Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - II
§ II.
Boulevard et faubourg Saint-Martin.
La rue Saint-Martin est séparée de son faubourg par la porte Saint-Martin, arc de triomphe élevé à Louis XIV, en 1674, pour la conquête de la Franche-Comté. C'est l'œuvre de Pierre Bullet, élève de Blondel, et l'un des monuments les plus élégants de Paris, malgré l'aspect un peu dur de sa façade travaillée en bossages vermiculés. Là commence le boulevard Saint-Martin, qui présente un spectacle aussi animé, mais qui est plus commerçant que le boulevard du Temple. On y trouve: 1º La belle fontaine du Château-d'Eau, construite en 1812, et près de laquelle se tient un marché aux fleurs. 2º Le théâtre de l'Ambigu-Comique, fondé par Audinot, en 1767, sur le boulevard du Temple, et qui devint très-populaire sous l'Empire par ses mélodrames. Incendié en 1827, il fut transporté au boulevard Saint-Martin, sur l'emplacement de l'hôtel Murinais. 3º Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, construit en 1781, dans l'espace de soixante-quinze jours, pour remplacer provisoirement la salle incendiée de l'Opéra.
Le faubourg Saint-Martin s'est longtemps appelé faubourg Saint-Laurent, à cause de l'église qui s'y trouve située. C'est une voie très-large, populeuse, commerçante, industrielle, et l'une des plus belles entrées de Paris. Il a pris part à tous les grands événements de l'histoire de Paris et n'a été le théâtre spécial d'aucun fait remarquable, si ce n'est l'entrée des armées étrangères, le 31 mars 1814. Au nº 92 a demeuré J.-B. Say; au nº 188 est mort Méhul. On trouve dans cette rue:
1º La mairie du cinquième arrondissement, au coin de la rue du Château-d'Eau. C'était autrefois une caserne de gendarmerie ou de garde municipale, qui, après avoir été le théâtre d'un sanglant combat en 1830, a été de nouveau dévastée en 1848.
2º L'église Saint-Laurent.--C'était, au VIe siècle, une chapelle isolée au milieu d'une grande forêt; au Xe siècle, une abbaye; en 1280, une paroisse. Sa dernière reconstruction date de 1595 et n'a été terminée qu'en 1622. C'est aujourd'hui la paroisse du cinquième arrondissement. On y trouve la sépulture d'une des saintes femmes de l'histoire de Paris, Louise de Marillac ou madame Legras, qui a pris part à toutes les bonnes œuvres de saint Vincent de Paul.
3º L'hospice des Incurables-Hommes.--Il occupe l'ancien couvent des Récollets, fondé en 1603 par un tapissier de Paris, Jacques Cottard, et par Marie de Médicis. Les bâtiments furent reconstruits par la munificence du surintendant Bullion et du chancelier Séguier. Les Récollets étaient des capucins réformés, ordre modeste, infatigable, composé généralement de pauvres hommes du peuple, et qui donnait des prédicateurs aux campagnes, des aumôniers aux armées, des missionnaires aux colonies. L'hospice des Incurables-Hommes, qui était auparavant rue de Sèvres, fut, en 1802, transféré dans la maison des Récollets: il renferme 510 lits, dont 50 sont réservés à des enfants.
On trouvait encore autrefois dans ce faubourg l'hospice du Saint-Nom-de-Jésus; il avait été fondé par un inconnu et par saint Vincent-de-Paul pour quarante artisans qui, ne pouvant plus travailler, étaient réduits à la mendicité. Cette maison devint, plus tard, le chef-lieu de la congrégation des frères de la Doctrine chrétienne; elle a été détruite pour ouvrir l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg.
Parmi les nombreuses rues qui débouchent dans le faubourg Saint-Martin, rues la plupart nouvelles et dont quelques-unes ne sont qu'à demi construites, on remarque:
1º La rue de Bondy, qui longe le boulevard Saint-Martin, et où l'on trouvait jadis une caserne de gardes françaises, l'hôtel d'Aligre et le théâtre des Jeunes-Artistes. Celui-ci était situé au coin de la rue de Lancry: il fut ouvert en 1764, devint plus tard le Vaux-Hall d'été et jouit d'une grande vogue jusqu'en 1789. Alors il devint le Théâtre-Français comique et lyrique, puis celui des Jeunes-Artistes, et fut fermé en 1807.
2º La rue Saint-Laurent.--Dans cette rue était l'entrée principale de la fameuse foire Saint-Laurent, qui occupait cinq arpents de terrain compris entre les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis et les rues de Chabrol et Saint-Laurent. Cette foire datait du temps de Louis VI, mais elle n'eut de célébrité qu'en 1661, époque à laquelle les prêtres de Saint-Lazare, possesseurs du champ où elle se tenait, y firent construire des rues larges, droites, ornées de marronniers, bordées de loges et boutiques uniformes. Elle se tenait du 28 juin au 30 septembre, et attirait la foule, alors si facile à amuser. On y trouvait des jeux, des saltimbanques, des cafés, des cabarets, des salles de spectacle. La plus fréquentée était le théâtre de la Foire, pour lequel travaillèrent Lesage, Piron, Sédaine, Favart. Vers 1775, la foire Saint-Laurent commença à être délaissée pour le boulevard du Temple, où se porta la vogue populaire; elle fut supprimée en 1789, et son enclos resta abandonné jusque sous la Restauration, où l'on ouvrit un marché sur une partie de son emplacement. Dans l'autre partie, on a construit l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, l'un des plus beaux édifices de la capitale, dont la masse est aussi imposante que les dispositions de détail sont élégantes et ingénieuses.
A l'extrémité du faubourg Saint-Martin, au delà de la rue de la Butte-Chaumont, se trouvait autrefois la butte de Montfaucon, où était construit le plus fameux des gibets royaux. Il datait du XIe siècle. C'était une masse de pierre de cinq à six mètres de hauteur, formant une plate-forme carrée de quatorze mètres de longueur sur dix de largeur. Sur les côtés de cette plate-forme s'élevaient seize gros piliers carrés, hauts de trente-deux pieds, unis par de fortes poutres de bois qui supportaient des chaînes de fer, auxquelles restaient suspendus les cadavres des suppliciés jusqu'à ce qu'ils fussent réduits à l'état de squelettes. Alors on les jetait dans un charnier pratiqué au centre de la plate-forme. On arrivait à cette plate-forme par une longue rampe de pierre fermée d'une porte, et l'on suspendait ou détachait les cadavres au moyen de grandes échelles. Ce monument sinistre, placé sur l'une des dernières éminences de la butte Chaumont, dominait une campagne fertile, des coteaux chargés de vignobles ou de moulins, des champs de blé, mais toute habitation s'en était éloignée, et, jusqu'au milieu du dernier siècle, on n'y trouvait d'autre établissement que la voirie. On sait combien la justice du moyen âge était atroce, expéditive, et tenait peu de compte de la vie des hommes; on sait que la mort était appliquée à tous les crimes, et que les crimes étaient très-fréquents: il était donc rare que le gibet de Montfaucon ne fût pas garni de cadavres. Mais, en sa qualité de lieu privilégié de la haute justice royale, il eut l'avantage d'appendre plus de grands seigneurs que de pauvres hères, et Montfaucon sembla prédestiné aux ministres oppresseurs, aux financiers concussionnaires, aux juges prévaricateurs, etc.
Les condamnés les plus fameux qui furent pendus ou exposés après leur supplice à Montfaucon furent: Pierre de la Brosse, ministre de Philippe-le-Hardi, en 1278; Enguerrand de Marigny, surintendant des finances sous Louis X, en 1314; Tapperel, prévôt de Paris, en 1320, pour avoir fait mourir un pauvre innocent à la place d'un riche coupable; Gérard de la Guette, surintendant des finances sous Philippe-le-Long, en 1322: Jourdain de l'Isle, seigneur gascon, coupable de vols et d'assassinats, en 1323; Pierre Remy, surintendant des finances, en 1328; Massé de Machy, trésorier du roi, en 1331; René de Séran, maître des monnaies, en 1332; Hugues de Cuisy, président au Parlement, pour avoir vendu la justice, en 1336; Adam de Hourdaine, conseiller au Parlement, pour avoir produit de faux témoins, en 1448; Jean de Montaigu, surintendant des finances, en 1209; Pierre des Essarts, prévôt de Paris, en 1413; Olivier-le-Daim, ministre de Louis XI, en 1484; Jacques de Beaune, seigneur de Semblançay, surintendant des finances, en 1527; Jean Poncher, trésorier du Languedoc, en 1533; Gentil, président au Parlement, en 1543, etc.
Ajoutons à cette liste funèbre de suppliciés l'amiral Coligny, Briquemaut, Cavagnes, et tant d'autres victimes de la Saint-Barthélémy, dont Charles IX, avec toute sa cour, alla contempler les cadavres.
A partir de cette époque, les expositions à Montfaucon devinrent plus rares; Sauval dit qu'à la fin du XVIIe siècle le gibet tombait en ruine, et, en 1740, Piganiol ajoute: «Présentement la cave est comblée, la porte de la rampe est rompue et les marches sont brisées; quant aux piliers, à peine en reste-t-il deux ou trois.» En 1761, quand les faubourgs Saint-Martin et du Temple commencèrent à se peupler, on détruisit cet édifice hideux, et on le transporta à l'endroit où est actuellement la voirie et qu'on appelle aussi Montfaucon; mais on n'y pendit plus, on n'y exposa plus: le gibet royal ne fut plus qu'un symbole de la haute justice du trône, et l'on se contenta d'enterrer à l'ombre de ses piliers les malheureux suppliciés à la place de Grève. La révolution fit disparaître ce dernier reste du régime féodal.
Le faubourg Saint-Martin aboutit à deux barrières aussi importantes que fréquentées: celle de Pantin, qui ouvre la grande route de Metz ou d'Allemagne; celle de la Villette, qui ouvre la grande route de Lille ou de Belgique. Entre ces deux routes est situé le bassin où aboutit le canal de l'Ourcq, et à l'extrémité duquel se trouve, dans une magnifique position, entre les deux barrières, une vaste et belle rotonde, qui ressemble à un temple et ne renferme néanmoins que les bureaux de l'octroi.
Les communes de Pantin et de la Villette ont été l'un des principaux théâtres de la bataille de 1814. La dernière, aussi riche que populeuse et commerçante, est l'un des principaux entrepôts d'approvisionnement de Paris: elle doit sa prospérité aux canaux de l'Ourcq et Saint-Martin.
Le canal Saint-Martin commence à la barrière de Pantin, se dirige au sud-est en coupant, outre dix autres rues, la rue du Faubourg-du-Temple, la rue de Ménilmontant, la place de la Bastille, et il aboutit dans la Seine par la gare de la Bastille; il dérive les eaux du canal de l'Ourcq dans la Seine et amène ainsi dans l'intérieur de Paris toutes les marchandises du nord de la France. Il a été entrepris en 1803 et ouvert en 1825. Sa longueur est de 3,200 mètres, sa largeur de 27, sa pente de 25, répartie entre dix écluses. Il est bordé d'un côté par le quai de Valmy, de l'autre par le quai de Jemmapes. Ces quais sont couverts de magasins de bois, de pierres, de charbons, de tuiles, et l'on y remarque les vastes bâtiments de l'Entrepôt réel des douanes. Toute la partie de Paris traversée par ce canal était, il y a quarante ans, occupée presque entièrement par des marais et des terrains en culture; aujourd'hui, elle est sillonnée de rues, habitée, populeuse, pleine d'activité. Les bords du canal Saint-Martin et particulièrement l'Entrepôt ont été ensanglantés dans les journées de juin 1848.
Outre cette importante voie de navigation, le canal de l'Ourcq fournit à Paris la plus grande partie de ses eaux. En effet, de ce canal part un aqueduc souterrain, dit de Ceinture, ayant deux mètres de hauteur sur deux mètres de largeur, et sur lequel il est possible de naviguer; il entre dans Paris près de la barrière de la Villette, suit le mur d'enceinte et se déverse dans un vaste réservoir situé près de la barrière de Monceaux. Cet aqueduc fournit de l'eau à toute la partie septentrionale de Paris par trois principales saignées: une à l'est, qui envoie des eaux dans le quartier Popincourt et le faubourg Saint-Antoine; une au sud, qui envoie des eaux dans le faubourg Saint-Martin jusqu'au Château-d'Eau, au-dessous duquel est un réservoir dirigeant des eaux dans le Marais et le quartier Saint-Denis; enfin, une à l'ouest et partant du réservoir de Monceaux, envoyant des eaux dans la Chaussée-d'Antin, le faubourg Saint-Honoré et les Champs-Élysées.
CHAPITRE V[40].
LA RUE ET LE FAUBOURG SAINT-DENIS.
§ Ier.
Rue Saint-Denis.
Cette rue, l'une des plus anciennes et des plus populaires, artère principale de Paris, et qu'on pourrait appeler la rue parisienne par excellence, doit son origine au village où saint Denis fut enterré et qui attirait un grand concours de fidèles. De pieuses légendes racontaient que le saint, après sa décollation dans la prison de Saint-Denis-de-la-Chartre, avait suivi le chemin marqué par cette rue en portant sa tête dans ses mains, jusqu'au lieu où il voulait être enterré. Ce chemin se couvrit de chapelles, de stations, de maisons: c'était la grant-rue, la grand'chaussée de monsieur saint Denys. Au XIe siècle, la rue Saint-Denis s'arrêtait à la rue d'Avignon, où était une porte de l'enceinte de Louis VI: en 1107, elle atteignait la rue Mauconseil, où était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, dite porte aux Peintres (une impasse en a gardé le nom); en 1418, elle allait jusqu'à la rue Neuve-Saint-Denis, où était une porte de l'enceinte de Charles VI; au XVIe siècle, elle atteignait les remparts ou boulevards, où était une porte de l'enceinte de François Ier. Cette dernière se composait d'une grande tour carrée, avec tourelles, large fossé, pont-levis, et ce fut par là que les Espagnols évacuèrent Paris en 1594.
Le commencement de la rue Saint-Denis formait autrefois un inextricable et dégoûtant réseau de ruelles hideuses et de baraques pleines de boue, «l'endroit le plus puant du monde entier,» dit Mercier: c'est le noyau de Paris ancien dès qu'il sortit de la Cité. On y pénétrait, non pas comme aujourd'hui par une vaste place, mais par un passage sombre, étroit, fangeux, pratiqué sous la masse du grand Châtelet. Là, derrière cette sinistre forteresse, était la grande boucherie, si fameuse au temps des Bourguignons et Armagnacs, et qui subsista jusqu'en 1789. Là étaient les ruelles infectes et baignées du sang des bestiaux, de la Triperie, du Pied-de-Bœuf, de la Pierre-aux-Poissons, de la Tuerie, de la Place-aux-Veaux, dite aussi Place-aux-Saint-Yon. Là ont régné, pendant 500 ans, dix-huit familles qui possédaient presque tout le quartier, dans lesquelles la succession était réglée par une sorte de loi salique, et dont il ne restait plus que deux à la fin du XVIIe siècle, celles des Thibert et des Ladehors; les plus puissantes avaient été celles des Legoix, des Thibert, des Saint-Yon, si fameuses au temps de Charles VI, et dont il reste encore des représentants dans la boucherie de Paris. Malgré les déblaiements opérés depuis la destruction du Châtelet, cette partie de Paris gardait quelque chose de son ancien aspect: c'était encore un quartier sale, triste, encombré d'une population pauvre et laborieuse, où l'humidité, la misère, la maladie semblaient suinter de tous les pavés et de tous les murs, mais depuis trois ou quatre ans, tout ce commencement de la rue Saint-Denis avec les ruelles qui y aboutissaient a été détruit et forme une large et belle voie jusqu'à la rencontre de la nouvelle rue de Rivoli.
La rue Saint-Denis était, au moyen âge, la plus belle, la plus longue, la plus riche de tout Paris: aussi jouissait-elle de grands priviléges et d'honneurs féodaux: «C'était par la porte Saint-Denis, raconte Saint-Foix, que les rois et les reines faisaient leur entrée. Toutes les rues, sur leur passage, jusqu'à Notre-Dame, étaient tapissées et ordinairement couvertes en haut avec des étoffes de soie et des draps camelotés. Des jets d'eau de senteur parfumaient l'air; le vin, l'hypocras et le lait coulaient de différentes fontaines. Les députés des six corps de marchands portaient le dais: les corps des métiers suivaient, représentant en habits de caractère les sept péchés mortels, les sept vertus, la mort, le purgatoire, l'enfer et le paradis, le tout monté superbement. Il y avait de distance en distance des théâtres où des acteurs pantomimes, mêlés avec des chœurs de musique, représentaient des mystères de l'Ancien Testament: le sacrifice d'Abraham, le combat de David contre Goliath, etc. Froissard dit qu'à l'entrée d'Isabeau de Bavière, il y avait à la porte aux Peintres un ciel nué et étoilé très-richement, et Dieu par figures séant en sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et dans ce ciel petits enfants de chœur chantoient moult doucement en forme d'anges; et ainsi que la reyne passa dans sa litière découverte sous la porte de ce paradis, d'en haut deux anges descendirent tenant en leurs mains une très-riche couronne garnie de pierres précieuses, et l'assirent moult doucement sur le chef de la reyne, en chantant ces vers:
Dame enclose entre fleurs de lys,
Reine êtes-vous de paradis,
De France et de tout le pays.
Nous retournons en paradis.
A l'entrée de Louis XI, il y avait à la fontaine de Ponceau «trois belles filles faisant personnages de sirènes toutes nues... et disoient de petits motets et bergerettes; et près d'elles jouoient plusieurs instruments qui rendoient de grandes mélodies;» à l'hôpital de la Trinité, un théâtre représentant «une Passion à personnages et Dieu étendu sur la croix et les deux larrons à dextre et à senestre;» à la porte aux Peintres, «autres personnages moult richement habillés;» à la fontaine des Innocents, une grande chasse; au Châtelet, la prise de Dieppe sur les Anglais, etc.
Nous ne parlerons pas des autres entrées royales: qu'il nous suffise de dire qu'aucun roi ne manqua, à son avénement, «de mener triomphe» dans la rue Saint-Denis: c'était, en quelque sorte, une cérémonie d'intronisation, la reconnaissance du monarque nouveau par la capitale, enfin un deuxième sacre.
Les bourgeois et les boutiques de cette rue, fameuse dans toute l'Europe, représentent proverbialement depuis plusieurs siècles la population et le commerce de Paris; mais ce n'est réellement que du XVIe siècle que datent les grandes maisons de négoce qui ont fait sa renommée. Là était le centre du commerce de la draperie, des soieries, des dentelles, de la mercerie, etc., commerce qui se faisait dans des boutiques sombres, profondes, étroites, sans luxe, sans ornement, comme on en peut voir encore dans quelques coins de ce quartier, boutiques où se bâtissaient lentement, solidement, de grosses fortunes; où le fils succédait invariablement au père pendant quatre ou cinq générations, jusqu'à ce que la richesse entassée devînt telle que le dernier héritier se décidât à secouer la poussière du comptoir pour briguer les honneurs de l'échevinage ou acheter une charge de conseiller au Parlement. C'est en effet des boutiques de la Cité et des quartiers Saint-Denis et Saint-Honoré que sont sorties la plupart des familles municipales et parlementaires de la capitale.
La bourgeoisie de la rue Saint-Denis, à cause de ses richesses et de son importance commerciale, a naturellement joué un grand rôle politique presque dans tous les temps; elle est essentiellement ennemie de toute oppression et facile à embrasser toutes les idées généreuses; mais son opposition est plus taquine que persévérante, et, dès que sa prospérité matérielle en est troublée, elle se met à défendre l'autorité avec une ardeur passionnée, même aux dépens de la liberté, et ne cherche plus que l'ordre, la soumission, le repos. Ainsi, à l'époque de la Ligue, elle se montra catholique fougueuse, et néanmoins devint le centre du tiers parti qui appela Henri IV au trône; au temps de la Fronde, elle se signala par sa haine contre Mazarin, et néanmoins ce furent ses boutiques qui décidèrent le rétablissement de l'autorité royale; en 1789, elle se jeta dans la révolution avec enthousiasme, et sa garde nationale figura dans toutes les journées, dans toutes les fêtes; mais son ardeur commença à se calmer après le 10 août; elle vit la République avec répugnance, garda un profond ressentiment de la Terreur et se laissa entraîner par les royalistes à faire le 13 vendémiaire. Elle applaudit au 18 brumaire; mais quand les guerres impériales ruinèrent son commerce, elle devint ardemment hostile à Napoléon, et celui-ci dissimula à peine son dédain et sa colère contre ces boutiquiers; à son avis, cette partie de la population était le type de l'inconstance, de la vanité et de la bêtise parisienne. Aussi la chute du tyran fut-elle accueillie dans cette rue avec des transports de joie; aussi le comte d'Artois et Louis XVIII, qui, à l'imitation de leurs ancêtres, firent leur entrée par la rue Saint-Denis, y furent reçus avec des acclamations dont une part alla même aux soldats étrangers qui les escortaient. Aucune rue de Paris ne se montra plus royaliste; aucune ne se pavoisa plus complétement de drapeaux blancs; aucune ne se para de fleurs de lis avec plus de bonheur. Ajoutons que cet enthousiasme fut bien récompensé, car le retour de la paix et la présence des étrangers amenèrent dans ce quartier une prospérité inouïe et y furent la cause de fortunes colossales. Mais quand le gouvernement des Bourbons donna trop de pouvoir au clergé, la rue Saint Denis, qui se piquait d'avoir des lettres et était même un peu esprit fort, rentra dans l'opposition: c'est là que le Constitutionnel trouva ses premiers et plus sympathiques lecteurs; c'est de là que sortirent les malédictions les mieux nourries contre les jésuites; c'est là que les bourses se montrèrent inépuisables pour toutes les souscriptions du libéralisme, éditions de Voltaire, dotation de la famille Foy, tombeau du jeune Lallemand; c'est là, enfin, au fond des arrière-boutiques, que furent chantées avec délice, les chansons les plus hardies, les plus secrètes de Béranger. Alors la rue Saint-Denis, si chère aux Tuileries, dont l'opinion était naguère si soigneusement caressée par les royalistes, tomba dans le discrédit de la cour. Elle s'en inquiéta peu: ce fut un de ses bourgeois qui refusa d'empoigner Manuel; sa garde nationale cassa les vitres de M. de Villèle après la revue du 12 avril, et aux élections de novembre 1827, toutes ses maisons s'illuminèrent en l'honneur des députés libéraux que Paris venait de nommer. On sait comment le ministère fit taire cette joie à coups de fusils: la rue Saint-Denis ne l'oublia pas; elle fut des premières, en juillet 1830, à crier Vive la Charte! et quand la grande colonne du duc de Raguse arriva dans cette rue pour y couper les insurrections des quais et des boulevards, elle y fut entièrement enveloppée et ne se dégagea qu'après un furieux combat.
Depuis cette époque, depuis les améliorations matérielles qui ont changé la face de Paris, la rue Saint-Denis a subi une sorte de transformation et perdu en partie son caractère spécial. C'est encore la rue la plus commerçante, la plus tumultueuse, la plus assourdissante de Paris; d'un bout à l'autre, on ne voit qu'une foule grouillante, active, affairée, d'innombrables voitures, des magasins encombrés de marchandises; de tous côtés on n'entend que le bruit des métiers, les cris des petits marchands, le tapage des charrettes: mais, malgré cela, ce n'est plus la reine de Paris, la régulatrice de son commerce, le guide de ses opinions politiques; ses maisons, profondes et élevées, sont toujours peuplées du haut en bas de fabricants, de marchands, d'industriels de tout genre; mais le gros commerce d'étoffes, les grands magasins de l'ancien temps l'ont abandonnée: ses boutiques sont maintenant vouées à des commerces moins étendus, plus humbles, excepté néanmoins pour la passementerie, la mercerie, la parfumerie. Aussi son importance politique a-t-elle diminué, et, de 1830 jusqu'à nos jours, il ne s'est rien passé dans la rue Saint-Denis qui la distingue des autres grandes rues de Paris, encore bien qu'elle ait été profondément remuée par les émeutes de 1832 et 1834 et par les journées révolutionnaires de 1848.
Dans une rue jadis aussi sainte, les édifices religieux devaient être nombreux: en effet, on y trouvait cinq églises, dont il ne reste qu'une, trois couvents et cinq hospices, aujourd'hui détruits.
1º L'hôpital Sainte-Catherine.--Il était situé au coin de la rue des Lombards et avait été fondé vers le XIe siècle pour héberger les pèlerins qui se rendaient en foule à l'église Sainte-Opportune. Les religieuses de cet hôpital se chargèrent plus tard «de retirer les pauvres filles qui n'ont aucune retraite et cherchent condition.» Elles avaient aussi pour mission d'ensevelir les malheureux trouvés morts dans la Seine, dans les rues ou dans les prisons, et qui, du moins, n'étaient pas mis en terre par des mains indifférentes et sans une larme ou une prière! Cette morgue chrétienne fut, en 1791, affectée aux jeunes aveugles, et ceux-ci y restèrent jusqu'en 1818, époque à laquelle ils furent transférés au séminaire Saint-Firmin [41]. Alors l'hôpital fut vendu, détruit et remplacé par des maisons particulières.
La chapelle ou l'église de cet établissement est célèbre dans l'histoire des théophilanthropes: c'est là que les sectaires du culte naturel firent, en 1797, leur première cérémonie. Pendant plus d'une année, ils y célébrèrent deux fêtes par décade, outre les mariages, baptêmes, décès, etc.[42].
2º L'église Sainte-Opportune.--Sa fondation remonte à une chapelle de Notre-Dame-des-Bois, qui aurait été bâtie à l'époque où le christianisme fut introduit dans la Gaule. «Si l'on en croit la tradition, dit Sauval, saint Denis, qui vint en France en 252, la mit en grande vénération des peuples.» Elle était alors située à l'entrée d'une grande forêt, qui «s'étendait en largeur depuis cet ermitage jusqu'au pied du Montmartre, et en longueur depuis le pont Perrin jusqu'à Chaillot.» En 853, Hildebrand, évêque de Seez, chassé de son pays par les Normands, se réfugia à Paris et déposa dans cette chapelle les reliques de sainte Opportune. Les miracles de cette sainte ayant attiré une multitude de pèlerins, et Louis-le-Bègue ayant fait à Hildebrand donation des terres voisines, on remplaça la chapelle par une église entourée d'un vaste cloître et qui reçut un chapitre de chanoines. Louis VII lui donna les seigneurie, censive et justice sur tous les prés et marais jusqu'à Montmartre. L'église fut reconstruite au XIIIe siècle et ne cessa point, jusqu'à sa destruction en 1792, d'être en grande vénération. Sa principale entrée était rue de l'Aiguillerie. Un reste du mur du cloître existe encore dans la rue de la Tabletterie.
3º L'église des Saints-Innocents, située à l'angle-nord de la rue aux Fers. Bâtie par Philippe-Auguste sur l'emplacement d'une antique chapelle, elle fut reconstruite au XVe siècle, et son architecture n'avait rien de remarquable: on l'a démolie en 1785.
Le chevet de cette église était dans la rue Saint-Denis, et son entrée se trouvait dans un cimetière qui l'entourait et qui occupait tout l'emplacement actuel du marché des Innocents. Ce cimetière datait probablement du temps des Romains, et il servait à vingt paroisses. Comme il était, dans l'origine, ouvert de toutes parts, et, à cause du voisinage des halles, souillé et profané par les passants, Philippe-Auguste, en 1188, le fit envelopper de murs. Plus tard, on garnit ces murs de galeries couvertes, appelées charniers, sous lesquelles on plaça des sépultures. Nicolas Flamel, qui, dit-on, avait une échoppe d'écrivain sous les charniers, y avait fait construire une chapelle pour sa femme. On y trouvait aussi les monuments funéraires de Jean Le Boulanger, premier président au Parlement, de l'érudit Nicolas Lefèvre, de l'historien Eudes de Mézeray, etc. Tout ce qui n'était pas assez riche ou assez noble pour acheter une dernière demeure sous les dalles d'une église, se faisait enterrer sous les charniers des Innocents.
Au XIIIe siècle, la mode s'empara de ces galeries sombres, humides, infectes; des marchands s'y établirent; les oisifs vinrent s'y promener, et le séjour de la mort devint un lieu de luxe, de plaisirs, de rendez-vous. Cette mode ne dura pas quelques années, mais plusieurs siècles, car, en 1784, les charniers étaient encore remplis de boutiques et d'échoppes d'écrivains publics et de modistes: «Les écrivains des charniers, dit Mercier, sont ceux qui s'entretiennent le plus assidûment avec les princes et les ministres: on ne voit à la cour que leurs écritures... C'est au milieu des débris vermoulus de trente générations qui n'offrent plus que des os en poudre, c'est au milieu de l'odeur fétide et cadavéreuse qui vient offenser l'odorat, qu'on voit celles-ci acheter des modes, des rubans, celles-là dicter des lettres amoureuses. Le régent avait, pour ainsi dire, composé son sérail des marchandes de modes et des filles lingères dont les boutiques environnent et ceignent dans sa forme carrée ce cimetière vaste et hideux.» Quant au cimetière lui-même, il était devenu un lieu d'assemblées publiques, de prédications et même de représentations théâtrales. Le moyen âge, avec sa foi ardente, ne craignait pas la mort et aimait à jouer avec elle: aussi, sur les murs des charniers avait-il peint la Danse macabre, allégorie philosophique, où l'on voyait la Mort mener la danse en conduisant au tombeau «personnes de tous estats,» mêlées et confondues. Cette allégorie y fut même plusieurs fois représentée sur des tréteaux par des acteurs qui attiraient la foule, tant la scène était appropriée au sujet! La mort mena la danse au cimetière des Innocents pendant plus de six siècles, et elle y entassa les cadavres de vingt à trente générations. Aussi cette immense nécropole présentait-elle le spectacle le plus hideux, un pêle-mêle incroyable de pierres, de croix, d'ossements et d'ordures; on roulait les crânes aux pieds; il y en avait des monceaux entassés, à travers lesquels poussaient de grandes herbes; tous les greniers des charniers en étaient tellement remplis et comblés qu'ils en crevaient et que les os regorgeaient par toutes les ouvertures. C'était pour toute la ville un immense foyer d'infection; c'était de plus un mauvais lieu, le rendez-vous des mendiants et des voleurs, qui souvent profanaient ou pillaient les tombeaux. «Paris, disait Rabelais, est une bonne ville pour vivre, non pour y mourir, car les guénaulx des Saints-Innocents se chauffent des ossements des morts.»
Pendant deux siècles, toute la population du quartier des halles réclama contre ce vaste tombeau, situé dans la partie la plus populeuse et la plus malsaine de Paris; mais ce fut seulement en 1785 qu'une ordonnance royale prescrivit sa destruction. Alors on démolit l'église et les charniers; on détruisit tous les monuments du cimetière, antiquités précieuses pour la plupart, telles que les vieilles chapelles d'Orgemont et de Pomereux, la tour Notre-Dame-des-Bois, le prêchoir, la croix des Bureaux, la croix de Gâtine, etc. Par les soins de Fourcroy et de Thouret, on enleva les ossements et plusieurs pieds de terre du cimetière, et l'on transporta les débris de 1,200,000 cadavres dans les carrières ou catacombes du faubourg Saint-Jacques [43]. L'emplacement du cimetière fut destiné à agrandir les halles, et l'on y a construit en 1813 des galeries de bois où se vendent principalement des légumes et des fruits.
A l'angle méridional de la rue aux Fers et adossée à l'église des Innocents était une charmante fontaine qui datait du XIIIe siècle, mais qui fut reconstruite en 1550 par Pierre Lescat et décorée par Jean Goujon. A l'époque de la destruction de l'église, on transporta cette fontaine avec ses ornements au milieu du marché, en ajoutant deux faces à celles de Lescot et en imitant avec bonheur les gracieuses naïades et les bas-reliefs de Goujon. Grâce à cette reconstruction, qui fut faite avec beaucoup de soin et de talent, la fontaine des Innocents forme aujourd'hui l'un des monuments les plus élégants et les plus précieux de Paris.
Le marché des Innocents a été le théâtre d'un violent combat le 28 juillet 1830. Soixante-dix citoyens y furent tués et enterrés sur la place même; et, pendant dix ans, le lieu de leur sépulture fut entouré d'une grille et orné de fleurs. Ces restes ont été exhumés en 1840 et transportés sous la colonne de Juillet.
4° L'église du Saint-Sépulcre.--En 1325, Louis de Bourbon, comte de Clermont, fonda une église-hôpital pour les pèlerins qui allaient au Saint-Sépulcre. L'église fut bâtie; l'hôpital ne le fut pas, et, la folie des croisades étant apaisée, la dotation du prince ne servit plus qu'à entretenir un chapitre de chanoines. L'église du Saint-Sépulcre, dont le portail était remarquable et qui ne fut terminée qu'en 1655, était dans la dépendance du chapitre de la cathédrale et l'une des quatre églises qu'on nommait les filles de Notre-Dame. C'était le chef-lieu de la confrérie des merciers. Démolie en 1690, on a construit sur son emplacement une vaste cour entourée de bâtiments d'une architecture remarquable, quoique prétentieuse, et qu'on appelle la cour Batave à cause d'une compagnie hollandaise qui éleva ces bâtiments en 1792.
5° L'abbaye Saint-Magloire.--C'était d'abord une chapelle dont l'origine est inconnue et qui fut, en 1138, transformée en une abbaye d'hommes. Cette abbaye devint puissante et exerçait sa juridiction sur une partie du quartier; elle avait une justice patibulaire, car, en fouillant ses jardins au XVIe siècle, on trouva des ossements, des chaînes de fer et une potence, ce symbole sinistre de la souveraineté au moyen âge. En 1572, Catherine de Médicis transféra les religieux de Saint-Magloire à Saint-Jacques-du-Haut-Pas et mit à leur place un couvent de filles pénitentes, que Louis XII, étant duc d'Orléans, avait établi dans son hôtel de Bohême. Les statuts primitifs de ce couvent portaient «qu'on n'y pourrait recevoir que les filles dissolues, et que, pour s'en assurer, elles seraient visitées par des matrones.» Mais, après sa translation, «on n'y reçut plus, dit Jaillot, que des victimes pures et dignes de l'époux qu'elles ont choisi.» Ce couvent a été détruit pendant la révolution. Son emplacement est occupé par une partie de la rue Rambutau.
6° L'église Saint-Leu-Saint-Gilles était, dans l'origine, une chapelle dépendant de l'abbaye Saint-Magloire. Elle devint une église en 1270, fut rebâtie en 1320, agrandie en 1611, transformée pendant la révolution en magasin de salpêtre, rendue au culte en 1802. C'est une des succursales du sixième arrondissement.
7° L'hôpital Saint-Jacques fut fondé en 1317 par des bourgeois de Paris qui appartenaient à la confrérie de Saint-Jacques de Compostelle, «pour héberger les pèlerins et les pauvres passants.» Il contenait quarante lits; soixante à quatre-vingts pauvres pouvaient y être logés chaque nuit et recevaient à leur départ un pain et du vin. Les chapelains de cet hôpital dissipant ses revenus en débauches, Louis XIV les supprima, attribua leurs biens à l'ordre de Saint-Lazare, et, malgré les procès engendrés par cette réunion, en 1722, «les revenus s'élevoient à 40,000 livres, toutes les maisons étoient en bon état, et l'hospitalité y étoit exercée avec autant d'exactitude que les aumônes des fidèles pouvoient fournir aux besoins des pauvres.» Cet hôpital a été détruit en 1790, et son emplacement est occupé par plusieurs rues. L'église, dont une tradition faisait remonter l'origine jusqu'à Charlemagne, occupait le coin de la rue Mauconseil; elle n'a été démolie qu'en 1820; un magasin de nouveautés, bâti sur son emplacement, a pour enseigne des statues du moyen âge trouvées dans les caveaux de l'hôpital.
1° L'hôpital de la Trinité, situé entre les rues Saint-Denis et Grenétat, avait été fondé dans le XIIe siècle sous le nom de la Croix-de-la-Reine. Il fut agrandi par Philippe-Auguste et destiné principalement à héberger les pèlerins qui, le soir, trouvaient fermée la porte de Paris, dite porte aux Peintres. Son enclos était très-vaste et renfermait, outre l'église et les bâtiments de l'hôpital, des terrains cultivés. L'église occupait l'emplacement du nº 266 de la rue Saint-Denis.
Vers la fin du XIVe siècle, des bourgeois de la rue Saint-Denis s'étaient avisés, plutôt par esprit de piété que par plaisir, de se réunir pour représenter les traits les plus intéressants de la vie de Jésus-Christ. Ils obtinrent en 1402 de Charles VI des lettres-patentes qui les érigeaient en confrérie, sous le titre de «maîtres, gouverneurs et confrères de la confrérie de la Passion et résurrection de Notre-Seigneur,» et les autorisaient à faire leurs jeux en public, les jours de dimanche et de fête. Alors ils louèrent la grande salle de l'hôpital de la Trinité, laquelle avait vingt et une toises de long, sur six de large; et c'est là que furent jouées ces pièces naïves appelées mystères, qui traduisaient par personaiges toutes les histoires de l'Ancien et du Nouveau Testament, les vies des saints, les actes des apôtres, la destruction de Troie la grante, et, plus tard, les sotties, farces et moralités des Enfants-Sans-Souci, dont la confrérie se réunit à celle de la Passion. La foule accourut à ces spectacles si nouveaux, qui semblaient le complément des spectacles augustes des églises: et, pendant un siècle et demi, sauf les interruptions causées par les guerres civiles, l'hôpital de la Trinité fut le lieu le plus populaire et le plus fréquenté de Paris.
En 1545, les religieux de la Trinité ayant cessé d'exercer l'hospitalité, le parlement ordonna «que les enfants des pauvres invalides compris sur les rôles de l'aumône et unis en loyal mariage, âgés pour le moins de six ans, seroient charitablement reçus dans cet hôpital, nourris et instruits dans la religion et dans les arts et métiers». D'après cela, les confrères de la Passion abandonnèrent leur théâtre et se transportèrent dans la rue Coquillière, à l'hôtel de Flandre. L'hôpital de la Trinité devint alors une maison d'orphelins, où étaient élevés cent garçons et trente-six filles, auxquels on apprenait des métiers, et qui, à cause de leurs habits, étaient appelés les Enfants-Bleus. Cet établissement, qui était administré par six bourgeois du quartier et le curé de Saint-Eustache, acquit en peu de temps de la prospérité. L'enclos de l'hôpital étant devenu par privilége de Henri II un lieu d'asile, des maisons s'y bâtirent, des ruelles y furent ouvertes, et des ouvriers de diverses professions vinrent y travailler en franchise. Alors l'hôpital de la Trinité devint une sorte d'école des arts et métiers. En effet, il fut décidé que, «à l'égard des compagnons qui auraient montré pendant six ans leurs métiers aux enfants-bleus, ou bien à l'égard des enfants qui, après leur apprentissage, auraient consacré six années à l'instruction des autres apprentis, que, tous les ans, il serait reçu un compagnon et un enfant maîtres-jurés en franchise et sans frais.» Cette école pratique produisit une foule d'artisans habiles, et la plupart des maîtres qu'elle a donnés ont acquis une sorte de renommée: on cite parmi eux le tapissier Dubourg, qui, en 1594, fit les tapisseries de Saint-Merry, et que Henri IV mit à la tête de la manufacture royale des tapis de la Savonnerie.
L'hôpital de la Trinité fut supprimé en 1790, et ses biens furent attribués à l'administration générale des hospices. L'église, qui avait été reconstruite en 1598 et 1671, a été démolie en 1817; l'enclos fut transformé en rues et passages entièrement occupés par des fabriques, et il ne reste de ce vénérable berceau du théâtre français, de cette modeste école industrielle, que la porte de la rue Grenétat[44].
9º L'église Saint-Sauveur était, dans l'origine, une chapelle où l'on dit que Louis IX faisait ordinairement une station lorsqu'il allait à Saint-Denis. Elle devint église paroissiale au XIIIe siècle et fut rebâtie en 1537. Plusieurs acteurs de l'hôtel de Bourgogne y avaient été enterrés avec Colletet, tant maltraité par Boileau, le poète Vergier, assassiné en 1720, etc. Elle tombait en ruines en 1785, et on commençait à la rebâtir quand la révolution arriva: alors elle fut démolie, et sur son emplacement on a établi des maisons particulières.
10º Le couvent des Filles-Dieu avait été fondé en 1226 par Guillaume III, évêque de Paris, «pour retirer des pécheresses qui, pendant toute leur vie, avaient abusé de leur corps et à la fin estoient en mendicité.» Il était d'abord situé dans la couture de l'Échiquier, qui occupe l'emplacement du boulevard Bonne-Nouvelle et des rues voisines, et une impasse de ce boulevard en a conservé le nom. Saint Louis prit sous sa protection les Filles-Dieu, leur bâtit un hostel, et «y fit mettre, dit Joinville, grant multitude de femmes qui par poverté estoient mises en peschié de luxure, et leur donna 400 livres de rentes pour elles soustenir.» En 1360, lorsque les ravages des Anglais forcèrent Paris à se donner une nouvelle enceinte, la couture des Filles-Dieu se trouva coupée en deux parties par le fossé et le mur, et les religieuses furent forcées d'abandonner leur maison, tout en conservant leur couture. On leur céda alors l'hospice ou maison-Dieu de Sainte-Madeleine, fondé en 1216 dans la rue Saint-Denis, pour héberger les femmes pauvres qui passaient à Paris, sous la condition qu'elles continueraient à exercer cette œuvre de charité. L'enclos de cet hôpital était très-vaste; il occupait l'emplacement actuel de la rue et du passage du Caire et touchait le mur d'enceinte de Paris.
Les Filles-Dieu, malgré leurs rentes et leur couture, étaient forcées de mendier pour les besoins de leur maison:
Les Filles-Dieu savent bien dire:
Du pain pour Jhesu nostre sire,
dit l'auteur des Cris de Paris. Elles étaient d'ailleurs astreintes à une touchante obligation: au chevet extérieur de leur église se trouvait une croix, devant laquelle s'arrêtait et se reposait le condamné qu'on menait à Montfaucon; alors les religieuses venaient en procession, et en chantant les psaumes de la Pénitence, entourer le malheureux, et elles lui donnaient trois morceaux de pain et une coupe de vin avec des paroles de charité.
Ce couvent retomba dans le relâchement et cessa peu à peu d'exercer l'hospitalité; en 1495, il fut réformé et compris dans l'ordre de Fontevrault. Alors on rebâtit la maison ainsi que l'église, qui fut décorée de sculptures de François Anguier. Toutes deux ont été démolies en 1798, et l'on construisit sur leur emplacement une rue et un passage. C'était l'année de l'expédition d'Égypte: cette rue et ce passage prirent de là le nom du Caire, et l'on décora l'entrée du dernier de monstrueux attributs égyptiens.
11º La maison des Filles-Saint-Chaumont, qui occupait le coin actuel de la rue de Tracy. C'était une communauté séculière vouée à l'instruction des orphelines et des nouvelles converties, et qui était le chef-lieu d'une congrégation comprenant vingt autres maisons: elle fut autorisée en 1687 sous la condition qu'elle ne pourrait jamais être convertie en maison de profession religieuse. Elle occupait l'emplacement de l'hôtel Saint-Chaumont ou La Feuillade, et c'est dans le jardin de cet hôtel que fut coulée en fonte la statue de Louis XIV, qui décorait la place des Victoires. Les bâtiments existent encore, mais transformés en maisons d'habitation; la chapelle, bâtie en 1781, est occupée par un magasin de nouveautés. Dans le voisinage de cette maison se trouvait l'hôtel de Destutt de Tracy, sur lequel, en 1782, on a ouvert la rue de Tracy.
Parmi les rues qui aboutissent à la rue Saint-Denis, on remarque:
1º Rue Saint-Germain-l'Auxerrois.--C'est une des plus anciennes rues de Paris, car elle conduisait de la Cité à l'église du même nom, à l'époque où Paris était encore renfermé dans son île. Il en est déjà question sous Louis-le-Débonnaire: ce n'était alors qu'une ruelle fangeuse bordée de quelques masures et de jardins presque continuellement envahis par la Seine. On y trouvait jadis le For-l'Évêgue (Forum Episcopi), lieu où, dès le temps de Louis VI, l'évêque faisait rendre la justice, et qui avait une entrée sur le quai de la Mégisserie. Depuis l'édit de 1674, qui détruisit dans Paris toutes les justices particulières, le For-l'Évêque devint une prison «où l'on retient, dit un contemporain, plus de malheureux que de coupables, étant particulièrement affectée à ceux qui sont arrêtés pour dettes.» C'était aussi le lieu de détention des acteurs qui avaient fait quelque scandale ou désobéi à l'autorité.
Dans la rue Saint-Germain-l'Auxerrois aboutit la rue des Orfèvres, où étaient une chapelle et un hospice de Saint-Éloi, fondés au XIVe siècle par les orfèvres pour les ouvriers vieux ou infirmes de ce corps de métier, ainsi que pour leurs veuves. Les orfèvres formaient un des six grands corps de métiers de Paris; l'origine de leur corporation remontait au temps des Romains, et ils s'honoraient d'avoir eu pour confrères saint Éloi et son apprenti saint Théau. La chapelle fut rebâtie par Philibert Delorme et était ornée de quelques figures de Germain Pilon. Elle a été détruite pendant la révolution; une partie de la maison d'hospice existe encore au nº 4.
2º Rue Perrin-Gasselin, qui se continue par la place et la rue du Chevalier-du-Guet. Cette dernière rue prenait son nom du logis ou hôtel des commandants du guet, qui y restèrent jusqu'en 1733, époque où ils allèrent demeurer rue Meslay. Ce quartier, qui nous semble aujourd'hui si malheureux, si sale, si sombre, était au XVIIe siècle l'un des beaux quartiers de Paris, celui où demeuraient la riche bourgeoisie et une partie de la magistrature. C'était là, sur la place du Chevalier-du-Guet, qu'était la maison de Guy Patin: «en belle vue, dit-il, et hors du bruit, joignant le logis de M. Miron, maître des comptes.» Il l'avait achetée en 1650 moyennant 25,000 livres, et les charmants détails qu'il nous a laissés sur cette maison, ses chambres, son ameublement, nous transportent dans la vie intérieure de la bourgeoisie éclairée de cette époque [45].
3º Rue de l'Aiguillerie.--A l'entrée de cette rue était une petite place, qui fut formée en 1569 par la destruction de la maison d'un bourgeois, Philippe Gastine. Ce bourgeois ayant, malgré les édits royaux, ouvert un prêche, fut pendu, ainsi que ses deux frères; on rasa sa maison, et une pyramide fut élevée à sa place. Cette pyramide était un monument très-curieux: élevée sur cinq piédestaux superposés et différents de style et d'ornements, elle était surmontée d'une croix ornée de statues, chargée de détails et d'inscriptions. Deux ans après, Charles IX, d'après les clauses de la pacification de Saint-Germain, ordonna de détruire ce monument, qui rappelait la guerre civile. Le Parlement et l'Université s'y opposèrent; et, quand les agents et les soldats royaux voulurent, à trois reprises, enlever la pyramide, des émeutes éclatèrent; le peuple massacra plusieurs protestants et saccagea leurs maisons. Il fallut employer la force pour apaiser ce désordre: un des mutins fut saisi et pendu à la fenêtre d'une maison voisine; alors l'ordre royal put être exécuté, et la croix de Gastine fut transférée dans le cimetière des Innocents, où elle existait encore en 1785.
4º Rue La Reynie.--Cette rue se nommait autrefois Troussevache, du nom d'un bourgeois qui y demeurait en 1257; et, à cette époque, c'était l'une des rues les plus fréquentées de Paris, une succursale de la rue Quincampoix pour le commerce de luxe. Les puristes de la préfecture de la Seine, trouvant son nom ignoble, l'ont remplacé par celui du premier magistrat de police qu'ait eu la capitale.
5º Rue de la Ferronnerie.--Elle doit son nom à de «pauvres ferrons» ou marchands de fer, à qui saint Louis permit d'adosser leurs tréteaux aux charniers des Innocents. On y bâtit ensuite des boutiques en bois, puis des maisons, qui rendirent la rue très-étroite et furent ainsi en partie cause de l'assassinat de Henri IV. Le 14 mai 1610, le carrosse de ce prince s'étant trouvé arrêté dans la rue de la Ferronnerie par un embarras de voitures, les valets descendirent et passèrent par les charniers pour rejoindre le carrosse à la rue Saint-Denis. Ravaillac profita de ce moment pour monter sur une borne de la rue ainsi que sur la roue du carrosse et pour frapper Henri IV de trois coups de couteau, dont un était mortel. La rue fut élargie en 1671, d'après un édit royal, qui ordonna de démolir «les petites maisons, boutiques et échoppes qui sont adossées contre les murs du charnier,» et de porter la largeur de la rue à trente pieds. Le prolongement de la rue de la Ferronnerie est la grande rue Saint-Honoré, dont nous parlerons plus tard [46].
6º Rue aux Fers.--C'était autrefois la rue au Feurre, parce qu'on y tenait le marché à la paille, au fourrage. Dans le XVIIe siècle, elle était habitée par des marchands de soieries, les plus riches de Paris, et qui ont joué un grand rôle dans les troubles de la Fronde: ce furent eux qui firent décider en 1652 la soumission de Paris à Louis XIV. Guy Patin parle de l'un de ces négociants, qui fit une banqueroute de six millions. Cette rue est aujourd'hui principalement habitée par des marchands de passementerie.
7º Rue de la Grande-Truanderie.--Elle date du XIIIe siècle et tire son nom des truands ou mendiants qui l'habitaient. A la pointe du triangle qu'elle fait avec la rue de la Petite-Truanderie se trouvait jadis un puits fameux dans les traditions parisiennes. On racontait que, du temps de Philippe-Auguste, une jeune fille, désespérée de l'infidélité de son amant, s'était jetée dans ce puits. Le lieu devint célèbre sous le nom de Puits d'amour, et les amants s'y donnaient rendez-vous. Sous François Ier, un jeune homme, désolé des rigueurs de sa maîtresse, s'y précipita et ne se fit aucun mal. La belle, touchée de son désespoir, l'épousa, et l'heureux amant fit reconstruire le puits, où, du temps de Sauval, on lisait encore cette inscription:
Amour m'a refait
En 525 tout à fait.
C'est dans une maison de cette rue que se tenait le comité d'insurrection de Babeuf, Darthé, Buonarotti et autres conspirateurs de 1796; c'est là qu'ils furent arrêtés.
8º Rue Mauconseil.--Elle existait en 1250 et tirait son nom d'un de ses habitants. Elle prit en 1790 celui de Bon-Conseil et le donna à une section que nous avons vue se distinguer par ses motions et ses actes révolutionnaires: ce fut elle qui la première proclama la déchéance de Louis XVI, dénonça les Girondins comme complices de Dumouriez, entra, au Ier prairial, dans la salle de la Convention. Cette section était principalement menée par un cordonnier de la rue Mauconseil, Lhuillier, ami de Robespierre et qui périt avec lui.
Dans cette rue était situé l'hôtel d'Artois, dont nous avons déjà parlé (Hist. gén. de Paris, p. 31). Cet hôtel resta dans la maison de Bourgogne jusqu'à la mort de Charles-le-Téméraire; alors il revint au domaine royal, cessa d'être habité et tombait en ruines quand François Ier, en 1543, ordonna de le vendre, comme ne servant «qu'à encombrer, empêcher et difformer la ville.» Sur une partie des bâtiments on ouvrit la rue Française ou plutôt Françoise. L'autre partie fut achetée par les confrères de la Passion unis aux Enfants-sans-Souci, qui y construisirent un théâtre, dont la porte principale avait pour armoiries les instruments de la Passion. Le Parlement ayant interdit aux confrères de jouer des mystères et aux Enfants-sans-Souci des pièces satiriques, ces comédiens louèrent leur privilége et leur hôtel à une troupe nouvelle, qui représenta des bouffonneries, des pastorales, des tragi-comédies. «A cette époque, dit Sorel, l'hôtel de Bourgogne n'était qu'une retraite de bateleurs grossiers et sans art, qui allaient appeler le monde au son du tambour jusqu'au carrefour Saint-Eustache.» Plus tard, les comédiens et les pièces devinrent meilleurs; et c'est là que furent jouées les tragédies de Jodelle et de Baïf sous Henri II et Charles IX, de Garnier sous Henri III et Henri IV, de Hardy et de Mairet sous Louis XIII, enfin les chefs-d'œuvres de Corneille et de Racine jusqu'en 1680. On aura idée de ce que pouvait être ce théâtre par l'ordonnance de police de 1609, qui faisait défense aux comédiens «de finir plus tard qu'à quatre heures et demie en hiver, d'exiger plus de cinq sols au parterre et dix sols aux loges,» etc. Les acteurs, de l'hôtel de Bourgogne restèrent la seule troupe privilégiée jusqu'en 1600, où une partie d'entre eux alla fonder le théâtre du Marais, et surtout jusqu'en 1658, où Molière et sa troupe vinrent leur faire une rivalité redoutable: on sait combien notre grand poète s'est moqué de Montfleury, de Beauchâteau, de Hauteroche et autres comédiens de l'hôtel de Bourgogne, qui «savent faire ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit.» En 1676, la confrérie de la Passion, qui était restée propriétaire de l'hôtel de Bourgogne, fut supprimée et ses revenus attribués à l'Hôpital-Général «pour être employés à la nourriture et à l'entretien des enfants trouvés.» Quatre ans après, la troupe royale de l'hôtel de Bourgogne fut réunie à la troupe du roi, fondée par Molière et alors établie rue Mazarine, et toutes deux formèrent définitivement la Comédie française. Alors le théâtre de l'hôtel de Bourgogne étant vacant, Scaramouche, Dominique, Carlin et autres farceurs italiens, qui avaient eu jusque-là leur théâtre au palais du Petit-Bourbon, vinrent s'y établir, et ils y jouèrent jusqu'en 1697, où le scellé fut mis sur leur porte «à cause qu'on n'y observoit plus les règlemens que Sa Majesté avoit faits, que l'on y jouoit encore des pièces trop licencieuses et que l'on ne s'y étoit point corrigé des obscénités et gestes indécens.» Le théâtre ne servit plus qu'au tirage des loteries jusqu'en 1716, où le duc d'Orléans autorisa le rétablissement des comédiens italiens, la propriété de l'hôtel restant, à l'Hôpital-Général; et alors le manoir où Jean-Sans-Peur médita le meurtre de son cousin d'Orléans «devint, dit Charles Nodier, la maison des bords de la Seine où l'on a ri de meilleur cœur depuis la fondation de Paris jusqu'à l'an de grâce où nous vivons.» En 1762, les Italiens furent réunis à l'Opéra-Comique, et l'on joua alors à l'hôtel de Bourgogne les pièces de Marivaux, de Favart, de Sédaine, les opéras de Grétry, de Philidor, de Monsigny, enfin les drames de Mercier, les vaudevilles de Piis, les petites comédies de Desforges, de Florian, etc. En 1783, les comédiens, qu'on continuait à appeler Italiens, furent transférés à la salle Favart, sur le boulevard des Italiens; le théâtre de l'hôtel de Bourgogne fut définitivement fermé, et, l'année suivante, cette maison, où nos pères se sont récréés pendant dix à douze générations, où le Cid et Andromaque ont été applaudis, fut transformée et devint ce qu'elle est encore, la halle aux cuirs.
9° Rue du Caire.--Nous avons dit que cette rue avait été ouverte sur l'emplacement du couvent des Filles-Dieu. Elle communique par la rue de Damiette avec une grande cour bien bâtie, habitée par des fabricants, dite cour des Miracles. «Ce nom, dit Jaillot, étoit commun à tous les endroits où se retiroient autrefois les gueux, les mendiants, les vagabonds, les gens sans aveu, et celui-ci étoit des plus considérables.»--«La cour des Miracles, ajoute Sauval, consiste en une place d'une grandeur très-considérable et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n'est point pavé. Autrefois il confinoit aux dernières extrémités de Paris; à présent il est situé dans l'un des quartiers des plus mal bâtis, des plus sales et des plus reculés de la ville, entre la rue Montorgueil, le couvent des Filles-Dieu et la rue Neuve-Saint-Sauveur, comme dans un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines, puantes, détournées; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente, tortue, raboteuse, inégale. J'y ai vu une maison de boue à moitié enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages chargés d'une infinité de petits enfants légitimes, naturels ou dérobés. On m'a assuré que dans ce petit logis et dans les autres habitoient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit cette cour, elle l'étoit autrefois beaucoup davantage; de toutes parts elle étoit environnée de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, et tous pleins de mauvais pauvres. On s'y nourrissoit de brigandages, on s'y engraissoit dans l'oisiveté, dans la gourmandise et dans toutes sortes de vices et de crimes. Là chacun mangeoit le soir ce qu'avec bien de la peine et souvent avec bien des coups il avoit gagné tout le jour; car on y appeloit gagner ce qu'ailleurs on appelle dérober. Chacun y vivoit dans une grande licence; personne n'y avoit ni foy ni loi; on n'y connaissoit ni baptême, ni mariage, ni sacrement. Il est vray qu'en apparence ils sembloient reconnoître un Dieu; et, pour cet effet, au bout de leur cour, ils avoient dressé dans une grande niche une image de Dieu le père qu'ils avaient volée dans quelque église, et où, tous les jours, ils venoient adresser leurs prières[47].»
En 1656, Louis XIV dispersa ces troupes de mendiants, soit en les renvoyant dans leurs provinces, soit en les enfermant dans les hôpitaux. «Depuis ce temps, dit Jaillot, ces sortes d'asiles, où la mauvaise foi, la dissolution et tous les crimes habitoient, ne sont occupés que par des artisans et de pauvres familles qui n'ont point à rougir de leur infortune.»
Dans la cour des Miracles a demeuré Hébert ou le père Duchesne, le chef de cette abominable faction qui, par ses folies et ses atrocités, a jeté sur la révolution un déshonneur ineffaçable. «Pour s'étourdir sur ses remords et ses calomnies, disait Desmoulins, il avait besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine.» Robespierre l'envoya à l'échafaud le 4 germinal an II.
10° Rue Bourbon-Villeneuve, ou d'Aboukir.--Au XVIe siècle, on avait commencé à bâtir cette rue sur des terrains appartenant aux Filles-Dieu, et on l'avait appelée le faubourg de Villeneuve. Pendant les troubles de la Ligue, ce faubourg fut démoli pour mettre la ville en état de défense contre Henri IV. On le rétablit sous Louis XIII, mais les constructions ne furent achevées que sous Louis XV.
§ II.
Boulevard et faubourg Saint-Denis.
Entre la rue et le faubourg Saint-Denis se trouve la porte de même nom, arc de triomphe élevé par la ville de Paris à Louis XIV en 1672, pour célébrer la conquête de la Hollande. Ce beau monument, qui touche à la perfection et qui malheureusement se trouve enterré entre les deux boulevards voisins, est l'œuvre de l'ingénieur Blondel; les sculptures sont des frères Anguier.
Là commence le boulevard Saint-Denis, qui forme la partie la plus basse et la plus étroite des boulevards: il est très-populeux, très-animé, couvert de belles maisons et de riches boutiques, et présente à peu près le même caractère que le boulevard Saint-Martin. On n'y trouve aucun édifice public.
La porte et le boulevard Saint-Denis sont ordinairement le lieu des rassemblements populaires et celui où commencent les émeutes. C'était le rendez-vous des jeunes libéraux en 1820; ce fut le théâtre d'un combat dans les journées de 1830; c'est là qu'a commencé l'insurrection de juin 1848.
Le faubourg Saint-Denis, n'est pas une voie aussi belle que le faubourg Saint-Martin, bien qu'elle ait à peu près le même aspect; dans sa partie inférieure, elle est très-populeuse, très commerçante, bordée de belles maisons; mais, dans sa partie supérieure, elle est moins animée, habitée par des ouvriers malheureux, bordée de masures. Cette rue, où se croisent sans cesse les innombrables voitures qui viennent du nord, a vu entrer bien des pompes triomphales, a vu sortir bien des cortéges funèbres. C'était la route que suivaient les rois, pour leur avènement, de l'abbaye de Saint-Denis à Notre-Dame; pour leur enterrement, de Notre-Dame à l'abbaye de Saint-Denis. C'est par là que Philippe III conduisit Louis IX à sa dernière demeure, en portant lui-même le cercueil sur ses épaules: quatre petites tours élevées de Paris à Saint-Denis, surmontées des statues de Louis IX et de Philippe III, rappelaient les haltes que ce roi avait faites en portant son pieux fardeau.
Les édifices publics du faubourg Saint-Denis sont:
1° La prison Saint-Lazare.--Cette maison, qui date du XIe siècle, était originairement une maladrerie ou léproserie. Comme la lèpre était une maladie très-commune et qu'il y avait dans la chrétienté jusqu'à dix-neuf mille hôpitaux pour soigner ceux qui en étaient atteints, on ne recevait à Saint-Lazare que les habitans de Paris «issus d'un légitime mariage et nés entre les quatre portes de la ville.» La plupart des rois prirent cet établissement sous leur protection: Louis VI lui donna la foire Saint-Laurent pour accroître ses revenus, et Louis VII l'autorisa «à prendre chaque année dix muids de vin dans ses caves.» Une coutume, pleine d'enseignements chrétiens, voulait que les rois, avant leur entrée solennelle dans la capitale, fissent séjour dans cet asile de la plus dégoûtante infirmité, pour y recevoir le serment de fidélité des bourgeois; et une autre coutume, non moins sublime, voulait que les dépouilles mortelles des rois et des reines, avant d'être portées à Saint-Denis, y fussent déposées «entre les deux portes» pour recevoir l'eau bénite des pauvres habitants du lieu avec les prières des prélats du royaume.
Au XVIe siècle, le relâchement s'était introduit dans cet hôpital, qui ne recevait plus de ladres; on le réforma en 1585, en le confiant à des chanoines de Saint-Victor; mais le désordre continua, et, en 1566, le Parlement ordonna à ces religieux d'employer au moins le tiers de leurs revenus «à la nourriture et à l'entretènement des pauvres lépreux.» En 1632, la maison était en pleine décadence, lorsqu'elle fut donnée aux prêtres de la Mission, qui venaient d'être institués par saint Vincent-de-Paul, et elle devint le chef-lieu de cette congrégation célèbre, dont le zèle ne s'est jamais ralenti, et qui a rendu à la France de si grands services. Quatre ans après, lorsque les Espagnols, ayant pris Corbie, menaçaient la capitale, et que Richelieu précipitait la levée d'une armée, la maison de Saint-Lazare fut choisie pour la place d'armes de Paris. Louis XIII s'y transporta, et, en huit jours soixante-douze compagnies levées parmi les domestiques et apprentis furent dressées et armées dans le clos Saint-Lazare.
Saint Vincent-de-Paul fut enterré à Saint-Lazare: lorsqu'il eut été béatifié en 1725, ses restes furent mis dans une châsse d'argent; ils ont été détruits en 1793. En 1681, la maison tombait en ruines: elle fut entièrement reconstruite, sauf l'église, qui était décorée de beaux tableaux. Le 13 juillet 1789, le peuple assaillit cette maison, y trouva des farines dont il chargea cinquante voitures, et la dévasta. En 1793, elle devint une prison, où furent renfermées plus de quatre cents personnes. Ces détenus semblaient avoir été oubliés du tribunal révolutionnaire lorsque, dans les trois derniers jours de la terreur, on en tira soixante-seize victimes, qui furent envoyées à l'échafaud. Parmi ces victimes étaient un Montmorency, un Saint-Aignan, un Roquelaure, un Créquy, un Vergennes, quatorze prêtres, neuf femmes, Roucher, le chantre des Mois, et enfin ce jeune cygne, qui mourut en désespérant de la vertu et de la liberté, André Chénier, dont les vers ont immortalisé la sinistre prison de Saint-Lazare.
Aujourd'hui, cette prison est affectée aux femmes condamnées et aux filles publiques qui violent les règlements de police: elle renferme ordinairement huit à neuf cents détenues.
La maison de Saint-Lazare avait autrefois pour dépendance un vaste clos, dont nous parlerons tout à l'heure.
2º Maison de santé (nº 112).--C'était autrefois la maison des Filles de la Charité, ou «servantes des pauvres malades,» congrégation fondée par madame Legras et saint Vincent-de-Paul en 1633, et dont le chef-lieu a été transféré rue du Bac. Aujourd'hui, c'est une maison de santé, fondée en 1802, où l'on traite moyennant des prix médiocres, les malades non indigents qui ne peuvent se faire soigner chez eux: elle est régie par l'administration des hospices et renferme 150 lits.
La plupart des rues qui aboutissent dans le faubourg Saint-Denis sont nouvelles et n'offrent rien de remarquable. Celles qui communiquent avec le faubourg Saint-Martin sont populeuses et ouvrières; celles qui communiquent avec le faubourg Poissonnière commencent les quartiers de la banque, de la richesse et de la mode.
1º Rue de l'Échiquier.--Les rues de l'Échiquier, d'Enghien, Hauteville, ont été ouvertes en 1772 sur l'emplacement de l'ancienne couture des Filles-Dieu. La première a pris son nom d'une maison qui était le chef-lieu de cette communauté. Au nº 29 est mort Casimir Delavigne; au nº 35 a demeuré l'abbé ou baron Louis, ministre des finances en 1814 et en 1830.
2º Rue de Paradis.--Ce n'était encore en 1775 qu'une ruelle qui bordait le clos Saint-Lazare, et l'on ne commença à y bâtir qu'après la révolution. Dans l'un des hôtels qui ont été construits sous l'Empire s'est passé l'un des événements les plus graves de notre histoire: cet hôtel appartenait au maréchal Marmont, duc de Raguse, et c'est là qu'a été décidée la capitulation de Paris, le 30 mars 1814.
3º Rue La Fayette.--C'est la principale rue qui ait été ouverte dans le clos Saint-Lazare. Ce clos était compris entre les faubourgs Saint-Denis et Poissonnière, la rue de Paradis et le mur d'enceinte de Paris; il était cultivé et renfermait plusieurs maisons: l'une d'elles, dite le logis du roi, servait en effet à loger les monarques lorsqu'ils venaient, comme nous l'avons dit, faire séjour à Saint-Lazare. Ce terrain n'a été coupé de rues que dans ces dernières années, et, bien que la plupart ne soient pas bâties, il a pris une grande importance à cause du chemin de fer du Nord, dont l'embarcadère y est situé, place Roubaix. La plus ancienne de ces rues, qui ouvre une communication remarquable entre les quartiers du nord-est de Paris et les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, est la rue La Fayette. On y trouve l'église Saint-Vincent-de-Paul, bâtie de 1824 à 1844, sur une éminence qui domine le clos Saint-Lazare et presque tout le faubourg Poissonnière; on n'y arrive que par une double rampe et un escalier, qui lui donnent un aspect monumental: c'est d'ailleurs un édifice d'une architecture disparate, et dont l'intérieur, imité des anciennes basiliques, a un aspect sévère, lourdement riche et peu gracieux; il vient d'ailleurs d'être orné de belles peintures.
Le faubourg Saint-Denis aboutit, par la barrière de même nom à la commune très-importante et très-populeuse de la Chapelle, où se tiennent de grands marchés aux bestiaux pour l'approvisionnement de Paris. Cette commune, qui renferme, outre les ateliers et magasins du chemin de fer du Nord, des usines nombreuses, a pris une grande part à l'insurrection de juin 1848. Sa grande rue ouvre les routes de Rouen, de Beauvais, d'Amiens, etc.
A l'extrémité du village de la Chapelle, dans la plaine Saint-Denis, se tenait autrefois la foire du Landit, la plus importante des foires parisiennes. Dans notre temps, où le commerce étale à chaque instant les produits les plus brillants de l'industrie, où nos rues offrent une exhibition incessante de merveilles, où enfin les boutiques parisiennes, toujours parées, toujours ouvertes, toujours nouvelles, sont une foire perpétuelle, nous ne pouvons comprendre ce qu'était une foire du moyen âge. On l'attendait avec impatience pour y acheter ce qu'on aurait vainement cherché dans les boutiques ordinaires, produits indigènes, produits étrangers, outils, ustensiles, habits, vivres; on l'attendait aussi comme une occasion unique d'échapper à la vie triste et monotone des autres jours de l'année. La foire du Landit, ou plus exactement de l'Indict (parce que, indicebatur, on la publiait), datait, dit-on, de Charles-le-Chauve, et avait lieu dans le mois de juin. La plaine Saint-Denis devenait alors une ville immense, avec rues remplies de tentes, de cabanes, de tréteaux, où abondaient les marchands de France et de Flandre, les divertissements, les bêtes curieuses, les jongleurs, les filles de joie. On y vendait principalement du parchemin, dont on faisait alors une grande consommation. L'Université allait s'y en fournir, et c'était l'occasion d'une montre ou procession magnifique et tumultueuse, où assistaient tous les régents et écoliers, à cheval et bien équipés, avec tambours, fifres et drapeaux, depuis la place Sainte-Geneviève jusqu'à la plaine Saint-Denis. Ces cavalcades, entraînant beaucoup de désordres, furent interdites en 1558. Mais la foire continua de subsister jusqu'en 1789; aujourd'hui, il en reste à peine quelques vestiges.
CHAPITRE VI.
LES HALLES, LA RUE MONTORGUEIL ET LE FAUBOURG POISSONNIÈRE.
§ Ier.
Les Halles.
Le premier marché de Paris fut établi dans la Cité, au marché Palu; le deuxième à la place de Grève; le troisième, sous Louis XI, aux Champeaux-Saint-Honoré, sur un terrain appartenant à l'église Saint-Denis-de-la-Chartre et pour lequel Louis XI payait encore cinq sols de cens. Philippe-Auguste régularisa ce dernier marché et ordonna «qu'il seroit tenu, dit Corrozet, en une grande place nommée Champeaux, auquel lieu furent édifiés maisons, appentis, clos, étaux, ouvroirs, boutiques, pour y vendre toutes sortes de marchandises, et fut appelé le marché, les halles ou alles, pour ce que chacun y alloit.» Ce marché fut enveloppé de murs, et l'on commença à y construire, à partir de la Pointe-Saint-Eustache, les piliers des halles, à droite le long de la rue de la Tonnellerie, à gauche le long de la rue des Potiers d'étain. On y vendait, non comme aujourd'hui, des denrées alimentaires, mais toutes sortes de marchandises, et les halles gardèrent ce caractère de bazar universel jusqu'à la fin de la monarchie. Sous Louis IX, on y compta trois marchés pour les drapiers, merciers et corroyeurs, et un quatrième pour les fripiers et vendeurs de vieux linge, lequel se tenait dans la partie dite plus tard de la Lingerie, et fut régularisé en 1302 par cette ordonnance: «Comme jadis il eust une place vuide à Paris, tenant aux murs du cimetière des Innocents, et en icelle place, povres femmes lingières, vendeurs de petits soliers et povres piteables persones vendeurs de menues ferperies, avons desclairci et desclaircissons que les dites personnes vendront leurs denrées d'ores en avant sous la halle en la forme que s'ensuit...» Au XIVe siècle, les halles prirent un grand accroissement; elles occupaient alors tout l'espace compris entre les rues Saint-Honoré, de la Lingerie, des Potiers d'étain, la Pointe-Saint-Eustache, la rue de la Tonnellerie. On y voyait un marché aux tisserands, des étaux à foulons, des halles au lin, au chanvre, aux toiles, au blé, des boutiques pour chaudronniers, gantiers, pelletiers, chaussiers, tanneurs, tapissiers, etc. En outre, la plupart des rues voisines renfermaient aussi des marchands, comme les rues de la Chanverrerie, au Feurre (aujourd'hui aux Fers), de la Coconnerie ou Cossonnerie (des marchands de volaille), etc. Enfin, les principales villes de France et même de Flandre y avaient des boutiques pour leurs marchandises: ainsi, on y voyait les halles de Gonesse, de Pontoise, de Beauvais, d'Amiens, de Douai, de Bruxelles, etc.
Les halles ont joué un grand rôle dans les troubles politiques du moyen âge: c'était le quartier populaire, le foyer des émeutes, le rendez-vous des ennemis de la noblesse; c'était là que les princes allaient haranguer humblement la foule et mendier ses bonnes grâces; c'était là qu'on allait lire les traités de paix et ordonnances royales; c'est de là que sortirent les bandes qui, sous la conduite des fameux bouchers bourguignons, dominèrent si longtemps la ville. C'était aussi un lieu de prédication: ainsi, en 1201, Foulques de Neuilly y sermonna la foule avec tant de succès que les hommes se jetaient à ses pieds, des verges en main, demandant la correction pour leurs péchés, les femmes lui offraient leurs bijoux et coupaient leur chevelure. De même, en 1442, le cordelier Richard y excita un tel accès de pénitence que l'on alluma un grand feu où les hommes jetèrent cartes, dés, billes et autres instruments de jeux, les femmes leurs parures de tête et de corps, baleines, bourrelets, hénins, etc.
«En 1551, dit Corrozet, les halles furent entièrement rebasties de neuf, et furent dressés, bastis et continues excellents édifices.» On perça des rues nouvelles, lesquelles furent affectées à certains métiers ou commerces, rues de la Cordonnerie, de la Petite et de la Grande Friperie, de la Poterie, de la Lingerie, etc. Alors furent aussi reconstruits les piliers des halles, et l'on restaura le Pilori, qui était situé au marché au poisson.
Le Pilori, qui datait du XIIIe siècle, était une tour octogone dont le premier étage, percé à jour, renfermait une roue de fer mobile percée de trous, dans lesquels on faisait passer la tête de certains criminels condamnés à l'exposition publique. Près du Pilori était un échafaud où se faisaient des exécutions judiciaires; c'est là que furent décapités les chevaliers bretons, sous le roi Jean: le surintendant Montaigu et le prévôt de Paris Desessarts, sous Charles VI; le duc de Nemours, sous Louis XI, Jean Dubourg, drapier de la rue Saint-Denis, condamné pour crime d'hérésie, sous François Ier, etc. Enfin, près de là, les Enfants-sans-Souci dressèrent leurs tréteaux et jouèrent leurs farces et sottises. Le Pilori subsista jusqu'en 1785; mais, depuis un demi-siècle, il était hors d'usage.
Les halles jouèrent un grand rôle pendant les troubles de la Ligue et de la Fronde; mais sous la monarchie absolue, on n'entend parler d'elles qu'à cause de l'enthousiasme qu'elles témoignent pour la famille royale. La cour en tenait grand compte et vantait jusqu'au langage barbare et cynique usité dans les halles: aussi les poissardes allaient complimenter le roi dans les grandes occasions et lui porter des bouquets; elles étaient admises dans la galerie de Versailles et dînaient au château. Ce royalisme s'éteignit au moment de la révolution; ce fut des échoppes de la halle que sortirent la plupart des héroïnes d'octobre, et plus d'une furie de guillotine fut recrutée sous les parasols du marché des Innocents. Au reste, le rôle politique des halles cessa entièrement sous l'Empire, et la Restauration fit de vains essais pour ranimer le royalisme des forts et des poissardes.
Pendant les deux derniers siècles de la monarchie, les halles restèrent à peu près dans l'état où elles se trouvaient dans les temps précédents, et elles devinrent peu à peu, avec l'accroissement de la population, un immense cloaque, le fouillis le plus hideux, l'amassis de toutes les ordures et de toutes les saletés. Leur agrandissement et leur assainissement étaient pourtant une œuvre urgente, qui aurait dû préoccuper l'édilité parisienne et le gouvernement; mais, excepté en 1785, où, comme nous l'avons vu, on créa le marché des Innocents, on ne fit rien. Pendant la révolution, on eut de belles intentions, et l'on conçut de beaux projets, mais ce fut tout. «Sous l'ancien régime, disait-on à la Convention, Paris, capitale de la France, brillante de toutes les richesses des arts et du goût, dans la plupart des monuments destinés aux jouissances et aux plaisirs des grands, n'offrait que des tableaux révoltants de petitesse et de mesquinerie dans les établissements publics destinés aux besoins de la classe indigente... Il n'est pas un bon citoyen qui ne soit indigné, pas un étranger qui ne rie d'une pitié humiliante, en comparant l'élégance et le luxe de nos édifices publics et privés avec l'insalubrité, la saleté et le désagrément de la plupart de nos marchés, tels que la Halle, le marché Germain, la place Maubert et autres...»
Napoléon ordonna, en 1811, «qu'il serait construit une grande halle qui occuperait tout le terrain des halles actuelles, depuis le marché des Innocents jusqu'à la halle aux farines;» mais, excepté les galeries du marché des Innocents et quelques petites démolitions, rien ne fut fait. Sous la Restauration, on construisit le marché des Prouvaires pour la volaille et la viande, et le marché au poisson. Sous le gouvernement de 1830, quand les halles furent encombrées de denrées, de charrettes, d'ordures, ainsi que toutes les rues voisines jusqu'à la Seine, on conçut de nombreux projets; mais, pendant qu'on entreprenait ou achevait des monuments de luxe, qui auraient pu attendre des siècles sans inconvénient, on ne fit rien pour les halles. Depuis la révolution de février, de vastes démolitions ont été entreprises, de vastes constructions commencées principalement entre la rue des Prouvaires et l'ancien marché aux Poirées, mais rien n'est encore terminé dans cet immense marché, qui doit pourvoir à la nourriture de plus de 1,200,000 personnes et qu'alimentent 30 départements.
Les halles présentent, comme la plupart des quartiers de Paris, l'aspect du luxe à côté de l'aspect de la misère; des pyramides de gibier, de poissons rares, de fruits magnifiques, à côté des monceaux de légumes qui sont la nourriture du peuple; mais, en général, l'aspect de la misère y domine, et les rues pleines de boue et d'ordures, où piétinent, où crient, où s'agitent des milliers de marchandes déguenillées et d'acheteuses non moins misérables, inspirent une profonde tristesse. Il y a d'ailleurs dans ces halles des coins repoussants où se font des commerces inconnus aux heureux de la capitale. Ce sont les étaux où se vendent les dessertes des restaurants et des grandes maisons: la livre de croûtes de pain y vaut un sou, et celle de viandes cuites, et formant le plus abominable mélange, deux à trois sous. C'est là la nourriture ordinaire de milliers de malheureux.
§ II.
La rue Montorgueil et le faubourg Poissonnière.
La rue Montorgueil commence à l'extrémité des halles, vers la pointe Saint-Eustache. Elle se nommait jadis, dans sa première partie, rue au Comte ou à la Comtesse d'Artois, à cause de l'hôtel d'Artois, situé entre les rues Mauconseil et Pavée; et dans cette partie était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste. Son nom de Montorgueil lui vient de l'éminence vers laquelle elle conduit, éminence appelée, on ne sait pourquoi, Mons Superbus, et qui est occupée aujourd'hui par le quartier Bonne-Nouvelle. A son extrémité, elle prend le nom de rue Poissonnière, lequel lui vient des marchands de marée qui autrefois la traversaient ou l'habitaient. La rue Montorgueil, fort importante comme débouché des halles, très-populeuse et très-commerçante, ne rappelle aucun souvenir historique, car elle n'a été jusqu'à nos jours qu'une voie secondaire et qui ne menait à rien. Elle n'a point de caractère spécial, présente un aspect moins bruyant que la rue Saint-Denis et ne renferme aucun monument public, à moins qu'on ne veuille compter comme tel le marché aux huîtres. Parmi les rues qui y débouchent, nous remarquons:
1º Rue Marie-Stuart.--Cette rue, jusqu'en 1809, s'est appelée Tireboudin, et voici sur ce nom ce que raconte Saint-Foix: «Marie Stuart, dit-il, passa dans cette rue, en demanda le nom; il n'était pas honnête à prononcer; on en changea la dernière syllabe, et ce changement a subsisté.» Les habitants de la rue Tireboudin, au bout de deux siècles et demi, ne furent pas satisfaits de ce nom, ils demandèrent à le changer et à donner à leur rue celui de Grand-Cerf, qui était le nom d'un hôtel voisin (aujourd'hui transformé en passage). C'était en 1809; le ministre de l'intérieur par intérim, Fouché, accéda à la demande; mais la délicatesse et le bon goût du duc d'Otrante furent blessés du nom proposé, et il répondit: «Il me semble que le nom de Grand-Cerf, qu'ils proposent de substituer à l'ancien, a quelque chose d'ignoble: cela rappelle plutôt l'enseigne d'une auberge que le nom d'une rue. Je pense qu'il est convenable de lui donner le nom de la princesse à qui la rue Tireboudin doit son premier changement. Le nom de Marie Stuart rappellera une anecdote citée dans tous les itinéraires de Paris.» Et ainsi fut-il fait. Tout cela est digne du purisme littéraire de l'Empire, digne du personnage qui nous en a laissé ce curieux échantillon; malheureusement, l'anecdote de Saint-Foix est un conte fait à plaisir; et si l'ancien oratorien, devenu duc impérial, avait consulté les archives municipales et le censier de l'évêché, il aurait vu que, cent quarante ans avant que Marie Stuart vînt en France, c'est-à-dire en 1419, la rue Tireboudin portait ce nom; que, en 1423, dans le compte des confiscations faites par les Anglais, elle le porte encore; et que, si elle en a porté un autre, ce qui est vrai, elle ne doit pas ce changement à la belle reine d'Écosse.
2º Rue Mandar.--Cette rue, composée entièrement de maisons uniformes et assez tristes, a été construite en 1790 sur l'emplacement de l'hôtel Charost, par un architecte qui lui a donné son nom. Au nº 2 était le restaurant du Rocher de Cancale, où, pendant longtemps, se firent les dîners du Caveau moderne, société de chansonniers qui datait de 1796 et qui s'est éteinte en 1817: c'était le dernier reflet des mœurs littéraires du XVIIIe siècle, de cette gaieté un peu gauloise, de cet amour des plaisirs faciles, de ces débauches spirituelles, de cette vie d'écrivains sans ambition comme sans prétention, obscure, modeste, bourgeoise, qui est si loin de nous. Là ont chanté Piis, Parny, Desfontaines; là Désaugiers a longtemps présidé; là Béranger est venu apporter ses premiers essais.
3º Rue du Cadran ou Saint-Sauveur.--Elle s'appelait d'abord rue des Égouts et ensuite rue du Bout-du-Monde. Ce dernier nom, d'après Saint-Foix, venait d'une enseigne où l'on avait peint un os, un bouc, un duc, un monde, avec cette inscription: Au Bouc-Duc-Monde. Sous l'empire, les habitants de cette rue se crurent déshonorés de porter un nom qui pouvait faire croire aux étrangers qu'ils étaient placés aux antipodes de la capitale: ils obtinrent donc de le changer en celui du Cadran, auquel on vient de substituer le nom de Saint-Sauveur.
4º Rue Neuve-Saint-Eustache.--Elle n'est remarquable que comme ayant été construite sur l'emplacement des fossés de l'enceinte de Charles VI. Cette rue, ainsi que celles qui y aboutissent, sont principalement habitées par les marchands de tissus de coton, de mousselines, de toiles peintes, etc.
5º Rue de Cléry.--Elle est principalement habitée par des marchands de meubles et de chaises. Au nº 19 a demeuré la célèbre artiste madame Lebrun; au nº 23, le poète Ducis; au nº 27, Necker, avant qu'il fût ministre. Son hôtel qui a appartenu à la famille Périer, a été détruit pour ouvrir la rue de Mulhouse.
6º Rue Beauregard.--Cette rue faisait partie du nouveau quartier de la Ville-Neuve, bâti au XVIe siècle sur des terrains appartenant aux Filles-Dieu. En 1551, on y construisit une chapelle, qui fut détruite avec tout le quartier quand les Parisiens furent assiégés par Henri IV. La Ville-Neuve ayant été reconstruite sous Louis XIII, à la place de la chapelle on bâtit une église dédiée à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, laquelle a été réédifiée en 1828.
La rue Poissonnière aboutit aux boulevards Bonne-Nouvelle et Poissonnière. Le premier offre à peu près la même physionomie que le boulevard Saint-Denis, au moins par son côté septentrional, car il se sent du voisinage des quartiers à la mode par son côté méridional, construit récemment. On y trouve le théâtre du Gymnase-Dramatique, bâti en 1820, sur l'emplacement du cimetière Bonne-Nouvelle. Que les honnêtes bourgeois qui ont été enterrés là seraient surpris et confus, si, venant à se réveiller, ils entendaient les marivaudages qui se chantent ou se roucoulent sur leurs tombes! Au boulevard Poissonnière commence la promenade du luxe et du beau monde; l'on n'y trouve aucun édifice public.
Le faubourg Poissonnière ne date que du XVIIe siècle. C'était alors un chemin dit de la Nouvelle-France et qui était bordé de jardins, de vignes et de guinguettes. Il porta pendant longtemps le nom de Sainte-Anne, à cause d'une chapelle construite en 1657. Aujourd'hui, c'est une grande et large rue, bordée de belles maisons, riche et populeuse, mais qui n'est pas aussi animée que les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, parce qu'elle n'est pas une grande route et qu'elle ne mène qu'à Montmartre. Au nº 5 a été arrêté, le 2 août 1815, le colonel Labédoyère, dont la mort a été si funeste à la Restauration. Au coin de la rue Bergère est le Conservatoire ou École de musique et de déclamation, fondé en 1784 pour fournir des acteurs et artistes aux théâtres royaux; il fut supprimé en 1793, rétabli en 1795 pour cent quinze artistes et six cents élèves, et employé à célébrer les fêtes nationales. Au nº 76 est la caserne de la Nouvelle-France, dont une chambre a été habitée par Hoche et Lefebvre, alors sergents dans les gardes françaises. Au nº 97 est l'ancien hôtel de François de Neufchâteau, aujourd'hui occupé par la première usine à gaz qui ait éclairé la capitale.
La partie supérieure du faubourg, moins bien bâtie que la partie inférieure, est bordée à droite par le clos Saint-Lazare, et, à l'extrémité de ce clos, près de la barrière Poissonnière, on a élevé un vaste hôpital, dit du Nord ou de La Riboisière, et qui est, dit-on, un modèle pour la grandeur et la solidité des constructions, et pour la sage distribution des détails. Il renfermera six cents lits. Cette masse de bâtiments a un aspect tout à fait monumental, mais il ressemble plutôt à un palais qu'à un hôpital, et il lui manque un accessoire indispensable, des jardins. Sur l'emplacement de cet hôpital, tout près de la barrière, ont été enterrés, dans un terrain resté longtemps ignoré, la plupart des Suisses tués le 10 août.
La partie du clos Saint-Lazare qui avoisine la barrière Poissonnière avait été choisie par l'insurrection de juin pour l'une de ses deux places d'armes, à cause de sa position culminante dans le nord de Paris. Les insurgés, au moyen des matériaux et des constructions nouvelles de l'hôpital, en avaient fait un formidable réduit qui s'appuyait à l'extérieur sur la barrière, qu'ils avaient aussi fortifiée, ainsi que les communes de la Chapelle et de Montmartre, qui étaient presque entièrement soulevées.
Les rues qui débouchent dans le faubourg Poissonnière ne datent que de la dernière moitié du XVIIIe siècle: celles qui avoisinent les boulevards appartiennent aux quartiers du luxe et de la finance; celles qui avoisinent la barrière sont à peine construites et habitées.
La barrière Poissonnière conduit au hameau de Clignancourt, qui appartient à la grande commune de Montmartre. La chaussée de Clignancourt, bordée de belles maisons, renfermait récemment un jardin public, dit le Château-Rouge, qui a une célébrité historique. C'est là que le roi Joseph s'était placé, le 30 mars 1814, pour voir la bataille de Paris; c'est de là qu'il s'enfuit en ordonnant aux maréchaux de capituler. Dans le jardin du Château-Rouge a eu lieu, en 1847, le premier des banquets politiques qui devaient amener la révolution de février.
CHAPITRE VII.
LA RUE ET LE FAUBOURG MONTMARTRE.
La rue Montmartre tire son nom de la butte célèbre où elle conduit. Elle a eu trois portes: la première, de l'enceinte de Philippe-Auguste, au midi de la rue Tiquetonne, démolie en 1385; la deuxième, de l'enceinte de Charles VI, entre les rues des Fossés-Montmartre et Neuve-Saint-Eustache; la troisième, sous Louis XIII, entre les rues des Jeûneurs et Saint-Marc, démolie en 1700. Cette rue, l'une des plus commerçantes, des plus populeuses, des plus bruyantes de la ville, a participé à tous les événements de son histoire, mais sans avoir été le théâtre d'aucun fait qui mérite d'être signalé. La partie inférieure a été, dans ces dernières années, élargie et entièrement rebâtie. Sa population ne présente aucun caractère particulier: c'est un mélange du gros commerce et de la haute finance, la fin du quartier Saint-Denis et le commencement du quartier de la Banque.
Elle n'a qu'un petit nombre de monuments publics:
1º L'église Saint-Eustache, bâtie en 1532 sur l'emplacement d'une antique chapelle dédiée originairement à sainte Agnès, et qui était déjà église paroissiale en 1254; elle n'a été achevée qu'en 1642, et sa façade, qui n'est pas terminée, date de 1754. C'est un des plus vastes, des plus élevés, des plus beaux édifices religieux qui soient en France; son portail latéral, aujourd'hui complétement dégagé, est un chef-d'œuvre d'architecture gothique; quant à son portail de grande entrée, c'est un anachronisme grec du plus mauvais goût. En 1250, un moine de Cîteaux, appelé Jacob ou le maître de Hongrie, et que les pauvres regardaient comme saint et envoyé de Dieu, après avoir soulevé les campagnes contre l'orgueil et le luxe des prélats et des chevaliers, vint à Paris suivi de cent mille pastoureaux; il prêcha en l'église Saint-Eustache, et, pendant son séjour à Paris, en fit le siége de sa domination. En 1418, les Bourguignons s'étant rendus maîtres de Paris, établirent une confrérie dans cette église, et ils y firent des fêtes où ils portaient des chaperons couronnés de roses. Il n'est pas d'églises qui aient eu plus de sépultures célèbres: en effet, on y voyait celle de l'historien Du Haillan, mort en 1610; de Marie de Gournay, la fille adoptive de Montaigne; de Voiture, mort en 1648; de Vaugelas, mort en 1650; de Lamotte-Levayer, de Benserade, de Furetière, du peintre Lafosse, du maréchal de la Feuillade, du maréchal de Tourville, du ministre Fleurieu d'Armenonville, de l'illustre Chevert, etc. Le plus remarquable de ces tombeaux était celui du grand Colbert, œuvre de Tuby et de Coysevox.
2º Le marché Saint-Joseph.--Il a été construit en 1798 sur l'emplacement d'une chapelle bâtie en 1640 par le chancelier Séguier, et qui était située dans le cimetière de la paroisse Saint-Eustache. Molière en 1673, La Fontaine en 1695, Tallemant des Réaux en 1692, et plusieurs autres personnages célèbres, ont été enterrés dans ce cimetière. La chapelle devint le chef-lieu de la section Montmartre en 1772 et fut démolie en 1796. Alors les tombeaux de Molière et de La Fontaine furent transportés au musée des Augustins, et, de là, en 1820, au cimetière du Père-Lachaise.
On trouve encore dans la rue Montmartre l'hôtel d'Uzès, où fut placée, sous l'Empire, l'administration des douanes, et qui appartient aujourd'hui à la famille Delessert.
Parmi les rues qui aboutissent dans la rue Montmartre, nous remarquerons:
1º La rue du Jour.--Elle tire son nom altéré d'un séjour que le roi Charles V fit construire entre les rues Montmartre et Coquillière, et qui consistait en six corps de logis, une chapelle, un grand jardin, des écuries, un manège, etc. Cette belle demeure fut détruite sous Louis XI. On remarquait encore dans cette rue l'hôtel des abbés de Royaumont, qui fut habité par le comte de Bouteville, ce roi des raffinés d'honneur, dont l'existence turbulente finit sur la place de Grève. On sait que, proscrit pour vingt-deux duels et réfugié à Bruxelles, il jura qu'il se battrait à Paris, dans la place Royale, en plein jour: ce qu'il fit. L'hôtel Royaumont avait été, pendant qu'il l'habitait, le rendez-vous des plus fameux duellistes: «Ils s'y assembloient, dit Piganiol, tous les matins, dans une salle basse où l'on trouvoit toujours du pain et du vin sur une table avec des fleurets.» Là se formèrent le jeune Bussy, qui mourut pour Bouteville, Deschapelles, qui mourut avec lui, le commandeur de Valençay, qui tua le marquis de Cavoye et n'en fut pas moins cardinal. La rue du Jour se prolonge par la rue Oblin jusqu'à la Halle au blé, construite sur l'emplacement d'un hôtel fameux, appelé successivement de Nesle, de Bohême, d'Orléans, de la Reine, de Soissons.
«Il n'est point, dit Piganiol, de maison plus noble ni plus illustre que cet hôtel, puisque, depuis près de cinq cents ans, il a servi de demeure aux plus grands princes du monde.» Il appartenait dans le XIIIe siècle aux sires de Nesle; il passa au roi Louis IX, qui en fit présent à sa mère, et cette femme illustre y mourut. Philippe-le-Bel le donna à Charles de Valois, et Philippe VI à Jean de Luxembourg, roi de Bohême. Le roi Jean l'habita, et c'est là qu'il fit décapiter le comte d'Eu, connétable de France. Charles VI le donna à son frère le duc d'Orléans: nous en avons parlé dans l'Histoire générale de Paris (p. 31). Cet hôtel touchait alors à des écuries du roi sises rue de Grenelle, à l'hôtel de Flandre sis rue Coquillière, au séjour du roi dont nous venons de parler, au four de la couture appartenant à l'évêque de Paris, sis rue du Four. En 1494, Louis XII, alors duc d'Orléans, le donna à un couvent de filles pénitentes, qui le gardèrent jusqu'en 1572. Alors Catherine de Médicis l'acheta, ainsi que les maisons voisines, le reconstruisit avec magnificence et en fit sa demeure habituelle. Il fut alors compris entre les rues du Four, des Deux-Écus et de Grenelle; l'entrée était rue du Four; les jardins avoisinaient les rues de Grenelle et des Deux-Écus; la chapelle était rue de Grenelle; enfin, l'on avait élevé dans une cour une colonne, construite par Bullant, qui servait d'observatoire aux astrologues de la reine, et qui existe encore. C'est dans cet hôtel que, le 9 mai 1588, Catherine reçut le duc de Guise, qui venait de traverser triomphalement Paris, et que, le lendemain, eut lieu l'entrevue de ce prince avec Henri III. En 1601, cet hôtel fut vendu à la sœur de Henri IV, et, en 1604, au comte de Soissons, par lequel il passa dans la maison de Bourbon-Savoie. C'est là qu'est né ce prince Eugène, dont Louis XIV dédaigna les services et qui faillit amener la ruine de la France. En 1720, le prince de Carignan, dernier possesseur de cet hôtel, fit transférer dans ses jardins le marché aux actions de la banque de Law, qui jusqu'à ce moment s'était tenu rue Quincampoix [48]. A la mort de ce prince, qui était couvert de dettes, ses créanciers (1749) firent saisir et démolir l'hôtel; la ville de Paris acheta l'emplacement et y fit construire en 1763 un vaste édifice circulaire destiné à être la Halle au blé. La colonne de Catherine de Médicis fut conservée et adossée au monument.
2º Rue Jean-Jacques-Rousseau.--Au XIIIe siècle, elle se nommait Plâtrière et a gardé ce nom jusqu'en 1791, où celui de Rousseau lui fut donné. L'auteur d'Émile avait demeuré au quatrième étage de la maison nº 2, qui vient d'être détruite. C'est là qu'il fit les Considérations sur le gouvernement de la Pologne; c'est là que les princes, seigneurs, gens de lettres, briguaient l'honneur d'un entretien avec lui. «Il était de bon ton, dit Musset-Pathay, de le voir, de l'entendre et de se trouver sur son chemin, si l'on ne pouvait parvenir à lui faire ouvrir son galetas [49].»
Dans cette rue était l'hôtel de Flandre, construit au XIIIe siècle, près de la porte Coquillière, par Guy, comte de Flandre, et qui occupait tout l'espace compris entre les rues Jean-Jacques-Rousseau, Coquillière et des Vieux-Augustins. En 1534, il fut vendu, et une partie servit de théâtre aux confrères de la Passion, lorsqu'ils eurent quitté l'hôpital de la Trinité, et ils y attirèrent la foule avec leurs mystères. La pièce qui eut le plus de vogue est le Mystère de l'Ancien Testament, joué en 1542. L'arrêt du Parlement qui en autorise la représentation impose les obligations suivantes «aux maistres et entrepresneurs:» «Pour l'entrée du théâtre, ils ne prendront que deux sols par personne, pour le louage de chaque loge durant le dit mystère que trente écus; n'y sera procédé qu'à jours de fêtes non solennelles; commenceront à une heure après midi, finiront à cinq; feront en sorte qu'il ne s'ensuive ni scandale ni tumulte; et à cause que le peuple sera distrait du service divin et que cela diminuera les aumônes, ils bailleront aux pauvres la somme de dix livres tournois.»
La plus grande partie de l'hôtel de Flandre fut achetée au commencement du XVIIe siècle par le fameux duc d'Épernon, qui y fit bâtir un hôtel; cet hôtel fut vendu par son fils, démoli, partagé, et, sur son emplacement, on construisit les hôtels Bullion et d'Armenonville. Le fastueux hôtel Bullion, bâti en 1635, dont les galeries avaient été décorées par Vouet et Champagne, où le financier donna de si somptueuses fêtes, devint en 1780 l'hôtel des ventes publiques. Le vaste hôtel d'Armenonville, construit par le contrôleur des finances d'Hervart, qui a eu pour dernier maître le ministre d'Armenonville, est devenu, depuis 1757, l'hôtel des postes.
Il y avait encore jadis dans la rue Plâtrière une de ces institutions si communes, si nécessaires dans l'ancien régime, la communauté des religieuses de Sainte-Agnès, établie en 1678 pour l'éducation des filles pauvres. Ces religieuses vivaient d'aumônes et d'une rente de 500 livres que leur avait donnée Colbert, rente qu'elles vendirent dans l'hiver de 1709 pour acheter du pain aux pauvres filles qu'elles instruisaient.
Enfin, c'est dans la rue Plâtrière qu'est mort La Fontaine en 1695.
3º Rue de la Jussienne.--Le nom de cette rue vient, par corruption, d'une chapelle de sainte Marie l'Égyptienne, située au coin de la rue Montmartre et qui était le siége de la confrérie des drapiers de Paris. Madame Dubarry, après la mort de Louis XV, demeura pendant quelques années au nº 16 de cette rue.
La rue de la Jusienne a pour prolongement la rue Coq-Héron, où se trouvaient les hôtels des ministres Chamillart, Phélipeaux, etc.
4º Rue des Vieux-Augustins.--Des frères Augustins étant venus d'Italie en France, sous Louis IX, «le roi, dit Joinville, les pourveut et leur acheta la grange à un bourgeois de Paris et toutes les appartenances, et leur fist faire un moustier dehors la porte Montmartre.» Ces religieux ayant abandonné ce moustier, dans le XIVe siècle, pour aller s'établir sur le quai qui a pris d'eux le nom de Grands-Augustins, une rue fut ouverte sur l'emplacement de leur maison, et cette rue prit le nom de Vieux-Augustins.
5º Rue des Jeûneurs.--Son nom véritable est des Jeux-Neufs, à cause de deux jeux de boule qui y furent établis en 1643. Cette rue, à peine habitée il y a moins d'un siècle, est aujourd'hui l'un des centres du commerce des toiles peintes, indiennes, mousselines, etc.
Le boulevard Montmartre, auquel aboutit la rue de même nom, est, avec le boulevard des Italiens, la promenade du beau monde, le centre du luxe et des plaisirs de Paris. On y trouve le théâtre des Variétés, construit en 1807, les passages des Panoramas, Jouffroy, etc. Au nº 2 a demeuré Rousin, général en chef de l'armée révolutionnaire, qui périt sur l'échafaud avec les hébertistes; au nº 10 est mort Boïeldieu.
Le faubourg Montmartre n'offre rien de remarquable: depuis une vingtaine d'années, il a pris un grand accroissement et s'est transformé en un quartier de luxe et d'affaires. Il n'atteint pas, sous son nom, les barrières, mais se bifurque près de l'église Notre-Dame-de-Lorette en deux rues: la plus ancienne, dite des Martyrs, autrefois des Porcherons; la plus nouvelle, dite Notre-Dame-de-Lorette, à cause d'une église dont nous parlerons plus tard. Ces rues que la mode a prises sous son patronage depuis quelques années, et qui sont couvertes d'élégantes maisons et de petits palais, sont habitées généralement par des gens de finance, des artistes, des jeunes gens et par une classe particulière de femmes qu'on a baptisées du nom de lorettes. La rue Notre-Dame-de-Lorette est coupée par la petite place Saint-Georges, qui est ornée d'une belle fontaine et bordée de charmants hôtels: l'un d'eux est habité par M. Thiers.
Parmi les rues qui débouchent dans le faubourg Montmartre, nous remarquons:
1º Rue Grange-Batelière.--Elle tire son nom d'une maison plusieurs fois reconstruite et récemment démolie, qui était le chef-lieu d'un fief de 20 arpents, appelé Batelier, Gatelier, Bataillier (ce dernier nom vient, dit-on, des joutes qui s'y faisaient), et qui avait appartenu aux évêques de Paris. Cette rue se prolongeait récemment sous ce même nom et en tournant à angle droit jusque sur le boulevard des Italiens: on vient de donner à cette partie de son parcours le nom de Drouot. Là, au nº 6, se trouve l'hôtel d'Augny, bâti par un fermier général de ce nom, qui y déploya la plus scandaleuse magnificence. Cet hôtel devint, sous le Directoire, une maison de jeu et de plaisir; sous l'Empire, le salon des étrangers, cercle très-brillant, où le jeu attirait les riches, les nobles, les oisifs. C'est là que se tinrent en 1827 les réunions des députés de l'opposition, dont les résolutions amenèrent la révolution de 1830. Il appartint ensuite au banquier Aguado, puis au comptoir Ganneron, et a renfermé pendant quelque temps la mairie du deuxième arrondissement.
2º Rue Geoffroy-Marie.--Cette rue a été ouverte récemment sur les terrains dits de la Boule-Rouge, qui appartenaient à l'Hôtel-Dieu, d'après la donation suivante: «A tous ceux qui ces présentes lettres verront, l'official de la cour de Taris, salut en Notre-Seigneur: savoir faisons que, par-devant nous, ont comparu Geoffroy, couturier de Paris, et Marie, son épouse, lesquels ont déclaré que, naguère, ils avoient, tenoient et possédoient de leurs conquêts une pièce de terre contenant environ huit arpents, sise aux environs de la grange appelée Grange-Bataillère, hors des murs de Paris, à la porte Montmartre, chargée de huit livres parisis de cens, payables chaque année, lesquels huit arpents de terre, lesdits Geoffroy et Marie ont donnés, dès maintenant et à toujours, aux pauvres de l'Hostel-Dieu de Paris... En récompense de laquelle chose, les frères dudit Hostel-Dieu ont concédé aux-dits Geoffroy et Marie, à perpétuité, la participation qu'ils ont eux mêmes aux prières et aux bienfaits qui ont été faits et qui se feront à l'avenir audit Hostel-Dieu. Ont également promis lesdits frères de donner et de fournir, en récompense de ce qui précède, aux-dits Geoffroy et Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce qui leur sera nécessaire en vêtements et en nourriture à l'usage desdits frères et sœurs, de la même manière et suivant le même régime que lesdits frères et sœurs ont l'habitude de se vêtir et nourrir. Le 1er août 1260.»
3º Rue de la Victoire.--C'était encore, au commencement du XVIIIe siècle, la ruelle des Postes, la ruelle Chanterelle ou Chantereine, ruelle infecte et pleine de marécages. Vers la fin de ce siècle, elle commença à se peupler, et ce fut grâce aux prodigalités des grands seigneurs qui y bâtirent des petites maisons pour leurs maîtresses. La Duthé et la Dervieux y avaient des hôtels. Sous le Directoire, on y construisit (nº 36) le théâtre Olympique ou des troubadours, qui attira la jeunesse dorée et les merveilleuses de ce temps, et où l'on vit souvent les élégantes habitantes du quartier, madame Tallien, qui demeurait rue Cerutti; madame Récamier, qui demeurait rue de la Chaussée-d'Antin; madame Beauharnais, qui demeurait rue Chantereine. Celle-ci habitait, au nº 56, un hôtel qui avait appartenu à Talma, après avoir été bâti par Condorcet et qui fut acheté par Bonaparte, pendant sa campagne d'Italie, pour la somme de 180,000 livres. C'est là que le vainqueur de Rivoli, après le traité de Campo-Formio, alla cacher sa gloire et ses projets. Quelques jours après son arrivée, le 29 décembre 1797, l'administration centrale du département de la Seine donna à la rue Chantereine le nom de la Victoire, mais telle était alors la modestie affectée par Bonaparte qu'elle se crut obligée de dissimuler sous quelques phrases républicaines l'honneur qu'elle voulait lui faire, et son arrêté disait simplement: «L'administration centrale du département, considérant qu'il est de son devoir de faire disparaître tous les signes de royauté qui peuvent encore se trouver dans son arrondissement, voulant aussi consacrer le triomphe des armées françaises par un de ces monuments qui rappellent la simplicité des mœurs antiques; ouï le commissaire du pouvoir exécutif, arrête que la rue Chantereine portera le nom de rue de la Victoire.» C'est dans son petit hôtel de la rue Chantereine que tous les partis vinrent trouver Napoléon, et, suivant son expression, sonner à sa porte; c'est là que fut conçue l'expédition d'Égypte; c'est de là qu'il partit, avec un cortége de généraux et d'officiers, pour faire le 18 brumaire. Le petit hôtel Bonaparte fut vendu sous l'Empire et a passé depuis cette époque à divers propriétaires.
Le faubourg Montmartre aboutit par les barrières Rochechouart, des Martyrs et Blanche à la butte Montmartre (mons Martis ou mons Martyrum). Une tradition populaire et qui ne manque pas de vraisemblance voulait que saint Denis et ses compagnons y eussent souffert le martyre, vers l'an 250, près d'un temple de Mars ou de Mercure, dont au XVIIe siècle on croyait encore voir les restes. Dès le VIIe siècle, il y avait sur cette montagne une église dédiée à saint Denis et qui devint en 1134 une abbaye de Bénédictines fondée par Louis VI. La veuve de ce roi s'y retira et y mourut. Henri IV, lorsqu'il assiégea Paris, y établit son quartier général, et les religieuses s'y livrèrent avec les seigneurs de son armée aux plus grands désordres. Il reste à peine aujourd'hui quelques débris de murailles de cette abbaye.
La butte Montmartre est entièrement composée de dépôts de calcaire et de gypse, avec lesquels Paris a été construit: elle a été tellement creusée, fouillée, évidée pour en tirer ces précieuses pierres, qu'elle semble ne porter que par miracle la commune populeuse et pittoresque qui est assise sur ses croupes. Les carrières de Montmartre seront éternellement célèbres en géologie pour avoir fourni à Georges Cuvier les débris fossiles avec lesquels il a reconstruit la plupart des animaux antédiluviens.
CHAPITRE VIII.
QUARTIER DU PALAIS-ROYAL, DE LA BOURSE ET DE LA PLACE VENDÔME.
Jusqu'ici, nous avons trouvé de grandes voies de communication partant de la place de Grève, des halles ou de leurs environs, c'est-à-dire du Paris de Louis-le-Gros, et rayonnant jusqu'aux barrières, où elles se continuent par de grandes routes. Il ne nous reste plus qu'une seule voie de ce genre, c'est la rue et le faubourg Saint-Honoré. Tout l'intervalle entre cette rue artérielle et les rue et faubourg Montmartre, que nous venons de décrire, est une ville nouvelle, qui date, pour la partie qui s'étend jusqu'aux boulevards, de deux siècles à peine, pour la partie qui est au delà des boulevards, de moins d'un siècle. Cette ville nouvelle est devenue le centre fictif de la capital, le chef-lieu de son commerce et de son luxe, sa partie la plus riche et la plus fréquentée. Nous appellerons la première partie de ce Paris moderne quartier du Palais-Royal, de la Bourse et de la place Vendôme; le deuxième, quartier de la Chaussée-d'Antin. Dans ces quartiers nouveaux, nous ne trouverons plus les rues des quartiers que nous venons de visiter, étroites, tortueuses, dont la laideur est si pittoresque, dont l'aspect sombre et humide ramène si fortement la pensée sur les temps anciens, sur les mœurs, les souffrances, les plaisirs de nos pères, rues la plupart tristes et pauvres, mais pour lesquelles on se sent pris d'affection et de respect, qui sont pleines de tant de souvenirs, riches de leurs vieilles églises, belles de leurs vieilles maisons, glorieuses des grands noms qu'elles rappellent. Dans le nouveau Paris, les rues sont droites, larges, bien bâties; les maisons sont belles, régulières, construites en pierre, ornées de sculptures, renfermant de riches appartements; la population y est brillante et ne parait occupée que de luxe et de plaisirs; les théâtres, les cafés, les salles de bal s'y rencontrent à chaque pas; les boutiques y sont devenues des salons d'exposition resplendissants d'or, de velours et de glaces. Tout cela est beau et atteste magnifiquement les progrès matériels de notre époque, mais tout cela manque de la poésie des souvenirs; tout cela éblouit et n'inspire pas d'émotion profonde; on sent, au milieu de toutes ces richesses, une splendeur factice, les efforts tourmentés d'une société ou tout est donné à l'éclat et à l'apparence, enfin les œuvres d'une époque livrée à l'amour du gain, pleine d'indifférence morale, passionnée uniquement pour le plaisir.
Le quartier du Palais-Royal, de la Bourse et de la place Vendôme comprend un triangle dont les trois côtés, à peu près égaux, sont formés par les rues Croix-des-Petits-Champs et Notre-Dame-des-Victoires, les boulevards depuis la rue Montmartre jusqu'à la Madeleine, la rue Saint-Honoré. Cette dernière rue ayant été la grande voie de réunion de la ville nouvelle à l'ancien Paris, les rues principales de ce triangle lui sont perpendiculaires: ce sont celles que nous allons décrire et dont l'histoire nous donnera celle de tout le quartier. Nous subdiviserons donc ainsi ce chapitre: 1º la rue Croix-des-Petits-Champs, la place des Victoires et la rue Notre-Dame-des-Victoires; 2º le Palais-Royal, la rue Vivienne et la place de la Bourse; 3º la rue Richelieu; 4º les rues Sainte-Anne et de Grammont; 5º la place Vendôme et la rue de la Paix; 6º la rue Royale et la Madeleine.
I.
Rue Croix-des-petits-champs, place des victoires et rue Notre-Dame-des-victoires.
La rue Croix-des-Petits-Champs date du XVIe siècle: elle a pris son nom des terrains où elle a été ouverte et d'une croix qui était placée à son extrémité, près de la muraille de la ville. C'est dans cette rue que la famille de la Force fut massacrée à la Saint-Barthélémy, et que le cadet de cette famille échappa aux assassins comme par miracle. On y trouve les bâtiments de la Banque de France, dont l'entrée principale est rue de la Vrillière et qui est établie dans l'ancien hôtel de Toulouse. Cet hôtel avait été bâti en 1620 par Phélipeaux de la Vrillière, sur les dessins de François Mansard; il fut acheté en 1713 par le comte de Toulouse, fils naturel de Louis XIV, qui y fit de grands embellissements [50], et il passa à sa postérité. La révolution y trouva le duc de Penthièvre, la princesse de Lamballe, le poëte Florian. Devenu en 1793 propriété nationale, il fut d'abord consacré à l'imprimerie du gouvernement, puis vendu en 1811 à la Banque de France, qui jusqu'alors avait habité l'hôtel Massiac, sur la place des Victoires. Les appartements intérieurs et surtout la galerie ont gardé leur ancienne magnificence: ils sont ornés de tableaux des grands maîtres. Les bâtiments viennent d'être agrandis. La Banque de France a été fondée en 1803; les révolutions de 1814, de 1830 et de 1848 ont démontré que c'est le plus sage et le plus solide établissement de crédit qui soit en Europe.
La place des Victoires a été ouverte sur l'emplacement de l'hôtel de la Ferté-Senneterre et de l'ancienne muraille de la ville, dans un quartier si désert encore dans le milieu du XVIIe siècle, qu'on y volait en plein jour, et qu'une rue voisine en a pris le nom de Vide-Gousset. Sa construction, faite sur les dessins de Hardouin Mansard, est due au duc de la Feuillade, l'un des plus illustres seigneurs de la cour de Louis XIV, qui voulut y élever un monument à la gloire de son maître. Ce monument se composait d'un groupe en bronze doré, œuvre de Vanden-Bogaert, dit Desjardins, représentant le roi, couronné par la Victoire; le piédestal était décoré de bas-reliefs représentant les grandes actions de Louis jusqu'à la paix de Nimègue et de quatre figures colossales de nations vaincues. Autour de ce groupe étaient quatre colonnes de marbre portant quatre fanaux. Ce monument remarquable fut inauguré en 1686 avec des cérémonies pompeuses: «La Feuillade, dit Choisy, fit trois tours à cheval à la tête du régiment des gardes avec toutes les prosternations que les païens faisoient autrefois devant les statues de leurs empereurs.» Quelques jours avant la fédération du 14 juillet, les figures des nations vaincues furent portées à l'hôtel des Invalides, dont elles ornent encore la façade. Après le 10 août, tout le monument fut détruit, et l'on éleva à sa place une pyramide en l'honneur des citoyens tués aux Tuileries. En 1800, cette pyramide fut abattue, et remplacée en 1806 par une statue de Desaix, colossale, complètement nue, et dont le costume déplut tant aux bourgeois du quartier qu'on la couvrit de planches. En 1814, cette statue fut détruite, et à sa place l'on a élevé en 1822 une statue équestre de Louis XIV, œuvre très-lourde de Bosio, que les révolutions de 1830 et de 1848 ont dignement respectée.
La place des Victoires, dont les bâtiments sont uniformément décorés, était, dès le temps de Saint-Simon, habitée par des hommes de finance; car, si l'on en croit cet historien, un proverbe parisien disait: «Henri IV est avec son peuple sur le Pont-Neuf, Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale, Louis XIV avec les maltôtiers à la place des Victoires.» Aujourd'hui, elle est principalement occupée par des marchands de châles et de soieries.
La rue la plus importante qui aboutit à la place des Victoires est la rue Neuve-des-Petits-Champs, qui coupe en deux parties égales le grand triangle dont nous avons parlé précédemment. Cette rue, très-fréquentée et qui n'a de neuf et de champêtre que son nom, est la principale artère de tout ce quartier de commerce et d'affaires. Dans le XVIIe siècle, elle avait l'insigne honneur de posséder les demeures de trois grands hommes d'État: 1º l'hôtel Colbert, au coin de la rue Vivienne; il fut bâti par Bautru, acheté en 1665 par Colbert, qui y mourut en 1683 [51], habité par Seignelay, acheté en 1713 par le duc d'Orléans, qui y mit ses écuries; son emplacement est occupé par des maisons particulières et la galerie Colbert. 2º L'hôtel Mazarin, à l'autre coin de la rue Vivienne et dont nous parlerons plus tard. 3º L'hôtel de Lionne, situé au coin de la rue Sainte-Anne: il fut bâti par Hugues de Lionne, acheté en 1703 par le chancelier Pontchartrain, et assigné par Louis XV pour demeure au contrôleur général des finances; son emplacement est occupé par des maisons particulières, le passage Choiseul et la place Ventadour. On trouve sur cette place un beau théâtre bâti en 1826 et occupé aujourd'hui par l'Opéra-Italien.
La rue Notre-Dame-des-Victoires, appelée dans le XVIIe siècle le chemin herbu, parce qu'elle était presque déserte, est aujourd'hui l'une des plus fréquentées à cause des Messageries impériales, qui y sont situées, et de la Bourse, où elle conduit. Elle doit son nom à une église qui faisait partie d'un couvent fondé en 1619 pour les Augustins déchaussés, vulgairement appelés Petits-Pères. Cette église, dédiée par Louis XIII à la Vierge pour ses victoires sur les protestants, a été reconstruite en 1656 et achevée seulement en 1740; elle renfermait les tombeaux de Michel Lambert et de Lulli. Pendant la révolution, elle a servi de local à la Bourse. Le couvent des Petits-Pères était remarquable par ses vastes bâtiments, sa riche bibliothèque, son cabinet de médailles et d'antiquités, sa galerie de tableaux[52].
Dans la rue Notre-Dame-des-Victoires se trouvait l'hôtel de Samuel Bernard, ce fameux financier à qui Louis XIV fit la cour pour lui emprunter quelques millions, et c'est là qu'il maria ses filles aux Biron, aux Molé, aux Lamoignon, avec une magnificence qui fut le scandale de tout Paris.
II.
Le Palais-Royal, la rue Vivienne et la Bourse.
§ Ier.
Le Palais-Royal.
Le Palais-Royal occupe l'emplacement de constructions romaines qui, probablement, appartenaient à quelque grande villa; les fouilles faites en ce lieu dans le siècle dernier ont amené la découverte de deux bassins ou réservoirs qui paraissaient correspondre avec un aqueduc venant de Chaillot. Au XIVe siècle, la partie voisine de la rue Saint-Honoré était occupée par l'hôtel d'Armagnac, qui appartenait au célèbre connétable massacré en 1418; l'emplacement du jardin était traversé par le mur d'enceinte de Charles VI, qui partait de la place des Victoires et aboutissait dans la rue Saint-Honoré à la rue du Rempart. Au XVIe siècle, l'hôtel d'Armagnac était devenu l'hôtel de Rambouillet et avait dans son voisinage l'hôtel de Mercœur. En 1624, le cardinal de Richelieu acheta ces deux hôtels [53] et fit abattre la partie du mur de la ville qui les avoisinait. Cinq ans après, il fit construire sur ce vaste emplacement, d'après les dessins de Lemercier, une habitation très-irrégulière et qui n'avait rien de monumental, mais dont l'intérieur était magnifiquement décoré et distribué, où toutes les merveilles du goût et des arts avaient été prodiguées. La porte principale était décorée des armes de Richelieu avec cette inscription, objet de scandale pour les grammairiens, qui épuraient alors si rigoureusement notre langue: Palais-Cardinal. Outre une chapelle, dont les ornements étaient en or massif, outre une bibliothèque, des collections de tableaux, de statues, d'antiquités, de curiosités naturelles, les parties les plus importantes de ce palais étaient: à droite, deux galeries; l'une, peinte par Philippe de Champaigne et représentant les grandes actions du cardinal; l'autre, ornée des portraits des hommes illustres de la France, peints par Champaigne, Vouet et d'Egmont; à gauche, une salle de spectacle qui pouvait contenir trois mille personnes: «Elle étoit réservée, dit Sauval, pour les comédies de pompe et de parade, quand la profondeur des perspectives, la variété des décorations, la magnificence des machines y attiroient Leurs Majestés et la cour; c'est le théâtre de France le plus commode et le plus royal.» Ce théâtre fut inauguré en 1639 par la représentation de Mirame, tragédie composée par Richelieu lui-même avec l'aide de Desmarets, et qui fut jouée en présence du roi, de la reine et de toute la cour [54].
C'est dans cette magnifique demeure que Richelieu mourut le 4 décembre 1642; il en avait fait don par testament à Louis XIII; mais celui-ci n'eut pas le temps d'en prendre possession, et ce fut sa veuve, Anne d'Autriche, qui vint l'habiter avec ses deux fils le 7 octobre 1643. Le Palais-Cardinal prit alors le nom de Palais-Royal. Louis XIV occupa l'appartement de Richelieu, situé entre les deux galeries; on bâtit un appartement au duc d'Orléans au moyen de la galerie des grandes actions du cardinal, qui fut détruite; quant à Anne d'Autriche, elle se fit du côté du jardin un séjour aussi riche qu'élégant, entièrement orné de peintures, «et qui fut longtemps la merveille et le miracle de Paris.» Le Palais-Royal devint alors le théâtre de fêtes nouvelles: la plus pompeuse eut lieu en 1645 pour le mariage de Marie de Gonzague avec Ladislas IV, roi de Pologne. Mais à ces fêtes succédèrent bientôt les troubles de la Fronde et la fuite de la cour: «Dans la nuit du 6 janvier 1649, la reine, le roi et Monsieur, dit Mme de Motteville, descendirent par un petit escalier dérobé qui de l'appartement de la reine alloit dans le jardin, et, sortant par cette petite porte qui est par delà le rond d'eau, montèrent dans les carrosses qui les attendoient.» Après la paix de Ruel, la cour rentra au Palais-Royal. Le 18 janvier 1650, les princes de Condé, de Conti et de Longueville y furent arrêtés dans la galerie de la reine, conduits par le petit escalier dérobé dans le jardin, et de là, par la porte Richelieu, au château de Vincennes. La guerre civile recommença; la cour quitta encore Paris et n'y rentra que le 21 octobre 1652; mais ce jour-là même Louis XIV abandonna la résidence du Palais-Royal, qui lui rappelait les insultes de la Fronde, et il céda cette habitation à la reine d'Angleterre, veuve de Charles 1er. Celle-ci y demeura jusqu'en 1661, où fut célébré dans ce palais le mariage de sa fille Henriette avec le duc d'Orléans. Alors le Palais-Royal devint la demeure des nouveaux époux et le séjour d'une cour brillante; mais ce ne fut qu'en 1692 qu'il fut donné au duc d'Orléans en toute propriété et à titre d'apanage; alors on y ajouta l'hôtel Brion, situé rue Richelieu, que l'on détruisit quelques années après et sur l'emplacement duquel on construisit, d'après les dessins de Mansard, une magnifique galerie qui fut peinte par Coypel. La grande salle de spectacle fut comprise dans le don fait au frère du roi: en 1660, Louis XIV avait autorisé Molière à y jouer avec sa troupe; c'est là que notre grand comique fit représenter ses principaux chefs-d'œuvre; c'est là que, le 17 février 1673, il fut pris, en jouant le Malade imaginaire, du mal dont il mourut la nuit suivante. Alors la salle fut donnée à Lulli, qui y plaça l'Académie royale de musique, et ce spectacle y est resté jusqu'en 1763.
En 1701, Philippe, duc d'Orléans (le régent), étant devenu maître du Palais-Royal, y fit des changements considérables: il le décora principalement des tableaux des plus grands peintres, «en sorte, dit Piganiol, que le cabinet qu'il en a laissé est le plus curieux et le plus riche qu'il y ait au monde.» Ce palais fut le théâtre ordinaire de ses orgies et de ses fameux soupers: «Les soupers du régent, dit Saint-Simon, étoient toujours avec des compagnies fort étranges, avec ses maîtresses, quelquefois des filles de l'Opéra, souvent avec la duchesse de Berry, quelques dames de moyenne vertu et quelques gens sans nom, mais brillant par leur esprit et leur débauche. La chère y étoit exquise; les galanteries passées et présentes de la cour et de la ville, les vieux contes et les disputes, rien ni personne n'y étoit épargné. On buvoit beaucoup et du meilleur vin; on s'échauffoit, on disoit des ordures à gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avoit fait du bruit et qu'on étoit bien ivre, on alloit se coucher.» C'est là que, en 1717, le régent reçut la visite de Pierre-le-Grand; c'est là que, en 1720, il donna asile à Law, poursuivi par une émeute populaire; c'est là que, en 1721, il reçut l'ambassade extraordinaire du sultan et célébra le mariage d'une de ses filles avec le prince des Asturies; c'est là enfin qu'il mourut, en 1723, frappé d'apoplexie dans les bras de la duchesse de Phalaris.
Son fils et son petit-fils y passèrent une vie presque ignorée. En 1763, le grand théâtre de l'Opéra fut consumé par un incendie qui détruisit une partie de l'aile gauche du palais. Il fut reconstruit par la ville de Paris, qui en avait la propriété depuis 1737; mais, à la demande du quatrième duc d'Orléans, ce fut hors du palais, sur l'emplacement actuel de la rue de Valois et près de la cour des Fontaines: on y entrait par un cul-de-sac qui s'ouvrait sur la rue Saint-Honoré. Alors furent bâties l'aile gauche et la façade actuelle du palais. Ce fut dans cette demeure ainsi restaurée que le duc d'Orléans reçut les visites de Franklin et de Voltaire; c'est là qu'il fêta Christian VII, roi de Danemark. En 1780, ce prince ayant épousé secrètement Mme de Montesson, abandonna le Palais-Royal et le céda par avancement d'hoirie à son fils, le duc de Chartres (Philippe-Égalité), et celui-ci songeait à y faire de grands changements lorsque la salle de l'Opéra à peine rebâtie depuis quatorze ans, fut de nouveau consumée par un incendie. La ville ne voulut pas reconstruire l'Opéra, sur cet emplacement incommode, et elle le transféra sur les boulevards, dans une salle provisoire, qui est aujourd'hui le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Alors le duc de Chartres, qui se trouvait embarrassé dans sa fortune, profita de la circonstance pour transformer son palais et payer ses dettes en faisant une spéculation financière.
Richelieu avait adjoint à sa demeure un grand jardin, qui était borné par les rues Richelieu, des Petits-Champs et des Bons-Enfants. Ce jardin était très-irrégulier, et n'avait de remarquable qu'un rond d'eau de 40 toises de diamètre, une belle allée de marronniers plantés, dit-on, par le cardinal lui-même, où il aimait à méditer et d'où Louis XIV enfant entendit le grondement des barricades de 1648. En outre, il y avait, sur l'emplacement actuel du Théâtre-Français, un petit jardin dit des Princes. En 1730, le grand jardin fut replanté sur un nouveau dessin par le duc d'Orléans, fils du régent, mais on conserva la grande allée; «Deux belles pelouses, dit Saint-Victor, bordées d'ormes en boule, accompagnaient de chaque côté un grand bassin placé dans une demi-lune ornée de treillages et de statues en stuc. Au-dessus de cette demi-lune régnait un quinconce de tilleuls, dont l'ombrage était charmant; la grande allée surtout formait un berceau délicieux et impénétrable au soleil; toutes les charmilles étaient taillées en portique.» Ce beau lieu devint alors la promenade la plus fréquentée de Paris: il n'était pas pourtant complétement public, mais la plupart des maisons des rues Richelieu, des Petits-Champs, des Bons-Enfants ayant, depuis l'origine du palais, des entrées particulières dans ce jardin, il était le rendez-vous d'une société d'élite, de jolies femmes, de jeunes seigneurs, de gens de lettres, d'oisifs de tout genre, qui se pressaient dans la grande allée, au pied d'un énorme marronnier, dit l'arbre de Cracovie: c'était là qu'étaient discutés et critiqués avec autant de liberté que d'esprit les plans de campagne, les édits financiers et la politique générale de l'Europe. «Là on se regarde, dit Mercier, avec une intrépidité qui n'est en usage dans le monde entier qu'à Paris, et à Paris même, que dans le Palais-Royal. On parle haut, on se coudoie, on s'appelle, on nomme les femmes qui passent, leurs maris, leurs amants; on se rit presque au nez, et tout cela se fait sans offenser, sans vouloir humilier personne.»
C'est ce beau jardin, tant aimé des Parisiens, que le duc d'Orléans détruisit, malgré les sarcasmes de la cour, malgré les procès des propriétaires voisins; à sa place il fit ouvrir les rues de Valois, de Beaujolais et de Montpensier, entoura l'espace restant de trois côtés de constructions uniformes percées de galeries d'une architecture élégante, et bâtit, sous les galeries, des boutiques qui forment aujourd'hui le plus beau bazar qui soit en Europe. L'intérieur fut planté d'arbres, qui, depuis soixante-dix ans et malgré les renouvellements annuels, refusent de former des allées touffues; et l'on remplit le milieu de ce simulacre de jardin par un cirque à demi-souterrain, décoré en treillages, destiné à des spectacles et à des cafés: ce cirque devint en 1790 le club des Amis de la vérité, dans lequel l'évêque girondin Fauchet débita bien des utopies et des rêves que le saint-simonisme a rajeunis; il fut brûlé en 1799 et remplacé par des parterres. Quant au quatrième côté de ces nouvelles constructions, il devait appartenir au palais du prince et se composer d'une colonnade à jour supportant des appartements; mais il ne fut pas fait: à sa place, le duc d'Orléans fit élever provisoirement des hangars en bois qui formaient trois rangées de boutiques séparées les unes des autres par deux promenoirs grossiers et dont le sol n'était pas même nivelé. C est là ce camp des Tartares, ces fameuses galeries de bois, qui ont joué un rôle de premier ordre dans l'histoire de Paris: hideuses et poudreuses constructions, où, pendant quarante ans, la licence, le commerce, les plaisirs, les lettres se sont donné rendez-vous.
Tout le palais fut aussi bouleversé et changé. On démolit presque entièrement l'aile droite et principalement la galerie de Mansard et de Coypel; à la place du jardin des Princes on construisit une salle de spectacle dite d'abord des Variétés amusantes, qui devint le théâtre de la Liberté en 1791, le théâtre de la République en 1793, enfin où fut transféré en 1799 le Théâtre-Français, qui y est resté; on sait quels jours de gloire et de splendeur il y a trouvés avec Talma, Mars, Georges, Duchesnois, et récemment avec Mlle Rachel. Au coin des rue Beaujolais et Montpensier, dans les nouvelles galeries du Palais-Royal, on construisit le théâtre Beaujolais pour un spectacle de marionnettes destiné à amuser les fils du duc d'Orléans. Ce théâtre fut vendu en 1787 à une entrepreneuse de spectacles, Mlle Montansier, qui le fit agrandir, et on y joua tragédies, comédies, opéras. En 1793, il devint le théâtre à la mode, et fut, pendant dix ans, moins pour ses pièces et ses acteurs que pour les exhibitions licencieuses et les conversations spirituelles de son foyer, le rendez-vous des jolies femmes, des auteurs, des officiers, de tous les gens de plaisir, même des hommes politiques, car la salle Montansier a eu sa part des orgies du Directoire. En 1806, ce théâtre fut fermé à la demande du Théâtre-Français, et l'on construisit pour ses acteurs, sur le boulevard Montmartre, la salle actuelle des Variétés. Alors la salle Montansier fut occupée successivement par des danseurs de corde, des chiens savants, un café-spectacle, etc. Enfin, en 1831, elle fut rouverte sous le nom de théâtre du Palais-Royal, et elle n'a pas cessé d'attirer un public peu délicat par des pièces dignes de sa vie passée.
Cependant le duc d'Orléans ne vit pas achever les transformations qu'il avait commencées au Palais-Royal; on sait que, en 1789, le jardin devint le centre de toutes les réunions politiques, le foyer de toutes les agitations, enfin le forum de la révolution; on sait que là, à la voix de Camille Desmoulins, éclata l'insurrection du 12 juillet. Le 4 avril 1793, le duc d'Orléans fut arrêté dans son palais, traduit le 6 novembre devant le tribunal révolutionnaire et condamné à mort. La charrette qui le conduisait à l'échafaud s'arrêta sur la place du Palais-Royal, et, pendant quelques minutes, le condamné contempla sans émotion ce théâtre de sa grandeur, de ses plaisirs, de ses ambitieux projets. Le palais fut alors réuni au domaine de l'État et loué à des cafés, des restaurants, des banques de jeu, qui le mutilèrent et le dégradèrent. Le Théâtre-Français, la cour des Fontaines, plusieurs maisons des galeries furent vendus par les créanciers du prince. Les galeries continuèrent à être le rendez-vous des politiques, des agioteurs, des débauchés et principalement des ennemis de la République; plusieurs fois pendant la terreur, elles furent enveloppées et fouillés par les section armées, qui y firent de nombreuses arrestations; plusieurs fois il fut question de les détruire ou de les convertir en casernes. La tribune de la Convention retentissait chaque jour d'invectives contre «cet infâme repaire du royalisme, ce lieu de prostitution et de brigandage, où la famine et la contre-révolution s'opèrent, cette caverne de scélérats et de conspirateurs, ce réceptacle de tout ce qu'il y a de plus impur, de plus immoral, de plus royaliste dans tous les égouts de la République.» En 1800, le palais fut délivré de ses locataires; on installa à leur place le Tribunat, dans une salle construite à cet effet, et qui a été ensuite convertie en chapelle. On y transporta aussi en 1804 la Bourse et le Tribunal de commerce. Après la suppression du Tribunat, le palais fut abandonné et ne reçut aucune destination jusqu'en 1814, où il fut rendu à l'héritier de ses premiers maîtres. Celui-ci y commença quelques restaurations, que la révolution du 20 mars interrompit. Alors la famille d'Orléans retourna dans l'exil, et, pendant les Cent-Jours, le palais fut occupé par Lucien Bonaparte.
L'époque des deux invasions est l'époque la plus brillante des galeries du Palais-Royal, qui devinrent alors plus que jamais une sorte de Paris dans Paris, un centre de vie, de plaisirs, de luxe, d'enivrements de tout genre. Toute l'Europe s'y précipita, et les étrangers dépensèrent le butin de leurs conquêtes dans ses cafés, ses mauvais lieux, ses maisons de jeu, ses boutiques. Nul plaisir n'était bon, nul bijou n'avait de prix, nulle marchandise n'était à la mode, s'ils ne sortaient du Palais-Royal. Parmi les lieux publics qui acquirent alors une renommée historique, nous devons citer: 1º le café Corazza, où, dit-on, se fit la conspiration thermidorienne; 2º le café de Foy, plus ancien que les galeries, fréquenté spécialement par les artistes, qui fut longtemps la scène où trôna Karle Vernet: c'est en face de ce café que Camille Desmoulins fit son appel aux armes; 3º le café Valois, plus ancien que les galeries, qui fut pendant la révolution le rendez-vous des royalistes, des vendéens, des émigrés, rentrés et qui garda cette clientèle pendant la Restauration (il n'existe plus); 4º le café Lemblin, fréquenté sous la Restauration par les bonapartistes et qui n'existe plus; 5º le café de la Rotonde, où se tenait la société du Caveau, dont nous avons déjà parlé; 6º le café de Chartres, où les girondins et les montagnards entamèrent leurs premières luttes: au-dessus de ce café demeurait Mlle Montansier, dont le salon a réuni presque toutes les célébrités de la terreur, les pourris de thermidor et du Directoire, principalement Barras, qui en faisait les honneurs. Ce coin de Paris a eu sur les événements de notre histoire, depuis 1793 jusqu'en 1799, une influence occulte très-puissante: plus d'une conspiration y a été ourdie, plus d'une révolution y a été préparée, plus d'une réputation politique en est sortie: de là partaient la plupart des bandes muscadines qui faisaient la chasse aux Jacobins. Mlle Montansier est morte dans cet appartement en 1820, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
La grande vogue du Palais-Royal dura jusqu'en 1830. Le duc d'Orléans, pendant cette période, avait entrepris de restaurer le palais de ses pères, et il était parvenu, avec une dépense de 12 millions, à faire un tout régulier et plein de grandeur de cet amas de constructions disparates et inachevées. Les affreuses galeries de bois, avec leurs boutiques de modistes et de libraires, leur population de prostituées, leurs baraques de singes savants, avaient disparu et fait place à la belle galerie d'Orléans; les marchands et leurs étalages étaient contraints de rentrer dans leurs boutiques; les maisons de jeu et de débauche avaient été fermées; enfin le Palais-Royal avait pris l'air décent, régulier, magnifique qu'il a aujourd'hui. Ce fut alors qu'une dynastie nouvelle en sortit à travers les barricades de Juillet. Nous avons dit ailleurs le rôle que joua le Palais-Royal dans cette révolution et pendant les années qui la suivirent. Le 1er octobre 1831, le nouveau roi quitta, pour aller occuper les Tuileries, cette belle résidence. Le 24 février 1848, le peuple l'envahit et la dévasta avec une fureur sauvage: tableaux, meubles, glaces, bijoux, tout fut jeté par les fenêtres, déchiré et brûlé. Le Palais-Royal, aujourd'hui restauré, est la demeure du prince Jérôme Napoléon. Quant aux galeries, depuis qu'elles ont été contraintes à être honnêtes et dépouillées de leurs mauvais lieux, la vie et le commerce semblent s'en éloigner. Paris s'en va sur les boulevards; mais qu'il faudra de temps encore avant que ce magnifique bazar, cette belle promenade, ce rendez-vous commun à tous les coins de la France, cesse d'être un théâtre de plaisirs, de luxe, de civilisation!