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Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers: Espagnols, Anglais, Flamands, Hollandais et Allemands et de leurs relations avec les artistes

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Commencements de Velasquez à la cour.—Portraits de Gongora, de Juan de Fonseca et du jeune roi Philippe IV.

1622—1623

Velasquez avait atteint sa vingt-troisième année; il venait d'épouser Juana Pacheco, lorsque, pour se perfectionner dans son art, il résolut d'aller étudier à l'Escurial, ce Vatican de l'Espagne, les œuvres des maîtres italiens, flamands et espagnols qui, depuis Philippe II, avaient contribué à l'embellissement de ce couvent royal. Il partit de Séville dans le mois d'avril 1622, et après s'être arrêté quelque temps à l'Escurial, il se rendit à Madrid. Il y fut amicalement accueilli par les deux frères don Luis et don Melchior de l'Alcazar, ses compatriotes, et aussi par don Juan de Fonseca, huissier du rideau[90], grand amateur de peinture. À ce premier voyage, Velasquez ne put obtenir la permission de faire le portrait du roi, bien qu'il l'eût sollicitée: mais, à la demande de son beau-père Pacheco, il fit celui de Louis Gongora, qui eut beaucoup de succès[91]. Le personnage était bien choisi pour attirer l'attention sur l'artiste à ses débuts. Louis de Gongora était un poëte bizarre, à force de vouloir trouver l'originalité: affectant de mépriser les poëtes et les écrivains espagnols qui l'avaient précédé, il avait conçu l'idée de créer un nouveau style poétique qu'il appelait Estilo culto, style visant à l'effet, précieux, guindé, violant toutes les règles reçues. C'est dans cette manière qu'il écrivit ses Solitudes, Soledades, son Polyphème et plusieurs autres ouvrages[92]. Bien que ces poëmes fussent plutôt composés de mots pompeux que de pensées, ils excitèrent, comme tout ce qui est nouveau, la curiosité du public, et firent naître des imitations encore plus déraisonnables. On appelait ce genre le nouvel art, et Gongora, qui l'avait créé, passait alors pour un homme de génie. Philippe IV, ou plutôt Olivarès, l'avait nommé chapelain titulaire du roi, et il était dans tout l'éclat de sa renommée, à l'époque où Velasquez fit son portrait. L'artiste n'avait donc pu mieux choisir son personnage. Cependant, soit qu'il eût épuisé ses ressources, soit qu'il désirât revoir sa femme, qu'il avait laissée à Séville, il ne voulut pas prolonger son séjour dans la capitale; il reprit donc le chemin de l'Andalousie: mais il ne devait pas y rester longtemps.

Dès le commencement de 1623, le comte-duc d'Olivarès, qui avait entendu Juan de Fonseca vanter le talent du jeune artiste, et qui, sans doute, avait pu en juger par le portrait du poëte à la mode, donna l'ordre à l'huissier du rideau de le faire revenir à Madrid. Velasquez se hâta d'obéir, et reçut de nouveau, à son retour, l'hospitalité la plus bienveillante dans la maison de son protecteur. Pour lui témoigner sa reconnaissance, il s'empressa de faire son portrait. Dès le soir du jour où il fut terminé, un fils du comte de Peñaranda, camérier du cardinal-infant, don Fernando, l'emporta au palais pour le montrer à toute la cour. «Au bout d'une heure, raconte Pacheco[93], toutes les personnes de la cour, les infants et le roi, l'avaient vu, ce qui était la plus grande épreuve qu'il eût à supporter. Le roi ne se trompa point. L'œuvre du jeune Sévillan lui plut; il augura bien de son talent, et de suite, il voulut qu'il fît le portrait du cardinal-infant. Mais, en y réfléchissant, il parut plus convenable que le peintre commençât par celui du roi, bien qu'il fût obligé, à cause de ses grandes occupations, de faire attendre l'artiste. Le 30 août 1623, le portrait royal était terminé à la satisfaction de Sa Majesté, des infants et du comte-duc, qui affirma que, jusqu'alors, le roi n'avait pas été peint; jugement qui fut confirmé par tous les seigneurs qui vinrent voir l'œuvre de Velasquez[94]

Tel est le récit que le bon Pacheco fait du succès de son élève et gendre, et il perce dans sa narration une satisfaction si vive, qu'on n'y aperçoit pas la moindre trace de jalousie. Ce début menait tout d'un coup le jeune artiste à la gloire et à la fortune. Avec l'approbation du roi et la protection de son tout-puissant ministre, n'aurait-il eu qu'un talent médiocre, il eût été certain de réussir; mais possédant déjà, malgré sa grande jeunesse, tous les dons du génie, la promptitude dans l'invention, la facilité dans l'exécution, un coloris égal aux Vénitiens les plus éclatants, une sûreté de main incroyable, quel devait être son avenir! Sa route était toute tracée; il n'avait qu'à la suivre en s'élevant à la perfection par le travail, sans se laisser détourner par les plaisirs de la cour, les désirs de l'ambition, ou les mauvaises pensées de l'envie. Dès ce moment, jusqu'à la fin de sa carrière, Velasquez prouva, par son application soutenue à son art, que si la fortune avait favorisé ses débuts, sa conduite, sa dignité personnelle et ses constants efforts pour mieux faire, le rendaient digne de la faveur du sort et de la bienveillance du roi et de son ministre.

Cette bienveillance ne tarda pas à se manifester d'une manière éclatante; d'abord, de la part du comte-duc, lequel, la première fois qu'il eut l'occasion de le rencontrer, l'assura de sa haute protection, faisant l'éloge de son talent, qu'il considérait comme l'honneur de l'école espagnole, et lui promettant que, désormais, il aurait seul, parmi ses compatriotes, l'avantage de faire le portrait du roi. Il lui ordonna de venir se fixer à Madrid, et, le 31 octobre 1623, il lui fit expédier son brevet de peintre du roi, avec vingt ducats de traitement par mois, plus, le payement de ses ouvrages, et en outre, avec les soins gratuits du médecin et de l'apothicaire de Sa Majesté. Peu de temps après, Velasquez étant tombé malade, le comte-duc, de l'ordre du roi, lui envoya ledit médecin le visiter[95]. Tels furent, à la cour, les débuts de l'élève de Pacheco.


CHAPITRE VIII

Le prince de Galles à Madrid.—Négociations pour son mariage avec l'infante Marie.—Divertissements à la cour.—Principaux amateurs de peinture.—Olivarès et le Buen-Retiro.—Représentations d'Autos Sacramentales.—Goût du prince de Galles pour les œuvres d'art.

1623

Dans le même temps que Velasquez quittait Séville pour se rendre à Madrid sur l'ordre d'Olivarès, le prince de Galles, second fils de Jacques Ier, et depuis roi d'Angleterre sous le nom de Charles Ier, s'embarquait pour l'Espagne. Il y venait à l'improviste, et avec le dessein, d'abord arrêté, de garder le plus strict incognito. Son but était d'activer, et de faire aboutir par sa présence, les négociations depuis longtemps commencées pour son mariage avec l'infante Marie d'Autriche, seconde fille de Philippe III, qui épousa plus tard l'empereur d'Allemagne Ferdinand. Il voulait, en galant chevalier, faire en personne la cour à sa princesse, et montrer, par sa présence dans la capitale espagnole, quelle importance la cour d'Angleterre attachait à cette alliance. Charles était accompagné, dans cette aventure, par son fidèle Steenie, duc de Buckingham, aussi avancé dans les bonnes grâces du roi Jacques, son père, que dans les siennes, et fort capable de lutter de ruse, d'adresse, d'intrigue et de rouerie avec les plus fins et les plus madrés négociateurs du pays de Philippe II. Ce mariage était depuis longtemps en train; mais, comme il arrive presque toujours dans les unions des princes, l'alliance des deux familles d'Angleterre et d'Espagne, ne devait être que l'appoint de plusieurs combinaisons politiques. D'abord, en donnant sa sœur à l'héritier protestant de la couronne d'Angleterre, le roi d'Espagne, fidèle à la politique traditionnelle de ses ancêtres, voulait obtenir pour la religion catholique, persécutée en Angleterre depuis Henri VIII, des garanties et une sorte d'émancipation, que les protestants anglais et écossais de toutes sectes n'auraient pas consenti à lui laisser accorder. Sur ce point, Philippe IV était soutenu et excité par tout son entourage. Son premier ministre lui-même, qui avait le mot de la cour de Rome, était bien décidé à ne rien céder sur une question aussi capitale. De son côté, l'ambassadeur d'Angleterre à Madrid, Digby, comte de Bristol, qui avait, dès 1617, entamé cette négociation, en même temps que la main de l'infante, voulait obtenir en faveur de l'électeur palatin, gendre du roi d'Angleterre, la restitution du Palatinat, occupé alors par les armées de la maison d'Autriche, alliée de l'Espagne. L'infante, objet du débat, n'était pas, à ce qu'il paraît, disposée à ce mariage: en bonne catholique, elle redoutait une alliance avec un protestant, et, comme descendante de Charles-Quint, elle préférait le trône de l'empire d'Allemagne à celui du royaume d'Angleterre. Aussi, a-t-on prétendu[96] qu'elle avait fait connaître ses véritables sentiments au premier ministre de son frère, en l'invitant à user de tous les moyens en son pouvoir pour faire manquer ce mariage. Olivarès était déjà disposé, par des considérations personnelles, à amener cette rupture, s'il est vrai, comme on l'a écrit, qu'il ait eu à se plaindre de la conduite de sa femme avec le séduisant Buckingham. Quoi qu'il en soit, en attendant l'occasion d'une rupture que chacun désirait peut-être, mais n'osait pas brusquer, les fêtes, les spectacles, les courses de taureaux, les chasses au Pardo, les divertissements de tous genres se succédèrent à Madrid, pendant les cinq mois du séjour du prince Charles.

La cour d'Espagne était alors la plus brillante de l'Europe: les grands seigneurs castillans, comblés d'honneurs et de dignités, chargés de l'or du Mexique et du Pérou, enrichis des dépouilles du duché de Milan, des vice-royautés de Naples et de Sicile, vivaient dans un luxe et un éclat faits pour éblouir les autres nations. Depuis Charles-Quint, le goût des arts s'était répandu en Espagne, à la suite des guerres et des conquêtes de Milan et de Naples. La construction de l'Escurial par Philippe II avait attiré à Madrid un grand nombre d'artistes italiens, et il s'en fallait de beaucoup, à l'avénement de Philippe IV, que les travaux de cet immense monument, à la fois palais, couvent et sépulture des rois d'Espagne, fussent entièrement terminés. Le jeune roi, nous l'avons dit, aimait et cultivait la peinture; à son exemple, ou par inclination naturelle, bon nombre de seigneurs de la cour se livraient à l'exercice de cet art, et s'appliquaient à en réunir les œuvres les plus remarquables. Parmi les premiers, Pacheco cite[97] avec le plus grand éloge: Don Geronimo de Ayança si connu, dit-il, pour son talent et ses excellentes qualités; don Geronimo Muñoz, digne des plus grandes louanges à cause de la place qu'il occupe dans la théorie et la pratique de cette profession; l'un chevalier d'Alcantara, l'autre de Santiago; don Juan de Fonseca i Figueroa, père du marquis de Orellana, professeur et chanoine de Séville, et depuis huissier du rideau de Philippe IV, lequel, avec son esprit pénétrant et une grande érudition, n'estime pas peu le noble exercice de la peinture.—

«J'ai connu dans notre heureuse patrie, ajoute Pacheco, un grand nombre de cavaliers et d'hommes haut placés, qui possédaient un talent remarquable pour le dessin, parmi lesquels on doit citer: don Francisco Duarte, qui fut président de la contractation[98], et sa sœur doña Mariana, très-habile en l'art d'écrire, desquels j'ai vu de merveilleux dessins à la plume; Diego Vidal, et son cousin du même nom, tous les deux prébendiers (rationeros) de cette église (de Séville); don Estevan Hurtado de Mendoça, chevalier de Santiago, qui, dans sa jeunesse, donna des preuves de son rare talent pour cet art; le marquis del Aula; Juan de Xauregui, connu de tous, lequel a pris une place avantageuse et honorable parmi ceux qui professent la peinture, et dont l'esprit élevé doit faire, comme de raison, espérer d'illustres œuvres.»

Au premier rang des amateurs de son temps, Pacheco cite encore: «Notre duc de Alcala (don Fernando Enriquez de Ribera), vice-roi de Barcelone, qui a joint à l'exercice des lettres et des armes celui de la peinture[99]. Le nom de ce grand seigneur revient souvent sous sa plume, comme celui d'un véritable Mécènes. Il raconte que, dans son ambassade extraordinaire à Rome, où il fut envoyé en 1625, pour faire acte d'obédience, au nom de Philippe IV, au souverain pontife Urbain VIII, le duc s'était fait accompagner par un jeune peintre, Diego Romulo Cincinnato, né à Madrid, fils d'un autre Romulo, peintre du roi Philippe II, et qui était originaire de Florence[100]. Comme le roi d'Espagne n'avait pas de portrait du pape, Diego avait obtenu de faire celui d'Urbain VIII, et le pontife en avait été tellement satisfait, qu'il avait conféré à l'artiste l'ordre du Christ, de Portugal, et lui avait donné une chaîne d'or avec une médaille à son effigie. «Mais, dit Pacheco, que la gloire humaine est peu durable! À peine venait-il de recevoir cet honneur de la main du cardinal espagnol Trexo de Paniagua, commis par le pape à cet effet, que le jeune homme mourut le 14 décembre 1625, et fut enterré dans l'église de San-Lorenzo, de Rome, avec les insignes de chevalier de l'ordre du Christ[101]

Le duc d'Alcala, qui fut ensuite vice-roi de Naples, rapporta d'Italie un grand nombre de tableaux, et continua, lorsqu'il fut rentré en Espagne à protéger les artistes, ses compatriotes. Il avait formé à Séville une belle galerie et une riche collection de livres rares et curieux, et toute sa vie se partagea entre le maniement des plus grandes affaires et l'amour des lettres et des arts.

Le prince Francisco de Borja y Esquillache, qui cultivait la poésie avec succès, comme Xauregui, n'était pas moins amateur des œuvres de la peinture, dont il possédait de remarquables spécimens. Le duc d'Alba se faisait également remarquer par le même goût; il en était ainsi d'un grand nombre de nobles qui avaient rapporté ce goût d'Italie, et parmi lesquels on doit citer, d'après Pacheco[102]: don Francisco de Castro, ambassadeur d'Espagne, puis vice-roi de Sicile, qui offrit quatre mille ducats d'un tableau du Corrège au cardinal Sforza, sans pouvoir l'obtenir; le duc d'Ossuna, qui rapporta plus tard, en 1629, à Madrid, un grand tableau de Raphaël, peint sur bois, de la Sainte-Vierge, l'Enfant Jésus et saint Jean-Baptiste, que le duc de Florence lui avait offert lorsqu'il était vice-roi de Naples, et qui fut payé par don Gaspar de Monterey seize cents ducats; et le marquis de Leganes, vice-roi du duché de Milan.

Au milieu de tous ces grands seigneurs, le tout-puissant ministre de Philippe IV se faisait remarquer par son luxe, et par les encouragements qu'il accordait aux lettres et aux arts. Le vieux Lope de Vega, devenu son chapelain, vivait dans sa maison: sa bibliothèque était une des plus nombreuses et des plus curieuses de l'Espagne, et l'on y comptait beaucoup de manuscrits et de livres rares. À l'une des portes de Madrid, il avait fait bâtir le palais du Buen Retiro, qu'il offrit au roi peu de temps après son avénement. Il n'avait d'abord fait construire qu'une petite maison qu'il avait nommée Galinera, parce qu'il y avait mis des poules fort rares qu'on lui avait données. «Comme il allait les voir assez souvent, dit madame d'Aulnoy[103], la situation de ce lieu, qui est sur le penchant d'une colline, et dont la vue est très-agréable, l'engagea d'entreprendre un bâtiment considérable. Quatre grands corps de logis et quatre gros pavillons font un carré parfait. On trouve au milieu un parterre rempli de fleurs, et une fontaine dont la statue, qui jette beaucoup d'eau, arrose, quand on veut, les fleurs et les contr'allées par lesquelles on passe d'un corps de logis à l'autre. Ce bâtiment a le défaut d'être trop bas. Ses appartements en sont vastes, magnifiques et embellis de bonnes peintures. Tout y brille d'or et de couleurs vives, dont les plafonds et les lambris sont ornés. Je remarquai dans une grande galerie l'entrée de la reine Élisabeth, mère de la feue reine. Elle est à cheval, vêtue de blanc, avec une fraise au cou et un garde-infant. Elle a un petit chapeau garni de pierreries avec des plumes et une aigrette. Elle était grasse, blanche et très-agréable; les yeux beaux, l'air doux et spirituel. La salle pour les comédies est d'un beau dessin, fort grande, tout ornée de sculpture et de dorure... le parc a plus d'une grande lieue de tour. Il y a des grottes, des cascades, des étangs, du couvert, et même quelque chose de champêtre en certains endroits, qui conserve la simplicité de la campagne et qui plaît infiniment.»

Telle est la description du Buen Retiro, donnée par une personne qui l'avait vu quelques années après la mort du comte-duc. Ce ministre y avait employé les artistes les plus renommés de son temps, tels que le Mayno, Eugenio Caxes, Vicencio Carducho et Velasquez. L'architecte Crescenzi, dont nous parlerons plus tard, dirigea la construction des bâtiments. Le système des eaux, le dessin des jardins ainsi que la disposition de la salle de spectacle, furent confiés au florentin Cosimo Lotti, peintre et ingénieur, au service de Philippe III, et sur lequel nous reviendrons[104]. Le Buen Retiro fut, pendant toute la durée du règne de Philippe IV, la résidence préférée par ce prince. Il s'y retirait souvent, et s'y livrait avec passion à son goût pour les pièces de théâtre, parmi lesquelles las comedias de repente, ou pièces improvisées sur un sujet convenu, faisaient ressortir toutes les ressources de son esprit vif et piquant.

L'arrivée inattendue du prince de Galles, et le motif de sa visite, ne pouvaient qu'exciter encore davantage l'ardeur du jeune roi pour les plaisirs et les divertissements de toutes sortes. Pour donner à l'héritier protestant de la couronne d'Angleterre la plus haute idée de l'Église catholique et de ses pompeuses cérémonies, on fit défiler en sa présence les processions de tout le clergé régulier et séculier de Madrid, dans tout l'éclat de leur magnificence; on lui prépara des parties de chasse au sanglier, au Pardo et au Buen Retiro, à la manière espagnole, décrite si minutieusement par Juan Mateos[105]. Le roi et les invités, montés sur de magnifiques andalous, forçaient le sanglier avec des limiers, et quelquefois le poussaient dans une enceinte entourée de toiles, où ils venaient le percer de leurs lances et de leurs épieux, en présence de la reine et des dames de la cour, dans leurs carrosses, ainsi que l'a représenté Velasquez, dans un de ses tableaux du real museo[106].

Mais, de tous les divertissements qui furent offerts au prince de Galles, aucun ne dut exciter plus vivement sa curiosité que les représentations des pièces du théâtre espagnol. Ce n'est pas qu'il n'eût assisté, sans doute, à Londres ou à la cour de son père, aux comédies, aux drames et aux tragédies du grand Shakespeare. Mais les compositions de Lope de Vega, l'auteur alors en vogue à Madrid, différaient essentiellement, et par le fond et par la forme, de celles du poëte de Roméo et Juliette. Par exemple, les Autos sacramentales de l'auteur espagnol, ou pièces en l'honneur du Saint-Sacrement et de la foi catholique, n'ont aucun rapport avec le répertoire du théâtre du vieux William. Ainsi, dans la comédie de Saint-Antoine, «lorsque le saint disait son Confiteor, tous les assistants, selon l'attestation d'un témoin oculaire[107], se mettaient à genoux et se donnaient des Mea culpa si rudes, qu'il y avait de quoi s'enfoncer l'estomac.» Les décorations n'étaient pas moins curieuses que les pièces elles-mêmes. «On voyait ordinairement, dit Bouterwek[108], le saint monter au ciel dans une robe parsemée d'étoiles. Au moment où il quittait la terre, un rocher se fendait, et on en voyait sortir les âmes de son père et de sa mère, qu'il avait délivrées du purgatoire, et qui s'élevaient avec lui vers les cieux au bruit de la musique.»

Ce spectacle avait certainement pour le prince de Galles le mérite de la nouveauté: mais il ne paraît pas qu'il ait produit sur son esprit d'autre effet que celui de la curiosité satisfaite. Ce qui frappa le plus vivement l'héritier de la couronne d'Angleterre, ce fut le grand nombre de tableaux et d'objets d'art qu'il pouvait admirer, non-seulement dans les palais du roi d'Espagne, mais dans les couvents et les églises, ainsi que dans les maisons des principaux seigneurs de la cour. Depuis quelques années, Buckingham s'était efforcé de diriger l'attention de son jeune maître du côté des arts. Il cherchait à lui en inspirer le goût, autant pour rivaliser avec le comte d'Arundel, ainsi que nous l'expliquerons ailleurs[109], que pour détourner le futur roi d'Angleterre de s'occuper des affaires publiques. Charles prit tellement à cœur les tableaux et les statues, que, lorsqu'il fut monté sur le trône, il réunit en peu de temps des collections aussi belles que les plus renommées d'Italie ou d'Espagne. Déjà, pendant son séjour dans ce dernier pays, il avait cherché à réunir des tableaux. C'est ainsi qu'il acheta, en vente publique, une partie de ceux du comte de Villa-Mediana, et du sculpteur Pompeo Leoni. Il offrit à don Andres Velasquez mille couronnes pour un petit tableau sur cuivre du Corrège, mais sans pouvoir l'obtenir. Il ne fut pas plus heureux avec don Juan de Espinosa, auquel il avait demandé de lui céder les deux précieux volumes de dessins et de manuscrits de Léonard de Vinci. Mais le roi et ses courtisans lui firent cadeau de plusieurs belles peintures. Philippe lui donna la fameuse Antiope du Titien, le tableau favori de son père, qui avait été sauvé de l'incendie du Pardo, en 1604; Diane au bain, l'Enlèvement d'Europe et Danaé, ouvrages du même maître. Néanmoins, ces œuvres capitales ne sortirent pas d'Espagne, et, bien que déjà emballées et encaissées à destination de l'Angleterre, elles furent oubliées à Madrid, dans le départ précipité du prince et de son favori[110].

Ce départ fut si prompt, que Velasquez n'eut pas le temps de terminer le portrait de Charles, qu'il avait commencé. Néanmoins, selon le témoignage de Pacheco[111], il reçut du prince cent écus pour cette ébauche. Devenu roi d'Angleterre quelques années après, Charles dut regretter de n'avoir point à exposer à White-Hall ou Hamptoncourt, entre ses magnifiques portraits par Rubens et Vandyck, son effigie peinte par Velasquez.


CHAPITRE IX

Départ précipité du prince de Galles.—Rupture entre l'Angleterre et l'Espagne.—Premier portrait équestre de Philippe IV par Velasquez.—Son succès: sonnet de Pacheco à cette occasion.—Honneurs et récompenses accordés à Velasquez.—Portrait d'Olivarès.—Tableau de l'expulsion des Maures.

1623—1628

Après plus de cinq mois de séjour à Madrid, Charles et son écuyer partirent à l'improviste, comme ils étaient venus, à la grande satisfaction du roi, de l'infante et du premier ministre. À l'occasion de la rupture du mariage du prince protestant avec une infante catholique, ce dernier reçut du pape Urbain VIII, une lettre qui le félicitait chaudement d'avoir fait manquer cette union, et lui promettait, pour l'avenir, la bienveillance du saint-siége. Cette lettre, dont la traduction du latin en italien est donnée par le marquis Malvezzi[112], prouve que la cour de Rome n'avait pas accordé, ainsi qu'on l'a prétendu, des dispenses pour le mariage.

L'orgueil britannique, blessé par ce dénoûment, chercha bientôt à se venger, en suscitant, contre l'Espagne et l'Empire, une ligne formidable, dans laquelle entrèrent la France, l'Angleterre, la Hollande et le duc de Savoie, unis par le traité d'Avignon. Le comte-duc s'attendait à cette levée de boucliers: il opposa, dans ces graves conjonctures, des forces imposantes à celles des ennemis de l'Espagne, et pendant quelque temps, au moins, les succès furent balancés.

Ces graves événements n'empêchèrent pas le jeune roi de continuer sa vie de plaisirs et de dissipations, en abandonnant au ministre le fardeau tout entier de ces grandes affaires. Il avait été si satisfait du premier portrait de Velasquez, qu'il voulut en avoir un second de sa main. Mais, cette fois, il décida que le peintre le représenterait monté sur un des plus beaux chevaux de ses écuries. Philippe excellait dans l'art de l'équitation, et se livrait souvent à son goût pour la chasse à courre, en dirigeant, avec autant de hardiesse que de dextérité, les plus ardents coursiers des haras de Cordoue. Olivarès, qui était également un cavalier remarquable, s'était fait nommer grand écuyer du roi, pour ne perdre aucune occasion d'influence, et l'accompagner dans toutes ses parties de campagne. Juan Mateos, dans son traité de la chasse, raconte les exploits du monarque, soit qu'il forçât un sanglier de toute la vitesse de son cheval, traversant des bois, des fondrières et des marécages, soit qu'il poursuivît un cerf ou un lièvre avec les lévriers les plus agiles de sa meute, ne craignant pas de galoper sur des sentiers escarpés, bordés de précipices, et dans les passages les plus dangereux. Mais le peintre de Séville saurait-il représenter le noble coursier andalous, le genet d'Espagne, d'origine arabe, à l'œil de feu, à la crinière épaisse et flottante, à la noble encolure, aux jambes fines comme celles d'un cerf? Sans doute, l'élève de Pacheco avait suivi, dans le cours de ses études, les conseils de son maître, qui s'étend avec complaisance sur la représentation du noble animal destiné à porter l'homme[113]. Il est hors de doute, en voyant au musée de Madrid le portrait équestre de Philippe IV, que Velasquez ne devait pas être à son coup d'essai pour dessiner et peindre des chevaux. Le roi galope à travers une campagne accidentée: il est couvert d'une armure d'acier avec filets d'or; une écharpe cramoisie flotte sur sa poitrine, et il tient dans sa main droite le bâton de commandement[114]. «Le tout, dit Pacheco[115], est peint d'après nature, même le paysage.»

Si le premier portrait de Philippe avait suffi pour donner à la cour la plus haute opinion du talent du peintre, celui-ci produisit encore plus d'effet. Son succès fut si grand, que les amis de l'artiste demandèrent au roi l'autorisation de le montrer au public. Cette demande, qui flattait le goût du prince, fut facilement accordée, et l'on vit ce portrait exposé dans la calle mayor de Madrid, vis-à-vis de saint Philippe, à l'admiration du public tout entier, et au vif désappointement des envieux du jeune artiste; «ce dont, dit Pacheco[116], j'ai été témoin.» Raphaël Mengs place ce portrait au nombre des meilleurs de Velasquez:—«Ce qui est surtout extraordinaire, dit-il, c'est la manière facile et franche avec laquelle est peinte la tête, dont la peau brille d'un teint naturel, et tout, jusqu'aux cheveux qui sont très-beaux, est exécuté avec la plus grande légèreté[117]

Plusieurs beaux esprits de la cour composèrent, en l'honneur de ce portrait, des pièces de vers dans lesquelles, tout en louant l'artiste, ils flattaient encore plus le monarque. Pacheco rapporte ceux de don Geronimo Gonzalès de Villanueva, poëte distingué de Séville, qui fit, dans cent vingt-deux vers ampoulés, l'éloge emphatique du roi, qu'il appelle:

«Copia felix de Numa o de Trajano.»

«Heureuse ressemblance de Numa ou de Trajan[118].» Pacheco, alors à Madrid, et au comble de la joie, voulut aussi féliciter son élève et gendre de son éclatant succès, et lui chanter le sic itur ad astra. Il le fit dans le sonnet suivant, où éclatent à la fois l'attachement du père, la satisfaction du maître, l'admiration de l'artiste et l'enthousiasme d'un fidèle Espagnol:

«Vuela, o joven valiente, en la Ventura
De tu raro principio, la privança
Onre la possesion, no la esperança
D'el lugar que alcançaste en la pintura.
Animete l'Augusta alta figura
D'el monarca mayor qu'el orbe alcança,
En cuyo aspecto teme la mudança
Aquel que tanta luz mirar procura.
Al calor d'este sol tiempla tu buelo,
I veras cuanto estiende tu memoria
La Fama, por tu ingenio i tus pinzeles.
Qu'el planeta benigno a tanto cielo,
Tu nombre illustrara con nueva gloria
Pues es mas que Alexandre, i tu su Apeles[119]»

«Vole, ô vaillant jeune homme, soutenu par le succès de ton rare début: la faveur et non l'espérance honore maintenant la place que tu as su conquérir dans l'art de la peinture. Anime la noble figure de l'auguste monarque, le plus grand de ceux qui gouvernent le monde; crains de rien changer à la ressemblance du prince qui t'accorde la grâce de contempler un si grand astre. Élève ton vol à la chaleur de ce soleil, et tu verras comme la Renommée étendra ta mémoire, à l'aide de ton génie et de tes pinceaux. Cet astre, si bienfaisant dans le ciel, illustrera ton nom d'une gloire nouvelle, puisqu'il est plus grand qu'Alexandre, et que tu es son Apelles.»

Le roi fut encore plus satisfait de ce portrait que du premier. Il en témoigna sa satisfaction à Velasquez en lui donnant, d'abord une gratification de trois cents ducats, une pension annuelle de pareille somme et un logement évalué deux cents ducats par an. Mais, comme la pension était assignée sur un bénéfice ecclésiastique, et qu'il fallait, pour pouvoir la toucher, obtenir une dispense du pape, l'artiste ne put commencer à en jouir qu'en 1626.

Il est probable qu'après avoir exécuté le portrait équestre du roi, Velasquez ne manqua pas de faire celui du premier ministre, son protecteur. Le musée de Madrid en possède un[120] d'une grande beauté, qui peut rivaliser avec celui de Philippe IV: on dirait même qu'il a été composé pour lui servir de pendant. Le comte-duc est également monté sur un magnifique cheval lancé au galop; il tient dans sa main droite le bâton de commandement, il est revêtu d'une armure sur laquelle se détache une écharpe cramoisie, et sa tête est couverte d'un large sombrero à bords rabattus.

Bientôt, le roi voulut mettre Velasquez à une épreuve plus sérieuse. Pour conserver le souvenir de l'expulsion des Maures, ordonnée par son père, événement qui, pour le dire en passant, dépeupla plusieurs provinces, et enleva plus de deux cent mille habitants à l'Espagne, Philippe IV décida qu'un concours serait ouvert entre les peintres de la cour. Pacheco ne nomme pas ces peintres: il dit seulement que Velasquez peignit: «une grande toile avec le portrait du roi Philippe III, et l'expulsion inespérée des Maures, en concurrence avec trois peintres du roi[121].» Il est probable que ces artistes étaient Eugenio Caxes, Vicencio Carducho et Angelo Nardi, dont nous avons parlé précédemment. Les juges de ce concours furent le frère Juan Mayno, que nous avons également fait connaître, et le marquis Jean-Baptiste Crescenzi, chevalier de Santiago, et alors architecte de l'Escurial, tous les deux, dit Pacheco, grands connaisseurs en peinture. Ces juges décidèrent en faveur de Velasquez. Malheureusement, son tableau n'est pas parvenu jusqu'à nous; soit qu'il ait été perdu, soit qu'il ait été détruit dans un incendie, ou pendant les guerres qui ont désolé l'Espagne: Palomino, qui l'avait vu, en a donné une description détaillée[122].

C'est à la suite de ce concours, que Velasquez fut investi de la charge, très-recherchée alors, d'huissier de la chambre, avec le traitement y attaché. En outre, le roi lui donna une pension de douze réaux par jour pour sa nourriture, et beaucoup d'autres gratifications[123].


CHAPITRE X

Rubens envoyé à Madrid pour négocier la paix.—Emploi de son temps pendant son séjour.—Portraits de Philippe IV, d'Olivarès, et autres peintures.

1628—1629

Après la rupture du mariage projeté entre le prince de Galles et l'infante Marie, la guerre avait éclaté avec violence, non-seulement en Europe, mais dans les autres parties du monde. L'Angleterre, la France, la Hollande, la Savoie, unies contre l'Espagne et l'Empire, avaient fait subir à la monarchie espagnole plus d'un revers, compensés néanmoins par quelques succès. Les trésors des combattants étaient à sec, les populations épuisées lorsqu'elles commencèrent à songer à la paix. La France, la première, s'était détachée du traité d'Avignon, et avait conclu séparément une trêve avec l'Espagne[124]. L'Angleterre, livrée au gouvernement de Buckingham, bien que souhaitant la paix, se laissait traîner à la remorque de Maurice de Nassau, qui avait abaissé l'orgueil espagnol dans les Pays-Bas et en Flandre. Néanmoins, dès 1625, elle penchait vers un accommodement honorable. C'est à cette époque que le peintre Rubens avait fait, à Paris, la connaissance du favori de Charles Ier. Employé depuis longtemps dans des négociations secrètes par l'archiduc Albert, gouverneur des Pays-Bas pour le roi d'Espagne, Rubens, à ce qu'on croit, avait reçu à Paris les confidences du duc de Buckingham, et les avait transmises à l'archiduchesse Isabelle, restée, après la mort de son mari, gouvernante des Pays-Bas. Ces ouvertures communiquées au roi d'Espagne par l'infante, avaient déterminé ce prince, ou plutôt le comte-duc, à autoriser Rubens à continuer, avec les agents du duc, les relations commencées à Paris. Rubens fut donc chargé par l'archiduchesse, de se mettre en rapport avec Balthasar Gerbier, qui représentait en Hollande la cour d'Angleterre, et de savoir quelles pouvaient être les intentions de cette cour, en laissant entrevoir les conditions que l'Espagne mettrait à un accommodement. Mais, comme ces négociations traînaient en longueur, Isabelle, de l'avis de son ministre, le marquis de Spinola, proposa au roi d'envoyer Rubens en Espagne, afin qu'il lui fût plus facile de donner toutes les explications désirables. Philippe IV et Olivarès s'empressèrent d'adhérer à cette proposition: s'ils ne connaissaient pas l'homme, ils avaient pu juger déjà de sa supériorité comme artiste; et en véritables amateurs, ils désiraient le voir à l'œuvre à Madrid même. Ils autorisèrent donc l'archiduchesse à l'envoyer en Espagne, afin de mieux connaître le véritable état des choses, et de lui donner ensuite les instructions secrètes dont il devait se servir à la cour d'Angleterre pour ramener, s'il était possible, le bienfait de la paix en Europe[125].

Rubens était à la hauteur d'une pareille mission: connaissant à fond la docte antiquité, ainsi que nous l'expliquerons, il écrivait et parlait également bien presque toutes les langues de l'Europe, et son génie d'artiste lui assurait la bienveillance et même la familiarité des plus grands seigneurs, des princes et des rois.

Il partit d'Anvers dans le mois d'août 1628; il passa par Paris, sans s'y arrêter, parce qu'il avait ordre de faire toute diligence possible[126], et dut arriver à Madrid dans le courant du même mois[127].

Accueilli avec la plus grande distinction par Philippe IV et son ministre, il eut bientôt gagné leur confiance entière, et donné de son esprit et de son intelligence supérieure une idée égale à celle qu'avait fait concevoir son génie d'artiste. Mais, au lieu de lui tracer de suite les instructions nécessaires pour son voyage en Angleterre, but de sa mission, le roi et son favori voulurent profiter du séjour en Espagne d'un des plus grands peintres qu'il y eût alors en Europe, pour occuper son pinceau à décorer de ses œuvres leurs églises et leurs palais.

Rubens, dans ses lettres, ne paraît pas trop contrarié de ces retards, qui lui permettaient d'étudier et même de copier à l'Escurial, celles des peintures de Titien, son modèle de prédilection, qu'il ne connaissait pas encore. «Rien de certain au sujet des affaires d'Angleterre, écrivait-il de Madrid, le 29 décembre 1628, à son meilleur ami, Jean Gaspar Gevaërts, secrétaire de la ville d'Anvers[128], depuis le coup fatal qui a tout rompu. Pourtant, les deux parties semblent de nouveau chercher à se réunir, et tout fait concevoir plus d'espérance que de crainte. Mais ces affaires-là sont encore incertaines, comme ce qui dépend de l'avenir, et, d'après le train des choses de ce monde, je n'ose vous parler avec certitude que de ce qui est passé.» Dans cette même lettre, après avoir rendu compte de l'impression produite à Madrid par la prise opérée le 20 septembre précédent, par les Hollandais, près de Cuba, d'une flotte espagnole portant la valeur énorme de cent soixante-huit tonnes d'or, il ajoute: «Vous seriez étonné de voir ici presque tout le monde au comble de la joie, en pensant qu'ils peuvent à bon droit accuser de cette calamité publique les honteuses jalousies qui animent leurs gouvernants; tant est grande la violence de cette haine, qui va jusqu'à négliger, et même oublier ses propres maux, pour le plaisir de se venger. Pour moi, je n'ai pitié que du roi. Doué par la nature de toutes les qualités de l'esprit et du corps (ce dont j'ai pu me convaincre dans les rapports journaliers que j'ai eus avec lui), ce prince serait assurément capable de gouverner dans toute espèce de fortune, s'il ne se défiait pas de lui-même, et s'il n'avait pas trop de déférence pour ses ministres. Tandis que maintenant, il porte la peine de la crédulité et de la folie des autres, et il est victime d'une haine qui ne s'adresse pas à lui: ainsi l'ont voulu les dieux.»

Rubens, on le voit, avait une haute opinion de Philippe IV, et, en écrivant que ce prince avait trop de déférence pour ses ministres, il appréciait très-judicieusement le caractère de ce monarque. Pour lui, il n'avait qu'à se féliciter de l'accueil qu'il avait reçu du roi et de son favori. D'abord, quelque temps après son arrivée à Madrid, Philippe, oubliant la promesse qu'il avait faite à Velasquez, de ne se faire peindre par aucun autre artiste, avait commandé son portrait au maître d'Anvers. Dans un mot, écrit à la hâte de Madrid, le 2 décembre 1628, à son ami Peiresc, Rubens, après s'être excusé de ne l'avoir pas vu à Aix, en allant en Espagne, lui apprend: «qu'il avait déjà commencé le portrait du roi à cheval, en quoi Sa Majesté prenait un si singulier plaisir, qu'elle venait tous les jours le voir travailler; qu'il avait déjà fait tous les portraits de la famille royale, par ordre de l'infante Isabelle, et cela, avec grande facilité, en leur présence. Il termine en disant que l'infante lui avait permis de passer par l'Italie à son retour, si les affaires le permettaient[129]

Le roi fut si satisfait de son portrait par Rubens, qu'il voulut poser plusieurs fois encore devant lui. Cumberland, dans ses Anecdotes of spanish painters, dit que Rubens peignit cinq fois Philippe IV: on peut voir la description de ces portraits dans le catalogue que M. André Van Hasselt a publié à la suite de son histoire de Rubens[130].

À l'exemple de son maître, Olivarès voulut aussi se faire pourtraire par l'artiste flamand. Rubens, s'il faut en croire un de ses biographes[131], le peignit en grisaille; nous ne savons pour quel motif, car le coloris est la qualité dominante du chef de l'école d'Anvers. Nous ignorons si ce portrait est le même que celui qui a été gravé par Cornelius Galle. Le comte-duc y est représenté à mi-corps, dans un médaillon, la tête nue, avec la cuirasse et l'écharpe sur ses épaules. Dans le haut, on voit l'étoile du soir entourée d'un serpent mordant sa queue, symbole de l'éternité, avec cette devise:

Hespere quis cœlo lucet felicior ignis?

À droite du médaillon, le hibou de Minerve sur le bouclier représentant la tête de Méduse; à gauche, la massue d'Hercule soutenant la dépouille du sanglier de Calydon; au bas, les armoiries du comte-duc avec l'inscription: Philippi IV munificentia. Au-dessous, ce distique:

«Qui comitis ducit que ducis sub imagine vultus,
Moli ornandæ orbis dat comitem atque ducem.»

Le comte-duc offrit à Rubens une occasion plus importante de développer la fécondité de son imagination, et la prodigieuse habileté de son pinceau. Ce ministre était alors occupé à faire agrandir et décorer le couvent des Carmélites de Loëches, à quelques lieues de Madrid, petite ville qui dépendait de son duché d'Olivarès, et où il possédait un palais. Il voulut que Rubens représentât dans l'église du couvent le triomphe de la loi nouvelle, de l'Église et de l'Évangile, le renversement du paganisme et de tous les rites et cérémonies de l'antiquité. Ce sujet devait former une suite de dix tableaux, qui furent peints par Rubens, et dont le Triomphe de la religion se trouve maintenant au Louvre, tandis que les autres sont en Angleterre[132]. D'après Palomino[133], Rubens avait également peint pour cette église les cartons de plusieurs tapisseries; et il ajoute que toute cette composition était remplie d'imagination et de science, comme on pouvait encore, de son temps, en juger dans l'église des Carmélites de Loëches.

Rubens fit encore pour le comte-duc ce fameux Jugement de Pâris, destiné au palais du Buen Retiro, et qui est maintenant au musée royal de Madrid. Dans ce tableau, où brille au suprême degré l'éclatant coloris du maître, l'Amour couronne Vénus d'une guirlande de roses, tandis que Mercure lui présente la pomme, que vient de lui adjuger le jeune berger qui contemple la déesse d'un air émerveillé de sa beauté[134].

Palomino énumère un grand nombre d'autres tableaux que Rubens exécuta, soit pour le roi, soit pour les églises et corporations religieuses, ou pour des grands seigneurs espagnols. Parmi ces ouvrages, il cite en particulier: l'Enlèvement des Sabines, le Martyre de l'apôtre saint André, l'Immaculée Conception, exécutée pour les religieuses de la ville de Fosaldana, près de Valladolid, dont la beauté, dit-il, est aussi merveilleuse que la grandeur du tableau est étonnante, et qui coûta soixante-dix mille réaux.

Pacheco, qui vivait à Madrid avec son gendre, à l'époque du séjour de Rubens dans cette capitale, nous a transmis les renseignements les plus authentiques sur les œuvres que le peintre flamand exécuta pendant son voyage. «Il partit de Bruxelles pour la cour d'Espagne, dit-il[135], et arriva dans le mois d'août 1628. Il apportait à Sa Majesté notre roi catholique Philippe IV, huit tableaux de différents sujets et de diverses grandeurs, qui furent placés dans le salon nouveau, parmi d'autres peintures fameuses. Pendant les neuf mois qu'il resta à Madrid, sans négliger les négociations importantes pour lesquelles il y était venu, et quoiqu'il eût été indisposé pendant quelques jours de la goutte, il peignit beaucoup de choses, comme nous allons le voir, tant étaient grandes son adresse et sa facilité. Premièrement, il fit le portrait du roi et des infants, à mi-corps, pour envoyer en Flandre; il fit de Sa Majesté cinq portraits, et, entre autres, un à cheval, avec d'autres figures, très-remarquable. Il fit le portrait de madame l'infante Carmélite, plus qu'à mi-corps, et en fit plusieurs copies. Il fit cinq ou six portraits de particuliers. Il copia tous les tableaux du Titien que le roi possède, qui sont: les Deux bains (de Diane); l'Europe, l'Adonis et Vénus, la Vénus et Cupidon, l'Adam et Ève, et autres. Il copia aussi les portraits du Landgrave, du duc de Saxe, du duc d'Albe, de Cobos, d'un Doge vénitien, et beaucoup d'autres tableaux en dehors de ceux que le roi possède. Il copia le portrait du roi Philippe II, en pied, et avec son armure. Il changea quelque chose au tableau de l'Adoration des rois, de sa main, qui est au palais. Il fit pour don Diego Mexia, son grand ami, un tableau de la Conception, de deux verges, et pour don Jaime de Cardenas, frère du duc de Maqueda, un Saint Jean évangéliste, de grandeur naturelle. Il paraît incroyable qu'il ait pu peindre tant de choses en si peu de temps, et avec de si grandes préoccupations. Il fréquenta peu les peintres; il se lia seulement avec mon gendre, avec lequel il avait échangé des lettres, avant son voyage; il loua beaucoup ses ouvrages et sa modestie, et ils allèrent ensemble voir l'Escurial.»

Le catalogue du Real Museo de Madrid énumère soixante et un ouvrages de Rubens, et cette collection ne possède pas tous les tableaux de ce maître qui sont en Espagne. Il ne faudrait pas croire que Rubens ait pu exécuter ces œuvres si nombreuses, et dont quelques-unes présentent une énorme dimension, pendant son séjour en Espagne. Malgré sa prodigieuse facilité et son travail continuel, et bien qu'il se soit fait aider, si l'on en croit Palomino[136] par ses deux élèves Sneyders et Pierre de Vos, qu'il aurait amenés avec lui en Espagne, sa prodigieuse activité n'aurait pu suffire à tant de besogne. Baldinucci, dans la vie de Rubens[137] donne l'explication de l'origine d'un grand nombre d'ouvrages du peintre flamand qui se trouvent en Espagne. «Lorsqu'il fut de retour à Anvers, dit-il, il eut à peindre pour le roi Philippe IV beaucoup de tableaux, qui devaient servir à décorer le palais de la Torre della Perada, éloigné de trois lieues de Madrid. À cet effet, le roi fit fabriquer dans cette ville les toiles de la grandeur voulue, et les fit envoyer au peintre à Anvers. C'est chose digne d'admiration de voir comme Rubens, dans ses inventions et compositions de fables, métamorphoses et autres sujets, s'y prit de telle sorte, que l'on pouvait joindre un tableau à un autre, ayant fait disposer dans quelques intervalles ménagés entre eux, des combats et des jeux d'animaux peints par Sneyders, excellent peintre en ce genre.» Suivant Baldinucci, ce serait également à Anvers que Rubens aurait peint les cartons des tapisseries, exécutées ensuite en Flandre, pour l'église des Carmélites de Loëches. Cette version paraît plus probable que celle de Palomino, qui veut que ces cartons aient été exécutés par Rubens lorsqu'il était à Madrid.

On a raconté deux aventures qui seraient arrivées à Rubens pendant son séjour en Espagne; l'une avec le duc de Bragance, l'autre avec un moine peintre, nommé Collantès. On trouvera la première dans l'histoire de Rubens par Michel[138], et M. Van Hasselt, après l'avoir répétée, raconte la seconde[139]. Pacheco, fort bien instruit de ce que fit l'artiste flamand à Madrid et dans les environs, ne parle ni de l'une ni de l'autre anecdote: il est donc vraisemblable qu'elles auront été inventées à plaisir. Nous nous bornerons à remarquer, en ce qui concerne la première, que l'avarice reprochée au duc de Bragance n'est nullement dans le caractère que l'histoire attribue à ce seigneur, qui devint quelques années plus tard roi de Portugal. Quant à la seconde aventure, la rencontre de Rubens avec un moine peintre, du nom de Collantès, elle ne paraît pas plus vraie. Il y avait bien alors un peintre de ce nom, Francisco Collantès, dont nous parlerons plus tard; mais aucun biographe ne dit qu'il ait été moine. Nous croyons donc que l'on doit révoquer en doute l'authenticité de ces deux récits.

Après avoir passé près de neuf mois en Espagne, Rubens réussit enfin à recevoir les instructions secrètes qu'il attendait pour entamer les négociations avec la cour d'Angleterre. Si, pendant tout le temps de son séjour, le roi, le comte-duc et les grands seigneurs espagnols lui avaient témoigné toute l'estime qu'ils faisaient de sa personne et de son talent, il reçut, au moment de son départ, des marques encore plus éclatantes de la bienveillance royale. D'abord, Philippe IV, dans une lettre adressée à l'infante Isabelle, et dont Rubens était porteur, autorisait cette princesse à lui faire payer tout ce qu'il réclamerait pour les dépenses de son voyage[140]. Ensuite, ce prince lui octroya un office de secrétaire du conseil privé de la cour de Bruxelles, pour toute sa vie, avec la survivance à son fils Albert, ce qui vaut, dit Pacheco[141], mille ducats par an. En outre, il est probable, d'après ce que rapporte Baldinucci[142], que le maître flamand emporta un grand nombre de commandes du roi et du comte-duc, tant pour des tableaux, que pour des cartons de tapisseries.


CHAPITRE XI

Voyage de Velasquez en Italie.—Ses études à Rome, tableaux qu'il exécute dans cette ville.—Accueil qu'il reçoit du roi à son retour.—Indication de quelques-uns de ses ouvrages.

1629—1631

La liaison qui s'était établie entre Velasquez et Rubens, pendant le séjour de ce dernier en Espagne, dut beaucoup profiter à l'élève de Pacheco. À cette époque, le peintre d'Anvers était dans toute sa gloire: la fécondité de son imagination, la facilité prodigieuse de son pinceau, l'éclat de son coloris, frappèrent, sans nul doute, son jeune émule, non moins que la variété de ses connaissances et la supériorité de son esprit. Comme Rubens avait fait un très-long séjour en Italie, et qu'il admirait avec passion les œuvres des maîtres de ce pays, et surtout celles du Titien, on doit croire qu'il engagea vivement le peintre espagnol à visiter cette contrée, pour y étudier, à la source même de la peinture chez les modernes, toutes les beautés de cet l'art. Depuis longtemps Velasquez, avait formé le projet de faire ce voyage; mais il lui fallait l'agrément du roi qui, après le lui avoir promis plusieurs fois[143], ne pouvait se décider à le laisser s'éloigner. Après le départ de Rubens, Velasquez renouvela ses instances, et le roi finit par consentir. Il lui donna même pour son voyage quatre cents ducats d'argent (en plata), lui faisant payer deux années de son traitement. Le comte-duc, lorsque Velasquez vint pour prendre congé, ajouta deux cents autres ducats d'or, une médaille avec le portrait du roi, et un grand nombre de lettres de recommandation[144].

Velasquez partit de Madrid, par ordre du roi, avec le marquis de Spinola, qui allait prendre le commandement des troupes espagnoles dans le duché de Milan. Il gagna Barcelone, où il s'embarqua le jour de Saint-Laurent (10 août) 1629, et vint aborder à Venise. Il y fut logé dans le palais de l'ambassadeur d'Espagne, qui l'admit à sa table, et le fit accompagner par ses domestiques, lorsqu'il sortait pour visiter la ville et ses environs, à cause des troubles qui agitaient alors l'Italie. Après un court séjour à Venise, il prit la route de Rome, par Ferrare, où, selon Palomino[145], il ne s'arrêta que deux jours pour admirer les œuvres du Garofolo. Pacheco raconte qu'il se présenta dans cette ville, chez le cardinal Sachetti, légat du pape, et autrefois nonce en Espagne, auquel il remit une lettre d'introduction d'Olivarès. Le cardinal accueillit le peintre de Philippe IV avec empressement; il lui fit beaucoup d'instances pour qu'il logeât dans son palais, pendant le temps qu'il étudierait à Ferrare, et pour qu'il mangeât à sa table. Velasquez s'en excusa modestement, en disant qu'il ne mangeait pas aux heures ordinaires; mais que, néanmoins, si Son Éminence désirait être obéie, il changerait ses habitudes. Le cardinal ayant reçu cette réponse, envoya un gentilhomme espagnol, qui était à son service, avec ordre de se mettre à la disposition du peintre, de le faire servir de la même manière que s'il eût mangé à sa table, et de lui montrer les choses les plus curieuses de la ville. Informé que le départ de Velasquez devait avoir lieu le lendemain, le prélat ordonna de commander des chevaux et le fit accompagner pendant seize milles, jusqu'à un pays nommé Cento (la patrie du Guerchin). De là, Velasquez se dirigea, en toute hâte, vers Rome, en passant par Bologne et Lorète, mais sans s'y arrêter, et même sans se donner le temps de remettre aux cardinaux Ludovisi et Spada, qui se trouvaient dans la première de ces villes, les lettres de recommandation qui leur étaient adressées.

Arrivé à Rome, le peintre de Philippe IV fut reçu avec beaucoup de distinction par le cardinal Barberini, neveu du pape Urbain VIII, qui lui offrit un logement dans le palais du Vatican, et lui fit donner les clefs de plusieurs pièces, dont la principale était entièrement peinte à fresque de la main de Federigo Zucchero, avec des sujets tirés de l'Écriture sainte, parmi lesquels on voit Moïse devant Pharaon. Velasquez refusa de loger au Vatican, pour ne pas être seul; il se contenta d'accepter l'offre qui lui fut faite de donner l'ordre aux gardiens qu'on le laissât entrer sans difficulté, toutes les fois qu'il le voudrait, pour dessiner le Jugement dernier de Michel-Ange, ou les ouvrages de Raphaël; et il vint étudier souvent ces peintures, avec grand profit. Plus tard, charmé par la situation du palais ou Vigne des Médicis, sur la Trinité des Monts, et croyant ce site très-favorable à l'étude pendant le printemps, parce qu'il s'étendait sur la partie la plus élevée et la plus aérée de Rome, et qu'il s'y trouvait un grand nombre de statues antiques, il obtint la permission du grand-duc de Florence, par l'intermédiaire de l'ambassadeur d'Espagne, le comte de Monterey, de s'y établir. Il y passa deux mois, jusqu'à ce qu'une fièvre tierce l'eut obligé à chercher un refuge dans la maison du comte. Pendant cette indisposition, l'ambassadeur, beau-frère d'Olivarès, prit le plus grand soin du peintre favori du roi son maître, et de son premier ministre. Il lui envoya son médecin le visiter, et voulut supporter seul toutes les dépenses occasionnées par sa maladie. En outre, il donna l'ordre de lui procurer tout ce qu'il pourrait demander, vint le voir quelquefois, et envoya savoir souvent de ses nouvelles. Tel est le récit que Pacheco[146] fait du premier voyage de son gendre et de son séjour à Rome. À part les études faites par Velasquez dans le Vatican, Pacheco ne mentionne d'autres peintures de son gendre que son propre portrait, donné à Pacheco lui-même, et un portrait sur toile de la reine de Hongrie, fille de Philippe III, que l'artiste fit à Naples, où il alla s'embarquer, et qui était destiné au roi d'Espagne[147]. Palomino et d'autres biographes disent que Velasquez fit à Rome le tableau de Joseph vendu par ses frères, et celui de Vulcain averti par Apollon de l'infidélité de Vénus[148]. Palomino ajoute[149] que Velasquez emporta ces deux tableaux en Espagne, où il les offrit au roi, à son retour à Madrid, au commencement de 1631, après une absence de dix-huit mois. Le roi les reçut avec une grande satisfaction, et les fit placer au Buen Retiro, d'où le Joseph fut bientôt transporté à l'Escurial dans la salle du chapitre.

C'était d'après le conseil d'Olivarès que Velasquez s'était présenté chez le roi, pour le remercier de ce qu'il avait bien voulu tenir la promesse qu'il lui avait faite en partant, de ne se laisser pourtraire par aucun autre artiste pendant son absence. «Philippe IV, dit Pacheco[150], se réjouit beaucoup de son retour, et la distinction ainsi que la générosité avec lesquelles le traita un si grand monarque sont à peine croyables. Il lui donna, dans sa galerie, un atelier dont il garda la clef, venant le voir peindre presque tous les jours. Mais ce qui dépasse tout ce qu'on pourrait imaginer, c'est que le roi, lorsque l'artiste le peignit à cheval, posa, dans une seule séance, trois heures de suite, de son plein gré et avec une véritable bienveillance.»

Parmi les nombreuses récompenses que ce prince lui donna dans l'espace de six mois, Pacheco compte trois offices de secrétaires de la ville de Séville, qui furent octroyés au père de Velasquez, et dont chacun valait mille ducats par an. En moins de deux années, le peintre de Philippe IV reçut un office de garde-robe (guarda-ropa), et celui d'aide de la chambre (ayuda de camara), en 1638; l'honorant de la clef de chambellan, distinction fort enviée de beaucoup de cavaliers de l'habit (de Santiago et de Calatrava). «Pour moi, ajoute Pacheco[151], à qui revient une si grande part de son bonheur, j'espère que, grâce au soin et à la ponctualité qu'il apporte chaque jour au service de Sa Majesté, il augmentera et améliorera son art, ainsi qu'il le mérite; et qu'il recevra les prix et les récompenses dus à son heureux génie, dont les qualités supérieures sauront le maintenir, sans aucun doute, à la hauteur où il s'est élevé maintenant.» Ces souhaits du bon Pacheco, qui terminent sa trop courte notice sur son élève et gendre, ont été pleinement réalisés. C'est à partir du retour de son premier voyage d'Italie, que Velasquez a exécuté ses plus beaux ouvrages: d'abord, ses portraits de cour, si brillants, si vrais, si originaux, si espagnols; ensuite, ses tableaux de scènes intérieures du palais, comme ses Meninas[152], où les usages, les costumes et les personnages du temps sont rendus avec une perfection incroyable; ses compositions di mezzo carattere, comme son tableau de Las hilanderas[153], délicieuse scène d'un naturel exquis, relevée par les plus charmants détails, et par une admirable disposition de la lumière; enfin, ses tableaux d'églises, ses paysages et ses Bodegones, scènes vulgaires dans le genre d'Adrien Brawer ou de Van Ostade, mais traitées, comme celles de Ribera, dans un style tout espagnol. L'ensemble de ces œuvres si diverses, mais toutes également remarquables, prouve que Philippe IV et son ministre ne s'étaient point trompés, lorsqu'à l'apparition du portrait de Gongora, ils avaient deviné le génie d'un grand maître.


CHAPITRE XII

Artistes italiens au service de Philippe IV.—Juan Bautista Crescencio.—Pompeo Leoni.—Le Panthéon de l'Escurial.—Le Buen Retiro.—Cosimo Lotti.—Baccio del Bianco.—Angel Michele Colonna et Agostino Mitelli.—Pietro Tacca et la statue équestre de Philippe IV.

1621—1665

Depuis Charles-Quint et Philippe II, l'Italie était en possession de fournir un grand nombre d'artistes à la cour d'Espagne. Parmi ceux qui furent employés avec honneur sous les règnes de Philippe III et de son fils, Juan Bautista Crescencio, que nous avons déjà indiqué, mérite une mention particulière. Il était d'une noble famille romaine, et frère du cardinal Crescenzi (Pietro Paolo). Il peignait d'une manière remarquable des fleurs et des fruits, et Palomino[154] rapporte qu'il y avait de son temps, au palais de Madrid, une toile qui donnait une haute idée de son talent dans ce genre. Mais sa réputation, comme architecte, était beaucoup plus assurée, et c'est à cet art que son nom doit d'être parvenu jusqu'à nous. Le Baglione, dans sa notice sur Crescenzi[155], rapporte qu'après avoir été fait, par Paul V, surintendant de la belle chapelle Pauline, à Sainte-Marie-Majeure, et de tous les autres travaux exécutés par ordre de ce pontife, il fut emmené en Espagne, en 1617, par le cardinal Zappada, qui le recommanda au roi Philippe III. Ayant présenté à ce prince quelques tableaux qui lui plurent, il fut admis à concourir, avec d'autres artistes, au plan des tombeaux des rois d'Espagne à l'Escurial. Le modèle de Crescenzi fut exposé avec les autres, dans la galerie de ce palais, et le roi l'ayant jugé le meilleur, le chargea de l'exécuter. Mais, comme il n'y avait sur les lieux ni matériaux de bonne qualité, ni ouvriers assez capables, Crescenzi retourna en Italie avec des lettres du roi adressées à différents princes. À Florence, il engagea Francesco Generino, sculpteur; à Rome, Pietro Gatto, Sicilien, graveur; Francuccio Francucci et Clemente Censore, fondeurs; Giuliano Spagna, Gio. Bat. Barnici, Siennois, et deux Flamands, doreurs. Revenu avec eux en Espagne, il mit la main à l'œuvre de la sépulture royale, qu'on a nommée Panthéon. C'est une chapelle souterraine, à laquelle on descend par soixante degrés: elle est entièrement privée de la lumière du jour. Sa forme est sphérique; en face de l'escalier est l'autel; au-dessus, un crucifix de bronze de Pietro Tacca, dont nous parlerons bientôt; tout autour, de magnifiques ornements encadrent les tombeaux des rois d'Espagne, depuis Charles-Quint. Chaque tombeau est séparé du plus rapproché par des doubles pilastres de brocatelle, au milieu desquels sont placés des anges qui tiennent des torchères, au nombre de trente, comme les tombeaux. L'œuvre est d'ordre corinthien, et les ornements en bronze, du Francucci et du Censore, sont enrichis d'or et d'argent.

Ce fut Pompeo Leoni, fils du graveur en médailles et sculpteur, Leone Leoni, d'Arezzo, dont nous avons raconté ailleurs[156] la vie aventureuse, qui fit toutes les statues de ces tombeaux, ainsi qu'un grand nombre d'autres pour l'Escurial. Il avait également travaillé pour des particuliers, et l'on cite de lui la statue du duc de Lerme, faisant partie du tombeau de ce ministre de Philippe III, dans l'église de Saint-Paul, à Valladolid[157].

Le Panthéon de l'Escurial, commencé vers 1619, ne fut achevé qu'en 1654. Sa consécration fut faite le 15 mars de cette année, avec la plus grande pompe, en présence du roi et de toute sa cour. Lorsque les corps de Charles-Quint, de son fils, de son petit-fils, et des reines qui avaient continué cette race royale, eurent été descendus dans la chapelle, et déposés, chacun à sa place, dans de magnifiques sarcophages de porphyre, un frère hiéronimite prononça une éloquente oraison funèbre, sur ce texte tiré d'Ézéchiel: «Ô vous, ossements desséchés, écoutez la parole du Seigneur[158]

Pour récompenser les services de Crescenzi, Philippe IV l'honora de l'habit de Santiago et du titre de marquis de La Torre, et le nomma surintendant des travaux faits dans les palais et Alcazars. Suivant le Baglione, ce fut Crescenzi qui donna le plan du Buen Retiro, d'ordre dorique, que le comte-duc fit bâtir et qu'il offrit au roi, presque aussitôt après son avénement à la couronne. Ce prince fit à ce palais quelques augmentations, et il éleva en outre, au milieu des agréables jardins qui l'entourent, les deux pavillons appelés les Hermitages de Saint-Antoine et de Saint-Paul, qu'il fit décorer de fresques.—Nous ignorons si Crescenzi fut également l'architecte de l'église de Saint-Isidore, construite par ordre de Philippe IV, et qui est, encore aujourd'hui, le monument religieux le plus imposant de Madrid.—Selon Palomino, le Crescenzi mourut dans cette ville en 1660, à l'âge de soixante-cinq ans environ, et le Baglione ajoute qu'il fut enterré en grande pompe dans l'église del Carmine.

Cosimo Lotti, peintre, architecte et ingénieur, était un Florentin, élève de Bernardino Poccetti, qui fut d'abord employé par le grand-duc Cosme II, à restaurer les fontaines de sa villa de Pratolino, et spécialement toutes les statues et figures que l'eau fait mouvoir. Il exécuta ensuite pour les jardins du palais Pitti, des groupes, une barque et d'autres jets d'eau qui paraissaient de merveilleuses inventions à cette époque. En 1628, Philippe IV désirant ajouter un théâtre au palais du Buen Retiro, demanda au duc de Toscane un artiste capable, non-seulement de donner le plan et de diriger la construction de cet édifice, mais aussi d'inventer et de faire mouvoir les décorations et les machines nécessaires aux représentations. Le grand-duc, après avoir consulté Giulio Parigi, architecte alors en grande réputation à Florence, choisit Cosimo Lotti, et lui proposa de se rendre en Espagne, ce que celui-ci accepta, emportant avec lui quelques-unes de ses inventions. Dès qu'il fut arrivé à Madrid, le roi s'empressa de lui faire commencer la construction du théâtre. Cosimo le disposa attenant au palais, de telle sorte, que de l'appartement du roi, on avait la vue de toute la scène, et que l'on pouvait également bien voir et entendre les comédies. Comme le fond de la scène s'ouvrait sur la campagne, l'architecte put facilement y disposer les dessous et les gradins pour manœuvrer les machines. Il réussit tellement bien, que pour faciliter après lui les changements de décorations, il composa un livre orné de dessins et contenant toutes les explications nécessaires. Le roi lui avait accordé un traitement considérable, et lui avait donné un logement dans les dépendances du palais[159].

Carducho[160] décrit en ces termes une représentation donnée par Cosimo Lotti devant la cour, et dans laquelle il fut témoin d'une des plus singulières inventions de cet ingénieur.—«Devant les fenêtres des voûtes de l'appartement du roi, on avait disposé, dit-il, un théâtre portatif en planches, pour donner une représentation des machines, dans laquelle Cosimo Lotti, fameux ingénieur florentin, envoyé par le grand-duc de Toscane au service de Sa Majesté, a donné une exhibition de ses étonnantes et admirables inventions. Pour montrer son talent, lorsqu'il fut arrivé, il fit une tête de satyre, d'un travail remarquable, laquelle avec un air féroce, remue les yeux, les oreilles, les cheveux, et ouvre la bouche avec tant de force et en poussant un tel cri, qu'elle épouvante et frappe de stupeur quiconque n'a pas été averti à l'avance. C'est ainsi, qu'en ma présence, un homme qui ne s'attendait pas à cet horrible cri, fut pris d'une telle frayeur, qu'il se précipita d'un bond à plus de quatre pas. On ignore si la tête qu'avait fabriquée Albert le Grand était aussi étonnante que celle-ci. Cosimo donna une représentation au palais, où l'on voyait la mer agitée d'une telle manière, et avec un tel effet, que ceux qui en étaient témoins furent obligés de sortir avec le mal de cœur (collo stomaco alterato), comme s'ils eussent été réellement sur mer, ainsi qu'il parut chez plusieurs dames, de celles qui assistèrent à cette fête.»

Ce n'est pas tout: Cosimo ayant offert au roi sa fameuse tête de satyre, la reine la fit voir à quelques-unes de ses dames, en leur inspirant la crainte que cette tête ne fût une invention surnaturelle, qui avait la faculté d'espionner la conduite et les paroles des courtisans, pour tout rapporter au roi ou à elle-même. Cette explication leur inspira une telle frayeur, qu'elles n'osaient plus se risquer à parler, afin de n'être point entendues par cette tête[161].

Philippe IV fut tellement satisfait des représentations données par Cosimo Lotti, qu'il lui fit cadeau des machines et des costumes employés dans l'une d'elles. L'artiste voulut appeler alors le public à juger de ses étonnantes inventions. Il fit payer un droit d'entrée, et gagna, dit Baldinucci[162], plus de deux mille écus. Cosimo ne se bornait pas à diriger les représentations théâtrales: il composait des pièces burlesques, et jouait lui-même, avec beaucoup de succès, les personnages les plus ridicules de ses pièces. Il conserva longtemps l'emploi d'ingénieur du roi d'Espagne, et mourut à Madrid dans un âge avancé.

Pour le remplacer, en 1650, ce prince demanda un autre artiste au grand-duc de Toscane, qui lui envoya Baccio del Bianco, élève de Jean Bilivert, peintre, ingénieur et architecte, comme Cosimo Lotti. Il dessinait très-facilement à la plume, et réussissait à faire des charges ou caricatures, dont la vue, selon Baldinucci[163], amusait beaucoup le grand-duc Cosme III. Baccio quitta Florence le 8 décembre 1650, et s'achemina par Gênes, où il fut reçu avec honneur par les Spinola, qui le logèrent dans leur palais pendant un mois, en attendant que le temps lui permît de s'embarquer pour Alicante. Baccio mit ce séjour à profit, en dessinant à la plume sur parchemin, pour ses illustres hôtes, une Suzanne au bain avec les vieillards, figures qui avaient une palme de hauteur. À son départ, il reçut de nombreux cadeaux, entre autres du velours et du drap pour monter sa garde-robe. Arrivé à Madrid, il eut bientôt gagné les bonnes grâces du roi, par son talent à disposer les décorations de son théâtre, et à faire mouvoir les machines. S'il faut en croire Baldinucci, les plus grands seigneurs de la cour ne dédaignaient pas de l'aider eux-mêmes à faire marcher, et à changer les décorations à son coup de sifflet. Une comédie représentée à l'aide de ces auxiliaires, eut un tel succès, qu'il fallut la répéter trente-six fois de suite, et le roi, en témoignage de toute sa satisfaction, s'empressa d'offrir à Baccio mille ducats d'or. Lors de l'incendie du palais de Madrid, notre ingénieur se distingua par sa présence d'esprit, et sauva les bâtiments voisins, en faisant la part du feu. Le roi l'ayant chargé de reconstruire ce qui avait été brûlé, il poussa les travaux avec une grande activité, en sorte qu'au bout de six mois, tout était complètement réparé. Il dessina aussi pour le roi des jardins, dans le goût de ceux du palais Pitti ou de la villa Pratolino, près de Florence. Il avait su gagner la bienveillance de don Louis de Haro, qui était alors premier ministre de Philippe IV, et ce favori ne dédaigna pas de venir souvent le voir, pendant plusieurs maladies qu'il fit à Madrid. Après avoir passé six années au service de Philippe IV, Baccio mourut des suites d'une saignée, et l'on crut alors que cette opération avait été faite avec un fer empoisonné, à l'instigation d'un de ses ennemis[164].

Palomino rapporte[165], qu'à son second voyage en Italie, exécuté en 1648, Velasquez, en passant par Bologne, conclut un arrangement avec Angel Michele Colonna et Agostino Mitelli, pour les engager à venir en Espagne. Passeri[166], qui a consacré à ces deux artistes une notice détaillée, et qui a dû être mieux informé, attribue au prince-cardinal, Jean-Charles de Médicis, la conduite de la négociation qui attacha ces deux artistes au service de Philippe IV. Ils étaient tous deux Bolonais, et liés de la plus étroite amitié, à ce point qu'ils travaillèrent toute leur vie ensemble et aux mêmes ouvrages, sans le moindre nuage. Mitelli peignait des ornements et des perspectives d'architecture, et Colonna y disposait des figures. Ils excellaient dans ce genre de travail, qu'ils préparaient de concert et exécutaient en commun, et bientôt leur réputation s'étendit par toute l'Italie. Ils peignirent d'abord à Bologne, ensuite à Modène, à Florence et à Rome, à Forli et dans beaucoup d'autres lieux, églises, cloîtres, couvents, palais, villas. Dans toutes ces entreprises, ils montrèrent quelle puissance pouvait avoir une si complète union. Mitelli en a laissé un touchant témoignage à Bologne, dans les fresques dont il couvrit toute une grande cour de la maison de son camarade Colonna, et qui représentaient des perspectives et des ornements dus à la fantaisie de son imagination[167]. Le même artiste peignit également un grand nombre de décorations pour les pièces représentées à Bologne: comme aussi des tableaux à la gouache, dont les figures furent peintes par son fils, qui ne manquait pas de talent dans ce genre.

Lorsque Mitelli et Colonna furent entrés au service du roi d'Espagne, la première œuvre qu'ils entreprirent fut une façade dans le jardin de ce prince, avec trois perspectives peintes à la voûte, dans le palais même à Madrid. Dans la première, ils représentèrent la Chute de Phaéton; dans la seconde, l'Aurore, et dans la troisième, la Nuit. Ils peignirent ensuite dans le même palais une grande salle octogone avec tant de verve, une si grande richesse d'ornements, une fantaisie d'invention si capricieuse, que Philippe IV, charmé de ce beau travail, allait les voir à l'œuvre deux fois par jour, et quelquefois même montait sur l'échafaudage où ils peignaient, et causait avec eux familièrement, traitant, disait-il, comme on le devait, avec honneur et bienveillance, ces braves Italiens. Lorsque ce travail fut terminé, le roi, pour montrer sa grande satisfaction, voulut donner dans cette salle sa première audience de réception à l'ambassadeur de France, le duc de Grammont, qui venait lui demander pour Louis XIV la main de l'infante Marie-Thérèse d'Autriche. Protégés par le marquis d'Heliche, fils de don Louis de Haro, les deux Bolonais furent employés ensuite au Buen Retiro, où ils peignirent la voûte d'une loge. Ils en décorèrent les murailles latérales avec des ornements d'architecture, qu'ils disposèrent en perspective fuyante, selon les règles de l'art, avec les proportions convenables, et ils y introduisirent des jeux d'enfants et de satyres, avec des guirlandes de fleurs, de fruits et différents ornements, imitant des bas-reliefs et des feuillages. Au milieu de la voûte, où ils avaient peint une vue du ciel, ils représentèrent l'Aurore enlevant Céphale. Le Mitelli peignit ensuite un casino pour le même marquis d'Heliche, et ce fut le dernier ouvrage créé par son ingénieux pinceau; car, surpris par une grave maladie, il ne tarda pas à succomber à Madrid, en 1660, à l'âge de cinquante et un ans, laissant dans ce pays son ami Colonna, seul et inconsolable. Le Mitelli a gravé à l'eau-forte des fantaisies et des caprices, ainsi qu'un livre de frises et autres ornements d'architecture, estimé des maîtres en cet art[168].

Un autre artiste italien, plus célèbre que les précédents, Pietro Tacca[169], de Carrare, sculpteur, fut également occupé par les rois Philippe III et Philippe IV, mais sans aller en Espagne. Il fut élève de Jean de Bologne, et après le départ pour la France, en 1601, de son camarade Pietro Francavilla, il occupa la première place dans l'atelier de son maître, devenu vieux, et lui rendit les plus importants services. Sous la direction de cet illustre artiste, le Tacca ne tarda pas à acquérir une grande habileté pour le dessin, le modelé, le moulage et surtout la fonte des métaux; car Jean de Bologne aimait à exécuter ses ouvrages en bronze. Après sa mort, arrivée à Florence le 14 août 1608, le Tacca fut jugé digne de le remplacer, comme statuaire en titre du grand-duc Cosme II, emploi dont il reçut le brevet officiel l'année suivante. À partir de cette époque, il put à peine suffire aux commandes qui lui arrivaient, non-seulement de l'Italie, mais de toutes les parties de l'Europe. Jean de Bologne avait commencé, en 1604, le cheval sur lequel devait être placée la statue de notre roi Henri IV: ce fut le Tacca qui termina le cheval et la statue. Cet ouvrage était entièrement achevé en 1611; il fut envoyé en France, par Livourne, le 30 avril 1613, mais il ne parvint à Paris que vers la fin de juin 1614. Le piédestal en marbre, destiné à recevoir la statue, avait été décoré de bas-reliefs exécutés par le Florentin Francesco di Bartolommeo Bordoni, sur les dessins du Cigoli. La reine Marie de Médicis, dans une lettre du 10 octobre 1614, remercia le Tacca, au nom du roi son fils et au sien, de la belle statue de bronze qu'elle venait de recevoir, «laquelle était digne, disait-elle, de celui qu'elle représentait.»—Cette statue, l'une des meilleures du statuaire, après avoir fait l'ornement du Pont-Neuf pendant cent soixante-dix-huit années, n'a pas trouvé grâce devant la barbarie révolutionnaire de 1793.

Le Tacca fut également chargé de terminer la statue équestre de Philippe III, que son maître avait laissé inachevée. Elle fut envoyée en Espagne en 1616, mais sans que le Tacca quittât Florence; il la confia aux soins d'un de ses parents, Antonio Guidi, qui avait déjà conduit en France celle de Henri IV. Douze ans plus tard, Olivarès ayant voulu faire couler en bronze une statue équestre colossale de Philippe IV, auquel il avait décerné le nom de Grand, fit écrire par ce prince à madame de Lorraine, pour obtenir du grand-duc, son mari, l'autorisation de charger le Tacca de cette entreprise. Ce prince, non-seulement y consentit, mais il voulut faire lui-même les frais de cette statue, qu'il se réserva d'offrir au roi d'Espagne. Le Tacca reçut donc l'ordre de cesser tout autre travail, et de mettre la main à ses modèles. Il les avait déjà fort avancés, soit en cire, soit en terre, lorsqu'on lui représenta qu'il serait fort agréable au roi, de ne point voir le cheval dans la pose de ceux de toutes les autres statues équestres; c'est-à-dire, non comme s'il marchait au pas, mais comme s'il était lancé au galop et se cabrait. Avant d'étudier cette pose, alors toute nouvelle et qui passait pour impossible à exécuter, le Tacca voulut avoir un modèle en petit du cheval et du cavalier dans cette attitude. Sachant que Rubens était alors à Madrid, il écrivit dans cette ville, pour qu'il lui fût envoyé de la main de cet artiste. Au bout de quelques semaines, on lui adressa une toile d'environ une brasse et demie, sur laquelle étaient représentés le cheval et la personne du roi, peints, d'après nature, de la main même de Rubens. Non satisfait de ce premier modèle, le Tacca, pour mieux rendre encore la ressemblance de Philippe IV, redemanda un nouveau portrait de ce prince, de grandeur naturelle, du pinceau du même artiste, portrait qui lui fut également envoyé[170].

Restait l'exécution du cheval et de la statue, de grandeur colossale. Nous avons déjà dit qu'on regardait alors comme impossible de faire tenir en l'air, en se cabrant sur ses pieds de derrière, un cheval portant le poids énorme d'une masse de bronze, trois ou quatre fois plus grande que nature. Les gens du métier étaient unanimes pour dire que, dans cette attitude, le cheval portant à faux, ne pourrait se tenir en équilibre avec son cavalier. Le Tacca partageait cette appréhension, car, pour résoudre la difficulté, il n'hésita pas à s'adresser au célèbre Galilée, le plus savant mathématicien et géomètre de sa patrie et de son siècle. Cet homme illustre suggéra au sculpteur un moyen facile de résoudre le problème, sans qu'il y parût, et sans nuire à la beauté de l'œuvre: il fit poser les jambes de derrière du cheval sur un plan carré, établi de biais, à l'un des côtés duquel il fixa une poutre ou forte barre de fer, qui s'étendait dans presque toute la longueur du cheval, et s'enfonçait en terre, pour empêcher que la tête et les pieds de devant n'entraînassent et ne fissent renverser la partie postérieure du cheval ainsi que le cavalier[171]. Le Tacca, de son côté, combina le poids des diverses parties de son groupe, de manière à en équilibrer l'assiette. La statue, étant heureusement terminée, fut exposée à Florence dans la maison de l'artiste, au grand étonnement de ses envieux, et à l'admiration de tout le public. Mais le pauvre sculpteur ne jouit pas longtemps de sa gloire; il mourut presque aussitôt après l'achèvement de son œuvre, le 26 octobre 1640. Baldinucci[172] donne à entendre que sa fin fut hâtée par les contrariétés qu'il éprouvait depuis longtemps de la part d'un des ministres du grand-duc. Il fut inhumé avec honneur à l'Annunziata, dans la même chapelle et dans le même lieu que son maître Jean de Bologne[173].

Ce fut son fils aîné Ferdinand, qui avait étudié la sculpture et la fonte sous la direction de son père, qui fut chargé de conduire la statue équestre de Philippe IV à Madrid. Il l'offrit au roi d'Espagne, au nom du grand-duc, et la plaça, en 1641, sur le piédestal qui lui avait été préparé devant la façade principale du Buen Retiro, d'où elle a été éloignée en 1844, pour être reportée sur la place spacieuse, en face du palais de Philippe V. À cette époque, on a ajouté deux bas-reliefs, disposés sur les principaux côtés du piédestal. L'un représente Philippe IV donnant une médaille à Velasquez; l'autre rappelle la protection que ce prince accordait aux beaux-arts[174].

Si la statue du Tacca ne peut plus aujourd'hui exciter l'étonnement que causa, lors de son exhibition, la vue d'un cavalier porté sur un cheval qui se cabre, elle mérite encore de fixer l'attention des amateurs, à cause de ses belles formes et du fini de son exécution. Que ce soit Rubens ou Velasquez qui en ait donné le modèle au statuaire florentin, toujours est-il que celui-ci à parfaitement rendu l'idée du maître. Aussi, ce groupe peut passer pour un des meilleurs, en ce genre, que les modernes aient coulé en bronze jusqu'à ce jour.


CHAPITRE XIII

Principaux artistes espagnols, du temps de Philippe IV.—José Ribera.—Francisco Herrera le vieux et son fils; Francisco Collantès; Alonso Cano; don Bartolomè Estevan Murillo; Juan Martines Muntañès.

1621—1665

Si Philippe IV et son ministre appelaient en Espagne des artistes étrangers et les comblaient d'honneurs et de richesses, ils encourageaient, avec un empressement plus vif encore et une faveur plus marquée, les artistes espagnols dont le talent pouvait rehausser l'éclat de ce règne. Velasquez est un exemple frappant de la protection extraordinaire que le roi et son favori aimaient à répandre sur les hommes d'un véritable mérite; mais cet exemple n'est pas le seul à citer.

Ribera, bien qu'il ne vécût pas en Espagne, et que son caractère fougueux semblât le tenir éloigné de la faveur royale, ressentit néanmoins les effets de la bienveillance de Philippe et d'Olivarès. On sait qu'il s'était fixé à Naples, où son talent le mit bientôt en grande réputation. Le comte de Monterey, beau-frère d'Olivarès, vice-roi, le logea dans son palais, lui fit de nombreuses commandes pour son maître, et lui procura dans Naples même des travaux considérables. Ribera exécuta plusieurs tableaux pour le comte, et ce seigneur les fit placer ensuite dans le couvent des Augustines qui portait son nom, à Salamanque. Il y avait, parmi ces ouvrages, une très-belle Conception, un Saint Augustin et un Saint Janvier[175]. Mais, ce qui fait encore plus d'honneur au vice-roi, c'est que la faveur qu'il accordait à Ribera ne l'empêcha pas de prendre sous sa protection spéciale le timide Dominiquin. On sait que l'Espagnolet et ses partisans voulaient obliger, par leurs menaces, l'artiste bolonais à laisser inachevée la coupole du trésor de Saint-Janvier, qu'il s'était obligé d'achever dans un délai fixé, ainsi que nous l'avons raconté ailleurs[176]. Mais, après le remplacement de Monterey par le duc de Médina de las Torres, le Zampieri, persécuté et dominé par la peur d'être assassiné, s'enfuit furtivement de Naples, et laissa le champ libre à ses ennemis[177]. Lanfranc, qui le remplaça en 1641 dans les travaux de la coupole de Saint-Janvier, pour gagner les bonnes grâces du duc, fit le portrait de sa femme[178]; mais bientôt Ribera reprit le dessus et régna en maître à Naples, jusqu'à sa mort, arrivée dans cette ville en 1656. Cet artiste excellait à rendre les scènes vulgaires à la manière du Carravage, son maître. Mais, lorsqu'il voulait s'élever jusqu'à la représentation de sujets tirés de l'Ancien ou du Nouveau Testament, son style rappelait trop les types grossiers qui lui servaient de modèles. Aussi, malgré l'éclat d'un coloris vigoureux, ses grandes compositions manquent complètement d'idéal, défaut à peu près général à toute l'école espagnole.

Francisco de Herrera, surnommé le Vieux, peintre, architecte et statuaire en bronze, naquit à Séville, et, selon Palomino[179], fut élève de Pacheco; il a beaucoup travaillé dans cette ville, où il resta jusqu'en 1640. On a raconté[180] qu'il avait été accusé de fabrication de fausse monnaie, et que le roi Philippe IV, en considération de son tableau de Saint-Hermenegildo, dans l'église de ce nom, à Séville, lui avait fait grâce, dans une excursion qu'il fit en 1624 à travers l'Andalousie. Quoi qu'il en soit, Herrera quitta Séville en 1640, et vint se fixer à Madrid, où il travailla beaucoup pour les églises, les couvents et l'Escurial. Palomino donne une indication détaillée de ses œuvres. Il peignait à fresque avec une facilité singulière, qui rappelle quelquefois la manière du Tintoret. Herrera empâtait tellement ses toiles, que ses figures paraissent comme perdues au milieu de la couleur; mais son coloris, sombre et vigoureux, donne une haute idée de son talent[181]. Il a gravé lui-même quelques-unes de ses compositions. Herrera le Vieux mourut à Madrid, en 1656, laissant un fils, qui fut peintre du roi, architecte et inspecteur principal (maestro mayor), des œuvres royales.

Ce fils était un artiste d'un grand talent, comme son père; il avait étudié à Rome, et il excellait à peindre des sujets de pêche, ce qui lui avait fait donner dans cette ville le surnom de l'Espagnol aux poissons. Revenu dans sa patrie, il se livra presque exclusivement, comme les autres artistes de ce pays, à la peinture des sujets religieux. En sa qualité d'architecte, il fit un grand nombre de retables pour les principaux autels des églises de Séville et de Madrid, et les ornements dont il les décora furent extrêmement admirés. Il les enrichissait aussi de ses tableaux, et celui qui passe pour son meilleur ouvrage, Saint-Hermenegildo, fut peint et placé par lui dans le retable du maître-autel des Carmélites déchaussées de Madrid[182].

Il ne paraît pas que Herrera le Jeune ait été dans les bonnes grâces du comte-duc, si l'on ajoute foi à l'anecdote suivante, racontée par Palomino[183]. Olivarès l'avait fait avertir qu'il viendrait voir ses tableaux, et lui avait demandé d'exposer les meilleurs, afin qu'il pût en choisir quelques-uns, ce que le peintre s'était empressé de faire. Cependant, le comte-duc étant venu, se mit à les critiquer, et en choisit d'autres que le peintre estimait moins bons. Blessé de cette manière d'agir, Herrera le Jeune peignit un singe qui, se trouvant au milieu d'un parterre de fleurs, parmi lesquelles brillent de magnifiques roses, préfère cueillir une tête de chardon qui le rend fier et joyeux. L'artiste avait composé ce tableau dans l'intention de l'offrir au comte-duc. Mais, un de ses amis, don Antonio de Soto-Mayor, qui était fort prudent, dit Palomino, lui représenta les fâcheuses conséquences qui pourraient en résulter pour lui; il résolut donc de garder cette toile, et d'offrir à Olivarès un autre ouvrage. Suivant Palomino, Herrera le Jeune mourut à Madrid, en 1685, à l'âge de soixante-trois ans[184].

Francisco Collantès, né à Madrid, fut un excellent paysagiste; mais ses vues de la campagne ne se bornaient pas à la représentation de la nature morte: il savait les animer par des scènes tirées de l'Écriture sainte. C'est ainsi qu'il peignit pour le Buen Retiro une Résurrection des Morts, traitée d'une manière vigoureuse, et dans laquelle il s'est inspiré de la vision d'Ézéchiel. «On y voit, dit le Catalogue du musée de Madrid, où ce tableau est maintenant exposé[185], sur un fond tout couvert de grandes fabriques en ruine, dont les débris sont semés sur le sol, la terrible scène de la fin du monde et de l'anéantissement de l'humaine grandeur. Les cadavres abandonnent leurs sépulcres, enveloppés de leurs linceuls, et dirigent leurs regards étonnés vers l'éclat sinistre qui apparaît dans le ciel.» Ce tableau, selon Palomino[186], rempli d'imagination, est exécuté avec une grande habileté. Suivant le même biographe, Collantès peignait aussi des scènes familières de boutiques et de cabarets (bodegoncillos); et il déclare en avoir vu plusieurs excellentes entre les mains d'un amateur. Francisco Collantès mourut à Madrid, en 1656, à l'âge de cinquante-sept ans.

Parmi les artistes espagnols qui vécurent du temps de Philippe IV, Palomino cite encore Pedro Obregon, élève de Carducho, Bartolommeo Roman, Juan Van der Hamer y Léon et Juan de la Curte, tous de Madrid. Mais, comme aucun ouvrage de ces peintres n'est exposé au Real Museo, nous nous bornerons à indiquer leurs noms, en renvoyant à Palomino pour avoir quelques explications sur leurs travaux.

Nous nous arrêterons sur un artiste, peintre, sculpteur et architecte, et l'une des gloires de l'école espagnole, dont le nom et les œuvres ne sont point ignorés de ce côté des Pyrénées.

Alonso Cano naquit à Grenade, en 1600, et apprit les éléments d'architecture de Michel Cano, son père; plus tard, il étudia la peinture à Séville, dans l'atelier de Pacheco, peut-être avec Velasquez, où il ne passa que neuf mois; il alla ensuite continuer ses études dans l'école de Juan de Castillo, d'autres disent de Herrera le Vieux. Dès l'âge de vingt-quatre ans, il peignit à Séville plusieurs tableaux pour des couvents et des églises. Il fit, à la même époque, pour la ville de Nebrijà, dans la cathédrale, un grand retable, pour lequel il exécuta de sa main trois statues en bois plus grandes que nature, qui lui firent beaucoup d'honneur; tellement, que des artistes flamands vinrent copier celle de la Vierge, pour la reproduire dans leur pays[187]. Sa réputation parvint bientôt à la cour, et le comte-duc le fit venir à Madrid. C'est alors que, placé sur un plus vaste théâtre, il donna des preuves d'un génie aussi vigoureux qu'original. Un de ses premiers ouvrages, fut le célèbre tableau du Miracle du puits de Saint-Isidore, placé dans le second compartiment du maître-autel de l'église paroissiale de cette ville; «peinture, dit Palomino, exécutée avec tant de grâce, dessinée et coloriée avec tant de beauté, qu'elle est elle-même un vrai miracle.» Voulant lui témoigner sa haute satisfaction, Philippe IV le nomma, en 1628, sur la recommandation d'Olivarès, inspecteur ou architecte principal (maestro major) des œuvres royales, et bientôt après il lui conféra le titre de peintre du roi, en le choisissant comme maître de dessin de l'infant don Balthazar Carlos. Palomino[188] raconte, en outre, que ce prince le nomma chanoine minor de la cathédrale de Grenade, canonicat qui valait une prébende ou bénéfice ecclésiastique, et qu'il répondit au chapitre qui lui faisait des remontrances sur le peu d'instruction de l'artiste: «Si ce peintre était un savant, qui sait s'il ne pourrait pas devenir archevêque de Tolède? Je puis faire des chanoines autant et comme il me plaît; mais Dieu seul peut faire un Alonso Cano.» Les œuvres de ce maître étaient répandues dans toute l'Espagne, particulièrement dans l'Andalousie, à Valence, à Tolède, Alcala de Henarès et à Grenade où il mourut, en 1676, à soixante-seize ans. Le musée de Madrid en possède un certain nombre, qui donnent une haute idée de son génie. Moins fougueux que Ribera, moins suave que Murillo, il brille par une grande pureté de dessin, une naïveté toute naturelle, un ordre et une harmonie qu'on ne saurait trop admirer.

Don Bartolomeo Estevan Murillo, est également au nombre des artistes qui rendirent célèbre le règne de Philippe IV. Il naquit en 1613 à Pilas, ville éloignée de cinq lieues de Séville, et fut élève de Juan de Castillo. Ayant appris de ce maître tout ce qu'il pouvait enseigner, pour s'exercer la main[189] et s'habituer aux grandes compositions, il se mit à peindre pour le commerce, et fit une suite de tableaux destinés, comme cargaison, à l'Amérique. Il passa ensuite à Madrid, où, avec la protection de Velasquez, il put visiter plusieurs fois toutes les peintures remarquables, alors en très-grand nombre, que renfermait l'Escurial, et celles qui se trouvaient dans les autres palais du roi et dans les collections particulières. Il copia beaucoup d'ouvrages de Titien, Rubens, Van Dyck, exercice qui lui fut fort utile pour améliorer son coloris: il ne dédaigna pas non plus de dessiner les statues que renfermaient les palais royaux. Enfin, il étudia sous la direction de Velasquez, dont la grande manière et la correction lui furent très-profitables. Il retourna ensuite à Séville, où il passa la plus grande partie de sa vie. Nous ne trouvons nulle part que ses débuts, comme ceux de Velasquez, aient été encouragés soit par le roi, soit par Olivarès. Murillo n'a jamais visité l'Italie; c'est donc, comme notre Lesueur, un artiste entièrement de son pays. Aussi, Palomino, très-fier, en bon Espagnol, du génie du chef de l'école de Séville, fait remarquer, avec satisfaction, que les artistes de son pays n'avaient pas besoin de quitter leur patrie pour trouver les tableaux, les fresques, les statues, les gravures et les livres les plus remarquables, à l'aide desquels il leur était facile d'acquérir toutes les connaissances qu'un artiste peut désirer.—Nous n'avons point à faire ici l'éloge de Murillo: son génie brille d'un vif éclat au-dessus de presque tous les peintres, ses compatriotes. On peut même dire qu'il n'a pas d'égal en Espagne, dans les grandes compositions tirées de la Bible, de l'Évangile ou de la Vie des saints, telles que son Moïse frappant le rocher; sa Multiplication des pains dans le désert, et son Extase de saint Antoine de Padoue[190]. Il est incomparable pour rendre l'état extatique qu'il prête à plusieurs de ses saints, comme aussi pour éclairer et représenter les scènes de visions miraculeuses. L'ordre de ses compositions, l'harmonie qui règne dans toutes leurs parties, la douceur, la suavité, la transparence de son pinceau, font des tableaux de ce grand artiste des œuvres à part dans l'art espagnol, où l'on rencontre quelquefois l'idéal exprimé avec la sublimité des Italiens les plus purs. Mais ce n'est pas cette qualité qu'il faut chercher dans ses ouvrages; elle n'est qu'une rare exception chez cet artiste, et quoique ses types ne soient pas aussi vulgaires que ceux représentés par ses compatriotes, on y rencontre presque toujours la nature espagnole dans toute sa vérité. Murillo exécuta ses œuvres les plus remarquables de 1660 à 1685, alors qu'il était dans toute la maturité de l'âge et du talent, et bien qu'il appartienne par ses commencements au règne de Philippe IV, on peut dire que c'est surtout sous son successeur qu'il a donné les plus grandes marques de son génie.

Sans vouloir établir une comparaison entre Velasquez et Murillo, et rabaisser l'un aux dépens de l'autre, ce que nous croirions indigne du respect que l'on doit à deux hommes d'une si prodigieuse supériorité, nous ne pouvons nous empêcher de dire que le talent de Murillo fut beaucoup moins varié que celui de son maître.—Tandis que Velasquez excelle à la fois dans le portrait, le paysage, les scènes familières et triviales, les représentations de sujets di mezzo carattere, tels que ses Hilanderas et ses Meninas, enfin les tableaux de sainteté, Murillo a concentré presque tout son génie à peindre des sujets chrétiens, entraîné sans doute à la recherche de l'idéal, qui l'éloignait des choses de ce monde. Aussi, a-t-on dit avec justesse[191]: «que Velasquez est le peintre de la terre et Murillo le peintre du ciel.» Mais quelle gloire, pour un seul règne, d'avoir possédé ces deux artistes, accompagnés de Ribera et d'Alonzo Cano, et d'avoir également profité du génie de Rubens! Il faut remonter aux plus grandes époques de l'art en Italie, pour retrouver une semblable réunion d'hommes de génie. Sans doute, Philippe IV et son ministre ne créèrent pas ces talents prodigieux; mais, comme les Médicis à Florence, comme Jules II et Léon X à Rome, comme plus tard Louis XIV et Colbert en France, ils contribuèrent puissamment, par des encouragements donnés à propos, au développement extraordinaire que l'art de la peinture prit en Espagne pendant la première moitié du dix-septième siècle, et à l'éclat qu'il répandit sur ce pays.

Bien que la statuaire ne brillât pas au même degré, il ne faut pas oublier néanmoins que la sculpture en bois fut également très-cultivée sous Philippe IV. La construction et l'ornementation des magnifiques retables des cathédrales, des églises et des couvents, permettaient aux artistes d'y placer, comme le fit plusieurs fois Alonzo Cano, des statues de saints, de la Vierge, du Christ en croix et d'autres œuvres de cet art particulier à l'Espagne, que Palomino et les autres auteurs de ce pays appellent la Talla. Parmi les artistes qui se livraient avec un véritable talent à ce genre de sculpture, on doit citer en première ligne Juan-Martinès Muntañès, de Séville. Si l'on en croit la tradition, ce tallador ne se bornait pas à travailler le bois; il était également fondeur en bronze, et c'est à lui qu'on attribue, ainsi que nous l'avons rapporté, les modèles en petit de la statue équestre de Philippe IV, que le Tacca exécuta en grand à Florence, comme on l'a vu plus haut[192]. Palomino[193] cite de Muntañès une statue de Jésus-Christ, nommée la Passion, qui se trouvait de son temps (1653-1726), dans le couvent royal de la Merci de Séville, «laquelle, dit-il, a une telle expression de douleur, qu'elle réchauffe la dévotion des cœurs les plus tièdes...» Il cite également d'autres figures de ce maître, dont il fait un si grand éloge. Mais nous devons faire remarquer, qu'il en est de Muntañès comme de tous les autres statuaires espagnols, dont aucun ouvrage n'est inspiré soit par la mythologie, soit par l'histoire grecque ou romaine. L'illustre Berruguète travailla bien à Rome sous la direction de Bramante, et avec le Sansovino, au premier modèle en cire qui ait été fait du Laocoon pour le jeter en bronze[194]; mais, rentré en Espagne, il abandonna toute tradition de l'antiquité, pour traiter exclusivement des sujets autorisés par la religion catholique, et cet exemple a été suivi par tous les sculpteurs espagnols jusque vers le milieu du dernier siècle. Muntañès mourut à Séville en 1640.

Tels étaient les principaux artistes espagnols du temps de Philippe IV, et l'on voit que si le roi et son ministre honoraient Velasquez d'une faveur toute spéciale, ils ne repoussaient point les autres, et se montraient disposés à protéger tous ceux qui donnaient des marques d'un véritable talent.


CHAPITRE XIV

Disgrâce du comte-duc d'Olivarès.—Histoire de son fils naturel Julien, d'après le père Camillo Guidi.—Velasquez reste fidèle au comte-duc.—Portrait inachevé de Julien.

1643—1645

Ce n'est pas sans exciter autour de soi des haines profondes et des inimitiés irréconciliables, qu'on arrive au pouvoir suprême, et qu'on est assez fort ou assez habile pour le conserver pendant un grand nombre d'années. Indépendamment des causes naturelles qui font que l'homme est disposé à considérer son maître comme son ennemi, les événements qui se succèdent avec le cours des années, l'imprévu qui joue un si grand rôle dans ce monde, sont autant d'éléments qui conspirent contre la durée de toute puissance humaine. À une époque et dans un pays où l'influence des grandes familles existait encore dans toute sa force, des rivalités, d'autant plus à craindre qu'aucun grand pouvoir public ne venait en amortir le choc, s'ajoutaient à ces causes générales d'opposition. Sous un roi absolu, il suffit, pour obtenir le premier rang, de gagner la faveur du prince: de là les intrigues, les menées, les influences souterraines qui assiégeaient les rois d'Espagne, depuis que Charles-Quint avait de fait aboli les anciennes cortès. Olivarès le savait bien; aussi, pour assurer son crédit, avait-il pris soin d'éloigner de Philippe IV toutes les personnes, même la reine Isabelle, qu'il soupçonnait de vouloir tenter de ruiner sa faveur. Depuis qu'il avait épargné au roi tout embarras, toute préoccupation de gouvernement, le comte-duc, engagé dans des guerres difficiles et placées sur des théâtres éloignés, avait vainement lutté contre les attaques de ses ennemis. Il avait laissé perdre successivement à l'Espagne: en Orient, les royaumes d'Ormuz, de Gon et de Fernambouc, et tous les pays adjacents à cette vaste côte; de plus, tout le Brésil, l'île de Terceira, le royaume de Portugal, la principauté de Catalogne, le comté de Roussillon, toute la Comté de Bourgogne, de Dôle et de Besançon, Hesdin et Arras en Flandre, un grand nombre de places dans le Luxembourg et Brisach en Alsace. En outre, les royaumes de Naples, de Sicile et le duché de Milan, pressurés par des exactions intolérables, ne tenaient plus à l'Espagne que par force. Sur mer, la marine espagnole n'avait pas été mieux traitée, et l'on estimait à plus de deux cents le nombre des navires, galions et autres, enlevés et détruits, dans l'Océan et la Méditerranée, par les Hollandais, les Anglais et les Français. L'Espagne était accablée d'impôts de toutes sortes, et les populations, fatiguées de tant de désastres, aspiraient à un changement de maître[195]. Cependant, toutes ces causes réunies d'impopularité n'auraient peut-être pas amené la chute du favori, s'il ne s'était pas compromis lui-même aux yeux du roi, de la haute noblesse espagnole, et particulièrement de sa propre famille, en reconnaissant comme son fils légitime un enfant naturel, qu'il croyait avoir eu dans sa jeunesse. Voici en quels termes le Père Camille Guidi, religieux dominicain, résident à la cour de Madrid pour le duc de Modène, raconte cette histoire, qui a tout l'intérêt d'un roman[196]: «.....Le troisième et peut-être le plus douloureux effet pour le comte de sa disgrâce inattendue, est la misérable condition dans laquelle reste son bâtard légitime, lequel avait été jugé indigne de cette grandeur à laquelle son père putatif l'avait élevé. Et, parce que cette histoire est un événement qui excite la plus grande curiosité qui puisse parvenir jusqu'à un esprit désireux d'anecdotes singulières, il m'a paru convenable de renfermer en quelques lignes ce qui aurait besoin d'un livre tout entier, pour pouvoir en faire connaître exactement toutes les circonstances. Douze ans avant de devenir le favori du roi, le comte, se trouvant à Madrid, s'amouracha d'une femme qui tenait le premier rang parmi les courtisanes d'amour. Cette dame, bien qu'appartenant à la noblesse, ne fut pas exempte des persécutions qu'endurent sans relâche dans cette cour les personnes d'une éclatante beauté. Pour obtenir, à Madrid, la possession des belles, même des plus grandes dames, on ne connaît d'autre moyen que l'emploi de l'or. À cette époque, don Francisco di Valcaz, alcade di cela, et de la cour, ce qui est ce qu'on peut désirer de mieux parmi les plus hautes judicatures de ce pays, jouissait d'une grande autorité et d'immenses richesses. Quoique marié, il entretint à ses frais la maison et la personne de la dame, et, à l'aide d'une profusion d'argent, de bijoux et de cadeaux de toutes sortes, il se fit l'unique possesseur de son lit. Le comte, qui payait alors le tribut à la fragilité humaine, eut un caprice pour cette femme. Un fils naquit, lequel fut réputé fils de l'alcade, par la raison que la plante avait poussé sur le terrain qu'il avait acheté avec son argent. Mais, parce qu'il s'était aperçu que d'autres que lui labouraient son champ sans vergogne, il abandonna volontiers au public cet enfant, qu'en conscience, il ne considérait pas comme sien. À son baptême, le garçon fut nommé Julien, et il fut entretenu au moyen des profits illicites de la mère, et très-mal élevé. Arrivé à l'âge de dix-huit ans, sa mère étant morte, il se trouva aussi sans père. Désespéré du malheur de sa naissance, il supplia l'alcade de le reconnaître pour son fils, afin qu'il ne restât pas dans le monde privé de père et sans nom, protestant qu'il n'avait aucune prétention à sa succession, mais qu'à l'aide du seul nom de Julien de Valcaz, il pourrait gagner son pain avec l'épée. L'alcade ne consentit à cette proposition qu'au moment de mourir, pour donner satisfaction à l'opinion du monde, plutôt qu'aux réclamations de sa conscience; car il savait que la naissance du jeune homme pouvait être attribuée non-seulement au comte, mais à beaucoup d'autres.

«Sous ce nom de Julien de Valcaz, le garçon passa aux Indes, où, par suite d'un grand nombre de méfaits commis au Mexique, il fut condamné aux galères. Mais, parce que le vice-roi était très-liè avec l'alcade qui s'était reconnu son père, il obtint facilement grâce. Il revint à Madrid; mais, n'ayant pas de quoi vivre, il passa en Flandre et en Italie, pour y servir comme simple soldat, et il rentra en Espagne à l'âge de vingt-cinq ans. Son esprit était vif, mais sa manière de vivre était si dégradée que, fréquentant les cabarets, il ne put jamais oublier le mauvais lieu où il était né.

«Cependant, le comte avait perdu tout espoir d'avoir des héritiers de son nom[197]. Il se souvint alors que Julien était né à l'époque où il courait après les femmes, et on ignore comment il se laissa persuader qu'il était son fils. Le bruit s'en répandit dans Madrid; c'est pourquoi Julien étant sur le point d'épouser dona Isabelle, d'Anvers, dont les portes n'étaient jamais fermées, même aux plus vils taverniers, elle protesta... qu'il fît bien attention à ce qu'il allait faire, parce qu'il courait un bruit de sa descendance du comte d'Olivarès, et qu'elle ne voulait pas l'engager dans un mariage disproportionné à sa position. Mais Julien ne tint aucun compte de ces observations, et le mariage fut célébré par le curé de la paroisse, dans la maison de la mère d'Isabelle.

«En 1641, dans le mois de novembre, à l'improviste et à la stupéfaction du monde entier, le comte, avec l'approbation du roi, reconnut par acte public et authentique Julien pour son fils. Dans le même acte, il ne le nomme plus Julien, mais don Enrico Felippe di Guzmano, héritier du comté d'Olivarès, et, en outre, du duché de San-Lucar, quand il plairait au roi, en considération de ses services, de l'en investir; car le titre de duc de Castille ne se confère pas sans l'investiture.

«Le comte fit part de cette déclaration aux ambassadeurs et aux grands d'Espagne. Cette base établie, non sans dégoût et mortification de la part de tous ceux de sa famille, il voulut marier son nouveau fils avec une des principales héritières d'Espagne. Il jeta les yeux sur la première dame du palais, dona Giovanna di Velasco, fille du connétable de Castille, lequel ne le cède à personne en noblesse, puisqu'il se vante de compter parmi ses ancêtres cinq quartiers royaux.

«Pour conclure ce mariage, il était nécessaire de rompre le premier, et déjà on avait rempli toutes les formalités à Rome, auprès du pape, lequel donna tous pouvoirs à l'évêque d'Avila, pour conduire cette grave négociation. La femme réclama, et fit, par protestations et assignations, tous les actes juridiques qui pouvaient démontrer que son mariage était parfaitement valable. Mais le bon évêque fut d'une opinion contraire, par cette seule raison que le curé (qui avait béni le mariage), n'était pas l'ordinaire de la femme, le mariage ayant été célébré dans la maison de la mère, qui dépendait d'une paroisse différente de celle de sa fille, laquelle vivait ailleurs, séparée du domicile de sa mère.

«À ces raisons, les théologiens d'une conscience nette répondirent que la fille n'ayant pas été émancipée par sa mère, parce qu'on ne les considère jamais comme émancipées à moins qu'elles ne soient établies, on ne pouvait pas comprendre que le domicile de la mère fût différent de celui de la fille; c'est pourquoi le curé très-légitime de la mère, était également celui très-légitime de la fille; d'où la conséquence que le mariage était très-valable. Néanmoins, l'autorité du favori prévalut sur la raison du fait, et le mariage fut solennellement rompu.

«Le comte s'appliqua ensuite avec la plus grande ardeur à négocier le mariage de son bâtard reconnu avec la fille du connétable, et, finalement, en dépit du père et de tous ses parents, il l'obtint.

«On reconnut, dans cette circonstance, la bassesse des âmes adulatrices, puisque tous les grands de la cour, tous les fonctionnaires, tous les nobles allèrent donner la bienvenue à don Enrique, le traitèrent d'Excellence, et lui présentèrent tous ces compliments qui appartiennent plutôt aux rois qu'à des vassaux. Mais le personnage paraissait tellement ridicule, que n'étant pas accoutumé aux grandeurs, il allait se heurtant, sans aucun discernement, contre les choses les plus abjectes; d'où les Italiens disaient que don Enrique était un Matassin habillé en roi d'Espagne.

«Le connétable devint fort triste de s'être fait des ennemis de tous ses parents, qui ne voulaient plus le voir. On donna à don Enrique une maison si magnifique et si riche, qu'aucun grand d'Espagne n'en avait jamais eu de pareille. De somptueux cadeaux affluèrent de tous les royaumes et de toutes les provinces. Le plus remarquable fut celui du duc de Médina de Las Torres, alors vice-roi de Naples, qui dépassa la valeur de deux cent cinquante mille écus. À Saragosse, on donna l'habit d'Alcantara à don Enrique, avec une commande de dix mille écus. Il fut nommé gentilhomme de la chambre du roi, avec la promesse de la présidence du conseil des Indes, arrachée à cette fin au comte de Castille, pour rendre plus acceptable la convenance de le faire précepteur de l'héritier présomptif de la couronne. Au milieu de toutes ces flatteries, la haine contre don Enrique était si véhémente, qu'on n'oublia jamais la bassesse de ses habitudes, et que le peuple disait publiquement de lui:

«Enrique de dos nombres, y dos mugeres,
Hijo de dos padres, y de dos madres,
Y diables, que mas[198]

«La reconnaissance de sa filiation et son mariage exaspérèrent la famille du marquis del Carpio, parce qu'elle enlevait la succession d'Olivarès au véritable héritier déjà reconnu, don Luis de Haro, cavalier d'une intelligence extraordinaire et d'une capacité supérieure.»

Tel est le récit du père dominicain; et bien que nous ayons retranché plusieurs passages intraduisibles pour un lecteur français qui veut être respecté, on voit que le bon moine ne brille pas précisément par la charité chrétienne.

Ainsi qu'il le raconte, don Luis de Haro, neveu du comte-duc, que la légitimation de Julien privait de l'héritage de cet oncle, se ligua avec la reine Isabelle, la nourrice, le confesseur du roi et toute la camarilla, pour demander le renvoi du favori. Il ne paraît pas que Philippe IV ait fait grande résistance; il céda, et envoya en exil le ministre tout-puissant depuis plus de vingt-deux années. Mais, comme ce prince était incapable de porter lui-même le fardeau du gouvernement, il le remit immédiatement entre les mains de don Luis de Haro, qui le conserva jusqu'à la mort du monarque.

Olivarès avait d'abord été exilé à Loëches, petite ville de sa juridiction, à quelques lieues de Madrid, où la duchesse, sa femme, avait bâti un couvent de religieuses dominicaines, qu'elle et son mari avaient décoré de magnifiques tapisseries, exécutées, ainsi que nous l'avons dit, d'après les cartons de Rubens. Renversé du pouvoir d'une manière aussi éclatante qu'inattendue, Olivarès, dont la volonté ne connaissait pas de résistance quelques jours avant, se vit entièrement abandonné de ses bons amis de cour. Velasquez seul lui demeura fidèle, et, sans craindre le ressentiment du nouveau ministre, il n'hésita point à l'aller voir et à l'assurer de sa reconnaissance et de son dévouement. Il ne paraît pas que cette démarche ait nui à la faveur dont l'artiste était en possession auprès du roi. Il gagna même bientôt celle du nouveau favori, qui aimait et admirait son génie. Il continua donc à faire les portraits des personnages les plus éminents de la cour, et à représenter les scènes d'intérieur du palais. En 1648, il fut envoyé pour la seconde fois en Italie[199], afin d'y acheter, pour le roi, des tableaux, statues et autres œuvres d'art, qu'il rapporta en Espagne; enfin, il jouit jusqu'à sa mort, arrivée à Madrid le 6 août 1660, de la vogue et de la faveur la plus marquée.

Quant au comte-duc, bientôt ses ennemis trouvèrent, qu'à Loëches, il était trop près de Madrid, et ils le firent exiler à Toro, petite ville ruinée sur le Douro. C'est là qu'il mourut de chagrin, dit-on, environ deux années après sa disgrâce. On raconte que ses ennemis, le poursuivant de leur haine implacable, l'avaient accusé de s'occuper, dans sa retraite, de magie et d'alchimie, considérées alors comme des crimes, et sévèrement punies par les lois de l'Église. Mais le grand inquisiteur, qu'il avait comblé de places et de bénéfices, prit sa défense et détourna cette accusation.

Depuis la chute du comte, don Enrique avait perdu le titre d'Excellence, la suite de ses adulateurs et la protection du roi, «et c'était une chose digne de pitié, dit le dominicain Guidi[200], de voir, comme en un instant, d'une idole adorée, il avait été transformé en le plus méprisé des hommes.» Un des derniers portraits exécutés par Velasquez pour le comte-duc avait été celui de son fils Julien. De ce portrait, la partie supérieure seule est terminée; le reste n'a pas été achevé, probablement par suite de la disparition du personnage qui, après la disgrâce de son père, alla sans doute cacher loin de Madrid son désespoir et sa misère. Ce tableau, qui se trouve maintenant en Angleterre, dans la galerie de lord Ellesmère[201], est resté dans son état incomplet, comme une médaille peinte des vicissitudes humaines.

Plus de deux siècles se sont écoulés depuis la mort d'Olivarès, et le temps, qui change tout dans sa marche, a fait oublier les fautes et les désastres du long règne de Philippe IV. Mais si le gouvernement du roi et de son favori a été fatal à la monarchie de Charles-Quint, l'Espagne ne peut-elle pas montrer aujourd'hui avec orgueil, et comme une compensation qu'admettront tous les vrais amis de l'art, les toiles incomparables de Rubens, d'Alonso Cano et de Velasquez, dues au goût éclairé du prince et de son ministre?


AMATEURS ANGLAIS


THOMAS HOWARD, COMTE D'ARUNDEL

1585—1646


CHAPITRE XV

Infériorité de la peinture anglaise jusqu'au dernier siècle.—Règne de Charles Ier, époque la plus brillante pour les arts en Angleterre.—Protection que ce prince leur accorde, due en partie à la rivalité du duc de Buckingham et du comte d'Arundel.—Portrait du comte par lord Clarendon.—Opinions contraires de Richard Chandler, d'Horace Walpole et d'autres.—Biographie abrégée du comte.—Ses voyages en Italie.—Ses acquisitions d'objets d'art.—Sa liaison avec Rubens et Van Dyck.—Ses portraits.—Encouragements qu'il accorde à plusieurs artistes.—L'architecte Inigo Jones, les sculpteurs Nicolas Stone, Leseur et Fanelly.—Collections du comte d'Arundel.

1585—1630

De tous les peuples de l'Europe, les Anglais sont le seul qui, jusqu'au commencement du siècle dernier, n'ait pas produit de peintre remarquable. Tandis qu'à la suite de l'Italie, l'Allemagne, la Hollande, les Pays-Bas, l'Espagne et la France comptaient, depuis deux siècles, plusieurs artistes d'un véritable génie, et un grand nombre d'autres d'un talent distingué, l'Angleterre seule, en était encore réduite à faire venir des peintres étrangers pour représenter les grands événements de son histoire, ou pour reproduire les traits de ses souverains et de ses principaux citoyens. À part quelques portraitistes obscurs, nés sur son sol et absolument inconnus ailleurs, elle n'a possédé, avant 1700, aucun artiste réellement digne de ce nom.

Hans Holbein semble avoir introduit en Angleterre l'art et le goût du portrait, lorsqu'il se présenta, en 1526, à Thomas Morus, avec une lettre et le portrait d'Érasme, leur ami commun. Le savant et ingénieux écrivain de Rotterdam avait voulu, dit-on, prouver au grand chancelier d'Angleterre que Holbein était capable de rivaliser avec Albert Durer dans l'art de la pourtraiture. Accueilli avec faveur par le ministre, le peintre de Bâle fut bientôt admis dans les bonnes grâces du roi Henri VIII, qu'il a représenté nombre de fois, lui et ses femmes, sous tous les costumes et dans toutes les attitudes. Il a fait également pour ce prince plusieurs tableaux. Les principaux seigneurs anglais de cette époque, plutôt par orgueil et ostentation que par amour de l'art, s'empressèrent d'imiter l'exemple de leur maître, et il n'est guère de famille anglaise un peu ancienne, qui ne possède quelque portrait de Holbein.

L'influence de cet artiste sur la peinture du portrait a été très-grande en Angleterre; mais aucun artiste anglais, proprement dit, ne paraît avoir hérité même d'une faible partie de son génie.

Après lui, le Hollandais Van Somer et Marc Garrard, de Bruges, vinrent se fixer à Londres, et y exercèrent leur talent médiocre pour le portrait, de la fin du seizième au commencement du dix-septième siècle. Le dernier, attaché à la cour de la reine Élisabeth, était entretenu à son service, et il a fait plusieurs fois le portrait de cette princesse. Un autre peintre étranger, plus célèbre que les précédents, Frédéric Zucchero, d'Urbin, travailla également pour elle, et l'on voit à Hampton-Court plusieurs tableaux et portraits de sa main. Ces ouvrages toutefois ne donnent qu'une idée fort imparfaite du talent de cet artiste qui, en compagnie de son frère Taddeo, a peint, d'une manière si vigoureuse et si originale, les belles fresques du palais de Caprarola, près de Viterbe, qui appartenait alors à la puissante maison Farnèse.

À Rubens, et à Van Dyck, son élève, était réservé l'honneur d'exercer en Angleterre une influence égale, supérieure même à celle de Holbein. Les nombreux portraits et les grandes toiles exécutés par ces deux artistes, et surtout par Van Dyck, qui passa la plus grande partie de sa vie à Londres, ne servirent néanmoins à former aucun peintre de quelque talent; car il est à remarquer que sir Peter-Lely, l'imitateur le plus habile de Van Dyck, bien qu'il ait vécu en Angleterre, était né en Allemagne, où il avait appris les premiers éléments de son art[202].

Comment a-t-il pu se faire que cette grande nation anglaise, dont le génie littéraire est si original, et qui, dans l'art dramatique, brille depuis longtemps d'un si vif éclat, grâce à l'immortel Shakespeare; comment a-t-il pu se faire, disons-nous, que cette nation, si avancée en toutes choses, soit restée presque entièrement étrangère à l'art, jusque vers le quart du dernier siècle? Nous ne croyons pas être injuste envers elle, en avançant que cet état de choses doit être attribué, avant tout, au peu de goût du peuple anglais pour le beau; ensuite aux révolutions politiques et religieuses, et surtout à l'austérité des mœurs puritaines, qui écarta pendant longtemps des temples et des monuments publics les tableaux et les statues, les considérant avec horreur comme des œuvres de la superstition papiste.—D'un autre côté, l'encouragement exclusif que la noblesse anglaise a donné pendant deux siècles à la peinture du portrait, qui flattait son orgueil aristocratique, a nui beaucoup au genre historique et au paysage. Enfin, ajoutons que l'atmosphère humide, et presque toujours chargée de brouillards de la «Reine de l'Océan,» n'a jamais été favorable à un art, qui emprunte à la lumière du soleil ses rayons les plus purs, pour éclairer et animer ses brillantes œuvres.

Quoi qu'il en soit, il a fallu attendre, au siècle dernier, l'apparition de trois grands artistes, Anglais par la naissance comme par le talent, William Hogarth, Gainsborough et Joshua Reynolds, pour voir la peinture anglaise sortir enfin de sa vieille routine, en s'ouvrant une voie aussi nouvelle qu'originale[203].

Mais si, jusqu'au dix-huitième siècle, l'Angleterre n'a produit aucun peintre remarquable, elle peut néanmoins se vanter d'avoir possédé un certain nombre d'hommes distingués, véritablement amis des arts, et ayant su dignement les encourager.

À ce point de vue, aucune époque ne peut être comparée, dans l'histoire d'Angleterre, au règne du brillant et infortuné Charles Ier.

Ce prince entreprit, pour ainsi dire, d'acclimater les arts dans son royaume, et s'il ne réussit pas à former une école de peinture anglaise, il fut assez heureux pour attirer à sa cour les maîtres les plus éminents, en différents genres, tels que les peintres Rubens et Van Dyck, les graveurs Vosterman et Hollar, les miniaturistes Petitot et Bordier, et beaucoup d'autres[204]. L'éducation que ce prince avait reçue, et une inclination naturelle, le poussaient à aimer et rechercher les belles choses. Mais ce n'est pas uniquement à cette disposition de son esprit, qu'il faut attribuer les encouragements donnés aux arts pendant son gouvernement: les historiens et les biographes qui ont raconté son règne, font honneur de cette tendance du roi Charles à son favori, Georges Williers, duc de Buckingham, qui, lui-même, en cela, obéissait plutôt à un sentiment d'ambition et d'orgueil, qu'à un véritable penchant pour les productions de l'art. Rival implacable du célèbre Thomas Howard, comte d'Arundel et de Surrey, grand-maréchal d'Angleterre, le duc de Buckingham ne voulut pas laisser à ce seigneur la gloire d'avoir le premier créé en Angleterre un musée de monuments antiques, et une collection, non moins remarquable, de dessins, de peintures, de médailles, de livres et de gravures. Il excita son maître à suivre et surpasser cet exemple d'un de ses sujets, et lui-même il s'efforça de l'imiter et de l'égaler. «Ce fut par l'exemple et à la recommandation de lord Arundel, dit Dallaway[205], et à cause de la jalousie que lui portait le favori Williers, que Charles Ier, doué d'ailleurs par la nature d'un goût sûr et délicat, aima les arts et leur donna de l'encouragement.»—C'est donc au comte d'Arundel que revient l'honneur d'avoir introduit dans la Grande-Bretagne le goût de l'antique et des arts: et, bien que la politique, qui se mêle à toutes choses dans ce pays, ne soit pas restée étrangère à ce résultat, le comte ne mérite pas moins d'être considéré comme le plus illustre amateur anglais du dix-septième siècle.

Cependant, lord Clarendon, dans son histoire de la rébellion et des guerres civiles d'Angleterre, depuis 1641 jusqu'au rétablissement de Charles II[206], refuse au comte d'Arundel, non-seulement tout amour du beau, mais même toute aptitude à pouvoir le comprendre:

.....«Le comte d'Arundel, dit-il, passait pour un homme orgueilleux et vain. Il conversait avec très-peu de personnes de sa nation; il vivait comme s'il avait été dans un autre pays. Sa maison était le rendez-vous de tous les étrangers et de ceux qui affectaient de le paraître... Il passait une grande partie de son temps à voyager. Il demeura plusieurs années en Italie, avec sa femme et ses enfants. Il approuvait extrêmement l'humeur et les manières de cette nation, et affectait de les imiter... Il voulait qu'on le crût fort savant, surtout en ce qu'il y avait de plus curieux dans l'antiquité, sous prétexte qu'il avait dépensé des sommes immenses à faire un amas de médailles les plus rares, et à acheter un grand nombre de belles statues en Italie, dont il n'avait fait apporter qu'une partie, n'ayant pu obtenir la permission de faire sortir les autres de Rome, quoiqu'il les eût payées bien cher. Il était fort ignorant dans toutes les sciences, et ne croyait point qu'il y eût d'histoire si remarquable que celle de sa famille, dans laquelle, à la vérité, il y avait eu plusieurs personnes de réputation. Il avait dans son port, dans sa contenance, et dans ses manières, toutes les apparences d'un grand homme. Il affectait de porter des habits semblables à ceux qu'il voyait dans les vieux tableaux des plus illustres de sa nation, ce qui lui attirait les regards de tout le monde, et le respect de plusieurs, comme représentant l'origine et la gravité des anciens nobles, dans le temps où ils étaient plus vénérables. Mais tout cela n'était qu'extérieur. Naturellement, il était la légèreté même, et n'aimait que les jeux d'enfants et les divertissements les plus méprisables. Il ne paraissait pas fort affectionné pour la religion, et ne prenait aucun parti; il avait peu de penchant pour l'Angleterre, où il avait une si bonne part, et où il pouvait jouir de tous les plaisirs que l'on peut souhaiter. Aussi, la quitta-t-il aussitôt qu'il y vit commencer les troubles; il se retira en Italie, où il est mort avec les sentiments équivoques pour la religion dans lesquels il avait vécu.»

Certes, voilà un portrait peu flatté: nous laissons aux Anglais le droit de décider si lord Clarendon, grand-chancelier d'Angleterre sous le règne de Charles II, n'a pas jugé le comte d'Arundel plutôt avec ses rancunes politiques, qu'avec l'impartialité exigée d'un historien. Sans doute, on peut reprocher au comte d'Arundel, grand-maréchal d'Angleterre, d'avoir quitté sa patrie, en 1642, au commencement de la lutte engagée entre le roi et le Parlement, abandonnant ainsi l'infortuné Charles 1er à sa malheureuse destinée. Son devoir d'Anglais et de grand dignitaire de la couronne l'obligeait à rester, afin d'apporter dans cette lutte les efforts de son expérience des affaires, de son influence, et, s'il eût été possible, d'une intervention modérée. Mais, en admettant que le jugement de lord Clarendon soit mérité, si on l'applique à l'homme public, au grand-maréchal d'Angleterre, il nous paraît tout à fait injuste, lorsqu'il cherche à déprécier les qualités de l'homme privé, surtout son amour et son admiration véritable pour l'art et l'antiquité. Les faits et les témoignages les plus authentiques, donnent un démenti formel à cette appréciation du caractère, des goûts et du savoir du comte d'Arundel. Nous reconnaissons qu'il ne suffit pas de dépenser beaucoup d'argent et de réunir des collections de statues, de médailles et de tableaux, pour être considéré comme un amateur éclairé: mais l'homme qui passa une partie de sa vie en Italie, retenu par la contemplation des chefs-d'œuvre que ce pays renferme; qui découvrit le génie d'Inigo-Jones, qui fut lié avec Rubens et Van Dyck; qui choisit et conserva tant qu'il vécut, pour son bibliothécaire, le savant Junius, auquel il fit composer le traité De Pictura Veterum; qui pensionna le mathématicien Oughtred; qui employa Nicolas Stone, Leseur et Fanelly, les premiers sculpteurs qui exercèrent leur art en Angleterre; qui attacha à son service, pour reproduire ses plus belles peintures, le graveur Hollar et le peintre-graveur Henri Van der Borcht, un tel homme devait nécessairement ne pas être insensible aux beautés de l'art, non plus qu'aux pures jouissances qu'elles procurent, à l'égal des sciences et des lettres.

Que le comte d'Arundel ait eu le premier, parmi ses compatriotes, l'idée de les initier à la connaissance des œuvres de l'antiquité, en introduisant dans la Grande-Bretagne des statues, des bas-reliefs, des inscriptions grecques et latines, c'est ce qui est attesté par ses contemporains, et reconnu par les écrivains les plus recommandables.

Le docteur Richard Chandler, dans sa préface des Marmora Oxoniensia[207], reconnaît que le comte d'Arundel a rendu ce service à sa patrie. «Sous les règnes de Jacques Ier et de Charles Ier, dit-il, florissait Thomas, comte d'Arundel, lequel, soit que l'on considère ses ancêtres, sa vie et son caractère, doit être nécessairement compté parmi les hommes les plus illustres et les plus magnifiques. Il passait une grande partie de sa vie à Rome, retenu dans cette ville par les mœurs si polies des Italiens, et par la douceur du climat. Là, contemplant chaque jour les vénérables restes de l'art, de l'élégance et de la splendeur antique, le premier de tous, que nous sachions, il résolut d'enrichir sa patrie de ces précieuses dépouilles. Son opulent patrimoine lui permettait de mettre à exécution cette pensée royale. Il acheta donc à Rome, n'importe à quel prix, les plus excellentes œuvres que recommandait l'antiquité. Il aurait fait plus, si le souverain pontife ne s'était opposé à ce qu'il fît passer en Angleterre la plupart des statues qu'il avait acquises. Malgré tous ses efforts, cet homme illustre ne put donc rapporter de Rome un trésor admirable, et comme il n'en aurait existé nulle part de semblable. C'est pourquoi, faisant choix de Guillaume Pettœus (Petty), savant d'un jugement remarquable, il le chargea de lui trouver ailleurs des œuvres de l'art antique. Pettœus partit, on le pense bien, avec une somme considérable; il parcourut l'Italie, la Grèce, l'Asie Mineure; visita les ruines des plus nobles cités, et n'hésita pas à revoir plusieurs fois ces vénérables monuments, au péril de ses jours, bravant les avanies et la barbarie des Turcs. Les antiquités de tous genres qu'il avait ainsi conquises, avec autant de diligence que de bonheur, coûtaient au comte des sommes énormes, principalement à cause du mauvais état des routes, et exigeaient la plus grande sollicitude; mais aussi, elles devaient exciter, au plus haut degré, l'étonnement et l'admiration des amateurs de l'antiquité.»

Horace Walpole, dans ses Anecdotes of painting in England[208], attribue également au comte d'Arundel l'honneur d'avoir, le premier, fait connaître les œuvres de l'art antique à l'Angleterre.—«Thomas Howard, comte d'Arundel, dit-il, est suffisamment connu, comme homme public, par cet admirable portrait qu'en a donné lord Clarendon. Vivant surtout avec lui-même, mais dans tout l'éclat de l'ancienne noblesse, son unique récréation était sa collection d'objets d'art, dont les restes dispersés font aujourd'hui encore le principal ornement de plusieurs cabinets. Il fut le premier qui commença à réunir publiquement dans ce pays des collections d'objets d'art, et à montrer cet exemple au prince de Galles (plus tard Charles 1er), et au duc de Buckingham.—«Je ne saurais, dit Peacham[209], parler avec trop de respect du très-honorable Thomas Howard, lord grand-maréchal d'Angleterre, aussi distingué par le noble patronage qu'il accordait aux arts et aux sciences, que par sa haute naissance et sa position. C'est à sa munificence, ainsi qu'aux dépenses qu'il fit avec tant de générosité, que ce coin du monde est redevable d'avoir pu contempler pour la première fois les statues grecques et romaines, dont il a commencé à décorer les jardins et les galeries d'Arundel-House, depuis environ vingt ans, (ceci, fait remarquer Horace Walpole, fut imprimé en 1634), et qu'il a constamment continué depuis à faire transporter de l'antique Grèce en Angleterre.»

Le docteur Waagen, directeur de la galerie royale de peinture, à Berlin, n'est pas moins explicite, dans son très-précieux ouvrage: Treasures of art in Great-Britain[210]. Après avoir donné un aperçu des principales acquisitions d'objets d'art faites pour le roi Charles 1er, il ajoute: «Au milieu de cet amour général pour les œuvres les plus pures de l'art, le roi avait un digne émule dans la personne du comte d'Arundel, dont nous avons déjà fait mention; et même ce fut ce seigneur qui inspira le premier ce goût au roi. Il collectionnait aussi avec le sentiment le plus éclairé, le goût le plus sûr et une munificence princière, des peintures, des dessins, des pierres gravées, mais avant tout des sculptures et des inscriptions antiques. Pendant ses longs voyages sur le continent, il fit lui-même beaucoup d'acquisitions, et il employa ensuite des agents très-connaisseurs en cette partie dans les différentes contrées de l'Europe. Un peintre, Edward Norgate, et un savant, John Elwyn[211], furent très-heureux dans les acquisitions qu'ils firent pour lui en Italie.... Les efforts qu'il fit pour puiser aux sources originales (en Grèce, en Asie Mineure et en Italie) prouvent que ce grand connaisseur avait un esprit extrêmement cultivé.»

Enfin, nous ajouterons l'autorité d'un artiste éminent, contemporain du comte, et non moins remarquable par la supériorité de son esprit et de ses connaissances, que par son brillant génie comme peintre. Pierre Paul Rubens, informé à Anvers, en juillet 1620, par un des agents du noble lord, de son désir d'avoir de sa main son portrait et celui de sa femme, aurait répondu de la manière suivante: «Quoique j'aie refusé d'exécuter les portraits de bien des princes, de bien des nobles citoyens, surtout du rang de votre seigneurie, cependant, de monsieur le comte je suis prêt à accepter l'honneur qu'il me fait en demandant mes services, le regardant comme un évangéliste pour le monde de l'art, et comme le grand protecteur de notre état[212]

On voit par ces différents témoignages combien lord Clarendon s'est montré sévère et même injuste envers la mémoire du comte d'Arundel, considéré comme homme de goût et de savoir.

Mais avant d'entrer dans des explications détaillées sur les acquisitions faites par ce célèbre amateur, sur ses différentes collections et sur ses relations avec les principaux artistes de son temps, nous croyons nécessaire de donner un abrégé très-succinct de sa vie. Nous l'avons extrait de «l'histoire des antiquités du château et de la ville d'Arundel, contenant une biographie de ses comtes, depuis la conquête (des Normands) jusqu'au temps présent[213], par le révérend Tierney, chapelain du duc de Norfolk,» qui est aujourd'hui l'héritier des comtes d'Arundel.

Thomas Howard naquit à Finchingfield, comté d'Essex, en 1585. Il était le seul fils de Philippe, premier comte d'Arundel, et de lady Anne Dacre, sa femme. À l'âge de dix ans, il perdit son père, qui lui laissa une fortune très-embarrassée. Sa mère était, à ce qu'il paraît, une femme remarquable: elle voulut que son fils reçût la meilleure éducation, et la surveilla elle-même avec la tendresse la plus attentive.

En 1606, à peine âgé de vingt et un ans, il épousa Alatheia, troisième fille et seule héritière éventuelle de Gilbert, comte de Shrewsbury. L'année suivante, il fit son entrée à la cour, et le roi Jacques 1er servit de parrain à son fils aîné. Ce prince aimait beaucoup le jeune Thomas Howard, et l'historien d'Arundel dit qu'il se proposait de l'admettre dans son conseil, si la religion catholique, dans laquelle le comte avait été élevé par sa mère, et sa mauvaise santé ne s'y fussent opposés[214].

Ces motifs ne l'empêchèrent pas néanmoins d'être créé, en 1611, chevalier de la Jarretière, distinction qui prouve la faveur dont il jouissait auprès du monarque.

Mais sa santé délicate et chancelante s'accommodait difficilement du climat humide et variable de la Grande-Bretagne. Pour rétablir ses forces, il se décida, vers la fin de 1611, à transporter sa résidence dans les pays plus doux et plus sains du midi de l'Europe. Il partit donc pour l'Italie qu'il parcourut en grande partie. Il visita Venise en 1612, et, à la fin de cette année, il était de retour en Angleterre. Nous le trouvons, le 14 février 1614, au mariage de la princesse Élisabeth (fille de Jacques Ier) avec Frédéric, comte palatin du Rhin. Mais son séjour dans sa patrie fut alors de peu de durée; chargé de conduire cette princesse à son mari, à peine eut-il rempli cette mission, qu'il se hâta de regagner l'Italie, où il resta plus d'une année, et d'où il ne revint, avec la comtesse sa femme, qu'en novembre 1614.

C'est pendant ce second séjour qu'attiré vers les belles choses que Venise, Florence et Rome offraient à sa vue et à ses études, il résolut de former une collection des spécimens les mieux choisis de tout ce que l'art antique et l'art moderne présentaient de plus remarquable. Il fit donc alors en Italie, soit par lui-même, soit par des agents très-intelligents qu'il entretenait à cet effet dans les principales villes, de nombreuses acquisitions payées au poids de l'or, et destinées à orner sa résidence d'Arundel-House, à Londres.

Rentré dans sa patrie, et bientôt élevé au rang de lord du conseil privé, et de membre de la commission des six pairs chargés d'exercer en commun l'office de comte grand maréchal d'Angleterre, dont il fut plus tard investi seul, il employait la plus grande partie de ses énormes traitements à augmenter ses collections. C'est alors qu'étendant le cercle de ses recherches, il envoya, en Orient, Guillaume Petty, à la découverte de statues, bustes, inscriptions, vases et autres marbres antiques. Horace Walpole raconte[215] que, revenant de Samos avec ses nombreuses acquisitions, Petty eut toutes les peines du monde à sauver sa vie au milieu d'une affreuse tempête. Il perdit tous les objets qu'il avait pu réunir, et, à peine à terre, il fut mis en prison par les Turcs, comme espion des chrétiens. Mais aussitôt qu'il eut recouvré sa liberté, il se remit à poursuivre sa mission, et nous verrons plus tard qu'il fut assez heureux pour faire passer à Londres, en 1627, ce qu'il était parvenu à trouver dans le Levant.

Les acquisitions d'antiquités réunies par le comte avaient stimulé quelques-uns de ses compatriotes à entrer dans cette noble voie. Le comte de Pembroke et sir Robert Cotton commencèrent alors à faire de semblables collections, et il est amusant, dit le révérend M. Tierney, d'observer l'ardeur avec laquelle le comte s'efforçait de prévenir ses nouveaux émules dans l'acquisition de leurs curiosités favorites. La lettre suivante, bien que sans date, doit avoir été écrite par le comte, vers l'année 1619. «Je désire, écrit-il à la comtesse sa femme, que vous puissiez présentement, par quelque moyen, savoir ce que sir Thomas Roë (c'était l'agent du duc de Buckingham) a rapporté d'antiquités: dieux, vases, inscriptions, médailles et telles autres choses. Je pense que sir Robert Cotton ou M. Dikes sont disposés à les acheter. Je désire que cela soit fait avant vendredi, parce que je crains milord Chamberlayne (Pembroke), et je pense qu'ils pourraient facilement les avoir[216]

En Europe, le comte employait à ses acquisitions d'œuvres d'art un grand nombre d'agents; parmi ceux que cite son biographe, et dont il rapporte des lettres[217], nous voyons figurer à Bruxelles W. Trumbull; à Anvers, envoyé près de Rubens, un autre dont le nom est resté inconnu; à Venise, sir John Borough; à Madrid, Arthur Hopton; à la Haye, le peintre Daniel Mytens. La correspondance de tous ces agents roule sur l'acquisition des tableaux des plus célèbres maîtres, parmi lesquels nous citerons Holbein, Albert Durer, Raphaël, Léonard de Vinci, le Titien, le Tintoret, etc. On voit par leurs lettres que le comte n'hésitait pas à payer fort cher les œuvres qui lui étaient signalées comme dignes de décorer sa galerie.

L'admiration de notre amateur pour les chefs-d'œuvre des maîtres du seizième siècle ne l'empêchait pas de rendre hommage au talent des artistes ses contemporains. Au nombre de ceux qui occupaient alors le premier rang, il faut placer, comme primus inter pares, le célèbre Pierre-Paul Rubens, dont la réputation remplissait l'Europe entière. Nous ignorons quelle fut la circonstance qui rapprocha le grand seigneur anglais du peintre d'Anvers, mais la réponse de Rubens, que nous avons rapportée, à l'envoyé du comte qui venait le solliciter de faire son portrait et celui de sa femme, prouve en quelle estime le grand artiste tenait l'illustre amateur. Aussi fit-il plusieurs fois son portrait, et voici ceux que M. André Van Hasselt indique, dans le catalogue placé à la suite de son Histoire de Rubens[218].

«Nº 948. Lord Arundel, ouvrage indiqué dans le catalogue de la vente de Rubens, nº 97.

«Nº 949. Lord Arundel avec sa femme et son fils. Cet ouvrage capital fut peint, en 1627, pour le noble lord. Après la confiscation des biens de ce seigneur, en 1649, le tableau fut transporté à Anvers et vendu à l'électeur de Bavière. Il se trouve aujourd'hui dans la galerie royale de Munich.

«Nº 950. Le même, revêtu d'un manteau garni de fourrure. Dans la collection du comte de Carlisle, en Angleterre; gravé par J. Houbraken, dans un cadre ovale orné.

«Nº 951. Le même, revêtu d'une armure. Dans la collection du comte de Warwick, en Angleterre.»

En outre, lorsque Rubens se rendit d'Espagne à Londres, où il se trouvait au commencement d'août 1629, il peignit, pendant son séjour, pour le comte d'Arundel, une Assomption de la Vierge[219].

Notre amateur ne fut pas moins lié avec Van Dyck. M. Carpenter[220] incline à croire, d'après les documents authentiques qu'il a découverts, que le comte avait cherché, dès 1620, à attirer Van Dyck en Angleterre pour l'y retenir à son service; mais il est certain que plus tard, pendant le long séjour que le peintre fit dans la Grande-Bretagne, il vécut avec le lord-maréchal d'Angleterre dans une complète intimité.—Selon Bellori[221], qui tenait ce renseignement du cavalier Digby, résident à Rome de la reine d'Angleterre, du temps d'Urbain VIII, ce fut le comte d'Arundel «très-grand amateur des arts du dessin, qui introduisit Van Dyck dans les bonnes grâces du roi d'Angleterre: ce peintre fit son portrait de grandeur naturelle avec celui de sa femme, et ils sont, dit-il, plutôt vivants que peints.»

Voici, d'après le docteur Waagen[222], les tableaux de Van Dyck qui existent encore aujourd'hui à Arundel-Castle, résidence du duc de Norfolk... et qui ont probablement été exécutés par lui pour le comte et d'après ses commandes:

«Le portrait de Charles Ier, à mi-corps, que M. Waagen attribue à l'un des élèves du maître;

«Le portrait d'Henriette-Marie, encore plus douteux, selon le même connaisseur;

«Thomas Howard, revêtu de son armure, à mi-corps, peint avec soin, et d'un ton brun vigoureux;

«Le même, avec sa femme Alathea Talbot. Ils sont représentés assis, jusqu'aux genoux. Le comte montre du doigt un globe placé près de lui: la comtesse tient un cercle. Ils sont l'un et l'autre richement vêtus. La composition est naturelle, et l'exécution soignée d'un ton entièrement brun;

«Thomas Howard, comte d'Arundel, et son fils, lord Maltravers, encore jeune. Le père est revêtu de son armure, avec le bâton de commandement; le fils est en costume de soie, tous deux jusqu'aux genoux. Ce tableau a quelque chose de grand comme composition, et n'est pas moins remarquable par son coloris bruni; l'exécution en est réellement magistrale;

«Henri Howard, en costume noir, peint à peu près jusqu'aux genoux, admirablement modelé, d'un ton chaud comme celui de Titien.»

L'authenticité de ces portraits, attribués à Van Dyck, n'est pas contestée par le savant appréciateur de Berlin; il n'en est pas de même de celui de James Howard, lord Mowbray et Maltravers, qu'on considère comme un Van Dyck à Arundel-Castle, mais qu'il trouve peu digne de ce maître.

En outre, M. Waagen signale un portrait du comte dans la collection de lord Clarendon[223].

Nous ignorons si le célèbre tableau qui représente le comte, et dans lequel Van Dyck a placé le fameux bronze de la tête d'Homère, se trouve parmi ceux énumérés ci-dessus; mais on voit que cet artiste fut largement employé par le grand-maréchal d'Angleterre et les siens. Si l'orgueil aristocratique eut sa part dans la commande de tous ces portraits de famille, on doit également admettre que la supériorité de l'artiste ne fut pas étrangère au choix que fit de son pinceau l'un des plus grands connaisseurs de l'Angleterre.

Un autre peintre moins célèbre, mais cependant bien connu dans la Grande-Bretagne, où il a longtemps travaillé, non sans talent, le hollandais Van Somer, fit aussi plusieurs fois le portrait du comte d'Arundel. M. Waagen cite de lui, à Arundel-Castle, deux tableaux: l'un, représentant le comte; l'autre, sa femme, et il assure que ces portraits sont de bons spécimens du talent de cet artiste de second ordre[224]. Dallaway, dans son ouvrage sur les beaux-arts en Angleterre, cite encore deux autres portraits du comte et de sa femme, par Van Somer. On les voyait, de son temps (vers 1800), au château de Worksop. Ils sont datés de 1618; le lord est représenté assis, vêtu de noir, portant à son cou le collier de l'ordre de la Jarretière; il désigne avec son bâton de maréchal quelques statues qui sont près de lui[225].

Daniel Mytens, peintre hollandais, attaché au service de Charles Ier, fit aussi les portraits du comte et de la comtesse d'Arundel, et l'on voit par une lettre de cet artiste, adressée de Londres, le 18 août 1618, à sir Dudley Carleton, ambassadeur d'Angleterre à La Haye, et rapportée par M. Carpenter, p. 222, que le comte avait fait exécuter par cet artiste des réductions de ces portraits, et qu'il les envoya à Carleton, dont il se servait en Hollande pour lui acheter des tableaux.

Le peintre Joachim Sandrart, auteur de l'Académie du très-noble art de la peinture[226], ayant accompagné, en Angleterre, son maître, Gérard Honthorst, pour l'aider dans ses travaux, reçut les encouragements de Charles 1er et du comte d'Arundel[227].

Le graveur Lucas Vosterman ne fut pas moins bien accueilli par notre amateur. Dès 1623, il fit pour lui quatre dessins à la plume, d'après Léonard de Vinci, et un portrait du prince Rupert. C'est à la comtesse d'Arundel que Vosterman a dédié sa gravure, en six planches, de la bataille des Amazones, d'après Rubens.

Mais aux yeux des Anglais, ce qui doit encore mieux recommander la mémoire du noble lord, c'est que ce fut lui, dit-on[228], qui, le premier, découvrit le génie de l'architecte Inigo Jones. Selon Dallaway «les embellissements des bâtiments de Westminster avaient été confiés à lord Arundel et à Inigo Jones (Rymer Fœdera, vol. XVIII, p. 97); et, en 1618, d'autres pairs lui furent adjoints pour diriger l'alignement et l'uniformité de Lincoln's inn-Fields. Les dessins de Lincoln's inn-Fields et de Covent-Garden, par Inigo Jones, ajoute Dallaway[229], sont présentement chez le lord Pembroke, à Wilton.»

Il paraît que le roi Jacques avait résolu de réparer la cathédrale de Saint-Paul qui, depuis le grand incendie de Londres, en 1561, menaçait de tomber en ruine. Il avait résolu également de remplacer les constructions ébranlées de l'ancien palais de White-Hall par le bâtiment actuel de Banqueting house. Le comte d'Arundel et ses collègues furent chargés de surveiller cette entreprise et d'en assurer le succès. M. Tierney rapporte[230] une lettre d'Inigo Jones, du 17 août 1620, adressée au noble lord, dans laquelle, après l'avoir entretenu des logements préparés pour l'ambassadeur d'Espagne au palais de Hampton-Court, il lui annonce que le plan de toutes les additions à Saint-Paul est entièrement terminé, et que les maçons doivent se mettre à refaire la partie située à l'extrémité ouest, qu'ils avaient démolie.

Nous avons dit, sur la foi de Dallaway[231], que le comte d'Arundel employa Nicolas Stone, Leseur et Fanelly, les premiers sculpteurs qui exercèrent leur art dans la Grande-Bretagne. Mais nous ne pouvons indiquer les travaux qu'ils exécutèrent pour leur protecteur. Peut-être Nicolas Stone, qui était à la fois sculpteur et architecte, fut-il occupé, avec ses deux compatriotes, à bâtir et à décorer l'hôtel du lord à Londres, sur les bords de la Tamise, ses châteaux d'Arundel et d'Albury, dans le comté de Surrey, et sa maison de campagne de Lambeth, près de Londres. Quant à Leseur, ou, comme il signait: Hubert Lesueur, il est l'auteur de la statue en bronze, érigée aujourd'hui à Charing-Cross, et l'inscription de la gravure qu'en a faite Hollar prouve que cette statue fut exécutée aux frais du comte d'Arundel. M. Carpenter, dans ses mémoires inédits sur Rubens et Van Dyck[232], cite une pétition de cet artiste au roi Charles 1er, dans laquelle il termine par: «Son très-humble, obéissant et indigne Praxitèle

Indépendamment de ses marbres antiques, sur lesquels nous reviendrons, le comte avait également une magnifique collection de pierres gravées et de médailles. Mais ce qu'il possédait peut-être de plus remarquable, c'était sa galerie de tableaux et son cabinet de dessins. Il avait pu réussir à se procurer, pendant ses longs voyages en Italie et dans les Pays-Bas, des œuvres des principaux maîtres des différentes écoles. Ridolfi rapporte, dans ses Maraviglie dell'arte[233], que le comte avait acheté à Venise une Lucrèce du Titien, violée par Tarquin, représentée d'une autre manière que celle du même maître, acquise pour le roi Charles, et dont parle le même auteur[234]. On voyait dans la galerie d'Arundel un grand nombre de tableaux des diverses écoles d'Italie. Mais, de tous les peintres, le vieux Holbein est celui qu'il paraît avoir préféré, au moins si on en juge par le grand nombre de tableaux de ce maître, gravés par Hollar comme faisant partie de la collection d'Arundel. Cette préférence était peut-être due, indépendamment de la supériorité de cet artiste, à ce qu'il avait peint presque tous les personnages publics du temps de Henri VIII, à la cour duquel il avait longtemps vécu. Le comte, très-fier de sa haute naissance, s'était attaché à réunir, non-seulement les portraits de ses ancêtres, mais aussi ceux des hommes et des femmes célèbres dans les annales d'Angleterre, du temps de Holbein. Aucune collection, soit publique, soit particulière, n'a pu réunir autant d'ouvrages de ce peintre; car, à côté de ses tableaux, le comte possédait une très-nombreuse suite de ses admirables dessins. Albert Durer partageait avec Holbein la prédilection de l'illustre amateur. Il avait réussi à se procurer bon nombre de dessins de l'éminent artiste; il les avait achetés, en partie, à la vente de la célèbre collection Imhoff, à Nuremberg[235], collection qui avait été formée du vivant même d'Albert Durer, par Bylibalde Pyrkheimer, son intime ami.

Mariette raconte[236], «qu'ayant appris qu'un M. Delanoue avait une très-belle collection de dessins, surtout du Parmesan et du chevalier Vanni, le comte d'Arundel vint sur le champ à Paris, se flattant d'en faire aisément l'acquisition. Il ne put y réussir, et se faisant connaître pour lors à M. Delanoue, qu'il en estima davantage, il lui avoua le sujet de son voyage. Si le comte ne put acheter les dessins du Parmesan que possédait M. Delanoue, il paraît, ajoute Mariette, qu'il s'en était procuré beaucoup d'autres, car lorsque l'on vendit, en 1721, les débris de sa collection, Zanetti, qui était alors à Londres, acheta un magnifique recueil de dessins de ce maître, au nombre de cent trente, dont il publia depuis, en 1743, à Venise, des estampes gravées, partie en cuivre, et partie en bois, à la manière d'Ugo da Carpi, qu'il remit en honneur[237].—«De tous les cabinets particuliers, dit encore Mariette[238], le plus abondant en dessins de Léonard a été, je pense, celui du comte d'Arundel. Cet illustre curieux n'avait épargné ni soins ni dépenses pour se procurer ce que les arts ont produit de plus exquis dans tous les genres. Mais il était surtout passionné pour les dessins, et il en avait formé un des plus beaux assemblages qu'on verra jamais. En particulier, il avait conçu une si forte estime pour ceux de Léonard, que, non content de ceux qu'il possédait, il avait offert, au nom de Charles Ier, roi d'Angleterre, jusqu'à trois mille pistoles d'Espagne (30,000 fr.), pour un des volumes qui sont actuellement dans la bibliothèque Ambroisienne[239]. Le recueil de dessins de têtes (au nombre d'environ deux cents, à la même bibliothèque) peut avoir appartenu à cet illustre curieux. Je fonde ma conjecture sur ce que... près de quatre-vingts de ces têtes ont été gravées par Venceslas Hollar, qui était au service du comte.»

La passion des arts du dessin dominait tellement l'esprit de notre amateur, qu'elle lui inspirait des préjugés certainement déraisonnables. Horace Walpole raconte, d'après Evelyn[240], «que le comte croyait que celui qui serait incapable de dessiner un peu ne pourrait jamais être un honnête homme.» L'auteur des Anecdotes of Painting relève cette opinion comme devant donner, si elle était prouvée, une triste idée de celui qui l'aurait eue et de celui qui l'aurait rapportée. Il a raison assurément; car il n'est pas besoin de démontrer qu'on peut être un fort honnête homme sans savoir jamais manier le crayon ou le pinceau. Peut-être la pensée du grand amateur anglais était-elle semblable au sentiment de notre Mariette, qui croyait que la vue des belles choses élève l'âme, la fortifie dans l'adversité et la console[241]. Peut-être aussi que les passions politiques, au milieu desquelles vivait le lord grand maréchal d'Angleterre, lui inspiraient le dégoût des stériles agitations de ce monde, et lui faisaient rechercher l'art comme un port de refuge, à l'abri duquel sa conscience retrouvait toute sa sérénité.


CHAPITRE XVI

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