.»
Quoi qu'il en soit d'ailleurs des défauts qui pouvaient se mêler à de si belles et si grandes qualités, les résultats obtenus étaient considérables. À voir le nouveau parti catholique tel qu'il se présentait au commencement de 1844, force est de reconnaître que, depuis 1841, il y a eu transformation complète. L'armée réunie et mise en mouvement par M. de Montalembert faisait vraiment bonne figure. Les spectateurs peu bienveillants, M. Sainte-Beuve par exemple, en étaient frappés[514]. Presque tout l'épiscopat combattait décidément à côté du leader laïque, sur son terrain et avec ses armes. Le clergé paroissial protestait publiquement contre ceux qui cherchaient à le séparer des évêques. De nombreuses brochures, des écrits de divers genres révélaient l'activité et l'élan des esprits: tous, grâce à Dieu, ne ressemblaient pas à ceux qu'il nous a fallu blâmer; bientôt même les publications du P. de Ravignan et de l'abbé Dupanloup allaient donner à la polémique catholique un accent dont la dignité s'imposerait aux adversaires eux-mêmes. Les journaux religieux étaient tous d'accord, à commencer par l'Univers, pour servir, suivant la parole de Lacordaire, «la liberté religieuse sous les drapeaux de la liberté civile». On commençait à faire circuler et signer des pétitions. Un conseil de jurisconsultes était constitué. La direction du mouvement se concentrait aux mains d'un comité composé de laïques et présidé par le comte de Montalembert. Derrière ce comité se groupaient tous les catholiques agissants. Les légitimistes, qui avaient été d'abord en méfiance à l'égard de la nouvelle école religieuse, venaient presque tous, avec un intelligent et généreux oubli des ressentiments passés, prendre rang dans l'armée catholique, et l'un des signataires des ordonnances de 1828, M. de Vatimesnil, acceptait noblement, à côté et au-dessous de M. de Montalembert, la vice-présidence du «comité pour la liberté religieuse». Au même moment, comme pour augmenter encore l'éclat et la popularité de la cause catholique, les prédications de Notre-Dame, qui avaient été le point de départ du mouvement, recevaient un nouveau développement: vers la fin de 1843, le P. Lacordaire remontait, à côté du P. de Ravignan, dans cette chaire qu'il avait quittée en 1836 et où, cinq ans après, il n'avait paru qu'en passant; les hommes de ce temps avaient ainsi cette fortune d'entendre le Dominicain pendant l'Avent et le Jésuite pendant le Carême, tous deux attirant des foules chaque jour plus nombreuses, plus émues, plus conquises. Les stations de Paris ne suffisaient pas au zèle des deux apôtres; ils allaient remuer, par leur parole, les grandes villes de province, et l'enthousiasme public y prenait parfois des proportions et un caractère plus extraordinaires encore. N'y avait-il pas de quoi frapper ceux qui se rappelaient quelles étaient en France, peu d'années auparavant, les humiliations du catholicisme? Aussi comprend-on que l'un des hommes qui avaient le plus contribué à ce changement, Lacordaire, s'écriât alors avec une émotion reconnaissante: «Quelle différence entre 1834 et 1844!... Ce que nous avons gagné, dans cette dernière campagne, en vérité, en force, en avenir, est à peine croyable... Je ne crois pas que l'histoire ecclésiastique présente nulle part une aussi surprenante péripétie. Où allons-nous donc, et qu'est-ce que Dieu prépare[515]?» Les catholiques se sentaient à l'une de ces heures de grands espoirs, pendant lesquelles on est heureux d'avoir vécu, dussent-elles être suivies plus tard de douloureuses déceptions.
VI
Que l'Université se soit défendue et ait tâché de rendre coup sur coup, quand on a d'abord semblé poursuivre sa déchéance pour cause d'indignité morale et religieuse, rien là qui doive surprendre. Mais voici qu'elle se trouve en présence d'une campagne beaucoup moins blessante pour elle; les catholiques demandent la liberté pour tous. Ne prendrait-elle pas le beau rôle et ne servirait-elle pas ses vrais intérêts, en déclarant qu'elle ne combat ni ne craint cette liberté? Elle n'en fait rien; les nuits du 4 août sont rares dans l'histoire des privilégiés. Bien au contraire, elle paraît se cramponner à son monopole avec un égoïsme craintif, à ce point que M. Sainte-Beuve ne peut s'empêcher de relever le caractère «mesquin» de ce qu'il appelle ces «anxiétés de pot-au-feu[516]». Une attitude moins justifiable encore est celle des «libéraux». Ils ne doivent pas ignorer que ce sont eux qui, sous la Restauration, ont lancé l'idée de la liberté d'enseignement et qui en ont ensuite inscrit le principe dans la Charte de 1830. Et cependant, il leur suffit de l'entendre réclamer par des catholiques, pour la renier. Tous les journaux de gauche ou de centre gauche, sauf le Commerce, organe peu répandu du petit groupe Tocqueville, et, par intermittence, une feuille radicale, la Réforme, se font, par haine du clergé, les champions du monopole universitaire dont naguère encore ils se plaisaient à dire du mal. Quant au Journal des Débats, qui persiste en cette question à marcher avec ses adversaires politiques, il répond allègrement à ceux qui lui opposent la promesse de la Charte, que les catholiques n'ont pas qualité pour invoquer cette Charte, faite «non pour eux et par eux, mais contre eux».
Si résolus que fussent les avocats du monopole à braver toute pudeur libérale, la défensive leur paraissait embarrassante sur ce terrain constitutionnel. Aussi les voyons-nous tout de suite tâcher d'en sortir et chercher à prendre l'offensive sur quelque autre sujet. Dans les séminaires, quand les jeunes clercs sont sur le point de recevoir le sacerdoce, pour les mettre à même d'exercer le ministère de la confession, on leur fait étudier une certaine partie de la théologie morale, celle qui traite des cas de conscience les plus délicats. Là, comme dans les thèses de droit criminel, il faut, pour définir les degrés de culpabilité et la gravité des peines, recourir à des distinctions que l'ignorant superficiel peut être tenté de regarder comme subtiles. Là, surtout quand il s'agit des péchés contre le sixième et le neuvième commandement, on est réduit à approfondir les plaies les plus honteuses de l'âme, ainsi qu'il est fait, dans les livres de médecine, pour celles du corps: répugnante, mais nécessaire dissection, qui n'est pas plus immorale dans un cas que dans l'autre. Les règles de cette science, s'appliquant non à des faits créés par une imagination dépravée, mais à ceux que fournit l'expérience des confesseurs, sont exposées dans des ouvrages spéciaux, écrits en latin pour les mieux soustraire aux mauvaises curiosités. L'un de ces ouvrages tomba, en 1843, sous les yeux d'un protestant de Strasbourg, qui y vit prétexte à un petit pamphlet, publié sous ce titre: Découvertes d'un bibliophile. Accusant les professeurs des séminaires d'excuser le vol, le parjure, l'adultère et jusqu'aux débauches contre nature, de pervertir la conscience et de corrompre l'imagination de leurs élèves, il affectait l'effroi d'une pudeur indignée, à la vue des ignominies où se complaisait l'enseignement ecclésiastique. Il était facile de se rendre compte que cette accusation s'appuyait sur des citations audacieusement tronquées et dénaturées, ou sur des contresens comme on en commet toujours, quand on veut traiter au pied levé d'une science quelconque dont on ignore l'ensemble, les principes, la méthode et même la langue. Mais les champions du monopole universitaire n'y regardaient pas de si près: voyant là une arme, ils s'en saisirent avec empressement et s'en servirent avec une passion sans scrupule. Le Journal des Débats ne fut pas des derniers à exprimer le dégoût que lui inspiraient «les honteux écarts de l'enseignement ecclésiastique» et la «boue de la casuistique». Notons en passant que l'un des plus âpres à flétrir ces distinctions où il prétendait découvrir l'excuse de tous les crimes, et en particulier du vol, était M. Libri; probablement avait-il déjà commencé dans nos bibliothèques les soustractions qui devaient lui attirer peu après une condamnation infamante. Le tapage fut un moment si fort, qu'on put se demander si la vérité parviendrait jamais à se faire entendre. Au bout de quelques mois cependant, devant la réaction du bon sens et du dégoût, nul n'osa plus prolonger cette calomnie. M. Isambert ayant tenté d'en porter l'écho à la tribune de la Chambre, il suffit de quelques mots émus du garde des sceaux pour en faire justice.
La diversion des «cas de conscience» avait donc échoué, et les adversaires de la liberté d'enseignement eussent risqué de se trouver à court, sans la ressource d'une autre manœuvre, moins nouvelle, mais d'un effet plus sûr. Benjamin Constant disait un jour à M. de Corcelle: «On a vraiment bien tort de s'embarrasser pour l'opposition; quand on n'a rien,... eh bien, il reste les Jésuites; je les sonne comme un valet de chambre, ils arrivent toujours.» Après avoir tenu tant de place dans les polémiques de la Restauration, ces religieux avaient fait peu parler d'eux depuis 1830. S'ils continuaient et même développaient leurs œuvres de confession et de prédication, c'était sans bruit. Ils n'enseignaient plus en France, depuis 1828, et leurs collèges de Brugelette, de Fribourg et du Passage étaient hors frontières. Ils se défendaient de tout lien avec les partis politiques et de toute hostilité contre la monarchie de Juillet[517]. Un moment, en 1838 et 1839, quelques-uns des fauteurs de la coalition essayèrent de réveiller contre eux les vieilles préventions; la tentative échoua, et le Journal des Débats railla ceux qui avaient «peur des Jésuites[518]». Plus tard, quand, à la suite du projet de 1841, la question de la liberté d'enseignement se trouva soulevée, la Compagnie de Jésus ne sortit pas de sa prudente réserve, et ne se mêla pas, au moins ostensiblement, aux polémiques engagées à ce sujet. Et cependant, voici que, tout à coup, vers 1842, on se remettait, dans la presse «libérale», à crier: Au Jésuite! comme sous M. de Villèle. Le Journal des Débats n'était pas le moins ardent à agiter le fantôme dont il se moquait naguère avec tant de verve. Le pamphlet principal de M. Génin avait pour titre: les Jésuites et l'Université, et, dans ses Lettres, M. Libri se posait cette question: Y a-t-il encore des Jésuites? Il n'était pas jusqu'aux écoliers qu'on n'eût l'inconvenance de mêler à ces querelles; dans plusieurs collèges de Paris, en 1842, on donnait pour sujet de discours français, Arnauld demandant, devant le Parlement, l'expulsion des Jésuites, les accablant des accusations les plus violentes et les plus injurieuses, et faisant, par contre, un éloge enthousiaste de l'Université. Il semblait que toute la controverse ne portât plus que sur la Compagnie de Jésus; ce qui faisait dire spirituellement à M. Rossi: «Je ne sais si l'humilité chrétienne est parmi les vertus de cette congrégation, mais elle aura quelque peine à ne pas céder aux séductions de l'orgueil, tellement est grande la place qu'elle a occupée dans nos débats.» La polémique, du reste, n'est pas plus sérieuse que sous la Restauration: même façon de transformer les actes les plus simples de dévotion ou de charité en noirs complots, les humbles demeures des religieux en redoutables et mystérieuses forteresses. L'archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires, fondée par M. Desgenettes, en dehors des Jésuites, est présentée comme une terrible société secrète dont les 50,000 affiliés sont les agents de la puissante compagnie. «Rien ne se fait, dit gravement M. Libri, sans que les Jésuites y prennent part.» Et il les montre ayant pied dans toutes les classes de la société, particulièrement dans «le boudoir des jolies femmes», détournant le produit des quêtes pour former «les fonds secrets de la congrégation»; guerres, révolutions, tout ce qui s'accomplissait dans le monde est l'œuvre des Jésuites; ils ont dans leur maison mère, à Rome, «un immense livre de police qui embrasse le monde entier», et où est admirablement racontée la biographie de tous les hommes auxquels ils ont eu affaire. «Un de mes amis a vu le livre», affirme M. Libri. Ces sottises finissaient par impatienter Henri Heine lui-même: il raillait ceux qui attribuaient tout aux intrigues des Jésuites et s'imaginaient sérieusement que, de Rome, le général de la compagnie dirigeait, par ses sbires déguisés, la réaction dans le monde entier. «Ce sont, ajoutait-il, des contes pour de grands marmots, de vains épouvantails, une superstition moderne.» Mais M. Libri n'en était pas moins tout entier à l'épouvante irritée que lui causait l'envahissement croissant de cette congrégation. Sa perspicacité ne laissait échapper aucun signe de cet envahissement; quelques églises commençaient alors à être chauffées: n'était-ce pas la preuve, demandait le savant professeur, que la morale relâchée des Jésuites gagnait et dominait tout le clergé? On a le regret de constater que le signal de cette triste et souvent bien sotte campagne était parti d'assez haut. N'était-ce pas le grand maître de l'Université, M. Villemain, qui, le 30 juin 1842, en pleine Académie, à propos d'un concours sur Pascal, avait semblé inviter à reprendre les vieilles polémiques «contre cette société remuante et impérieuse que l'esprit de gouvernement et l'esprit de liberté repoussent également»? L'exemple de M. Villemain était suivi, à l'Académie, par M. Mignet, dans la séance du 8 décembre 1842; à la Sorbonne, l'année suivante, par M. Lacretelle, ouvrant son cours d'histoire. Les vieilles préventions parlementaires venaient au secours des rivalités universitaires, et, en 1843, deux procureurs généraux, M. Dupin, à la Cour de cassation, M. Borely, à la cour d'Aix, attaquaient les Jésuites dans leurs discours de rentrée. Enfin, un pair de France, homme du monde et homme d'esprit, le comte Alexis de Saint-Priest, publiait un volume d'histoire sur la suppression de l'Ordre au dix-huitième siècle.
Qu'il y ait eu dans ces attaques une part de préjugés sincères, on ne peut le contester; toutefois, la façon dont elles ont éclaté de toutes parts, si subitement et sans prétexte apparent, révèle une tactique raisonnée ou instinctive. C'est une «ruse de guerre», disait alors Henri Heine. On avait compris l'avantage de ce mot de «Jésuite», pour soulever les passions et pour rendre impopulaire la liberté elle-même. Suivant la parole de M. de Montalembert, «les défenseurs du monopole faisaient ce qu'on fait dans une place assiégée; ils faisaient une diversion habile, une sortie vigoureuse». L'arme paraissait si commode et à elle seule si efficace, qu'on s'en servait contre tous ceux que l'on voulait combattre. À propos des cas de conscience, avait-on à parler des ouvrages des abbés Moullet, Sœttler, etc., on avait bien soin de les appeler le «Père» Moullet ou le «Père» Sœttler, pour faire croire qu'ils appartenaient à la Compagnie de Jésus. Tout ce qu'on reprochait au clergé, dans le présent ou dans le passé, on l'attribuait à cette compagnie, qui eût pu souvent répondre:
Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né?
Contrairement aux vues premières de quelques-uns de ceux qui avaient étourdiment engagé ce combat, ce qu'on s'était trouvé bientôt attaquer, sous le nom de jésuitisme, c'était le catholicisme lui-même. Le masque gallican ou janséniste, derrière lequel on cherchait à dissimuler l'hostilité antichrétienne, était déjà bien usé sous la Restauration, en dépit de M. de Montlosier ou de M. Cottu, et quoique la société de cette époque se rattachât encore, par quelques points, aux traditions d'ancien régime. Mais, après 1830, il ne pouvait plus tromper personne. Aussi, répondant au Journal des Débats, qui s'était un jour défendu d'avoir attaqué «la religion du pays» et prétendait n'en vouloir qu'à «la superfétation honteuse du jésuitisme», une autre feuille ministérielle, le Globe, lui disait: «Soyez donc plus francs et plus hardis; ne lancez plus vos attaques obliquement; laissez là les épithètes de Jésuites et de casuistes. Allez droit au but; ayez la hardiesse de votre inconsidération. Osez dire aux évêques de France: Nos injures sont pour vous.» «Le jésuitisme, lisons-nous dans la Revue indépendante, à la date du 25 mai 1843, n'est ici qu'une vieille formule qui a le mérite de résumer toutes les haines populaires contre ce qu'il y a de rétrograde et d'odieux dans les tendances d'une religion dégénérée... Tout le monde voit bien ce qui est au fond de cette querelle: il s'agit en réalité de savoir qui l'emportera du catholicisme exclusif ou de la liberté.» D'ailleurs, qui eût pu conserver quelque doute sur le caractère que prenait de plus en plus cette lutte, en voyant ce qui se passait alors dans l'une des principales écoles de l'État?
À la même heure, en 1843, deux professeurs au Collège de France, non des premiers venus, M. Quinet et M. Michelet, transformaient leurs cours en une sorte de diatribe haineuse contre les Jésuites. La surprise fut grande. Le passé de ces deux hommes ne semblait pas les avoir préparés à ce rôle de pamphlétaire. Les accès de fièvre révolutionnaire et belliqueuse ressentis par M. Quinet en 1830 et en 1840 avaient été considérés comme des accidents passagers dans une vie qui paraissait d'ailleurs absorbée par des travaux d'érudition et de poésie. S'il n'était pas chrétien, il n'avait pas apporté jusqu'ici, dans les choses religieuses, de passion agressive, et l'on croyait voir en lui un penseur cherchant le Dieu qu'il souffrait d'avoir perdu. Du reste, aussi éloigné que possible de toute question pratique et contemporaine, il vivait plutôt dans les nuages, si peu en quête des applaudissements vulgaires qu'un de ses amis pouvait dire: «Que voulez-vous? Quinet a toujours eu un talent particulier pour cacher ce qu'il fait.» Quant à M. Michelet, bien que n'ayant jamais eu d'habitudes ni même de convictions religieuses, et n'ayant été baptisé qu'à dix-huit ans, il avait été quelque temps considéré par les catholiques, sinon comme un des leurs, du moins comme un allié. C'était Mgr Frayssinous qui l'avait nommé à l'École normale, comptant qu'il y contre-balancerait l'influence voltairienne de professeurs plus «libéraux». On l'avait choisi pour enseigner l'histoire à la fille du duc de Berry, en attendant qu'on lui donnât pour élève, après 1830, la princesse Clémentine. Nul n'avait semblé goûter plus vivement cette poésie du christianisme que Chateaubriand venait de révéler à son siècle; nul n'avait mieux senti le moyen âge, rendu un plus tendre hommage au rôle maternel de l'Église envers la jeune Europe; nul n'avait baisé d'une lèvre plus émue la croix du Colisée ou les pierres de nos cathédrales gothiques. «Toucher au christianisme! s'écriait-il; ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas.» Et, pour exprimer la nature des sentiments que la vieille religion lui inspirait, il rappelait ce qu'il avait éprouvé auprès du lit de sa mère malade. Aussi pouvait-il écrire, en 1843: «Les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Église, c'est moi peut-être qui les ai dites.» Du reste, étranger aux passions et aux intrigues du dehors, tout entier à ses vieux documents ou à ses élèves qu'il aimait également, sorte de Bénédictin soucieux de ce qu'il appelait «sa virginité sauvage», il donnait à tous, par sa personne comme par ses écrits, l'idée d'un talent dont la note dominante était une naïveté tendre et enthousiaste; Henri Heine l'appelait alors «le doux et paisible Michelet, cet homme au caractère placide comme le clair de lune». Et cependant, à peine ces deux professeurs sont-ils atteints, avec tant d'autres, par le livre du Monopole universitaire, qu'ils bondissent furieux et deviennent, à l'étonnement de tous et au regret de leurs amis, les adversaires les plus vulgairement passionnés du clergé et du catholicisme. Comment expliquer cette transformation? Peut-être y avait-il eu, dès l'origine, chez M. Quinet, un fanatisme révolutionnaire et antichrétien plus profond qu'on ne le croyait; ses lettres, publiées après sa mort, révèlent en effet, de 1830 à 1843, une sorte de misanthropie irritée contre le gouvernement et la société, qui rappelle parfois la correspondance de Lamennais. Quant à M. Michelet, à côté des tendresses de sa nature littéraire, il avait une sensibilité douloureuse, venant en partie de la misère et des blessures d'amour-propre dont il avait souffert pendant son enfance et souvent même dans son âge mûr; la longue et laborieuse solitude où il avait vécu sur lui-même, accumulant dans le silence bien des amertumes, avait ajouté à cette susceptibilité quelque chose de concentré et une sorte d'exaltation intérieure qui n'attendait qu'une circonstance pour faire explosion. Il y avait en outre chez lui un grand orgueil et une vanité plus grande encore. N'est-ce même pas surtout par là qu'il est tombé? Ne semble-t-il pas qu'à cette époque le démon l'ait transporté sur la montagne de la tentation, qu'il lui ait montré à ses pieds et offert, s'il voulait servir des passions mauvaises, le royaume de la basse popularité? M. Michelet crut trouver là une revanche des humiliations mondaines dont il avait souffert; il se laissa séduire, et aussitôt le vertige s'empara de lui.
Ce fut à propos des littératures méridionales de l'Europe, sujet officiel de son cours, que M. Quinet trouva moyen de faire six leçons sur les Jésuites ou plutôt contre eux. Prétendant analyser et définir le jésuitisme, il s'attaqua, avec une violence extrême, aux Exercices spirituels de saint Ignace; par des citations mal traduites ou inexactes, il chercha à rendre odieuse et ridicule cette grande méthode de vie intérieure, et dénonça, dans l'esprit qui en émanait, une influence mortelle à toute civilisation: «Ou le jésuitisme doit abolir l'esprit de la France, concluait-il, ou la France doit abolir l'esprit du jésuitisme.» Cette dernière œuvre était, à ses yeux, la mission propre de l'Université et la raison d'être de son monopole. Estimant que le catholicisme—à cette date il l'appelait encore le jésuitisme—était incompatible avec la révolution, il voulait que l'État fondât une religion nouvelle, destinée à rétablir, au-dessus des divisions actuelles de sectes, l'unité morale de la nation; l'enseignement public lui paraissait le moyen d'imposer ce nouvel Évangile aux jeunes générations. M. Quinet devait bientôt laisser voir que cette religion se confondait, dans sa pensée, avec l'idée révolutionnaire. Le scandale fut grand de voir de pareilles thèses professées par un personnage qui se plaisait lui-même à dire: «Je suis un homme qui enseigne ici publiquement, au nom de l'État.» Fallait-il s'étonner que l'amphithéâtre du Collège de France ressemblât parfois plus à la salle d'un club qu'à celle d'un cours? Chaque leçon était «une bataille», dit un disciple de M. Quinet, M. Chassin. La partie ardente de la jeunesse catholique, ainsi provoquée, venait protester contre les outrages que le professeur jetait à ses croyances. «Plus d'une fois, raconte encore M. Chassin, entendant des cris formidables, l'administrateur accourut, par les couloirs intérieurs, jusqu'à la chaire du professeur, et, pâle d'effroi, lui conseilla de lever immédiatement la séance:—Je ne sais pas, disait-il, si, ce soir, il subsistera une pierre du Collège de France.» Mais après quelques scènes de ce genre, les étudiants catholiques, obéissant aux conseils des chefs de leur parti, notamment du P. de Ravignan, renoncèrent à ces manifestations. Quant à M. Quinet, au milieu des passions qu'il soulevait, il apportait une sorte de fanatisme mystique dont on trouve la trace dans sa correspondance, se croyant un apôtre et presque un martyr, alors qu'il faisait œuvre de détestable pamphlétaire.
Encore chez M. Quinet y avait-il une apparence d'enseignement, une certaine gravité, un plan suivi. Rien de tout cela chez M. Michelet. Chargé d'un cours d'histoire et de morale, les sujets traités par lui jusqu'alors ne le conduisaient pas à s'occuper des Jésuites; mais sa passion fantaisiste dédaigne même la feinte d'une transition. Il suffit de jeter un regard sur son auditoire pour voir ce qu'est devenu, avec cet étrange professeur, le vieux Collège de France. Une foule tapageuse fait queue aux portes et se bouscule pour entrer. Dans la salle comble, en attendant le maître, on s'interpelle, on crie, on échange de grossiers lazzi, on chante la Marseillaise, Jamais l'Anglais ne régnera, ou des couplets de Béranger dont chaque refrain est accueilli par un hurlement: À bas les Jésuites! quelquefois des chants pires encore. Un jeune homme profite d'un intermède pour déclamer des vers patriotiques; un autre quête pour la Pologne. Enfin, M. Michelet fait son entrée: tête couverte de grands cheveux déjà presque blancs, figure longue et fine, bouche un peu contractée, regard ardent, et, dans toute sa physionomie, quelque chose de fébrile et de troublé. Il s'assied. Les bras pendants sous la table, il s'agite, se balance, et commence d'un ton saccadé, en style haché. Il n'est pas orateur: les mots lui viennent rares et pénibles; souvent il se gratte le menton, en paraissant attendre l'idée. Sur quoi va porter la leçon? On ne s'en doute pas. Le sait-il lui-même? Son début est parfois des plus étranges: tel jour, il parle d'un incident vulgaire qui a frappé un moment son regard, en venant au Collège de France. Il veut charmer et amuser ses auditeurs; il veut surtout les flatter et obtenir leur applaudissement, en faisant écho à leur passion du moment[519]. Nul moyen d'analyser ces leçons. Il y règne une animosité violente, une colère furieuse, une sorte de terreur grotesque que tout révèle, jusqu'au trouble inouï du style et de la composition. Le plus souvent, le professeur s'attaque aux hypothèses que crée son imagination, aux perfidies, aux égarements, aux corruptions qu'il suppose possibles, que dès lors il prend comme réels et sur lesquels il fonde sa satire et son réquisitoire. Du reste, dans cette vision maladive, tout défile et se mêle en désordre, passé, avenir et présent, philosophie, politique, peinture, Pologne, bals du quartier latin, architecture, façon dont les babies mangent de la bouillie, et presque toujours il aboutit à parler de soi. «Je suis sûr de ne pas rester court, disait-il, parce que ce que je raconte, c'est moi.» C'est lui qui a tout fait, qui a tout vu; il est la personnification de l'humanité; il est le précurseur d'un nouveau Messie, s'il n'est ce Messie lui-même. Aussi M. Sainte-Beuve écrit-il, à ce propos, le 28 juillet 1843: «Jamais le je et le moi ne s'est guindé à ce degré. C'est menaçant.» M. Michelet a la plus haute idée de son œuvre; à l'entendre, «chacune de ses leçons est un poème»; il déclare «n'avoir jamais eu un sentiment plus religieux de sa mission, n'avoir jamais mieux compris le sacerdoce, le pontificat de l'histoire». Triste décadence d'un brillant esprit, que rien désormais n'arrêtera plus. Le cours de 1843 a été une époque décisive et fatale dans la vie de M. Michelet. L'une des extravagances de sa dernière manière sera de prétendre distinguer deux François 1er, l'un avant, l'autre après l'abcès; deux Louis XIV, l'un avant, l'autre après la fistule; comme on l'a dit spirituellement, on serait mieux fondé à distinguer deux Michelet, l'un avant, l'autre après les Jésuites. Le second n'a rien du premier, et prend en quelque sorte plaisir à le contredire. Le talent même s'est altéré; les défauts sont aggravés, et les qualités se sont voilées. L'écrivain paraît de plus en plus sous l'empire d'une folie malsaine dans laquelle un sentiment domine: la haine satanique du christianisme. Ce fut une des ruines morales et intellectuelles de ce siècle qui en a tant connu.
Ces cours qui étaient le plus grand désordre des luttes religieuses de ce temps, eurent du moins un avantage. Désormais, il ne fut plus possible de soutenir qu'en attaquant les Jésuites, on ne s'en prenait pas au clergé tout entier et à la religion elle-même. Les deux professeurs dédaignaient de dissimuler la vraie portée de leurs coups. M. Michelet en vint bientôt à soutenir que le christianisme était un obstacle aux progrès de l'humanité, une décadence par rapport non seulement au paganisme, mais au fétichisme, la «cité du mal», par opposition à la révolution qui était la «cité du bien», et il proclamait sa résolution de «détrôner le Christ». Quant à M. Quinet, un de ses apologistes, M. Chassin, nous le montre, dans son cours, poursuivant le catholicisme à travers tous les siècles, «se rangeant du côté de ses grands ennemis du dix-huitième siècle, détrônant l'Église, et décernant à la révolution française la papauté universelle et le gouvernement des âmes». Cette franchise brutale dérangeait bien des tactiques. Au premier moment, tous les partisans du monopole, depuis le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes jusqu'au National et à la Revue indépendante, avaient applaudi à la sortie des deux professeurs; mais les habiles et les prudents ne tardèrent pas à y trouver plus d'embarras que de secours. Dès l'apparition du livre des Jésuites, dans lequel les deux professeurs avaient réuni leurs leçons de 1843, la Revue des Deux Mondes disait: «La publication a réussi, le coup a porté, trop bien peut-être.» Un autre fait se dégageait des scandales du Collège de France, c'est que les passions soulevées s'attaquaient en réalité à la monarchie de Juillet aussi bien qu'à l'Église catholique. À chaque incident, à chaque parole des maîtres, à chaque manifestation des élèves, ce caractère révolutionnaire apparaissait plus marqué et plus agressif. M. Chassin a loué depuis M. Quinet de ce que, après deux ans de son enseignement, «la jeunesse des écoles avait cessé d'être catholique et était devenue républicaine»; il a déclaré, en parlant des événements de 1848, que «les cours du Collège de France pouvaient être considérés comme une des causes les plus directes de ce réveil national et universel»; et il a ajouté, à propos du rôle de M. Quinet, le 24 février: «Au jour de l'action, il fut à son poste. Il avait, si j'ose dire, armé les âmes; il devait donc se jeter en personne dans la bataille... Un des premiers, il entra aux Tuileries, le fusil à la main. L'alliance conclue par l'idée fut ainsi scellée dans le sang.» N'y a-t-il pas là une leçon pour les politiques à courte vue qui s'imaginent que le cri: À bas les Jésuites! ne menace pas l'État, ou qui même croient habile de détourner de ce côté les passions gênantes ou redoutables?
La diversion, chaque jour plus violente et plus tapageuse, tentée contre la Compagnie de Jésus, obligea les catholiques qui avaient pris d'abord l'offensive contre le monopole universitaire, à se défendre, à leur tour, sur le terrain où on les attaquait et qui, à raison des préjugés encore régnants, pouvait paraître peu favorable. M. de Montalembert avouait plus tard, à la tribune, «l'embarras» que, dans le premier moment, cette évocation d'un Ordre si impopulaire avait causé aux catholiques. Toutefois, ils firent vaillamment face à l'attaque. Journaux, revues, brochures, livres, tout fut employé. Un écrit effaça tous les autres: ce fut celui que le P. de Ravignan publia en janvier 1844, sous ce titre: De l'existence et de l'institut des Jésuites. Rare fortune pour cet institut, de posséder alors dans ses rangs un prédicateur célèbre dont les hommes de tous les partis étaient les auditeurs assidus et les admirateurs, dont le chancelier Pasquier faisait l'éloge en pleine Académie; un religieux dont la vertu en imposait à ce point que personne n'osait l'attaquer. Qu'un tel homme prît en main la cause des Jésuites et les personnifiât en quelque sorte devant le monde, au jour du péril, c'était déjà beaucoup, car son nom, à lui seul, était une force et une protection; mais de plus son petit livre était, en lui-même, excellent. Traitant successivement des Exercices spirituels de saint Ignace, des constitutions, des missions et des doctrines de la compagnie, il contenait une réfutation brève, simple et forte, de toutes les accusations portées. Et surtout, quel accent incomparable avait cette courte apologie, fière sans rien de provocant ni d'irritant, où l'auteur se défendait sans s'abaisser au rang d'accusé: mélange singulièrement saisissant de l'humilité du religieux qui parle par obéissance, avec un absolu détachement de tout ce qui le touche personnellement, et de la noblesse d'âme du gentilhomme, soucieux de l'honneur de son drapeau! Et quelle sérénité dans une œuvre de polémique! À peine, par moments, un peu d'impatience, à la vue du bon sens et de la bonne foi si outrageusement méconnus, mais aucune pensée petite, amère, aucune animosité contre les hommes; toujours cette politesse du langage qui, chez l'écrivain, était à la fois la marque de l'homme bien né et la manifestation d'une ardente charité chrétienne; depuis la première page jusqu'à la dernière, une émotion où l'on ne sait ce qui domine, de l'amour de la cause que l'auteur défend, ou de celui des âmes qu'il veut toucher; par places, des cris du cœur d'une admirable éloquence. Le contraste était grand avec les œuvres troublées auxquelles il répondait, et aussi, il faut le dire, avec quelques-unes de celles par lesquelles avait été défendue jusqu'alors la cause catholique[520].
Dans la publication du P. de Ravignan, il y avait plus qu'une belle parole, il y avait un grand acte. Jusqu'à présent les Jésuites ne s'étaient défendus que par la vieille méthode, attendant tout de la tolérance du gouvernement, sollicitée sans bruit, faisant parler d'eux le moins possible, évitant même de se nommer. En 1838, par exemple, ils avaient été menacés: nous avons vu alors le provincial de Paris, le P. Guidée, faire parvenir au Roi un mémoire secret où il trouvait moyen de justifier son Ordre sans en prononcer une seule fois le nom; il s'y faisait même un mérite de cette espèce de dissimulation. Tout autre avait été la tactique inaugurée par Lacordaire avec son Mémoire pour le rétablissement des Frères Prêcheurs, et suivie par M. de Montalembert, Mgr Parisis et les autres chefs du mouvement catholique, tactique qui consistait à se défendre par la publicité, par toutes les armes que fournissaient les libertés modernes, et à s'adresser à l'opinion plus qu'au gouvernement. Par sa brochure, le P. de Ravignan s'engage et engage avec lui résolument sa compagnie dans cette voie libérale. Tout d'abord il se nomme, avec une hardiesse dont la nouveauté stupéfie ses adversaires[521]. Il n'invoque pas le droit divin de l'Église; mais le droit public de la France; il s'appuie, non sur les bulles des papes, mais sur la Charte. «La Charte a-t-elle proclamé la liberté de conscience, oui ou non?» tel est le fond de son argumentation. Il se défend d'être hostile aux principes auxquels il fait appel. «On nous transforme, dit-il, en ennemis des libertés et des institutions de la France: pourquoi le serions-nous?» Afin de compléter sa démarche, il publie, en même temps, une lettre et une consultation de M. de Vatimesnil, qui établissent la situation légale des congrégations, notamment des Jésuites, et qui déterminent ainsi le terrain de la résistance judiciaire.
L'effet de ce livre fut immense. Il s'en vendit, dans la seule année 1844, plus de vingt-cinq mille exemplaires: chiffre considérable pour l'époque. Les adversaires n'osaient l'attaquer directement. Pendant que Lacordaire proposait, au cercle catholique, «trois salves en l'honneur du P. de Ravignan», celui-ci recevait l'avis que, dans les Chambres, «sa brochure avait produit très bon effet, qu'on en avait beaucoup parlé dans un bon sens, que MM. Pasquier, Molé, de Barante, Sauzet, Portalis et autres l'approuvaient hautement», que les ministres eux-mêmes, M. Guizot et M. Martin du Nord, la jugeaient favorablement[522]. Le premier président, M. Séguier, venait voir l'auteur pour le féliciter. Il n'était pas jusqu'à M. Royer-Collard, si imbu de préventions jansénistes, qui ne lui exprimât son admiration. M. Sainte-Beuve écrivait alors dans la Revue suisse: «C'est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute cette querelle, qui soit digne d'une grande et sainte cause... Il est de nature à produire beaucoup d'effet; il s'en vend prodigieusement.» Aussi le P. de Ravignan écrivait-il modestement au Père général: «Dieu a béni cette publication, malgré l'inconcevable indignité de l'instrument; pas un blâme encore, que je sache, pas un inconvénient signalé, au contraire.» Un succès si complet contient une leçon. Il est dû à deux causes: d'abord la modération et la dignité du ton, l'esprit large, juste et charitable qui anime l'auteur, sa préoccupation, non de flatter les passions de ses amis ou de meurtrir ses adversaires, mais de convaincre et d'attirer tous les hommes d'entre-deux; ensuite l'avantage du terrain nouveau où il s'est placé, de la thèse de liberté et de droit moderne sur laquelle il s'est fondé. Il a pris, pour une défensive devenue nécessaire, les armes dont les chefs du parti catholique s'étaient servis naguère pour l'offensive; il l'a fait avec un avantage égal, et il a empêché ainsi que les partisans du monopole ne trouvassent, par la diversion contre le jésuitisme, un moyen de réparer l'échec moral subi par eux, sur la question même de la liberté d'enseignement.
VII
Jusqu'à présent nous avons assisté au combat des deux armées opposées, évêques contre philosophes, champions de la liberté d'enseignement contre tenants du monopole universitaire. Du gouvernement, sauf ce qui a été dit, à l'origine, de son malheureux projet de 1841, il n'a pas encore été parlé. C'est l'ordre logique. Dans ces premières années, en effet, le ministère n'a eu qu'un rôle secondaire et effacé; il n'a pas exercé d'action sur la lutte dont il a, sans le vouloir et sans le savoir, donné le signal; on se battait en dehors de lui et par-dessus sa tête. Pendant ce temps, son attention et ses efforts étaient absorbés par les questions extérieures ou intérieures dont la politique parlementaire faisait, à chaque session, des questions de cabinet; nous avons vu quelles elles étaient: la liberté d'enseignement n'y avait pas figuré. Et cependant, à voir les choses de plus haut, bien des raisons n'eussent-elles pas dû déterminer le gouvernement à s'emparer du problème ainsi soulevé et à briguer l'honneur de lui donner une solution sagement libérale? Il souffrait, nous l'avons vu, du vide de la scène politique et ne savait comment le remplir, ne voulant pas, à l'intérieur, d'innovations dangereuses pour un pays ébranlé partant de secousses, et ne pouvant rien entreprendre au dehors, en face de la coalition toujours prête à se reformer contre la France de 1830. Avec la liberté d'enseignement, une occasion s'offrait à lui de faire quelque chose de grand, de sain et de fécond, qui eût remplacé avec avantage les questions factices et les querelles de personne où se dépensait toute la vie politique. Ne serait-ce pas jeter une semence féconde dans ce champ parlementaire qui paraissait stérilisé à force d'avoir été moissonné, rajeunir le formulaire un peu vieilli et usé de la politique conservatrice, agrandir et élever ce qu'il y avait d'étroit et d'abaissé dans une société bourgeoise, apporter le meilleur contrepoids à la prépondérance des préoccupations matérielles, donner aux hommes d'État d'alors cette moralité, cette grandeur, ce prestige qu'ils ne peuvent avoir quand rien n'indique chez eux le souci des principes supérieurs, et dont M. Guizot, dès 1832, sentait le besoin pour la monarchie de Juillet[523]? La liberté religieuse était celle à laquelle les gouvernements pouvaient faire la part la plus large, se confier avec le plus de sécurité, «la moins redoutable de toutes les libertés, disait le comte Beugnot, puisqu'elle n'est réclamée que par des hommes de paix et de bonne volonté». Loin d'augmenter ainsi l'instabilité, qui était comme le mal constitutionnel de ce régime issu d'une révolution, on la diminuerait. En assurant à la royauté de 1830 l'adhésion et la reconnaissance des catholiques satisfaits, on corrigerait cette faiblesse morale qui résultait de l'hostilité des hautes classes, demeurées fidèles au parti légitimiste. En enlevant aux royalistes la possibilité de se poser, contre le gouvernement, en champions de la liberté religieuse, on leur retirerait le moyen le plus efficace qu'ils pussent trouver de rafraîchir leur programme et de recruter, dans la meilleure partie des générations nouvelles, leur armée affaiblie. Et pour atteindre ce but, il n'était pas besoin de souscrire à toutes les exigences du parti religieux. Sauf quelques esprits ardents et absolus, les catholiques se contenteraient à moins. Que le ministère, se portant médiateur, prît avec autorité l'initiative d'une sorte de transaction, ils seraient heureux de l'accepter, s'ils y discernaient la bonne volonté de faire tout ce que permettaient les circonstances. Ne seraient-ils pas pleinement et définitivement satisfaits, que du moins ils désarmeraient et, suivant la fine distinction de Mgr Parisis, à défaut d'un acquit, donneraient un reçu. Il suffirait probablement de reprendre le projet de 1836.
C'est certainement ce qu'eût fait M. Guizot, s'il s'était cru libre de suivre son sentiment personnel. On peut le croire, quand il affirme après coup, dans ses Mémoires, que «personne n'était plus engagé et plus décidé que lui à sérieusement acquitter, quant à la liberté d'enseignement, la promesse de la Charte». S'il avait professé à côté de M. Villemain et de M. Cousin, il n'était pas resté comme eux un dévot de l'Université: «Vous voulez, disait-il alors à un professeur fort mêlé aux polémiques, vous voulez, avec votre question universitaire, être un parti, et vous ne serez jamais qu'une coterie.» La lutte qui avait éclaté n'était pas de nature à le faire changer d'avis. Ce n'est pas ce haut esprit qui s'effrayait ou s'effarouchait de voir les catholiques et même les évêques user des armes de la liberté. À la différence de la plupart de ses contemporains, il comprenait les griefs du clergé, la gravité des questions soulevées; il se plaisait à considérer et à saluer, dans ces débats, quelque chose de plus vrai, de plus profond, de plus élevé que ce qui agitait les partis politiques au milieu desquels il était condamné chaque jour à manœuvrer. Aussi rendait-il hommage à la «sincérité» de l'opposition des catholiques, et déclarait-il leur émotion «digne d'un grand respect», alors même qu'elle conduisait à des démarches, selon lui, excessives. Bien plus, comme il l'avouera plus tard, ses sympathies étaient au fond avec eux, et, au plus fort de la lutte, il éprouvait à leur égard comme un sentiment d'envie. On lui attribuait l'inspiration du Globe qui blâmait alors sévèrement l'attitude du Journal des Débats en matière religieuse. Même sur les Jésuites, il avait l'esprit libre et large; il était allé souvent entendre, à Notre-Dame, le P. de Ravignan, pour lequel il ressentait estime et sympathie; plus d'une fois, il eut avec lui des entretiens où il aimait à se montrer supérieur aux préjugés régnants[524].
M. Guizot trouvait-il les mêmes dispositions chez ses collègues, entre autres chez le ministre des cultes et chez celui de l'instruction publique que leurs attributions appelaient à s'occuper plus spécialement des questions discutées? M. Martin du Nord eût été, en temps ordinaire, le plus aimable des ministres: bien intentionné, déférent envers ceux qu'il appelait ses évêques, son clergé, gracieux même pour les Jésuites, désirant sincèrement le bien de la religion et proclamant sa foi à la tribune. Mais cet avocat disert, ancienne célébrité d'un barreau de province, manquait un peu des vues hautes et du caractère ferme qui font l'homme d'État. Surpris et troublé des graves problèmes qu'on soulevait devant lui, il eût volontiers étouffé l'attaque comme la défense. On ne savait ce qui agissait le plus sur lui, de la crainte d'attrister les évêques ou de celle de braver leurs adversaires. Il n'eût pas fait obstacle à une politique largement libérale, mais il n'était pas homme à en prendre l'initiative. Néanmoins les prélats rendaient volontiers hommage à ses bonnes intentions. Ils se plaignaient plus vivement de M. Villemain qui leur paraissait être, dans le cabinet, le principal obstacle à la politique de conciliation désirée par M. Guizot. Ce n'était pas que le ministre de l'instruction publique fût animé de passions antireligieuses. Dans une note confidentielle adressée à ses collègues, Mgr Affre faisait, au contraire, remarquer que M. Villemain se distinguait, entre les hommes politiques de l'époque, par ses habitudes privées de vie chrétienne, et que, comme ministre, il avait fait, dans le choix des livres ou des professeurs, des efforts sincères pour rendre l'enseignement officiel plus religieux[525]. Mais l'esprit de corps universitaire qu'il avait apporté au pouvoir s'était encore échauffé depuis au feu de tant de polémiques. Lui et M. Cousin, tout en se jalousant et se détestant, l'un chatouilleux, ombrageux, inquiet, l'autre violent, impétueux, passionné, se disputaient l'honneur de personnifier la corporation enseignante. «M. Villemain, disait une feuille de gauche, est bien plutôt le grand maître de l'Université qu'il n'est le ministre de l'instruction publique. Au lieu de se considérer comme le grand pontife de l'enseignement universel, il est resté le général du corps enseignant laïque, le supérieur du couvent universitaire. Ainsi l'ont fait ses antécédents, ses habitudes d'esprit, la situation actuelle des choses et la difficulté de s'élever à la hauteur de son personnage[526].» Nous avons déjà eu, du reste, l'occasion de remarquer que M. Villemain, tout en étant le plus ingénieux des littérateurs, avait moins encore que M. Martin du Nord les qualités de l'homme d'État[527]. Joignez à cela cette susceptibilité craintive et irritable qui est souvent le mal des hommes de lettres, et que les polémistes catholiques ne ménageaient pas toujours assez. Très sensible à la louange, encore plus aux critiques, le ministre de l'instruction publique avait été fort ému de l'accueil, pour lui inattendu, qui avait été fait à son projet de 1841. De là ce je ne sais quoi d'aigri et d'agité avec lequel il se mêlait à la lutte. Quant aux autres membres du cabinet, ils ne paraissaient pas s'occuper de cette question d'enseignement dont ils ne comprenaient pas encore l'importance.