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Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers: Espagnols, Anglais, Flamands, Hollandais et Allemands et de leurs relations avec les artistes

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Gaspar Gevaërts, ami intime de Rubens.—Sa naissance, sa famille, son éducation, son premier ouvrage.—Il sert d'intermédiaire aux relations de Peiresc avec Rubens.

1593—1620

Mais de tous ces personnages, aucun ne vivait avec Rubens dans une intimité comparable à celle qui l'unissait à Gaspar Gevaërts, secrétaire de la ville d'Anvers. En parcourant la correspondance de ces deux hommes, on demeure convaincu qu'ils n'avaient point de secret l'un pour l'autre, et que, rapprochés par une conformité de goûts et de sentiments, une instruction classique également profonde, un amour aussi vif pour la vénérable antiquité, l'artiste et le philologue vivaient ensemble dans les plus affectueuses relations.

Jules Gaspar Gevaërts naquit à Anvers, en 1593. Son père, Jean Gevaërts, était un savant jurisconsulte, fort versé dans l'histoire de sa patrie, et qui fut employé par les gouverneurs des Pays-Bas dans plusieurs négociations importantes. L'épitaphe de son tombeau[343], dans la cathédrale d'Anvers, constate qu'il fut envoyé en Hollande par l'archiduc Albert et l'infante Isabelle, en 1607, pour y traiter de la paix avec les états généraux. S'il ne réussit pas complétement, il parvint au moins à conclure une trêve de douze années, bienfait immense après quarante ans d'une guerre acharnée. Ayant perdu sa femme, Cornélie Aertz, Jean Gevaërts se retira du monde, se fit admettre au nombre des chanoines de la cathédrale d'Anvers, et mourut dans cette ville en 1613, à l'âge de soixante-dix ans. Son épitaphe, composée sans doute par son fils Gaspar, en rappelant l'éclatant service rendu par le négociateur à sa patrie, se termine par ces vers touchants, adressés au voyageur qui viendra visiter son tombeau:

Huic cineri pacem, requiemque precare viator;
Qui jacet hic paci dulce paravit iter.

Jean Gevaërts fit faire à son fils Gaspar de très-fortes études, et il lui transmit l'amour des lettres et le goût des recherches sur l'antiquité ainsi que sur l'histoire des Pays-Bas. Après avoir étudié successivement chez les Jésuites d'Anvers, à Louvain et à Douai, le jeune homme se rendit à Paris, où il se lia particulièrement avec plusieurs magistrats aussi savants qu'intègres, tels que Peiresc, son frère, M. de Valavès, et Henri de Mesmes, qui devint plus tard conseiller d'État. C'est à ce dernier qu'il dédia ses trois livres d'Electorum, publiés à Paris, in-4º, chez Sébastien Cramoisy, en 1619[344]. Cet ouvrage, comme celui de Philippe Rubens, est un commentaire explicatif de plusieurs passages obscurs de différents auteurs grecs et latins. Gevaërts y montre une connaissance approfondie des textes et une grande science philologique, qualités fort appréciées par les érudits du dix-septième siècle. Revenu à Anvers, il fut nommé secrétaire de la ville, et quelques années après l'empereur Ferdinand III le créa conseiller d'État et le nomma son historiographe. Retenu dans sa patrie par les fonctions qu'il remplissait auprès du conseil communal, Gevaërts n'en sortit plus, et il employa tout le temps dont sa charge lui permettait de disposer à écrire une histoire des ducs de Brabant, à publier une nouvelle édition des Imperatorum romanorum icones de Goltzius, à préparer un commentaire sur les Pensées de Marc-Aurèle, qu'il ne publia point, enfin à composer des poésies latines à l'occasion d'événements importants, de fêtes et d'autres circonstances[345].

Nous ignorons l'origine de sa liaison avec Rubens; mais il est probable qu'elle remontait à leur jeunesse, car une lettre de Peiresc à Gevaërts, du 25 octobre 1619[346], montre que ce dernier avait fait des démarches au nom de Rubens, son grand ami, pour obtenir, par l'entremise de Peiresc, le privilége de vendre en France les estampes des Palais de Gênes, et les autres planches que Rubens publia plus tard.

C'est ainsi que Peiresc entra en relation avec Rubens, «dont il estimait grandement, écrit-il, l'éminente vertu.» Très-curieux des objets de l'art antique, il pria Gevaërts de lui donner la copie de l'inventaire des belles antiquités que possédait l'artiste. Gevaërts la lui ayant envoyée, Peiresc le chargea, par une lettre du 17 juin 1620[347], «de remercier Rubens de tant d'offres de son honnêteté, ne pouvant assez admirer la richesse de ses figures. «Je voudrais bien pouvoir, ajoute-t-il, faire un voyage en ce pays-là, pour en avoir la vue, et surtout de ces belles têtes de Cicéron, de Sénèque et de Chrysippus, dont je lui déroberais possible un petit griffonnement sur du papier, s'il me le permettait.» Bientôt Rubens, allant au-devant de ce désir, envoya en cadeau à Peiresc un exemplaire de ses gravures, et il lui promit de lui faire lui-même des dessins de ses bustes antiques. Peiresc se montra «fort glorieux de cette promesse; il n'appréhendait, si ce n'est que ce fût trop de besogne, et qu'il n'eût pas de quoi s'en revancher, quoiqu'il voulût bien en chercher tous les moyens à lui possibles à son endroit[348]


CHAPITRE XXV

Le baron de Vicq, l'abbé de Saint-Ambroise et la galerie de Marie de Médicis.—Rubens à Paris, se lie avec Peiresc, M. de Valavès et les frères Dupuy, et entretient avec eux une active correspondance.

1624—1627

Peu de temps après cette lettre, Peiresc trouva l'occasion qu'il cherchait depuis longtemps de voir Rubens, et de lier avec lui connaissance autrement que par lettres. On sait qu'après avoir fait construire le palais du Luxembourg, sur le modèle du palais Pitti de Florence, la reine Marie de Médicis résolut, vers 1621, de le faire décorer de peintures représentant l'histoire de sa vie. Les archiducs Albert et Isabelle avaient alors pour ambassadeur à la cour de France le baron de Vicq, ami et grand admirateur de Rubens. Cet envoyé vanta le talent du peintre flamand, et l'éloge qu'il en fit fut chaudement appuyé par l'aumônier de la reine, Claude Maugis, abbé de Saint-Ambroise, grand amateur et collectionneur d'estampes, bon connaisseur en fait de peintures, et au demeurant homme de goût et de savoir, dont Philippe de Champaigne a fait le portrait, qui a été gravé par L. Vosterman[349]. La reine résolut donc de charger Rubens des peintures du Luxembourg, et elle pria le baron de Vicq de faire connaître son désir à l'artiste. Rubens s'empressa de répondre à cet appel, en se rendant à Paris au commencement de l'année suivante. Présenté à Marie de Médicis par l'ambassadeur flamand, il accepta le périlleux honneur de représenter, à l'aide de l'histoire et de l'allégorie, les principaux événements de la vie agitée de cette princesse. Pour la mettre à même d'apprécier son imagination et le style dans lequel il entendait exécuter son sujet, le peintre fit des esquisses ou cartons en grisaille, qu'il donna plus tard à l'abbé de Saint-Ambroise, chez lequel de Piles put les voir. Malheureusement, ces cartons ne sont pas restés en France: dix-huit d'entre eux sont aujourd'hui au musée de Munich, et on ignore ce que les trois autres sont devenus[350]. Dès qu'il fut de retour à Anvers, Rubens se mit à l'œuvre avec sa verve et son ardeur accoutumées; et quatre ans ne s'étaient pas écoulés, qu'il avait entièrement achevé les vingt et une compositions capitales qui font aujourd'hui l'un des principaux ornements de la grande galerie du Louvre. Vers le commencement de 1625, selon la correspondance de Rubens, ainsi que le démontre la notice sur cet artiste de M. Villot[351], elles étaient disposées dans la galerie du Luxembourg aux places qu'elles y ont conservées jusqu'à l'époque de notre première révolution.

L'exécution de ces grandes et brillantes toiles avait obligé Rubens à faire plusieurs voyages à Paris. C'est pendant l'un de ses premiers séjours dans cette ville, au commencement de 1622, qu'il y rencontra Peiresc, et qu'il acheva de resserrer avec lui des relations commencées par la correspondance du savant magistrat français avec Gevaërts. Peiresc fut tellement charmé de ses entretiens avec Rubens, qu'il ne put s'empêcher d'écrire à Gevaërts, de Paris, le 26 février 1622, la lettre suivante, qui peint bien son amour pour les lettres et les arts, et qui montre également quelle impression favorable Rubens laissait de sa personne, de son instruction et de son amabilité aux hommes les plus compétents pour le bien juger.—«Monsieur, la bienveillance de M. Rubens, que vous m'avez procurée, m'a comblé de tant de bonheur et de contentement, que je vous en devrai des remercîments tout le temps de ma vie, ne pouvant assez me louer de son honnêteté, ni célébrer assez dignement l'éminence de sa vertu et de ses grandes parties, tant en l'érudition profonde et connaissance merveilleuse de la bonne antiquité, qu'en la dextérité et rare conduite dans les affaires du monde, non plus que l'excellence de sa main, et la grande douceur de sa conversation, en laquelle j'ai eu le plus agréable entretien que j'eusse eu de fort longtemps, durant le peu de séjour qu'il a fait ici. Je vous porte une grande envie d'avoir la commodité que vous avez d'en jouir d'ordinaire comme vous pouvez, même à cette heure que vous avez acquis une charge nouvelle dans Anvers, laquelle vous en approchera davantage que vous n'espériez. Je vous félicite de bon cœur l'un et l'autre bien, et prie Dieu qu'il vous en fasse longuement jouir; vous suppliant de me continuer les mêmes bons offices en son endroit, et me conserver en l'honneur de ses bonnes grâces et des vôtres[352]

C'est pendant son séjour à Paris que Rubens se lia également avec M. de Valavès, frère de Peiresc, ainsi qu'avec les deux frères Jacques et Pierre Dupuy, le premier, garde de la bibliothèque du roi, l'autre, conseiller du roi et ensuite garde de sa bibliothèque. Lorsqu'il fut revenu définitivement à Anvers, Rubens continua d'entretenir avec ces savants une active et très-intéressante correspondance, roulant sur des sujets d'érudition, d'histoire et de philologie, et plus souvent encore sur des monuments de l'antiquité, tels que médailles, camées et autres objets d'art, dont il faisait un échange avec Peiresc et son frère, ou encore sur des découvertes alors récentes faites à Rome[353]. Les lettres de l'artiste montrent la variété de ses connaissances et l'étonnante activité de son esprit. Après les avoir lues, il est permis d'affirmer que Rubens était un savant de premier ordre, capable de rivaliser avec les érudits de profession les plus remarquables de son siècle, et l'emportant même sur eux par la facilité avec laquelle il parlait et écrivait les principales langues modernes de l'Europe[354]. On peut dire que sa main savait se servir aussi bien de la plume que du pinceau, et que le temps qu'il donnait à l'art n'était pas perdu pour les lettres, puisque, tout en peignant, il se faisait lire les plus beaux passages des principaux écrivains de l'antiquité, spécialement d'Homère, Virgile et Plutarque[355]. C'est donc avec raison que Peiresc félicitait Gevaërts de posséder un tel ami, et lui portait envie «d'avoir la commodité d'en jouir d'ordinaire.»


CHAPITRE XXVI

Second voyage de Rubens en Espagne.—Il fait, pour Gevaërts, des recherches dans les manuscrits grecs de Marc-Aurèle, à l'Escurial. Intelligence supérieure de Rubens.—Passages d'une de ses lettres à Gevaërts, où il lui recommande son fils Albert, après la mort d'Isabelle Brant.

1628—1629

On sait que Rubens, mêlé d'abord aux négociations qui se poursuivaient en Hollande entre l'Espagne, l'Angleterre et les Provinces-Unies, fut, en 1628, envoyé à Madrid auprès du roi Philippe IV, qui avait manifesté à l'infante Isabelle le désir de le voir. Gevaërts, qui préparait alors un commentaire sur les Pensées de Marc-Aurèle, voulut profiter du voyage de son ami pour s'assurer s'il ne pourrait pas trouver quelque texte inédit ou inconnu de cet auteur dans les manuscrits de la bibliothèque de l'Escurial; il chargea donc Rubens de faire cette recherche, et de collectionner avec soin ces manuscrits. Bien que l'artiste fût très-préoccupé de sa mission politique, principal objet de son voyage, et que, d'un autre côté, il fût obligé, pour satisfaire le roi et les principaux seigneurs de sa cour, d'employer presque toutes ses journées à peindre soit des portraits, soit des tableaux de sa composition; il sut néanmoins trouver le temps de rendre ce service à Gevaërts. Voici la lettre qu'il lui écrivait à ce sujet, le 29 décembre 1628, quelque temps après son arrivée à Madrid. On y voit qu'il avait été feuilleter les manuscrits grecs et les livres de la bibliothèque de San-Lorenzo, pour y trouver le texte complet des douze livres du traité de Marc-Aurèle Antonin.

«J'ai fait, lui écrit-il, quelque diligence pour savoir s'il serait possible de trouver dans les bibliothèques particulières quelque chose de plus que ce qui est connu jusqu'ici de votre Marcus, mais je n'ai encore rien obtenu. Il ne manque cependant pas de gens qui affirment avoir vu dans le célèbre trésor de Saint-Laurent deux manuscrits portant le titre du divin Marcus. Mais, d'après les circonstances, d'après le volume et l'apparence des manuscrits, car j'avais affaire à un homme qui ne savait pas un mot de grec, je n'en augure rien de nouveau ni d'important; je pense même que le tout est connu et ne compose que les œuvres de Marcus depuis longtemps publiées. Il ne m'appartient pas de rechercher si l'on peut, en collationnant les textes, en tirer quelque lumière ou un déluge de gloses (aut sordium eluvies); le temps, mon genre de vie, mes études, m'enchaînent d'un autre côté, et, de plus, mon génie particulier m'éloigne de ce profond sanctuaire des Muses...... Je voudrais voir le volume des inscriptions d'Afrique, non-seulement pour votre Marcus et dans le désir de vous rendre service (ce que d'autres peuvent faire et même avec plus d'exactitude), mais pour satisfaire à mes goûts particuliers[356].»—Ainsi ce grand artiste était également un érudit de premier ordre, capable, comme Juste-Lipse, de discuter et commenter les textes les plus obscurs des manuscrits grecs ou latins. Nous ne croyons pas qu'il ait jamais existé un artiste aussi profondément, aussi universellement instruit que Rubens, ni mieux doué du côté de l'intelligence. Sous ce rapport, Léonard de Vinci et Michel-Ange peuvent seuls être mis en comparaison avec lui; et si Michel-Ange est supérieur à tous, c'est parce qu'il était aussi grand poëte qu'artiste également éminent dans la statuaire, la peinture et l'architecture. Ce qu'il y a de remarquable, à l'éternel honneur de l'art, c'est que ces trois grands hommes d'un si prodigieux génie furent également au nombre des plus honnêtes de leur siècle, comme Raphaël, Corrège, Titien, Albert Durer, Poussin, Lesueur et tant d'autres. Preuve éclatante que l'amour et l'étude de l'art élèvent l'âme, la soutiennent, par l'idéal, à la source des sentiments vrais et désintéressés, loin des vils désirs que font naître l'ambition et l'amour des richesses, ces deux grands mobiles qui dirigent la plupart des hommes. Si Rubens consentit à servir d'agent secret à l'archiduchesse Isabelle, au roi d'Espagne et au roi d'Angleterre pour nouer des négociations délicates, on ne doit pas oublier que le but de ces négociations était d'obtenir la fin de la guerre qui désolait depuis si longtemps une grande partie de l'Europe. En plaçant sa mission sous le patronage de sa réputation d'artiste, les rois honoraient son génie, et Rubens rendait à son pays et à l'humanité un service signalé, puisqu'il faisait servir l'art à rétablir la paix du monde, pax optima rerum.

Avant son départ pour l'Espagne, il avait perdu, le 29 septembre 1626[357], sa première femme Isabelle Brant, dont la mort lui causa un très-vif chagrin. Il en avait eu deux enfants, Albert et Nicolas, ce dernier très-jeune encore au décès de sa mère. En quittant la ville d'Anvers, Rubens avait vivement recommandé ses enfants à son fidèle Gevaërts. Dans sa lettre du 29 décembre 1628, il lui dit: «Je vous supplie de prendre mon petit Albert, cet autre moi-même, non pas dans votre sanctuaire, mais dans votre musée. J'aime cet enfant, et c'est à vous, le meilleur de mes amis, à vous le pontife des Muses, que je le recommande vraiment, pour que vous en preniez soin, de concert avec mon beau-père et mon frère Brant, soit pendant ma vie, soit après ma mort.»


CHAPITRE XXVII

De Madrid, Rubens revient à Anvers et repart pour l'Angleterre.—Impression que produit sur lui la vue de ce pays.—Lettre à Gevaërts à l'occasion de la mort de la femme de ce dernier.—Il déplore les lenteurs qui retardent la paix.—Ses relations avec les familles Van Halmale et Clarisse, d'Anvers.

1629—1630

Rubens quitta Madrid le 26 avril 1629, traversa Paris, sans s'y arrêter, le 12 mai, et quelques jours après il était à Bruxelles. Mais l'infante le fit repartir presque immédiatement pour l'Angleterre. Tout en y poursuivant la conclusion de la paix, notre peintre fit plusieurs portraits, et composa, pour le comte d'Arundel[358] et d'autres grands seigneurs, quelques grands tableaux qui excitèrent l'admiration des connaisseurs, alors peu nombreux dans ce pays. Mais ce n'est point pendant son séjour à Londres, comme on l'a cru longtemps, que Rubens exécuta les fameuses peintures du plafond de White-Hall. Il résulte de documents authentiques, publiés récemment par M. Carpenter[359], que ces toiles furent peintes par Rubens à Anvers, et terminées en 1637; il reçut trois mille livres sterling pour ces compositions, et le roi d'Angleterre lui donna en outre une chaîne et une médaille en or.

La vue de l'Angleterre produisit sur Rubens une impression profonde, si l'on en juge par ce passage d'une de ses lettres adressée à Pierre Dupuy, de Londres, le 8 août 1629:

«Si j'avais, dans ma jeunesse, visité en si peu de temps des contrées et des cours si différentes, cela m'aurait été alors bien plus utile qu'à l'âge où je suis. Mon corps serait un peu plus robuste pour endurer les incommodités de la poste, et mon esprit, par l'expérience et la connaissance des peuples les plus divers, aurait pu se rendre capable de plus grandes choses dans l'avenir. Au lieu que mon corps consume aujourd'hui ce qui lui reste de forces, et que je n'aurai plus le temps de jouir du fruit de tant de fatigues. Je n'y aurai gagné que de pouvoir mourir plus savant.—Pourtant, je me console en songeant avec délices à toutes les belles choses que j'ai rencontrées sur ma route. Cette île, par exemple, me paraît un théâtre tout à fait digne de la curiosité d'un homme de goût, non-seulement à cause de l'agrément du pays et de la beauté de la nation, non-seulement à cause de l'apparence extérieure, qui m'a paru d'une recherche extrême, et qui annonce un peuple riche et heureux au sein de la paix; mais encore par la quantité incroyable d'excellents tableaux, de statues et d'inscriptions antiques qui se trouvent dans cette cour[360]

Rubens fit à Londres un assez long séjour. Depuis son départ d'Anvers, Gevaërts avait perdu sa femme; précédemment, la mort lui avait enlevé, à l'âge de douze ans, le fils unique issu de ce mariage: «Eximiæ spei puer, dit son épitaphe[361], qui parenti luctum et desiderium incomparabile reliquit.» C'était sans doute pour combattre cette douleur inguérissable, que Gevaërts avait entrepris d'étudier et de méditer les œuvres de Marc-Aurèle. Mais Rubens, qui connaissait bien le cœur humain, ne paraît pas convaincu que les préceptes du prince philosophe auront le pouvoir de consoler son ami.—«Je crains, lui écrit-il de Londres le 15 septembre 1629[362], de vous rappeler la perte de votre chère compagne; j'aurais dû le faire immédiatement; et maintenant, ce ne sera plus autre chose qu'un devoir d'obligation très-intempestif, et un renouvellement importun de votre douleur, puisqu'il vaut mieux engager à oublier qu'à rappeler sans cesse le passé. Si l'on doit espérer de la philosophie quelque consolation, il vous en reste une source abondante dans votre intérieur. Je vous renvoie au riche trésor de votre Antoninus, où vous avez, en conservateur libéral, de quoi distribuer même à vos amis. Je n'ajouterai plus que ce pauvre genre de consolation, c'est que nous sommes à une époque où la vie n'est possible qu'en se débarrassant de tout ce qui accable, ainsi que fait le marin lorsqu'il navigue au milieu des tempêtes[363].» Au commencement de cette lettre, il s'excuse d'avoir tardé à lui écrire depuis son arrivée à Londres:—«Vous avez l'habitude de me prévenir toujours et de me surpasser en courtoisie, sans vouloir faire attention à mes fautes, ni au peu d'empressement que je mets à vous honorer et à vous servir comme je le devrais. Dieu sait pourtant que je manque seulement à votre égard dans les démonstrations extérieures, et que j'ai toujours pour vous la même estime et la même affection cordiale, ainsi que je vous le prouverai par des faits dès que vous me procurerez pour vous servir une occasion que j'attends avec impatience. J'espère au moins que mon fils, qui a eu aussi une grande part à vos faveurs, et qui doit à la bonne instruction que vous lui avez donnée la meilleure partie de lui-même, sera mon héritier et s'acquittera de toutes mes obligations envers vous. J'aurai pour lui d'autant plus d'estime que vous lui en montrerez davantage, car votre jugement a plus de poids en cela que le mien. Pourtant, j'ai toujours trouvé en lui de la bonne volonté. Il m'est très-agréable d'apprendre que, grâce à Dieu, il est maintenant rétabli, et je vous remercie infiniment de cette bonne nouvelle, ainsi que de l'honneur et de la consolation que vous lui avez apportée en le visitant pendant sa maladie. Il est jeune, et si la nature suit son cours, il ne mourra pas avant nous. Dieu veuille lui accorder de vivre honorablement! car, comme dit la fable, il n'importe pas de vivre longtemps, mais de bien vivre: «Neque enim quamdiu, sed quam bene agatur fabula refert.»

Dans une autre lettre à Gevaërts, de Londres, le 23 novembre 1629, Rubens laisse voir tout son chagrin des lenteurs qui retardaient les négociations relatives à la paix entre l'Angleterre et l'Espagne.—«Nous aspirons maintenant après l'arrivée de don Carlos Coloma (l'ambassadeur d'Espagne), qui s'est fait précéder de ses bagages à Dunkerque, et nous n'attendons que l'avis du départ de l'ambassadeur d'Angleterre pour l'Espagne; il a maintenant reçu l'ordre de se mettre en route. J'espère donc que nous pourrons bientôt venir en personne vous servir, vous et nos autres amis...... On parle ici beaucoup de la trêve, et les avis de Hollande donnent presque tous l'espoir du succès. Malgré le plaisir que me fait éprouver la naissance de notre prince d'Espagne[364], je dois avouer que la nouvelle de notre paix ou trêve m'en ferait éprouver beaucoup plus que toutes les autres affaires du monde. Mon retour ne m'en serait que plus agréable, et je resterais désormais dans ma maison.» Il termine en priant Gevaërts «de vouloir bien faire ses humbles et sincères salutations à M. Rockox, ainsi qu'à MM. Halmale et Clarisse, en leur témoignant toute son affection[365]

Hendrick Van Halmale, échevin d'Anvers[366], était sans doute parent de Paul Halmale, sénateur d'Anvers, que Théodore Galle appelle: Artis scultoriæ cultor et patronus, et auquel il a dédié sa gravure de l'Ecce homo, d'après Rubens[367]. Quant à la famille Clarisse, elle était très-liée avec celle du peintre. Philippe Rubens a célébré dans une ode le mariage de Marie Clarisse avec Jean Wover[368]. La famille Clarisse se composait de Louis Clarisse, sénateur d'Anvers, et de Marie Nerot, sa femme; de Roger Clarisse, urbis ab elemosynis, ou, comme on dirait aujourd'hui, membre du bureau de bienfaisance d'Anvers, et de Madeleine Schotte, sa femme. C'est du moins ce que l'on peut inférer de la gravure de Lucas Vorsterman, qui leur est dédiée, et qui reproduit le Nolite timere, ou l'apparition de Jésus-Christ aux saintes femmes, d'après Rubens. Le peintre aura sans doute représenté dans ce tableau les deux dames Clarisse. L'une d'elles, sur le premier plan, cherche à s'envelopper dans un voile, pour éviter les rayons lumineux qui s'échappent du corps de Jésus-Christ; elles sont suivies d'autres femmes. On retrouve ici au naturel les traits doux et agréables des Flamandes, que Rubens prenait constamment pour types de la beauté féminine, mais qui n'ont rien de l'idéal de Raphaël, ou de la grâce vénitienne du Titien.


CHAPITRE XXVIII

Retour de Rubens à Anvers.—Son second mariage avec Héléna Forment.—Il s'éloigne des affaires publiques, et consacre tout son temps au travail et à ses amis.—Ses sentiments intimes exposés dans ses lettres à Peiresc.

1630—1636

Rubens était de retour à Anvers avant le mois d'août 1630, ainsi qu'on le voit par une lettre du 8 de ce mois, écrite par lui de cette ville à Peiresc. La paix entre l'Espagne et l'Angleterre n'était pas encore signée, mais les bases en avaient été arrêtées de telle sorte, que sa conclusion n'était plus douteuse. Elle fut proclamée le 5 décembre 1630, et définitivement signée ou ratifiée le 17 du même mois. À cette occasion, le roi Charles Ier, d'Angleterre, bien digne d'apprécier le génie et le caractère de l'envoyé d'Isabelle, le créa chevalier[369], et lui donna en même temps la magnifique épée dont il s'était servi pour sa réception.

Ainsi comblé d'honneurs et satisfait du succès de sa mission, Rubens, aspirant à jouir dans sa patrie de la considération qu'il s'était acquise par tant de travaux, résolut de se donner une seconde compagne. Bien qu'âgé de cinquante-trois ans, séduit, en véritable artiste, par la beauté remarquable d'une de ses compatriotes, il épousa, le 6 décembre 1630, la jeune Hélène Forment, qui atteignait à peine sa seizième année, et dont il a immortalisé les traits dans un grand nombre de toiles.

Depuis cette époque, Rubens s'éloigna peu à peu des affaires publiques. À part une mission qu'il avait acceptée de l'infante, en 1633, pour négocier de la paix en Hollande, mission arrêtée par les états avant même l'entrée de Rubens dans les Provinces-Unies, l'artiste vécut, soit à Anvers, soit à sa terre de Steen, près de Malines, occupé, autant que la goutte dont il souffrait depuis longtemps le lui permettait, de ses peintures et de ses études sur l'antiquité; jouissant de la société de ses amis, et avant tout de l'intimité de Rockox et de Gevaërts. Il continuait également d'entretenir sa correspondance avec Peiresc et Pierre Dupuy, et à éclaircir avec eux les doutes qu'il avait sur certains objets dont les anciens faisaient usage, tels que trépieds, chaudrons, tables, candélabres, etc., etc. Il passait en revue les nouvelles découvertes d'antiquités, encourageait les dessins du jeune graveur Mellan, et, fidèle à son amour pour la paix, n'oubliait pas d'exprimer ses regrets sur le sac de Mantoue, prise le 22 juillet 1630, par les Impériaux, qui avaient mis à mort la plus grande partie des habitants: «Ce qui m'afflige infiniment, dit Rubens, ayant servi bien des années la maison de Gonzague, et joui dans ma jeunesse du séjour délicieux de ce pays; sic erat in fatis[370]

Dans une autre lettre du 16 août 1635, écrite en italien, Rubens, après avoir entretenu Peiresc d'un procès qu'il était forcé de soutenir à Paris, à l'occasion du privilége de la vente en France de ses gravures, lui fait connaître qu'il espère arriver à un arrangement avec son adversaire, et il ajoute:—«Je suis homme de paix, et j'abhorre comme la peste la chicane et toute autre espèce de discussions, et j'estime que le vœu de tout honnête homme doit être de pouvoir vivre avec tranquillité d'esprit, aussi bien en public que chez soi, de rendre service le plus possible et de ne faire tort à personne. Je regrette que les rois et les princes ne soient point de cette humeur; nam:

Quidquid illi delirant plectuntur Achivi.[371]

Dans la dernière lettre que Rubens écrivit à Peiresc, de Steen, le 4 septembre 1636, l'artiste se montre très-reconnaissant de l'envoi que Peiresc lui avait fait d'un dessin colorié des Noces Aldobrandines, «peinture antique qui fut trouvée à Rome dans ma jeunesse, dit Rubens, et admirée, adorée même comme unique, par tous les amis de l'art et de l'antiquité.»—Il informe Peiresc qu'il a vu à Anvers un très-fort volume intitulé: Roma sotterranea[372], «lequel lui a paru être un grand ouvrage extrêmement religieux, car il représente la simplicité de la religion primitive, qui, si elle a surpassé le reste du monde par sa piété et la vérité de sa religion, le cède au paganisme antique, dont elle est à une distance infinie, sous le rapport de la grâce et de l'élégance. J'ai vu aussi des lettres de Rome qui annoncent la publication de la galerie Giustiniana[373], aux frais du marquis Giustiniano. On en parle comme d'un très-bel ouvrage.... Mais je ne doute pas que chaque fait nouveau n'arrive à votre musée dans toute sa fraîcheur. C'est pourquoi, ne trouvant pas à vous entretenir d'autre sujet, je vous baise humblement les mains, priant le ciel de vous accorder longue vie et santé, avec toutes sortes de prospérité et de contentement.»—Ces vœux ne devaient point être exaucés: Peiresc mourut à Aix, le 24 juin 1637, dans les bras de Gassendi, et Rubens ne fut pas le dernier à regretter la perte de cet illustre magistrat, omnium elegantiarum amator.


CHAPITRE XXIX

Monuments décoratifs, peintures et cartons exécutés par Rubens pour l'entrée à Anvers de l'archiduc Ferdinand.—Inscriptions et vers latins composés par Gevaërts pour cette circonstance.—Description de quelques-unes des inventions exécutées par Rubens, ou sous sa direction.—Le prince Ferdinand va visiter Rubens malade de la goutte.

1635

Deux années avant la mort de Peiresc, Rubens avait été obligé, sans s'éloigner d'Anvers, de se remettre à faire de la peinture politique. L'infante Isabelle étant morte à Bruxelles, le 1er décembre 1633, le roi d'Espagne Philippe IV rentra en possession des Pays-Bas, que son aïeul Philippe II n'avait cédés à l'archiduc Albert et à sa femme que sous la réserve de retour à la couronne d'Espagne, dans le cas où ils ne laisseraient pas de postérité. Par suite de cette reprise de possession, Philippe IV, au commencement de 1634, avait donné le gouvernement général de ces provinces à son frère unique, le prince Ferdinand, jeune homme d'une grande espérance, qui était cardinal, et que, pour ce motif, on appelait le cardinal-infant. On était alors au plus fort de la guerre de Trente ans; les Suédois avaient envahi l'Allemagne, et ils luttaient avec avantage contre l'armée impériale. Le roi d'Espagne résolut d'envoyer l'infant au secours de son beau-frère, Ferdinand III, roi des Romains et de Hongrie, fils de l'empereur Ferdinand II, et qui commandait l'armée impériale. Les troupes espagnoles, ayant opéré leur jonction avec les impériaux, et occupé une forte position près de la ville de Nordlingen, y furent attaquées, le 5 septembre 1634, par les Suédois, sous la conduite de Gustave Horn, leur général en chef. Mais après un grand nombre d'attaques infructueuses, les Suédois furent mis dans une déroute complète. On attribua, en grande partie, le succès de cette journée aux dispositions prises par l'infant Ferdinand. Aussi, lorsqu'à la fin de l'année 1634 il vint à Bruxelles prendre possession de son gouvernement des Pays-Bas, cette capitale lui fit le plus brillant accueil.

Averti que ce prince se rendrait à Anvers au commencement du mois de mai 1635, le conseil communal de cette ville résolut de recevoir le vainqueur de Nordlingen avec le plus grand éclat, et de faire dresser des portiques et des arcs de triomphe dans les principales rues et places par lesquelles ce prince devait passer. Pour être certain de réussir, le sénat chargea Rubens de faire les plans de ces monuments décoratifs, d'en surveiller la construction et d'en décorer les diverses parties[374]. On ignore s'il reçut un programme, ou si le sénat voulut s'en rapporter à son imagination si féconde. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il représenta d'une manière remarquable, à l'aide de l'histoire et de l'allégorie, les principaux événements contemporains, qu'il sut rendre hommage aux vertus qu'on se plaisait à attribuer au jeune prince, et qu'il eut l'art de lui exposer avec son pinceau les vœux et les espérances de la ville d'Anvers. Aucun artiste, en Europe, ne pouvait être comparé à Rubens pour la composition de ces grandes machines, qui demandent une imagination pleine de ressources et une main qui exécute sans hésitation, et cependant d'une manière qui plaise à l'œil. Le chef de l'école d'Anvers possédait à un suprême degré ces deux éminentes qualités: jamais l'invention ne lui avait manqué; jamais l'exécution ne lui avait fait défaut. La galerie de Médicis, à Paris, les cartons de l'église de Loëches, près de Madrid, le plafond de White-Hall, à Londres, et cent autres grandes toiles, attestaient sa verve et son génie. Le choix du sénat d'Anvers était donc très-heureux.

Les gravures de Théodore de Tulden nous ont conservé la représentation de l'entrée solennelle de l'infant Ferdinand à Anvers, le 15 de mai 1635[375]. À juger les compositions de Rubens par les estampes, le maître dut justifier le choix de ses concitoyens, et déployer un talent aussi remarquable que varié. Il fit élever de nombreux monuments décoratifs dont il donna les plans, et il dessina ou peignit tous les ornements dont sa fantaisie se plut à les embellir.

À cette époque, le goût des inscriptions et des devises en vers latins était dans toute sa force. La ville d'Anvers aurait donc cru manquer au respect qu'elle devait au gouverneur général des Pays-Bas, au vainqueur de Nordlingen, si elle n'avait pas fait célébrer ses vertus et ses exploits, ainsi que les hauts faits du roi son frère, par un de ses poëtes. À Gevaërts, en sa double qualité de secrétaire de la ville et d'historiographe du roi, échut le soin de composer cette poésie lapidaire. Nul ne pouvait mieux que lui entrer dans les pensées du peintre, faire comprendre ses allégories, et exprimer en même temps les vœux et les espérances légitimes de la reine de l'Escaut. Gevaërts était d'ailleurs un latiniste de première force, très-capable de composer, dans la langue d'Ovide, d'Horace et de Virgile, les hexamètres et les distiques destinés à être inscrits à côté des dessins, cartons ou peintures de son ami.

Michel, dans son Histoire de Rubens[376], a donné «la description des tableaux allégoriques appliqués aux arcs, temples et portiques triomphaux inventés et peints par l'artiste,» en citant un grand nombre de vers latins composés à cette occasion par Gevaërts. On jugera de l'importance de ces monuments éphémères, élevés en l'honneur de l'entrée du prince Ferdinand, par ce fait que, dans l'espace de quelques mois seulement, Rubens avait fait élever, sur ses plans, sept arcs et quatre portiques triomphaux, qu'il avait décorés de peintures, de statues, de bas-reliefs, de dorures et autres ornements, et dont quelques-uns présentaient un développement de quatre-vingts pieds de haut sur soixante-dix-huit de large. Tous les amis de l'art doivent profondément regretter que les tableaux ou cartons, soit en grisaille, soit autrement, peints par Rubens à cette occasion, n'aient pas été conservés; ou, s'ils existent encore à Anvers, qu'ils ne soient pas exposés avec les autres œuvres du maître. Nous croyons ne pas nous tromper en avançant que ces compositions ne devaient pas être inférieures, dans leur genre, aux magnifiques allégories de l'histoire de la vie de Marie de Médicis. Naturellement, les événements les plus mémorables du règne de Philippe IV, la victoire de Nordlingen, l'union de la maison d'Autriche à celle de Bourgogne, l'histoire des empereurs d'Allemagne et des rois d'Espagne, le triomphe de la religion catholique, ou, comme on disait alors, l'extirpation de l'hérésie, avaient fourni à Rubens l'inspiration de ses principaux sujets. Toutefois, nous en remarquons plusieurs qui sortaient de ce programme. D'abord, c'est l'Arcus monetalis, arc de triomphe à deux faces, dressé près de l'hôtel royal de la monnaie d'Anvers, haut de soixante pieds sur quarante de large. Rubens y avait fait allusion aux richesses métalliques que l'Espagne tirait alors des mines du Pérou. La partie supérieure représentait les montagnes du Potosi, sur lesquelles on voyait l'arbre au fruit d'or du jardin des Hespérides, avec cette inscription:

Prætium non vile laborum.

À droite et à gauche, les colonnes d'Hercule, surmontées des disques de la lune et du soleil, avec cette allusion à l'immense étendue de la monarchie espagnole:

Ultrà anni solisque vias,
Oceanumque ultrà.

À gauche, le principal fleuve du Pérou; à droite, le Rio de la Plata.

De l'autre côté de l'arc, Hercule terrassant l'hydre, et l'Espagne cueillant le fruit de l'arbre des Hespérides, avec le vers de Virgile:

...Uno avulso non deficit alter
Aureus.

Au-dessous, de chaque côté, des ouvriers occupés à travailler aux mines, et Vulcain préparant les métaux; au milieu, une suite de monnaies espagnoles, et un médaillon avec ces mots:

Auro, argento, æri.

L'idée de l'Arcus monetalis convenait bien à la riche cité d'Anvers, que son commerce avait mise en possession d'une partie des richesses métalliques exportées par l'Espagne de ses possessions d'Amérique. Mais Rubens fit élever un autre monument, qui répondait mieux aux espérances et aux vœux de ses concitoyens. On sait que, pendant les longues guerres qui désolèrent les Pays-Ras, les Hollandais, maîtres de la mer et jaloux de la prospérité d'Anvers, avaient fermé l'Escaut à l'entrée comme à la sortie des navires. Cette ville, qui avait été pendant plus d'un siècle le centre d'un commerce maritime beaucoup plus important que celui d'Amsterdam, se vit bientôt languir, tandis que sa rivale, grâce à la liberté des mers, prenait un immense développement. Le sénat d'Anvers ne pouvait pas rester indifférent à la décadence de la cité: il voulut sans doute que Rubens exprimât les plaintes de ses habitants au prince-gouverneur des Pays-Bas, dans une composition digne d'attirer son attention d'une manière toute particulière. Que Rubens se soit inspiré des vœux de ses compatriotes, ou que son imagination ait été au-devant de leurs désirs, toujours est-il qu'il fit élever, au pont Saint-Jean, un arc de triomphe d'ordre rustique, de soixante pieds de haut sur soixante-dix de large, représentant, selon les expressions de Michel[377] «une machine marine, par la quantité de cascades paraissant découler des superficies et extrémités du bâtiment.» Au milieu de cet arc, un magnifique tableau ou carton du peintre montrait Mercure, ce dieu du négoce, posé sur un piédestal, à la manière de la statue de Jean de Bologne, avec cette variante plus bourgeoise que poétique, que si, d'une main, il tenait son caducéc, de l'autre il tendait une bourse vide à la ville d'Anvers, personnifiée à genoux aux pieds du prince Ferdinand, auquel elle paraissait adresser ces vers de Gevaërts:

Ne, precor, hinc volucres flectat Cyllenius alas,
O princeps, cultamque sibi ne deserat urbem
Et fugitiva meo redeant commercia Scaldi.

À la droite de la ville d'Anvers paraît un matelot oisif, endormi sur son ancre et sa barque renversée; à gauche, on voit l'Escaut, sous la figure d'un vieillard, les cheveux négligés, la tête couverte de roseaux, assis sur des filets et dormant sur son bras soutenu par une urne, pendant qu'un génie défait les chaînes dont ses jambes sont entravées, et qu'un navire se dispose à appareiller. Les autres parties de l'arc sont occupées par des divinités marines, des génies ailés, la Pauvreté et la Richesse, le tout avec ces vers de Gevaërts, qui exprimaient bien les sentiments des armateurs et des négociants d'Anvers:

Scaldim cum pedibus princeps dabit ire solutis,
Desuetas iterum pontum decurrere puppes;
Pauperies procul et pallens abscedit Egestas,
Nec durum ulterius tractabit nauta ligonem.
Aurea securis revocabit secula Belgis
Fernandus, priscumque decus, ditesque resumet,
Mercibus omnigenis, florens Antverpia cultus,
Largaque succedet fœcundo copia cornu...

Ce monument, élevé à l'Escaut, source de la richesse d'Anvers, eut un grand succès, et les riches négociants durent remercier leur illustre compatriote, ainsi que son élégant traducteur latin, d'avoir si bien défendu leurs intérêts les plus chers.

Mais aux yeux de la postérité, la plus remarquable des inventions exécutées par le peintre, dans cette circonstance, est certainement celle qui représente le Temple de Janus. Rubens, on le sait, était l'homme de la paix; il travailla toute sa vie à la rendre à sa patrie, et s'il ne fut pas assez heureux pour réussir complétement à éloigner la guerre des Pays-Bas, il fit de constants efforts pour atteindre ce but aussi utile que glorieux. La supériorité de son génie d'artiste, qui le fit choisir plusieurs fois comme négociateur entre les puissances belligérantes, sut admirablement profiter de l'entrée du prince Ferdinand, pour exprimer sur la toile ses vœux pour la paix, qu'il considérait, avec Gevaërts comme le plus grand des biens[378].

Rubens fit donc élever, sous le nom de Temple de Janus, un portique d'ordre dorique, surmonté d'un dôme, avec le buste à double visage de ce dieu. De l'intérieur de l'édifice, Mars, sous la figure d'un soldat demi-nu, un bandeau sur les yeux, un glaive dans sa main droite, une torche allumée dans sa main gauche, pousse avec violence en dehors les portes du temple, que, d'un côté, Tisiphone, Mégère et une Harpie s'efforcent d'ouvrir avec lui; tandis que, de l'autre, la Paix, la Religion et l'Abondance, aidées par l'Amour, font de vains efforts pour les tenir fermées. Entre les colonnes, le peintre a représenté, avec un admirable contraste, à droite, les malheurs et les cruautés inséparables de la guerre; à gauche, la prospérité publique que donne la paix. D'un côté, c'est un soldat qui traîne par les cheveux une femme dont l'enfant est étendu à ses pieds; il est suivi de la Pauvreté, de la Discorde, de la Fureur et du Deuil; de l'autre, on voit les biens de la paix, l'Abondance, la Richesse et la Félicité publique. Les contrastes entre ces différentes figures sont réellement admirables, et bien qu'on ne puisse en juger qu'imparfaitement par les gravures de Théodore de Tulden, il est permis d'affirmer que Rubens y brille d'un génie d'autant plus grand que sa main n'a fait que rendre fidèlement les sentiments les plus intimes et les plus vrais de son âme.

Toute cette composition est accompagnée, comme les précédentes, des vers de Gevaërts. Le docte commentateur des pensées de Marc-Aurèle partageait assurément l'opinion de Rubens sur la barbarie de la guerre: aussi, ses vers expriment avec bonheur les vœux que toute la ville d'Anvers adressait au prince-gouverneur pour la fermeture du Temple de Janus.

O utinam, partis terraque marique triumphis
Belligeri claudas, Princeps, penetralia Jani!
Marsque ferus, septem jam pene decennia Belgas
Qui premit, Harpyæque truces, Luctusque Furorque
Hinc procul ad Thraces abeant, Scythosque recessus,
Paxque optata diu populos atque arva revisat.

«Plût à Dieu, Prince, que, grâce aux victoires par vous remportées sur terre et sur mer, vous puissiez fermer les portes du temple de Janus; que le cruel dieu de la guerre, qui depuis près de soixante-dix ans opprime la malheureuse Belgique, avec les Harpies féroces, le Deuil et la Fureur, soit enfin obligé de fuir chez les Thraces et dans les antres de la Scythie, et qu'à sa place, la Paix, appelée depuis si longtemps par nos vœux, revienne consoler les peuples et présider aux travaux des champs.»

Malheureusement, ces vœux ne furent pas exaucés de longtemps. La guerre et son cortége ordinaire d'injustices, de violences et d'atrocités, désola pendant un grand nombre d'années encore les Pays-Bas espagnols; et lorsque la paix de Westphalie fut signée à Munster, en 1648, elle stipula, au profit des Provinces-Unies, la fermeture de l'Escaut, et acheva de ruiner le commerce maritime d'Anvers.

Le prince Ferdinand se montra très-satisfait des inventions de Rubens. On raconte que l'artiste ne put assister à son entrée triomphale, parce qu'alors il se trouvait atteint d'une douloureuse attaque de goutte. L'infant, qui avait connu le peintre à Madrid, ayant appris la cause qui le retenait chez lui, s'empressa d'aller le visiter dans sa maison, et prit un grand plaisir à causer avec lui et à examiner ce que Rubens appelait son Panthéon, c'est-à-dire sa collection de tableaux, statues, médailles, pierres gravées, estampes et autres objets d'art et de curiosité[379]. Ce n'était pas la première visite que Rubens eût reçue d'un prince: en juin 1625, l'archiduchesse Isabelle, accompagnée de son premier ministre et généralissime, le marquis Spinola, et du prince Sigismond de Pologne, avait honoré Rubens de sa présence, alors qu'elle revenait victorieuse de Bréda, qu'elle avait réduite à se rendre après un siége opiniâtre de plus de dix mois. On sait aussi que la reine Marie de Médicis, passant par Anvers en 1631, s'empressa de venir voir le peintre dont le pinceau avait si brillamment retracé les principaux événements de sa vie.


CHAPITRE XXX

Dernières années de Rubens: il travaille tant que la goutte le lui permet.—Il s'occupe de la gravure de ses œuvres: sa manière de diriger ses élèves graveurs.—Portrait de Gevaërts peint par Rubens et gravé par Paul Pontius.—Mort de Rubens.—Son épitaphe par Gevaërts.—Règle de conduite observée par Rubens.—Rockox et Gevaërts.—Génie de Rubens: accord du bon et du beau.

1635—1640

Dans les années qui s'écoulèrent depuis le 15 mai 1635 jusqu'au 30 mai 1640, époque de sa mort, Rubens fut souvent atteint de la goutte et privé de la satisfaction de pouvoir travailler. Mais dès que la maladie lui laissait quelque répit, il ressaisissait ses pinceaux avec bonheur et se remettait à peindre avec son entrain habituel. La maladie contre laquelle il luttait ne paraît pas avoir affaibli son génie; car il a exécuté, dans cette dernière période de sa vie, des tableaux tout aussi remarquables que dans sa jeunesse. On cite, entre autres, le célèbre tableau du Martyre de saint Pierre, que Geldorp lui commanda pour Jabach, et qui fut donné par ce dernier à l'église des Saints-Apôtres de Cologne. On voit, par les lettres de Geldorp[380], que Rubens termina cette toile dans le courant de 1638, et c'est un de ses plus beaux ouvrages. Ces mêmes lettres montrent qu'il était toujours accablé de commandes, auxquelles il avait peine à satisfaire. Aussi Sandrart a-t-il raison de dire, en terminant sa biographie de Rubens[381]: «On n'en finirait pas, s'il fallait énumérer tous les ouvrages de ce très-ingénieux artiste, puisque, indépendamment de la fécondité de son esprit, il était également doué d'une habileté de main telle, qu'il avait achevé un tableau en moins de temps qu'un autre aurait mis à l'ébaucher. Il travailla de cette sorte jusqu'à ce que la goutte étant venue l'affliger, il se vit contraint de renoncer aux grandes toiles; alors il se mit à peindre des sujets profanes, sacrés et champêtres sur des toiles d'une dimension médiocre et même petite.»

Selon Michel et les autres biographes, Rubens, pendant ses dernières années, se tint complétement à l'écart de la politique, bornant ses distractions, lorsque la goutte lui en laissait la possibilité, à faire, après avoir travaillé cinq ou six heures de suite, quelques promenades, soit à cheval, soit à pied, dans les faubourgs et sur les remparts d'Anvers, à recevoir à souper, dans la soirée, ses amis les plus intimes, parmi lesquels Rockox et Gevaërts n'étaient pas les derniers, et à passer la belle saison à sa terre de Steen, près de Malines. Jusqu'à ses derniers moments, Rubens cultiva les lettres: tout en travaillant, il se faisait lire les historiens, les poëtes et les moralistes grecs et latins, et principalement Plutarque et Sénèque, si l'on en croit son neveu Philippe[382], de telle sorte qu'en maniant le pinceau, il trouvait encore moyen d'enrichir son esprit. Sa correspondance atteste, autant que ses tableaux, que la mythologie et l'histoire ancienne lui étaient aussi familières que la connaissance des événements contemporains et des principales langues modernes. On pourra se faire une idée de l'étonnante fécondité d'invention et d'exécution de Rubens par ce fait, que le catalogue de son œuvre[383] énumère quatorze cent soixante et une compositions peintes par cet artiste infatigable; et encore faudrait-il, pour compléter ce chiffre formidable, ajouter ses dessins et les planches auxquelles il a travaillé.

On croit que Rubens s'occupa beaucoup de la gravure de ses œuvres pendant les dernières années de sa vie. Il avait créé à Anvers depuis longtemps une école de graveurs, qui ne le cédaient en rien à Érasme Quellinus et Van Dyck, ses meilleurs élèves en peinture. Il suffit de rapporter les noms de Lucas Vorsterman, Schelte et Boèce de Bolswert, Paul Pontius, Cornelius Galle, Pierre de Jode, Ægidius Sadler, François Van Vyngaerde, Hans Witdoueck, Guillaume Panneels, Pierre Soutman, Cornelius Wischer, Nicolas Lawers, Adrien Lommelin et Théodore de Tulden, pour montrer quelle activité régnait dans cette école. Tous les genres de gravure, au burin, à l'eau forte, sur bois, y étaient cultivés et y brillaient d'un vif éclat, grâce à la direction donnée par le maître et à l'aptitude supérieure des élèves.—«Comme Rubens s'était fait d'excellentes règles de clair-obscur, dit Mariette[384], ses tableaux réussissaient parfaitement bien en gravure. Mais lorsqu'il se donnait la peine de conduire les graveurs, comme il l'a presque toujours fait, ses estampes ne le cédaient point à ses tableaux pour l'accord des ombres et de la lumière, surtout quand elles ont été exécutées par d'excellents graveurs, tels que Vorsterman, Bolswert et d'autres..... Aucune des belles estampes de Rubens, qui ont été gravées de son vivant, ne l'ont été d'après ses tableaux, mais d'après des dessins très-terminés, ou d'après des grisailles peintes à l'huile en blanc et noir, qu'il avait l'art de préparer et d'amener à l'effet de clair-obscur que devait produire la gravure, qui ne tire de l'effet que de l'opposition du blanc et du noir..... Bellori a écrit, dans sa vie de Van Dyck, que Rubens s'était souvent servi de cet élève pour lui préparer ces dessins et ces grisailles, et je suis fort porté à le croire: son pinceau délicat et facile y était tout à fait propre..... Le beau génie de Rubens et sa parfaite intelligence, se manifestent pour le moins autant dans ses dessins que dans ses tableaux. Dans les plus légères esquisses, ce grand maître met une âme et un esprit qui dénotent la rapidité avec laquelle il concevait et exécutait ses pensées. Mais, lorsqu'il les met au net, alors, sans rien perdre de cet esprit, il y ajoute tout ce qu'un homme qui possédait, dans un éminent degré, les différentes parties de la peinture, et singulièrement celle du clair-obscur, était capable d'imaginer pour en faire des ouvrages accomplis.»—C'est dans cette manière qu'il composa, entre autres, le magnifique dessin gravé par Cornelius Galle, du titre ou frontispice de la seconde édition, publiée après sa mort par Gevaërts, des Icones imperatorum romanorum, de Goltzius. Rubens y a représenté, assis dans une espèce de portique, les pieds appuyés sur un autel votif, Jules César fondateur de l'empire romain, tenant dans sa main droite une Victoire, dans la gauche le globe du monde. D'un côté, plus bas, Constantin, portant l'étendard du Christ, de l'autre l'empereur Rodolphe, chef de la maison de Hapsbourg; au-dessous, des armes, des faisceaux, des rames, un gouvernail, et le serpent mordant sa queue et entourant un globe couronné, symbole de l'immortalité.

Vers 1630, Rubens avait fait le portrait de Gevaërts, qui a été gravé au burin par Paul Pontius. Le peintre a représenté son ami assis et travaillant dans son cabinet: de la main gauche, appuyée sur une table recouverte d'un tapis, il tient plusieurs feuillets d'un manuscrit, probablement celui de son commentaire sur Marc-Aurèle, dont le buste est placé sur la même table; il a sa plume dans la main droite. Au fond de la pièce, on aperçoit des livres sur une tablette: à droite, l'écusson de ses armoiries, au-dessous duquel est écrit en grec: « εἱς εαντον συνειλου.» Il a la tête nue et porte des moustaches; son cou est entouré d'une énorme fraise, et il est vêtu d'une robe très-ample, qui laisse voir sur sa poitrine une chaîne et un médaillon. Sa figure est calme, réfléchie, pleine d'expression et de mélancolie, comme il convient à un homme que la perte de ses affections les plus chères avait obligé à chercher des consolations dans l'étude de la philosophie stoïcienne[385].

Après la mort de Rubens, arrivée le 30 mai 1640, ce fut Gevaërts, son ami de cœur, comme l'appelle Michel[386], qui composa l'inscription destinée à son tombeau. Mais, par suite de circonstances sur lesquelles ce biographe ne s'explique pas, cette inscription resta dans l'oubli jusqu'en 1755, époque où elle fut placée, par le chanoine Van Parys, petit-neveu de Rubens par sa mère, sur le monument élevé à l'artiste dans une des chapelles de l'église de Saint-Jacques d'Anvers. À la différence d'un grand nombre d'autres épitaphes, qui attribuent aux morts des vertus et des qualités qu'ils n'ont jamais eues de leur vivant, celle de Rubens[387] n'est que rigoureusement vraie lorsqu'elle dit de cet homme illustre:

...Qui, inter cæteras, quibus ad miraculum
Excelluit, doctrinæ, historiæ priscæ,
Omniumque bonarura artium
Et elegantiarum dotes,
Non sui tantum seculi, sed et omnis ævi
. . . . . . . . . . . . . . . .
Pacis inter principes mox initæ
Fundamenta feliciter posuit...

On a vu que Nicolas Rockox ne survécut que quelques mois à Rubens, étant mort à Anvers le 12 décembre 1640. Quant à Gevaërts, le plus jeune des trois, il prolongea sa carrière jusqu'en 1666, et s'éteignit à Anvers en cultivant les lettres, à l'âge de soixante-treize ans.

On peut dire de Rockox et de Gevaërts que pendant tout le cours de leur existence ils s'appliquèrent constamment à mettre en pratique cette règle de conduite, que Rubens s'était imposée à lui-même[388]:

Publice et privatim, et prodesse multis, nocere nemini.

Pour être juste envers l'illustre chef de l'école flamande, la postérité doit ajouter qu'il ne s'est pas borné à rendre service, autant qu'il a pu, sans jamais faire tort à personne, mais que, par les qualités de son cœur et de son esprit, aussi bien que par les œuvres dues à son génie d'artiste, il a su de son temps, comme de nos jours, plaire à tous ceux qui aiment à rencontrer chez le même homme le rare et merveilleux accord du bon et du beau.


AMATEURS HOLLANDAIS


CONSTANTIN HUYGENS,

UTENBOGARD[389], LE BOURGMESTRE JEAN SIX

1596—1700


CHAPITRE XXXI

Originalité du génie de Rembrandt.—Accusations dirigées contre sa vie et son caractère, réfutées par ses liaisons avec les hommes les plus honorables de son temps.—Constantin Huygens, ses portraits par Van Dyck et Mireveldt.—Jean de Bisschop lui dédie la première partie de ses gravures de statues antiques.—Relations de Rembrandt avec C. Huygens; tableaux pour le stathouder Frédéric Henri.—Rembrandt donne un tableau à Huygens.—Le receveur Utenbogard, ami de Rembrandt et de Jean de Bisschop.

1596—1700

Si l'originalité dans les arts était à elle seule la marque la plus certaine du génie, aucun peintre ne pourrait être comparé à Rembrandt. Tandis que les maîtres les plus éminents des autres écoles, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, le Corrège, le Titien, Rubens, le Poussin, Lesueur, Velasquez et Murillo, laissent apercevoir, même dans leurs chefs-d'œuvre, l'influence, soit de l'antique, soit de leurs premières leçons, Rembrandt seul, sans aucun modèle antérieur, inaugure une manière à part, entièrement due à sa forte personnalité. L'idéal, tel que l'ont conçu les grands peintres italiens, lui manque absolument; il copie et rend la nature comme il la voit, sans se préoccuper de la beauté des formes, et ses figures peintes et gravées offrent de nombreux types, dans lesquels le laid, et même le difforme, ne craignent pas de se montrer. Toutefois, on ne saurait lui refuser une poésie qui lui est propre, et telle est la puissance magique de son génie, qu'elle force d'admirer tout ce que son pinceau a touché, tout ce que la fantaisie de sa pointe a produit. Pour les effets tirés de l'opposition de la lumière et des ombres, et pour l'emploi du clair-obscur, il n'a pas d'égal, et son coloris, d'un ton chaud et vigoureux, attire l'œil et lui plaît. Original dans le portrait, dans le paysage, dans la composition et l'exécution des scènes les plus opposées, telles que: la Leçon d'anatomie, la Garde de nuit, la Descente de croix ou le Bon samaritain; aussi étonnant dans ses gravures que dans ses tableaux, Rembrandt sera toujours considéré, tant que vivront ses ouvrages, comme un des chefs de la peinture et de la gravure. Ses œuvres, si éloignées du style des Italiens, attestent l'immense domaine de l'art, sa variété, sous la main et l'imagination de l'homme, sa beauté dans tous les genres. Sa manière plaît surtout à notre époque, peu portée à la recherche du beau idéal, et peut-être trop disposée en toutes choses au réalisme.

Les biographes contemporains de Rembrandt, Sandrart[390], Houbraken[391], et d'autres, tout en faisant l'éloge de son talent, ont beaucoup rabaissé son caractère. Copiées par leurs successeurs[392], sans aucun examen, ainsi qu'il arrive presque toujours, ces assertions malintentionnées ont présenté l'artiste hollandais comme un homme plus que bizarre, irritable, avare à l'excès, menteur, et presque faussaire, pour mieux vendre ses ouvrages; maniaque, alchimiste jusqu'à la folie. Ces accusations nous ont toujours paru très-extraordinaires; nous ne pouvons mieux les comparer qu'aux anecdotes inventées à plaisir pour faire un roman de la vie de notre Lesueur. Si Rembrandt n'a pas été exempt de quelques-uns des défauts qu'on lui reproche, nous croyons qu'ils ont été singulièrement exagérés par l'envie et la haine, ces deux harpies qui s'attachent toujours à faire expier au génie sa supériorité. Grâce aux recherches de quelques amis des arts et de la vérité, qui ont remonté jusqu'aux sources les plus authentiques, la lumière commence à se faire sur la vie et le caractère de Rembrandt. De notre côté, nous oserons avancer que les investigations auxquelles nous nous sommes livré, nous permettent de réfuter, en grande partie, les tristes calomnies qui ont poursuivi la mémoire de l'artiste jusqu'à nos jours. Elles nous ont montré Rembrandt lié, jusqu'à l'intimité, avec les hommes les plus considérés et les plus recommandables de son temps, et jouissant lui-même de toute leur estime et de toute leur affection. Sans doute, on ne peut nier ni sa bizarrerie ni ses malheurs, dont la véritable cause ne nous paraît pas jusqu'ici avoir été expliquée d'une manière satisfaisante; mais ce n'est pas une raison suffisante pour faire de Rembrandt une sorte de personnage fantastique, ressemblant à son docteur Faust. Nous nous estimerions donc heureux si nous pouvions contribuer, pour notre faible part, à réhabiliter la mémoire, trop longtemps calomniée, de ce grand artiste.

Parmi les personnages dont les noms sont cités par les biographes de Rembrandt, nous en avons distingué trois, qui ont vécu avec lui sur le pied des sentiments les plus affectueux et des relations les plus honorables.

Le premier est Constantin Huygens, chevalier, seigneur de Zuylichem, le père de l'illustre physicien, et que la célébrité de son fils a un peu trop fait oublier. Il était cependant par lui-même remarquable à plus d'un titre: homme d'État distingué, il cultivait les lettres latines et hollandaises[393], et il réunissait l'expérience des affaires au savoir et au goût des belles choses. Attaché, comme secrétaire et conseiller intime, aux stathouders Frédéric-Henri, Guillaume II et Guillaume III, il les servit avec dévouement, mais aussi, dit-on, sans flatterie.

Constantin Huygens aimait beaucoup les arts, et entretenait des relations avec les principaux maîtres de son temps. Van Dyck a fait son portrait, qui est gravé dans ceux de ses hommes illustres, et Huygens a célébré cette gracieuseté du peintre par le distique suivant:

Hugenium illustres inter mirare? Paranda
His umbris lucem quæ daret umbra fuit.

«Pourquoi vous étonner de trouver Huygens au milieu de ces hommes illustres? Ne fallait-il pas trouver une ombre qui fît mieux ressortir ces lumières?» Il a aussi célébré le génie de Van Dyck et son livre des portraits par deux autres distiques insérés dans ses œuvres latines[394].

On trouve, dans le même ouvrage, l'épitaphe du peintre Mireveldt, dont il vante le talent, et qui, déjà mourant, avait peint son portrait, ainsi qu'il l'explique par un distique latin[395].

On voit, en outre, qu'il était lié avec le peintre jésuite Daniel Seghers[396], et qu'il professait la plus vive admiration pour les gravures sur cuivre et sur bois d'Albert Durer, qu'il a célébrées dans trois petites pièces latines[397].

Constantin Huygens n'était pas moins sincère admirateur des ouvrages de l'antiquité que des tableaux de l'École hollandaise: c'est à lui que Jean de Bisschop (Episcopius) a dédié la première partie de son recueil de gravures de statues antiques[398].

Dans cette dédicace, l'auteur considère Constantin Huygens comme un grand amateur d'art, et il l'appelle: Picturæ studiosus. Partisan de l'étude de l'antiquité, qu'il préfère à celle de la nature, Jean de Bisschop s'efforce de démontrer, en s'appuyant sur l'exemple de Michel-Ange, de Raphaël et du Poussin, que l'antiquité, ayant fait choix, dans la nature humaine, de tous les modèles les plus beaux, doit être considérée comme le fil d'Ariadne, qui peut seul guider les artistes.

La première partie de l'ouvrage se compose de cinquante planches gravées par lui-même, mais dessinées par différents artistes d'après les plus belles statues antiques, telles que: le Faune aux cymbales, l'Apollon du belvédère, le Laocoon, deux des fils de Niobé, l'Antinoüs, etc. Ces gravures ne sont accompagnées d'aucun texte explicatif, sauf la dédicace, en latin et en hollandais, qui expose le but que se proposait l'auteur. Il voulait initier ses compatriotes à la connaissance et à l'étude des plus beaux modèles que l'antiquité nous a laissés. Mais il est à regretter que Bisschop n'ait pas mieux rendu, avec son burin, la pureté des contours des statues qu'il copiait. Ses gravures sont molles et ne reproduisent pas bien l'effet de la sculpture antique, quoique, sous le rapport du dessin et de l'expression, elles ne manquent pas d'un certain mérite.—La dédicace d'un pareil ouvrage à Constantin Huygens prouve qu'il connaissait bien les œuvres de l'art antique, et qu'il était capable d'en apprécier la beauté.

D'un autre côté, ses relations avec Rembrandt montrent qu'il avait dignement apprécié le génie du peintre hollandais.

On sait que les princes de la maison d'Orange ont, de tout temps, recherché les œuvres de l'art. S'il entrait dans leur politique d'encourager celles écloses dans le pays qu'ils dirigeaient, on peut dire que leur inclination personnelle les y portait également. Placés à la tête du gouvernement d'une nation qui a vu naître et fleurir un si grand nombre de peintres remarquables, comment les stathouders auraient-ils pu ne pas partager le goût de leurs concitoyens pour les œuvres si variées, si naturelles et si brillantes de l'école hollandaise? Aussi s'appliquèrent-ils à réunir des tableaux des principaux maîtres. Rembrandt était trop connu, lorsqu'il vint s'établir à Amsterdam, en 1630, pour ne pas être signalé à l'attention des princes de Nassau. Ce fut, à ce qu'il paraît, Constantin Huygens, conseiller intime et secrétaire du stathouder Frédéric-Henri, qui servit d'intermédiaire entre le prince et l'artiste. On a publié, dans ces dernières années[399], les lettres de Rembrandt adressées à Huygens, et relatives à deux des cinq tableaux que Rembrandt avait exécutés pour le stathouder.

Ces tableaux représentent une suite de sujets tirés de la Passion de Jésus-Christ; savoir: la Mise en croix, la Descente de croix, l'Ensevelissement, la Résurrection et l'Ascension. Les lettres de Rembrandt à Constantin Huygens n'ont rapport qu'à l'Ensevelissement et à la Résurrection, et ne parlent que de leur prix: on voit par la première que Rembrandt espérait obtenir de Son Altesse pas moins de mille florins, pour chacune de ces toiles;—«mais que si Son Altesse pense qu'elles ne méritent pas tant, elle lui en donnera moins, suivant son bon plaisir; se fiant au goût et à la discrétion de Son Altesse, il se contentera de cela avec reconnaissance.»

Le prix demandé par le peintre fut réduit à six cents florins, pour chaque tableau, et la seconde lettre à Huygens, écrite, dit Rembrandt, sur l'encouragement du receveur Utenbogard, dont nous allons bientôt parler, apprend que tout en acceptant ce prix, Rembrandt réclamait les intérêts, par la raison qu'on les avait payés à d'autres.

Enfin, dans la troisième lettre, la seule dont la date soit rapportée, et qui est écrite de la Haye, le 27 janvier 1639, Rembrandt dit à Huygens: «Monsieur le receveur Utenbogard est venu chez moi, comme j'étais occupé à emballer les deux tableaux. Il voulait d'abord les voir encore une fois. Il me dit que, s'il plaisait à Son Altesse, il voulait bien me faire le paiement en question sur sa recette. Ainsi, je vous prierais, monsieur, de faire en sorte que Son Altesse me paye ces deux tableaux, et que j'en reçoive l'argent au plus tôt, vu qu'il me serait extrêmement utile en ce moment.»

Ces lettres montrent, il est vrai, le désir très-vif qu'avait Rembrandt d'être payé promptement; mais il y a loin de là au reproche mérité d'avarice et de cupidité. Au contraire, on voit qu'il accepte la réduction du prix qu'il avait fixé, et qu'il ne réclame point contre le refus des intérêts.

Constantin Huygens, ou, comme on l'appelait à la cour, M. de Zuylichem, s'empressa de faire donner satisfaction au peintre. Dès le 17 février 1639, et sur son attestation, il lui fit délivrer, au nom du prince, une ordonnance de paiement de 1244[400] florins, «pour les deux tableaux représentant, l'un l'Ensevelissement, l'autre la Résurrection de N.-S. Jésus-Christ, exécutés par lui et livrés à Son Altesse.» Ainsi, les intérêts ne furent point alloués.

Ces deux tableaux, avec les trois autres, après avoit fait partie pendant longtemps de la galerie de Dusseldorf, sont maintenant, avec un sixième du même maître, l'Adoration des bergers, à la Pinacothèque de Munich[401].

Pour témoigner sans doute sa reconnaissance à M. de Zuylichem, Rembrandt voulut lui faire un tableau qu'il lui donna, ainsi qu'il résulte du commencement de sa lettre de la Haye, du 27 janvier 1639, ainsi conçue:

«Monsieur,—c'est avec un plaisir particulier que j'ai lu votre agréable missive du 14 de ce mois; j'y trouve votre bienveillance et votre affection, de sorte qu'avec l'affection cordiale que je vous porte de mon côté, je me trouve obligé de vous rendre service et amitié. C'est par suite de cette affection que, malgré vos réserves, je vous envoie la toile ci-jointe, espérant que vous ne la refuserez pas, car c'est le premier souvenir que je vous donne.» Cette lettre suffirait à elle seule pour réfuter le reproche d'avarice poussée à l'extrême que l'on a souvent adressé au peintre; car un avare ne donne point ce dont il espère tirer un profit. Bien qu'il fût lié avec M. de Zuylichem, auquel il devait plus d'un service, si ce que ses anciens biographes ont raconté de sa cupidité eût été vrai, Rembrandt n'aurait certainement pas fait, même à un ami, le cadeau d'une toile qu'il pouvait vendre très-cher.—On ignore également et le sujet de ce tableau et ce qu'il est devenu; mais les lettres que nous venons de citer prouvent l'affection cordiale que l'artiste portait à Constantin Huygens, et les bons offices que le grand seigneur s'efforçait de rendre au peintre.

Indépendamment des tableaux dont nous venons de parler, Rembrandt avait gravé un charmant portrait du prince Frédéric-Henri, alors qu'il n'était encore qu'enfant. On croit qu'il l'exécuta par l'entremise du poëte de Cats, précepteur du jeune prince, avec lequel il était lié, et dont il a également gravé un fort beau portrait[402].

Le receveur Utenbogard, dont Rembrandt, dans ses lettres, invoque l'opinion à l'appui de sa réclamation des intérêts du prix de ses tableaux, et qu'il montre disposé à le payer sur sa recette, était un des amis de l'artiste, et n'estimait pas moins ses œuvres que M. de Zuylichem. Trésorier des états de Hollande pour le territoire d'Amsterdam, il employait une grande partie de sa fortune à réunir des objets rares et précieux, et principalement des gravures et des dessins. C'est à lui que Jean de Bisschop a dédié la seconde partie de ses Signorum veterum icones, et voici les deux raisons qu'il donne de cette courtoisie. La première, c'est parce que Utenbogard a mis à sa disposition, avec la plus grande bienveillance, toutes les belles choses qu'il possède: c'est donc un devoir pour lui de faire connaître au public où il a trouvé ce trésor. La seconde raison, c'est afin d'attester à tous que Utenbogard connaît parfaitement la valeur de toutes ces raretés (elegantiarum), et qu'il est doué d'un goût sûr, joint au désir de laisser voir ses collections à tous les amis de l'art.—Bisschop s'élève avec force contre ces collectionneurs soupçonneux et jaloux, qui, loin de communiquer aux autres ce qu'ils possèdent, en réservent la jouissance pour eux seuls.—«Quelle chose odieuse, quel aveuglement, s'écrie-t-il, n'est-ce point de moins estimer ce que l'on possède, par cela seul qu'un autre aura la même chose! Jouiriez-vous mieux de la chaleur du soleil, de la lumière du jour, de la douceur de l'air, de la fraîcheur d'une source, de l'usage d'une voie publique, parce que vous seriez appelé seul à en jouir?»

Rembrandt était aussi attaché au trésorier des états de Hollande qu'au conseiller intime du stathouder: il a fait son portrait, exécuté une belle gravure de sa maison de campagne, ce qui fait supposer que Utenbogard devait l'y recevoir, et il l'a représenté une seconde fois dans ses fonctions de receveur, dans le portrait appelé le Peseur d'or[403].


CHAPITRE XXXII

Gloire de la Hollande après la paix de Munster.—L'hôtel de ville d'Amsterdam, bâti par Van Campen.—Jean Six, sa famille, son éducation.—Le poëte Vondel.—Le Mariage de Jason et de Creuse, tragédie de Six, avec une eau-forte de Rembrandt.—Portrait du bourgmestre.—Paysages de Rembrandt.—Le docteur Tulp, beau-père de Six, et la Leçon d'anatomie.—Gravures de tableaux modernes dédiées à Six par J. de Bisschop.—Obscurité des dernières années de Rembrandt.—Mort de Six.

1618—1700

C'était alors l'époque la plus glorieuse des annales de la Hollande: après une lutte acharnée de près d'un siècle, dans toutes les parties du monde, ce peuple, petit par le nombre, mais grand par l'amour de la patrie et de la liberté, venait de forcer le faible et incapable descendant de Charles-Quint à signer une paix humiliante, dans laquelle, en dépit de l'inquisition espagnole, il avait été obligé d'admettre la liberté de conscience, la liberté du commerce maritime et l'indépendance absolue des Provinces-Unies. La raison, la justice et la liberté, pour lesquelles cette poignée d'hommes indomptables avait combattu et souffert avec tant de persévérance, triomphaient enfin du despotisme uni à l'intolérance. Les états généraux de Hollande avaient ainsi réalisé le vœu de leur devise nationale: Concordia res parvæ crescunt.

La ville d'Amsterdam, en particulier, obtenait, par le traité de Munster, tous les avantages que ses hardis armateurs avaient souhaités le plus ardemment. Tandis qu'un des articles de la paix stipulait la fermeture de l'Escaut, et privait Anvers de son entrepôt maritime et de ses richesses, la cité d'Amsterdam voyait toutes les mers s'ouvrir à son commerce, d'autant plus florissant qu'il était devenu plus sûr par suite de l'abaissement de la puissance espagnole.

Aussi, presqu'au moment même où fut signée la célèbre paix de Westphalie, le conseil des bourgmestres d'Amsterdam résolut de faire construire un nouvel hôtel de ville, dont la fondation rappelât cet événement mémorable. Il voulut que sa grandeur et sa beauté fussent dignes d'une cité qui était alors considérée par toutes les autres, sans même en excepter Londres, comme la capitale maritime du monde entier. Le corps de ville d'Amsterdam s'était toujours distingué par son patriotisme. À la tête, pendant la guerre, du mouvement de résistance dirigé contre la tyrannie espagnole, il voulut, au jour du triomphe, honorer la mémoire des anciens magistrats municipaux qui, les premiers, avaient donné le signal de la résistance à l'oppression étrangère. Le conseil de ville fit donc graver sur la première pierre de l'édifice l'inscription suivante: «Le IV des calendes de novembre de l'an 1648, jour auquel fut terminée la guerre qui durait depuis plus de quatre-vingts ans, tant par terre que par mer, dans presque toutes les parties du monde, entre les peuples des Pays-Bas et les trois puissants rois Philippe d'Espagne; et après que la liberté de la patrie et la religion eurent été affermies sous les auspices des seigneurs bourgmestres Gerb. Pancras, Jacq. de Graef, Sib. Valckenier, Pierre Schaep, cette pierre fut posée par les fils et descendants desdits seigneurs bourgmestres, comme premier fondement de cet édifice[404]

Le conseil fit choix de l'architecte van Campen pour en diriger la construction. On sait que cet artiste s'est illustré par ce monument, dont la masse imposante donne une haute idée de la richesse et de l'importance de la ville d'Amsterdam. Sa distribution et sa décoration intérieures répondent à sa façade principale, et il a été orné de peintures et de sculptures par les artistes hollandais les plus renommés de cette époque.

Jean Six n'était encore que secrétaire de la ville d'Amsterdam, lorsque fut commencée l'érection du nouveau palais municipal. Mais il paraît certain qu'il fut chargé avec ses collègues de veiller à l'exécution des travaux.

Il était né à Amsterdam en 1618. Son père avait fondé ou augmenté le patrimoine de la famille par d'heureuses spéculations commerciales, et il transmit à son fils une grande fortune, jointe à une considération méritée. Le jeune homme voulut se montrer digne de jouir de ces avantages, et de prendre part à l'administration des affaires de sa ville natale. Il fit d'excellentes études, et comme la nature l'avait doué pour la poésie et les lettres d'une aptitude toute particulière, il fut bientôt cité parmi ses condisciples comme donnant les plus belles espérances. Il les réalisa pendant sa longue carrière, en cultivant les lettres, en vivant avec les artistes et en recherchant leurs œuvres.

Parmi les poëtes qu'il compta au nombre de ses amis, on cite l'illustre Vondel, le véritable créateur de la tragédie hollandaise, qui a également laissé dans d'autres genres des œuvres très-remarquables. La fermentation politique et religieuse qui agitait depuis longtemps les pays-Bas avait fait naître, comme il arrive presque toujours en pareille circonstance, des écrivains et des poëtes qui marchaient à la tête du mouvement national. Il ne nous appartient pas d'apprécier leur talent, encore moins de juger leur style, ne connaissant pas la langue hollandaise. Nous nous permettrons seulement de faire remarquer qu'un pays qui comptait à la fois au nombre de ses concitoyens Grotius, le fondateur du droit des gens européens, l'éloquent défenseur de la liberté des mers; Vondel, le poëte inspiré de tant de tragédies, d'odes et de satires; Christian Huygens, l'émule de Descartes et de Newton, et Rembrandt, l'incomparable maître du clair-obscur, un tel pays, disons-nous, n'avait rien à envier à aucun autre.

Le succès des tragédies de Vondel détermina sans doute Jean Six à composer sa pièce de Médée[405]; nous ignorons si elle fut représentée sur le théâtre construit par Van Campen, et dont l'inauguration avait eu lieu en 1637 par le Gisbert d'Amstel, le chef-d'œuvre le plus populaire de Vondel, dédié par lui à Grotius. Les critiques s'accordent à louer la pureté de style et la beauté des vers de Jean Six; quant à l'intérêt dramatique, basé sur l'amour dédaigné, la jalousie et la vengeance de Médée, il était en rapport avec les idées des amateurs de tragédie, vers le milieu du dix-septième siècle.

Ce qui, à notre point de vue, recommande mieux le souvenir de la tragédie de Six, c'est la part que prit Rembrandt à sa publication. Il composa, pour être mise en tête de cette pièce, une eau-forte, reproduisant à sa manière le sujet de la pièce. «Elle représente, dit M. Charles Blanc[406], l'intérieur d'un temple orné de colonnes et rempli de figures, parmi lesquelles on distingue un groupe de musiciens. Sur la droite, entre deux colonnes, paraît la statue de Junon, au-devant de laquelle est un autel, où s'élève la fumée d'un sacrifice que le pontife du temple va faire à la déesse. Aux pieds du prêtre sont deux figures à genoux, celles de Creuse et de Jason, dont on célèbre le mariage. On remarque sur le premier plan, qui est presque tout entier dans l'ombre, un escalier à double rampe, vers lequel s'avance une figure qui paraît être celle de Médée. Elle est suivie d'un serviteur. Ce morceau, fini avec soin, est d'une belle ordonnance et d'un grand effet. On lit au bas, dans une petite marge, quatre vers hollandais qui commencent par ces mots: Creus en Jason hier..., etc.; et vers la droite: Rembrandt F. 1648.»

Cette gravure est bien dans la manière du maître; mais les costumes et l'architecture du lieu de la scène ne laisseraient guère deviner, si on ne le savait d'avance, qu'il s'agit de la représentation d'un sujet tiré de l'histoire des temps fabuleux de la Grèce. Les personnages sont coiffés de cet énorme turban que l'artiste affectionnait tant, nous ne savons pourquoi, mais qu'il copiait sans doute sur ceux des juifs d'Amsterdam. Les colonnes du temple sont gothiques, avec des arceaux comme au moyen âge; un dais est suspendu au-dessus de la tête des époux; dans le fond à droite, deux fenêtres vitrées éclairent ce singulier spectacle, tandis que, sur le devant, deux rideaux, attachés à une tringle et presque entièrement ouverts, laissent voir toute cette cérémonie. Il paraît que Rembrandt composa cette gravure de pure fantaisie, et sans vouloir représenter une des scènes de la pièce de Six, dans laquelle, dit M. Ch. Blanc, le mariage de Jason avec Creuse n'est pas célébré sous les yeux des spectateurs.—Après tout, cette estampe, comme un certain nombre d'autres du maître, nous paraît plus curieuse que belle; mais elle prouve l'amitié que l'artiste portait à notre bourgmestre.

Une autre gravure, bien plus connue, attestera cette liaison tant que subsistera la planche: nous voulons parler du fameux portrait de Jean Six, une des plus étonnantes œuvres du maître, et dont les meilleures épreuves, déjà très-recherchées du temps de Mariette[407], sont portées aujourd'hui dans les ventes à des prix fabuleux. Le bourgmestre, vêtu comme les Hollandais de son temps, avec un pourpoint, des culottes et des bas de soie noirs, est debout, tête nue, appuyé sur le soubassement d'une fenêtre gothique, ouverte derrière lui, de manière à présenter en avant ses pieds un peu écartés, tandis que son corps penché, ses épaules et sa tête entrent dans l'épaisseur de l'embrasure. Il tient dans ses deux mains un livre ou manuscrit, qu'il paraît lire avec la plus grande attention. Sur une table, à droite, on voit son manteau, son épée et son baudrier, et sur une chaise, en face de lui, des papiers entassés. Un tableau, caché à moitié par un rideau entr'ouvert, et dont il est difficile de distinguer le sujet, est appendu à la muraille, au-dessus de la table. Un épais rideau, à sa gauche, est tiré pour laisser pénétrer dans la chambre, par l'ouverture de la croisée, la vive lumière du jour. Les cheveux, la figure, le col de toile et ses glands, une partie du bras et du poignet gauche, se détachent en clair sur tout le reste de la personne et de l'appartement, qui sont entièrement dans l'ombre, à l'exception des papiers sur la chaise et du parquet. On lit cette inscription au bas de la planche: Jean Six, æt. 29, Rembrandt, 1647.

Ce n'est pas la seule fois que, dans ses gravures ou dans ses tableaux, Rembrandt ait représenté des personnages lisant, éclairés par la lumière qui entre dans une chambre par une ouverture placée derrière eux. On voit dans son œuvre, au Cabinet des estampes, un certain nombre de portraits exécutés de cette manière, tandis que les Deux philosophes en méditation, du musée du Louvre[408], nous montrent la lumière éclairant l'un des tableaux directement en face, tandis que dans l'autre elle pénètre par derrière. Entrant ainsi dans la pièce où l'artiste plaçait ses personnages, la lumière, sous son pinceau comme sous sa pointe, produit ces merveilleux effets de clair-obscur, ces oppositions saisissantes d'ombre et de jour, qu'aucun autre n'est parvenu à égaler, et qui sont le cachet de son génie.

Nous ignorons à quelle circonstance est dû le portrait de Jean Six; la planche en fut-elle payée au graveur, ou celui-ci voulut-il laisser à son ami ce témoignage de son affection, comme nous l'avons vu donner un tableau à Constantin Huygens? Les renseignements manquent sur ce point. Mais il est certain qu'une étroite intimité unissait l'artiste et le bourgmestre. M. Scheltema[409] cite, comme preuve de cette intimité, un album de Six, qui contient deux pages avec des esquisses de Rembrandt. Ce fait confirme toute la familiarité de leurs relations.

Dans le catalogue de l'œuvre de Rembrandt, «Gersaint[410] raconte qu'un jour, Rembrandt étant à la campagne du bourgmestre, un valet vint les avertir que le dîner était prêt. Au moment où ils allaient se mettre à table, ils s'aperçurent qu'il n'y avait point de moutarde. Le bourgmestre ordonne au valet d'aller en chercher promptement dans le village. Rembrandt, qui connaissait la lenteur ordinaire de ce valet, et qui avait, lui, le caractère vif, paria avec son ami Six qu'il graverait une planche avant que ce domestique fût revenu. La gageure fut acceptée, et comme Rembrandt avait toujours des planches toutes prêtes au vernis, il en prit aussitôt une, et grava dessus le paysage qui se voyait du dedans de la salle où ils étaient. En effet, la planche fut achevée avant le retour du valet; Rembrandt gagna son pari.» Nous ignorons où Gersaint a pris cette anecdote; toujours est-il que parmi les paysages gravés par Rembrandt, il en est un qui porte le nom de Pont de Six.

On a dit[411] que ce furent les petits voyages que faisait Rembrandt, de la ville d'Amsterdam à la campagne du bourgmestre Six, qui inspirèrent à ce grand peintre l'amour du paysage. Mais il visitait également le receveur Utenbogard à sa maison de campagne, dont il a laissé une vue gravée. On peut admettre aussi que Constantin Huygens l'aura reçu dans son habitation des champs, située au bord du canal, entre La Haye et Leyde, et qu'il a célébrée dans son poëme en hollandais, sous le nom de Hofwyck, c'est-à-dire fuite de la cour.

Rembrandt ne se montre pas moins surprenant dans le paysage que dans ses autres tableaux. Nous avons admiré, à l'exposition de Manchester, la vue d'une campagne au bord de la mer, dont l'aspect était saisissant de tristesse et de vérité. Mais ses paysages sont plus rares que ses autres œuvres.

Les lettres de l'artiste à Constantin Huygens, ses relations avec le receveur Utenbogard et le bourgmestre Six, l'anecdote racontée par Gersaint, tout réfute de la manière la plus péremptoire ce que dit Descamps[412] du maître hollandais, avec une légèreté d'appréciation qui prouve bien qu'il ne comprenait pas le véritable génie de Rembrandt:—«Si ce peintre, dit-il, avait vécu avec des gens d'esprit, quelle différence n'aurions-nous pas trouvée dans ses ouvrages! Il aurait fait un plus beau choix de sujets, il y aurait mis plus de noblesse, il aurait perfectionné ce goût naturel, ce génie de peintre, dont chaque touche de pinceau et de pointe décèle en lui le caractère. Le bourgmestre Six a essayé, plus d'une fois, de mener Rembrandt dans le monde, sans pouvoir jamais l'obtenir; cet illustre ami avait eu la complaisance de se plier au caractère du peintre, pour acquérir sa confiance et le tirer de la mauvaise compagnie; mais Rembrandt ne changea point: il n'aimait que la liberté, la peinture et l'argent.»—Rembrandt ne changea point, et il eut grand'raison: s'il se fût mis à vouloir peindre avec plus de noblesse, dans la manière si vantée au siècle dernier et si fade des Lemoyne et des de Troy, ses œuvres seraient aujourd'hui reléguées aux derniers rangs, tandis que, grâce à la liberté qu'il a aimée, à la fantaisie qui a dirigé son pinceau et sa pointe, il est resté le chef de l'école hollandaise, et l'un des plus grands maîtres de l'art.

On a supposé[413] que Rembrandt avait fait pour Jean Six son tableau de Siméon au temple, qui passe pour sa première grande peinture; mais la date de cet ouvrage, qui est de 1631, rapprochée de celle de la naissance de Jean Six, en 1618, réfute cette hypothèse.

Le Catalogue du musée du Louvre[414] indique l'admirable tableau des Pèlerins d'Emmaüs, comme provenant du cabinet du bourgmestre W. Six, dont la collection fut vendue en 1734. Il est probable que cet ouvrage avait été fait par Rembrandt pour son ami Jean; mais rien ne justifie cette supposition.

Ce qu'il y a de certain, c'est que Rembrandt a composé sa célèbre Leçon d'anatomie pour le professeur Nicolas Tulp, beau-père de notre bourgmestre, mais longtemps avant le mariage de Six avec la fille de Tulp, puisque ce tableau porte la date de 1632, et que Six n'avait que quatorze ans à cette époque.—«Ce chef-d'œuvre, dit la description en français qui accompagne les principaux tableaux gravés au trait, du musée royal de La Haye[415], représente la Leçon d'anatomie du professeur Tulp à Amsterdam. Il est assis, la tête couverte d'un large chapeau et tenant à la main un instrument de chirurgie; il enseigne cette science à ses amis et élèves, au nombre de sept. Il donne sa leçon sur un cadavre gisant sur une table devant lui. Le maintien du professeur indique qu'il instruit ses élèves, qui l'écoutent avec la plus grande attention. Ce tableau, peint par Rembrandt, à l'âge de trente ans, pour le professeur Tulp, qui était son protecteur, fait voir qu'il a voulu y consacrer tout son talent. La disposition des têtes, l'expression caractéristique de chaque personnage, qui tous fixent leur attention sur le même objet, le calme du maître, la préoccupation des élèves, tout est historique dans cette collection de portraits. La belle exécution du clair-obscur, dont Rembrandt connaissait si bien la magique puissance, la manière de grouper les figures, leur gradation par rapport aux distances, la belle carnation des figures vivantes, et la teinte livide du cadavre, le style tout à la fois large et fini, le dessin correct du cadavre, vu en raccourci du côté droit du tableau, tout enfin fait de cette production le chef-d'œuvre de Rembrandt. Ce tableau, donné par Tulp à la corporation des chirurgiens d'Amsterdam, était autrefois placé au théâtre anatomique de cette ville, et appartenait au fonds des veuves des chirurgiens, dont l'administration désira s'en défaire en 1828. Le gouvernement l'acheta au prix de 32,000 florins, et le fit placer au cabinet royal de La Haye, dont il est un des principaux ornements.»

Si, à La Haye, on considère la Leçon d'anatomie comme le chef-d'œuvre de Rembrandt, on pourrait bien, à Amsterdam, lui préférer la Ronde ou Garde de nuit, cette scène où la vie éclate avec autant d'entrain, de mouvement et de vérité, que la mort fait sentir son calme et sa gravité dans la démonstration anatomique. Heureux temps, heureuse ville, où le même maître pouvait exécuter, dans des styles entièrement opposés, deux chefs-d'œuvre inimitables: l'un, pour un professeur de chirurgie; l'autre, pour une compagnie de garde bourgeoise.

C'est au docteur Tulp que Rembrandt aura dû, selon toute apparence, de se lier avec Jean Six: ce bon office n'est pas le moindre que le beau-père aura pu rendre à la mémoire de son gendre.

À la suite de notre bourgmestre, nous retrouvons encore Jean de Bisschop. Après avoir publié ses planches des plus belles statues antiques, ce graveur voulut également faire connaître à ses concitoyens les ouvrages des principaux peintres modernes. Il publia donc à La Haye, en 1671[416], un recueil de cinquante-sept gravures, d'après différents maîtres, et il en offrit la dédicace à Jean Six, alors bourgmestre d'Amsterdam, en faisant précéder ce recueil du portrait de notre amateur. Il paraît que le graveur vivait dans la familiarité de Jean Six, s'entretenait souvent d'art avec lui, et que ce dernier lui donnait d'excellents conseils. Voici, en effet, le commencement de sa dédicace:—«De tout ce que nous avons dit, en discourant ensemble sur la peinture, j'ai retenu pour toujours et j'entends encore vibrer à mon oreille cette recommandation que vous m'avez faite, de toujours chercher, autant qu'on le peut, à rendre le beau.»—Partant de ce point, Bisschop explique à sa manière ce que c'est que la beauté du corps humain, dans son ensemble et dans ses différentes parties. S'appuyant sur l'exemple des grands maîtres, tels que Michel-Ange, Raphaël et le Poussin qui ont le mieux réussi à l'exprimer, il conclut qu'il est utile d'offrir au public des modèles tirés de leurs ouvrages. Dans un passage, qu'on dirait dirigé contre Rembrandt, il blâme énergiquement les artistes, qui, copiant servilement la nature, osent reproduire le laid et le difforme, dans toute leur triste réalité. Il croit que cette mode passera. «Ce genre, dit-il, est aujourd'hui en vogue, comme on aime des fleurs nouvelles; mais la vérité, fille du temps, finit toujours par triompher.» En passant, le graveur fait l'éloge de Van Campen, dans des termes tels, qu'on peut en inférer que l'illustre architecte était lié avec Six, et que celui-ci avait contribué à l'érection du nouvel hôtel de ville d'Amsterdam.

Les dernières années de la vie de Rembrandt sont enveloppées d'une obscurité qui n'a pas encore été éclaircie. Les uns attribuent les malheurs qui vinrent l'accabler à des expériences d'alchimie, dans lesquelles il aurait englouti toute sa fortune; d'autres mettent sur le compte des difficultés du temps la diminution de ses ressources; il en est, enfin qui inclinent à croire que la manie qu'il avait d'acheter à tout prix des objets rares et précieux, a été la seule et véritable cause de sa ruine. Cette dernière supposition nous paraît la plus vraisemblable, si l'on considère l'état de son mobilier, vendu aux enchères par la chambre des insolvables d'Amsterdam, en 1656[417]. Quoiqu'il en soit, on a accusé les amis de Rembrandt de l'avoir abandonné complétement, en laissant vendre tout ce qu'il possédait. Rien ne prouve cette allégation: en ce qui concerne Six, son caractère, sa bienveillance, sa conduite dans la vie privée, tout doit faire supposer, au contraire, qu'il aura fait d'inutiles efforts pour sauver du naufrage son fantasque et malheureux ami. Nemini invito beneficium datur: on n'oblige que ceux qui consentent à recevoir un service, et Rembrandt était de ces natures à part, poussant l'amour de l'indépendance jusqu'à refuser même les bons offices d'un ami. M. Scheltema[418] fait remarquer avec justesse, qu'après la vente de tout ce qu'il possédait, Rembrandt, aigri par le malheur, se retira dans l'isolement. Il ne se laissa cependant point abattre: telle est la puissance salutaire de l'art; ainsi que la science, il est un ornement dans la prospérité, un refuge et une consolation dans l'infortune. L'artiste se remit donc au travail avec une ardeur nouvelle; mais il s'éloigna tellement du monde, qu'on fut longtemps dans une complète incertitude sur l'époque et le lieu de sa mort. Elle eut lieu, le 8 octobre 1669, à Amsterdam, qu'il n'avait pas quittée[419].

Lorsque l'on considère que ce fut Jean Six qui, pour honorer la mémoire de Vondel, fit graver sur son tombeau: «Vir Phœbo et Musis gratus, Vondelius hic est;—cet homme cher à Phœbus et aux Muses, Vondel est là,» il nous est impossible d'admettre qu'il ait abandonné Rembrandt.

Jean Six mourut à Amsterdam en 1700, plus de trente années après le peintre.

L'impartiale postérité est venue depuis longtemps pour l'artiste et pour l'amateur: du bourgmestre Six, elle conserve et transmet le souvenir, grâce surtout à son portrait gravé; de Rembrandt, elle ne se lasse point d'admirer le génie, par lequel il revit dans ses œuvres: la mort a emporté et fait oublier tout le reste.


AMATEURS ALLEMANDS


BILIBALDE PIRCKHEIMER[420]

1470—1530


CHAPITRE XXXIII

Illustration ancienne à Nuremberg de la famille Pirckheimer.—Éducation de Bilibalde, terminée en Italie.—Son retour et son mariage.—Il commande le contingent nurembergeois à l'armée de l'empereur Maximilien.—Sa relation de la guerre contre les Suisses.

1470—1499

Lorsqu'en parcourant l'œuvre d'Albert Durer on rencontre le portrait de Bilibalde Pirckheimer, il est difficile de supposer, ne connaissant pas ce personnage, que cette tête vulgaire, ces traits gros et communs, cette physionomie inculte représentent un des hommes les plus distingués du seizième siècle, un négociateur habile, un jurisconsulte éclairé, un savant d'une instruction profonde, un amateur délicat des beautés de l'art. Le nom du sénateur de Nuremberg, conseiller du saint-empire, est à peu près inconnu en France; ses œuvres latines, reléguées sur les rayons de quelques bibliothèques publiques, ne s'y lisent plus; la part qu'il a prise aux événements dont sa patrie a été le théâtre à l'époque de Luther et de la réforme, son influence sur les lettres et sur les arts en Allemagne, enfin tout ce qui constitue le souvenir de son existence, est depuis longtemps éteint et effacé de ce côté-ci du Rhin. Il n'en est pas de même en Allemagne, et particulièrement à Nuremberg: la mémoire de Bilibalde Pirckheimer y brille encore de l'éclat qui s'attache aux illustres renommées; et si l'on ne s'occupe plus de sa carrière politique, son souvenir, associé à celui d'Albert Durer, vit inséparable de celui du grand artiste, dont il a été le Mécène et l'ami. À Nuremberg et dans tout le reste de l'Allemagne on répète encore cette phrase d'Érasme:

«England hat seine Morien; Deutschland seine Pirckheimerinnen[421].»—«L'Angleterre a ses Morus, l'Allemagne ses Pirckheimer.»

Bilibalde Pirckheimer naquit à Nuremberg en 1470[422]; il descendait d'une des plus anciennes, des plus riches et des plus illustres familles patriciennes de cette ville. Un de ses aïeux, Jean, avait été, dans le treizième siècle, premier sénateur de cette république; il surpassait en richesse tous ses concitoyens, et ne se distinguait pas moins par son instruction, dans un siècle où toutes les connaissances étaient, à très-peu d'exceptions près, concentrées entre les mains du clergé. Conrad Pirckheimer, bisaïeul de Bilibalde, Jean, son aïeul, et Jean, son père, ne se firent pas moins remarquer par leur amour pour les lettres que par leurs immenses richesses, acquises ou augmentées dans le commerce. Les relations très-étendues de leurs affaires avaient attiré depuis plusieurs siècles les Pirckheimer en Italie; ils y avaient suivi dans leur jeunesse les cours des plus célèbres universités, et nous trouvons dans les œuvres de Bilibalde[423] le diplôme de docteur en droit civil et canonique, délivré par l'université de Padoue, le 2 août 1465, à Jean Pirckheimer, son père. Ces fortes études valurent à Jean Pirckheimer la faveur de l'évêque d'Egstadt, qui l'admit au nombre de ses conseillers et l'employa dans plusieurs négociations importantes. Sa réputation de sagesse étant parvenue jusqu'au duc Albert de Bavière, ce prince voulut également l'attacher à ses conseils, et bientôt l'archiduc Sigismond d'Autriche ne se montra pas moins empressé à le consulter. Pour donner une égale satisfaction à ces deux princes, Jean Pirckheimer passait six mois à la cour de Munich et six mois à celle d'Inspruck. Le jeune Bilibalde accompagnait son père à ces deux cours, tout en étudiant les langues anciennes, les mathématiques et la musique, art pour lequel, selon son biographe, il montrait des dispositions toutes particulières.

Lorsqu'il eut atteint sa vingtième année, son père résolut de l'envoyer en Italie terminer ses études, commencées en Allemagne; il partit donc pour cette belle contrée, qui attirait alors de toutes les parties de l'Europe les jeunes gens désireux de puiser les sciences à leurs sources les plus pures. Bilibalde, guidé par les traditions de sa famille, se rendit d'abord à Padoue. Là, attentif aux leçons d'un Grec, nommé Creticus, il se sentit entraîné vers l'étude presque exclusive de la langue d'Homère, jusqu'à ce point de négliger le droit civil et le droit canonique, que son père, en homme positif, considérait comme plus utiles à la future carrière qu'il devait parcourir. Il lui ordonna donc de quitter Padoue, et d'aller continuer ses études à l'université de Pavie[424], où florissaient alors les jurisconsultes les plus célèbres: Jason Magnus, Jean-Paul Lancelot et Philippe Decius. Bilibalde suivit les cours de ces savants professeurs, tout en se perfectionnant dans la langue italienne, qui lui devint bientôt aussi familière que sa langue maternelle. Il se livra, en outre, à l'étude de la théologie, des mathématiques, de l'astronomie, de la géographie, de l'histoire, et même de la médecine.

Après sept années entièrement consacrées à ces travaux, Bilibalde fut rappelé par son père en Allemagne. Il le trouva, retiré à Nuremberg, ayant abandonné ses fonctions publiques, pour se livrer entièrement à l'administration de son immense fortune. Quant à lui, après avoir eu l'idée de s'attacher à la cour de Maximilien Ier, empereur d'Allemagne, pour y faire valoir les connaissances qu'il avait acquises, réfléchissant que les richesses de son père devaient lui assurer un opulent héritage, il renonça bientôt à ce projet et résolut de rester dans sa ville natale, de s'y marier et de consacrer son temps aux soins que réclamait la conservation et l'augmentation de son patrimoine. Il épousa une jeune fille, nommée Crescentia, non moins distinguée par ses vertus que par sa beauté. Aussitôt après son mariage, Bilibalde fut admis au sénat de Nuremberg, dont les portes étaient fermées aux célibataires, d'après les lois de la ville, et il commença ainsi à prendre part au gouvernement de sa patrie, sans cesser de cultiver les lettres.

Il jouissait de ce repos honorable, le vœu du sage, otium cum dignitate, lorsqu'une circonstance imprévue vint l'arracher à ce calme philosophique, en lui faisant courir les chances et les dangers de la vie des camps.

L'empereur Maximilien Ier, héritier des prétentions et des rancunes du duc de Bourgogne, croyait avoir à se plaindre des Suisses; il résolut de leur déclarer la guerre et d'envahir leur territoire. Vers le commencement du printemps de l'année 1499, il rassembla une armée sur les bords du lac de Constance, et fit appel à toutes les villes soumises à la suzeraineté de l'empereur d'Allemagne, pour qu'elles eussent à lui fournir leur contingent militaire. Nuremberg ne fut pas la dernière à répondre à cet ordre; elle s'empressa de lever et d'équiper quatre cents fantassins et soixante cavaliers, avec huit coulevrines et un plus gros canon, et huit chars ou équipages, pour porter les provisions et les bagages. Mais il fallait un chef à ce petit corps d'armée: le sénat nurembergeois fit choix de Bilibalde, que ses antécédents ne semblaient pas désigner pour ce commandement. Il l'accepta sans l'avoir brigué, et montra, dans toute la suite de cette guerre, un grand courage, uni à une prudence non moins digne d'éloges. Mais, ce qui est à noter, c'est qu'il écrivit en latin la relation détaillée de cette guerre[425], dont l'issue ne fut pas favorable aux armes de Maximilien. On trouve dans le récit du chef nurembergeois des renseignements curieux sur la composition des deux armées, sur leurs mouvements, sur le défaut d'ordre et de discipline des troupes impériales, sur la pénurie des vivres, manquant par la faute de leurs chefs. On y voit aussi qu'alors, comme de notre temps, la Confédération suisse, soutenue par le patriotisme de ses enfants, savait repousser, grâce à ses montagnes, à ses défilés, à ses lacs et à ses rivières, les attaques d'ennemis beaucoup plus nombreux que ses défenseurs.

Pirckheimer rapporte un fait qui donne l'idée de l'acharnement avec lequel on combattait, non moins que du patriotisme qui animait jusqu'aux jeunes filles de l'Helvétie. Comme on n'employait plus ni hérauts d'armes, ni parlementaires pour établir des communications entre les deux armées, on se servait de vieilles femmes ou de très-jeunes filles pour échanger des messages. Il arriva donc qu'une jeune fille suisse fut chargée par ses compatriotes de porter une lettre à Maximilien. Pendant que l'empereur examinait la dépêche, la jeune messagère était restée au milieu du camp, entourée de soldats allemands, qui lui adressèrent diverses questions. Les uns lui demandèrent ce que faisaient les Suisses dans leur camp? «Ils attendent que vous osiez les attaquer,» répondit-elle.—À un autre qui voulait savoir le nombre de leurs soldats: «Ils sont, dit-elle, assez pour vous résister et vous repousser.» Comme ils insistaient de nouveau pour connaître leur nombre: «Vous avez pu les compter, reprit-elle, lorsque, non loin de Constance, ils vous ont si bien mis en fuite; à moins, ajouta-t-elle, que votre fuite précipitée ne vous ait obscurci les yeux.» Un des soldats l'ayant menacée de la tuer, et tirant son épée pour la frapper: «Tu es un homme bien brave, un grand héros, dit-elle sans s'émouvoir, toi qui menaces de mort une jeune fille sans défense. Mais puisque tu as une si grande envie de combattre, que ne sors-tu de ce camp? Tu trouverais facilement qui pourrait répondre à ton appel et rabattre ta férocité[426]

La relation de Pirckheimer, écrite chaque jour de son camp, donne une triste idée de la cruauté de cette guerre, des représailles exercées par les deux partis, en un mot, de la misère dans laquelle l'abus de la force et l'instinct sanguinaire des soldats laissa quelques contrées des cantons suisses et de l'Allemagne. On doit considérer le récit du sénateur de Nuremberg comme le plus authentique sur cette expédition. En outre, on y rencontre, dans plus d'un passage, l'expression de sentiments d'humanité, encore bien rares, chez un chef militaire, à cette époque[427].


CHAPITRE XXXIV

Pirckheimer, à la paix, rentre à Nuremberg et s'éloigne des affaires publiques.—Ses études: il recherche les livres et les manuscrits.—Ses traductions et ses publications.—Il se lie avec un grand nombre de savants, particulièrement avec Érasme.—Son intimité avec Albert Durer.—Tableau de l'artiste représentant les derniers moments de la femme de son ami.

1500—1505

La paix conclue, Pirckheimer ramena à Nuremberg les débris de son contingent, et reçut les félicitations du sénat pour sa conduite pendant la guerre. Maximilien lui avait déjà conféré le titre de conseiller impérial, comme un témoignage de satisfaction de ses bons services, et ce titre fut plus tard confirmé par Charles-Quint. Mais l'envie, qui n'est pas moins vivace dans les petits États que dans les grands empires, s'attacha bientôt à dénigrer la conduite de Bilibalde et à lui susciter des ennemis. Il était jeune encore, il venait d'ajouter la gloire militaire à sa réputation de savant et de jurisconsulte, il avait conquis la faveur du puissant empereur d'Allemagne, il jouissait d'une grande fortune, et se trouvait heureux dans sa famille, en fallait-il davantage pour exciter contre lui les récriminations d'une partie de ses concitoyens? Nous ignorons au juste ce qu'on pouvait plus spécialement lui reprocher; son biographe ne l'a pas spécifié: toutefois, on peut supposer, sans grande crainte de se tromper, qu'il devait s'agir d'influence dans le gouvernement de la république de Nuremberg. Bilibalde, à ce qu'il paraît, ne tenait pas beaucoup aux emplois publics. Il venait de perdre son père; cette circonstance le détermina, contrairement à l'opinion de ses amis, à donner sa démission des fonctions de sénateur, et à abandonner le maniement des affaires publiques, pour s'occuper uniquement de l'administration de sa fortune et de la culture des lettres. «Cogitare cœpit de vita tranquilla et privata instituenda,» dit simplement son biographe[428].

Délivré du soin des affaires publiques, Bilibalde se retira de nouveau dans sa bibliothèque, comme dans un lieu de refuge, et rentrant en grâce avec les Muses, il se remit surtout à l'étude de la langue grecque. Il recherchait avec le plus grand empressement tous les ouvrages qui paraissaient imprimés dans cette langue, qu'ils sortissent des presses de Rome, Venise, Mantoue, Milan, ou autres villes: il ne négligeait ni soins ni dépenses pour se les procurer. Ces ouvrages étaient extrêmement chers, particulièrement ceux publiés par Alde Manuce le Romain, considéré alors comme l'honneur et le chef de l'art de l'imprimerie. Bilibalde acheta ainsi un très-grand nombre de beaux et précieux livres; non par ostentation et pour faire parade de ses connaissances, mais pour les parcourir la nuit comme le jour. Il ne se borna pas à faire l'acquisition de livres; il chercha, avec non moins d'ardeur, à se procurer des manuscrits, beaucoup plus chers que les imprimés, et qui entraient très-rarement dans la composition de la bibliothèque des simples particuliers. Il parvint ainsi à réunir les manuscrits grecs de saint Basile le Grand et de saint Grégoire de Naziance, avec les livres gnostiques de Nilus, quelques traités de Jean Damascène et de Maxime le Confesseur. Ces manuscrits furent imprimés et publiés aux frais de Pirckheimer, ainsi que les dix livres des vies manuscrites de Diogènes de Laërce, l'Euclide complet, et les huit livres de la géographie de Ptolomée. Bilibalde traduisit lui-même ce dernier ouvrage en latin, avec des notes et de savants commentaires, et il traduisit également, pour la première fois, dans la même langue, les œuvres de saint Grégoire de Naziance, à l'exception de ses poëmes. Mais cette traduction, bien que terminée en partie du vivant de Pirckheimer, ne parut qu'après sa mort, avec une préface d'Érasme, dans laquelle il vante les vertus et les connaissances étendues du savant Nurembergeois. On lui doit aussi la première traduction latine des sept livres de l'histoire grecque de Xénophon.

Ces travaux, ces recherches, ces publications avaient fait connaître Bilibalde du monde lettré: aussi, entretenait-il une nombreuse correspondance latine avec les principaux savants, non-seulement de l'Allemagne, mais de toutes les parties de l'Europe. Parmi ces doctes admirateurs des lettres grecques et latines, nous trouvons Thomas Venatorius, Conrad Celtes, Protucius, Jean Reuchlin, Ulrich de Hutten, Mélanchthon, Pic de la Mirandole, Œcolampade, Joachim Camerarius, et le plus illustre de tous, l'oracle de ce siècle, Érasme de Rotterdam.

Nous n'avons point à analyser la correspondance de ces hommes, célèbres à divers titres, avec Pirckheimer: l'objet que nous nous sommes proposé dans cette notice nous éloigne de ce travail. Il nous suffira de dire que les lettres de Bilibalde, ainsi que celles de ses amis, roulent, le plus souvent, sur la découverte et la publication d'auteurs grecs et latins, ou sur la traduction des premiers dans la langue latine. On y voit quel intérêt excitait dans l'Europe savante l'apparition de ces ouvrages. On trouve aussi dans ces lettres des détails très-intéressants sur l'état des esprits au commencement du seizième siècle, alors que les opinions de Luther et des autres réformateurs ébranlaient, non-seulement le pouvoir de la cour de Rome, mais la conscience de chaque croyant. Pirckheimer, ami de Mélanchthon et d'Érasme, paraît s'être tenu dans une ligne de modération qui ne lui a évité ni les inimitiés passionnées ni les calomnies, mais qui, néanmoins, l'a préservé des catastrophes fatales auxquelles plusieurs de ses amis ne purent échapper.

La correspondance de Bilibalde et d'Érasme révèle les faits les plus curieux sur l'agitation qui s'était emparée de tous les esprits en Allemagne, et sur les violences qui s'y commettaient, soit au nom des réformateurs, soit sous l'autorité du clergé catholique. Érasme lui écrivait, le 30 mars 1522[429], de Bâle, où il était occupé à surveiller l'impression de ses œuvres chez Froben, son ami:—«Videmus hoc sœculum prodigiosum, adeo ut nesciam cui parti me addicam, nisi quod conscientia mea satis confidit apud judicem Jesum.»—«Nous voyons ce siècle prodigieux, tellement que je ne sais à quel parti m'attacher, si ce n'est que ma conscience s'en remet entièrement à Jésus-Christ, notre souverain juge.»—Il ajoutait, le 28 août 1525[430], en parlant des troubles et de l'effervescence populaire:—«Res eo progressa est, ut solus Deus, tempestatem rerum humanarum in tranquillitatem possit vertere: nusquam non pervagatur fatale malum... Quod populari tumultu geritur, infelicem habet exitum.»—«Les choses en sont venues à ce point, que Dieu seul peut transformer en tranquillité la tempête qui agite le monde. Il n'y a pas un pays qui soit à l'abri de ce mal fatal... Ce qui est fait par un tumulte populaire a toujours une malheureuse fin.»

Pirckheimer, de son côté, se préoccupait également des maux qui affligeaient l'Allemagne; mais n'étant pas monté sur la brèche, comme Érasme, il se trouvait moins exposé aux attaques des fanatiques des deux partis. Pour se consoler du spectacle des maux dont il était entouré, le Nurembergeois se réfugiait, avec une ardeur encore plus vive, au milieu de ses livres et de ses manuscrits, et, comme consolation la plus puissante, il appelait à son secours l'art allemand, parvenu, grâce au génie d'Albert Durer, à sa plus haute expression de force et de beauté.

Ils étaient à peu près de même âge[431], nés dans la même ville et amis dès l'enfance. Si la Providence avait bien voulu combler le descendant des Pirckheimer de tous les dons de l'intelligence et du cœur, en ajoutant aussi les avantages de la fortune, elle avait accordé à Durer le feu sacré du génie; un esprit vaste, disposé à tout apprendre et à tout savoir; une imagination ardente, souple et féconde, servie par une main aussi sûre que délicate. Les premiers essais du grand artiste allemand furent encouragés par Bilibalde, qui, en apprenant le grec à Padoue, et en suivant les cours de droit de l'Université de Pavie, avait été séduit par l'art des vieux maîtres italiens. Il n'avait pu voir aucun tableau de Raphaël; mais il avait admiré les œuvres du vieux Bellini, celles des premiers Florentins, et tant d'autres pages ravissantes de l'art antérieur au Sanzio. Il avait sans doute rapporté à Nuremberg une impression profonde de ces merveilles. Aussi, s'empressa-t-il de se lier avec l'artiste éminent que ses compatriotes avaient surnommé l'Apelles germanique, et qui, en effet, ne le cédait à aucun autre maître de son siècle, sans excepter Raphaël et Michel-Ange. L'amitié d'Albert Durer et de Bilibalde Pirckheimer devint telle, qu'ils passaient leurs journées ensemble, et que le riche nurembergeois mit sa fortune à la disposition de son ami, afin qu'il pût cultiver son art plus commodément, et le porter jusqu'au plus haut degré de perfection. Bilibalde dut nécessairement suivre l'artiste dans ses essais de gravure et de peinture, aussi bien que dans tous ses autres travaux, et peut-être même lui donna-t-il, plus d'une fois, des sujets pour ses compositions si nombreuses et si variées. Malheureusement, le biographe de Pirckheimer ne nous a transmis aucun renseignement sur ce point. Ce silence est d'autant plus regrettable, que la vie d'Albert Durer, dans ses détails, est encore entourée de nuages, et que les admirateurs de son génie en sont réduits à des conjectures sur beaucoup de faits que l'histoire de l'art aurait intérêt à bien connaître[432].—À défaut de détails écrits, nous serons donc obligé de chercher dans les œuvres de l'artiste quelles purent être ses relations avec Pirckheimer, et quelle influence ce dernier exerça, peut-être, sur ses compositions.

Nous avons dit, qu'éloigné de la politique et des querelles religieuses, Bilibalde vivait partagé entre l'étude et l'art. Heureux de sa vie de famille, il s'occupait de recherches tantôt sur un sujet, tantôt sur un autre, obéissant à sa fantaisie: il venait de terminer en latin un traité sur les anciennes monnaies de Nuremberg, et sur leur valeur comparée à celles de son temps[433], lorsqu'un affreux malheur vint le frapper. En juin 1504, il perdit sa chère Crescentia, avec laquelle il était marié depuis environ sept années, et qui lui avait donné cinq filles et un fils qui mourut avec sa mère. La douleur de Bilibalde fut extrême, et ce coup de la mort pesa sur lui tant qu'il vécut; car, quoique jeune encore et jouissant d'une fortune énorme, il ne consentit jamais à contracter un second mariage. Il voulut, pour adoucir sa douleur, que le pinceau de son ami conservât les traits de Crescentia et les transmît à la postérité. Dans un tableau sur bois, Albert Durer l'a représentée gisant dans son lit, attendant avec foi l'affranchissement de son âme, par sa séparation d'avec le corps. Debout au chevet du lit, Bilibalde, les yeux remplis de larmes, cherche à cacher son visage à sa compagne chérie, et s'efforce de maîtriser l'émotion et la douleur qui l'accablent. Des hommes et des femmes semblent aller et venir autour de la malade, tandis qu'à côté d'elle, des prêtres, récitant les prières des agonisants, se préparent à lui administrer le saint viatique. Au-dessous de cette peinture est l'éloge de la défunte, composé par Bilibalde lui-même, en ces termes qui rappellent les épitaphes des premières matrones chrétiennes:

Mulieri incomparabili conjugique
Carissimæ Crescentiæ, mest.
Bilibaldus Pirckheimer maritus,
Quem numquam nisi morte sua turbavit
Monum posuit. Migravit ex ærumnis
In Domino XVI KI. Junii, anno
Salutis nostræ MDIIII.
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Nous ignorons si ce tableau fut exécuté par Durer l'année même de la mort de Crescentia; et nous ne savons pas davantage où il se trouve aujourd'hui et s'il existe encore. Du temps du biographe de Pirckheimer, il se voyait, à Nuremberg, chez Jean Imhof, petit-fils de Pirckheimer[434].


CHAPITRE XXXV

Voyage de Durer à Venise.—Ses lettres à Pirckheimer.—Portraits de Bilibalde dans plusieurs tableaux de Durer et séparément.—Confiance de l'artiste dans le goût de son ami.—Pirckheimer traduit du grec en latin les Caractères de Théophraste, et les dédie à Durer.

1506—1527

Deux ans après la mort de Crescentia, Durer résolut de se rendre à Venise, pour perfectionner son style, et s'inspirer des plus beaux modèles de l'art italien. On a pieusement recueilli et conservé les lettres écrites, de cette ville, par l'artiste à son ami et protecteur[435]. Elles renferment, dans leur naïveté, des détails aussi intéressants que curieux sur la vie d'Albert, à Venise, sur ses relations et ses études.

On y voit d'abord, que Bilibalde avait prêté de l'argent à son ami pour l'aider à faire ce voyage, et qu'Albert s'efforçait de le lui rembourser, soit en économisant sur ce qu'il gagnait par son travail, soit en achetant, pour Pirckheimer, des bagues et des pierres précieuses, dont il paraît qu'il était fort amateur. Les sentiments de Durer pour Bilibalde étaient ceux d'un ami reconnaissant et dévoué. «Je n'ai d'autre ami sur la terre que vous, lui dit-il dans sa seconde lettre;... vous avez été toujours, à mon égard, comme un père.» L'artiste allemand se félicitait de son séjour à Venise où il avait, disait-il, beaucoup d'amis qui l'avaient averti de ne pas manger ni boire avec leurs peintres, parmi lesquels il avait beaucoup d'ennemis. «Ils contrefont mes ouvrages, ajoute-t-il, dans les églises et partout où ils peuvent les voir; après, ils les ravalent et disent que cela n'est pas selon les anciens, et ne vaut rien. Mais Gian. Bellini m'a loué en présence de beaucoup de gentilshommes: il voudrait bien avoir quelque chose de moi; il est venu lui-même chez moi et m'a prié de lui faire quelque chose; il veut bien le payer. Tout le monde me dit combien c'est un homme pieux, de sorte que je suis plein d'affection pour lui. Il est très-vieux et est encore le meilleur dans la peinture.» Il paraîtrait, qu'à cette époque, l'exercice de l'art de la peinture n'était pas libre à Venise, puisqu'il se plaint d'avoir été obligé, par les peintres, de paraître trois fois devant les magistrats, et de payer quatre florins à l'école. Il exécuta un grand tableau pour les Allemands, probablement pour la corporation du Fonsaco dei Tedeschi, et apprend à Bilibalde, par une lettre datée du jour de Notre-Dame de septembre 1506, que ce tableau a bien réussi. «Je donnerais un ducat, lui écrit-il, pour que vous le voyiez, si bon et de belle couleur comme il est. J'en ai recueilli beaucoup d'honneur, mais peu de profit. J'aurais bien pu gagner, pendant le temps, deux cents ducats. J'ai refusé de grands travaux pour pouvoir retourner. J'ai aussi fermé la bouche à tous les peintres qui disaient: Il est bon graveur; mais quant à la peinture, il ne sait pas manier les couleurs. À présent, tout le monde dit qu'ils n'en ont jamais vu de plus belles... Le doge et le patriarche ont aussi vu mon tableau.»

La correspondance de Durer entre plusieurs fois dans des détails intimes sur la vie que son ami menait à Nuremberg. Quelques lettres sont accompagnées de dessins à la plume, en forme de caricatures[436]. Dans la dernière, datée de quatorze jours environ après la Saint-Michel 1506, il déplore la nécessité qui l'obligeait à quitter Venise: «Oh! que je regretterai le soleil de Venise, dit-il à Pirckheimer: ici, je suis un seigneur; chez moi, je ne suis plus qu'un parasite.»

Rentré à Nuremberg à la fin de 1506, Durer, se laissant diriger par la fécondité de son imagination et la facilité de sa main, se mit à cultiver à la fois la peinture, l'architecture et surtout la gravure dans tous ses genres, c'est-à-dire au burin sur cuivre, et sur bois. Au milieu de tant de travaux, il n'eut garde d'oublier son cher Bilibalde, et il s'attacha à le représenter dans plusieurs de ses compositions. Nous le trouvons d'abord dans le tableau du Crucifiement, qui est à la galerie impériale de Vienne. Le portrait de Bilibalde y est placé à côté de celui du peintre, qui s'y est représenté sous la figure du porte-enseigne. On le voit encore dans un Portement de croix, que le sénat de Nuremberg donna à l'empereur, et dans lequel Albert a peint les portraits des conseillers ou sénateurs de cette ville impériale. Bilibalde a également été placé par Durer dans le tableau de Jésus-Christ sur la croix, peint en 1511, et qui est considéré comme son chef-d'œuvre. Là, encore, le portrait de l'artiste accompagne celui de son ami. Enfin, le burin de l'illustre graveur a reproduit le portrait de l'amateur nurembergeois, que Durer avait peint en 1524, et qu'il avait donné à son ami. Ce portrait est actuellement au musée d'Amsterdam (voir le Catalogue de 1858, page 193, supplément A), et voici la description qu'en donne le Catalogue: «Portrait de Bilibalde Pirckheimer: hauteur 17 cent., largeur 12 cent., sur bois; tête, hauteur 8 cent. Buste, en justaucorps de damas de velours d'où sort le bord plissé de la chemise; manteau garni de fourrure brune; ses longs cheveux grisonnants tombent en boucles sur ses épaules. Le fond est d'un vert tendre uni, et porte l'inscription et le monogramme suivants:

BEL-BALDI
MD-X-X-IV
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Les traits de Bilibalde, vus de trois quarts, de gauche à droite, quoique manquant, ainsi que nous l'avons dit, de beauté régulière, annoncent l'intelligence et la résolution: les yeux, grands ouverts, paraissent attentifs, et la bouche fermée révèle également la réflexion. Toute cette physionomie est d'une expression saisissante. Les tailles du burin sont fines et traitées délicatement, quoique avec fermeté, à la manière du maître. Les boucles de cheveux qui couvrent le front et l'oreille gauche sont particulièrement remarquables par leur finesse et leur légèreté. Au bas de la gravure, qui est d'environ dix centimètres de hauteur, on lit:

Bilibaldi Pirkeymeri effigies,
Ætatis suæ anno LIII.
Vivitur ingenio, cœtera mortis erunt.
MDXXIV.
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Ce n'est pas la seule fois que le burin de Durer ait reproduit les traits de son ami. On trouve la figure de Bilibalde dans plusieurs de ses gravures, notamment dans celle qui veut représenter la Destruction du monde. Le Temps, à cheval et armé de son trident, accompagné de trois cavaliers, dont un tenant une balance, un soldat brandissant son glaive, et un archer lançant ses flèches, pousse et détruit les hommes et les femmes renversés devant lui. Dans le ciel, un ange assiste et préside, comme dans l'Apocalypse, à cette scène de désolation, qui paraît annoncer la fin du monde. On reconnaît les traits de Pirckheimer dans ceux du cavalier qui tient la balance, comme si Durer l'avait jugé digne de peser les actions des hommes[437]. On les revoit aussi dans l'Offrande de l'agneau au grand prêtre, par la Vierge et saint Joseph. Bilibalde est placé debout, à côté de l'enfant Jésus, et tient un agneau dans ses bras.

Il paraît que Durer avait grande confiance dans le goût de son ami, et qu'il se soumettait volontiers à ses critiques. On sait qu'il a peint, et ensuite gravé saint Eustache, agenouillé devant un cerf, qui porte un crucifix entre ses cornes, et est entouré de chiens, disposés en différentes attitudes, et tels, suivant Vasari[438], qu'il serait impossible d'en trouver de plus beaux. À côté du saint, on voit son cheval de chasse, tout harnaché, d'une exécution véritablement merveilleuse. À l'occasion de ce cheval, Bayle[439] rapporte ce qui suit: «Jean Valentin André, docteur en théologie au duché de Wirtemberg, écrivant à un prince de la maison de Brunswick, dit: «Je me rappelle avoir lu que Bilibalde Pirckheimer, noble triumvir de la république de Nuremberg, protecteur, Mécène et soutien presque unique d'Albert Durer, n'avait rien trouvé à reprendre dans le tableau de Saint Eustache, si ce n'est que les étriers étaient trop courts pour qu'Eustache pût commodément monter à cheval. Ayant indiqué à l'artiste comment il fallait faire, pour peindre un cheval équipé à l'usage d'un cavalier, Albert l'exécuta merveilleusement, et j'ai souvent contemplé son œuvre avec le plus grand plaisir.»

De son côté, Pirckheimer ne faisait pas moins de cas du jugement et de l'intelligence, que du pinceau et du burin de l'artiste. Il avait reçu, en septembre 1515[440], du fameux Pic de la Mirandole, avec lequel il était en correspondance, le volume grec des Caractères de Théophraste, que ce savant venait de publier. À l'instigation d'Albert Durer, qui ne savait pas le grec, mais qui connaissait bien la langue latine, Pirckheimer traduisit cet ouvrage dans ce dernier idiome, et envoya cette traduction à son ami, avec la dédicace suivante, également écrite en latin[441]:

«Cet aimable petit livre, qui m'a, été donné par un aimable ami, j'ai résolu de te l'offrir, mon très-aimable Albert, non-seulement à cause de notre mutuelle amitié, mais parce que tu excelles tellement dans l'art de peindre, que tu pourras voir facilement avec quelle habileté le vieux et sage Théophraste savait peindre les passions humaines. Elles sont ordinairement dissimulées, et cependant, elles se laissent voir quelquefois; il ne leur faut qu'une occasion pour s'échapper des plus secrètes profondeurs de l'âme. Alors, dès qu'elles se sont montrées, et qu'elles ne sont plus retenues par la crainte des lois[442], elles brisent tout frein, et osent se découvrir ouvertement aux yeux de tous. Cette vérité, observée dans tous les siècles, se fait encore plus remarquer dans le nôtre, où la trop grande liberté engendre un trop grand mépris. C'est ainsi que, bien que l'on prêche partout la vérité, on ne fait cependant rien moins que ce qu'elle exige; comme si le règne de Dieu consistait plutôt en de simples préceptes que dans l'accomplissement des œuvres. C'est pourquoi, comme nous sommes tous faibles, à ce point que personne n'oserait se reprendre de ses propres vices, je ne connais rien de plus utile que de relire ces petits livres, dans lesquels chacun de nous peut contempler, comme dans un miroir, les habitudes de son propre esprit, et, en les contemplant ainsi, peut les amender. Parmi ces livres, je considère celui-ci comme le meilleur, et comme assaisonné d'un sel piquant, qui le fait pénétrer très-agréablement jusqu'au fond de notre cœur. Je l'ai reçu jadis en grec, de très-docte et très-aimable prince, Jean-François Pic de la Mirandole, comte et seigneur de Concordia. Aujourd'hui, je te le dédie, à toi, mon très-excellent ami, en grec et en latin, afin que ceux qui désirent s'instruire aient également un sujet d'étude et de récréation dans ces deux langues. Bien que, dans un grand nombre de passages, le texte ait été altéré, soit par l'incurie du copiste, soit, peut-être, par trop de recherche, je me suis efforcé de l'amender, autant que je l'ai pu, en attendant qu'on en publie un exemplaire plus correct. J'aurais pu le traduire en style plus élégant, mais je n'ai pas voulu m'éloigner du texte grec, bien que ma traduction puisse paraître, pour ce motif, quelquefois obscure. En rapprochant la version grecque de la traduction latine, il sera facile d'éclaircir ces passages...

«Quant à toi, mon cher Albert, accepte avec bienveillance cette peinture, écrite par Théophraste, et si tu ne veux pas l'imiter avec ton pinceau, médite-la au moins avec attention, car elle te sera non-seulement très-utile, en te faisant rire plus d'une fois, mais elle aura pour toi d'autres avantages.—Porte-toi bien. De notre maison, Calendes de septembre, l'an du salut 1527.»

Nous ignorons si l'artiste aura suivi le conseil de son ami: on doit le croire, car il était fort capable d'apprécier toute la vérité des peintures du satirique grec. Mais on voit, par ce qui précède, que l'instruction classique de Durer était à la hauteur de son génie, et ses gravures si nombreuses et si variées, soit sur cuivre, soit sur bois, prouvent que son imagination était égale à son savoir.


CHAPITRE XXXVI

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