Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - II
CHAPITRE II.
LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, LA RUE MOUFFETARD, LES GOBELINS.
De la place Maubert part une rue tortueuse, escarpée, populeuse, qui, sous les noms de Montagne-Sainte-Geneviève, Descartes et Mouffetard, atteint la barrière de Fontainebleau. C'était jadis l'une des deux grandes voies romaines qui joignaient Lutèce à l'Italie; aujourd'hui, c'est l'artère principale de cette partie de la capitale qu'on appelle vulgairement faubourg Saint-Marceau. Ce faubourg occupe principalement le Mons Cetardus, qui, du temps des Romains, était un champ de sépultures. Saint Marcel, évêque de Paris, ayant été enterré sur cette éminence en 436, il se forma autour de son tombeau, vénéré des Parisiens, un bourg qui prit son nom. Ce bourg fut détruit par les Normands et commença à se repeupler au XIIe siècle, mais lentement et avec une population pauvre et misérable. Charles V et Charles VI lui accordèrent quelques priviléges; au XVe siècle, la ville Saint-Marcel fut déclarée faubourg de Paris. A cette époque fut réuni à ce faubourg, et prit son nom, le riche bourg ou bourg Saint-Médard, qui s'était formé vers le XIIe siècle entre la montagne Sainte-Geneviève et le mont Citard, et qui était séparé du bourg Saint-Marcel par la Bièvre. Ces deux bourgs formaient dès lors un quartier hideux, sale, barbare, où les cabanes et les masures étaient groupées confusément, où les ruelles et les culs-de-sac immondes grimpaient, couraient, s'entre-croisaient au hasard, où les cloaques infects se mêlaient à des champs de verdure, où croupissait une population de truands, de jongleurs, de tire-laines, mêlée à une population d'ouvriers en cuir et en bois, souffrante, malingre, misérable. A la fin du XVIIIe siècle, cette situation n'était pas grandement changée: «Le faubourg Saint-Marcel, dit Mercier, est le quartier où habite la populace de Paris la plus pauvre, la plus remuante, la plus indisciplinable. Il y a plus d'argent dans une seule maison du faubourg Saint-Honoré que dans tout le faubourg Saint-Marcel. C'est là que se retirent les hommes ruinés, les misanthropes, les maniaques et aussi quelques sages studieux qui cherchent la solitude... Il n'y a pas là un seul monument à voir; c'est un peuple qui n'a aucun rapport avec les Parisiens, habitants polis des bords de la Seine... Les séditions et les mutineries ont leur origine cachée dans ce foyer de la misère obscure. La police craint de pousser à bout cette populace plus méchante, plus inflammable, plus querelleuse que dans les autres quartiers; on la ménage, parce qu'elle est capable de se porter aux plus grands excès... Les maisons n'y ont point d'autre horloge que le cours du soleil; les hommes y sont reculés de trois siècles par rapport aux arts et aux mœurs régnantes... Une famille entière occupe une seule chambre, où l'on voit les quatre murailles, et, tous les trois mois, les habitants changent de trou, parce qu'on les chasse, faute de payement du loyer. Ils errent ainsi et promènent leurs misérables meubles d'asile en asile. On ne voit point de souliers dans ces demeures; on n'entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfants y sont nus et couchent pêle-mêle...»
Ces lignes étaient écrites à la veille de notre révolution, et, à la honte des dix gouvernements qui se sont succédé depuis 1789, ce coin de Paris est encore aujourd'hui à peu près ce qu'il était au moyen âge et sous le règne de Louis XVI. L'air, l'aisance et la propreté y ont à peine pénétré; les rues sont encore fangeuses, mal pavées, tortueuses, escarpées; les maisons sont délabrées, noires, infectes, dignes des anciennes cours des Miracles; la population y est sale, jaune, maladive, abrutie par la faim ou par l'ivresse; elle n'est occupée qu'à des travaux dégoûtants ou pénibles et composée en grande partie de tanneurs, de chiffonniers, de boueurs, etc. [68]. A part les fabriques de cuirs, il ne s'y trouve pas de grandes manufactures. La pauvreté de ces parias de la capitale du luxe et des arts est profondément triste et repoussante: des milliers de familles sont entassés dans des bouges fétides, dormant sur des haillons ou sur la paille, ne vivant d'ordinaire que du pain de l'aumône. C'est la que les maladies épidémiques, que le terrible choléra se gorgent facilement de victimes; c'est là que les prédicateurs d'anarchie, que les fauteurs de désordre trouvent facilement des auditeurs et des partisans. On sait que le faubourg Saint-Marceau a joué dans la révolution le même rôle que le faubourg Saint-Antoine; on sait que ce quartier a été horriblement ensanglanté dans la bataille de juin 1848. Hâtons-nous d'ajouter que cette population si malheureuse et trop négligée, dans laquelle se résument toutes les misères et les hontes de notre civilisation, qui donne tant d'hôtes aux bureaux de bienfaisance et aux hôpitaux, en donne moins que certains quartiers du centre aux prisons et aux cours d'assises.
§ Ier.
Rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
La rue de la Montagne-Sainte-Geneviève doit son nom et son origine à la célèbre église vers laquelle elle conduisait. Dans cette rue très-ancienne et très-escarpée se trouvaient:
1º Le couvent des Carmes.--Ces religieux, qui disaient avoir pour fondateurs les prophètes Élie et Élisée, étaient venus d'Orient, à la suite de saint Louis, et avaient été établis d'abord rue des Barrés[69]; ils furent transférés à la place Maubert par Philippe-le-Bel. Leur église, qui datait de 1353, était un monument précieux, surtout par ses chapelles, véritables bijoux d'architecture; elle renfermait de nombreuses sépultures, parmi lesquelles celle du libraire Corrozet, le premier historien de Paris. Leur cloître était le plus charmant asile que jamais l'art ait ouvert à la méditation: il était décoré de curieuses peintures et d'une chaire où la pierre avait pris sous le ciseau de l'artiste les formes les plus délicates et les plus variées. Ce couvent, supprimé en 1790, servit de manufacture d'armes pendant la révolution et a été détruit en 1811. Sur son emplacement on a construit un beau marché.
2º Les colléges de Laon (nº 24), de la Marche (nº 37), des Trente-Trois (nº 52).
3º Le collége de Navarre, fondé par Jeanne de Navarre, femme de Philippe-le-Bel, en 1304. «Il n'y a point de collége, dit Piganiol, qui ait reçu de plus grands honneurs ni de plus grandes marques de distinction que celui-ci.» «C'était, ajoute Jaillot, l'école de la noblesse française et l'honneur de l'Université.» «Henri IV y fut mis, dit l'historien Matthieu, pour y être institué aux bonnes lettres. Il y eut pour compagnons le duc d'Anjou, qui fut son roi (Henri III), et le duc de Guise, qui le voulut être.» C'était le seul collége de Paris où il y eût exercice complet, c'est-à-dire où l'on enseignât la théologie, la philosophie et les humanités. Louis XIII et Richelieu réunirent à cet établissement les colléges de Boncourt et de Tournay. Parmi ses professeurs et ses élèves, on compte Oresme, Gerson, Ramus, Richelieu, Bossuet, etc. Ce collége fut détruit en 1790, et en 1804 on y transféra l'École Polytechnique, qui, fondée en 1795, avait été d'abord placée au Palais-Bourbon. On sait que c'est à Carnot et à Prieur de la Côte-d'Or qu'on doit l'idée première de cette belle institution, qui a rendu de si grands services, qui a donné tant d'hommes illustres au pays. Les élèves de cette école ont joué un grand rôle dans l'histoire des révolutions de Paris: en 1814, ils étaient à la barrière du Trône, résistant avec les canons de la garde nationale à la cavalerie des alliés; en 1830, le peuple alla les chercher et les mit à la tête de ses bandes insurgées; en 1832, ils prirent part à l'insurrection de juin; en 1848, ils servirent d'abord de généraux aux hommes des barricades, puis d'aides de camp au gouvernement provisoire. Aussi cette école, qui pourtant alimente les corps savants et donne accès à des carrières privilégiées, jouit-elle d'une grande popularité, principalement dans la partie la moins éclairée de la population.
Auprès du collége de Navarre était celui de Boncourt, qui avait été fondé en 1353 «pour huit pauvres escholiers étudiant en logique et en philosophie qui avoient chacun 4 sols par semaine.» Au XVIe siècle, on y joua, devant Henri II et sa cour, les tragédies de Jodelle. Il a eu pour élèves le diplomate d'Avaux et le littérateur Voiture. Ses bâtiments sont aujourd'hui occupés par l'École Polytechnique.
La rue de la Montagne-Sainte Geneviève aboutit à une place où est bâtie l'église Saint-Étienne-du-Mont, qui date du XIIe siècle. Elle fut reconstruite en 1517 et forme l'un des plus curieux monuments de Paris par son architecture aussi étrange que hardie, ses vitraux et son magnifique jubé, chef-d'œuvre de légèreté et de délicatesse. Son portail date de 1610. Trois des plus grands hommes dont la France s'honore, aussi illustres par leur génie que par la simplicité de leur vie, dont la gloire est aussi pure que complète, Lesueur, Pascal et Racine, y avaient été enterrés, mais des inscriptions seules rappellent leurs sépultures. On y trouvait aussi les sépultures de Lemaître de Sacy, du médecin Simon Piètre, du grand naturaliste Tournefort. L'église Saint-Étienne, aujourd'hui paroisse du douzième arrondissement, a hérité de toute la vénération qu'on portait jadis à l'église Sainte-Geneviève, à laquelle elle était accolée et dont elle était une dépendance. C'est là qu'est déposé le tombeau de la patronne de Paris, vide de ses reliques, mais qui n'en est pas moins l'objet d'un pèlerinage perpétuel. On y trouve aussi quelques tableaux, des ornements, des tombeaux, qui décoraient autrefois la royale basilique dont nous allons parler. Le 3 janvier 1857, cette église a été ensanglantée par un crime monstrueux: Sibour, archevêque de Paris, y fut assassiné par un prêtre interdit, au milieu des fidèles rassemblés pour célébrer la fête de sainte Geneviève.
Sur le sommet de la principale éminence qui dominait l'ancien Paris existait, du temps des Romains, un cimetière où Clovis, à son retour de la bataille de Vouglé, et sur la prière de sa femme, fit élever une église en l'honneur de saint Pierre et de saint Paul. Il y fut enterré, ainsi que Clotilde, et, après lui, sainte Geneviève, plusieurs princes de sa famille, plusieurs évêques de Paris, etc. Son tombeau était au milieu du chœur, orné de sa statue; on y lisait cette inscription, qui datait de 1177:
chlodoveo magno, hujus ecclesiæ fundatori.
sepulcrum vulgari olim lapide structum et longo
ævo deformatum, abbas et convent. meliori opere
et form renovaverunt
[70].
Ce tombeau, restauré dans le XVIIe siècle par les soins du cardinal-abbé de La Rochefoucauld, a été transféré en 1816 à l'église abbatiale de Saint-Denis.
La basilique des saints apôtres, ornée à l'envi des plus beaux priviléges par les rois et les papes, soumise immédiatement au saint-siége, devint rapidement l'une des plus fameuses de la Gaule. C'est là que, en 577, Chilpéric et Frédégonde firent condamner l'évêque de Rouen, Prétextat, qui avait marié Brunehaut et Mérovée. Plusieurs autres conciles y furent tenus dans les VIe et VIIe siècles; et à cause de la vénération inspirée par le tombeau de sainte Geneviève, le nom de cette touchante patronne de Paris prévalut sur celui de saint Pierre et de saint Paul. Les Normands la brûlèrent en 857: «Elle était, dit un contemporain, décorée au dedans et au dehors de mosaïques, ornée de peintures. Les barbares la livrèrent aux flammes; ils n'épargnèrent ni le saint lieu, ni la bienheureuse Vierge, ni les autres saints qui y reposent.» Cependant la basilique fut plutôt dévastée que détruite: on la répara grossièrement, et elle resta dans ce délabrement jusqu'en 1185, où l'abbé Étienne de Tournay la fit presque entièrement rebâtir. Depuis cette époque, des réparations peu importantes y furent faites, et, à l'époque de sa destruction, elle offrait un modèle précieux des architectures mêlées des VIIe et XIIe siècles. Sa façade se composait simplement d'une grande muraille presque nue, surmontée d'une espèce de fronton triangulaire; elle était percée de trois petites portes et ouverte par une fenêtre en forme de rose. Elle datait, au moins dans sa partie inférieure, du VIIe siècle, ainsi que les murailles latérales et une partie de la crypte. Cette crypte était peuplée de tombeaux: au milieu d'eux était celui de sainte Geneviève, tombeau vide, car les reliques de la vierge de Nanterre étaient renfermées dans une châsse d'or exposée derrière l'autel. Cette châsse était elle-même un monument: elle datait du XIIIe siècle et avait été restaurée au XVIIe dans un style assez lourd; ornée de douze statues d'or, elle était élevée sur quatre grandes colonnes de marbre et portée par quatre statues de vierges armées de flambeaux. Dans les grandes calamités, quand les rois étaient malades, ou bien quand la pluie ou la sécheresse faisait craindre une mauvaise récolte, on découvrait ou bien on descendait cette précieuse châsse, et on la promenait dans Paris avec la plus grande pompe. C'était le clergé de Notre-Dame portant les reliques de saint Marcel, cet autre patron de Paris, qui venait chercher la sainte et allait de même la reconduire après la cérémonie [71]. Tous les corps de l'État, le clergé, la magistrature, les métiers assistaient à ces processions solennelles, où il y avait une affluence incroyable[72] et qui étaient ordinairement retracées dans des tableaux votifs: le plus remarquable de ces tableaux est celui de Largillière, qui représente la procession miraculeuse de 1694, la plus magnifique qui jamais fut faite; il existe encore dans l'église Saint-Étienne-du-Mont. La dévotion à sainte Geneviève était si ardente chez le peuple parisien et surtout chez les femmes, qu'elle dégénérait en idolâtrie: on n'abordait les reliques de la sainte qu'avec des pleurs, des soupirs, des sanglots, des transports de passion enthousiaste; on lui demandait par billets écrits des remèdes pour tous les maux, des consolations pour tous les chagrins; on faisait toucher à la châsse des draps, des chemises, des vêtements. On sait qu'en 1793 cette châsse fut détruite, martelée, envoyée à la Monnaie, et que les reliques de sainte Geneviève furent brûlées sur la place de Grève; mais la Commune de Paris, qui commit ce sacrilége, n'osa le faire que nuitamment, de peur d'une résistance populaire [73].
Vers le milieu du XVIIIe siècle, l'église Sainte-Geneviève menaçait ruine; il fut résolu de la remplacer par un édifice digne de la patronne de Paris, et alors fut commencé le grand monument qu'on appelle aujourd'hui le Panthéon, et dont nous parlerons dans le chapitre suivant. La vieille église fut détruite en 1807, et l'on ouvrit sur son emplacement la rue Clovis. Il reste d'elle une tour, qui fait partie du lycée Napoléon et qui date du XIIe siècle.
A l'église Sainte-Geneviève attenait une riche et célèbre abbaye, qui avait été fondée probablement dans le même temps qu'elle. Au XIIe siècle, elle devint le siége d'une congrégation régulière, qui se composait en France de plus de cent maisons. Ses bâtiments et ses jardins occupaient l'espace compris entre les rues Bordet, Fourcy, de l'Estrapade, les places du Panthéon et de Saint-Étienne-du-Mont; de plus, elle possédait le bourg Saint-Médard, les clos du Chardonnet, des Coupeaux, des Saussayes, de la Cendrée ou Cendrier.
Les Génovéfains étaient justement renommés pour leur savoir, leurs travaux théologiques, leur piété et leur penchant pour les doctrines du jansénisme. C'est auprès d'eux que se retira le duc d'Orléans, fils du régent, pour s'y occuper d'ouvrages de controverse et de pratiques religieuses. Leur bibliothèque était aussi remarquable par la beauté de l'édifice que par le choix des livres: elle avait été formée par les pères Fronteau, Lallemand et Du Molinet, sous les ordres du cardinal de La Rochefoucauld, et renfermait en 1790 quatre-vingt mille manuscrits, avec une belle collection d'antiquités et de médailles.
L'abbaye Sainte-Geneviève ayant été abolie en 1790, ses bâtiments servirent pendant plusieurs années à des assemblées populaires. C'est là que se tint, en 1796, le club du Panthéon, où se réfugièrent tous les débris des factions révolutionnaires, où les doctrines de Babeuf trouvèrent un auditoire, et qui fut fermé par les ordres du Directoire. La plus grande partie de ces bâtiments est occupée aujourd'hui par le collége Henri IV ou lycée Napoléon. Quant à la bibliothèque, elle était restée jusqu'à ces dernières années dans la belle galerie des Génovéfains; mais, sous prétexte que ce local, si magnifique, si regrettable, menaçait ruine, elle vient d'être transférée dans un vaste édifice construit à grands frais sur l'ancien collége Montaigu. Cette bibliothèque renferme aujourd'hui deux cent cinquante mille volumes.
La principale rue qui débouche dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève est celle des Noyers.
Cette rue, ouverte sur le clos Bruneau, doit son nom aux arbres qui garnissaient le bas de la Montagne-Sainte-Geneviève. Dans une de ses maisons est né J.-B. Rousseau. Deux rues importantes débouchent dans la rue des Noyers: ce sont les rues des Carmes et Saint-Jean-de-Beauvais.
Dans la rue des Carmes, au nº 6, était le collége de Presles, fondé en 1323 par Raoul de Presles, conseiller de Charles V: Ramus s'y cacha à la Saint-Barthélémy, y fut découvert, poignardé et jeté dans la rue. Au nº 23 était le collége des Lombards, fondé en 1331 et transformé en 1682 en séminaire pour les Irlandais.
La rue des Carmes a pour prolongement la rue des Sept-Voies, dans laquelle se trouvait l'église Saint-Hilaire, qui avait donné son nom à une partie de la Montagne-Sainte-Geneviève, dite mont Saint-Hilaire. On y trouvait de plus: au nº 9, le collége-hospice de la Merci, fondé en 1515; au nº 18, le collége de Reims, dont les bâtiments sont occupés aujourd'hui par le collége Sainte-Barbe; au nº 25, le collége Fortet, qui a eu Calvin pour élève et qui a été le premier berceau de la Ligue: là furent élus les Seize dans une assemblée de quatre-vingts personnes; au nº 26, le collége Montaigu, qui avait été fondé en 1314 et qui ne recevait que de pauvres étudiants: «Dans le commencement, ils allaient aux Chartreux recevoir avec les pauvres le pain que ces religieux faisaient distribuer à la porte de leur monastère. Jamais ils ne mangeaient de viande et ne buvaient de vin; ils jeûnaient perpétuellement; leur habillement consistait en une cape de gros drap brun, ce qui les faisait appeler les pauvres capettes de Montaigu.» Ce collége a eu Érasme pour élève. En 1790, il fut transformé en hôpital, puis en prison militaire; on l'a démoli récemment pour construire sur son emplacement la nouvelle bibliothèque Sainte-Geneviève.
Dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais étaient: le collége de Beauvais, fondé en 1370 par Dormans, évêque de Beauvais, dont la famille y avait sa sépulture: ce collége a eu pour professeurs François Xavier, le cardinal d'Ossat, le bon Rollin et le savant Coffin; le collége de Lizieux, fondé en 1336 et qui compte parmi ses élèves le poëte Delille; enfin, les écoles de droit, fondées en 1384, transférées en 1771 sur la place du Panthéon, et dont nous reparlerons. En face de ces écoles étaient, à l'enseigne de l'Olivier, la maison et la boutique des Estienne, cette famille de savants qu'on a numérés comme les dynasties royales, tant elle compte de membres célèbres. C'est là que Robert Estienne Ier publia ses onze éditions de la Bible; c'est là que ses successeurs imprimèrent plus de douze mille ouvrages, commentaires, glossaires, traductions, où nos modernes érudits vont prendre leur bagage tout fait pour l'Institut. François Ier et sa sœur Marguerite de Navarre visitaient souvent l'imprimerie des Estienne, et, quand ils trouvaient Robert Estienne Ier ou Henri Estienne II corrigeant une épreuve de la Bible hébraïque ou du Thésaurus, ils attendaient, appuyés sur la barre de la presse, la fin de son travail. «Dans ce temps-là, dit Piganiol, les dieux de la terre se familiarisaient encore quelquefois avec les gens de lettres.» «La France, dit de Thou, doit plus aux Estienne pour avoir perfectionné l'imprimerie qu'aux plus grands capitaines pour avoir étendu ses frontières.» Et néanmoins, cette famille, pour prix des plus pénibles veilles, des plus parfaites productions, des plus coûteux sacrifices, ne recueillit que la pauvreté, l'exil et les persécutions du clergé, une prison pour dettes au Châtelet, un lit à l'hôpital de Lyon pour le plus illustre de ses membres, un grabat et une bière à l'Hôtel-Dieu de Paris, en 1674, pour son dernier représentant, Antoine Estienne III [74]!
Près de l'imprimerie des Estienne était la seule imprimerie de musique qu'il y eût en France: elle appartenait à la famille Ballard, qui avait obtenu son privilége de Henri II et le possédait encore en 1789.
§ II.
Rues Descartes et Mouffetard.
La rue Descartes se nommait autrefois Bordet et date du XIIIe siècle; elle avait, près de la rue des Fossés-Saint-Victor, une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, qui fut détruite en 1683. Un décret de 1807 lui donna le nom de Descartes, dont le tombeau avait été, par ordre de la Convention, placé au Panthéon.
La rue Mouffetard n'est autre que la grande voie romaine du mont Citard, dont elle a pris le nom: elle était alors bordée de tombeaux et traversait des vignobles. Plus tard, elle devint la rue principale du bourg Saint-Marcel et forme aujourd'hui la partie la plus populeuse du faubourg Saint-Marceau. On y trouve:
1º Une caserne, qui a été le théâtre de combats dans les journées de juin. C'était autrefois le couvent des Hospitalières de la Miséricorde, fondé en 1653 pour le soulagement des femmes malades.
2º Le Marché des Patriarches.--C'était autrefois un fief considérable composé d'une maison et de grands jardins, qui, au XIVe siècle, appartint successivement à deux cardinaux ayant le titre de patriarches. En 1560, ce fief était possédé par un conseiller au Parlement, qui le loua aux calvinistes pour y faire leurs assemblées. Le 27 décembre 1561, ceux-ci, se trouvant incommodés par les cloches de l'église voisine de Saint-Médard, invitèrent le curé à cesser de sonner; leurs envoyés furent maltraités, et les catholiques fermèrent les portes; alors les calvinistes vinrent assiéger l'église, brisèrent les portes, livrèrent un combat dans le saint lieu, blessèrent ou tuèrent cinquante personnes et emmenèrent triomphalement leurs prisonniers dans Paris. Le lendemain, les catholiques attaquèrent la maison du patriarche, la dévastèrent et pendirent quelques-uns des assaillants de la veille devant l'église de Saint-Médard. Dans le siècle suivant, la maison et le jardin du patriarche furent transformés en une grande cour environnée de bâtiments qui étaient occupés par des artisans, et où l'on établit, à la fin du XVIIIe siècle, un marché. Ce marché a été entièrement reconstruit en 1830, et trois rues nouvelles en facilitent les abords.
3º L'église Saint-Médard.--C'était, dans l'origine, une chapelle qui avait été construite dans un clos dépendant de l'abbaye Sainte-Geneviève. Détruite par les Normands, elle fut rebâtie au XIIe siècle et devint la paroisse du hameau appelé Richebourg ou bourg Saint-Médard. Dans cette église, qui a subi de nombreuses restaurations, étaient enterrés Nicole et Patru. C'est aujourd'hui une succursale du douzième arrondissement.
Dans le cimetière Saint-Médard, aujourd'hui supprimé, était le tombeau du diacre Pâris: cet homme vertueux, dont la mémoire a été si ridiculement déshonorée, fils d'un conseiller au Parlement, était né dans ce quartier, rue des Bourguignons. Diacre, et n'ayant jamais voulu prétendre à la prêtrise, janséniste, et ayant toute la sévérité de mœurs et de doctrine de ces sectaires évangéliques, il se retira dans une pauvre maison du faubourg, y vécut dans la plus austère pénitence, au milieu des ouvriers avec lesquels il travaillait, les aidant, les consolant, les instruisant. A sa mort, les jansénistes l'honorèrent comme un saint. Des fous, des imbéciles et des intrigants vinrent sur son tombeau demander des miracles; de là les absurdités et les scandales des convulsionnaires qui ont fait tant de bruit dans le XVIIIe siècle.
4º Place de la Collégiale, sur l'emplacement de laquelle était l'église collégiale de Saint-Marcel.
Si l'on en croyait les légendes du moyen âge, qui abondent en détails merveilleux sur l'enfant de la Cité devenu évêque de Paris, une chapelle aurait été fondée par saint Denis sur le mont Citard, saint Marcel y aurait été enterré en 436, et le paladin Roland, neveu de Charlemagne, aurait transformé cette chapelle en église. Il est certain que, parmi les tombeaux qui bordaient la grande voie du mont Citard, se trouvait le tombeau très-vénéré de saint Marcel; que, au temps de Grégoire de Tours, il s'était déjà formé autour de ce tombeau un bourg assez bien peuplé; enfin, que ce tombeau se trouvait, au IXe siècle, renfermé dans une église qui fut brûlée par les Normands. Les reliques de saint Marcel furent alors transportées à Notre-Dame et y restèrent. L'église Saint-Marcel fut reconstruite au XIe siècle, et elle devint collégiale, c'est-à-dire ayant un chapitre de chanoines dont la juridiction temporelle s'élevait «sur la ville Saint-Marcel, le mont Saint-Hilaire et une partie du faubourg Saint-Jacques.» Au milieu de cette église était le tombeau de Pierre Lombard, évêque de Paris, mort en 1164 et qu'on appelait le maître des sentences et des théologiens. En 1792, une émeute ayant éclaté dans ce quartier pour le prix du sucre, le peuple se retrancha dans cette église, qu'il entoura de barricades, et il fallut employer la force pour l'en déloger.
L'église Saint-Marcel a été détruite en 1804; des maisons ont été bâties sur son emplacement, et il ne reste de ce monument vénérable, origine d'un grand quartier de Paris, que le nom de Pierre Lombard donné à la rue qui mène à la place de la Collégiale.
Près de cette basilique était autrefois une église de Saint-Martin, qui lui servait de chapelle ou de paroisse: elle a été démolie en 1806. Derrière cette église, dans l'ancien cimetière Saint-Marcel, on a découvert en 1656 soixante-quatre cercueils de pierre, qui dataient probablement du IVe siècle. Sur l'un de ces tombeaux étaient gravés deux colombes, le monogramme du Christ placé entre un alpha et un oméga, et une inscription latine qu'on peut traduire ainsi:
vitalis a barbara, son épouse très-aimable,
âgée de vingt-trois ans, cinq mois et vingt-huit jours.
5º Manufacture des Gobelins.--La Bièvre, dont les eaux sont, dit-on, favorables à la teinture, avait attiré sur ses bords quelques drapiers et teinturiers. Vers le milieu du XVe siècle, l'un d'eux, Jean Gobelin, acquit une grande fortune, qu'il laissa à ses descendants. Ceux-ci continuèrent l'industrie de leur père, agrandirent ses établissements et devinrent propriétaires de si vastes terrains sur les bords de la Bièvre, que cette rivière et le quartier prirent leur nom. Le faubourg Saint-Marcel en devint célèbre, se peupla de guinguettes et de folies, et l'on alla par plaisir visiter les teintureries des Gobelins. La famille des Gobelins, dans le XVIIe siècle, renonça à sa glorieuse industrie pour entrer dans la noblesse, et l'un d'eux, Antoine Gobelin, marquis de Brinvilliers, devint l'époux de la femme perverse qui fut brûlée pour ses crimes en 1676. Les teintureries passèrent aux frères Canaye, qui en firent une manufacture de tapis, puis à un Hollandais nommé Gluck et à un Flamand nommé Jean Lianssen. En 1667, Colbert acheta l'établissement pour en faire, sous le titre de Manufacture des meubles de la couronne, une véritable école d'arts et métiers; la direction en fut donnée à Lebrun, et après lui à Mignard. L'édit porte que «le surintendant des bâtiments et le directeur sous ses ordres tiendront la manufacture remplie de bons peintres, maîtres tapissiers, orfévres, fondeurs, graveurs, lapidaires, menuisiers en ébène, teinturiers et autres bons ouvriers en toutes sortes d'arts et métiers; qu'il sera entretenu dans ladite manufacture soixante enfants pendant cinq ans, aux dépens de Sa Majesté, lesquels pourront, après six ans d'apprentissage et quatre années de service, lever et tenir boutique de marchandises, arts et métiers auxquels ils auront été instruits, tant à Paris que dans les autres villes du royaume.» Cette magnifique institution, qui a rendu tant de services, est aujourd'hui bien déchue de son importance: c'est simplement une belle manufacture de tapis de luxe, qui est dans la dépendance de la couronne, et à laquelle on a ajouté une école de dessin pour les ouvriers et un cours de chimie appliquée à la teinture.
Parmi les rues qui débouchent dans les rues Descartes et Mouffetard, nous remarquons:
1º Rue de la Contrescarpe, bâtie sur l'emplacement des remparts de Philippe-Auguste. Dans cette rue demeurait Catherine Thiot, cette folle qui se disait la mère de Dieu et qui regardait Robespierre comme un nouveau Messie.
Elle a pour prolongement la rue Neuve-Saint-Étienne, où le sage et modeste Rollin a demeuré près de cinquante ans [75]. Sa maison occupe le nº 14, et l'on y lit encore ce distique qu'il y avait fait inscrire:
ante alias dilecta domus qua, ruris et urbis
incola tranquillus, meque deoque fruor.
Dans cette même rue a demeuré, avant la révolution, Bernardin de Saint-Pierre: c'est là qu'il a fait les Études de la nature.
2º Rue de l'Arbalète.--On y trouvait le couvent des Filles de la Providence, fondé en 1634 par madame Pollalion, «l'associée de saint Vincent de Paul pour toutes ses œuvres de charité.» On y élevait des jeunes filles pauvres jusqu'à l'âge de vingt ans: «C'était, dit Jaillot, un séminaire où les vierges privées des biens de la fortune trouvaient un asile assuré pour conserver ceux de la grâce et de la chasteté.»
Au nº 13 sont l'école de pharmacie et le jardin de botanique, fondés en 1578 par Nicolas Houel et dont nous allons parler tout à l'heure.
Dans cette rue débouche la rue des Postes, dont le nom dénaturé vient des poteries qu'on faisait dans cet endroit. Cette rue est depuis longtemps célèbre par les établissements religieux ou d'éducation qui y sont ou qui y étaient situés. Ceux qui existent encore sont: (1º nº 24 et 26) le séminaire du Saint-Esprit, fondé en 1703 pour des prêtres qui se destinaient aux hôpitaux et au soulagement des pauvres. La maison a été occupée par l'école Normale de 1810 à 1820. Les prêtres du Saint-Esprit l'ont rachetée et en ont fait un séminaire. C'est là qu'est mort le père Loriquet.--2º (nº 34) le collége Rollin, fondé en 1816 sur l'emplacement du couvent des Filles de la Présentation-Notre-Dame.
Ceux qui n'existent plus sont: la congrégation des Eudistes, fondée en 1643 par le père Eudes pour former des prêtres qui renonçaient aux dignités ecclésiastiques et servaient dans les pauvres paroisses, dans les postes déserts et dans les missions; 2º les Religieuses de Notre-Dame-de-la-Charité ou Filles Saint-Michel, fondées par le père Eudes en 1641 pour les filles pénitentes; 3º les Orphelins de l'Enfant Jésus, fondés en 1700 pour les orphelins de père et de mère.
3º Rue de Lourcine.--Son nom lui vient d'un champ de sépultures sur lequel elle a été ouverte et qui s'appelait Locus cinerum. Au XIVe siècle, c'était un fief appartenant à la commanderie de Saint-Jean-de-Latran et où les ouvriers pouvaient travailler en franchise. On y trouvait:
1º L'hôpital de Lourcine, situé alors à l'entrée de la rue, près de la Bièvre, et sur l'emplacement de la rue Pascal: il avait été fondé par la veuve de Saint-Louis. Dans le XVIe siècle, il se trouva abandonné, et un arrêt du Parlement, en 1559, ordonna «qu'il serait saisi et mis en la main du roi, et que les malades affligés du mal honteux y seraient logés, nourris, pansés et médicamentés.» Il est probable que cet arrêt fut mal exécuté, car, en 1578, un autre acte du Parlement dit que cet hôpital était désert, «abandonné pour mauvaise conduite, tout ruiné, les pauvres non logés et le service divin non dit ni célébré.» A cette époque, Nicolas Houel, marchand apothicaire et épicier, avait demandé la permission d'établir un hôpital «pour un certain nombre d'enfants orphelins qui seraient d'abord instruits dans la piété et dans les bonnes lettres et pour après en l'état d'apothicaire, pour y préparer, fournir et administrer gratuitement toutes sortes de médicaments et remèdes convenables aux pauvres honteux de la ville et des faubourgs de Paris.» On donna à cet homme généreux l'hôpital de Lourcine; il employa toute sa fortune à l'agrandir et à le réparer, et c'est lui qui acheta le terrain destiné à la culture des plantes médicinales, qui forme aujourd'hui le Jardin de botanique. L'hospice prit le nom de Maison de la Charité chrétienne. A la mort de Houel, tout cela fut changé: Henri IV sépara l'école et le jardin des apothicaires de l'hôpital de Lourcine, et il ordonna «que les pauvres gentilshommes, officiers et soldats estropiés, vieux ou caducs, seraient mis en possession de la Maison de la Charité chrétienne et qu'ils y seraient nourris, logés et médicamentés.» On sait que c'est là l'origine de l'institution des Invalides. Louis XIII, ayant transporté ces Invalides au château de Bicêtre, l'hôpital de Lourcine fut successivement occupé par plusieurs communautés, uni à l'ordre de Saint-Lazare, enfin donné à l'Hôtel-Dieu.
2º L'abbaye des Cordelières ou Filles de Sainte-Claire de la Pauvreté-Notre-Dame, fondée en 1284 par Marguerite de Provence, veuve de saint Louis. Cette abbaye occupait tout l'espace compris entre les rues de Lourcine, Saint-Hippolyte, du Champ-de-l'Alouette, et la Bièvre: elle renfermait de beaux bâtiments, de grands jardins arrosés par la Bièvre et une église où l'on conservait comme relique le manteau royal de saint Louis. La veuve de ce roi portait la plus vive affection à cette maison qu'elle avait pieusement accolée à son hôpital de Lourcine: elle passa le reste de sa vie dans un châtel attenant à ce couvent, et qui, après sa mort, y fut annexé. Blanche, sa fille, veuve du roi de Castille, s'y fit religieuse. La situation de cette abbaye, située en dehors et dans le voisinage de la ville, l'exposa souvent à des dévastations: sous le roi Jean, sous Charles VI, pendant les troubles de la Ligue, les religieuses furent obligés de l'abandonner et de se réfugier à Paris. En 1590, les troupes de Henri IV campèrent dans son enceinte et la détruisirent presque entièrement. Les Cordelières de Sainte-Claire appartenaient au même ordre que les religieuses de l'Ave-Maria et les Capucines de la place Vendôme, et nous avons dit que leur règle était d'une austérité qui nous semble aujourd'hui surhumaine.
Cette abbaye ayant été supprimée en 1790, trois rues furent ouvertes sur son emplacement, les rues Pascal, Julienne et des Cordelières. Quant aux bâtiments, une partie fut détruite, l'autre partie servit successivement de fabrique, de maison de refuge, d'hospice pour les orphelins du choléra. En 1836, on a transformé la dernière en hôpital dit de Lourcine, qui remplace l'ancien hospice de même nom, et, comme lui, est destiné aux femmes atteintes de maladies vénériennes. Cet hôpital renferme trois cents lits.
3º Rue de la Reine-Blanche.--Dans cette rue était un hôtel bâti par Blanche de Bourgogne, femme de Charles-le-Bel. Il appartenait en 1392 à Isabelle de Bavière, qui y donna plusieurs fêtes. «Il fut démoli, dit Sauval, comme complice de l'embrasement de quelques courtisans, qui y dansèrent avec Charles VI ce malheureux ballet des Faunes si connue.»
La rue Mouffetard aboutit à la barrière d'Italie, qui ouvre la route de Fontainebleau. Cette barrière est tristement fameuse par le meurtre du général Bréa et du capitaine Mangin, le 24 juin 1848.
A une demi-lieue de cette barrière, est l'hospice de Bicêtre, qui tire son nom d'un château bâti en 1290 par un évêque de Wincester. Ce château étant tombé en ruines, Louis XIII y établit, pour les soldats invalides, un hôpital que Louis XIV donna en 1656 à l'Hôpital général pour y enfermer les pauvres mendiants. Avant la révolution, c'étaient un hôpital et une prison, qui offraient la réunion de tous les maux et de tous les crimes, et qui avoient pour habitants des fous, des vieillards, des épileptiques, des estropiés, des voleurs, des faux monnayeurs, des assassins, mêlés, confondus, traités avec la même indifférence, la même cruauté, enfin présentant le spectacle le plus horrible, le plus dégoûtant [76]. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un hospice pour des fous et des vieillards.
CHAPITRE III.
RUE ET FAUBOURG SAINT-JACQUES [77].
§ Ier.
La rue Saint-Jacques.
La rue et le faubourg Saint-Jacques forment, avec les rue et faubourg Saint-Martin, la grande artère qui coupe la capitale du sud au nord, en passant par le milieu de la Cité; c'est l'une des deux grandes voies romaines qui joignaient Lutèce à l'Italie [78]. On y entrait autrefois par le Petit-Châtelet, et l'on y trouvait deux portes: la première, de l'enceinte de Philippe-Auguste, vers la rue des Mathurins; la deuxième, de l'enceinte de Charles VI, vers la rue Saint-Hyacinthe. Son nom lui vient d'une chapelle de Saint-Jacques, près de laquelle les Dominicains s'établirent vers l'an 1218, et d'où ils ont pris le nom de Jacobins. Avant cette époque on l'appelait la grant rue, la grand'rue outre le Petit-Pont, la grand'rue Saint-Benoit, etc. Le quartier que traverse cette voie publique, si importante par sa position, forme la transition entre le faubourg Saint-Marceau et le faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire entre les quartiers pauvres et les quartiers riches de Paris méridional; mais il a plus de ressemblance avec le premier qu'avec le second, quoiqu'il ait une population moins triste, moins chétive, des industries plus heureuses, un aspect moins souffrant. C'est le centre de cette partie de la capitale qu'on appelle vulgairement le quartier latin, à cause des nombreux établissements d'instruction qui y sont situés. Dans cette rue fut établie en 1473, par les frères Gering, la première imprimerie, dans une maison à l'enseigne du Soleil d'or, située vis-à-vis la rue Fromentelle, et qui, jusqu'à la révolution, a été habitée par des imprimeurs. Cette rue devint alors, et elle est restée jusqu'à nos jours, la rue des imprimeurs, des libraires, des graveurs, des marchands d'images, etc.; là étaient les fameux Cramoisy, «ces rois de la rue Saint-Jacques parmi les libraires,» dit Guy Patin. Quelques fabricants ou marchands d'images religieuses y demeurent encore; mais le reste de la rue n'a plus d'autre industrie particulière que celle des hôtels garnis, des petits restaurants, des tabagies à l'usage des étudiants. La rue Saint-Jacques, sombre, étroite, tortueuse, montante, a dû prendre part à tous les événements de l'histoire de Paris; nous mentionnerons seulement, dans les temps anciens, l'entrée des troupes de Charles VII dans la capitale; la première émeute populaire contre les protestants, qui tenaient clandestinement leur prêche dans une maison voisine du collége du Plessis; enfin, l'attaque des troupes de Henri IV sur la porte Saint-Jacques. Dans les temps modernes, elle n'est pas restée étrangère aux journées révolutionnaires; mais elle n'a pris un rôle important que dans la bataille de juin, où elle a été le centre de la lutte sur la rive gauche de la Seine. Les monuments ou édifices publics qu'elle renferme sont:
1º Le Collége de France, fondé par François Ier, en 1530, pour l'enseignement des langues hébraïque et grecque, des mathématiques, de la médecine, etc. Il eut pour premiers professeurs Pierre Danès, François Vatable, Martin Poblacion, Ramus, Oronce Finé, etc. Henri II y ajouta une chaire de philosophie; Charles IX, une de chirurgie; Henri III, une de langue arabe; Henri IV, une d'anatomie et de botanique; Louis XIII, une de droit ecclésiastique; Louis XIV, une de langue syriaque et une de droit français; Louis XV, des chaires de mécanique, de langues turque et persane, de droit des gens, d'histoire naturelle, etc. Il y a aujourd'hui vingt-quatre cours. Les plus illustres professeurs qui ont enseigné dans cet établissement sont: Gassendi, Guy Patin, Rollin, Tournefort, Daubenton, Lalande, Darcet, Portal, Vauquelin, Cuvier, Ampère, Lacroix de Guignes, Delille, Andrieux, etc. L'utilité du Collége de France était incontestable sous François Ier et ses successeurs, alors que les livres étaient rares, la science difficile à acquérir, l'enseignement tout oral: aussi les professeurs étaient-ils appelés lecteurs du roi, lecteurs publics. Aujourd'hui elle est fort douteuse, les cours n'ayant pas de but déterminé, ne formant pas un système d'enseignement, ne s'adressant qu'à un auditoire vague et passager; enfin, comme le disait déjà Piganiol en 1750, «les études qu'on y fait ne menant à rien,» ils semblent moins des voies d'instruction supérieure que des moyens de dotation pour quelques savants. Le Collége de France resta longtemps sans édifices pour ses cours, et les professeurs durent faire leurs lectures dans les colléges voisins de Cambrai, de Tréguier, de Lyon. «Les lecteurs du roi, écrivait Ramus à Catherine de Médicis, n'ont pas encore d'auditoire qui soit à eux; seulement ils se servent, par manière de prest, d'une salle ou plus tost d'une rue, les uns après les autres, encore sous telle condition que leurs leçons soient sujettes à être importunées et destourbies par le passage des crocheteurs et lavandières.» Ce ne fut que sous Louis XIII qu'on commença à construire, sur l'emplacement des anciens colléges de Tréguier et de Cambrai, le monument qui existe aujourd'hui: il n'a été terminé qu'en 1774 et a reçu en 1840 des agrandissement considérables, qui en ont fait l'un des plus remarquables édifices de Paris.
2º Le collége du Plessis, fondé en 1322, réuni à la Sorbonne en 1647, fut transformé en 1794 en une prison pour les détenus qui ne trouvaient pas place à la Conciergerie: on l'appelait alors Maison de l'Égalité. Administrée par Fouquier-Thinville et placée sous sa surveillance immédiate, cette prison était la plus dure et la plus triste de Paris: les détenus, qui y furent entassés jusqu'au nombre de dix-neuf cents, étaient traités avec cruauté, et la plupart n'en sortirent que pour aller à l'échafaud. Là furent renfermés Saint-Hurugues, la Montansier, la belle-fille de Buffon, les cent trente-deux Nantais, enfin Fouquier-Thinville lui-même. Cet édifice resta sans emploi jusqu'en 1830, où il fut assigné à l'école Normale: c'est aujourd'hui une dépendance du collége Louis-le-Grand.
3º Le lycée Louis-le-Grand.--Ce collége fut fondé en 1564, sous le nom de Clermont, par les jésuites, dont l'établissement à Paris venait d'être reconnu par le Parlement. C'est de là que la fameuse société dirigea le mouvement de la Ligue, c'est là que se tinrent les conciliabules des Seize. Après l'attentat de Châtel, «tous les prestres et escholiers du collége de Clermont et tous autres soy-disants de la compagnie de Jésus furent condamnés comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, ennemis du roy et de l'Estat, à sortir dans trois jours de Paris et dans quinze jours du royaume.» Ils rentrèrent en 1603, mais n'obtinrent la permission d'enseigner qu'en 1618. Sous Louis XIV, ils prirent le plus grand ascendant; leur collége fut agrandi et déclaré de fondation royale; enfin, le roi étant venu le visiter en 1682, ils lui donnèrent le nom de Louis-le-Grand. Alors ce collége, par le choix de ses professeurs et l'excellence de ses études, devint l'établissement d'instruction publique le plus renommé de la France: presque tous les jésuites célèbres en ont été successivement élèves et professeurs, tels que Rapin, Bouhours, Commire, Hardouin, Brumoy, Charlevoix, Berruyer, Tournemine, etc. Presque tous les hommes illustres du XVIIIe siècle en sont sortis: nous n'en citerons qu'un seul, Voltaire. Après la suppression de l'ordre des Jésuites, le collége Louis-le-Grand fut donné à l'Université, qui y établit ses archives, son tribunal, sa bibliothèque, y tint ses assemblées et y forma, au moyen de la suppression de tous les petits colléges voisins, Narbonne, Beauvais, Reims, etc., un collége général. Celui-ci eut un grand succès et réunit jusqu'à six cents élèves, parmi lesquels il faut nommer Camille Desmoulins et Robespierre. A l'époque de la révolution, le collége Louis-le-Grand survécut seul à tous les établissements de l'ancienne université: il devint une institution particulière, mais protégée et subventionnée par le gouvernement, et il prit en 1793 le nom d'Institut de l'Égalité. La Convention le vit sans ombrage donner une même éducation aux enfants de presque tous les hommes célèbres de cette époque, girondins, montagnards, émigrés, Vendéens, enfants dont l'État payait les pensions et qui étaient au nombre de sept cent cinquante: on remarquait parmi eux les fils de Brissot, de Carrier, de d'Elbée, de Condorcet, de Dillon, de Louvet, etc. Sous le Directoire, l'Institut de l'Égalité reçut une subvention de 200,000 francs et le nom de Prytanée français; la loi du 11 floréal an X en fit le Lycée impérial; il reprit en 1814 son nom de Louis-le-Grand, et forme depuis cette époque l'un des cinq grands lycées ou colléges de la capitale.
Parmi les monuments détruits que possédait la rue Saint-Jacques, nous remarquons:
1º La chapelle Saint-Yves, au coin de la rue des Noyers. Elle avait été fondée en 1348 par des écoliers bretons en l'honneur d'un gentilhomme de leur pays qui, après avoir étudié à Paris, s'était fait l'avocat des pauvres, et avait mérité, par cette vertu si rare, même dans le moyen âge, d'être canonisé. Les avocats et les procureurs avaient pris ce saint pour patron; mais Mézeray dit que c'était sans prétendre à imiter son désintéressement et sans ambitionner les honneurs du royaume des cieux, se contentant humblement des biens de ce monde [79]. «Il n'y a pas longtemps, ajoute Millin, qu'on voyait suspendus aux voûtes de cette église une multitude de sacs de palais. Comme ils présentaient un aspect désagréable, les administrateurs de Saint-Yves ont fait disparaître ces monuments poudreux de la simplicité de nos pères et de leur haine pour les gens de robe. Un plaideur dont le procès était terminé suspendait son sac à la voûte, comme un boiteux redressé suspend sa béquille dans la chapelle d'une madone.»
2º L'église Saint-Benoît, ou, plus exactement, de la Saincte-Benoîte-Trinité. Sa fondation remontait au VIIe siècle, quoiqu'on lût sur un de ses vitraux: «dans cette chapelle, saint denis a commencé à invoquer le nom de la sainte trinitré[** trinité?].» C'était une église collégiale, c'est-à-dire ayant chapitre de chanoines, lesquels avaient juridiction temporelle sur une partie du quartier: aussi le cloître renfermait-il une prison. L'église Saint-Benoît, monument très-vénéré de nos pères, avait été reconstruite en 1517 et renfermait les sépultures du jurisconsulte Domat, du professeur Daurat, de Claude et Charles Perrault, du graveur Gérard Audran, du comédien Baron, et, dans son cimetière, celles d'un très-grand nombre d'imprimeurs, libraires et graveurs, non-seulement de ce quartier, mais des quartiers voisins. Parmi eux nous citerons Badius, Vascosan, les Morel, les Nivelle, les Dupré, les Cramoisy, Édelink, Mariette, etc., noms chers aux lettres et aux arts, qui reportent la pensée vers ces temps, hélas! si loin de nous, de calmes méditations, de sérieuses études, de travaux consciencieux et honorés! Dans ces derniers temps, l'église Saint-Benoît était devenue, par une odieuse transformation, un ignoble théâtre où les étudiants et les blanchisseuses du quartier allaient applaudir les vaudevilles graveleux qui se débitaient dans l'ancien sanctuaire. Ce théâtre est aujourd'hui devenu une maison particulière.
3º L'église Saint-Étienne-des-Grés, située au coin de la rue du même nom, était très-ancienne; une tradition prétendait qu'elle avait été bâtie et dédiée par saint Denis, et que son nom était, non pas des Grés (de Gradibus), mais des Grecs, parce que saint Denis et ses compagnons venaient d'Athènes. Il est certain qu'elle existait au VIIe siècle. Sept siècles après sa fondation, ce quartier n'était pas encore bâti, et elle se trouvait entourée de vignes, où l'on voyait le pressoir du roi. Elle a été détruite pendant la révolution. Dans son cimetière on a trouvé trente cercueils romains du temps de Constance Chlore.
Voici les principales rues qui aboutissent dans la rue Saint-Jacques:
1º Rue de la Bûcherie, ainsi nommée du port au bois qui en était voisin. Dans cette rue furent établies en 1481 les écoles de médecine et de chirurgie. Jusqu'à cette époque, la Faculté de médecine, qui datait de 1280, n'avait pas eu d'écoles particulières. L'amphithéâtre d'anatomie fut construit en 1617: la maison subsiste encore au nº 13. L'École de médecine fut transférée dans la rue des Cordeliers en 1769, et nous l'y retrouverons.
Dans la rue de la Bûcherie aboutissent: 1º la rue des Rats ou de l'Hôtel Colbert. Au nº 20 est une maison qui a appartenu au grand ministre de Louis XIV et dont la construction date du XVIe siècle: on y remarque des frises sculptées et des bas-reliefs d'une belle exécution, qui ont été faussement attribués à Jean Goujon.--2º La rue Saint-Julien-le-Pauvre, ainsi appelée d'une église qui existait déjà du temps de Grégoire de Tours, car, lorsque ce prélat venait à Paris, il y logeait dans des bâtiments affectés aux pèlerins. On sait que saint Julien était le patron des voyageurs, et un grand nombre d'hôtelleries ou d'hospices avaient été construits sous son nom par la piété des fidèles. Cette église, détruite par les Normands, fut rebâtie au XIIe siècle, et l'Université y tint pendant quelque temps ses séances. A l'époque où les métiers étaient unis par les liens de la fraternité religieuse, elle devint le siége des confréries des papetiers, des couvreurs et des fondeurs. Réunie à l'Hôtel-Dieu en 1665, elle lui sert aujourd'hui de chapelle. Son architecture est du style le plus gracieux.--3º La rue du Fouarre, ainsi appelée d'un vieux mot qui veut dire paille. Les écoles, d'abord restreintes à la place Maubert, s'étendirent jusqu'à cette rue, qui prit son nom de la paille où les écoliers s'asseyaient pour écouter les leçons de leurs maîtres et dont ils faisaient ample consommation. Cette rue est célèbre dans les écrits de Dante, de Pétrarque, de Rabelais, etc. En 1535, le Parlement ordonna d'y mettre deux portes pour empêcher le passage des voitures pendant les leçons.
2º Rue Galande ou Garlande.--«On voit, dit Jaillot, dans un cartulaire de Sainte-Geneviève, que, en 1202, Matthieu de Montmorency et Madeleine de Garlande, sa femme, donnèrent leur vigne, appelée le clos de Mauvoisin, à cens à plusieurs particuliers, à la charge d'y bâtir. Ainsi se formèrent les rues Garlande, du Fouarre et autres, qui se trouvent entre la rue de la Bûcherie et la place Maubert.» Dans cette rue était la chapelle de Saint-Blaise et de Saint-Louis, bâtie en 1476 par les maçons et charpentiers de Paris, et qui était le siége de leur confrérie. Elle n'existe plus.
Le prolongement de la rue Garlande est la rue Saint-Severin, où se trouve une église dont l'origine est inconnue. «Sous le règne de Childebert, dit Jaillot, il y avait à Paris un saint solitaire, nommé Severin, qui s'était retiré près de la porte méridionale. Il est probable que la vénération que ses vertus avaient inspirée aux Parisiens les engagea à bâtir sous son nom un oratoire au lieu même qu'il avait habité.» Cette église a été reconstruite à diverses époques; sa dernière restauration est de 1489, mais elle a des parties du XIVe siècle aussi élégantes que délicates. Elle renferme les tombeaux d'Étienne Pasquier, d'André Duchesne, de Moreri, des frères Sainte-Marthe, etc. Sa porte latérale était autrefois couverte presque entièrement de fers à cheval: ces fers y avaient été mis comme ex-voto par des voyageurs en l'honneur de saint Martin, l'un des patrons de cette église, et qu'on invoquait ordinairement au commencement d'un voyage.
3º Rue du Foin.--Dans cette rue était le collége de maître Gervais, «souverain médecin et astrologien du roi Charles V.» Ce collége était devenu une caserne d'infanterie qu'on vient de détruire. On y trouvait encore la chambre syndicale des libraires et imprimeurs, établie en 1728. C'est dans cette chambre que, deux fois par semaine, on apportait de la douane toutes les balles de livres et d'estampes qui arrivaient à Paris; elles y étaient ouvertes et visitées par les syndics en présence des inspecteurs de la librairie. C'est aussi dans cette chambre que s'enregistraient les permissions et les priviléges pour l'impression des livres.
4º Rue des Mathurins.--Cette rue est très-ancienne, car c'était là que se trouvait l'entrée principale du palais de Julien: aussi s'est-elle appelée longtemps rue des Thermes. Elle prit son nom actuel d'un couvent bâti dans le XIIIe siècle et qui appartenait à l'ordre de la Trinité ou des Mathurins, fondé en 1228 pour le rachat des captifs de Terre-Sainte. Dans cette église était inhumé l'historien Robert Gaguin, général de l'ordre de la Trinité, qui avait fait reconstruire la plus grande partie du couvent. Ce couvent, qui était vaste et riche en marbres précieux, était le siége des confréries des libraires et imprimeurs, des messagers de l'Université, des maîtres paumiers. C'était aussi dans le cloître que l'Université tenait ses assemblées avant 1764. Il en reste une partie transformée en maisons particulières.
Au nº 12 est l'hôtel de Cluny, aujourd'hui musée des antiquités françaises, et qui, bâti sur une partie du palais des Thermes par les abbés de Cluny en 1340, fut reconstruit en 1505 par Jacques d'Amboise, neveu du ministre de Louis XII. Ce charmant édifice, où le moyen âge et la renaissance s'implantent si gracieusement sur des fondations romaines, servit de retraite à la veuve de Louis XII, et c'est là qu'elle épousa le duc de Suffolk; il abrita en 1625 les religieuses de Port-Royal pendant la construction de leur maison de Paris; il a été souvent le séjour des nonces pontificaux; enfin, pendant la révolution, il a servi d'observatoire aux astronomes Delisle, Lalande et Messier. Le savant Dusommerard, devenu propriétaire de cette maison, y rassembla un musée d'antiquités françaises, dont l'État a fait l'acquisition après sa mort. «C'est, dit Charles Nodier, l'Herculanum du moyen age.» On y trouve de belles armes, des faïences de Flandre et d'Italie, des poteries de Bernard de Palissy, de magnifiques émaux, des œuvres de serrurerie et de menuiserie, des curiosités historiques, etc.
Vis-à-vis de l'hôtel de Cluny se trouvait l'ancien hôtel du maréchal de Catinat, qui, dans le siècle dernier, était devenu le siége de la librairie Barbou, si chère aux lettres par les belles éditions qu'elle a mises au jour.
Dans la rue des Maçons, qui aboutit rue des Mathurins, a demeuré Racine[80]. Au nº 1 est mort Treilhard, membre de la Convention et du Directoire. Au nº 20 est mort Dulaure, l'auteur de l'Histoire de Paris.
5º Rue des Écoles.--Cette rue nouvelle, qui doit aller de la place Sainte-Marguerite à l'École polytechnique, absorbe l'ancienne place Cambray. Cette place, où est situé le Collége de France, communique avec la rue Saint-Jean-de-Latran, où étaient autrefois une église et une commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Cette commanderie avait un enclos où était l'hôtel du commandeur, avec une tour carrée servant aux pèlerins et des maisons hideuses où logeaient en franchise des artisans et des mendiants. Dans l'église était le tombeau du grand prieur Jacques de Souvré, mort en 1670: c'était l'œuvre très-remarquable des frères Anguier. Depuis la révolution, on a donné du jour et de l'air dans ce cloaque; mais il est toujours pauvrement habité. Quelques restes de l'église subsistaient encore, ainsi que la tour dans laquelle l'illustre Bichat est mort en 1802; on vient de les détruire.
6º Rue des Grés.--Dans cette rue était le couvent des Dominicains ou Frères prêcheurs, qui prirent le nom de Jacobins de la chapelle Saint-Jacques, près de laquelle ils vinrent s'établir en 1218. Saint Louis leur fit bâtir une église et un couvent sur un terrain où se trouvait une tour qui avait servi jadis de Parloir-aux-Bourgeois, près de la muraille d'enceinte de la ville. Ce couvent acquit une grande puissance par ses écoles de théologie, auxquelles saint Thomas d'Aquin donna la plus illustre renommée, par la piété et le désintéressement de ses religieux, parmi lesquels les rois et reines de France, jusqu'au XVIe siècle, choisirent leurs confesseurs, par le grand nombre de saints, de savants, de dignitaires ecclésiastiques qui sortirent de ses murs et parmi lesquels nous nommons Thomas d'Aquin, Albert-le-Grand, Pierre de Tarentaise (Innocent V), l'évêque de Lisieux, Jean Hennuyer, l'architecte Jean Joconde, etc. Ajoutons que de ce couvent est aussi sorti l'assassin de Henri III, Jacques Clément; que les Dominicains ont engagé pendant plusieurs siècles des luttes scandaleuses avec l'Université; enfin que, pour amener des réformes dans cet ordre, il fallut plusieurs fois employer les ordres royaux, les arrêts du Parlement et même la force matérielle.
L'église, bâtie en 1263 et dont l'entrée se trouvait rue Saint-Jacques, était vaste, mais d'une grande simplicité. Elle était d'ailleurs très-remarquable par la foule de monuments royaux qu'elle renfermait et qui faisaient d'elle un autre Saint-Denis. Ainsi, elle possédait les tombeaux de trois princes, tiges de trois maisons royales: Robert de Clermont, fils de saint Louis, tige de la maison de Bourbon; Charles de Valois, frère de Philippe-le-Bel, tige de la maison de Valois; le comte d'Évreux, tige des rois de Navarre; elle possédait encore les cœurs ou les entrailles de Charles d'Anjou, frère de saint Louis, de Philippe III, de Philippe V, de Charles IV, de Philippe VI, les tombeaux de quatorze autres princes ou princesses de la maison royale, etc. On y trouvait, de plus, les sépultures de Humbert II, dauphin du Viennois, de Jean de Melun, qu'on croit l'auteur du roman de la Rose, de Passerat, l'un des auteurs de la Satire Ménippée, «homme docte et des plus déliés esprits de son siècle,» de la famille de Laubespin, etc.
L'église, le cloître et une partie des bâtiments ont été détruits pendant la révolution; le reste devint sous l'Empire une maison de correction pour les enfants; aujourd'hui, cette maison est occupée par une école municipale et une caserne.
7º Rue Soufflot.--Cette rue conduit au Panthéon et doit son nom à l'architecte de ce monument.
L'emplacement du Panthéon était occupé, sous les Romains, par une grande fabrique de poteries, pour laquelle on avait ouvert des puits très-profonds, où l'on a retrouvé des fours et des vases nombreux; il fut ensuite occupé par des clos de vignes et enfin par des maisons et jardins dépendant de l'abbaye Sainte-Geneviève. Ce monument, qui tire de sa situation, non moins que de sa masse imposante et de ses riches détails, un caractère si frappant de grandeur, fut fondé en 1758 pour remplacer l'ancienne église Sainte-Geneviève, qui tombait en ruines. Ce n'était plus le temps où l'on bâtissait si aisément des centaines de basiliques avec la foi des peuples et la munificence des rois: on était en plein XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où la philosophie voltairienne battait en brèche le catholicisme; aussi Louis XV pourvut-il aux dépenses de construction de la nouvelle Sainte-Geneviève, non, comme Clovis, avec la dépouille des Ariens vaincus, mais en augmentant le prix des billets de loterie. Le monument n'était pas achevé quand l'Assemblée constituante, en 1791, décréta qu'il prendrait le nom de Panthéon, qu'il serait destiné à la sépulture des grands hommes, qu'on inscrirait sur sa frise: aux grands hommes la patrie reconnaissante, enfin que Mirabeau y serait enterré. Nous avons dit avec quelle pompe les restes du grand orateur furent conduits au Panthéon, et que cette pompe fut répétée pour Voltaire, Lepelletier de Saint-Fargeau, Jean-Jacques Rousseau, Marat, etc. Mirabeau en fut expulsé sous la Convention, Marat après le 9 thermidor.
Pendant ce temps, les ornements du monument avaient été changés: le fronton était d'abord décoré d'une croix à rayons divergents, avec des anges adorateurs, œuvre de Coustou; on la remplaça par un bas-relief symbolique, aussi froid qu'incompréhensible, représentant la Patrie qui récompense la Vertu et le Génie, la Liberté terrassant le Despotisme et la Raison combattant l'Erreur. Sous le porche étaient cinq bas-reliefs figurant la vie de sainte Geneviève: ils furent remplacés par cinq autres représentant les droits de l'homme, l'empire de la loi, l'institution du jury, le dévouement patriotique, l'instruction publique; enfin, les quatre nefs qui avaient été consacrées à l'histoire de l'Ancien Testament, de l'Église grecque, de l'Église latine, de l'Église française, le furent à la philosophie, aux sciences, aux arts, à l'amour de la patrie.
Napoléon, en 1806, rendit au culte l'édifice, en lui laissant ses ornements philosophiques et son caractère de Panthéon, c'est-à-dire de nécropole des grands hommes; mais il estima comme tels les grands dignitaires de sa cour, et il mit à côté de Lannes, de Bougainville, de Lagrange, des sénateurs et des chambellans inconnus. La Restauration rendit à l'édifice le nom de Sainte-Geneviève, fit disparaître son inscription, les bas-reliefs du fronton, du porche et des nefs, orna sa triple coupole des belles peintures de Gros, qui représentent l'apothéose de la vierge de Nanterre, enfin donna une sépulture à Soufflot dans la chapelle basse du monument. La révolution de 1830 en fit disparaître le nom de Sainte-Geneviève et le culte catholique, lui rendit son nom païen de Panthéon, avec sa destination révolutionnaire, et le décora d'un beau fronton, œuvre de David d'Angers, mais dont la composition historique n'est pas heureuse. Depuis cette époque, le monument resta vide, nu, muet, attendant des grands hommes, attendant un culte, des ornements, des cérémonies, triste et honteux témoignage de notre instabilité, de notre facilité à détruire, de notre impuissance à édifier. Quelques curieux parcouraient sans respect comme sans émotion cette montagne de pierres qui glaçait le corps et l'âme, qui était sans but comme sans signification; et l'on se contentait d'embellir ses abords en attendant qu'on trouvât une destination à ce temple de tous les dieux, qui n'a plus de dieu. «Faire du Panthéon la sépulture des grands hommes, disions-nous en 1846, est une idée très-belle et très-nationale, mais il n'est pas besoin pour cela d'en chasser le culte catholique; la religion et la patrie peuvent avoir le même temple; d'ailleurs, nos mœurs et nos habitudes ne comprennent pas des tombeaux sans la croix qui les couronne. N'y aurait-il pas quelque poésie à mettre les cendres des hommes de génie qui ont éclairé ou sauvé la France sous la protection de l'humble bergère dont la douce figure nous apparaît, au fond de nos annales, écartant les barbares de Paris naissant? Un temple à sainte Geneviève; qui aurait pour ornement principal la statue d'une autre bergère, d'une autre patronne de la France, de la sainte martyre de Domrémy, pour laquelle Paris n'a pas eu un souvenir; un temple à sainte Geneviève, qui couvrirait les restes de Richelieu et de Mirabeau, de Descartes et de Bossuet, de Molière et de Voltaire, serait vraiment le Panthéon de la France.» Depuis la révolution du 2 décembre 1852, le Panthéon a été rendu au culte sous le nom de Sainte-Geneviève.
Le Panthéon et la belle place qui le précède ont eu une triste célébrité dans la bataille de juin: c'était le quartier général de l'insurrection sur la rive gauche de la Seine. Aussi, ce fut seulement le 24 juin que les troupes commandées par Damesme, après avoir enlevé toutes les barricades de la rue Saint-Jacques, arrivèrent par la rue Soufflot sur la place du Panthéon, où les insurgés occupaient ce monument, l'École de droit et les maisons voisines. Après un combat acharné, où Damesme tomba frappé d'une blessure qui devait être mortelle, la place fut emportée, le canon enfonça la grande porte du Panthéon, la troupe s'y précipita et s'y fortifia comme dans une citadelle.
Sur la place du Panthéon sont deux bâtiments symétriques destinés à l'ornement de cette place: le premier, construit récemment, est la mairie du douzième arrondissement; le second est l'École de droit, bâtie en 1771 sur les dessins de Soufflot. Cette école avait été, jusqu'à cette époque, dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais: elle manquait d'emplacement; cours et examens y étaient nuls ou dérisoires; les diplômes s'y vendaient. «Ces écoles, dit un écrivain du temps, sont l'abus le plus déplorable et la farce la plus ridicule.» On leur bâtit un édifice, mais on ne les rendit pas meilleures. La révolution les supprima avec les avocats, procureurs et autres clients de saint Yves; l'Empire les rétablit, ainsi que tous les procéduriers de l'ancien régime, et, depuis cette époque, depuis que la division extrême des propriétés a fait des gens de loi la classe la plus influente de l'État, leur importance n'a fait que s'accroître. Nous avons vu dans l'Histoire générale que, pendant la Restauration et après la révolution de 1830, les jeunes libéraux des écoles de droit étaient à la tête de toutes les insurrections, de tous les mouvements démocratiques, et que, plusieurs fois, ils ont imposé leur volonté au gouvernement.
Les cours qui sont professés à l'École de droit sont ceux de droit romain, de droit civil français, de procédure, de droit criminel, de droit commercial, de droit naturel, de droit administratif, etc.
§ II.
Le faubourg Saint-Jacques.
Le faubourg Saint-Jacques n'était autrefois qu'une longue suite de couvents ou d'établissements religieux, où se retiraient de pieux solitaires, des courtisans dégoûtés du monde, des dames de haute naissance, qui avaient à pleurer les erreurs de leur jeunesse. Dans la langue si noblement chrétienne du XVIIIe siècle, on appelait du nom de Thébaïde de Paris ce quartier couvert de grands enclos, perdu au milieu de nombreuses carrières, situé au-dessus des souterrains appelés depuis catacombes, habité seulement par une population de carriers et de plâtriers, pauvre, paisible, pleine de foi. L'humble église de ce quartier, Saint-Jacques-du-Haut-Pas, n'a été élevée que par le zèle touchant de cette population: les ouvriers travaillèrent sans salaire un jour par semaine, les maîtres donnèrent la pierre et le plâtre, et une illustre pénitente, la duchesse de Longueville, y ajouta l'or et le marbre du sanctuaire. Il y avait, entre les riches solitaires du faubourg et les pauvres gens qui vivaient au milieu d'eux, un pieux accord, un respect mutuel et chrétien, dont on vit un touchant témoignage dans la cérémonie d'édification de l'hospice Cochin. Ce fut le vénérable Cochin, curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas (né en 1726, mort en 1783), qui, avec son modeste patrimoine, fonda cet hospice pour les ouvriers des carrières: la première pierre en fut posée, non par quelque prince, non par quelque magistrat, mais par deux pauvres, élus dans tout le quartier pour cette touchante cérémonie.
La plupart des établissements religieux du faubourg Saint-Jacques sont devenus des hospices; nous allons, en les énumérant, raconter leurs transformations, qui auraient pu être faites avec plus de respect pour le passé.
1° Le couvent de la Visitation-Sainte-Marie, établi en 1623. C'est là que se renferma mademoiselle Lafayette, qui inspira à Louis XIII un si respectueux attachement. Ce couvent est aujourd'hui la maison de refuge des Dames Saint-Michel, qui est à la fois un établissement religieux et une maison de correction pour les femmes déréglées.
2° L'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.--C'était une chapelle en 1566; elle devint une église en 1630 et ne fut achevée qu'en 1684. Elle renferme les tombeaux de Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, de Dominique Cassini et de Philippe de Lahire. C'est une succursale du douzième arrondissement.
3° L'hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas, depuis séminaire Saint Magloire, aujourd'hui institution des Sourds-Muets. L'hôpital avait été fondé dans le XIIIe siècle par l'ordre des Frères pontifes ou constructeurs des ponts: il recevait des pèlerins et hébergeait des soldats invalides. Il tombait en ruines lorsque Catherine de Médicis y transféra les religieux de Saint-Magloire. Ces religieux furent supprimés en 1618, et, avec leurs revenus, on fonda un séminaire, qui fut dirigé par les pères de l'Oratoire et a fourni pendant deux siècles à l'Église de France les prêtres les plus distingués. «On y a vu, dit Piganiol, tout ce qu'il y a de plus titré et de plus grand nom parmi les prélats.» Ses bâtiments, donnés à l'institution des Sourds-Muets, ont été reconstruits en 1823. Cette institution, qui date de 1774, est due à l'abbé de l'Espée: elle fut placée au couvent des Célestins jusqu'en 1790.
4° La communauté des Ursulines, fondée en 1608 par madame de Sainte-Beuve, fille de Jean Lhuillier, président de la Cour des comptes; elle était vouée à l'instruction des jeunes filles et a été le berceau de toutes les maisons de même genre qui se sont établies en France, et qui, en 1790, dépassaient le chiffre de quatre cents. La fondatrice de cette congrégation était enterrée dans la maison. C'est là que madame de Maintenon fut placée dans son enfance et qu'elle abjura le protestantisme. C'est là aussi qu'après la mort de Scarron, elle se retira pendant deux années. Cette maison est aujourd'hui détruite, et, sur son emplacement, a été ouverte la rue des Ursulines. Celle-ci aboutit rue d'Ulm, dans laquelle se trouve l'École normale.
Cette école, créée par la loi du 30 novembre 1795 pour former des professeurs, fut établie dans l'amphithéâtre du Jardin-des-Plantes. Lagrange, Laplace, Monge, Haüy, Berthollet, Volney, Bernardin de Saint-Pierre, La Harpe y ont professé. Elle eut à peine quelques mois d'existence, fut rétablie en 1808 rue des Postes, supprimée en 1820, rétablie en 1832 dans l'ancien collége Duplessis; elle a été transférée en 1845 dans un palais construit spécialement et qui est un des nombreux exemples du luxe absurde qu'on a prodigué depuis trente ans pour construire des édifices qui ne demandaient que de la solidité et de la simplicité. Quant à l'institution elle-même, ce n'est pas le lieu de la discuter, et nous dirons seulement que, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des grands établissements d'instruction publique, qui ne sont que de pompeuses apparences, là les études sont sérieuses, et que les sciences et les lettres y sont cultivées avec un zèle qui fait souvenir des étudiants de l'ancien régime.
5° Le couvent des Feuillantines, fondé en 1622 par madame d'Estourmel, et qui est aujourd'hui converti en propriétés particulières.
6° Le couvent des Bénédictins anglais, fondé en 1640 et où Jacques II a été enterré en 1701. C'est aujourd'hui une propriété particulière.
7° Le couvent des Carmélites, fondé en 1602 par le cardinal de Berulle et par deux princesses de Longueville, dans l'enclos Notre-Dame-des-Champs. Cet enclos était le centre du vaste cimetière romain, voisin du grand chemin d'Italie, qui s'étendait de Sainte-Geneviève au marché aux chevaux: on y a trouvé une multitude de tombeaux, de caveaux, de coffres, de squelettes, de médailles, etc. Au IIIe siècle, un oratoire y fut élevé, où, suivant la tradition, saint Denis célébra les saints mystères. Reconstruit sous le roi Robert, moins la chapelle souterraine, qui a subsisté jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, il devint une église très-vénérée dans le moyen âge et desservie par les religieux de Marmoutier. Elle fut cédée en 1605 aux Carmélites, et Marie de Médicis fit alors décorer l'intérieur avec une grande magnificence. On y voyait des tableaux nombreux de Champagne, de Lahire, de Stella, de Lebrun, et c'était l'une des plus riches de Paris. On sait quelle était l'austérité de la règle des Carmélites, et cependant leur ordre comptait en France soixante-dix maisons, et le couvent du faubourg Saint-Jacques, si célèbre dans le XVIIe siècle sous le nom de Grandes-Carmélites, n'était peuplé que de religieuses appartenant à la plus grande noblesse [81], que de femmes dégoûtées du monde ou de la cour, que de grandes dames, qui allaient y ensevelir leurs passions ou pleurer leurs faiblesses. La plus illustre de ces pénitentes est la duchesse de la Vallière, qui, en 1676, à l'âge de trente et un ans, y vint expier ses amours avec Louis XIV, en prenant le voile sous le nom de Louise de la Miséricorde. Bossuet, en présence de la reine et de toute la cour, prononça le sermon de profession de cette touchante «victime de la pénitence.» «Elle fit cette action, cette belle et courageuse personne, dit madame de Sévigné, d'une manière noble et charmante; elle était d'une beauté qui surprit tout le monde.» C'est là qu'elle mourut en 1710, après trente-six ans des plus rebutantes austérités. Ce couvent avait une si grande réputation de sainteté que plusieurs maisons avaient été construites dans le voisinage, où se retiraient des personnes de la cour «pour mourir dans la céleste société des Carmélites» et se faire enterrer dans leur cimetière. «On ne sait mourir que dans ce quartier-là,» disait un courtisan; et, en effet, on y briguait des sépultures. La principale de ces maisons avait été construite par une fameuse pécheresse, qui s'y retira pour y faire pénitence pendant vingt-sept ans: c'était la sœur du grand Condé, la belle duchesse de Longueville, l'une des reines de la Fronde, «dont l'âme, comme elle le disait elle-même, avait été uniquement partagée entre l'amour du plaisir et l'orgueil, durant les jours de sa vie criminelle.» Elle y mourut en 1679. Une autre fut habitée par la princesse Palatine, autre héroïne de la Fronde, qui y mourut en 1685, et dont Bossuet prononça l'oraison funèbre; une autre par la duchesse de Guise, une autre par la maréchale d'Humières, etc. Aussi le cimetière des Carmélites était-il peuplé de morts célèbres, tels que le duc et la duchesse de Montausier, le médecin Vautier, l'historien Varillas, etc. On y avait aussi déposé le cœur de Turenne. Ce couvent a été supprimé en 1790: sur une partie des bâtiments a été ouverte la rue du Val-de-Grâce; dans l'autre partie a été rétablie en 1816 une maison de Carmélites, dont la chapelle renferme le tombeau du cardinal de Bérulle.
8° L'abbaye royale du Val-de-Grâce de Notre-Dame-de-la-Crèche, fondée en 1621 par Anne d'Autriche et ornée par elle des plus beaux priviléges. C'était là qu'elle se réfugiait contre les colères de Louis XIII et les persécutions de Richelieu; c'est là que le chancelier Séguier fut envoyé par le terrible cardinal pour saisir sur elle-même sa correspondance avec l'Espagne. En action de grâces de la naissance de Louis XIV, elle fit magnifiquement reconstruire le couvent et bâtir l'église, qui est un des plus beaux monuments de Paris: commencée en 1645 sur les dessins de François Mansard et de Lemercier, elle fut achevée en 1665 par Lemuet; sa belle coupole a été peinte par Mignard; les riches ornements de sculpture qui décorent le sanctuaire sont de François Anguier. Le cœur d'Anne d'Autriche, ainsi que ceux de tous les princes et princesses de la famille des Bourbons étaient déposés dans une chapelle dédiée à sainte Anne, qui fut dévastée pendant la révolution. A cette époque on fit du couvent l'hospice de la Maternité, et de l'église un magasin d'équipements; en 1800, on a transformé le couvent en un hôpital militaire, qui est devenu le plus important de toute la France et qui renferme mille lits. En 1820, l'église a été restaurée et rendue au culte.
9° L'abbaye de Port-Royal.--Cette abbaye avait été fondée en 1204 par Matthieu de Montmorency dans une vallée près de Chevreuse; comme elle était située dans un endroit marécageux et très-malsain, elle fut transférée à Paris en 1625 dans une maison du faubourg Saint-Jacques, qu'on éleva avec les dons de la marquise de Sablé, de la princesse de Guémenée, de madame de Guénégaud et de plusieurs autres dames; mais l'ancienne maison, le Port-Royal des Champs, continua de subsister, et, ayant été rebâti, devint en 1669 une abbaye indépendante de la maison de Paris. On sait quelle célébrité Port-Royal des Champs acquit dans le XVIIe siècle par l'austérité et l'indépendance de ses opinions, comment il fut détruit en 1709 par la vengeance des jésuites, comment ses biens furent réunis à ceux de Port-Royal de Paris. Cette maison a eu une existence moins orageuse que celle de sa sœur: néanmoins, ses religieuses eurent aussi à souffrir, à cause de leur attachement aux doctrines des pieux solitaires dont le nom vivra autant que ceux des Arnaud, de Pascal et de Racine. Elle n'en fut pas moins, comme Port-Royal des Champs de la part de tous ceux qui l'avaient habité ou fréquenté, l'objet d'une vénération profonde et de l'amour le plus touchant, et plusieurs personnages célèbres se retirèrent «du service des rois de la terre pour servir le Roi des rois,» dans le voisinage de cette illustre maison. Parmi eux on remarque le sieur de Pontis, l'auteur des Mémoires sur le règne de Louis XIII, qui y était enterré. C'est à Port-Royal que se retira et mourut madame de Sablé [82]. C'est là que voulut être inhumée la duchesse de Fontanges, morte à vingt-deux ans en 1681.
Pendant la révolution, cette maison fut transformée en prison sous le nom de Port-Libre, et l'on y renferma la plupart des suspects du faubourg Saint-Germain, les vingt-sept fermiers-généraux, Malesherbes, Lechapelier, d'Espremesnil, le garde des sceaux Miromesnil, les princes de Rohan et de Saint-Maurice, mademoiselle de Sombreuil, les duchesses du Châtelet et de Grammont, etc. «Rien ne ressemblait moins à une prison, dit Riouffe; point de grilles, point de verroux; les portes n'étaient fermées que par un loquet. De la bonne société, excellente compagnie, des égards, des attentions pour les femmes; on aurait dit qu'on n'était qu'une même famille réunie dans un vaste château.» Il n'est pas de prison où l'on ait fait plus de madrigaux et de chansons. Un vieil acacia, sous lequel avaient pieusement rêvé les religieuses de Port-Royal, servait à couvrir les amours des détenus: «C'était le rendez-vous de la gaieté, dit le même historien; on s'y retirait après l'appel, et on y prenait le frais jusqu'à onze heures du soir.» Mais, après la loi du 22 prairial, Port-Libre devint, comme les autres prisons, «l'antichambre de la Conciergerie et du tribunal révolutionnaire,» et la plupart des détenus n'en sortirent que pour aller à l'échafaud.
En 1796, Port-Royal devint l'hospice de la Maternité pour les enfants nouveaux-nés, et, en 1805, l'hôpital d'accouchement, c'est-à-dire l'un des plus tristes asiles de la misère humaine: il renferme cinq cent quinze lits et reçoit annuellement deux mille femmes enceintes. On l'appelle vulgairement la Bourbe, à cause du nom ancien de la rue voisine, appelée aujourd'hui Port-Royal. A cet hôpital est annexée une école pratique d'accouchement, où quatre-vingts élèves reçoivent l'instruction nécessaire à la profession de sage-femme. C'est dans une des salles de cet hospice que le cadavre du maréchal Ney, fusillé à quelques pas de là, fut transporté. Comme on le voit, il est peu de maisons dans Paris où les contrastes historiques soient plus heurtés, dont les transformations inspirent de plus tristes réflexions: Port-Royal, Angélique Arnauld, mademoiselle de Fontanges, la Bourbe, Port-Libre, Malesherbes, Ney! Que d'enseignements dans ces noms rapprochés!
10º Le couvent des Capucins, fondé en 1613 et transféré en 1783 dans la Chaussée-d'Antin. C'est aujourd'hui l'hôpital du Midi, destiné au traitement des maladies vénériennes et renfermant trois cents lits.
11º L'hôpital Cochin, fondé en 1779, destiné d'abord à quarante malades et renfermant aujourd'hui cent trente-cinq lits. Le buste du vénérable fondateur décore la salle principale.
CHAPITRE IV.
LES RUES DE LA HARPE, D'ENFER ET DE VAUGIRARD.
§ Ier.
La rue de la Harpe.
La rue de la Harpe, qui est aujourd'hui en pleine démolition, partait de la place du Pont-Saint-Michel sous le nom de la Vieille-Bouclerie, qu'elle quittait bientôt pour prendre celui qu'elle porte depuis le XIIIe siècle et qu'elle doit à une enseigne. Cette rue avait été ouverte sur l'emplacement des bâtiments les plus importants du palais des Thermes.
Ce palais occupait tout l'espace compris entre les rues de la Harpe et Saint-Jacques, depuis la rue des Grés jusqu'à la Seine; son parc et ses jardins s'étendaient du mont Leucotitius (Sainte-Geneviève) au temple d'Isis (Saint-Germain-des-Prés), et il avait de grands souterrains qui couraient sous presque tout le quartier. Un aqueduc lui amenait les eaux d'Arcueil. On croit qu'il fut bâti par Constance Chlore; Julien, Valentinien et plusieurs autres empereurs l'ont habité, ainsi que la plupart des rois francs des deux premières races. Clotilde y demeurait avec les enfants de Clodomir quand Clotaire Ier les attira dans le palais de la Cité et les y égorgea. Ce palais était immense; il renfermait, outre les jardins, des cours, des portiques, des galeries, des salles de jeux, des magasins de vivres et d'armes, etc. C'était en même temps un endroit fortifié: Fortunat l'appelle Arx celsa. Il en reste deux salles contiguës d'une architecture très-simple, mais dont les voûtes sont si solidement construites qu'elles ont résisté non-seulement à l'action du temps pendant quinze siècles, mais encore à une épaisse couche de terre plantée d'arbres, sous laquelle elles sont restées, jusqu'à nos jours, enterrées. La première de ces salles a trente pieds de longueur sur dix-huit de largeur; la seconde, soixante-deux pieds sur quarante-deux; leur hauteur est de quarante pieds. Elles servaient probablement de frigidaria, c'est-à-dire de salles de bains froids. A dix et seize pieds au-dessous du sol de ces salles se trouvent deux étages de souterrains. A la fin du XIIe siècle, les jardins des Thermes avaient été partagés et vendus; quant au palais, il commençait à tomber en ruines; Philippe-Auguste le donna à l'un de ses courtisans après qu'il en eut détruit une partie pour faire le mur d'enceinte de Paris. En 1228, on construisit, avec une partie des bâtiments, le couvent des Mathurins, et, en 1340, l'hôtel de Cluny.
A cette époque, le grand chemin des Thermes était devenu, depuis près de deux siècles, une rue populeuse et dans laquelle s'établirent de nombreux colléges: collége de Séez fondé en 1427; de Narbonne, fondé en 1317; de Bayeux, fondé en 1308; d'Harcourt, fondé en 1280 et qui devint le plus célèbre de tous: on compte Diderot parmi ses élèves. Sur son emplacement est le collége Saint-Louis, fondé en 1820, et qui occupe aussi l'emplacement de l'ancien collége de Justice, fondé en 1353, ainsi qu'une partie des jardins des Cordeliers. Jusqu'à ces dernières années, cette rue tortueuse, sale, montante, était habitée en grande partie par des étudiants, et n'offrait rien de remarquable. Elle subit aujourd'hui une transformation complète et doit être presque entièrement absorbée dans la grande voie qui prolonge sur la rive gauche de la Seine le boulevard de Sébastopol. Les souvenirs historiques qu'elle rappelle sont nombreux: au coin de la rue des Deux-Portes était un hôtel du XVIe siècle, qu'on vient de détruire et qui a été habité par l'abbé de Choisy, par Crébillon, lequel y est mort dans un appartement occupé en 1793 par Chaumette, enfin par Hégésipe Moreau, qui en sortit pour aller mourir à l'hôpital. En face de l'église Saint-Côme ou de la rue Racine demeurait madame Roland: c'est là qu'elle fut arrêtée en 1793. Au nº 171 demeurait l'imprimeur Momoro, l'un des chefs du parti hébertiste, qui périt sur l'échafaud et dont la femme figurait la déesse de la Raison. Enfin, la rue de la Harpe a été l'un des théâtres de l'insurrection de juin.
Les principales rues qui débouchent dans la rue de la Harpe sont:
1º Rue de l'École-de-Médecine.--Cette rue a été ouverte vers le XIIIe siècle sur l'emplacement du mur de Louis VI; elle s'appelait rue des Cordeliers à cause du couvent des Franciscains, qui y fut établi. Cette maison, qui touchait à l'enceinte de Philippe-Auguste, avait pour titre: Le grand couvent de l'Observance de Saint-François. Son église, très-vaste, avait été construite par saint Louis; elle fut détruite par un incendie en 1580 et réédifiée en 1585. Son grand cloître, regardé comme le plus beau de Paris, datait de 1673; c'était le collége de l'ordre: saint Bonaventure et Jean Scot y étudièrent. Il est sorti de ce couvent plusieurs papes et cardinaux; mais les désordres de ces moines exigèrent souvent des réformes qui ne s'effectuèrent pas sans résistance. C'était la communauté la plus nombreuse de Paris: aussi son réfectoire, bâti des dons d'Anne de Bretagne, était-il très-vaste: «La marmite est si grande, dit Piganiol, qu'elle a passé en proverbe, et le gril, monté sur quatre roues, est capable de tenir une mannequinée de harengs.» Dans ce couvent se faisaient les assemblées de l'ordre de Saint-Michel. Là se tinrent les États-Généraux de 1357. Sous Louis XI, le frère Fradin y attira la foule par ses prédications contre les grands; et, quand on lui défendait de parler, le peuple, le couteau à la main, le forçait de monter en chaire. En 1589, la duchesse de Nemours, du haut des marches de l'église, annonça au peuple, qui l'applaudit, la mort de Henri III. Cette église n'avait rien de remarquable, mais elle pouvait rivaliser avec celle des Jacobins pour les tombes royales qu'elle renfermait: ainsi, on y avait inhumé les femmes de Philippe III, de Philippe IV, de Charles IV, le cœur de Philippe-le-Long, et, en outre, Jean Scot, le connétable de Saint-Pol, que fit décapiter Louis XI, l'historien Belleforest, les membres des familles parlementaires de Maisons, de Bellièvre, de Lamoignon, etc. Ce couvent ayant été fermé en 1790, la section dite du Théâtre-Français siégea dans la salle des cours de théologie, et un club, dit des Cordeliers, tint ses séances dans le réfectoire. On sait quelle influence ont eue sur la révolution les résolutions de ce club fameux: c'est là, dans ces mêmes lieux qui avaient retenti des demandes audacieuses d'Étienne Marcel, des prédications populaires du frère Fradin, que Danton fit ses motions révolutionnaires. Plusieurs Montagnards demeuraient dans le voisinage de ce club: ainsi, Danton habita successivement la cour du Commerce et la rue des Cordeliers; Camille Desmoulins et Fabre d'Églantine demeuraient rue et place de l'Odéon; Billaud-Varennes, rue Saint-André-des-Arts; Barbaroux et Chambon, rue Mazarine; Manuel, procureur de la Commune, rue Serpente; Robert Lindet, rue Mignon; Simon, le geôlier de Louis XVII, rue des Cordeliers, etc. Enfin, c'est dans cette dernière rue, au nº 18, que demeurait Marat, dans un logement obscur situé au fond de la cour, au premier étage: c'est là qu'il fut assassiné par Charlotte Corday. Son nom fut donné à la rue des Cordeliers, et celle-ci le garda jusqu'au 9 thermidor. Quelques parties du couvent des Cordeliers existent encore: le réfectoire est occupé par le musée d'anatomie qui porte le nom de Dupuytren; dans les jardins et le cloître, on a bâti, outre des maisons particulières, l'hôpital des cliniques de médecine, de chirurgie et d'accouchement, renfermant cent vingt lits, lesquels sont réservés aux affections qui présentent de l'intérêt au point de vue de ces trois branches de l'art de guérir. La première pensée de cet établissement est due à Lamartinière, chirurgien de Louis XV.
En face de ce dernier bâtiment est l'École de Médecine, monument lourd et fastueux, dont la façade semble s'enfoncer en terre, et qui n'est nullement approprié à sa destination: il se compose de quatre corps de bâtiments occupés par l'amphithéâtre, qui peut contenir douze cents personnes; la bibliothèque, qui renferme trente mille volumes; une salle d'assemblée, un magnifique cabinet d'anatomie, un cabinet de physique, etc. Cet édifice a été construit de 1769 à 1786, d'après les dessins de Gondouin, sur l'emplacement du collége de Bourgogne, fondé en 1331 par la veuve de Philippe V. Le conseil des Cinq-Cents y siégea le 18 fructidor. Le nombre des élèves de l'École de Médecine est annuellement de trois mille. «On a calculé, dit le docteur Reveillé-Parise, que, si l'on défendait pendant dix ans toute réception de docteurs, il en resterait encore assez pour les besoins publics.»
Dans la rue des Cordeliers, au coin de la rue de la Harpe, était l'église Saint-Côme et Saint-Damien, qui fut bâtie en 1212 et devint le siége de la confrérie des chirurgiens. Cette confrérie datait de Pittard, chirurgien de saint Louis: elle fut agrégée à l'Université, mais elle resta soumise à la Faculté de médecine, qui traitait ses membres avec le plus profond et le plus injuste dédain [83]. Un de ses statuts portait que les chirurgiens devaient alternativement venir à Saint-Côme pour y examiner les pauvres blessés et leur fournir les médicaments nécessaires. Près de là fut établie en 1706 l'Académie royale de chirurgie, dans une maison qui, depuis 1765, est affectée à une école de dessin. Dans l'église Saint-Côme ont été enterrés Omer Talon, Pithou, La Peyronie, etc.; elle a été détruite pour ouvrir la rue Racine.
A l'autre extrémité de la rue des Cordeliers, près de la rue du Paon, se trouvait la porte Saint-Germain de l'enceinte de Philippe-Auguste, détruite en 1672.
2º Rue Neuve-de-Richelieu et place Sorbonne.--Robert Sorbon, chapelain de saint Louis, ayant fondé en 1250, avec l'aide de ce prince, un collége pour les pauvres clercs, ce collége devint la Faculté de théologie, et une sorte de tribunal qui rendit de grands services à l'Église et devint célèbre dans tout le monde chrétien; ses docteurs traduisaient à leur barre non-seulement les ouvrages et les opinions théologiques, mais les papes, les rois, les magistrats. Il faudrait un livre pour raconter les sentences portées par ce tribunal contre Jeanne d'Arc, contre les protestants, contre Pascal, contre Voltaire, Buffon, Montesquieu, etc. On sait qu'il décréta la déchéance de Henri III et s'opposa, jusqu'à la prise de Paris, à la reconnaissance de Henri IV. L'Estoile appelle les docteurs de Sorbonne «trente ou quarante pédants, maistres ès arts crottés, qui, après grâces, traitent des sceptres et des couronnes.» C'est pourtant dans une salle de la Sorbonne que furent faits à Paris les premiers essais de l'imprimerie. «En 1470, dit Jaillot, Guillaume Fichet et Jean Heynlin de la Pierre, docteurs de Sorbonne, firent venir d'Allemagne Ulric Gering et ses deux associés Martin Krantz et Michel Friburger; ils les placèrent dans la maison même de Sorbonne, où ces imprimeurs établirent leurs presses. Ainsi, la première imprimerie de Paris et de la France eut son berceau dans l'asile même des sciences dont elle a pour objet de faciliter l'étude.»
Richelieu fit reconstruire, sur les plans de Lemercier, le collége de Sorbonne, où il avait été reçu docteur. L'église, dont le dôme se distingue par sa coupe élégante et dont la coupole a été peinte par Philippe de Champaigne, a deux façades, l'une sur la cour du collége, l'autre sur la place Sorbonne; elle n'a été achevée qu'en 1659. Dans la nef est le tombeau du grand ministre, chef-d'œuvre de Girardon. L'Assemblée constituante supprima la Sorbonne «au nom de la raison, qu'elle avait tant de fois outragée.» La Commune de Paris donna à la place de Sorbonne le nom de Châlier et à la rue Neuve-de-Richelieu le nom de Catinat, né, disait-elle, dans cette rue: «le nom de Sorbonne rappelant un corps aussi astucieux que dangereux, ennemi de la philosophie et de l'humanité.» L'église devint, pendant la révolution et sous l'Empire, un atelier de sculpture et une section de l'École de droit; en 1820, elle fut rendue au culte, et c'est là que Choron, fondateur de l'institut de musique religieuse, fit entendre ses concerts sacrés. Quant aux bâtiments du collége, après avoir servi de logement à des artistes et à des gens de lettres, ils renferment depuis 1818 les bureaux universitaires de l'Académie de Paris, et c'est là que se font les cours des Facultés des sciences et des lettres. Ces cours, qui font double emploi avec ceux du Collége de France et qui ont à peu près le même caractère et la même utilité, ont eu une grande vogue sous la Restauration, quand l'histoire, la littérature et la philosophie étaient si éloquemment professées par MM. Guizot, Villemain et Cousin.
Sur la place Sorbonne se trouvait encore le collége de Cluny, fondé en 1269 pour les religieux de cet ordre. La chapelle a servi d'atelier au peintre David: c'est là qu'il fit le tableau du Sacre et que Napoléon vint le visiter. Elle a été détruite en 1833.
§ II.
La rue d'Enfer.
A l'extrémité de la rue de la Harpe se trouve la place Saint-Michel, qui, dans les temps anciens, a joué un grand rôle: là était l'entrée de la place d'armes qui précédait le palais des Thermes; là aussi aboutissaient les deux voies romaines qui sont devenues les rues d'Enfer et de Vaugirard, et que nous allons successivement décrire: entre elles était un camp dont l'emplacement est occupé aujourd'hui par le Luxembourg. Quand l'enceinte de Philippe-Auguste fut construite, elle passa sur cette place, et alors fut établie une porte dite Gibart, Saint-Michel, de Fer ou d'Enfer, qui a été détruite en 1684. Au levant de cette porte était une tour qui a servi de Parloir-aux-Bourgeois, et dont il reste quelque chose dans un jardin de la rue Saint-Hyacinthe. On croit que la rue d'Enfer était autrefois appelée Via inferior, par opposition à la rue Saint-Jacques, qui aurait été appelée Via superior; de là lui serait venu son nom. D'autres disent qu'elle était appelée ainsi par corruption de la porte Saint-Michel, «qui anciennement était dite porte de Fer.» On l'a aussi appelée chemin de Vauvert et faubourg Saint-Michel.
Cette rue, étant la voie romaine qui menait à Issy, était bordée de villas; l'une d'elles devint le château de Vauvert, bâti par le roi Robert au milieu de prairies délicieuses, d'où l'on dominait la Seine et Paris, et qui occupait à peu près l'emplacement actuel de la grande allée du Luxembourg. Ce château, ayant été abandonné par ses successeurs, passa pour le séjour du diable, à cause des carrières voisines où se réfugiaient de nombreux malfaiteurs. Saint Louis le donna aux Chartreux, qui s'y établirent en 1259, et ils obtinrent des rois suivants des terres si considérables que leur enclos avait plus de quinze cents arpents et renfermait des maisons, des vignes, un moulin, un pressoir, etc. Leur église [84], construction très-élégante, avait été commencée par Eudes de Montreuil en 1260 et ne fut achevée qu'en 1324; elle renfermait des tableaux précieux de nos meilleurs peintres, les tombeaux de plusieurs seigneurs et des menuiseries sculptées avec un rare talent par un chartreux, Pierre Fuzilier, qui y consacra presque toute sa vie. Le grand cloître était immense et entouré des cellules des religieux, lesquelles avaient par derrière chacune son jardin; il était orné de peintures et de bas-reliefs du XIIIe siècle, et avait au centre un pavillon qui se trouve aujourd'hui dans la grande pépinière du Luxembourg. Le petit cloître était enrichi de vingt-deux tableaux peints par Lesueur de 1643 à 1648 et représentant la vie de saint Bruno, chefs-d'œuvre d'expression, de naïveté, de sentiment, où tout respire l'austérité monacale, l'enthousiasme religieux, la foi simple et mélancolique. Ces tableaux, dégradés d'abord par les profanations de l'envie contemporaine, ensuite par le respect même des religieux, qui, en les mettant sous clef, les privèrent de jour et d'air, enfin par les restaurations inhabiles qu'ils ont subies, sont aujourd'hui au musée du Louvre. C'est à l'ombre de ces chefs d'œuvre, dans les bras de ces bons religieux qu'il avait émerveillés par son génie, qu'il édifiait par sa piété, que vint mourir en 1655, à l'âge de trente-huit ans, ce grand homme, qui, dans un siècle si favorable aux arts, passa inconnu, incompris, après une vie de labeurs et de souffrances. On sait combien la règle des Chartreux était austère; malgré cette règle, l'ordre n'eut jamais besoin de réforme, et la Chartreuse de Paris était l'un des couvents les plus vénérés de la France. L'entrée de l'église était interdite aux femmes; mais le cloître, les jardins, le cimetière recevaient souvent de pieux visiteurs, parmi lesquels on compte Catinat. Ce couvent fut supprimé en 1790, et, dans ses bâtiments, Carnot, en 1794, établit une manufacture d'armes: «Les boutiques garnissent tous les cloîtres, dit-il dans son rapport à la Convention (3 novembre 1794); les cellules sont habitées par des ouvriers; et ce local, jadis consacré au silence, à l'inaction, à l'ennui, aux regrets, retentit du bruit des marteaux et offre le spectacle de l'activité la plus utile.» Plus tard, le couvent fut détruit, et sur son emplacement l'on a agrandi le jardin du Luxembourg, ouvert les avenues du Luxembourg et de l'Observatoire, construit les rues de l'Est et de l'Ouest.
La rue d'Enfer, outre le couvent des Chartreux, renfermait d'autres établissements religieux. Au nº 2 était le collége du Mans, qui occupait l'ancien hôtel Marillac. Au nº 8 était le séminaire Saint-Louis, fondé en 1683 et occupé aujourd'hui par une caserne. Au nº 45 était le couvent-noviciat des Feuillants, fondé en 1633. Au nº 74 était l'institution de l'Oratoire, fondée en 1650 pour le noviciat de cette illustre congrégation (Voir rue Saint-Honoré p. 239); c'était en même temps une maison de retraite «pour d'illustres solitaires, dit Piganiol, qui en sont sortis pénitents,» tels que l'abbé de Rancé, réformateur de la Trappe, le cardinal Lecamus, le chancelier Pontchartrain, le maréchal de Biron, qui y mourut en 1756. C'est aujourd'hui l'hospice des Enfants-Trouvés, dont nous allons parler.
Les édifices publics que renferme aujourd'hui cette rue sont:
1º L'École des Mines, occupant les bâtiments de l'hôtel de Chaulnes, «l'un des plus parfaits, dit Piganiol, qu'il y ait à Paris.» Cet hôtel avait été construit en 1706 par les Chartreux et leur appartenait. De grands embellissements y ont été récemment opérés, et l'on vient de lui ajouter une façade monumentale. L'École des Mines, fondée en 1783 et réorganisée en 1794, a de très-riches collections, qui renferment plus de cent cinquante mille échantillons.
2º L'hospice des Enfants-Trouvés (nº 71).--Dans les temps anciens, les évêques de Paris avaient près de Notre-Dame une maison destinée à recevoir les enfants abandonnés, lesquels étaient exposés dans l'église même pour exciter la pitié des fidèles; nonobstant, la plupart de ces malheureuses créatures périssaient sans secours. En 1552, un arrêt du Parlement ordonna de mettre les enfants trouvés à l'hôpital de la Trinité et enjoignit aux seigneurs ecclésiastiques, haut-justiciers de Paris, de pourvoir à leur entretien. Cet arrêt ne fut qu'à demi exécuté, car les seigneurs, au nombre de seize, donnèrent seulement une rente de 960 livres par an. En 1570, on établit les enfants trouvés dans deux maisons voisines du port Saint-Landry; mais ils continuèrent à mourir, faute de soins, ou à être l'objet du plus infâme trafic, «le prix courant des enfants trouvés étant de vingt sols.» En 1638, Vincent de Paul réunit les dames pieuses avec lesquelles il opérait toutes ses fondations charitables, et leur proposa de fonder un hospice pour les enfants trouvés. Cet hospice fut établi près de la porte Saint-Victor, mais ses ressources étaient encore si faibles qu'on fut obligé de tirer au sort les enfants qu'on élèverait et d'abandonner les autres. Trois cent douze furent ainsi conservés. En 1641, le roi donna aux enfants trouvés le château de Bicêtre et douze cents livres de rente. En 1667, le Parlement ordonna aux seigneurs haut-justiciers de fournir une rente de quinze cents livres pour leur entretien. En 1670, il fut résolu de leur bâtir un hospice dans le faubourg Saint-Antoine, et la reine Marie-Thérèse en posa la première pierre. En 1800, cet hospice a été transféré rue d'Enfer, et il renferme sept cents lits ou berceaux: on n'y reçoit que des enfants qui ont moins de deux ans; passé cet âge, ils sont envoyés à l'hospice des orphelins; mais ce chiffre de sept cents lits ne représente qu'une partie de la population secourue par cet hospice, la plupart des enfants étant envoyés en nourrice dans les campagnes. Ce dernier chiffre s'est élevé à 22,615 pour 1850. En 1670, le nombre des enfants admis dans l'hôpital ou entretenus par lui était de 500; en 1700, de 1,750; en 1740, de 3,150; en 1770, de 6,000; en 1790, de 5,800; en 1795, de 3,200; en 1812, de 5,400; en 1840, de 4,800.
3º L'infirmerie de Marie-Thérèse, fondée en 1819 par la duchesse d'Angoulême et madame de Châteaubriand, pour les prêtres infirmes et malades. Auprès d'elle est la maison qui fut habitée longtemps par Chateaubriand: «Je m'y trouvais à la fois, dit-il lui-même, dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc.»
La rue d'Enfer est coupée dans sa partie supérieure par l'avenue de l'Observatoire, qui est le prolongement de l'avenue du Luxembourg. C'est à l'extrémité septentrionale de cette avenue que le maréchal Ney a été fusillé le 7 décembre 1815. Un monument a été élevé à la place où cette illustre victime de nos discordes est tombée sous les balles royalistes. L'avenue de l'Observatoire aboutit en face de cet édifice, lequel se trouve ainsi dans l'axe du palais du Luxembourg.
L'Observatoire fut fondé en 1667 par Louis XIV et construit sur les dessins de Claude Perrault, pour servir aux observations astronomiques: c'est un monument très-simple, formé d'un bâtiment carré avec des tours octogones au midi. Sa destination n'a jamais changé, et il a reçu depuis cinquante ans de nombreuses améliorations.
La barrière d'Enfer ouvre la grande route de Paris à Orléans. On trouve dans son voisinage l'hospice de la Rochefoucauld, maison de retraite pour les vieillards, fondée en 1781; l'embarcadère du chemin de fer de Sceaux; enfin, dans la cour du pavillon ouest de la barrière, la principale entrée des Catacombes. On donne ce nom aux vastes souterrains et carrières qui existent sous la plus grande partie de Paris méridional et qui proviennent de l'extraction des pierres avec lesquelles on a bâti la ville. Jusqu'en 1775, on ne s'inquiéta pas de ces excavations, faites depuis le temps des Romains et surtout depuis le XIIIe siècle, sans soin et sans précaution; mais, des éboulements et des affaissements ayant jeté l'alarme, une visite fut faite, et l'on s'assura «que les temples, les palais et la plupart des voies publiques des quartiers méridionaux de Paris étaient près de s'abîmer dans des gouffres immenses.» Alors de grands travaux furent entrepris pour consolider les voûtes de ces carrières, et ces travaux, continués jusqu'à nos jours, ont fait disparaître toutes les craintes.
C'est dans une partie de ces souterrains qu'ont été transportés les ossements du cimetière des innocents et des autres cimetières de Paris supprimés en 1785 et pendant la révolution, auxquels on a ajouté les restes des personnes tuées dans les combats d'août 1788, dans l'affaire Réveillon, dans la journée du 10 août, enfin dans les massacres de septembre. On suppose que huit à dix millions de squelettes, composant presque toute la population de Paris depuis Clovis, ont été ainsi transférés dans les Catacombes; mais au lieu d'y être respectueusement et obscurément déposés, on en a tapissé les murs avec une certaine recherche, dans un but de décoration et pour faire de ces gouffres une sorte de palais de la Mort. On éprouve une douloureuse impression en voyant ces milliers de têtes symétriquement alignées en cordon, ou enlacées de mille manières, ou bien formant des colonnes, des piédestaux, des obélisques; des autels funéraires. Rien ne distingue les ossements de l'homme vulgaire et de l'homme illustre; aucun souvenir n'a été conservé; quelques inscriptions apprennent seulement de quel cimetière ou de quelle église ces tristes débris ont été extraits. Cette étrange, monotone et presque sacrilége architecture a été faite sous l'Empire par les ordres du préfet de la Seine, Frochot.
§ III.
La rue de Vaugirard.
Nous avons dit qu'une ancienne voie romaine, venant de Vaugirard, aboutissait jadis vers la place Saint-Michel. Cette voie a formé la grande rue de Vaugirard, qui, au moyen du détour que fait la rue des Francs-Bourgeois, aboutit encore à cette même place. Cette rue est restée une route presque déserte pendant douze ou quatorze siècles: on ne commença à y bâtir que dans le dix-septième; il y a cent ans à peine qu'elle n'était bordée que de couvents, de jardins, de terrains en culture. Aujourd'hui, c'est une des voies les plus importantes de Paris; mais elle a un tout autre aspect que celles que nous venons de décrire; elle est paisible, peu fréquentée, excepté dans sa partie inférieure, et n'a qu'une population disséminée. Dans cette rue était l'hôtel de madame de La Fayette, où demeurait La Rochefoucaud, rendez-vous des beaux esprits et des grandes dames du XVIIe siècle, tant visité, tant vanté par madame de Sévigné. Plus loin était en pleine campagne la maison écartée où la veuve de Scarron vivait retirée et solitaire pour élever en secret les enfants de madame de Montespan. Au nº 11 est mort en 1778 l'auteur tragique Lekain. On trouve dans cette rue:
1º Le théâtre de l'Odéon, qui a été construit sur l'emplacement de l'hôtel Condé. Cet hôtel occupait l'espace compris entre les rues de Condé et des Fossés-Monsieur-le-Prince, qui en ont pris leur nom. Il avait été bâti par Arnaud de Corbie sur le clos Bruneau; le maréchal de Retz l'agrandit et le vendit au prince de Condé en 1612; il joua un grand rôle dans les troubles de la Fronde et fut ensuite le théâtre de fêtes pompeuses [85]. En 1778, on le détruisit, et, sur son emplacement, les architectes Wailly et Peyre bâtirent pour la comédie française le premier théâtre monumental qu'ait possédé la capitale. Il fut ouvert le 7 avril 1782. C'est là que fut joué en 1784 le Mariage de Figaro, «comédie, dit un journal de la révolution, sans laquelle le peuple n'eût pas appris tout d'un coup, le 12 juillet 1789, à secouer ce respect de servitude que les grands avaient imprimé sur la nation entière.» En 1793, quelques acteurs ayant été arrêtés comme suspects, les autres se séparèrent, et le théâtre végéta pendant quelques années, sous le nom de théâtre de la Nation et ensuite d'Odéon. En l'an III et en l'an V, on y joua d'étranges comédies: le 2 octobre 1795, les royalistes des sections y convoquèrent les électeurs pour résister aux décrets de la Convention, ce qui amena la journée du 13 vendémiaire; le 4 septembre 1797, le conseil des Cinq-Cents vint y siéger et y fit le coup d'État du 18 fructidor. «Les loges étaient remplies, dit un contemporain, d'une foule de citoyens placés là pour applaudir à tout ce qui allait se faire.» Il fut brûlé en 1799. Reconstruit par Chalgrin, il fut rouvert en 1808 sous la direction de Picard et avec le nom de théâtre de l'Impératrice. En 1814, il reprit le nom d'Odéon, et l'on y joua des comédies. En 1818, il fut de nouveau brûlé. En 1819, il se rouvrit sous le nom de Second-Théâtre-Français. Depuis cette époque, il n'a cessé de se fermer, de se rouvrir, et d'essayer tous les genres, sans avoir pu jamais attirer la foule dans sa belle salle.
2º Le palais du Luxembourg.--Sur l'emplacement de ce palais était autrefois un camp romain, qui, probablement, n'était habité que pendant les séjours des empereurs au palais des Thermes: on a trouvé dans le sol de très-nombreux débris d'ustensiles, d'armes, de vêtements, etc. Vers le milieu du XVIe siècle, il y avait sur cet emplacement une maison et des jardins qui avaient été bâtis par Harlay de Sancy: ils furent vendus en 1583 au duc de Piney-Luxembourg, dont le nom est resté à la propriété, malgré les transformations qu'elle a subies. En 1612, Marie de Médicis l'acheta avec plusieurs terrains voisins et une partie du clos des Chartreux, et y fit construire, sur les dessins de Jacques Desbrosses, un palais aussi remarquable par la beauté de ses proportions que par sa grandeur et sa magnificence. Il fut achevé en 1620. Rubens y peignit la chambre à coucher de la reine et décora les galeries de vingt-quatre tableaux.
A la mort de Marie de Médicis, le palais passa successivement à Gaston d'Orléans, à la grande Mademoiselle, à la duchesse de Guise, à la duchesse de Berry, fille du régent, qui en fit le théâtre de ses débauches: «La duchesse, dit Duclos, pour passer les nuits d'été dans le jardin du Luxembourg avec une liberté qui avait plus besoin de complices que de témoins, en fit murer toutes les portes, à l'exception de la principale.» D'ailleurs, tous les maîtres de ce beau séjour s'étaient plu à l'enrichir de tableaux et de sculptures, et ce palais était célèbre dans toute l'Europe par ses belles collections. Vers la fin de la monarchie, il était la demeure du comte de Provence (Louis XVIII), qui avait fait bâtir dans le voisinage, rue de Madame, une maison pour sa maîtresse, madame de Balbi. C'est de là qu'il partit secrètement le 20 juin 1791 pour quitter la France.
En 1793, le Luxembourg devint une prison qui renferma jusqu'à deux mille détenus, la plupart tirés de l'aristocratie du faubourg Saint-Germain. C'est là que furent aussi envoyés Custine, Dillon, Danton, Desmoulins, Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine, Phélippeaux, Bazire, Hébert, Chaumette, Ronsin, Charles de Hesse et une multitude d'autres. C'est là que fut inventé cet abominable mensonge de la conspiration des prisons, dont les terroristes se servirent pour envoyer tant de victimes à l'échafaud. Le Luxembourg, où d'ailleurs les détenus montraient autant d'insouciance pour la vie que de frivolité et d'amour pour les aventures galantes, devint alors la pourvoirie ordinaire du tribunal révolutionnaire. Une simple clôture de planches, garnie de sentinelles, séparait la prison du public et des promeneurs, et une partie du jardin était occupée par cinquante-quatre forges pour la fabrication des canons. En 1795, le Luxembourg fut assigné pour séjour au Directoire. «Lorsque les directeurs y entrèrent, il n'y avait pas un meuble. Dans un cabinet, autour d'une petite table boiteuse, l'un des pieds étant rongé de vétusté, sur laquelle ils déposèrent un cahier de papier à lettres et une écritoire qu'ils avaient eu heureusement la précaution de prendre au Comité de salut public, assis sur quatre chaises de paille, en face de quelques bûches allumées, le tout emprunté au concierge, ils rédigèrent l'acte par lequel ils osèrent se déclarer constitués [86].» On sait que Barras, par ses orgies, rendit au Luxembourg la réputation scandaleuse qu'il avait eue du temps de la régence. Le 10 décembre 1797, le Directoire y donna une grande fête à Bonaparte pour célébrer ses victoires d'Italie et le traité de Campo-Formio. Après le 18 brumaire, deux des consuls provisoires y demeurèrent jusqu'au 19 février 1800. Alors ce palais fut attribué au sénat conservateur: c'est là que ce corps trop fameux rendit tous ces décrets adulatoires qui devaient être clos si honteusement par l'acte de déchéance. A cette époque, le Luxembourg fut restauré et embelli; on agrandit le jardin au moyen du clos des Chartreux; on ouvrit l'avenue qui joint si heureusement le Luxembourg à l'Observatoire; on commença son musée, qui ne fut ouvert qu'en 1815.
En 1814, ce palais devint le siége de la Chambre des pairs: le 21 novembre 1815, le maréchal Ney y fut condamné à mort par 121 voix contre 17. Après 1830, la pairie, privée de son privilége héréditaire, s'y montra aussi souvent une cour de justice qu'une assemblée politique: là furent jugés les ministres de Charles X, les républicains de 1834 et 1839, Louis Bonaparte et ses adhérents, les assassins Fieschi, Alibaud, Lecomte, Quenisset, etc. On agrandit alors le palais aux dépens du jardin pour y construire une salle des séances, une bibliothèque, des appartements, et l'on se plut à décorer ce dernier asile des derniers débris de l'aristocratie avec une magnificence digne de l'ancien régime.
Le 24 février 1848, la pairie disparut. Alors le palais du Luxembourg devint le siége de la commission des travailleurs, présidée par M. Louis Blanc, et où le socialisme prêcha toutes ses chimères. Le 6 mai, le Luxembourg fut assigné pour demeure aux cinq membres de la Commission exécutive, qui y restèrent jusqu'au 24 juin. Il fut alors occupé par une partie des troupes de l'armée de Paris. Il est aujourd'hui redevenu le palais du Sénat.
A côté du Luxembourg et compris dans son enceinte est un hôtel qu'on appelle le Petit-Luxembourg et qui a eu des hôtes très-divers. Cet hôtel fut bâti en 1629 par Richelieu, qui l'habita tant que le Palais-Cardinal ne fut pas achevé. Alors il le céda à la duchesse d'Aiguillon, qui en fit un autre hôtel de Rambouillet. Là, Pascal, en présence des beaux esprits et des grands seigneurs du temps, «expliqua, dit Tallemant, des expériences de physique et inventions mathématiques». «Et l'on le traita d'Archimède,» ajoute la Gazette en vers de Loret. Le Petit-Luxembourg passa ensuite à la maison de Condé et devint la demeure de la princesse Palatine, Anne de Bavière. Celle-ci l'agrandit en 1710 et fit construire de l'autre côté de la rue de vastes dépendances. Bonaparte habita le Petit-Luxembourg tout le temps qu'il fut consul provisoire: «Il occupait, dit Bourrienne, l'appartement du rez-de-chaussée à droite, en entrant par la rue de Vaugirard; son cabinet se trouvait près d'un escalier dérobé, conduisant au premier étage, où demeurait Joséphine.»
A côté du Petit-Luxembourg était le couvent des religieuses du Calvaire, fondé par Marie de Médicis et le père Joseph en 1622. Les bâtiments qui ont servi de caserne et de prison viennent d'être démolis.
Les autres maisons remarquables de la rue de Vaugirard sont des couvents. Au nº 70 était le couvent des Carmes, fondé en 1601, et qui occupait quarante-deux arpents de terrain; c'était un des plus riches de Paris: ses religieux avaient fait bâtir ou possédaient presque toutes les maisons et hôtels des rues du Regard, Cassette, etc. Ce couvent fut transformé en prison en 1792, et l'on y renferma d'abord deux cents prêtres, qui y furent massacrés dans les journées de septembre; plus tard, les comtesses de Custine, de Lameth, d'Aiguillon, de Beauharnais, le ministre Destournelles, le poëte Vigée, etc. Cette prison fournit au tribunal révolutionnaire quarante-six victimes. C'est aujourd'hui une école de hautes études pour le clergé. Au nº 67 est la maison des Bernardines de l'ancien Port-Royal; au nº 98 est la congrégation des sœurs de la Providence; au nº 108, celle des Dames de l'Assomption; au nº 112, celle des Dames de la Visitation, etc.
Les rues remarquables qui débouchent dans la rue de Vaugirard sont:
1º Rue de Condé.--Dans cette rue, au coin de la rue des Quatre-Vents, le 9 mars 1804, fut arrêté Georges Cadoudal. Au nº 28 a demeuré le diplomate Alquier.
2º Rue de Tournon.--Au nº 2 était l'hôtel de Montpensier, qui occupait aussi une partie de la rue du Petit-Bourbon: là demeurait la fameuse duchesse de Montpensier, qui, en apprenant la mort du duc et du cardinal de Guise, y ameuta le peuple et «devint ainsi, dit Sauval, le flambeau de la Ligue qui embrasa tout le royaume.» Au nº 6 était l'hôtel Brancas, où a demeuré Laplace. Au nº 10 était l'hôtel du maréchal d'Ancre, bâtiment remarquable construit par le favori de Marie de Médicis, presque à la porte du Luxembourg, et qui fut dévasté par le peuple après sa mort; il devint plus tard l'hôtel de Nivernais, et il est aujourd'hui transformé en caserne de la garde de Paris. Au nº 12 était l'hôtel d'Entraigues, où est morte en 1813 madame d'Houdetot. Enfin, dans cette rue a demeuré la fameuse Théroigne de Méricourt, l'une des héroïnes de la révolution, qui est morte folle en 1827.
3º Rue du Pot-de-Fer.--Au nº 12 était la maison-noviciat des Jésuites, bâtie par Desnoyers, ministre de Louis XIII, qui y fut enterré, et dont la chapelle était ornée du tableau de François Xavier par le Poussin. Après la destruction de l'ordre, on établit dans cette maison une loge de francs-maçons, où Voltaire, en 1778, se fit recevoir, «dans la même salle, dit Mercier, où on l'avait tant maudit de fois théologiquement.» En face de cette maison était le couvent des Filles de l'Instruction chrétienne, dont l'emplacement est occupé par le séminaire Saint-Sulpice. Au nº 20 a demeuré Roger-Ducos.
Cette rue aboutit sur la place Saint-Sulpice, qui n'a été ouverte que depuis cinquante ans, et où l'on trouve: 1º une belle fontaine, œuvre de Visconti, qui est ornée des statues de Bossuet, de Fénelon, de Massillon et de Fléchier; 2º la mairie du onzième arrondissement, bâtiment nouveau et d'une construction remarquable; 3º le séminaire Saint-Sulpice, fondé en 1641 et qui se trouvait alors dans le prolongement de la rue Férou, à quelques pas du portail Saint-Sulpice: ses bâtiments ont été reconstruits en 1820; 4º L'église Saint-Sulpice: à la place de cette église était autrefois une chapelle dépendant de l'abbaye Saint-Germain. Cette chapelle, agrandie à plusieurs époques, devint une église paroissiale dans le XVe siècle et tombait en ruines sous Louis XIV. On commença alors (1646) un nouvel édifice sur les dessins de Levau, mais qui resta interrompu jusqu'en 1718, où le curé Linguet, à force de persévérance et avec les dons de ses paroissiens, parvint à le faire achever. Le portail, construit en 1733, et qui n'est pas terminé, est de Servandoni: c'est une œuvre originale et l'un des plus beaux monuments de la capitale. Dans cette église ont été enterrés les érudits Claude Dupuy, d'Herbelot, Étienne Baluze, le médecin Bourdelot, l'illustre architecte de la porte Saint-Denis, Blondel, qui fut «maître des mathématiques du dauphin et maréchal des camps et armées du roi,» Élisabeth Chéron, le marquis de Dangeau, le peintre Jouvenet, l'amiral Coetlogon, le curé Linguet, etc. Pendant la révolution, on fit de cet édifice un théâtre de fêtes publiques; la plus remarquable est le banquet donné à Bonaparte trois jours avant le 18 brumaire.
4º Rue du Regard.--Au nº 13 est l'hospice des Orphelins de la Providence, et au nº 17 l'hospice Devillas. On y trouvait de nombreux hôtels: hôtels de la Guiche, de Châlons, de Bannes, de Croï, de Toulouse, etc. Ce dernier est occupé par les conseils de guerre de la première division militaire.
5º Rue Notre-Dame-des-Champs.--On y trouvait un bel hôtel construit par l'abbé Terray et qui a été occupé par le collége Stanislas.
6º Boulevard Montparnasse.--Ce boulevard intérieur ne présente rien de remarquable. Dans le voisinage et hors du mur d'enceinte se trouve le cimetière du Sud ou du Montparnasse, fondé en 1810, et qui renferme un petit nombre de tombeaux célèbres.
CHAPITRE V.
LES RUES SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, DU FOUR, DE BUSSY, DE SÉVRES, ETC.
La longue et tortueuse voie que nous allons décrire appartient par son commencement au vieux Paris, par sa fin au nouveau: c'est la partie la plus ancienne du faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire le quartier qui a été engendré par la grande abbaye Saint-Germain-des-Prés; c'en est aussi la partie la plus populeuse et la plus marchande. Sauf la librairie, qui habite quelques rues voisines de la Seine, il n'y a point de grandes industries dans ce quartier, mais on y trouve de nombreux établissements religieux.
La rue Saint-André-des-Arts a été ouverte sur les clos ou jardins du palais des Thermes, clos qui portaient au XIe siècle, à cause de ce palais ou de cette forteresse, le nom de Li arx, Lias et Laas: de là vient le surnom de la rue Saint-André, qu'il faudrait écrire ars. Ces terrains étaient plantés de vignes et appartenaient à l'abbaye Saint-Germain quand celle-ci, en 1179, permit d'y bâtir à cens. La rue s'appela d'abord chemin de l'abbaye, parce que, artère du vieux Paris, elle envoyait par le Petit-Pont et la rue de la Huchette la population de la Cité vers la basilique de Saint-Germain. Elle s'arrêta d'abord vers le point où débouche la rue des Grands-Augustins: là était probablement une porte de l'enceinte de Louis VI; puis elle franchit cette enceinte et alla jusqu'à la rue Contrescarpe, où était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste. Cette porte fut rebâtie en 1350 par Simon de Bucy, président du Parlement, dont l'hôtel était dans le voisinage. C'est cette porte Bucy que livra aux Bourguignons, en 1418, Perrinet-Leclerc, qui demeurait à l'entrée de la rue Saint-André. Les Anglais la firent murer, et on ne la rouvrit qu'en 1539. C'est par là que, le jour de la Saint-Barthélémy, les chefs protestants s'échappèrent de Paris; enfin, elle fut démolie en 1672.
A l'entrée de la rue Saint-André se trouvait une église de même nom, bâtie en 1212, agrandie et refaite en 1660, et qui occupait l'emplacement d'une antique chapelle élevée dans le jardin des Thermes par quelque roi mérovingien. Le fameux ligueur Aubry fut curé de cette église. L'historien de Thou y avait sa sépulture, monument précieux de François Augier, ainsi que Jacques Cothier, le savant Tillemont, le jurisconsulte Dumoulin, Henri d'Aguesseau (père du chancelier), Lamothe-Houdard, le président Cousin, l'abbé Lebatteux, le savant André Duchesne, le généalogiste d'Hozier, l'illustre graveur Robert Nanteuil, le prince de Conti, qui fut élu roi de Pologne, et sa mère, nièce de Mazarin, «la fleur des dames de la cour, dit Guy Patin, en sagesse, en piété, en probité.» L'épitaphe de cette sainte princesse, ainsi que l'appelle madame de Sévigné, disait que, «durant la famine de 1662, elle avait vendu toutes ses pierreries pour nourrir les pauvres du Berry, de la Champagne et de la Picardie.» L'église Saint-André était bien délabrée quand la révolution arriva; elle servit aux stupidités du culte de la Raison et à des clubs révolutionnaires, et fut démolie en 1807. Son emplacement est occupé par une place assez laide, qui demande une fontaine pour l'assainir et l'égayer.
La rue Saint-André, aujourd'hui habitée par des étudiants, des libraires, des aubergistes, était autrefois une rue du grand monde et de la noblesse. On y trouvait les hôtels du cardinal Bertrand, près de la rue de l'Hirondelle; des comtes d'Eu et du chancelier Poyet, près de la rue Pavée; d'Orléans, appartenant au frère de Charles VI, et allant de la rue de l'Éperon à la porte Bucy. Ce dernier hôtel fut habité par Valentine de Milan, lorsqu'elle vint demander justice du meurtre de son époux. Louis XI en donna une partie à Jacques Coitier, qui s'en fit une belle maison, dont nous avons parlé ailleurs [87].
Dans cette rue était encore: le collége d'Autun, fondé en 1348 et transformé en 1767 en école gratuite de dessin; la maison du président Lecoigneux, «l'une des plus belles de Paris, dit Tallemant, mais depuis on a bien raffiné.» Au nº 38 a demeuré l'écrivain royaliste Royou; au nº 40, Billaud-Varennes.
La rue de Bucy ou Bussy continue la rue Saint-André et aboutit à la place Sainte-Marguerite. C'est dans cette rue qu'était le jeu de paume de la Croix-Blanche, où Molière ouvrit son Théâtre illustre en 1650. C'est aussi à l'entrée de cette rue que les massacres de septembre ont commencé: cinq voitures, qui conduisaient des prêtres à la prison de l'Abbaye, furent arrêtées et quatre des prisonniers égorgés. Cette horrible scène eut lieu presque en face du cabaret Landelle, où se réunissaient Collé, Panard, Crébillon fils, et qui avait retenti de tant de joyeux refrains.
A la place Sainte-Marguerite commence la rue du Four, qui doit son nom à un four banal de l'abbaye Saint-Germain et qui n'a rien de remarquable; elle aboutit au carrefour de la Croix-Rouge, ainsi appelé d'une croix jadis élevée dans ce lieu, qui est l'un des plus fréquentés de Paris. Là commence la rue de Sèvres, qui ne date que du XVIe siècle et qui s'appelait autrefois de la Maladrerie et des Petites-Maisons, à cause d'un hôpital dont nous parlerons. Cette rue, très-large et qui n'a été peuplée que dans le siècle dernier, ressemble à un faubourg et contient principalement des hospices et des maisons religieuses:
1º L'église et la communauté de l'Abbaye-aux-Bois.--Cet humble édifice ne tire pas son nom des bois qui ont peut-être existé dans ces lieux; il ne date que de 1650, où Anne d'Autriche le fit construire pour donner asile à des religieuses de Picardie, lesquelles avaient été chassées de leur véritable Abbaye-aux-Bois par les incursions des Espagnols. Il est occupé aujourd'hui par des religieuses du Sacré-Cœur de Jésus, qui y ont établi un pensionnat et une maison de retraite pour des dames veuves. C'est là que, depuis 1816, se sont retirées un grand nombre de femmes célèbres sous la République et sous l'Empire, pour se consoler dans la religion de leur beauté, de leur jeunesse, de leur fortune perdues. C'est là qu'a régné jusqu'en 1849, époque où elle est morte, une femme qui a joué un rôle extraordinaire sous le Directoire et le Consulat par sa beauté pour ainsi dire mythologique et les hommages presque fanatiques dont elle fut l'objet: madame Récamier, cette illustre amie de madame de Staël et de Benjamin Constant, s'était retirée à l'Abbaye-aux-Bois après la restauration des Bourbons, qui la rappelèrent de l'exil, et son salon devint bientôt aussi célèbre que jadis son splendide hôtel de la Chaussée-d'Antin [88]. Ce cénacle, où n'était admise que la fleur du royalisme et de la mysticité, a eu sous la Restauration une influence politique très-grande et mal connue. Après 1830, ce cercle réduisit son influence aux choses littéraires, et il devint en quelque sorte l'hôtel Rambouillet du XIXe siècle. Chateaubriand et Ballanche y dominèrent. C'est là que se formaient toutes les réputations dans les lettres et dans les arts; c'est là que se faisaient les élections à l'Académie française.
2º La communauté des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve (nº 27), fondée en 1700 et destinée à desservir les hôpitaux et à élever de pauvres orphelines. C'est un des rares établissements religieux qui ont traversé les orages de la révolution sans bouleversement.
3º L'Hospice des Ménages.--C'était autrefois la maladrerie Saint-Germain, affectée aux lépreux; on la détruisit en 1544, et sur son emplacement la ville fit construire un hôpital «pour les mendiants incorrigibles, les personnes pauvres, vieilles et infirmes, les fous, etc.» Cet hôpital, appelé vulgairement, les Petites-Maisons, renfermait environ quatre cents malheureux. Depuis 1801, il est devenu une maison de retraite pour les vieillards des deux sexes mariés, et il en renferme dix-huit cents, partagés en trois classes: ménages ayant versé une somme de 3,200 francs; veufs ayant versé une somme de 1,600 francs; veufs ayant versé une somme de 1,000 francs.
4º L'Hospice des Incurables-Femmes.--En 1637, une veuve, Marguerite Rouillé, un prêtre, Jean Joullet, et le cardinal de la Rochefoucauld fondèrent cet hospice pour les pauvres des deux sexes attaqués de maladies incurables, ou, comme le dit l'ordonnance de fondation, «pour ceux qui, privés de fortune et de secours, n'ont pas même la consolation d'entrevoir un terme aux maux dont ils sont affligés.» En 1802, on transféra les hommes dans le faubourg Saint-Martin, et l'établissement est resté affecté aux femmes, dont le nombre s'élève à six cents. Dans l'église est le tombeau du cardinal de la Rochefoucauld, de Camus, évêque de Belley, du financier Lambert, commis d'un trésorier de l'épargne, qui mourut à trente-sept ans, ayant gagné quatre millions. Là mourut aussi Mme de La Sablière en 1693.
5º La Maison des Prêtres de la Mission ou Lazaristes--Cette congrégation, qui était avant la révolution dans la rue Saint-Victor, a été rétablie en 1816. La chapelle est sous l'invocation de Saint-Vincent-de-Paul.
6º Le couvent des chanoinesses de Notre-Dame, vulgairement appelé des Oiseaux: c'est une maison d'éducation très-renommée.
7º L'Hôpital des Enfants malades.--C'était autrefois la communauté des Filles de l'Enfant-Jésus, fondée en 1735 par le curé Languet de Gergy. Voici ce que Mercier dit de cet établissement: «Plus de huit cents pauvres femmes et filles y trouvent une retraite et la nourriture en filant du coton et du lin. Elles gagnent leur vie par le travail et on leur donne l'instruction. On nourrit dans une basse-cour des bestiaux qui donnent du lait à plus de deux mille enfants; on y entretient une boulangerie qui fournit par mois plus de cent mille livres de pain aux pauvres, etc.» Cette maison fut convertie, en 1792, en hospice pour les orphelins, et, en 1802, en hôpital pour les enfants malades. Il renferme six cents lits.
8º L'Hôpital Necker.--C'était autrefois le couvent des Bénédictines de Notre-Dame-de-Liesse, qui fut supprimé en 1779; madame Necker acheta la maison et y fonda un hôpital, qui renferme aujourd'hui trois cent vingt lits.
La rue de Sèvres aboutit à la barrière de même nom, près de laquelle est l'abattoir de Grenelle. C'est dans cet abattoir qu'a été percé par M. Mulot le puits artésien, qui va chercher l'eau jaillissante au-dessous de la grande masse de craie sur laquelle repose Paris, à 548 mètres de profondeur. Ce travail a duré sept ans (1834-1841) et donne un million de litres d'eau par vingt-quatre heures, lesquels sont distribués au moyen des réservoirs de l'Estrapade dans le quartier Saint-Jacques.
Voici les rues les plus remarquables qui débouchent dans les rues Saint-André-des-Arts, de Bussy, du Four, de Sèvres:
1º Rue Hautefeuille.--Elle doit son nom aux grands arbres qui se trouvaient jadis sur l'emplacement où elle fut construite et qui appartenaient probablement au jardin des Thermes. Ouverte dans le même temps que la rue Saint-André, elle était comme elle bordée de grands hôtels, dont il reste quelques débris: ainsi, l'hôtel des comtes de Forez, au coin de la rue Pierre-Sarrazin; l'hôtel Joly de Fleury, au coin de la rue des Deux-Portes, etc. A l'extrémité de cette rue était le collége ou prieuré des Prémontrés, fondé en 1252, et dont il reste une chapelle transformée en café.
2º Rue Gît-le-Cœur.--Cette rue était autrefois nommée, d'un de ses habitants, Gilles-Queux, d'où est venue par altération la dénomination actuelle. Au coin de la rue de l'Hirondelle se trouvait un hôtel qui avait appartenu à Louis de Sancerre, connétable de France, et qui fut acheté par François Ier pour sa maîtresse, la duchesse d'Étampes. Il s'étendait jusqu'à la rue de Hurepoix [89], et le monarque fit reconstruire toute la partie voisine de cette rue, dont il forma un petit palais. «Les peintures à fresque, dit Saint-Foix, les tableaux, les tapisseries, les salamandres (c'était le corps de la devise de François Ier), accompagnés d'emblèmes et de tendres et ingénieuses devises, tout annonçait dans ce petit palais et cet hôtel le dieu et les plaisirs auxquels ils étaient consacrés.» «De toutes ces devises, dit Sauval, que j'ai vues il n'y a pas encore longtemps, je n'ai pu me ressouvenir que de celle-ci: c'était un cœur enflammé, placé entre un alpha et un oméga, pour dire apparemment: Il brûlera toujours!» «Le cabinet de la duchesse d'Étampes, continue Saint-Foix, sert à présent d'écurie à une auberge qui a retenu le nom de la Salamandre; un chapelier fait sa cuisine dans la chambre du lever de François Ier, et la femme d'un libraire était en couches dans son petit salon des délices, lorsque j'allai pour examiner les traces de ce palais.» Cette partie de l'hôtel d'Étampes existe encore au moins en débris; quant à celle qui était au coin de la rue Hurepoix, elle devint l'hôtel d'O et appartint au chancelier Séguier: c'est là que, dans les barricades de 1648, ce magistrat se sauva à toute peine: «Le peuple rompit les portes, dit le cardinal de Retz, y entra avec fureur, et il n'y eut que Dieu qui sauva le chancelier et l'évêque de Meaux, son frère, à qui il se confessa, en empêchant que cette canaille, qui s'amusa de bonne fortune pour lui à piller, ne s'avisât de forcer une petite chambre dans laquelle il s'était caché [90].» Cet hôtel prit ensuite le nom de Luynes, et fut détruit vers la fin du règne de Louis XIV.
3º Rue des Grands-Augustins, ainsi appelée d'un couvent situé près de la Seine et dont nous avons parlé ailleurs [91]. Elle se nommait au XIIIe siècle rue des Écoles-Saint-Denis, à cause d'un collége bâti par les religieux de Saint-Denis et qui occupait l'emplacement de la rue Christine.
Dans la rue des Grands-Augustins débouche la rue de Savoie, qui a été ouverte sur l'emplacement de l'ancien hôtel d'Hercule, lequel occupait sur le quai l'espace compris entre les rues Pavée et des Grands-Augustins. Cet hôtel, après avoir servi à loger Philippe-le-Beau lorsqu'il vint en France en 1419, fut donné par François Ier au chancelier Duprat, qui l'orna de peintures et d'objets d'art et y reçut souvent le roi-chevalier. Ce fut là que Nantouillet, prévôt de Paris, petit-fils de Duprat, festoya malgré lui Charles IX, le duc d'Anjou (Henri III) et le roi de Navarre (Henri IV), et que les joyeux convives firent, après souper, piller et dévaster la maison par leurs valets: «La vaisselle d'argent et les coffres furent fouillés, dit L'Estoile, et disoit-on dans Paris qu'on lui avoit volé plus de 50,000 livres.» L'hôtel d'Hercule, quelque temps après, fut détruit, et sur son emplacement on construisit l'hôtel de Savoie ou de Nemours, qui fut lui-même démoli, en 1671, pour ouvrir la rue de Savoie.
4º Rue Dauphine.--Elle a été ouverte en 1607 sur les jardins du couvent des Augustins, pour servir de débouché au Pont-Neuf. Son nom lui a été donné en l'honneur du dauphin, qui fut Louis XIII. En 1792, ce nom fut changé en celui de Thionville en l'honneur du siége de cette ville. C'est une des rues les plus populeuses et les plus fréquentées de Paris. Au nº 50 on voit une plaque de marbre noir placée en 1672 par l'édilité parisienne pour indiquer la situation de la porte Dauphine qui appartenait à l'enceinte de Philippe-Auguste [92]. La petite rue Contrescarpe a été ouverte sur l'emplacement du rempart.
5º Rues Mazarine et de l'Ancienne-Comédie.--La rue Mazarine, qui tire son nom du fondateur du collége des Quatre-Nations, était appelée autrefois des Fossés-de-Nesle, parce qu'elle a été construite sur le fossé de l'enceinte de Philippe-Auguste qui bordait l'hôtel de Nesle. Dans cette rue, sur l'emplacement du passage du Pont-Neuf, était un jeu de paume où fut établi en 1669 le premier théâtre de l'Opéra: la première pièce qui y fut jouée fut la Pomone de Perrin et Lambert. A la mort de Molière (1673), Lulli, qui venait d'obtenir le privilége de l'Opéra, déposséda la Comédie Française de la salle du Palais-Royal, où l'Académie royale de musique fut placée, et la troupe de Molière vint remplacer l'Opéra dans le Jeu de paume de la rue Mazarine. Elle y resta quatorze ans, et en 1687, fut contrainte, sur les réclamations du collége des Quatre-Nations, de chercher un autre local [93]. Elle s'installa alors dans un jeu de paume de la rue des Fossés-Saint-Germain, dont nous allons parler.
6º La rue des Fossés-Saint-Germain, qu'on appelle aujourd'hui de l'Ancienne-Comédie, a été ouverte en 1560 sur l'emplacement de la muraille de Philippe-Auguste. En 1687, la Comédie-Française ayant acheté dans cette rue le jeu de paume de l'Étoile, y bâtit, sur les dessins de d'Orbay, une belle salle, qui fut ouverte le 18 avril 1689 et qui portait pour inscription: Hôtel des comédiens du roi, entretenus par Sa Majesté. Elle y resta jusqu'en 1770; c'est là que furent jouées les pièces de Voltaire; c'est là que furent applaudis Lekain, Lecouvreur, Clairon, etc. En face du théâtre et à la même époque, s'établit le café Procope, le premier endroit public qui ait été accommodé à l'usage des riches et qui eut pour habitués presque tous les écrivains du XVIIIe siècle, Voltaire, Lamothe, Piron, Marmontel, Duclos, Fréron, etc. C'était une sorte de succursale de l'Académie française, plus puissante que cette compagnie, où se traitaient toutes les questions littéraires, se décidaient les succès, se faisaient les réputations. Ce café existe encore. En 1770, la Comédie-Française quitta la rue des Fossés pour aller aux Tuileries, en attendant la construction de la salle de l'Odéon. Son théâtre devint une maison particulière.
7º Rue de Seine.--C'était autrefois un chemin de la porte Bucy à la Seine et qui commença à être bâti dans le XVIe siècle. On y trouvait: 1º l'hôtel de la reine Marguerite, dont la face principale était sur le quai Malaquais et dont les restes furent habités, dans le XVIIIe siècle, par la famille Gilbert des Voisins: 2º l'hôtel de la Rochefoucauld-Liancourt, bâti par les comtes de Montpensier, et qui appartint au duc de Bouillon, père de Turenne; il était fréquenté, du temps de Louis XIV, par la noblesse et les gens de lettres. Sur son emplacement on a ouvert la rue des Beaux-Arts.
Dans la rue de Seine débouche la rue des Marais, l'une des premières qui aient été bâties dans le petit Pré-aux-Clercs; elle était surtout habitée par des huguenots; aussi, et plusieurs fois, la populace catholique y fit des expéditions et saccagea les maisons. C'est là que demeurait Des Yveteaux, poëte ridicule du temps de Louis XIII et dont Tallemant des Réaux dit: «En ce temps là, il n'y avait rien de bâti au delà de cette rue: on appelait des Yveteaux, à cause de cela, le dernier des hommes» Au nº 19 a demeuré mademoiselle Lecouvreur, dans une maison qui, dit-on, fut habitée par Racine: c'est là qu'elle recevait Fontenelle, Voltaire, Dumarsais, le maréchal de Saxe; c'est là qu'elle est morte en 1730; son appartement fut ensuite occupé par mademoiselle Clairon. Dans la rue des Marais était, pendant la révolution, l'imprimerie de Prudhomme, dont le journal, les Révolutions de Paris, a eu une si grande influence sur les événements de cette époque.
8º Place Sainte-Marguerite.--Sur cette place était encore, il y a deux ou trois ans, la prison de l'Abbaye, qui faisait autrefois partie de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés.
L'église Saint-Germain-des-Prés fut fondée en 543 par Childebert Ier, à la prière de saint-Germain, évêque de Paris, sur les ruines d'un petit temple d'Isis qui s'élevait dans des prés souvent inondés par la Seine. Elle portait d'abord le nom de Sainte-Croix et de Saint-Vincent, et prit ensuite celui de Saint-Germain, qui la dédia en 558 et y fut enterré en 576 dans un oratoire attenant à l'église et dédié à Saint-Symphorien. C'était alors le plus beau monument de Paris; mais il ressemblait plutôt à une citadelle qu'à une basilique, ayant la forme d'une croix, dont trois extrémités étaient garnies de trois grosses tours carrées: la principale existe encore à l'entrée de l'église, semblable au donjon d'une forteresse. La façade n'était ornée que par un porche très-bas qui a été reconstruit dans le XVIe siècle, et dont la voûte portait huit statues qu'on croit contemporaines de la fondation. Elles représentaient Clotaire, Ultrogothe, Childebert, Clodomir, Clotilde, Clovis et Saint-Remy. Quant à l'intérieur, «les arceaux de chaque fenêtre, dit un contemporain, étaient supportés par des colonnes de marbre très-précieux. Des peintures rehaussées d'or brillaient au plafond et sur les murs. Les toits, composés de lames de bronze doré, frappés par le soleil, éblouissaient les yeux. Aussi, d'après sa magnificence, appelait-on cet édifice le palais doré de Germain.» Childebert fut enterré dans la basilique qu'il avait fondée, et après lui, Ultrogothe, sa veuve, et ses deux filles, Chilpéric Ier, Frédégonde, dont le tombeau très-curieux se trouve aujourd'hui à Saint-Denis, Clotaire II et sa femme, et plusieurs autres princes francs. La plupart de ces tombeaux étaient dans le chœur avec ceux de plusieurs abbés; quant à celui de Saint-Germain, après avoir été transporté dans le sanctuaire par Pépin-le-Bref, il fut mis, en 1408, dans une châsse très-riche placée au-dessus du grand autel et qui était un monument d'orfévrerie.
Pillée deux fois par les Normands et presque détruite en 861, l'église fut réparée par l'évêque Gozlin en 869 et de nouveau dévastée en 885. Elle resta en ruines jusqu'à la moitié du Xe siècle, où elle fut reconstruite presque entièrement par l'abbé Morard, qui mourut en 990 et dont le tombeau a été retrouvé au-dessous du maître-autel. Alors furent rebâties les deux tours latérales, la flèche de la tour d'entrée, le chœur, etc. Mais cette réédification ne fut terminée qu'en 1163, époque à laquelle le pape Alexandre III fit de nouveau la dédicace de l'église. Telle était d'ailleurs la solidité primitive de l'édifice, que, malgré toutes les dévastations et réparations qu'il venait de subir, il ne perdit pas le caractère imposant qu'il avait à l'époque de sa fondation; et encore bien que les réparations modernes, surtout celles du XVIIe siècle, lui aient été plus nuisibles, sous le rapport de l'art, que le marteau des Normands, il doit être regardé comme la relique la plus précieuse du vieux Paris. Sa partie la plus ancienne et la plus curieuse, après la tour d'entrée, est la nef, formée par cinq arcades en plein cintre, dont les piliers, composés de quatre colonnes de dimension différente, ont des chapiteaux chargés d'ornements bizarres, de fleurs, d'oiseaux, d'animaux chimériques: ces sculptures datent du Xe siècle.
Outre les tombeaux des princes mérovingiens dont nous avons parlé, cette église possédait des tombeaux modernes: celui de Jean Casimir, roi de Pologne, qui fut abbé de Saint-Germain-des-Prés; celui du cardinal de Furstemberg, autre abbé de Saint-Germain, qui fit de grandes reconstructions dans l'abbaye; celui de Pierre Danet, le plus ancien des lecteurs du Collége de France; celui d'Eusèbe Renaudot, celui de la famille de Douglas, etc. En outre, elle possédait un riche trésor en vases précieux, ornements, reliques, croix, antiquités, et qui fut dévasté en 1793 [94].
L'abbaye, qui fut fondée en même temps que l'église, comprenait un vaste enclos dont l'emplacement serait borné aujourd'hui par les rues Jacob, Saint-Benoît, Sainte-Marguerite et de l'Échaudé. Ses bâtiments, détruits par les Normands, furent reconstruits dans le Xe siècle par l'abbé Morard. Au XIVe siècle, ils furent enveloppés d'une haute muraille crénelée, soutenue par des piliers garnis de tourelles et défendue de loin en loin par de grosses tours rondes; les fossés étaient remplis d'eau au moyen d'un canal dérivé de la rivière, large de quatre-vingts pieds, et qui occupait l'emplacement de la rue des Petits-Augustins. Les entrées principales étaient: 1º vers l'emplacement de la prison militaire de l'Abbaye, où étaient un fossé et un pont-levis conduisant à la porte méridionale de l'église; 2º du côté de la rue Saint-Benoît, où était une porte dite Papale; flanquée de deux tours rondes; 3º du côté de la rue Furstemberg. Dans l'enceinte de cet enclos se trouvaient, outre l'église et les bâtiments conventuels, la chapelle Saint-Symphorien, qui servait de paroisse aux artisans réfugiés dans l'enclos, une sacristie, un cloître, enfin deux monuments admirables de Pierre de Montreuil: le réfectoire, où l'on établit dans le XVIIe siècle la bibliothèque; la chapelle de la Vierge, où l'architecte de la Sainte-Chapelle et de Saint-Martin-des-Champs avait été dignement inhumé.
L'abbaye Saint-Germain relevait immédiatement du saint-siége: c'était une des plus riches et des plus illustres du monde chrétien. L'abbé jouissait, au XVIIIe siècle, d'un revenu de 172,000 livres, et l'abbaye d'un revenu de 350,000. Elle possédait féodalement dans le moyen âge plus de la moitié du Paris méridional, et tenait sous sa juridiction temporelle et spirituelle tout le faubourg Saint-Germain. En conséquence, elle avait de fortes prisons, une échelle patibulaire, où se firent de nombreuses exécutions, un pilori, devant lequel quatre protestants furent exécutés en 1557. Comme place forte, elle a joué un très-grand rôle dans l'histoire de Paris et fut plusieurs fois prise et pillée: ainsi, dans la révolte des Maillotins, on y poursuivit les juifs et les collecteurs d'impôts, qui y furent en partie massacrés.
Dès le XIe siècle, et à l'ombre de ses fortes murailles, un bourg, composé de ruelles étroites et tortueuses, s'était formé autour de l'abbaye, et il était habité principalement par les vassaux et les valets des moines. Ce bourg, composé des rues du Four, des Boucheries et de toutes les petites rues qui avoisinent aujourd'hui le marché Saint-Germain, fut plusieurs fois ravagé par les guerres civiles ou étrangères; il fut souvent attaqué par les écoliers de l'Université, dont les querelles avec l'abbaye furent incessantes et dont le récit suffirait à remplir des volumes; enfin, il devint, pendant les guerres de religion, le refuge des protestants, qui y avaient formé une petite Genève. A la fin du XVIe siècle, on le reconstruisit presque entièrement; des rues nouvelles y furent ouvertes, de belles maisons bâties, et, au milieu du XVIIe siècle, il commença à devenir un quartier nouveau, qui prit une grande extension et dont nous parlerons plus tard. Alors l'abbaye se dépouilla de son aspect sinistre des temps féodaux; elle détruisit ses murailles, combla ses fossés, ouvrit son enclos par quatre portes qui ne se fermaient jamais et qui étaient situées: à l'entrée de la rue Bourbon-le-Château, dans la rue Sainte-Marguerite; à l'entrée de la rue d'Erfurth (ses débris ont été détruits récemment); dans la rue Saint-Benoît (la porte existe encore); dans la rue Furstemberg, près de la rue du Colombier, où l'on en voit des restes. Un palais abbatial avait été commencé en 1585 par le cardinal-abbé de Bourbon; il fut achevé par le cardinal-abbé de Furstemberg, et il en reste une partie dans la rue de l'Abbaye. En 1631, on éleva la prison abbatiale, transformée depuis en prison militaire aujourd'hui détruite; en 1699, on construisit sur l'emplacement des fossés les rues Abbatiale et Cardinale, et, en 1715, les rues Childebert et Sainte-Marthe. Dans le même temps, l'abbaye, qui, depuis sa fondation, était indépendante de l'évêque et des magistrats de Paris, eut sa juridiction temporelle et spirituelle réduite à l'enclos, et les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur ayant été introduits dans ce couvent, qui avait besoin d'une réforme, «avec eux entrèrent la religion, la science, la méditation, les recherches savantes, les travaux d'érudition, la renommée et la gloire.» Alors fut établie par les soins de Montfaucon, dans le réfectoire de Pierre de Montreuil, une magnifique bibliothèque et un cabinet d'antiquités, qu'on livra au public et qui s'enrichirent des collections du géographe Baudrand, de l'abbé d'Estrées, de Renaudot, de Coislin, évêque de Metz, etc.
A l'époque de la révolution, l'abbaye devint le théâtre de sanglants événements. On fit de la prison abbatiale une prison politique, où l'on entassa les royalistes arrêtés après le 10 août et les Suisses qui avaient combattu dans cette journée. C'est par cette prison que commencèrent les massacres de septembre: cent trente et un prisonniers y furent égorgés, quatre-vingt-dix-sept délivrés «par le jugement du peuple.» Plus tard, elle reçut d'autres victimes de nos discordes: madame Roland y fut enfermée, et c'est là qu'elle écrivit ses mémoires; Charlotte Corday y attendit sa condamnation et son supplice. Sous l'Empire, cette prison redevint prison militaire, et, sous la Restauration, on y enferma les généraux persécutés par la réaction royaliste, Belliard, Decaen, Thiard, etc. Le général Bonnaire y mourut de désespoir après sa dégradation sur la place Vendôme.
Cependant l'abbaye avait subi de grandes et malheureuses transformations. L'église, devenue paroisse constitutionnelle en 1790, fut fermée en 1793 et changée en fabrique de salpêtre! On fit une poudrière de la jolie chapelle de la Vierge! et, celle-ci ayant fait explosion, la belle bibliothèque fut incendiée, et l'on sauva à peine les manuscrits et la moitié des livres. Quant aux bâtiments conventuels, ils furent vendus, détruits en grande partie, et, sur leur emplacement, l'on ouvrit les rues de l'Abbaye et Saint-Germain-des-Prés. La rue de l'Abbaye occupe, par son côté méridional, la place du cloître, du chapitre, de la sacristie; par son côté septentrional, la place du réfectoire et de la chapelle de la Vierge. L'église, rouverte en 1797 par les théophilanthropes, fut rendue au culte catholique en 1800. Sous la Restauration, on y transporta les tombeaux de Descartes, de Mabillon, de Montfaucon, de Boileau; on y fit de nombreuses réparations, et l'on démolit les deux tours latérales, qui menaçaient ruine. Dans ces dernières années, on a entrepris de peindre et de dorer les murs latéraux, les voûtes, le chœur, la nef avec ses piliers si curieux, et on les a chargés d'ornements lourds et maniérés qui donnent à la basilique mérovingienne l'aspect d'un monument égyptien. C'est aujourd'hui une succursale du dixième arrondissement.
9º Rue Montfaucon et Mabillon.--Ces rues portent les noms de savants bénédictins enterrés dans l'église Saint-Germain; elles conduisent au marché Saint-Germain, le plus élégant et le mieux distribué de Paris, qui a été ouvert en 1819 sur l'emplacement de la foire Saint-Germain. Cette foire, dont nous avons déjà parlé (t. I, p. 58), datait du XIIe siècle, et commença à devenir célèbre sous Louis XI, qui lui donna de grands priviléges. Elle durait du 3 février au dimanche des Rameaux. On sait comment elle fut, à l'époque de la Ligue, sous Henri IV et sous Louis XIII, un théâtre presque continuel de débauches, de violences, de plaisirs et d'émeutes. Sous Louis XV, «c'était un des plus singuliers et des plus brillants spectacles que Paris pût offrir aux habitants et aux étrangers. Tout ce qu'il y avait dans la ville de personnes de considération, de la première noblesse, souvent même des princes et princesses, venaient s'y rendre tous les soirs, et les rues de la foire étaient si pleines que l'on avait de la peine à s'y promener [95].» Ce grand bazar, dont la vaste charpente était regardée comme un chef-d'œuvre, fut incendié en 1762. On le reconstruisit; mais la foule cessa d'y aller, et il fut fermé en 1786. Sous l'Empire, on bâtit à sa place un marché avec les rues voisines qui portent les noms de bénédictins célèbres: Mabillon, auteur de la Diplomatique, mort en 1707; Félibien, auteur de l'Histoire de Paris, mort en 1719; Lobineau, auteur des Histoires de Paris et de Bretagne, mort en 1727; Montfaucon, auteur de la Collection des saints Pères et des Antiquités dévoilées, mort en 1741; Clément, auteur de l'Art de vérifier les dates, mort en 1793.
10º Rue du Cherche-Midi, ainsi appelée d'une enseigne. Dans cette rue, qui a le même aspect que la rue de Sèvres, étaient de nombreux couvents: les chanoines réguliers de l'ordre des Prémontrés, qui s'établirent au coin de la rue de Sèvres en 1661; le prieuré de Notre-Dame-de-Consolation, sur l'emplacement duquel a été ouverte la rue d'Assas; le couvent du Bon-Pasteur, occupé aujourd'hui par l'entrepôt des subsistances militaires, etc. Au nº 44 est mort Grégoire, l'ancien évêque de Blois; au nº 73 est mort Hullin, l'un des vainqueurs de la Bastille, gouverneur de Paris, président de la commission qui condamna le duc d'Enghien; au nº 91 est mort Garat, membre de trois assemblées révolutionnaires, ministre de la justice en 1793.
11º Boulevard des Invalides.--Ce boulevard intérieur, qui commence à se peupler et à devenir une voie très-fréquentée, ne présente rien de remarquable que l'institution des Jeunes-Aveugles.