Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - II
The Project Gutenberg eBook of Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - II
Title: Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - II
Author: Théophile Lavallée
Release date: July 1, 2006 [eBook #18727]
Language: French
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HISTOIRE
DE PARIS
DEPUIS LE TEMPS DES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS
PAR
THÉOPHILE LAVALLÉE
DEUXIÈME ÉDITION
«Paris a mon cœur dez mon enfance, et m'en est advenu comme des choses excellentes. Plus j'ay veu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de cette-cy peult et gaigne sur mon affection. Je l'ayme tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis François, que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions!»
Montaigne.
DEUXIÈME PARTIE
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1857
Paris.--Imp. CARION, rue Bonaparte, 64.
HISTOIRE DE PARIS
SECONDE PARTIE
HISTOIRE
DES
QUARTIERS DE PARIS
Préliminaires.
Paris est situé par 48° 50' 13'' de latitude septentrionale, et par 19° 53' 45'' de longitude occidentale (méridien de l'Ile-de-Fer). Il s'étend sur les deux rives de la Seine, qui le divise en deux parties inégales, outre les îles, et il occupe le fond d'un large bassin qui est circonscrit par une suite de collines peu élevées. En avant de ces collines est son mur d'octroi, percé de cinquante-huit portes; en arrière est son mur d'enceinte fortifiée.
La partie septentrionale, et la plus considérable de Paris, forme un demi-cercle dont le fleuve serait le diamètre: les hauteurs dont elle est enveloppée longent d'abord la Marne, s'abaissent entre Rosny et Montreuil, se relèvent dans le plateau de Belleville (137 mètres au-dessus de la mer), s'effacent dans la plaine Saint-Denis (57 mètres), s'escarpent dans la butte isolée de Montmartre (138 mètres), se prolongent par la haute plaine des Batignolles (65 mètres), et finissent par les coteaux de Chaillot et de Passy.
La partie méridionale forme aussi un demi-cercle dont la Seine serait le diamètre: elle est bornée, à l'est, par des terrains en pente douce qui se relèvent à peine dans le petit plateau d'Ivry et sont interrompus par le cours de la Bièvre; au sud par le plateau de Sainte-Geneviève, élevé de 67 mètres, et qui a derrière lui le plateau de Montrouge; à l'ouest, par de faibles éminences qui avoisinent les barrières du Maine et de Vaugirard et par la plaine de Grenelle.
La superficie de Paris, jusqu'au mur d'octroi, est de 34,398,000 mètres carrés, et jusqu'à l'enceinte fortifiée, de 267,558,000 mètres carrés. On a calculé qu'elle était, sous Jules César, de 44 arpents; sous Julien, de 113; sous Philippe-Auguste, de 739; sous Charles VI, de 1,284; sous François Ier, de 1,414; sous Henri IV, de 1,660; sous Louis XIV, de 3,228; sous Louis XV, de 3,919; sous Louis XVI, de 3,958. Le développement de sa circonférence est de 24,287 mètres ou de plus de 7 lieues anciennes. Il y a 7,800 mètres de la barrière de Charonne à celle de Passy, et 5,500 de la barrière des Martyrs à celle de la Santé. Paris renferme 1,500 rues, 43 marchés, 80 places, 120 impasses, 50 cloîtres, cours, etc. Le développement de toute sa voie publique est de 425 kilomètres, et sa surface, avec les trottoirs, d'environ 4,000,000 mètres carrés. Le nombre de ses maisons est de plus de 30,000. Sa population, d'après le recensement de 1851, était de 1,053,262 habitants; elle s'élève, d'après le recensement de 1856, à 1,130,000.
Le niveau de la Seine, pris au zéro du pont de la Tournelle, est de 33 mètres au-dessus de la mer; et l'élévation moyenne du sol au-dessus de ce niveau est de 22 mètres. Cette élévation est due, en grande partie, aux travaux humains, le terrain marécageux des bords du fleuve ayant été considérablement exhaussé pour devenir habitable et surtout pour l'établissement des ponts. On en trouve la preuve dans les anciennes chaussées, que des fouilles ont fait découvrir à cinq ou six mètres du sol actuel, et dans la situation de certains édifices, où l'on n'arrivait jadis que par de nombreux degrés et qui se trouvent à peine aujourd'hui au niveau du sol. C'est aussi à la main des hommes qu'est due la plus grande partie des inégalités du terrain, comme les boulevards formés des anciens remparts, les buttes Bonne-Nouvelle et Saint-Roch formées de dépôts d'immondices, etc.
La température moyenne de Paris est de 10°: les plus grands froids qu'on y ait éprouvés sont de -18°: les plus grandes chaleurs de +35°. En moyenne, il tombe annuellement à Paris une quantité de pluie égale à 456 millimètres. La quantité moyenne par jour est de 3 mill. 61.
Paris est la capitale de la France, le siége du gouvernement, de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, de l'Institut, de l'Université, de la Banque de France, etc. Cette ville est le chef-lieu du département de la Seine, d'une Cour d'appel, où ressortissent les tribunaux de cinq départements, d'un tribunal de 1re instance, d'un tribunal de commerce, d'un archevêché qui a cinq évêchés suffragants, de la première division militaire, de Facultés de médecine, droit, sciences, etc.
Elle est administrée par un préfet de la Seine, un préfet de police et une commission municipale.
Cette ville était divisée, sous saint Louis, en quatre quartiers; sous Charles VI, en huit; sous Henri III, en seize; sous Louis XIV, en vingt; en 1789, en soixante districts; en 1791, en quarante-huit sections; elle est divisée, depuis 1796, en douze arrondissements. Chaque arrondissement a une mairie, une justice de paix, une église paroissiale avec une ou plusieurs églises succursales. Il se divise en quatre quartiers.
Si cette division de Paris en douze arrondissements et quarante-huit quartiers était basée sur les caractères du sol, la formation historique ou l'état politique de la ville, nous n'aurions qu'à la suivre pour décrire ce monde tant de fois déjà décrit, depuis Corrozet jusqu'à Dulaure, et dont l'histoire est toujours à refaire, tant il change fréquemment; mais cette division, qui semble avoir été enfantée par le hasard, manque complétement d'ordre et de régularité; et ses zigzags, aussi capricieux que bizarres, semblent avoir été inventés à plaisir pour augmenter le dédale des rues parisiennes. Nous chercherons donc dans l'histoire de la formation de la ville une voie de description plus facile et plus logique.
C'est à la Seine que Paris doit sa naissance; c'est à la religion qu'il doit ses premiers agrandissements. Longtemps sa vie et son activité restèrent concentrées sur le fleuve nourricier, qui seul rapprochait cette ville des contrées voisines; mais quand elle sortit des roseaux de la Cité, elle s'étendit d'abord sur les routes qui, rayonnant de la Cité ou de ses alentours, la menaient à des autels révérés: ces routes étaient, sur la rive droite, celles de l'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, du manoir des Templiers, de l'abbaye de Saint-Denis, du prieuré Saint-Martin, de la butte Montmartre, de l'église Saint-Honoré; sur la rive gauche, celles de l'abbaye Saint-Victor, de l'église Saint-Marcel, des couvents des Chartreux et des Jacobins, de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, etc. Elles devinrent les artères par lesquelles la vie et la population de Paris, partant de la Cité et de son voisinage, s'en allèrent successivement, et en s'épanouissant à droite et à gauche, jusqu'aux limites où nous les voyons arrêtées. Ces routes, ces rues artérielles, ces grandes voies de communication, ayant été l'origine des principaux quartiers et faubourgs de la ville, nous donneront, par leur histoire et leur description, l'histoire et la description de la ville entière. Ainsi, après avoir parlé de la Seine, de ses îles, de ses quais, de ses ponts, nous aborderons l'histoire de Paris septentrional par la place de Grève, la rue et le faubourg Saint-Antoine, ce qui nous donnera la description des rues qui débouchent dans cette grande voie, celle de l'Hôtel-de-Ville, de la Bastille, de la barrière du Trône, etc.; nous la continuerons par la Vieille-Rue-du-Temple, ensuite par les rue et faubourg du Temple, par les rue et faubourg Saint-Martin, etc. De même nous aborderons l'histoire de Paris méridional par la place Maubert et la rue Saint-Victor; nous la continuerons par la montagne Sainte-Geneviève et le faubourg Saint-Marcel, ensuite par la rue Saint-Jacques, etc. Les exceptions que nous ferons à ce mode général de description seront encore amenées par l'histoire de la formation des divers quartiers; en effet, les agrandissements modernes de la ville n'ont pas eu pour cause le zèle religieux, mais les nécessités du commerce, la volonté des rois et les caprices de la mode; aussi, dans les quartiers nouveaux, les rues artérielles rayonnent, non jusqu'à la Cité ou à ses alentours, mais sur la rive droite jusqu'au Palais-Royal, sur la rive gauche jusqu'à l'église Saint-Germain-des-Près; c'est pourquoi nous devrons prendre un mode exceptionnel de description pour les quartiers de la Bourse et de la Chaussée-d'Antin, pour les quartiers Saint-Germain et des Invalides.
LIVRE PREMIER.
LA SEINE, SES ÎLES, SES QUAIS ET SES PONTS.
CHAPITRE PREMIER.
LA SEINE.
La Seine traverse Paris du sud-est au nord-ouest dans une longueur de 8 kilomètres. Sa largeur la plus grande est au-dessous du Pont-Neuf, où elle a 263 mètres; à son entrée dans la ville, près du pont d'Austerlitz, elle en a 165, et à sa sortie, près du pont d'Iéna, 136. Sa plus petite largeur est dans son petit bras, vers le pont Saint-Michel, où elle a 49 mètres. Sa vitesse moyenne est de 54 centimètres par seconde. Nous avons déjà dit que sa hauteur au-dessus du niveau de la mer était de 33 mètres: dans les inondations, elle dépasse cette hauteur de 6 à 8 mètres.
La Seine est un fleuve assez prosaïque et uniforme: elle ne déborde et n'est à sec que rarement. Cependant, depuis que les montagnes où elle prend naissance ont été déboisées, depuis que les marais qui la bordaient jadis ont été desséchés, enfin depuis que le fond de son lit s'est successivement exhaussé, elle garde un niveau moins égal que dans les anciens temps; mais ses débordements ne présentent plus rien de redoutable depuis qu'elle est enfermée dans deux hautes murailles de pierre infranchissables. Les inondations les plus fameuses sont celles de 583, 842, 1206, 1280, 1325, 1407, 1499, 1616, 1658, 1663, 1719, 1733, 1740, 1764, 1799, 1802, 1836, 1844.
Elle reçoit à Paris la Bièvre, qui naît dans le vallon de Bouviers, à 5 kilomètres de Versailles, entre dans la ville près des barrières de Lourcine et de Croulebarbe, traverse par plusieurs bras, qui ne sont que des ruisseaux infects, les faubourgs Saint-Marcel et Saint-Victor, et finit, sous forme d'égout recouvert, sur le quai de l'Hôpital. La largeur de cette rivière ne dépasse pas 3 mètres. Elle était autrefois redoutable par ses inondations, mais, aujourd'hui, le volume de ses eaux est si peu considérable, qu'il est question de le doubler en construisant un vaste réservoir près de sa source. Cette rivière alimente de nombreuses teintureries, tanneries, et, entre autres, la célèbre manufacture des Gobelins.
La Seine recevait autrefois à Paris un deuxième affluent: c'était le ruisseau de Ménilmontant, qui traversait les faubourgs septentrionaux de Paris et allait finir près de Chaillot. Ce ruisseau est à sec et son lit forme un égout couvert.
Un cours d'eau artificiel, le canal Saint-Martin, traverse les quartiers septentrionaux de la ville et unit la Seine au canal de l'Ourcq: c'est la deuxième partie du canal de la Seine à la Seine, dont la première partie est le canal Saint-Denis. Nous le décrirons plus tard.
CHAPITRE II.
LES ÎLES.
La Seine n'était pas autrefois retenue par les fortes digues dans lesquelles nous la voyons aujourd'hui renfermée; elle formait donc, avec les sables et les pierres qu'elle entraînait, des atterrissements, des bancs, des îles, qui la plupart ont été emportés dans les débordements, ou réunies au rivage, ou jointes entre elles. Dans le moyen âge, on en trouvait dix, dont il ne reste que deux, l'île Saint-Louis et la Cité. Ces îles, ordinairement couvertes de sable et de limon, bordées de roseaux et de saules, inondées dans les grandes eaux, étaient:
1º L'île aux Javiaux ou île Louviers, qui appartenait en 1408 à Nicolas de Louviers, prévôt des marchands: couverte, dans l'origine, de pâturages, elle fut acquise par la ville en 1700, et affermée à des marchands de bois. En 1847, le petit bras de la rivière qui la séparait de la rive droite a été comblé, et elle se trouve réunie au quai Morland. On a le projet d'y construire deux rues et un quai. Depuis les journées de juin 1848, des campements provisoires y ont été établis pour une partie de l'armée de Paris.
2º Les îles Notre-Dame et aux Vaches, qui forment aujourd'hui l'île Saint-Louis, dont nous parlerons tout à l'heure.
3º L'île de la Cité, dont nous parlerons tout à l'heure.
4º L'île aux Juifs était située au couchant de la Cité, entre le jardin du Palais et le quai des Augustins: elle appartenait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés et fut, en 1313, le théâtre du supplice de Jacques Molay, grand-maître de l'ordre des Templiers. Près d'elle était l'île à la Gourdaine, sur laquelle se trouvait un moulin. Ces deux îles furent concédées par Henri IV à Achille de Harlay, qui les réunit à la Cité et en forma la place Dauphine, ainsi que l'éperon du Pont-Neuf, où s'élève la statue de Henri IV.
5º L'île du Louvre n'était qu'un banc de sable, qui a disparu dans la construction du port Saint-Nicolas.
6º Les îles aux Treilles et de Seine étaient situées depuis le pont des Tuileries jusqu'au pont des Invalides: elles contenaient ensemble 20 arpents, étaient couvertes de saussaies et d'oseraies, et furent vendues en 1645 pour être réunies à la rive gauche.
7º L'île du Gros-Caillou ou des Cygnes, grand banc de sable situé en face de Chaillot et qu'on a détruit en 1820.
CHAPITRE III.
ÎLE SAINT-LOUIS.
Les îles Notre-Dame et aux Vaches, qui ont formé l'île Saint-Louis, n'étaient séparées que par un petit canal qui occupait à peu près l'emplacement de la rue Poultier. Elles étaient assez élevées, couvertes de prairies, bordées de peupliers et appartenaient à l'église Notre-Dame de temps immémorial, car l'on trouve que Charles-Martel enleva à cette église la propriété de ces îles et que Charles-le-Chauve la lui restitua en 867. Une fête y fut donnée en 1313 par Philippe-le-Bel [1]; on y prêcha une croisade, et le roi, avec ses deux fils, y prit la croix. En 1614, Christophe Marie, architecte, de concert avec deux financiers nommés Regratier et Poultier, obtint la concession de ces deux îles à la condition de les réunir, de les border de quais, d'y construire des rues et des maisons, enfin de les faire communiquer par un pont avec la ville. Le pont Marie et les rues Regratière et Poultier rappellent les noms des trois hommes qui commencèrent cette grande entreprise; mais il fallut plus de trente ans pour couvrir ce nouveau quartier de rues bien alignées, de quais superbes, de beaux hôtels, où allèrent principalement se loger les gens d'affaires, qu'on appelait alors traitants ou partisans. Lorsque Colbert fit rendre gorge, en 1665, à ces sangsues de l'État, il y eut, sur 90 millions, 8 millions de taxes mises sur les financiers de l'île Saint-Louis. Cette île prit dès lors un aspect calme, grave, sérieux, qu'elle n'a pas entièrement perdu: aujourd'hui encore, c'est un quartier qui, par les mœurs paisibles de ses habitants, l'absence de grands établissements de commerce, les nombreux hôtels qu'il a conservés, a une physionomie particulière et ressemble à une ville de province [2]. Il n'a joué presque aucun rôle dans nos troubles civils.
L'île Saint-Louis est unie à la rive droite par les ponts Marie et Louis-Philippe et par la passerelle de Damiette, à la rive gauche par le pont de la Tournelle et la passerelle de Constantine, à la Cité par les ponts Louis-Philippe et de la Cité. Sa superficie est de 110,000 mètres carrés. Elle forme un quartier du neuvième arrondissement, dit de l'île Saint-Louis, et qui, pendant la révolution, s'appelait section de la Fraternité.
Elle est coupée à angle droit et régulièrement par deux grandes rues: la rue des Deux-Ponts, qui aboutit aux ponts Marie et de la Tournelle et qui est une des grandes voies de communication de la rive droite à la rive gauche de la Seine; la rue Saint-Louis, où se trouve une église du même nom, qui date de 1618 et qui a été reconstruite en 1726. C'est un petit édifice, sans portail et sans ornements, qui renferme le tombeau de Quinault.
Parmi les maisons de l'île Saint-Louis, on remarque les hôtels Lambert et Bretonvilliers.
L'hôtel Lambert, situé rue Saint-Louis, nº 2, c'est-à-dire à la pointe orientale de l'île, dans une situation pittoresque, d'où l'on embrasse les deux rives de la Seine, a été bâti par l'architecte Levau pour Lambert de Thorigny, maître des comptes, qu'on appelait Lambert le Riche et qui était en effet l'un des financiers les plus opulents de son temps. C'était un chef-d'œuvre d'élégance, de bien-être et de bon goût. Lebrun y avait peint la grande galerie, dite galerie d'Hercule; Lesueur, le salon de l'Amour, le cabinet des Muses, l'appartement des Bains, un vestibule et l'escalier. «Rien ne peut donner, dit M. Vitet, une plus juste idée de l'admirable organisation de Lesueur, rien ne fait mieux connaître la souplesse de son esprit et son aptitude à percevoir la beauté sous toutes ses formes, que les charmantes et si nombreuses compositions créées par lui pour l'hôtel Lambert. Son imagination presque dévote accepta sans restriction, quoique avec une chaste réserve, toutes les données de la mythologie: il semblait qu'il voulût frayer la route à Fénelon pour passer du cloître à l'Olympe, en lui apprenant comment on peut mêler au plus sévère parfum d'antiquité cette tendresse d'expression et cette sensibilité pénétrante qui n'appartient qu'aux âmes chrétiennes.» L'hôtel Lambert devint en 1739 la propriété de la marquise Du Châtelet, et le cabinet des Muses fut habité pendant quatre ans par Voltaire, qui écrivait à Frédéric: «C'est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe.» Il appartint ensuite au fermier général Dupin, qui le vendit à Marin Lahaye, son confrère. En 1777, les peintures du cabinet des Muses et du salon de l'Amour furent achetées par Louis XVI et transportées au Louvre. Pendant la révolution, l'hôtel Lambert fut acquis par M. de Montalivet, et une partie des tableaux de l'appartement des Bains fut transportée dans un château de ce ministre. Il ne reste aujourd'hui des peintures qui ont fait la gloire de cet hôtel qu'une partie de la galerie de Lebrun, la coupole de l'appartement des Bains et des fragments de l'escalier et du vestibule. L'hôtel Lambert a été acheté en 1842 par la princesse Czartorinska, qui l'habite et l'a fait restaurer.
L'hôtel Bretonvilliers, situé rue Bretonvilliers, nº 2, et quai de Béthune, dit autrefois quai des Balcons, avait été construit par Ducerceau pour Le Ragois de Bretonvilliers, président de la Chambre des comptes. Sa position sur la Seine est telle que Tallemant des Réaux dit: «Après le sérail de Constantinople, c'est le bâtiment du monde le mieux situé.» Il avait été décoré par Vouet, et l'on y voyait des peintures de Mignard, de Poussin, de Bourdon, etc. Tout cela a entièrement disparu, ainsi que la plus grande partie de l'hôtel, qui, dès 1719, renferma les bureaux de la ferme générale, et, en 1793, devint le centre des manufactures d'armes établies à Paris.
Sur le quai d'Orléans était l'hôtel Turgot, où ce grand ministre mourut en 1783. Dans la rue Regratière a demeuré l'évêque Gobel, qui le premier se déprêtrisa devant la Convention et périt avec la faction hébertiste [3].
CHAPITRE IV.
ÎLE DE LA CITÉ.
L'île de la Cité a plus de 200,000 mètres carrés de superficie. Elle est bordée par les quais Napoléon, Desaix, de l'Horloge, des Orfèvres, du Marché-Neuf et de l'Archevêché. Sa communication avec la rive droite s'effectue par les ponts Louis-Philippe, d'Arcole, Notre-Dame, au Change et le Pont-Neuf; avec la rive gauche par les ponts Neuf, Saint-Michel, Petit-Pont, Saint-Charles, aux Doubles, de l'Archevêché; avec l'île Saint-Louis par les ponts de la Cité et Louis-Philippe. Elle forme deux quartiers: celui de la Cité, qui appartient au neuvième arrondissement; celui du Palais de Justice, qui appartient au onzième.
L'histoire de cette île, vénérable berceau de Paris, est l'histoire de la ville elle-même jusqu'au XIIIe siècle. Le Paris des deux rives n'avait alors qu'une médiocre importance: à cause de Notre-Dame et du Palais, ces deux métropoles religieuse et politique, tous les événements se concentraient dans la Cité, et la population, les églises, les établissements de tout genre ne cessaient de s'y entasser. A partir du XIIIe siècle et à mesure que le Paris des deux rives s'agrandit, la Cité perd de son importance, mais non de sa popularité, car elle reste le centre des affaires politiques, et même, à cause du Parlement, le centre des affaires commerciales: elle garde ce caractère jusqu'à la fin du XVIIe siècle. A dater de cette époque, et surtout de 1789, la Cité cesse de jouer le premier rôle dans l'histoire de Paris; la richesse s'en est éloignée; il n'y reste qu'une population misérable et souffrante; elle devient même un repaire de vagabonds, de repris de justice et de prostituées; aucun événement ne vient la remettre en saillie, et elle ne garde d'importance politique que par le Palais de Justice et surtout par la Préfecture de police, positions de premier ordre, dont les révolutions ne manquent jamais de s'emparer.
La Cité présentait encore, il y a soixante ans, l'aspect peu séduisant qu'elle avait au moyen âge: à l'extérieur, privée de quais, sauf dans sa partie occidentale, ayant ses maisons hautes, fétides, obscures, pressées sur les bords de la Seine, bordée d'eaux sales, d'herbes dégoûtantes, de blanchisseries, de guenilles suspendues de toutes parts, elle offrait à l'intérieur un amas inextricable de ruelles hideuses, de masures noires, de bouges infects, ruche abominable où nos pères se sont entassés pendant des siècles, et dans laquelle on ne comptait pas moins de cinquante-deux rues, six impasses, trois places, dix paroisses, vingt et une églises ou chapelles, deux couvents, outre l'Hôtel-Dieu, les Enfants-Trouvés, le Palais avec ses dépendances, l'Archevêché, le cloître Notre-Dame et la cathédrale. Aujourd'hui, on a fait pénétrer du jour et de l'air dans ce triste quartier, où de tels déblaiements ont été opérés, qu'il n'y restera bientôt plus que dix à douze rues, avec Notre-Dame, l'Hôtel-Dieu et le Palais de Justice.
Mais, quelque embellie ou défigurée que soit la Cité, il y reste assez de débris du passé pour qu'on se sente pris d'un trouble indéfinissable à l'aspect de ce sol exhaussé à force de poussière humaine et de ruines de tout genre, de ces rues sales, tortueuses, où jamais ne pénètre un rayon de soleil, où quatre hommes ne sauraient passer de front, de ces maisons qui suintent le froid et l'humidité, avec leurs auvents en saillie, leurs portes basses, leurs escaliers de bois vermoulu, de ces logis noirs, fétides, misérables, qui ont pourtant hébergé des magistrats, des prélats, de grandes dames, où tant de générations se sont écoulées comme les flots de la Seine, aussi rapides, aussi fugitives, sans laisser plus de traces. Alors la pensée se plonge avec tristesse dans les ténèbres du passé; elle interroge ce pavé, ces murs, ces édifices, qui ont vu tant d'événements, où tant de passions s'agitèrent; elle ressuscite cette population si profondément ignorante et misérable, mais qui n'avait conscience ni de son ignorance ni de sa misère, qui vivait calme et résignée à l'ombre de la vieille Notre-Dame, respirant tranquillement, joyeusement même, cet air méphitique, qui semblait alors imprégné de foi et de dévotion.
Nous allons commencer la description de la Cité par celle de ses quais; nous la continuerons par ses quatre rues transversales, d'Arcole, de la Cité, de la Barillerie, de Harlay, avec les rues qui y aboutissent et les monuments qui s'y trouvent.
§ Ier.
Quais de la Cité.
Quai Napoléon.--Il date de 1802. Auparavant, la Seine était bordée de ce côté par les jardins du chapitre Notre-Dame, par le petit port Saint Landry, enfin par de hautes maisons appartenant à la rue Basse-des-Ursins et qui plongeaient leur pied dans la rivière. La plus remarquable de ces maisons était l'hôtel des Ursins, qui avait été bâti par le vertueux Juvénal des Ursins; il était terminé du côté de la Seine par deux grosses tourelles surmontées chacune d'une terrasse et réunies par une arcade à balcon, d'où l'on jouissait d'une vue magnifique. Cet hôtel fut détruit en 1553, et sur son emplacement l'on ouvrit la rue Haute-des-Ursins.
On remarque aujourd'hui sur le quai Napoléon une jolie maison bâtie récemment et qui est ornée des médaillons d'Héloïse et d'Abailard; elle a été construite sur l'emplacement de la maison du chanoine Fulbert, oncle d'Héloïse, laquelle était située rue du Chantre, nº1 [4]. On montrait dans celle-ci un petit escalier et un cabinet tombant en ruines et qu'on croyait dater du temps des amants du XIIe siècle, dont l'histoire est encore aujourd'hui si fraîche dans les souvenirs populaires. Paris n'a pourtant pas rendu à la mémoire d'Héloïse, de cette femme si complète par le cœur et par l'esprit, qui ouvre la série des illustres Parisiennes, de cette ancêtre, de cette parente de madame de Sévigné et de madame Roland, tous les honneurs qu'elle méritait; et l'on s'étonne que, dans la foule des statues élevées aux célébrités de la capitale, l'on ait oublié celle de cette glorieuse fille, de cette autre patronne de Paris, la première de son temps par son intelligence et son savoir, par son éloquence et ses malheurs.
Quai Desaix.--Il date de 1800. Auparavant, c'était le derrière des maisons de la rue de la Pelleterie qui bordait la rivière. Ce quai étant très-large, la partie méridionale est occupée par un marché aux fleurs, planté d'arbres, orné de fontaines, qui a été ouvert en 1808.
Quai de l'Horloge.--Il a été commencé en 1560 et achevé en 1611. Il doit son nom à une tour construite en 1370 et où fut placée, par les ordres de Charles V, une horloge publique, qui avait été faite par un Allemand, Henri de Vic. La lanterne contenait une cloche qui ne sonnait que pour les cérémonies royales et qui donna le signal de la Saint-Barthélémy. Elle fut restaurée sous Henri III et ornée de sculptures de Jean Goujon. On vient de la reconstruire à grands frais, d'y placer une horloge imitée de celle de Henri de Vic et l'on en a fait une sorte de donjon fortifié, d'où l'on explore les deux rives de la Seine. Le quai de l'Horloge est principalement habité par des opticiens.
Quai des Orfèvres.--Il a été construit de 1580 à 1643 et a pris son nom des nombreux orfèvres qui l'habitaient et dont quelques-uns l'habitent encore. Il n'allait d'abord que jusqu'à la rue de Jérusalem: là commençait la rue Saint-Louis, dont les maisons bordaient la rivière et qui se prolongeait jusqu'au pont Saint-Michel; c'était par cette rue, qui communiquait par la petite rue Sainte-Anne avec la cour de la Sainte-Chapelle, que les rois se rendaient au Palais. Elle a été détruite en 1808 et le quai prolongé jusqu'au pont Saint-Michel.
Quais du Marché-Neuf et de l'Archevêché.--Le milieu de ce quai a été ouvert en 1568 pour y établir un marché; ses deux extrémités étaient garnies de maisons bordant la Seine et dont la dernière, voisine du petit pont, a été récemment détruite. On trouve sur ce quai le plus affligeant édifice public qui soit dans Paris: c'est la Morgue, où l'on expose, jusqu'à ce qu'ils soient reconnus, les individus trouvés morts hors de leur domicile. La Morgue reçoit annuellement 360 à 480 cadavres.
A partir du Petit-Pont, la ligne des quais de la Cité est interrompue par les bâtiments de l'Hôtel-Dieu, qui bordent la Seine jusqu'au Pont-aux-Doubles. Au delà de ce pont commence le quai de l'Archevêché, qui date de 1800 et s'est d'abord appelé quai Catinat; avant cette époque, c'étaient les jardins de l'archevêque et du chapitre qui bordaient la Seine.
§ II.
Rue d'Arcole et le Parvis Notre-Dame.
La rue d'Arcole commence au quai Napoléon, en face le pont d'Arcole, et finit au Parvis Notre-Dame: c'est une grande et large voie qui a été formée récemment des anciennes rues du Chevet Saint-Landry et de Saint-Pierre-aux-Bœufs.
La première tirait son nom d'une église dont la fondation se perd dans la nuit des temps et où les reliques de saint Landry, évêque de Paris, furent transportées, lorsque la ville fut assiégée par les Normands. L'entrée de cette église, qui fut reconstruite en 1477, était dans la rue Saint-Landry, et son chevet dans la rue qui en prenait le nom. On y remarquait le beau monument sculpté par Girardon pour la sépulture de sa femme, le tombeau de la famille Boucherat et celui de Pierre Broussel, ce père du peuple au temps de la Fronde. Broussel demeurait rue Saint-Landry, nº 7, et sa maison existe encore; c'est là qu'il fut arrêté le 26 août 1648; c'est là que commença l'émeute qui ébranla le trône du jeune Louis XIV. L'église Saint-Landry a été démolie en 1790; on a trouvé dans ses fondations un amas d'ossements humains, qui semble le reste d'une bataille livrée en cet endroit, ainsi que les ruines du monument triomphal élevé en 383 par le tyran Maxime pour sa victoire sur Gratien [5]: ces ruines ont été retrouvées dans une grande muraille qui enveloppait toute la Cité et qui datait probablement de la domination franque.
Dans la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs était une église aussi ancienne que Saint-Landry, et dont le surnom venait d'un marché de boucherie établi, dès les premiers siècles de notre histoire, dans son voisinage, marché qui fut transféré au XIIe siècle près du Châtelet. Cette église, qui occupait l'emplacement de la maison nº 15, a été démolie; mais son élégant portail a été transporté à l'église Saint-Séverin, dont il forme la porte latérale.
Le Parvis Notre-Dame est une grande place sur laquelle se trouvent, outre la cathédrale, l'Hôtel-Dieu et l'administration des hospices de Paris. Elle date de la fondation même de Notre-Dame, et, bien qu'elle fût jadis beaucoup moins grande qu'aujourd'hui, elle renfermait des écoles publiques, le bureau des pauvres, les églises Saint-Christophe et Sainte-Geneviève-des-Ardents, enfin l'échelle patibulaire et la prison de l'évêque de Paris. C'est là qu'on amenait les condamnés pour faire amende honorable, une torche à la main, et entendre lire leur arrêt de mort. Ce lugubre spectacle fut donné une dernière fois, le 19 février 1790, pour le supplice du marquis de Favras. On y faisait aussi des exécutions criminelles. Enfin, près de l'église Saint-Christophe et sous la protection de Notre-Dame, se tenait le marché au pain pour les pauvres, où venaient vendre en franchise les boulangers des environs de la ville. Le Parvis commença à être déblayé en 1748 par la destruction des églises Saint-Christophe et Sainte-Geneviève, sur l'emplacement desquelles on élargit les rues Saint-Christophe et Neuve-Notre-Dame, et l'on bâtit l'hospice pour les enfants trouvés, remplacé aujourd'hui par l'administration générale des hôpitaux; les autres agrandissements de la place ont été faits depuis la révolution, et principalement aux dépens de l'Hôtel-Dieu et du cloître Notre-Dame.
§ III.
L'église Notre-Dame.
Du temps de Tibère, les nautes ou bateliers parisiens élevèrent, à la pointe occidentale de la Cité, un monument à Jupiter. Des fouilles faites en 1711 sous le chœur de Notre-Dame amenèrent la découverte d'une partie des pierres qui avaient formé ce monument; l'une d'elles avait pour inscription:
«Sous Tibère César Auguste, à Jupiter très-bon, très-grand, les nautes parisiens élevèrent publiquement cet autel [6].»
Ce monument se composait de pierres cubiques ornées de bas-reliefs représentant des divinités romaines et gauloises, des soldats romains, des animaux; sa hauteur devait être de six à huit pieds; il était probablement surmonté d'une statue de Jupiter et avait autour de lui deux autels et d'autres ornements accessoires. On ne sait à quelle époque fut détruit ce monument; mais, dès le VIe siècle, sur son emplacement, existait une chapelle dédiée à saint Étienne, à laquelle on adjoignit, dans le siècle suivant, une autre chapelle dédiée à Notre-Dame. Ces deux petits édifices composaient l'église sacro-sainte des Parisiens ou la cathédrale. Des fouilles faites en 1847 dans le parvis ont mis à découvert les substructions de cette église qui étaient superposées à des constructions romaines. On croit que c'est dans cette cathédrale que Frédégonde se réfugia après le meurtre de son époux, comme dans un asile inviolable, et que Gontran sollicita le peuple «de ne pas le tuer comme il avait déjà tué ses frères [7].» Un concile y fut tenu en 829.
L'église Notre-Dame, telle qu'elle existe aujourd'hui, date de 1161. Sa construction est due à l'évêque de Paris, Maurice de Sully, et le pape Alexandre III en posa la première pierre. On put y célébrer l'office divin dès 1185, et la masse de l'édifice fut achevée en 1223; mais il fallut encore plus d'un siècle pour achever les innombrables détails de sculpture que nos pères y ont prodigués, le triple portail et la triple galerie de sa façade, ses portails latéraux, ses trois grandes fenêtres à vitraux, toutes ces arabesques, ces dentelles, ces colonnettes, ces statues, ces pierres travaillées à jour, qui font de Notre-Dame l'un des plus précieux monuments du moyen âge.
Cet édifice a 130 mètres de long sur 48 de large et 35 de hauteur. Les deux tours ont 68 mètres d'élévation. On a cru longtemps qu'il était bâti sur pilotis et qu'un perron de onze marches y conduisait: l'inexactitude de ces deux assertions vulgaires a été démontrée par les travaux de 1711 et les fouilles de 1847.
L'histoire de cet édifice populaire et vénéré est liée à l'histoire de Paris et même à l'histoire de France. Que de fêtes y ont été célébrées! que de baptêmes et de mariages royaux, de Te Deum et de De profundis! que de générations ont passé sous ces sombres portails! que de drapeaux conquis par nos armes ont été suspendus sous ces antiques voûtes! Tous nos rois y sont venus remercier Dieu de leurs victoires, tous se sont empressés d'ajouter quelque chose à sa splendeur. Philippe-le-Bel, en mémoire de sa bataille de Mons-en-Puelle, avait fait placer à l'entrée du chœur sa statue équestre élevée sur deux colonnes. Louis XIV fit reconstruire tout le sanctuaire avec une grande magnificence: alors fut placée la belle descente de croix, œuvre de Coustou aîné, qui orne encore le maître-autel, et aux deux côtés de laquelle se trouvaient les figures agenouillées de Louis XIII et de Louis XIV offrant leur couronne à la Vierge.
Dans l'église Notre-Dame se trouvaient les sépultures de la plupart des évêques de Paris, du maréchal de Guébriant, de Gilles Ménage, etc.
Quand la révolution arriva, les Parisiens associèrent la vieille cathédrale à leur enthousiasme pour la liberté: on y chanta des Te Deum pour la prise de la Bastille, pour la nuit du 4 août, pour la séance du 4 février, pour l'acceptation de la Constitution; Bailly et La Fayette y firent le serment «de consacrer leur vie à la défense de la liberté conquise;» la garde nationale y vint faire bénir ses drapeaux. Mais, en 1793, quand la Commune de Paris tomba sous la stupide domination des hébertistes, Notre-Dame fut dépouillée de ses objets d'art, mutilée dans toutes ses parties, principalement dans sa façade, enfin transformée en un théâtre impie pour le culte de la Raison [8]. Après la cessation de ces saturnales, l'église fut fermée et servit quelquefois aux rassemblements de la section de la Cité, section très-révolutionnaire; c'est là que se réfugièrent les meneurs de la journée du 12 germinal. Nous avons vu qu'elle fut rendue au clergé constitutionnel sous le Directoire, mais que les théophilanthropes en firent un temple à l'Être suprême; qu'il s'y tint en 1801 un concile où assistèrent cent vingt prêtres ou évoques constitutionnels; que, le 18 avril 1802, une messe et un Te Deum y furent célébrés pour le rétablissement officiel du culte catholique; enfin que, le 2 décembre 1804, dans cette basilique de saint Louis et de Louis XIV, où semblait empreinte toute la monarchie ancienne, Napoléon fut sacré, comme Pépin-le-Bref, de la main du successeur des apôtres.
Notre-Dame a eu la meilleure part des déblaiements modernes de la Cité. Autrefois elle avait sur sa gauche l'Archevêché, sur sa droite le Cloître, et nous avons dit que son parvis était encombré par l'Hôtel-Dieu, deux églises et plusieurs maisons. L'Archevêché était le vieux palais construit en 1161 par Maurice de Sully, siége de l'officialité, devant lequel avaient lieu les duels judiciaires; il servit de citadelle au cardinal de Retz pendant les troubles de la Fronde, fut reconstruit en 1697 par le cardinal de Noailles et embelli en 1750 par l'archevêque de Beaumont [9]. L'Assemblée constituante y siégea du 19 octobre au 9 novembre 1789; la Convention nationale en fit un annexe de l'Hôtel-Dieu. Ses bâtiments et ses jardins bordaient la Seine et se prolongeaient jusqu'à la pointe orientale de l'île par une promenade réservée dite le Terrain.
Le Cloître était compris entre l'église, la rivière et une ligne tirée de la rue de la Colombe au Parvis; il renfermait dix rues, les deux églises Saint-Jean-le-Rond et Saint-Denis-du-Pas, l'une appuyée au chevet, l'autre au côté droit de Notre-Dame, et qui lui servirent successivement de baptistère, la chapelle Saint-Aignan, les écoles épiscopales, des maisons, des jardins, etc. C'était le domaine du chapitre de Notre-Dame, qui, sous Charlemagne, était déjà célèbre par ses écoles, et qui a donné à l'église six papes, vingt-neuf cardinaux et une multitude d'évêques [10]. Avec le Cloître et l'Archevêché, la cathédrale ressemblait à une forteresse occupant toute la partie orientale de la Cité, ceinte de grosses murailles et ouverte seulement par trois portes fortifiées. Aujourd'hui, l'Archevêché a disparu; il a été démoli le 14 février 1831 dans un jour de fureur populaire; à sa place est une vaste promenade plantée d'arbres, ornée d'une jolie fontaine, et qui se confond avec le quai. Le Cloître a été ouvert par des quais et des rues; l'église Saint-Jean-le-Rond, sur les marches de laquelle d'Alembert enfant fut exposé, a été détruite en 1748; l'église Saint-Denis-du-Pas, en 1813.
Grâce à ces travaux, la vieille cathédrale, débarrassée de tous ses entours, s'élève aujourd'hui tout isolée à la pointe de la Cité, comme autrefois l'autel de Jupiter, qu'elle a remplacé. Cependant, on ne saurait affirmer que ces changements n'ont pas ôté au monument quelque chose de son caractère imposant et sévère: les vieilles églises gothiques s'accommodent mal de nos grandes rues, de nos grandes places, de notre grand jour; et elles ne sont jamais plus majestueuses que lorsqu'on les voit pressées, serrées avec amour par un troupeau d'humbles maisons qui semblent se fourrer sous leurs ailes.
Depuis quelques années, une restauration presque complète de Notre-Dame a été entreprise; elle tend principalement à rendre à sa façade, à ses tours, à ses portails, les riches ornements de sculpture dont les mutilations révolutionnaires l'avaient dépouillée. De plus, un monument doit être élevé, dans l'intérieur, à la mémoire du saint archevêque tombé en 1848 sous les balles de la guerre civile en disant: Puisse mon sang être le dernier versé! Enfin, sur son flanc méridional, on vient de construire un édifice plein d'élégance et de goût destiné à servir de sacristie et qui est un abrégé de la cathédrale elle-même.
§ IV.
L'Hôtel-Dieu.
L'Hôtel-Dieu, d'après une tradition qui n'est rien moins que certaine, a été fondé vers le milieu du VIIIe siècle par saint Landry, huitième évêque de Paris. Il prit de l'accroissement sous Philippe-Auguste; mais, si l'on en juge par un don de ce roi, les malades n'y étaient pas traités avec luxe: «Pour le salut de notre âme, dit-il, nous accordons, pour l'usage des pauvres demeurant à la Maison-Dieu de Paris, toute la paille de notre chambre et de notre maison, toutes les fois que nous quitterons cette ville pour aller coucher ailleurs.» Saint Louis fut plus généreux, et ses libéralités permirent de donner des secours annuellement à plus de six mille malades et de faire desservir la maison par trente frères, vingt-cinq sœurs et quatre prêtres: aussi est-il regardé comme le véritable fondateur de l'Hôtel-Dieu. Presque tous les rois suivirent l'exemple de saint Louis en dotant cet hôpital, qui fut successivement agrandi et reconstruit; mais c'est seulement de nos jours qu'il a été administré avec intelligence et humanité. Trois ans avant la révolution, il ne renfermait que 1,200 lits et avait journellement de 2,500 à 6,000 malades; aussi en entassait-on jusqu'à six dans un même lit; la mortalité y était de 1 sur 4-1/2, et, sur 1,100,000 malades reçus en cinquante ans, plus de 240,000 étaient morts; enfin, la négligence des administrateurs fut la cause de deux incendies effroyables qui firent périr des centaines de victimes. La situation de cet établissement, tombeau de la plus grande partie de la population parisienne, fut révélée en 1785 par Bailly à l'Académie des sciences, et le rapport de ce savant fit jeter un cri d'horreur universel. Tout le monde s'empressa de faire des sacrifices pour réparer ce grand opprobre de la capitale, et huit millions furent souscrits à cet effet en moins d'un an. Comme on désespérait d'assainir ce cloaque, on résolut de le transporter hors de la Cité et de le remplacer par quatre hôpitaux placés aux quatre extrémités de la ville; mais, au moment où l'on allait se mettre à l'œuvre, le ministre Brienne s'empara des fonds de la souscription et les employa pour les dépenses ordinaires de l'État. Enfin la révolution arriva, et la suppression des couvents permit de désencombrer l'Hôtel-Dieu en distribuant ses hôtes dans de nouveaux hôpitaux. On dégagea ses abords; on lui ajouta de nouveaux bâtiments sur la rive gauche de la Seine; on agrandit et on assainit ses salles de douleur. Enfin, les améliorations furent telles, que cet hôpital, aujourd'hui plus vaste qu'autrefois, ne renferme que huit cents lits, et que la mortalité n'y est plus que de 1 sur 9. Sa dépense annuelle s'élève à environ 700,000 francs. Une partie de cette somme provient de l'impôt prélevé sur les spectacles, impôt qui date de 1716 et contre lequel les acteurs et les gens de plaisir n'ont cessé de réclamer.
Le dernier des Estienne, le peintre Lantara, le poète Gilbert sont morts à l'Hôtel-Dieu! Combien d'autres existences, usées par le malheur et pleines d'avenir, s'y sont éteintes, ignorées, abandonnées, en maudissant la société et la vie! Que de drames inconnus se sont passés dans ces tristes salles!
L'entrée de cet hôpital est aujourd'hui décorée d'un portique d'une belle simplicité et d'un péristyle où l'on trouve les statues de saint Vincent de Paul, cet ami si tendre des pauvres, à qui Paris doit tant de beaux établissements de charité, et de Monthyon [11], ce magnifique bienfaiteur de l'Hôtel-Dieu dont le tombeau a été dignement placé dans cet hospice.
La chapelle de l'Hôtel-Dieu avait été bâtie en 1380 par les soins d'Oudard de Maucreux, bourgeois de Paris et changeur, elle a été démolie en 1802 et remplacée par l'ancienne église de Saint-Julien-le-Pauvre, dont nous parlerons plus tard.
Près de l'Hôtel-Dieu et dans les bâtiments élevés en 1748 pour servir d'hospice aux enfants trouvés se trouve le siége de l'administration générale des hôpitaux, dite aujourd'hui de l'assistance publique.
D'après la loi du 10 janvier 1849, cette administration comprend le service des secours et celui des hôpitaux et hospices; elle est conférée, sous l'autorité du préfet de la Seine, à un directeur assisté d'un conseil de surveillance composé de vingt membres; elle réunit sous sa direction seize hôpitaux, onze hospices, sept autres établissements charitables.
Les hôpitaux sont des établissements consacrés au traitement des malades indigents curables; ils se divisent en hôpitaux généraux et hôpitaux spéciaux: les hôpitaux généraux sont au nombre de neuf et contiennent ensemble 3,715 lits; ce sont: l'Hôtel-Dieu, Sainte-Marguerite, La Riboissière, la Pitié, la Charité, Saint-Antoine, Necker, Cochin, Beaujon. Ces neuf hôpitaux sont indistinctement affectés au traitement des blessures et des maladies aiguës. Il faut leur ajouter la Maison de Santé, rue du Faubourg-Saint-Denis, où l'on est admis en payant par journée. Les hôpitaux spéciaux sont au nombre de six et contiennent 2,809 lits; ce sont: Saint-Louis, du Midi, de Lourcine, des Enfants malades, d'accouchement, des cliniques. Ils sont exclusivement réservés au traitement d'affections particulières.
Les hospices sont des asiles ouverts à ceux que l'indigence et la vieillesse, l'enfance et l'abandon, l'aliénation ou des infirmités incurables mettent hors d'état de pourvoir eux-mêmes aux besoins de leur existence. On les subdivise en hospices proprement dits, où l'admission est gratuite, et maisons de retraite, où l'on paye une petite pension. Les hospices sont au nombre de huit: la Vieillesse-Hommes ou Bicêtre, la Vieillesse-Femmes ou la Salpêtrière, les Incurables-Hommes, les Incurables-Femmes, les Enfants-Trouvés, les Orphelins, Saint-Michel ou Boulard, à Saint-Mandé, de la Reconnaissance ou Brézin, à Garches, Devillas, rue du Regard. Ces trois derniers sont dus à des dotations particulières. Les maisons de retraite sont; les Ménages, La Rochefoucauld, Sainte-Perrine.
On compte en outre à Paris 12 bureaux de bienfaisance et 34 maisons chargées de la distribution des secours à domicile, 4 sociétés pour le soulagement des femmes en couches, 25 sociétés pour le soulagement et l'éducation des enfants, 11 sociétés pour la visite des pauvres, des malades et des vieillards, 7 maisons de correction et de réhabilitation, 11 congrégations religieuses vouées spécialement au service des pauvres, 33 écoles gratuites des frères, 28 écoles de sœurs, 12 écoles d'adultes ou d'apprentis, etc., etc.
§ V.
Rue de la Cité.
Cette rue est l'artère principale de l'île et va du pont Notre-Dame au Petit-Pont; sa dénomination est nouvelle, et elle est formée des anciennes rues de la Lanterne, de la Juiverie et du Marché-Palu.
A l'entrée de la rue de la Lanterne, au coin de la rue du Haut-Moulin, était l'église Saint-Denis-de-la-Chartre, ainsi appelée d'une chartre ou prison qui en était voisine, et où, suivant une tradition, saint Denis avait été enfermé; elle datait du XIe siècle et fut démolie en 1810. Les maisons qui avoisinaient cette église jusqu'à la rivière formaient le Bas de Saint-Denis et étaient un lieu d'asile pour les ouvriers, qui pouvaient y travailler sans maîtrise. Près de Saint-Denis et dans la rue du Haut-Moulin était la chapelle Saint-Symphorien-de-la-Chartre, qui fut cédée en 1702 à la communauté des peintres, sculpteurs et graveurs, dite Académie de Saint-Luc. Cette académie datait de 1391; elle fut réunie à l'académie royale de sculpture et de peinture en 1676; mais elle continua de subsister comme maîtrise des peintres, sculpteurs, graveurs et enlumineurs. Elle renfermait, depuis 1706, au-dessus de sa chapelle, une école de dessin qui ne ressemblait guère à la fastueuse école des Beaux-Arts, mais d'où, en revanche, sont sortis les meilleurs artistes du XVIIIe siècle.
La rue de la Juiverie tirait son nom des Juifs qui y étaient parqués au XIIe siècle: ils y avaient des écoles et une synagogue, qui fut remplacée en 1183 par l'église de la Madeleine. Cette église, située au coin de la rue de la Licorne, était le siége «de la grande confrérie des seigneurs, prêtres, bourgeois et bourgeoises de Paris, laquelle est la mère de toutes les confréries, car elle est si ancienne qu'on ne sait pas quand elle a commencé [12].» Tous les rois et reines ont fait partie de cette confrérie, qui a subsisté jusqu'en 1789. En face de l'église de la Madeleine était le cabaret de la Pomme-de-Pin, dont nous avons parlé ailleurs [13].
La rue du Marché-Palu devait son nom à un marché qui y existait depuis le temps des Romains et qui était situé dans un terrain marécageux (palus). C'est dans cette rue qu'habitait le boulanger François, qui fut massacré en 1789 dans une émeute populaire, et dont la mort amena la proclamation de la loi martiale.
Les rues qui aboutissent dans la rue de la Cité sont:
1º Rue de Constantine, qui est aujourd'hui la grande artère longitudinale de la Cité. C'est une voie nouvelle et qui a été formée principalement avec l'ancienne rue de la Vieille-Draperie. Celle-ci tirait son nom des marchands drapiers auxquels Philippe-Auguste concéda les maisons des Juifs, qu'il venait de chasser de son royaume et qui étaient auparavant établis dans cette rue; aussi l'appelait-on la Juiverie des drapiers. La draperie était alors une des principales industries parisiennes, les drapiers formant la plus ancienne des confréries et le premier des six corps marchands.
La rue de la Vieille-Draperie renfermait deux églises, aujourd'hui démolies, Saint-Pierre-des-Arcis et Sainte-Croix.
2º Rue de la Calandre, l'une des plus anciennes voies de la ville. D'après une tradition très-accréditée, saint Marcel, évêque de Paris et bourgeois du Paradis, était né au IVe siècle dans la maison qui a aujourd'hui le nº 10; aussi, dans les processions où l'on portait la châsse du saint, une station solennelle était faite devant cette maison. C'était une rue très-fréquentée et qui a vu, tout étroite, sale et tortueuse qu'elle nous paraisse, de nombreuses entrées royales et cérémonies publiques: ainsi, en 1420, à l'entrée de Henri V, roi d'Angleterre, «fust fait en la rue de la Calandre un moult piteux mystère de la Passion au vif.»
Entre les rues de la Calandre, de la Vieille-Draperie, de la Barillerie et aux Fèves, était autrefois un îlot de maisons qu'on appelait la ceinture de saint Éloi: cet évêque y avait demeuré dans une maison qui existait encore au XIIIe siècle sous le nom de maison au Fèvre [14], et il y fonda un monastère de femmes sous la direction de sainte Aure. Ce monastère devint un couvent d'hommes en 1107, et il passa en 1639 aux Barnabites. L'église qui fut reconstruite à cette époque et qui est cachée dans une cour de la place du Palais, renferme aujourd'hui les archives de la comptabilité générale de l'État.
En face de l'église des Barnabites était jadis une petite place, qui a été absorbée par la place du Palais et qui fut formée par la démolition de la maison de Jean Châtel, assassin de Henri IV. Cette maison fut brûlée par sentence du Parlement et l'on a retrouvé récemment ses fondations encore calcinées et ensoufrées. A sa place avait été élevée en 1594 une pyramide, qui rappelait le crime, la part qu'y avaient prise les Jésuites et le bannissement de ces religieux «comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs de la paix publique, ennemis du roy et de l'Estat.» Cette pyramide, qui était un objet d'art remarquable, ne subsista que dix ans.
3º Rue Neuve-Notre-Dame.--Cette rue neuve est bien ancienne, car elle fut ouverte par Maurice de Sully pour donner accès vers la cathédrale. On y trouvait jadis l'église Sainte-Geneviève-des-Ardents, dont l'origine est inconnue, mais qui avait été bâtie, disait-on, sur l'emplacement de la maison habitée par la vierge de Nanterre. Elle fut détruite en 1748 pour construire un hospice aux enfants trouvés. Nous avons dit que les bâtiments de cet hospice étaient aujourd'hui occupés par l'administration de l'assistance publique.
4º Rue du Marché-Neuf.--On y trouvait l'église de Saint Germain-le-Vieux, dont l'origine est inconnue, et qui est aujourd'hui démolie. C'est dans cette rue que, en 1588, les Suisses et le maréchal de Biron furent enveloppés par les bourgeois, «qui les auroient taillés en pièces s'ils ne s'étoient mis à genoux, rendant leurs armes et criant: Bons chrétiens!»
§ VI.
Rue de la Barillerie.
La rue de la Barillerie a pris son nom des barils qu'on y fabriquait dans le temps où Paris était environné de vignobles renommés. Nous avons dit ailleurs [15] que c'est, avec les rues de la Calandre et du Marché-Palu, la plus ancienne voie de la ville, puisque probablement elle a été traversée par César et ses légions. Jusqu'à la fin du dernier siècle, c'était une rue étroite, sombre, tortueuse, quoique très-fréquentée, comme ayant les principales entrées du Palais. En 1787, elle fut élargie, alignée, reconstruite avec la régularité qu'elle a aujourd'hui; et c'est alors qu'on ouvrit devant le Palais la place demi-circulaire où se dresse l'échafaud pour les expositions judiciaires.
La partie de la rue de la Barillerie qui est comprise entre cette place et le Pont-au-Change se nommait autrefois rue Saint-Barthélémy, à cause d'une grande église qui y était située, au coin de la rue de la Pelleterie. Cette église était l'un des monuments les plus respectables de Paris par son antiquité. Elle datait du Ve siècle et servait de chapelle au Palais; une chronique de 965 dit «qu'elle avait été bâtie très-anciennement par la munificence des rois.» Hugues Capet l'agrandit et en fit une abbaye de l'ordre de Saint-Benoît. En 1138, elle devint paroisse royale. Reconstruite au XIVe siècle, réparée et décorée au commencement du XVIIe, elle tombait de nouveau en ruines en 1770, et on la rebâtissait sur un nouveau plan quand la révolution arriva; alors elle fut vendue, et cet édifice vénéré de nos pères subit les plus tristes transformations: avec ses fondations et matériaux on construisit le théâtre de la Cité ou des Variétés, ainsi que deux passages obscurs. Ce théâtre eut un grand succès jusqu'en 1799, principalement à cause de ses pièces révolutionnaires. Il fut fermé en 1807, et l'on établit à sa place le Spectacle des Veillées, où l'on trouvait réunis un théâtre, un bal, des cafés, des promenades champêtres. Aujourd'hui, c'est l'ignoble salle de bal dite du Prado.
Dans la rue de la Barillerie est l'entrée principale du Palais de Justice.
§ VII.
Le Palais de Justice et la Préfecture de police.
Le Palais est probablement d'origine romaine. Il fut habité par les rois francs, et quelques historiens ont pensé que c'est là que les enfants de Clodomir furent massacrés par leurs oncles. Le roi Eudes le fortifia contre les Normands. Robert le fit reconstruire et agrandir; tous ses successeurs jusqu'à Charles V l'habitèrent, et presque tous y moururent. Saint-Louis en fit un monument presque nouveau en y bâtissant:
1º Plusieurs chambres qui portent son nom et dont la principale était, dit-on, sa chambre à coucher: elle a servi jusqu'à Louis XII de salle de cérémonie, puis elle devint la grand'chambre du Parlement. C'est là que se tenaient les lits de justice; c'est là que furent cassés les testaments de Louis XIII et de Louis XIV; c'est là que se firent en 1648 les fameuses assemblées du Parlement, des Cours des comptes et des aides, où l'on voulait changer la constitution de l'État et qui amenèrent les troubles de la Fronde. C'est là que Louis XIV entra un jour, en habit de chasse, et brisa la puissance politique du Parlement par les fameux mots: L'État, c'est moi! Dans cette même salle, le 10 mars 1793, on installa le tribunal révolutionnaire, qui jusqu'au 27 juillet 1794, envoya à l'échafaud 2,669 victimes. Aujourd'hui, c'est là que siége la Cour de cassation. Que de douleurs, de désespoirs, de malédictions sous ces voûtes que Louis IX avait sanctifiées de ses prières, de son calme sommeil, de ses pieuses méditations!
2º La grand'salle, qui, pendant plusieurs siècles, excita l'admiration des Parisiens par sa vaste étendue, ses statues de tous les rois, sa magnifique charpente dorée, son pavé de marbre, ses «hauts et plantureux lambris tout rehaussés d'or et d'azur.» C'est dans cette salle que, pendant trois cents ans, se sont faites toutes les grandes réunions politiques, les fêtes, les réceptions; c'est là que dix générations se sont entassées pour assister à ces spectacles; c'est là que s'est passée pour ainsi dire toute l'histoire de France. Cette histoire existe dans des milliers de registres, de parchemins, de documents, qui encombrent les greniers situés au-dessus de la grand'salle et qui ne seront jamais complétement dépouillés: là sont les archives du Parlement.
3º La Sainte-Chapelle, qui fut bâtie en 1245 pour y déposer la sainte couronne d'épines et autres reliques données ou vendues à Saint-Louis, pour une somme équivalant à 3 ou 4 millions, par Baudouin II, empereur de Constantinople. La construction de ce chef-d'œuvre de Pierre de Montereau, dont le plan est si pur, les détails si élégants, l'ensemble si harmonieux, ne dura que trois ans et ne coûta qu'une somme équivalant à 1,200,000 francs. La Sainte-Chapelle se compose de deux églises, l'une basse, l'autre haute, toutes deux également légères, gracieuses, et ornées des plus riches vitraux. Une flèche élevée de 75 pieds complétait ce bel édifice, l'un des modèles les plus précieux de l'architecture du moyen âge: brûlée en 1630, reconstruite sous Louis XIV, elle fut de nouveau brûlée en 1787, et vient d'être rétablie avec la plus riche élégance. A l'époque de la révolution, la Sainte-Chapelle devint un magasin de farine, et elle fut alors dépouillée de son trésor si riche en antiquités, en bijoux religieux, en manuscrits d'église couverts de pierreries, de ses châsses d'or, de ses objets d'art, de ses statues, qui furent transportées au musée des Augustins; puis elle fut transformée, sous le Consulat, en dépôt d'archives judiciaires, et elle subit alors les mutilations les plus barbares: vitraux, décorations murales, colonnettes, détails de sculpture, tout fut détruit. Depuis quelques années, une restauration complète de ce monument, honneur du vieux Paris, a été entreprise avec une grande fidélité historique [16] et il est aujourd'hui rendu au culte catholique. Boileau, qui a chanté la Sainte-Chapelle, était né près de cet édifice; il y a été enterré en 1711, «sous la place même du fameux lutrin.»
Le Palais figurait au temps de saint Louis un amas de tourelles, de constructions massives, de petites cours, de hautes murailles. Il n'en reste que les tours de la Conciergerie, qui, à cette époque, baignaient leur pied dans la Seine. Le jardin occupait le terrain où sont les cours Neuve et de Lamoignon, avec toutes les maisons qui les environnent; à l'endroit où est à présent la rue de Harlay, il était séparé par un bras de la rivière des îles aux Juifs et à la Gourdaine.
Sous Philippe-le-Bel, on fit au Palais de nouveaux agrandissements; et alors fut placée dans la grand'salle la fameuse table de marbre, qui servait tour à tour de tribunal, de réfectoire pour les banquets royaux, de théâtre pour «les esbattements de la bazoche.» Charles V et ses deux successeurs cessèrent d'habiter le Palais; mais le Parlement, qui y siégeait depuis qu'il était devenu permanent, continua d'y séjourner. Alors la Conciergerie, qui avait été jusqu'alors la demeure des portiers du Palais, devint une prison, qui fut bientôt ensanglantée par le massacre des Armagnacs. On sait que, dans les temps modernes, elle a renfermé tantôt les plus grands criminels, tantôt les plus illustres victimes, Ravaillac, Damiens, Louvel, Fieschi; Marie-Antoinette, Bailly, Malesherbes, madame Roland, les Girondins, etc. Ce fut en 1793 la plus horrible des prisons de Paris, et selon l'expression du temps, «l'antichambre de la guillotine.»
Louis XI prit séjour au Palais: on y fit alors quelques embellissements, parmi lesquels la galerie qui sert de salle des Pas-Perdus à la Cour de cassation et qui a été splendidement restaurée en 1833. Sous les successeurs de Louis XI, le Palais cessa définitivement d'être la demeure royale et ne fut plus que le séjour de la justice, c'est-à-dire du Parlement [17], de la Cour des comptes, dont l'hôtel fut construit sous Louis XII, de la Cour des aides, qui siégeait dans le local de la Cour d'appel, de la connétablie et d'une foule d'autres juridictions particulières. En même temps, des marchands vinrent s'établir à ses portes, dans ses galeries et ses escaliers. Enfin, lorsque sous Henri IV, on eut agrandi la Cité en lui ajoutant les îles aux Juifs et à la Gourdaine, lorsqu'on eut construit les quais de l'Horloge et des Orfèvres, le Pont-Neuf, la rue de Harlay, la place Dauphine, etc., le Palais devint le monument de Paris le plus considérable et le plus important. «En 1618, le feu, dit Félibien, prit à la charpente de la grand'salle, et tout le lambris, qui étoit d'un bois sec et vernissé, s'embrasa en peu de temps. Les solives et les poutres qui soutenoient le comble tombèrent par grosses pièces sur les boutiques des marchands, sur les bancs des procureurs et sur la chapelle, remplie alors de cierges et de torches, qui s'enflammèrent à l'instant et augmentèrent l'incendie. Les marchands, accourus au bruit du feu, ne purent presque rien sauver de leurs marchandises. L'embrasement augmenta par un vent du midi fort violent, consuma en moins d'une demi-heure les requestes de l'hostel, le greffe du trésor, la première chambre des enquestes et le parquet des huissiers, etc.» La grand'salle fut reconstruite en 1622 sur les dessins de Jacques Debrosses; elle est divisée en deux nefs par deux rangs de piliers et a 222 pieds de long sur 84 de large. C'est aujourd'hui la salle des Pas-Perdus, sur laquelle s'ouvrent la plupart des tribunaux, salle régulière, mais profondément triste, dont l'aspect est glacial, surtout quand on la voit pratiquée par les agents et les victimes de la chicane.
On sait quel rôle politique le Parlement joua pendant la minorité de Louis XIV. Le Palais devint alors un théâtre perpétuel d'assemblées, d'émeutes, de tumultes, de scandales, les gentilshommes du prince de Condé et du cardinal de Retz firent plusieurs fois «un camp de ce temple de la justice,» et faillirent l'ensanglanter. Tout cela fut terminé par la fameuse visite de Louis XIV au Parlement: alors le Palais perdit son importance politique. En 1671, on bâtit les cours de Harlay et de Lamoignon, «pour dégager, dit l'ordonnance royale, les avenues du Palais, qui est aujourd'hui le centre de la ville et le lieu du plus grand concours de ses habitants.» Les galeries étaient devenues en effet un lieu de promenade très-fréquenté, même par la noblesse, qui venait courtiser les marchandes dans leurs boutiques. Les plus renommées de ces boutiques étaient celles des libraires: on sait que l'échoppe de Barbin a été illustrée par Boileau.
En 1776, un nouvel incendie débarrassa l'entrée du Palais de ses deux petites portes sombres et hideuses, de la rue étroite et tortueuse par laquelle on y arrivait, des maisons fangeuses dont il était obstrué. Alors fut construite, en même temps que les maisons actuelles de la rue de la Barillerie, la lourde et fastueuse façade que nous voyons aujourd'hui, avec sa riche grille, ses deux ailes, sa grande cour. Alors la cour du Mai, célèbre par les fêtes de la bazoche, par tant d'entrées royales et d'émeutes populaires, par tant de livres illustres et condamnés qui furent brûlés de la main du bourreau, fut régularisée et agrandie. Dans cette cour est la principale entrée de la Conciergerie, qui occupe une partie du palais de saint Louis, son préau, sa salle des gardes, ses cuisines, etc. Ces dernières, qui sont enfoncées à cinq mètres au-dessous du sol, sont devenues le dépôt où l'on entasse les prévenus. C'est dans cette cour que, dans les journées de septembre, furent amenés les prisonniers de la Conciergerie, dont 288 furent massacrés. «Le peuple, dit Prudhomme, avait placé l'un de ses tribunaux au pied même du grand escalier du Palais; le pavé de la cour était baigné de sang; les cadavres amoncelés présentaient l'horrible image d'un boucherie d'hommes. Pendant un jour entier, on y jugea à mort.»
De grands travaux ont été récemment entrepris pour ajouter au Palais de nouveaux bâtiments et donner à cette assemblage informe, mais respectable de constructions de tous les âges, cette froide et insignifiante unité qui semble le caractère dominant de notre époque. Avec cette unité, il ne sera plus possible de reconnaître le vieux monument tant chéri de nos pères, témoin de tant d'événements, de tant de larmes, de tant de passions, qui a vu les drames sanglants des Mérovingiens, le siége de Paris par les Normands, le massacre des maréchaux sous Étienne Marcel, les saturnales de la Ligue et de la Fronde, les condamnations de Biron, de Marillac, de Fouquet, de Lally, les massacres juridiques de Fouquier-Tinville, temple de cette magistrature qui a donné à la France la liberté civile, qui a été le frein unique de tous les despotismes, qui a cassé les testaments de trois rois, abaissé la noblesse, contenu le clergé, et dont les traditions glorieuses semblent aujourd'hui et pour jamais perdues.
Dans la nouvelle enceinte du Palais sera comprise la Préfecture de police qui occupe aujourd'hui l'hôtel de la Cour des comptes et l'hôtel des premiers présidents du Parlement, mais qui doit être installée dans des bâtiments nouveaux.
L'hôtel de la Cour des comptes avait été bâti en 1504 par Joconde et était un des monuments les plus précieux de la renaissance. Il fut détruit entièrement par un incendie en 1737 et rebâti en 1740, tel que nous le voyons aujourd'hui. Il sert depuis quelques années de demeure au préfet de police et doit être démoli.
L'hôtel des premiers présidents du Parlement, dont l'entrée principale se trouve rue de Jérusalem, a été bâti en 1607. Pendant la révolution, il fut habité par les quatre maires de Paris, Pétion, Chambon, Pache et Fleuriot. C'est là que siégeait en 1792 l'infâme comité municipal de surveillance, qui fit les massacres de septembre. En 1800, on y établit la Préfecture de police. Que de misères, d'intrigues, de crimes, de malheurs ont passé le seuil de cet enfer de la capitale! Ah! si ses murs pouvaient parler! On le démolit aujourd'hui pour le reconstruire sur un plan tout nouveau.
Nous avons dit ailleurs l'origine de l'importante et impopulaire magistrature de la police. La Reynie, le premier lieutenant, a eu, de 1667 à 1789, quinze successeurs. Dubois, le premier préfet, a eu, de 1800 jusqu'à ce jour, vingt-sept successeurs.
Le préfet de police dispose d'un budget de 20 millions; il a sous ses ordres, outre une armée de garde municipale et de sergents de ville, trois cents employés dans ses bureaux, six cents commissaires, inspecteurs, contrôleurs de tout genre, six cents agents de police, etc.
§ VIII.
Rue de Harlay et place Dauphine.
Nous venons de voir à quelle époque a été construite la rue de Harlay. Tous les bâtiments qui sont compris entre cette rue, les quais des Orfèvres et de l'Horloge et le Pont-neuf ont la même origine. Ils entourent une petite place, dite Dauphine, qui fait communiquer la rue de Harlay avec le Pont-Neuf et qui est ornée d'une fontaine surmontée d'un mauvais buste de Desaix. La place Dauphine fut, en 1788, le théâtre du premier attroupement précurseur de la révolution, à l'occasion du renvoi du ministre Brienne: les soldats qui voulurent le dissiper furent mis en fuite par le peuple.
CHAPITRE V.
LES QUAIS.
C'est une des grandes beautés de Paris que cette double ligne de larges chaussées de pierre qui forment au fleuve deux barrières infranchissables, et sur lesquelles se dressent deux rangées, tantôt de palais superbes, tantôt d'antiques maisons qui tirent de leur situation, de l'espace et du grand air un aspect monumental. Les quais datent à peine de deux siècles; la plupart ont même été construits ou refaits depuis cinquante ans. Nos pères pardonnaient à la Seine ses caprices, ses colères, ses inondations, pourvu qu'ils pussent jouir sur ses bords de la fraîche verdure des roseaux et des saules; leurs bateaux si pleins, si nombreux, venaient aisément y aborder; leurs maisons, leurs moulins y baignaient leurs pieds; leurs tanneries, leurs mégisseries, leurs blanchisseries y trempaient les mains à plaisir. La Seine était alors plus que de nos jours, importante et chère aux Parisiens, quand la ville était ramassée sur ses bords et dans ses îles, quand chacun avait sa part de ses eaux et de ses bienfaits, quand elle était, faute de grands chemins, la route unique du commerce. Aussi ne voulait-on pas s'en éloigner, et, comme si l'espace manquait, on pressait les unes sur les autres les rues voisines de la rivière; on élevait les maisons qui les bordaient à des hauteurs prodigieuses; on couvrait même les ponts de constructions, et c'étaient les habitations les plus chères, les plus élégantes, les plus fréquentées de la ville. Emprisonner dans des murailles le fleuve nourricier eût paru aussi étrange qu'inutile: aussi l'on se contenta pendant longtemps de lui bâtir, dans les endroits ou il prenait trop de liberté, quelques palées ou rangées de pieux, quelques estacades en bois; ainsi en était-il au port de la Grève, au port Saint-Landry, au port du Louvre, où abordaient les naulées de vins, de grains, de bois, de fruits. Mais quand la population eut augmenté, quand les industries qui se servaient de la rivière eurent fait de ses bords un cloaque de boues et d'ordures, quand les inondations eurent enlevé vingt fois, trente fois, les ponts et les maisons de ses rives, on commença à construire de véritables quais.
Sous Philippe-le-Bel, le terrain situé entre le couvent des Augustins et la rivière était bas, planté de saules et souvent inondé, bien que dans l'été il fût un lieu de rendez-vous et de plaisirs. Le roi ordonna de détruire les saules et de construire une grande levée, ce qui fut exécuté en 1313; et ce quai, dit des Augustins, fut le premier qui fut construit dans Paris. Le deuxième fut probablement le quai de la Mégisserie. Le terrain de ce quai allait jadis en pente douce jusqu'à la rivière, et il contenait les basses-cours et les jardins de la rue Saint-Germain-l'Auxerrois; là était aussi le port au sel. Sous Charles V, on remblaya le terrain, qui fut garni d'un talus de maçonnerie, et il devint le quai de la Saunerie, dit plus tard de la Mégisserie, à cause des métiers qui vinrent s'y établir. Dans l'endroit le plus profond de ce quai, appelé Vallée de misère, se tenait le marché à la volaille, et dans le voisinage du Châtelet était le Parloir-aux-Bourgeois, avant qu'il fût établi sur la place de Grève. Vers le XVIe siècle, ce quai fut appelé de la Ferraille, à cause des nombreux étalages de marchands de fer qu'on y voyait encore il y a quelques années; c'était aussi un marché de vieille friperie, dont les échoppes étaient tenues par les pacifiques soldats du guet.
Sous Charles V, on bâtit encore, depuis la place de Grève jusqu'à l'hôtel Saint-Paul, une levée plantée d'arbres, qu'on appela le quai des Ormes. Sous François Ier, on répara les quais des Ormes et de la Saunerie; on prolongea jusqu'à la rue de Hurepoix celui des Augustins, qui fut bordé de beaux hôtels; on commença le quai du Louvre et celui de l'École, ainsi appelé de l'école Saint-Germain-l'Auxerrois; on fit des abreuvoirs et des rampes qui descendaient des rues voisines au-dessous des maisons bordant la rivière: la plus fameuse de ces rampes était celle de l'abreuvoir Popin, qui a subsisté jusqu'à nos jours; elle tirait son nom d'une famille parisienne très-riche et très-ancienne, et dont un des membres fut prévôt des marchands sous Philippe-le-Bel.
La fondation du couvent des Minimes de Chaillot, sur l'emplacement d'un manoir cédé par Anne de Bretagne, amena, sous Henri II, la création du quai des Bons-Hommes situé alors hors de la ville. Les quais jouèrent un rôle sanglant pendant les guerres religieuses: c'est là que furent traînées les victimes de la Saint-Barthélémy pour être jetées à la rivière. On lit, à ce sujet, dans les comptes de l'Hôtel-de-Ville: «Des charrettes chargées de corps morts, damoisels, femmes, filles, hommes et enfants, furent menées et déchargées à la rivière. Les cadavres s'arrêtèrent partie à la petite île du Louvre, partie à celle Maquerelle, ce qui mit dans la nécessité de les tirer de l'eau et de les enterrer pour éviter l'infection [18].» Les quais et les ponts virent les barricades de 1588 et les processions de la Ligue; c'est par la Seine et les quais que Henri IV se rendit maître de Paris; c'est par les quais et les ponts que commencèrent les barricades de 1648.
Sous Henri IV et sous Louis XIII, la construction des quais continua avec plus d'activité. Outre ceux de la Cité et de l'île Saint-Louis, on bâtit le quai de l'arsenal par les soins de Sully, le quai Malaquais par les soins de Marguerite de Valois.
Au commencement du XVIIe siècle, le terrain qui est entre le Pont-au-Change et le pont Notre-Dame allait en pente jusqu'à la rivière et n'était couvert que de tas d'immondices et de hideuses baraques où étaient la tuerie et l'escorcherie de la ville. En 1641, le marquis de Gesvres obtint la concession de ce terrain, et il y bâtit un quai porté sur arcades et ayant parapet, qui n'avait que neuf pieds de large et était bordé de maisons derrière lesquelles s'ouvrait une rue parallèle, dite aussi de Gesvres. Quelques années après, on couvrit le parapet de petites boutiques avec des étages en saillie sur la largeur du quai, et celui-ci ne fut plus qu'un passage couvert entre les deux ponts. En 1786, on détruisit les boutiques et les maisons, et la rue de Gesvres fut confondue avec le quai, qui fut mis plus tard à l'alignement des quais de la Mégisserie et Lepelletier. Mazarin fit faire le quai des Théatins (quai Voltaire), ainsi appelé d'un couvent, aujourd'hui détruit, le quai des Quatre-nations, devant le collége de ce nom, et qui était fastueusement orné de balustrades et de sculptures. En 1662, la ville fit faire, «depuis le bout du Pont-Neuf jusques à la porte de Nesle,» le quai de Nesle, aujourd'hui Conti; en 1673, elle ordonna aux teinturiers et tanneurs de la Grève d'aller s'établir au faubourg Saint-Marcel, et le quai Lepelletier, qui doit son nom au prévôt des marchands, depuis ministre des finances, fut construit [19]; on le ferma avec des grilles, ainsi que le quai de Gesvres, à cause des riches marchands qui s'y établirent. On commença aussi, sous Louis XIV, le quai des Tuileries, chemin fangeux par lequel Henri III s'était jadis enfui de Paris, et alors garni de cabarets de planches fréquentés par les gardes-françaises; le quai de la Conférence, qui commençait à la porte de même nom et bordait la promenade du Cours-la-Reine; le quai de la Grenouillère, ainsi appelé des marais qui l'obstruaient ou des cabarets où le peuple allait grenouiller; c'est aujourd'hui le quai d'Orsay, qui n'a été achevé que sous l'Empire. Enfin, l'on agrandit le quai de la Tournelle, ainsi appelé d'une tour de l'enceinte de Philippe-Auguste, dont nous parlerons. Sous Louis XV et Louis XVI, on ne fit point de quais nouveaux, mais on continua les anciens: on les déblaya des maisons qui les obstruaient, et on les embellit de monuments, parmi lesquels nous remarquerons seulement l'hôtel des Monnaies, sur le quai Conti.
Les quais étaient alors plus vivants, plus fréquentés, plus commerçants qu'ils ne le sont aujourd'hui, eu égard à la population. Leurs nombreux ports étaient encombrés de marchandises: au port Saint-Paul était le marché aux fruits et aux poissons; aux quai des Ormes, le marché aux veaux; à la Grève, le foin, le blé, le charbon; au port Saint-Nicolas, les bateaux venant du Havre et qui apportaient les produits du Midi; au port de la Tournelle, les arrivages du bois, du plâtre, de la tuile; au port Saint-Bernard, le marché aux vins, etc. Mais la partie de la Seine la plus tumultueuse et la plus gaie était celle que bordaient les quais des Augustins et de Nesle, de la Mégisserie et de l'École, débouchés du Pont-Neuf: là abondaient les marchands de ferraille, de fleurs, d'oiseaux, les marionnettes et les bêtes savantes, les bateleurs, les vendeurs d'images et de livres, surtout les racoleurs, qui faisaient ce trafic de chair humaine plus tard exploité par les assurances militaires.
Les quais ont eu leur part des journées révolutionnaires. C'est sur le quai du Louvre que, le 10 août, se réunirent les bataillons des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel; c'est par là qu'ils pénétrèrent dans le Carrousel. C'est par le Pont-Neuf, le quai Voltaire et le Pont-Royal que, le 13 vendémiaire, les bataillons royalistes du faubourg Saint-Germain s'avancèrent contre la Convention et qu'ils furent dispersés par le canon de Bonaparte. C'est par les quais que les combattants de 1830 ont enlevé l'Hôtel-de-Ville et le Louvre, et plus d'une maison porte encore les traces de la bataille. Les quais ont vu Louis XVI, après la prise de la Bastille, allant à l'Hôtel-de-Ville, à travers deux haies de piques menaçantes; ils ont vu les Parisiens marchant, au 5 octobre, sur Versailles, les fêtes païennes de la Convention, les marches triomphales de l'Empire; ils ont vu les canons des Prussiens braqués sur les ponts pendant le pillage de nos musées; ils ont vu les cortéges de la Restauration et la marche de Louis-Philippe vers l'Hôtel-de-Ville à travers les pavés de Juillet; ils ont vu en 1848, les journées du 16 avril et du 15 mai, enfin une partie de la bataille de juin.
C'est depuis la Révolution, c'est surtout depuis l'Empire que les bords de la Seine ont pris une face toute nouvelle, que le fleuve a été enfermé complètement dans son magnifique lit de pierres, que les quais sont devenus une promenade continue de plusieurs lieues sur chaque rive: alors ont été construits ou achevés, sur la rive droite, les quais de la Rapée, Morland, de la Conférence, de Billy; sur la rive gauche, les quais d'Austerlitz, Saint-Bernard, Montebello, d'Orsay, des Invalides, etc. La Restauration et le gouvernement de 1830 ont continué ces travaux si nobles, si utiles, qui donnent à la capitale un aspect unique parmi toutes les villes du monde, et Paris se vante à juste titre d'avoir, dans les quais de la Seine, un monument qui, par son caractère de solidité et de grandeur, peut rivaliser avec ceux des Romains.
Les principaux édifices ou monuments publics qui se trouvent ou se trouvaient sur les quais sont:
Sur la rive droite:
1º L'Arsenal, sur le quai Morland. Dès le XIVe siècle, la ville avait établi, dans un terrain dit le Champ-au-Plâtre et situé entre la Bastille et le couvent des Célestins, des granges qui renfermaient des dépôts d'armes. En 1533, François Ier s'empara de ces granges et y fit construire des forges pour son artillerie. Henri II les agrandit et leur ajouta des moulins à poudre et des logements pour les officiers. Toutes ces constructions furent détruites en 1562 par l'explosion de vingt milliers de poudre; on les rétablit, et, sous Henri IV, on y ajouta, outre un bastion et un mail du côté de la Seine, un vaste hôtel, qui était la demeure de Sully, grand maître de l'artillerie. Sous Louis XIII, l'Arsenal fut habité temporairement par Richelieu pendant qu'on bâtissait le Palais-Cardinal. Sous Louis XIV, cet édifice, à cause de son voisinage de la Bastille, fut plusieurs fois occupé par des commissions judiciaires. C'est là que fut jugé Fouquet; c'est là que se tint la chambre ardente devant laquelle comparurent la Voisin, le maréchal de Luxembourg, la duchesse de Bouillon et tant d'autres. En 1718, l'Arsenal fut presque entièrement rebâti et composé de deux corps de bâtiments, l'un voisin de la Bastille, l'autre voisin de la rivière, réunis par un vaste jardin public et une allée d'ormes. Le petit Arsenal était habité par le grand maître de l'artillerie et son état-major; le grand était ordinairement occupé par quelque prince ou seigneur. En 1785, le comte d'Artois, ayant acheté la belle bibliothèque du marquis de Paulmy, la déposa dans les bâtiments de l'Arsenal, où elle devint publique sous le nom de Bibliothèque de Monsieur. En 1788, «cet établissement ayant cessé d'être nécessaire, au moyen des fonderies, forges, manufactures d'armes et de poudre établis dans différentes provinces,» Louis XVI supprima l'Arsenal, ainsi que les offices militaires et de justice qui y étaient attachés; il ordonna de vendre les bâtiments avec les terrains et de construire des rues sur leur emplacement. La Révolution empêcha l'exécution de cette ordonnance, et les deux corps de bâtiments de l'Arsenal existent encore, séparés par la rue de l'Orme; le petit Arsenal renferme la direction générale des poudres et salpêtres, l'ancien hôtel du gouverneur renferme la bibliothèque de l'Arsenal, riche aujourd'hui de plus de deux cent mille volumes et de dix mille manuscrits; on y voit encore quelques peintures de Mignard. La grande porte, qui était en face du quai des Célestins, a été détruite pour ouvrir la rue de Sully; les jardins ont formé le boulevard Bourdon et les terrains où l'on a bâti les greniers de réserve pour l'approvisionnement de Paris; le mail a formé le quai Morland. Les bâtiments de l'Arsenal ont été habités par madame de Genlis, Alexandre Duval, etc.; c'est là qu'est mort Charles Nodier.
2º L'Hôtel-de-Ville et la place de Grève. (Voir liv. II, ch. 1er.)
3º La place du Châtelet, à la rencontre des quais de Gesvres et de la Mégisserie. Le grand et le petit Châtelets étaient, comme nous l'avons dit ailleurs, deux tours bâties d'abord en bois et destinées à défendre les extrémités du grand et du petit Ponts; on faisait remonter leur origine à César ou à Julien, et elles servirent à défendre Paris contre les Normands. Le grand Châtelet fut transformé en château fort sous Louis-le-Gros, agrandi par saint Louis, qui l'entoura de fossés, reconstruit en 1485 et en 1684. Il ne resta alors que trois tourelles de l'ancien édifice, avec un passage étroit et obscur, qui faisait communiquer le pont avec la rue Saint-Denis et qu'on appelait rue Saint-Leufroy, à cause d'une chapelle voisine détruite en 1684. A cette époque existait encore une salle-basse qu'on appelait chambre de César et où se lisait cette inscription: Tributum Cæsaris. C'était probablement le bureau où, du temps des Romains, se payaient les droits pour les marchandises qui entraient dans la ville. On ignore l'époque à laquelle le Châtelet devint la maison de justice du prévôt de Paris. En 1551, Henri II en fit le siége d'un présidial. Louis XIV incorpora à ce tribunal toutes les juridictions particulières de la ville. En 1789, le Châlelet était le plus important des présidiaux du Parlement de Paris et se composait: du prévôt, président honoraire, des trois lieutenants civil, criminel et de police [20], de 60 conseillers, de 13 avocats du roi, de 50 greffiers, de 550 huissiers, de 230 procureurs, etc. C'est à ce tribunal que furent portés les procès politiques au commencement de la Révolution: c'est lui qui condamna à mort Favras. Le Châtelet, étant à la fois une forteresse et une prison, a été le théâtre de nombreuses tragédies: les plus sanglantes sont le massacre des Armagnacs en 1418, la pendaison des magistrats Brisson, Larcher et Tardif en 1591, le massacre de septembre 1792, où périrent deux cent seize prisonniers. Ce monument sinistre, qui, outre son tribunal, renfermait le dépôt des poids et mesures, la Morgue, etc., fut détruit en 1802, et sur ses ruines on ouvrit une grande place, au milieu de laquelle s'élève, depuis 1807, une fontaine ou colonne monumentale de style égyptien, surmontée d'une statue dorée de la Victoire, œuvre de Bosio. La place du Châtelet a été le théâtre d'un violent combat dans les journées de 1830. Elle est aujourd'hui transformée et agrandie par la destruction de toutes les maisons qui l'entouraient et sur ses faces s'ouvrent quatre grandes voies dont trois tout à fait nouvelles: 1° Au couchant la grande rue des Halles; 2° au nord-ouest, la rue St-Denis dont toute la partie inférieure est élargie et de construction nouvelle; 3° au nord-est le grand boulevard de Sébastopol, dont nous parlerons plus loin; 4° à l'est la grande rue qui doit mener en face de l'Hôtel-de-Ville.
4° Le Louvre, les Tuileries et la place de la Concorde. (Voir liv. II, ch. xi.)
5° La maison de François Ier, sur le quai des Champs-Élysées. C'est un petit chef-d'œuvre de la renaissance, dont on attribue les ornements à Jean Goujon, et qui, de Moret, où il avait été bâti, a été transporté à Paris, au coin de la rue Bayard, par l'architecte Bret, en 1826.
6° La pompe à feu de Chaillot, sur le quai de Billy, machine hydraulique qui alimente les fontaines de toute la partie nord-ouest de Paris.
7° Les bâtiments de la manutention des vivres pour la garnison de Paris, sur le quai de Billy. Ils ont été construits sur l'emplacement de la manufacture de tapis de la couronne, dite de la Savonnerie, fondée par Henri IV, restaurée en 1713, abandonnée pendant la Révolution, et, sous la Restauration, réunie aux Gobelins.
8° A l'extrémité du quai de Billy se trouvait autrefois le couvent des Bons-Hommes ou des Minimes, fondé par Anne de Bretagne. L'église dédiée à Notre-Dame-de-Grâce renfermait le tombeau du maréchal de Rantzau. Une partie des bâtiments existe encore.
Sur la rive gauche:
1° Le Jardin-des-Plantes. (Voir liv. III, ch. Ier.)
2° La Halle-aux-Vins.--Elle date de 1664 et fut d'abord établie sur un petit terrain dépendant de l'abbaye Saint-Victor, à l'angle du quai et de la rue des Fossés-Saint-Bernard. En 1808, l'abbaye ayant été détruite, la halle prit un immense développement et renferma tous les terrains compris entre les rues Cuvier, Saint-Victor et des Fossés-Saint-Bernard, c'est-à-dire une superficie de 134,000 mètres. Elle est composée de cinq masses principales de constructions, séparées par des rues et des allées d'arbres, et ressemble à une petite ville. On peut y renfermer plus de deux cent mille pièces de vin. Ce magnifique entrepôt, dont les distributions sont si commodes, les abords si faciles, appartient à la ville de Paris, qui en loue les celliers, caves et galeries, et il lui a coûté près de 20 millions. Les vins qui y sont emmagasinés n'acquittent les droits d'octroi qu'à la sortie de l'entrepôt.
3° La Tournelle et la porte Saint-Bernard,--Le château de la Tournelle était une grosse tour carrée bâtie par Philippe-Auguste en 1185, et qui correspondait à la tour Loriot (quai des Célestins). A la demande de saint Vincent-de-Paul, on y logea les galériens en attendant le jour de leur départ pour les bagnes: auparavant, «ces coupables gémissaient dans les cachots de la Conciergerie, dénués de tout secours spirituel, exténués par la misère, livrés à toute l'horreur de leur situation.» A côté de cette tour était la porte Saint-Bernard, qui fut détruite en 1670: sur son emplacement on construisit en 1674, sur les dessins de Blondel, un arc de triomphe à la gloire de Louis XIV. Cet arc et la Tournelle furent détruits en 1787.
4° Sur le quai de la Tournelle se trouvent encore: 1° au n° 3, l'hôtel de Nesmond, rebâti par le président de même nom et qui s'était appelé auparavant de Tyron, de Bar, de Montpensier; il avait appartenu aux princes de Lorraine et joua un grand rôle à l'époque de la Fronde; 2° au n° 5, la Pharmacie centrale des hôpitaux de Paris, établie dans l'ancien couvent des Miramiones ou filles de Sainte-Geneviève, qui se consacraient au soulagement des malades et des pauvres. Ce couvent avait été fondé en 1661 par l'une des plus saintes femmes dont s'honore l'histoire de Paris, madame Beauharnais de Miramion, que madame de Sévigné appelle une mère de l'Église: devenue veuve à seize ans, elle consacra sa fortune et sa vie à des œuvres de charité, et on la vit pendant deux années nourrir de son patrimoine sept cents pauvres que l'Hôpital-Général avait été contraint de chasser. Elle fut enterrée dans le couvent des Miramiones.
5° Le petit Châtelet.--Le petit Châtelet fut transformé en château fort et en prison sous Charles V; il était, comme le grand Châtelet, dans la dépendance du prévôt de Paris. Cette forteresse hideuse, qui interceptait le passage et l'air à l'entrée de la rue Saint-Jacques, a été démolie en 1782.
6° Le couvent des Augustins.--Le marché à la Volaille.--Le couvent des Augustins avait été fondé en 1293 sur l'emplacement d'une chapelle. Son église fut édifiée par Charles V, dont la statue décorait le portail; elle renfermait les tombeaux de Philippe de Comines, de Rémy Belleau, de Dufaur de Pibrac, de Jérôme Lhuillier, etc. Les jardins et dépendances occupaient l'espace compris entre les rues des Grands-Augustins, Christine, d'Anjou et de Nevers. Sa salle capitulaire, son réfectoire, sa bibliothèque étaient très-vastes: aussi c'était dans ce couvent que se tenaient les assemblées de l'ordre du Saint-Esprit et du clergé; c'était là aussi que siégeait le Parlement quand le Palais était occupé par quelque fête royale: ce corps s'y trouvait rassemblé quand Henri IV fut assassiné, et c'est là que Marie de Médicis fut déclarée régente. Les Augustins ont fourni à l'Église de savants théologiens, mais ils étaient renommés pour leur indocilité: en 1658, sous le règne du grand roi, ils soutinrent un siége, où il y eut des blessés et des morts, pour résister à un arrêt du Parlement. Sur l'emplacement de ce couvent a été bâti le marché à la Volaille, et ouverte la rue du Pont-de-Lodi. Une partie de l'hôtel de l'abbé existe encore dans cette rue au n° 3.
7° Hôtel de Nesle ou de Nevers.--Hôtel des Monnaies.--L'hôtel de Nesle avait été bâti par Amaury de Nesle, qui le vendit à Philippe-le-Bel; il passa à Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe-le-Long, et c'est à elle qu'une tradition très-hasardée attribue les crimes qui ont rendu fameuse la tour de Nesle. Cet hôtel devint sous Charles VI la demeure du duc de Berry, qui l'agrandit et l'embellit[21]. Il était alors borné au couchant par la porte et la tour de Nesle, au delà desquelles était un large fossé, dit la petite Seine, qu'on ne passait que sur un pont de quatre arches. En 1552, Henri II ordonna «que les pourpris, maisons et place du grand Nesle seraient vendus.» Le duc de Nevers en acheta la plus grande partie et y fit construire sur un plan très-élégant un hôtel dont l'intérieur était magnifique. Les princesses de la maison de Nevers-Gonzague l'ont rendu célèbre. C'est là que Henriette de Clèves, duchesse de Nevers, pleura la mort de Coconnas, son amant, décapité en 1574, et dont elle conservait la tête embaumée près de son lit. Soixante ans après, la petite-fille de Henriette, Marie de Gonzague, pleurait dans la même chambre la mort tragique de son amant Cinq-Mars: ce qui ne l'empêcha pas d'épouser successivement Ladislas IV et Casimir, rois de Pologne. L'hôtel de Nevers devint, à cette époque, la propriété de Duplessis de Guénégaud, ministre d'État, ami éclairé des arts et des lettres, qui en fit le séjour le plus brillant de Paris, le plus fréquenté des grandes dames et des beaux esprits. C'est là que Boileau lut ses premières satires et Racine sa première tragédie. Dans les dépendances de cette belle maison était l'hôtel Sillery, qui fut habité par Gourville, l'intendant du duc de la Rochefoucauld, si fameux par son esprit d'intrigue. En 1670, l'hôtel de Nevers fut acheté par la princesse de Conti, et sa famille le garda jusqu'en 1768, où il fut acquis par l'État et démoli pour construire sur son emplacement l'hôtel des Monnaies. Cet hôtel, bâti sur les dessins de l'architecte Antoine, est un des monuments les plus remarquables de Paris: il renferme, outre les ateliers nécessaires à la fabrication des monnaies, au contrôle des objets d'or et d'argent, etc., un beau cabinet de minéralogie et une précieuse collection de monnaies françaises et étrangères. C'est le siége de l'administration chargée de l'exécution des lois monétaires.
8º Le collége des Quatre-Nations.--Le palais de l'Institut.--Mazarin, par son testament, avait fondé un collége, dit des Quatre-Nations, pour les enfants nobles des quatre provinces réunies à la France pendant son ministère. Ce collége fut bâti par les architectes Levau, Lambert et d'Orbay, sur une partie de l'ancien hôtel de Nesle et sur l'emplacement même de la tour et de la porte de Nesle, détruites en 1763. Sa façade sur le bord de la Seine, en face du Louvre, est monumentale et d'un bel aspect. Dans l'église, où se tiennent aujourd'hui les séances publiques de l'Institut, était le tombeau du cardinal, œuvre de Coysevox, et qui se trouve maintenant au musée de Versailles. Le collége des Quatre-Nations subsista jusqu'en 1792; il servit de prison à l'époque de la terreur et devint en 1806 le siége de l'Institut national établi en 1795, ou des cinq Académies, française, des sciences, des inscriptions et belles-lettres, des beaux-arts, des sciences morales et politiques. Les Académies, jusqu'à l'époque de la Révolution, avaient tenu leurs séances au Louvre. Au collége des Quatre-Nations avait été adjointe la bibliothèque de Mazarin, rassemblée à grands frais par Gabriel Naudé et composée alors de quarante mille volumes. Cette bibliothèque existe encore et a aujourd'hui triplé ses richesses.
9º Sur le quai Malaquais, entre la tour de Nesle et la rue des Saints-Pères, était un magnifique hôtel bâti par Marguerite de Valois après son divorce; les jardins bordaient la Seine. Il a été détruit vers la fin du XVIIe siècle, et sur son emplacement ont été construites de belles maisons dont quelques-unes ont de la célébrité: au nº 1 est mort en 1818 l'antiquaire Visconti; au nº 3 a habité le conventionnel Buzot et est mort, en 1807, le peintre Vien; au nº 11 était l'hôtel de Juigné, qui a été habité sous l'Empire par les ministres de la police; au nº 17 est l'hôtel de Bouillon, bâti par le président Tambonneau, habité par une nièce de Mazarin, la duchesse de Bouillon, qui y rassemblait les beaux esprits de son temps: elle y est morte en 1714. Cet hôtel attenait à l'hôtel Mazarin, aujourd'hui détruit et qui a appartenu successivement aux familles de Créquy, de la Trémoille de Lauzun.
10º Sur le quai Voltaire était, au nº 21, un couvent de Théatins, fondé en 1648 par Mazarin. L'église, construite en 1662, possédait le cœur du fondateur et le tombeau de Boursault. En 1790, elle fut attribuée aux prêtres réfractaires, qui se trouvèrent forcés par des émeutes populaires à l'abandonner. Elle devint en 1800 une salle de spectacle, en 1805 le café des Muses, et elle a été détruite en 1821.
Le quai des Théatins était rempli d'hôtels de la noblesse: hôtels Tessé, Choiseul, Bauffremont, d'Aumont, Mailly; hôtels du ministre Chamillard et du maréchal de Saxe. Au nº 5 a demeuré le conventionnel Thibaudeau; au nº 9 est mort Denon, conservateur des musées sous l'Empire; au nº 23 était la maison du marquis de Villette, où Voltaire a demeuré pendant les quatre derniers mois de sa vie; c'est là qu'en 1778 il a reçu les hommages de tout Paris.
11º La caserne d'Orsay.--Dans le XVIIe siècle, c'était l'hôtel d'Egmont, qui devint en 1740 l'hôtel des coches ou voitures de la cour. En 1795, on l'attribua au casernement de la légion de police, et en 1800, à celui de la garde consulaire. On y ajouta alors deux grandes ailes, qui doublèrent son étendue, et il prit le nom de quartier Bonaparte. Depuis cette époque, il n'a pas cessé d'être une caserne de cavalerie. C'est une des plus belles de Paris, et, à cause de sa position en face des Tuileries, elle a une grande importance.
12º Le palais d'Orsay, commencé en 1810 et terminé en 1842. C'est un monument très-imposant par sa masse et son étendue, mais dont l'utilité ne répond pas aux sommes énormes qu'on y a dépensées et qui dépassent dix millions: il sert aux séances du Conseil d'État et renferme la Cour des comptes.
13º Le palais de la Légion d'honneur, bâtiment prétentieux et bizarre qui fut construit en 1786 pour le prince de Salm. C'est là que madame de Staël réunissait, sous le Directoire, les hommes politiques et les écrivains du temps. Il fut acheté par Napoléon, qui y plaça la chancellerie de la Légion d'honneur.
14º Palais Bourbon.--Il a été bâti en 1722 par le duc de Bourbon; et il avait son entrée par la rue de l'Université. Il devint, sous la Convention, la maison de la Révolution, où siégeaient la commission des travaux publics et l'administration des charrois militaires, et plus tard le lieu où se faisaient les cours de l'école des travaux publics ou École Polytechnique. Sous le Directoire, on y construisit une salle pour les séances du conseil des Cinq-Cents; en 1801, on y plaça le Corps Législatif, et, de 1806 à 1807, on construisit, sur les dessins de Poyet, la façade et le péristyle qui regardent la place de la Concorde, mais qui ne sont qu'un ornement, puisqu'ils ne servent pas d'entrée. Il devint le palais de la Chambre des députés en 1814, et c'est là que sont nés tous les gouvernements et les constitutions que la France a eus depuis cette époque. Louis XVIII y octroya la Charte le 2 juin 1814; le 8 juillet 1815, les Prussiens en fermèrent les portes à la représentation nationale; le 9 août 1830, Louis-Philippe y vint prononcer son serment à la Charte nouvelle; le 24 février 1848, il fut envahi par les insurgés, qui y nommèrent un gouvernement provisoire; le 4 mai, l'Assemblée constituante y ouvrit sa session, et, suivant le Moniteur, y «acclama la République vingt-quatre fois et d'un cri unanime.» Le 15 mai, une multitude égarée par quelques factieux envahit le palais de l'Assemblée nationale et en fut bientôt chassée par la force armée. Le 24 juin, tous les pouvoirs exécutifs y furent délégués au général Cavaignac. Le 20 décembre, Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République, y «jura de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible.» Le 2 déc. 1851, l'Assemblée législative y fut détruite par un nouveau 18 brumaire; enfin, depuis cette époque, le Corps Législatif y tient ses séances.
Le Palais-Bourbon, depuis que les représentations nationales l'ont pris pour demeure, a subi des changements considérables; les principales consistent: 1º dans la construction d'une belle salle des séances; 2º dans la destruction du bel hôtel Lassay, dépendant du palais, qui a servi longtemps de demeure au président de la Chambre des députés. Sur l'emplacement des jardins on a élevé un magnifique bâtiment qui renferme le ministère des affaires étrangères.
CHAPITRE VI.
LES PONTS.
Les deux plus anciens ponts de Paris sont le Pont-au-Change et le Petit-Pont, qui datent du temps des Gaulois. Ils joignaient les deux extrémités de la voie tortueuse, dont nous avons déjà parlé, qui traversait la Cité sur l'emplacement des rues de la Barillerie, de la Calandre et du Marché-Palu; et c'est ce qui amena probablement leur construction. Le premier, appelé d'abord Grand-Pont, prit en 1140, son nom actuel des changeurs qui s'y établirent et qui y restèrent jusqu'au XVIe siècle; il a été détruit souvent par les eaux ou par le feu, et reconstruit pour la dernière fois en 1647, avec deux rangées de maisons qu'on fit disparaître en 1786 [22]. Il avait, à son extrémité septentrionale, deux entrées formées par un groupe triangulaire de maisons, lequel était orné d'un monument à la gloire de Louis XIV: l'une communiquait au Châtelet, l'autre au quai de Gesvres. Le Petit-Pont a subi à peu près les mêmes vicissitudes que le Pont-au-Change: rebâti pour la première fois en 1185, il a été huit fois détruit par les eaux ou par le feu, et sa dernière reconstruction est de 1718, époque où un immense incendie le détruisit avec les vingt-deux maisons qu'il portait. C'est devers le Petit-Pont que la procession de la Ligue, en 1590, «rencontrant de male ou de bonne fortune le coche où étoit le légat Cajetan, les capitaines, comme chose due à leur chef, se délibérèrent de faire une salve et révérence militaire, de quoi l'un d'entre eux abattit l'un des domestiques du légat.» Le Petit-Pont a été l'un des théâtres de la bataille de juin 1848.
Le Grand et le Petit-Pont furent, pendant mille à douze cents ans, les seules constructions de ce genre à Paris. En 1378, on construisit le pont Saint-Michel, qui tire son nom d'une chapelle du Palais qui en était voisine: détruit plusieurs fois par les grandes eaux, il fut reconstruit en 1618 tel qu'il est aujourd'hui, avec deux lignes de maisons qui disparurent en 1808 [23]. C'est sur ce pont que le président Brisson et ses collègues furent arrêtés par les ligueurs. En 1413, on construisit le pont Notre-Dame, qui, en 1449, par la négligence des magistrats, se trouvait dans un tel état, qu'il s'écroula dans la Seine: heureusement on avait eu le temps de faire évacuer les maisons; le prévôt et les échevins n'en furent pas moins arrêtés, destitués et condamnés à une longue prison. Le pont fut reconstruit par le jacobin Jean Joconde, et, selon l'usage, on en fit une rue en y plaçant de chaque côté trente belles maisons d'architecture uniforme. «Pour la joie, disait une inscription, du parachèvement de si grand et magnifique œuvre, fut crié Noël et grande joie démenée avec trompettes et clairons qui sonnèrent par long espace de temps.» Ce pont fut pendant plus d'un siècle la promenade la plus fréquentée et le rendez-vous des beaux de la capitale. On détruisit ses soixante maisons en 1786; mais on y a laissé subsister une construction très-utile, quoique très-laide: c'est le bâtiment de la pompe Notre-Dame, qui fournit à Paris journellement deux millions de litres d'eau.
Jusqu'au XVIe siècle, on n'eut besoin que de ces quatre ponts [24], qui prolongeaient, à travers la Cité, les quatre grandes artères de la ville, c'est-à-dire la rue Saint-Denis avec la rue de la Harpe, la rue Saint-Martin avec la rue Saint-Jacques. En effet, Paris n'avait fait encore que se gonfler sans s'allonger sur les deux rives de la Seine, et la Cité pouvait, jusqu'à cette époque, être regardée comme le diamètre du cercle qu'il formait. Mais quand le quartier Saint-Honoré d'un côté, le faubourg Saint-Germain d'un autre côté, commencèrent à se bâtir, il fallut les unir par un pont: ce fut le Pont-Neuf, dont la première pierre fut posée par Henri III en 1578, et qui ne fut achevé qu'en 1602. Commencé par Jean-Baptiste Ducerceau, il fut terminé par Marchand; sa longueur est de 232 mètres. Alors la Cité fut agrandie par l'adjonction des îlots voisins, et l'on construisit sur ces remblais la place Dauphine et le terre-plain de Henri IV, sur lesquels le nouveau pont dut s'appuyer. Nous avons dit ailleurs (Hist. gén. de Paris, p. 66) qu'il devint, pendant plus d'un siècle, la promenade favorite des Parisiens, le rendez-vous des oisifs, des charlatans et des saltimbanques. C'était aussi le marché aux vieux livres; mais un arrêt du Parlement, en 1649, en délogea les bouquinistes. Enfin, c'était le lieu où les recruteurs et racoleurs exerçaient leur industrie. «Ces vendeurs de chair humaine, dit Mercier, font des hommes pour les colonels, qui les revendent au roi: ces héros coûtent trente livres pièce... Ils se promènent la tête haute, l'épée sur la hanche, appellent tout haut les jeunes gens qui passent, leur frappent sur l'épaule, les prennent sous le bras, les invitent à venir avec eux d'une voix qu'ils tâchent de rendre mignarde. Ils ont leurs boutiques dans les environs, avec un drapeau armorié qui flotte et leur sert d'enseigne [25].» Le Pont-Neuf, dans le temps où il fut construit, était une voie de communication très-importante, puisqu'il unissait les trois parties de Paris, à une époque où le commerce, par suite de l'établissement de la foire Saint-Germain et des galeries marchandes du Palais, était à peu près également réparti sur les deux rives de la Seine. La suppression de la foire Saint-Germain, en 1786, en même temps qu'elle enleva la vie à la rive gauche, a tué la joie et la foule au Pont-Neuf. Le pont n'en est pas moins resté, par sa position unique et centrale, le plus fréquenté et le plus important de Paris. Deux monuments ont contribué à le rendre populaire, le Roi de bronze et la Samaritaine.
Le monument de Henri IV a été commencé en 1614: le cheval, œuvre de Jean de Boulogne, fut d'abord placé seul et resta sans cavalier jusqu'en 1635, où Richelieu fit monter la statue de Henri IV. C'est devant ce monument que fut mutilé le cadavre du maréchal d'Ancre; c'est là que le peuple brûla l'effigie du ministre Brienne en 1788. Après le 10 août, le cheval de bronze et son cavalier furent renversés et convertis en canons: à leur place on établit une batterie destinée à sonner l'alarme et qui retentit dans toutes les journées révolutionnaires. Une nouvelle statue équestre de Henri IV, œuvre de Lemot, a été rétablie en 1817.
La Samaritaine était un bâtiment élevé sur pilotis dans la rivière, qui renfermait une pompe aspirante chargée de donner de l'eau au quartier du Louvre: il avait été construit en 1608 et fut restauré avec magnificence en 1715 et 1772. Sur sa façade était une fontaine ornée de figures de bronze représentant Jésus-Christ et la Samaritaine et surmontée d'une horloge à carillons, qui jouait des airs dans les jours de fêtes. Ce bâtiment a été détruit en 1813. La Samaritaine et la statue de Henri IV étaient des monuments très-chers aux Parisiens: les dialogues de la Samaritaine avec le Roi de bronze ont été le titre et le sujet d'une infinité de pamphlets, surtout à l'époque de la Fronde.
Après la construction du Pont-Neuf, on éleva les ponts Marie et de la Tournelle pour faire communiquer le quartier Saint-Antoine avec la place Maubert, quand l'île Saint-Louis commença à être bâtie. Le premier ne fut achevé qu'en 1635; l'inondation de 1658 en détruisit deux arches et avec elles vingt-deux maisons et cinquante personnes; on le rétablit avec sa double ligne de maisons, qui furent démolies en 1786. Le second, qui était en bois, fut terminé en 1620 et reconstruit en pierre en 1656; il a été récemment élargi et restauré.
L'agrandissement du faubourg Saint-Germain et du quartier du Louvre fit construire en 1642 le pont Barbier ou Sainte-Anne, à la place du bac qui existait vis-à-vis de la rue qui en a pris le nom. Ce pont était en bois; on l'appelait aussi Pont-Rouge, parce qu'on le peignit de cette couleur; il fut emporté par les eaux en 1684, et on lui substitua le Pont-Royal dont l'exécution est due au dominicain François Romain.
A ces huit ponts il faut ajouter: 1º le pont aux Doubles ou de l'Hôtel-Dieu, construit en 1634 pour faire communiquer la Cité avec la place Maubert et sur lequel on prélevait un péage d'un double denier; la moitié de la largeur du pont était occupée par des salles de l'Hôtel-Dieu. Il a été entièrement reconstruit. 2º Le Pont-Rouge, pont de bois construit en 1617 pour faire communiquer la Cité avec l'île Saint-Louis; il a été détruit plusieurs fois et remplacé en 1842 par une passerelle suspendue, dite pont de la Cité.
Ces dix ponts sont les seuls qui existaient à l'époque de la Révolution. En 1787, on avait commencé, sur les dessins de Perronet, le pont Louis XVI, dit aussi de la Révolution et aujourd'hui de la Concorde; mais il attendit le 14 juillet 1789 pour être terminé: ce jour-là, le peuple lui fournit des matériaux en démolissant la Bastille, et c'est avec ces pierres fameuses qu'il a été achevé. Ce pont, qui mène de la place de la Concorde au Palais-Bourbon, a vu passer, surtout dans ces dernières années, bien des cortéges et plus d'une révolution!
Sous l'Empire ont été faits les ponts: d'Austerlitz, commencé en 1802, achevé en 1807, reconstruit en 1834; des Arts, commencé en 1802, achevé en 1804; d'Iéna, commencé en 1809, achevé en 1813. Le premier fait communiquer le quartier de la Bastille avec celui du Jardin-des-Plantes ou le boulevard Mazas avec le boulevard de l'Hôpital; le deuxième va du Louvre au palais de l'Institut, et n'est praticable que pour les piétons; le troisième, qui est le plus beau et le plus élégant de Paris, conduit de Chaillot au Champ-de-Mars: en 1815, les Prussiens le minèrent pour le faire sauter.
Les ponts suspendus des Invalides et d'Arcole ont été construits en 1829 et en 1831; démolis et reconstruits en 1853 et 1854. Le dernier, qui mène de la place de Grève à la Cité, a été le théâtre d'un combat en 1830. Les ponts Louis-Philippe, de l'Archevêché, du Carrousel datent de 1832 à 1836. Enfin on a construit récemment, en 1855, le pont de l'Alma qui unit le quartier de Chaillot et celui du Gros-Caillou, et en face duquel on doit ouvrir une avenue allant à la barrière de l'Étoile. Le nombre des ponts de Paris s'élève ainsi à dix-neuf. Ce nombre est insuffisant: avec dix-neuf ponts, le Paris de nos jours, qui s'étend sur la Seine pendant deux lieues, a réellement moins de voies de communication entre ses deux rives que le Paris du moyen âge, qui bordait le fleuve pendant quelques centaines de mètres, avec ses quatre et même ses cinq ponts. Ajoutons à cela que, jusqu'en 1848, sept de ces ponts étaient à péage, c'est-à-dire interdits à la plupart des habitants. Après la révolution de février, la municipalité a enfin compris qu'elle doit aux citoyens la libre et gratuite circulation sur les ponts comme dans les rues, et la capitale a été enfin délivrée de ces ponts à péage, invention inique du temps de l'Empire, et que le Paris de saint Louis ne connaissait pas.
LIVRE II.
PARIS SEPTENTRIONAL.
CHAPITRE PREMIER.
LA PLACE DE GRÈVE, LA RUE SAINT-ANTOINE, LA PLACE DE LA BASTILLE, LE FAUBOURG SAINT-ANTOINE.
§ Ier.
La Place de Grève et l'Hôtel-de-ville.
La place de Grève ou de l'Hôtel-de-Ville n'était, dans l'origine, comme son nom l'indique, qu'une grève, que le fleuve couvrait souvent de ses eaux. Il s'y tint, à une époque très-reculée d'où datent probablement ses premières maisons, un marché qui fut supprimé en 1141. Vers la fin du XIIIe siècle, le Parloir-aux-Bourgeois, qui s'était tenu d'abord à la Vallée de misère, près du grand Châtelet, vint s'y établir dans une maison dite aux Piliers, et alors commença la célébrité de cette place destinée aux rassemblements populaires, aux réjouissances publiques, aux exécutions criminelles, et qui a été témoin de tant de tumultes, de tant de fêtes, surtout de tant de supplices! Que de foules se sont entassées là autour de l'échafaud! que d'hommes on y a tués, innocents ou coupables! que de tortures y ont été souffertes, depuis 1310, où la première victime, Marguerite Porrette, fut brûlée pour hérésie religieuse, jusqu'en 1822, où Bories, Goubin, Pommier, Raoulx furent décapités pour hérésie politique! «Si tous les cris, dit Charles Nodier, que le désespoir y a poussés sous la barre et sous la hache, dans les étreintes de la corde et dans les flammes des bûchers, pouvaient se confondre en un seul, il serait entendu de la France entière.»
Les plus fameux de ces supplices sont ceux de Jean de Montaigu, surintendant des finances, en 1409, du connétable de Saint-Pol en 1475, de Jacques de Pavanes en 1525, de Louis de Berquin en 1529, de Barthélémy Milon en 1535 (les trois premières victimes de la réforme à Paris), d'Anne Dubourg en 1559, de Briquemaut et Cavagnes en 1572, de la Mole et Coconnas en 1574, de Montgomery en 1574, de Ravaillac en 1610, d'Éléonore Galigaï en 1617, de Montmorency-Bouteville et des Chapelles en 1627, du maréchal de Marillac en 1632, de la marquise de Brinvilliers en 1676, du comte de Horn en 1720, de Cartouche en 1721, de Damiens en 1757, de Lally en 1766, de Favras en 1790, de Fouquier-Tinville et de quinze autres membres du tribunal révolutionnaire le 18 floréal an III, de Demerville, Arena, Topino, Ceracchi, en 1801, de Georges Cadoudal et de ses compagnons en 1803, de Pleignier, Carbonneau et Tolleron en 1816, de Louvel en 1820, des quatre sergents de la Rochelle en 1822. Après la révolution de juillet, l'échafaud a été transporté à la barrière Saint-Jacques.
Que d'événements a vus cette place célèbre! Pour les énumérer, il faudrait faire toute l'histoire de Paris. Étienne Marcel, les bouchers de Jean-Sans-Peur, la Ligue, la Fronde, La Fayette et Bailly, la Commune du 10 août et du 31 mai, le Gouvernement provisoire de 1848 y ont successivement rassemblé leurs bandes tumultueuses, leurs compagnies bourgeoises, leurs bataillons populaires; c'est là qu'ont commencé ou qu'ont fini, depuis soixante ans, toutes les journées révolutionnaires. Au coin du quai Lepelletier a été tué Flesselles; au coin de la rue de la Vannerie, aujourd'hui détruite, au-dessus de la porte d'un épicier que décorait un buste de Louis XIV, a été pendu Foulon; sur les marches de l'Hôtel-de-Ville a été assassiné Mandat. La place de Grève a vu la multitude demandant des armes le 13 juillet 1789, le lendemain revenant victorieuse de la Bastille, le surlendemain faisant la haie sur le passage de Louis XVI; elle a vu, le 5 octobre, la Fayette entraîné par la garde nationale à Versailles, les apprêts du 10 août et du 31 mai, la défaite des faubourgs au 9 thermidor. Que de fêtes sous l'Empire! et elles devaient se terminer, au bruit des étrangers maîtres de Paris, par la municipalité demandant la déchéance de l'empereur! Que de fêtes sous la Restauration! et elles devaient se terminer par le peuple conquérant à coups de fusil l'Hôtel-de-Ville, et la Fayette intronisant une nouvelle dynastie! Que de fêtes sous Louis-Philippe! et elles devaient finir par une nouvelle invasion populaire, l'installation du Gouvernement provisoire, la proclamation de la République! La place de Grève offrit alors, et pendant plusieurs mois, le plus étrange, le plus confus, le plus animé des spectacles: nuit et jour elle se trouvait couverte d'une foule tumultueuse, tantôt enthousiaste, tantôt menaçante, irritée, entraînée, éblouie, fascinée, qui ne cessait d'envahir les escaliers, les cours, les salons de l'Hôtel-de-Ville, bivouaquant ici, pérorant là, s'exaltant ou s'apaisant aux harangues harmonieuses, aux paroles passionnées de ses tribuns; enfin discréditant, ruinant elle-même sa puissance par la folle journée du 16 avril, où l'Hôtel-de-Ville, menacé par une colonne de cent mille hommes ignorants ou égarés, trouva son salut dans le dévouement de la garde nationale; par la criminelle tentative du 15 mai, où l'Hôtel-de-Ville fut un moment au pouvoir de quelques factieux; par la sacrilége bataille de juin, où l'Hôtel-de-Ville fut pendant trois jours bloqué par l'insurrection, qui s'efforçait de s'emparer de ce Louvre de la multitude.
Aujourd'hui, le calme est rétabli sur cette place, qui est redevenue ce qu'elle est depuis un siècle, le lieu de rassemblement des ouvriers qui cherchent de l'ouvrage, principalement des ouvriers en bâtiment. De là est venu le mot faire grève, pour signifier les chômages volontaires des corps de métiers, comme on en a vu tant de fois depuis trente ans. La place a d'ailleurs doublé d'étendue et de magnificence, par les démolitions faites sur toutes ses faces: ainsi la face occidentale a été reculée, rebâtie et ouverte par une large voie bordée de maisons qui ressemblent à des palais: c'est le boulevard de l'Hôtel-de-Ville qui joint la place du Châtelet et a absorbé les affreuses rues du quartier des Arcis; le flanc méridional est bordé par la nouvelle rue de Rivoli qui met l'Hôtel-de-Ville en communication d'une part avec la barrière de l'Étoile, d'autre part avec la barrière du Trône, et en fait ainsi, comme dans les temps anciens, le centre de Paris. Nous verrons plus loin les changements faits derrière l'Hôtel-de-Ville; disons d'abord l'histoire du monument.
Nous avons vu que le corps municipal de Paris remonte aux nautes, corporation de marchands par eau établie du temps des Romains, et peut-être avant leur domination, qui devint au XIIe siècle la hanse parisienne[26]. Le chef de cette corporation prit en 1258 le titre de prévôt des marchands et ses confrères celui d'échevins. Le prévôt et les quatre échevins, qui plus tard furent assistés de vingt-six conseillers, étaient élus et devaient être nés à Paris; ils comptaient dans la noblesse; presque tous ont consacré les revenus de leur charge à l'embellissement de la ville; presque tous ont laissé une mémoire recommandable et tout occupée du bien public. «On espluche avec tant de soin, dit un écrivain du XVIe siècle, la vie de ceux qui aspirent à ces belles dignitez, qu'il est impossible que homme y puisse parvenir qui soit le moins du monde marqué de quelque note d'infamie, ressentant dénigrement de renommée, tant est saincte cette authorité et honneur d'eschevinage que la seule opinion de vice peut lui donner empeschement.» Les plus célèbres des prévôts sont: Étienne Barbette, Jean Gentien, Étienne Marcel, Jean Desmarets, Michel Lallier, Jean Bureau, Auguste de Thou, Lachapelle-Marteau, François Miron, Jean Scarron, Claude Lepelletier, Étienne Turgot, Jérôme Bignon, Lamichodière, Caumartin, Flesselles. Jusqu'au règne de Louis XIV, les libertés municipales, qui n'avaient subi qu'une interruption de vingt-neuf années (de 1382 à 1411), restèrent intactes, sans que la royauté en conçût le moindre ombrage; mais après la Fronde, elles devinrent à peu près nulles. Dans les derniers temps de la monarchie absolue, quand arrivait l'élection du prévôt, le roi écrivait aux Parisiens: «Nous désirons que vous ayez à donner votre voix à M...;» et l'homme de la cour était élu. «Le prévôt des marchands et les échevins, dit Mercier, ont des places lucratives, honorifiques; mais ce sont des fantômes du côté du pouvoir. Tout est entre les mains de la police, jusqu'à l'approvisionnement de la ville, de sorte que celle-ci n'a plus, dans ses propres et anciens magistrats municipaux, le principe de sa sûreté et le gage de sa subsistance... Ce qu'on appelle l'Hôtel-de-Ville est devenu, pour ainsi dire, un objet de dérision, tant ce corps est étranger aux citoyens [27].»
Nous avons vu dans l'Histoire générale de Paris que l'ancienne municipalité finit le 14 juillet 1789 avec le dernier prévôt des marchands; que la loi du 21 mai 1790 donna à la capitale une administration nouvelle, composée d'un maire, d'un conseil municipal et d'un conseil général; que cette administration fut renversée par la révolution du 10 août, qui créa la puissance de la fameuse Commune de Paris, puissance qui dura jusqu'au 9 thermidor; que diverses commissions provisoires furent alors chargées de l'administration de la ville jusqu'en 1800, où la loi du 28 pluviôse an VIII confia cette administration à deux préfets, l'un de la Seine, l'autre de police, et à un conseil municipal; enfin, que cet état de choses fut modifié par la loi du 20 avril 1834. La révolution de 1848 fit disparaître l'administration municipale créée par cette loi; un maire, membre du Gouvernement provisoire, concentra entre ses mains tous les pouvoirs; mais cette dictature ne dura que jusqu'au 20 juillet, où fut rétablie la préfecture de la Seine. Depuis cette époque, Paris est administré par deux préfets, l'un de la Seine, l'autre de police; le premier est assisté d'une commission municipale nommée par le gouvernement.
Le premier Hôtel-de-Ville qu'ait eu la place de Grève s'appelait la Maison-aux-Piliers, à cause des piliers de bois qui soutenaient son humble façade, ou Maison-aux-Dauphins, parce qu'elle avait appartenu aux dauphins de Viennois. Elle fut acquise pour la ville par Étienne Marcel, prévôt des marchands, le 7 juillet 1357, au prix de 2,880 livres parisis. «Il y avoit, dit Sauval, dans cette maison, deux cours, un poulailler, des cuisines hautes et basses, grandes et petites, des estuves, une chambre de parade, une d'audience appelée plaidoyer, une salle couverte d'ardoises, longue de cinq toises et large de trois, et plusieurs autres commodités.» C'est dans cet hôtel que se passèrent, pendant deux siècles, les événements les plus graves de l'histoire parisienne; c'est là que furent prises tant de résolutions utiles à la ville et à l'État; c'est là que nos rois trouvèrent toujours «un asseuré refuge et recours dans leurs urgentes affaires.»
Sous le règne de François Ier, la Maison-aux-Piliers tombant en ruines, il fut résolu de la remplacer par un hôtel digne de Paris. La première pierre en fut posée le 15 juillet 1533 par Pierre Viole, prévôt des marchands. «Pendant que l'on faisoit l'assiette de cette pierre, dit Dubreuil, sonnoient les fifres, tambourins, trompettes et clairons, artillerie, cinquante hacquebutes à croc de la ville avec les hacquebutiers d'icelle ville qui sont en grand nombre; et aussi sonnoient à carillon les cloches de Saint-Jean-en-Grève, de Saint-Esprit et de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Aussi, au milieu de la Grève, il y avoit vin défoncé, tables dressées, pain et vin pour donner à boire à tous venants, en criant par le menu peuple à haute vois: Vive le roy et messieurs de la ville!»
L'édifice, construit sur les dessins de Dominique de Cortone, assisté de Jean Asselin, maître des œuvres de la ville, ne s'éleva que lentement: en 1550, il n'avait qu'un étage; interrompu pendant les guerres civiles, il fut repris en 1605 sous la direction de Ducerceau et par les soins de François Miron, prévôt des marchands; il ne fut achevé qu'en 1628. Il présentait une seule façade formée d'un corps de bâtiment avec deux pavillons et surmontée d'une campanille; au-dessus de la porte d'entrée était une statue de Henri IV, œuvre remarquable de Pierre Biard. La cour, entourée de portiques, était décorée d'une statue de Louis XIV, chef-d'œuvre de Coysevox. La principale salle était celle du Trône, qui servait pour les réceptions, les fêtes, les banquets, et qui était ornée de tableaux de Largillière, de Troy, de Porbus, représentant des cérémonies royales ou municipales. C'est, de tout l'hôtel, la pièce la plus féconde en souvenirs historiques; là, dans cette salle où les Parisiens avaient reçu à genoux Henri IV et Louis XIV, la Commune du 10 août s'installa pour diriger l'attaque des Tuileries; là elle fut vaincue avec Robespierre, qui s'y fracassa la tête d'un coup de pistolet.
En 1801, l'Hôtel-de-Ville fut agrandi au moyen de la démolition: 1º de l'hôpital du Saint-Esprit, fondé en 1362 pour des orphelins nés à Paris, enfants légitimes de parents décédés à l'Hôtel-Dieu; il était contigu à l'Hôtel-de-Ville, et près de lui se trouvait le Bureau des pauvres, qui avait «le droit de lever tous les ans une taxe d'aumône sur tous les habitants de la ville, de tels rangs et qualités qu'ils puissent être;» sur l'emplacement de l'hôpital du Saint-Esprit, on construisit alors un hôtel pour le préfet de la Seine. 2º De l'église Saint-Jean-en-Grève, située rue du Martroy, derrière l'Hôtel-de-Ville; c'était l'une des mieux ornées et des plus fréquentées de Paris; elle avait eu pour curé Jean Gerson et renfermait le tombeau de Simon Vouet. Une chapelle, dite salle Saint-Jean, a servi jusqu'en 1837 de salle d'assemblée pour la ville.
Malgré ces augmentations, l'Hôtel-de-Ville était insuffisant pour les services administratifs, et différents bureaux avaient été placés dans des maisons voisines; enfin, en 1836, il fut agrandi sur un vaste plan gigantesque et au moyen de la destruction des rues du Martroy, qui passait jadis sous l'édifice, du Tourniquet-Saint-Jean, ou du Pet-au-Diable, de la Levrette, des Audriettes, d'une partie des rues de la Mortellerie et de la Tixeranderie, etc. En prolongeant la façade primitive au moyen de deux ailes bâties dans le même style, en ajoutant trois faces à peu près semblables à celle qui existait primitivement, on en a fait un palais magnifique, de forme rectangulaire, ayant 180 mètres de long sur 80 mètres de large, dont la position sur le bord de la Seine, en face de la Cité, est vraiment monumentale, et dont l'intérieur est décoré avec la richesse la plus élégante et le luxe le plus somptueux. De nombreuses statues d'hommes célèbres, la plupart nés à Paris, mais qui n'ont pas tous été heureusement choisis, ornent l'ancienne façade. On pénètre par trois grandes portes dans les appartements du préfet, dans la cour d'honneur et dans les bureaux de la préfecture. Il serait difficile d'énumérer les pièces, galeries, salons, objets d'art, bibliothèque, tableaux, statues, qui composent ou décorent ce palais. La galerie des fêtes occupe seule 48 mètres de long sur 13 de large.
L'histoire de l'Hôtel-de-Ville serait l'histoire même de Paris, l'histoire même de la France. A toutes les époques, il s'est passé dans cet édifice des événements, il en est sorti des résolutions qui ont influé sur le sort du pays; mais il en est deux surtout où il a dominé la France et ébranlé le monde: c'est d'abord du 10 août 1792 au 27 juillet 1794, pendant le règne de la sanglante Commune, qui gouvernait la Convention; c'est ensuite du 24 février au 4 mai 1848, pendant la tumultueuse dictature du Gouvernement provisoire.