Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers: Espagnols, Anglais, Flamands, Hollandais et Allemands et de leurs relations avec les artistes
Principaux amateurs anglais du temps de Jacques Ier et de Charles Ier. Les comtes de Pembroke, de Suffolk, les lords Hamilton et Alb. Montague.—Georges Williers, duc de Buckingham.—Sa liaison avec Rubens, dont il achète le cabinet.—Il se sert des ambassadeurs anglais à Constantinople et à Venise pour se procurer des objets d'art.—Balthasar Gerbier, son agent dans les Pays-Bas.—Acquisition de la galerie des ducs de Mantoue pour Charles Ier.—Buckingham est assassiné par Felton.
1590—1628
À côté du comte d'Arundel, Guillaume, comte de Pembroke, grand chambellan d'Angleterre, ne se faisait pas moins remarquer par son goût pour les arts et l'antiquité que par la protection qu'il accordait aux artistes. Il fut l'ami d'Inigo Jones, qu'il envoya en Italie à ses frais. La chambre des lords le nomma, en 1618, de la commission chargée de s'entendre avec ce grand architecte pour les constructions que l'on voulait ajouter à Westminster. Il possédait, à Wilton, un grand nombre de statues et de marbres antiques, et il avait, à Londres, des médailles, des peintures et des dessins de maîtres. Ce fut lui qui échangea, avec le roi Charles Ier, une suite de dessins de quatre-vingt-six portraits par Holbein, contre le tableau de saint Georges par Raphaël, qu'il donna plus tard au comte d'Arundel[242]. Après lui venaient le comte de Suffolk, lord Hamilton, et lord Albert Montague, qui se faisaient également remarquer par leur goût pour les arts, et qui cherchaient aussi à réunir des dessins et des peintures[243].
Mais tous ces seigneurs étaient effacés par le brillant favori de Jacques et de Charles Ier, Georges Williers, duc de Buckingham. Lorsqu'il avait à cœur de se procurer soit pour lui-même, soit pour ses maîtres, les œuvres les plus rares, il n'était arrêté par aucune considération de dépense, et il écartait tous ses concurrents par des offres qui devenaient de véritables prodigalités. Le duc s'était lié avec Rubens pendant le séjour que ce peintre fit à Paris, en 1621, époque où il entreprit les compositions allégoriques de la galerie du palais du Luxembourg, pour la reine Marie de Médicis. Georges Williers se trouvait également à la cour de France, où il était venu à la suite des négociations entamées pour le mariage de Henriette-Marie, fille de Henri IV, avec le roi Charles Ier. Ce fut à Paris, à ce qu'on prétend, que Rubens, entrant dans les vues du duc, consentit à servir d'intermédiaire entre la cour d'Espagne et celle d'Angleterre, et à essayer, avec l'approbation de l'archiduchesse Isabelle, régente des Pays-Bas, de rétablir la paix entre les deux pays. Nous ignorons si les considérations politiques qui avaient déterminé le favori de Charles Ier à faire ces ouvertures au peintre flamand, ne le décidèrent pas également à lui proposer l'acquisition de son cabinet, composé de peintures, d'antiquités et d'autres objets rares et curieux qu'il avait réunis avec beaucoup de soins dans ses voyages. On sait que Rubens avait fait construire dans sa maison, à Anvers, une salle ronde éclairée par une seule ouverture au centre dans le haut, à l'imitation de la rotonde (le Panthéon) de Rome, pour obtenir une lumière égale. C'est là qu'il avait disposé son précieux musée, composé de marbres, de statues, de bronzes, de médailles, de camées, de pierres gravées, de livres et de tableaux. Ces derniers étaient en partie de sa main, en partie des copies faites par lui, à Venise et à Madrid, d'après le Titien, Paul Véronèse et autres excellents peintres. Aussi recevait-il les visites des hommes de lettres, des savants et des amateurs de peinture: aucun étranger ne passait par Anvers sans lui demander la permission de visiter son cabinet[244].
Le duc de Buckingham avait probablement vu le musée de Rubens, et c'est ce qui le décida sans doute à en négocier l'acquisition. Il fit d'abord à Rubens cette proposition par lettre, à la fin de 1622, et il lui envoya bientôt après, à Anvers, le sieur Blondel, Français, grand connaisseur, lequel, après examen de cette collection, en offrit à Rubens, au nom du duc, cent mille florins de Brabant[245]. Rubens hésita, malgré l'élévation de cette offre: il avait de la peine à se défaire d'une collection réellement royale, qu'il n'avait réunie qu'après nombre d'années de voyages et de grandes dépenses. Cependant, pressé par les instances du duc, il finit par accepter les propositions de son agent. Il n'y consentit toutefois qu'à la condition que les statues, bustes et bas-reliefs seraient moulés, afin qu'il ne restât pas complétement privé de ses modèles et de ses études sur l'antique. Il fit mettre des copies aux places précédemment occupées par les originaux, et, selon l'un de ses biographes[246], plaçant d'autres tableaux dans les places vides et les moulages des statues entre deux, il reforma, en apparence, le même cabinet.
Dans le Levant, le duc de Buckingham employa sir Thomas Roë, ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, de 1621 à 1623, à chercher et acheter pour le roi Charles des manuscrits, des médailles et des marbres. L'envoi de Guillaume Petty, par le comte d'Arundel, avait déterminé son rival à se servir de sir Thomas Roë pour le même objet. La correspondance de cet ambassadeur, dont le premier volume seulement a été publié[247], rend compte des dangers et des difficultés éprouvés, tant par lui que par son concurrent, pour satisfaire aux désirs des deux nobles lords.
À Venise, un autre ambassadeur anglais, sir Henri Wolton, avait également ordre du duc de lui acheter les plus belles toiles des maîtres de la couleur. C'est ainsi que Buckingham devint possesseur de deux Giorgion, dix-neuf Titien, deux Pordenone, deux Palma Vecchio, treize Paul Véronèse, dix-sept Tintoret, vingt et un Bassan, et six Palma jeune. À ces tableaux il faut ajouter ceux qui, ainsi que les précédents, sont indiqués dans le catalogue de la vente faite après sa mort tragique, en 1628, comme lui ayant appartenu. On y remarque trois compositions de Léonard de Vinci, une d'André del Sarto, trois de Raphaël, une de Jules Romain, deux du Corrège, deux d'Annibal Carrache, trois du Guide, neuf de Domenico Feti, huit de Holbein, six d'Antonio Moro, treize de Rubens, et beaucoup d'autres. Toutes ces peintures n'avaient pas sans doute le même mérite; mais il y avait parmi elles des toiles admirables: l'Ecce Homo du Titien, dans lequel ce maître a introduit les portraits du pape Paul III, de Charles-Quint et de Soliman, et dont le duc avait refusé sept mille livres sterling (175,000 francs), offertes par le comte d'Arundel; et le chef-d'œuvre du Corrège, Jupiter et Antiope, qu'il avait obtenu du roi d'Espagne Philippe IV, pendant sa mission en ce pays, et qui fait aujourd'hui l'un des plus précieux ornements du grand salon carré du Louvre. Rubens avait donc raison d'écrire à Peiresc, de Londres, le 9 août 1629: «....On est loin de rencontrer dans cette île la barbarie que le climat pourrait y faire supposer, éloignée qu'elle est de la délicieuse Italie; il faut même l'avouer, sous le rapport de la peinture, je n'ai jamais vu nulle part une aussi grande quantité de tableaux de maîtres que dans le palais du roi d'Angleterre et dans la galerie du feu duc de Buckingham[248].» Toutes ces richesses artistiques avaient été placées par le duc dans sa résidence de York-House, dans le Strand, à Londres. Après sa mort, elles furent vendues et dispersées. Le roi Charles, le duc de Northumberland et lord Montague furent, selon M. Waagen[249], les principaux acquéreurs de ces magnifiques ouvrages réunis avec tant de dépenses.
Le favori de Charles Ier apportait la même ardeur à procurer à son maître les œuvres les plus rares. Il employa quelquefois à ces négociations un Flamand d'Anvers, Balthasar Gerbier d'Ouvilly, peintre, dessinateur, enlumineur, écrivain de troisième ordre, et, de plus, agent secret mêlé à la politique et à la diplomatie[250]. Attaché au service du duc de Buckingham, Gerbier l'accompagna en Espagne, et fut envoyé plus tard dans les Pays-Bas, avec la mission secrète de négocier la paix entre l'Angleterre et l'Espagne. Si l'on en croit M. Van Hasselt dans son Histoire de Rubens[251], l'artiste était dans la confidence de cette négociation; le voyage qu'il entreprit, en 1626, en Hollande, après la mort de sa première femme, Isabelle Brant, motivé en apparence sur la nécessité de se distraire, aurait eu, en réalité, pour cause, une mission du duc de Buckingham auprès des généraux et négociateurs espagnols, dans l'intérêt du rétablissement de la paix, qu'il parvint plus tard à faire accepter par les deux parties.
Au point de vue des arts, Rubens ne rendit pas un service moins considérable à l'Angleterre, en lui assurant la possession des sept cartons de Raphaël, placés aujourd'hui au palais de Hampton-Court; à l'instigation du duc, il les acheta en Flandre, où ils étaient restés depuis le temps de Léon X, pour le compte du roi Charles Ier.
Le duc réussit également dans la négociation qu'il ouvrit avec le duc de Mantoue, pour l'acquisition, au nom de son maître, de la célèbre galerie de tableaux créée dans cette ville et augmentée, pendant plus d'un siècle, par les princes de la maison de Gonzague. On dit qu'elle coûta au roi Charles quatre-vingt mille livres sterling (deux millions), somme énorme pour le temps, et qui en représenterait aujourd'hui plus du triple. Depuis la fin du quinzième siècle, cette famille des Gonzague, portée naturellement vers le beau, s'était appliquée à s'entourer des artistes les plus éminents, et à les retenir à Mantoue. C'est ainsi que le Mantegna et Jules Romain[252] furent attirés à leur cour, et décorèrent leurs palais d'œuvres remarquables. Le Mantegna y peignit son fameux Triomphe de Jules César, et Jules Romain la Guerre des Titans contre Jupiter, et beaucoup d'autres compositions qui attestent son génie. La collection achetée pour le roi Charles comprenait, entre autres chefs-d'œuvre, la Vierge à la perle, de Raphaël, maintenant au musée de Madrid; l'Éducation de Cupidon, du Corrège, aujourd'hui à la National Gallery, à Londres; la Mise au tombeau, du Titien, au musée du Louvre; les Douze Césars, du même maître, et beaucoup d'autres ouvrages des plus célèbres artistes d'Italie[253]. Mais Buckingham ne put admirer ces chefs-d'œuvre dans le palais de son royal maître, s'il est vrai, ainsi que l'indique M. Waagen[254], que ces tableaux n'arrivèrent en Angleterre que dans l'année 1629, car il était tombé sous le poignard de Felton le 28 août 1628.
On voit avec quelle ardeur Georges Williers entrait dans les vues de son maître, l'un des souverains les plus accomplis, non-seulement par le caractère et les qualités du cœur, mais le premier, peut-être, à citer pour son amour véritable du beau, son goût aussi sûr qu'éclairé, et la protection généreuse autant qu'intelligente avec laquelle il traita et encouragea les artistes venus à sa cour. Rubens, pendant son séjour en Angleterre, dans le courant de l'année 1629, fut frappé de la prospérité dont jouissait ce pays, et n'admira pas moins les richesses de toutes sortes qu'il renfermait dès lors au point de vue des arts.—«Cette île, écrit-il à P. Dupuy, de Londres, le 8 août 1629[255], me semble un théâtre tout à fait digne de la curiosité d'un homme de goût, non-seulement à cause de l'agrément du pays et de la beauté de la nation, non-seulement à cause de l'apparence extérieure qui m'a paru d'une richesse extrême, et qui annonce un peuple riche et heureux au sein de la paix, mais encore par la quantité incroyable d'excellents tableaux, de statues, d'inscriptions antiques, qui se trouvent dans cette cour.»—Horace Walpole a donc bien jugé Charles Ier, lorsqu'il dit de ce prince qu'il avait toutes les vertus nécessaires pour faire le bonheur de son peuple, et qu'il ajoute: «Plût à Dieu qu'il n'eût pas été convaincu que lui seul, connaissant les moyens à employer pour le rendre heureux, devait lui seul posséder le pouvoir d'assurer la félicité publique[256]!»
CHAPITRE XVII
Franciscus Junius, bibliothécaire du comte d'Arundel, et son traité De pictura veterum.—Analyse et citations de cet ouvrage.—Approbation qu'il reçoit de H. Grotius, de Van Dyck et de Rubens.—Effet produit en Angleterre par l'arrivée des marbres achetés par le comte d'Arundel.—Leur explication par Selden.—Opinion de Rubens.—Collection d'antiques à Arundel-House.
1589—1636
Parmi les hommes célèbres qui vinrent se fixer en Angleterre, attirés par la renommée du roi Charles Ier, et par la liberté dont on jouissait dans ce pays, il ne faut pas oublier Franciscus Junius[257], l'un des savants du dix-septième siècle qui ont le mieux étudié et le mieux compris l'histoire de l'art dans l'antiquité. Son père, Franciscus Junius, de Bourges, n'était pas moins recommandable, selon le témoignage de Jean-Georges Grævius[258], par la modération de son caractère que par la pureté de ses mœurs. Après avoir embrassé la religion réformée, et s'être fait ministre, il avait quitté la France, et s'était réfugié en Allemagne pour éviter les persécutions. Établi d'abord à Heidelberg, c'est là que naquit, en 1589[259], l'auteur du traité De pictura veterum. Junius père, ayant eu l'intention de rentrer en France, avait quitté Heidelberg en 1592. Mais comme il traversait la Hollande, les états des Provinces-Unies lui envoyèrent une députation d'une des provinces, pour l'engager à se fixer à Leyde, afin d'y enseigner la théologie. Il accepta ces fonctions, et s'en acquitta à la grande satisfaction de l'Église et de la célèbre université de cette ville, jusqu'en 1602, année dans laquelle il mourut.
Son fils grandissait et s'appliquait à l'étude des mathématiques, avec le projet arrêté de suivre la carrière des armes, sous les ordres du prince d'Orange. Mais, en 1609, une trêve de douze ans ayant été conclue avec l'Espagne, il changea de résolution, et se livra entièrement à l'étude des sciences et des belles-lettres, et en particulier des saintes Écritures. Il commença par réunir, mettre en ordre et publier les écrits de son père; il se rendit ensuite en France, et, en 1620, passa en Angleterre, se faisant aimer des savants et des honnêtes gens pour l'élévation de son esprit, la profondeur de son savoir, et l'extrême aménité de son caractère. Charmé par l'agrément que lui offrait l'heureuse Angleterre, et retenu par la bienveillance que lui témoignaient les hommes distingués qui l'y avaient si bien accueilli, il y fixa son séjour, et passa trente années, comme bibliothécaire, dans la famille du comte d'Arundel. C'est pendant cet intervalle qu'il composa son traité De pictura veterum, qui fut envoyé par Guillaume Blavius à Amsterdam, vers 1636, pour y être imprimé.
Cet ouvrage, modèle d'une véritable érudition, n'empêcha pas Junius de se livrer à des travaux beaucoup plus arides, et qui épouvanteraient aujourd'hui l'imagination du savant le plus déterminé. Possédant à fond, comme tous les lettrés de son siècle, les langues grecque et latine, Junius voulut remonter aux origines des principaux idiomes de l'Europe occidentale. Il se mit donc d'abord à étudier la langue anglo-saxonne, et démontra qu'elle avait été la source des langues allemande, anglaise et flamande. Il apprit ensuite les anciens idiomes du Nord, le goth, le franc, le cimbrique, qu'on appelle aussi runnique, et le frison. Il s'assura, par ces études, qu'un grand nombre de mots en usage aujourd'hui, en français, en italien et en espagnol, sont tirés de ces dialectes primitifs. Il donna le premier spécimen de sa profonde connaissance de ces anciennes langues en publiant à Amsterdam, en 1655, ses observations sur la paraphrase du Cantique des cantiques de l'abbé Willeram, publiée par Paul Merula, en 1598, à Leyde. Nous ne suivrons pas Junius dans ses travaux philologiques, qu'il poursuivit en Hollande, et qu'il reprit en Angleterre, où il revint en 1674, pour n'en plus sortir. Il nous suffira de renvoyer à sa vie par Grævius, et de dire que, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-six ans, il consacra à ces recherches si difficiles et si ingrates toutes les ressources d'un esprit actif, et toutes les heures d'une vie entièrement livrée à l'étude. Après avoir passé deux ans à l'université d'Oxford, où il avait sous la main les matériaux de ses recherches, il vint mourir à Windsor, chez son neveu, Isaac Vossius, que le roi Charles II avait admis comme chanoine du chapitre de l'église de Windsor, nonobstant sa qualité d'étranger.
Junius, pour payer à l'Angleterre la dette de l'hospitalité qu'elle lui avait accordée pendant plus de trente années, légua tous les manuscrits de ses ouvrages à l'université d'Oxford, où il avait longtemps travaillé. On peut en voir la liste à la suite de sa Vie par Grævius. Ce savant fait le plus grand éloge de l'auteur du traité de la Peinture des anciens. Il l'avait connu dans sa jeunesse à Amsterdam, et il raconte qu'il fut reçu par cet éminent interprète de tant d'anciennes langues avec la plus grande bienveillance. Introduit dans la bibliothèque de Junius, il s'entretint avec lui pendant longtemps des nouvelles de la république des lettres. Grævius le représente au physique comme étant d'une taille peu élevée, d'une figure maigre, mais comme doué d'une heureuse proportion de tous ses membres. Au reste, on peut en juger par ses portraits. Il en existe un d'Adrien Van der Werff, admirablement gravé par P.-A. Gunst, et qui est placé en tête du traité de la Peinture des anciens. Junius y est représenté en buste, dans un médaillon que deux génies s'efforcent de fixer à une pyramide entourée d'ifs. Il paraît dans la force de l'âge, il est vu de trois quarts, porte la barbe, comme ses contemporains, et sa physionomie montre un mélange de sérieux, de finesse et de pénétration qui révèle bien son origine gauloise. Au-dessous, sont les attributs de la peinture et de la sculpture, une palette, des pinceaux, un marteau, un ciseau; tout à fait au bas, la trompette de la Renommée entourée d'une couronne de lauriers. On lit sur le socle de la pyramide les vers suivants:
«Franciscus Junius, F. F.[260].
Hic dedit æternam claris pictoribus umbram
Quod dare pictorum non potuere manus;
Vincit Appellœos hac Junius arte colores,
Junius ingenio nobilis, arte, domo.»
Un autre portrait de Junius avait été fait par Van Dyck; il est aujourd'hui à l'université d'Oxford. Nous ignorons si ce portrait est le même que celui qui a été gravé par Hollar, et dans lequel Junius est représenté à mi-corps, tenant de sa main droite un livre entr'ouvert, avec l'indication qu'il a été peint Ætatis XXXXIX.
Bien que le corps de Junius eût été déposé dans l'église de Windsor, l'université d'Oxford voulut lui élever au milieu d'elle un monument funèbre, pour attester sa reconnaissance du legs qu'il lui avait fait. L'épitaphe, rapportée par Grævius, en est attribuée à Isaac Vossius, qui a pu, en toute vérité, dire de son illustre parent:
.....Per omnem ætatem.
Sine querela aut injuria cujusque
Musis tantum et sibi vacavit.
Nous n'avons point à nous occuper des nombreux ouvrages que Junius composa sur les anciennes langues de l'Europe, ou sur l'Écriture sainte; mais nous donnerons une analyse succincte de son traité de la Peinture des anciens, l'un des premiers ouvrages sur les arts publiés en Angleterre.
Dans sa dédicace à Charles Ier, Junius explique l'origine de ce livre et les encouragements qui l'ont déterminé à le composer. «Grand prince, dit-il au roi, il y a dix-sept années que je me suis réfugié dans la Grande-Bretagne, comme dans un port de paix et à l'abri des orages, au milieu des troubles et des convulsions du monde entier. Admis sur les recommandations de Lancelot, alors évêque de Winton, et de Guillaume, évêque de Methuen[261], aujourd'hui archevêque de Cantorbéry, dans la noble famille d'Arundel, je me suis appliqué dès lors, selon le désir de l'illustre comte d'Arundel et de Surrey, à réunir et examiner tous les passages des auteurs anciens les plus accrédités, non-seulement dans la vue d'écrire l'histoire des artistes, mais pour pénétrer à fond et découvrir la nature même des arts d'imitation.......
...«La matière s'étendant à mesure que j'entrais plus avant dans mon sujet, j'entrepris une tâche plus large que celle qui m'avait été imposée, d'abord pour témoigner toute ma gratitude à l'illustre personnage qui m'avait si bien accueilli; ensuite pour ne pas me traîner, comme le vulgaire, sur les traces de tout le monde. Et, puisque j'en suis à ces détails, je ne puis me dispenser d'offrir ici l'hommage de ma profonde reconnaissance à la divine Providence, aussi bien qu'à Votre Majesté, dont le gouvernement s'applique à maintenir la paix publique, et permet ainsi à chacun de se livrer dans une heureuse sécurité à l'étude des belles-lettres........
...Comment pourrais-je passer sous silence cette constante sollicitude à encourager les arts et les sciences, à l'aide de laquelle Votre Majesté a dissipé, comme l'astre le plus lumineux, les épaisses ténèbres des siècles précédents, et conquis de toutes parts les ornements de la paix. De là le calme régnant dans toute la Grande-Bretagne, de là cette renaissance des beautés primitives de l'art... C'est pourquoi nous n'avons rien à envier, dans ce siècle, à l'antiquité, cette mère féconde des belles et bonnes choses. On rencontre rarement, je l'avoue, un Apelles ou un Phidias; mais c'est, peut-être, parce qu'on trouve plus rarement encore un Mécène; car les maîtres de la terre sont, en général, peu disposés à encourager ces rares génies. Les grands esprits, les intelligences supérieures seraient puissamment excités si, au milieu des soins incessants que réclament le maintien de la paix, la conduite de la guerre et les autres nécessités du gouvernement, les souverains ne se contentaient pas seulement d'aimer et d'encourager les lettres et les arts, mais s'ils se décidaient à les cultiver avec nous. L'exemple de Votre Majesté montre à tous, combien il est agréable et même utile de se délasser du souci des affaires les plus sérieuses par un repos intelligent, qui occupe à la fois les yeux et l'esprit.
...Quant à moi, comme je ne pouvais voir avec les yeux du corps les beautés de l'art que l'antiquité révèle à ceux qui savent la comprendre, je me suis appliqué à les décrire et à les expliquer, en suivant les indications et les types que l'illustre comte d'Arundel mettait à ma disposition. C'est pourquoi je me suis laissé entraîner à réunir les anciennes règles éparses et dispersées parmi les écrits que nous a laissés la docte antiquité, et à les rédiger en corps de doctrine, afin qu'étant parvenu à percevoir dans mon esprit comme une image de l'ancienne peinture, ou du moins une ombre de cette image, il me fût plus facile d'apprécier toute la beauté de cet art précieux... Sous les auspices et avec les conseils de cet homme illustre, j'offre donc respectueusement à Votre Majesté la peinture des anciens. C'est un hommage assez faible, si l'on s'arrête à mon style; mais il est grand par l'intention qui me dirige, il est digne de Votre Majesté par le choix du sujet. Je ne me laisserai point émouvoir par l'ignorance et la lâcheté de certains esprits dépravés de ce siècle qui, ne pouvant comprendre la sublimité de l'art, s'efforcent soit de le rabaisser, soit de l'élever au delà des forces humaines. L'art, il est vrai, peut s'élever jusqu'au sublime, et de cette hauteur défier tous les faibles efforts des hommes: il méprise les esprits grossiers et barbares qui ne sont attachés ici-bas qu'à leur ignorance obstinée; ou bien il éblouit, par son brillant éclat, leurs yeux obscurcis par les ténèbres d'une nuit profonde. L'art est une grande chose; il demande à rencontrer un connaisseur, un appréciateur qui soit au niveau de sa beauté. Alors il se soutient en honneur auprès de tous... Avec un tel Mécène, la peinture triomphe et doit triompher: qui oserait plus tard la mépriser, lorsqu'on saura en quelle estime elle a été tenue par un si grand prince?...»
Junius, lorsqu'il écrivait cette phrase, vers 1636, ne se doutait guère que, bientôt, d'affreuses dissensions civiles amèneraient la chute et la mort tragique du malheureux Charles Ier, et que ces grands seigneurs anglais, dont il vante, dans sa dédicace, l'amour éclairé pour les arts[262], seraient les premiers à ordonner, par acte du Parlement, la vente aux enchères publiques de l'admirable collection de tableaux, de dessins, de statues et d'autres objets précieux réunis en Angleterre, avec tant de peines et de dépenses, par l'infortuné monarque!
Le traité de Junius est divisé en trois livres, qui sont eux-mêmes subdivisés en chapitres. Comme il se propose de suivre le développement de l'art de la peinture depuis sa naissance, il enseigne, dans le premier livre, quelle fut son origine; dans le second, quelles ont été les causes de ses progrès; dans le troisième, comment elle est parvenue à sa perfection[263].
Après avoir présenté des considérations générales sur la faculté innée chez l'homme de pouvoir tout imiter, Junius s'efforce de démontrer, dans son premier livre, que cette faculté peut être surtout développée par l'imagination, pourvu que cette folle du logis ne se laisse pas trop emporter, comme il arrive aux jeunes gens, par les écarts déréglés du caprice ou de la fantaisie. Et comme cette intempérance d'imagination est commune aux poëtes et aux peintres, il profite de l'occasion pour examiner ce que la poésie et la peinture ont entre elles de semblable; il ajoute, en passant, quelques conseils à l'usage de ceux qui veulent considérer avec attention les œuvres de la peinture.
Dans le second livre, l'auteur entreprend de prouver que c'est la nature qui a donné à l'homme le désir de tout imiter, et que, si l'imagination le pousse à produire et à créer, il y est excité encore par beaucoup d'autres causes. Avant tout, il indique Dieu, source et origine de tout bien, comme l'auteur de cette faculté donnée à l'homme. La bonté divine a voulu que l'enfant reçût ses premières impressions de ses parents, dont les préceptes l'initient d'abord aux règles des arts. Livré ensuite à ses propres forces, si le jeune homme, chez les anciens, était disposé à se laisser aller à de mauvais penchants, il était retenu par la crainte des lois rendues contre les corrupteurs des arts. Si, au contraire, étant doué d'un jugement sain, il était décidé à ne pas s'écarter des principes de son premier enseignement, il ne tardait pas à trouver des encouragements dans une utile émulation et dans les conseils des maîtres. Bientôt, son esprit était attiré par cette admirable douceur de l'art, jouissant d'une émulation naturelle, par cette force qui sait réunir et s'approprier, à l'aide d'un exercice constamment répété, tout ce qui est utile à la pratique de l'art. L'honneur que les hommes de tout rang rendaient aux arts, l'espérance du succès et de la gloire, flattaient l'amour-propre de l'artiste; joyeux, plein de confiance en lui-même et rempli d'une heureuse audace, il n'hésitait pas à entreprendre de grandes choses. La félicité publique, dont, selon l'auteur, les peuples jouissaient dans ces heureux siècles, favorisait beaucoup cette ardeur et ce désir de gloire. En outre, les succès particuliers contribuaient à entretenir l'émulation générale et l'espoir de réussir.
Après avoir ainsi fait ressortir les causes des arts d'imitation chez les anciens, Junius, dans son troisième livre, examine les effets de cette force imitatrice qui réside dans l'intelligence de l'homme; il suit les progrès qu'elle a faits et la perfection qu'elle a su atteindre. Il observe, chez les anciens, dans la peinture, cinq parties capitales: l'invention ou sujet; la proportion ou symétrie; la couleur, et, avec elle, la lumière et l'ombre, le clair et l'obscur; le mouvement, soit l'action et la passion; enfin, l'ordonnance ou disposition économique de tout l'ouvrage. Les quatre premières parties, c'est-à-dire l'invention, la proportion, la couleur et le mouvement, étaient observées avec soin par les anciens dans toute peinture, soit qu'elle ne représentât qu'une seule figure, soit qu'elle en contînt plusieurs. Quant à la disposition, ils ne s'en occupaient que dans les tableaux comprenant plusieurs figures, afin que, par la diversité du jeu de la lumière, l'ordonnance fît mieux ressortir la différence des corps et des objets représentés sur la même surface. Les anciens ne faisaient pas consister la perfection de l'art uniquement dans l'observation de ces cinq parties: ils voulaient encore qu'une certaine grâce, semblable à celle répandue sur toute la personne de Vénus, se fît remarquer dans chacune des parties du tableau, et les fît toutes également admirer. Junius donne donc des conseils pour trouver et rendre la grâce, sans laquelle, quels que soient la science et le talent, un artiste ne saurait jamais se flatter d'arriver à la perfection.
Telle est la théorie du savant auteur du traité de la peinture des anciens. Il procède, on le voit, avec les formes pédantesques du seizième siècle, et son ouvrage, bourré à chaque page de citations grecques et latines, est un véritable prodige de science et d'érudition. Aucun auteur ancien qu'il ne cite ou ne commente: il fait le même honneur aux critiques et glossateurs modernes le plus en réputation de son temps, tels que Budée, Casaubon, Grotius, Gruterus, Saumaise, Scaliger, Selden et les deux Vossius. Cet étalage d'érudition était dans le goût de l'époque, où dominait encore, parmi les lettrés, l'usage habituel du grec et du latin. Cette manière de procéder paraît fastidieuse au savoir facile, mais un peu superficiel, de notre temps. Il est certain néanmoins qu'en dépouillant le traité de Junius de son enveloppe par trop hérissée de grec, et en laissant de côté ses déductions, qui sentent trop l'école et la scolastique du moyen âge, on y trouve une connaissance approfondie de l'antiquité, accompagnée de considérations qui dénotent un esprit aussi juste que cultivé. On ne doit pas oublier, pour juger son livre avec impartialité, que, depuis la Renaissance, Junius est le premier qui ait cherché à expliquer l'origine de l'art chez les anciens, non en artiste, comme Léonard de Vinci, Vasari et d'autres biographes italiens, mais en véritable philosophe, qui fait remonter la source du beau comme du bien, et par conséquent des arts d'imitation, jusqu'à Dieu lui-même.
Pour donner une idée du style et de la manière de raisonner de l'auteur, nous citerons le passage suivant, dans lequel il développe cette thèse[264].
«L'excellent, le très-grand créateur de l'univers, a fait ce monde de telle sorte, que les Grecs, d'accord avec les autres nations, l'ont appelé χοσμος, c'est-à-dire ornement, et les Latins mundus, à cause de l'élégance et de la perfection de toutes ses parties. Quant à ce qui est de l'homme, Dieu ne l'a pas créé à son image pour qu'il vécût semblable à une vile brute; mais pour que, se rappelant son origine, il s'avançât vers une éternité de gloire, en suivant le droit chemin de la vertu. Depuis l'origine du monde, cette opinion réside au fond de l'âme de tous les hommes, et elle n'a pas moins cours chez le vulgaire que parmi les savants. Cette raison suffit à elle seule pour élever de terre l'esprit de l'homme, et le conduire, pour ainsi dire, jusque dans le ciel. Mais au milieu de l'immensité des choses de ce monde, la nature pousse les uns dans une voie, les autres dans une autre. Celui-ci, dans sa haute intelligence, mesurant l'étendue du monde lui-même, calcule, le compas à la main, la circonférence du globe, et livrant à la postérité le catalogue des étoiles, révèle les lois des astres, laissant, pour me servir des expressions de Pline, le ciel en héritage à tous. Cet autre, non sans une terreur causée par la majesté du spectacle, s'efforce de découvrir et de pénétrer les secrets les plus profondément cachés dans le sein de la nature; il s'étudie à comprendre et à expliquer les nuées, les tonnerres, les tempêtes, les mers et les autres phénomènes par lesquels la terre et ce qui l'environne sont agités. L'homme qui aime à contempler le spectacle de la nature examine toutes choses: il comprend que tout cela le regarde; bien plus, il sait qu'il a été placé lui-même sur cet immense théâtre comme spectateur et admirateur de l'œuvre sublime de la création. Qu'est-ce, en effet, autre chose que l'homme, si ce n'est l'être se rapprochant le plus de Dieu, et créé pour contempler tout ce qui compose le monde. Anaxagoras, interrogé pourquoi il avait été mis au monde, répondit: «Afin de contempler le ciel, le soleil et la lune.» «L'homme, dit Cicéron (De Naturâ Deorum, lib. II), est né pour contempler le monde et imiter ce qu'il voit.—Je crois que les dieux immortels, dit le même Cicéron (In Catone Majore), ont introduit les âmes dans les corps des hommes afin d'établir des êtres qui pussent considérer la terre, et qui, contemplant l'ordre établi dans le ciel, s'efforçassent de l'imiter par leur manière de vivre et par leur constance.»
Ce n'est que longtemps après avoir plané à ces hauteurs métaphysiques, que Junius se décide à aborder son sujet au point de vue historique et critique. Il le fait, dans le troisième livre de son traité, avec une grande richesse d'érudition, et une force non moins remarquable de raisonnement. Néanmoins, il n'a pas d'illusion sur la valeur de son œuvre, et ne croit pas qu'elle soit à la hauteur du sujet qu'il avait entrepris de traiter.
«Si quelqu'un, dit-il en terminant[265], venait à croire que j'ai pu épuiser un sujet si vaste, dans un ouvrage si court, il se tromperait gravement; car il n'apercevrait ni mon insuffisance, ni l'étendue de la matière. Je me suis proposé seulement d'indiquer aux artistes, ainsi qu'aux amateurs de ces attachantes études, les sources où ils pourraient puiser et les pentes qu'elles suivaient. Mais je n'ai pas eu la présomption de m'offrir comme un guide; ce qui eût été de ma part une preuve d'arrogance; il me suffisait de montrer comme avec le doigt où étaient les sources.»
C'est là, en effet, le mérite principal du traité de Junius. Ce mérite est encore plus appréciable dans le catalogue des peintres, des architectes, des statuaires, des graveurs de l'antiquité et de leurs œuvres, qu'il a composé, et qui a été imprimé après sa mort, dans la seconde édition de son ouvrage, donnée par Grævius à Rotterdam, en 1694. Ce catalogue, qui ne comprend pas moins de deux cent trente-six pages, grand in-4º, est certainement le plus complet qui ait jamais été dressé sur les artistes égyptiens, étrusques, grecs et romains, et sur leurs œuvres. Tout ce que les modernes ont écrit depuis sur ce sujet, a été puisé à cette source.
Il ne faudrait pas croire que Junius se soit borné à comprendre dans ce catalogue les seuls artistes; il y admet également, ainsi qu'il l'exprime à l'article de M. Agrippa, ob eximium ergà hasce artes amorem et cultum, les hommes qui, dans l'antiquité, se sont montrés favorables aux arts. La notice consacrée à cet ami d'Auguste donne, sur la construction et la décoration du Panthéon, à Rome, des renseignements qu'il serait fort difficile de trouver réunis ailleurs. Les articles consacrés à Apelles, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Parrhasius, Xeuxis, ne sont pas moins précieux. Il en est de même des indications que rapporte Junius, d'après un grand nombre d'auteurs anciens, sur des artistes de second ordre.
Le traité de la peinture des anciens, dont la première édition parut en 1636, eut un grand succès en Angleterre et ailleurs. Hugo Grotius, le savant auteur du Mare liberum et du traité De jure belli et pacis, qui n'était pas moins versé dans la connaissance des lettres et des beaux-arts que dans le droit des gens et dans la politique, s'empressa de féliciter Junius de cette importante publication. Ils se connaissaient presque depuis l'enfance, étant à peu près de même âge[266]; de plus, Grotius, lorsqu'il fut envoyé à l'université de Leyde pour y terminer ses études, avait été reçu dans cette ville par le père de Junius, chez lequel il demeura pendant trois années[267]. Après une enfance et une jeunesse consacrées entièrement à l'étude des sciences et des lettres, Grotius, devenu le partisan et l'ami du grand pensionnaire Barneveldt, éprouva, comme cet homme célèbre, les mécomptes de la vie politique. Condamné, à la suite de l'exécution du grand pensionnaire, qui eut lieu le 13 mai 1619, à la confiscation de ses biens et à une détention perpétuelle, Grotius parvint, grâce au dévouement de sa femme, au bout de plus de deux années de captivité, à s'échapper de prison et à se réfugier en France. Il y resta environ dix ans, d'avril 1621 à la fin de septembre 1631. Bien accueilli par les savants et par les magistrats, ce fut dans la maison de campagne du président de Mesmes, à Balagny, près de Senlis, qu'il prépara la publication de son fameux traité De jure belli et pacis. À l'époque où parut l'ouvrage de son ami Junius sur la peinture des anciens, Grotius était revenu à Paris, en qualité d'ambassadeur de la reine de Suède, fonctions qu'il devait à la bienveillance de son ami, le grand chancelier Oxenstiern, et qui le mettait, sous la sauvegarde du droit des gens, à l'abri de nouvelles persécutions. Ce grand esprit, au milieu des luttes politiques et des négociations les plus épineuses, trouvait encore le temps de cultiver les lettres et d'admirer les œuvres de l'art. L'érudition profonde, l'austérité de mœurs d'un grand nombre de citoyens des Provinces-Unies, n'excluaient pas alors le goût des belles choses, et c'est à cet heureux mélange de savoir, de vie régulière et de fantaisie, que l'école hollandaise doit, en grande partie, ses œuvres les plus admirables. Grotius était lié avec les principaux artistes flamands et hollandais de son temps, particulièrement avec Rubens et Van Dyck; son portrait avait été peint plusieurs fois, notamment en 1599, lorsqu'il était à peine âgé de quinze ans. Il figure en tête de son ouvrage sur Martianus Capella, publié à la Haye à cette époque. On l'y voit décoré de la chaîne d'or, présent de Henri IV à son premier voyage en France. Grotius ne pouvait pas rester indifférent à l'ouvrage de son ami sur la peinture des anciens. Il avait reçu le livre de Junius vers le commencement de 1638; voici en quels termes il le remercia de cet envoi[268].
«Je t'adresse mes remercîments les plus vifs, très-savant Junius, pour ton livre De pictura veterum, que tu as bien voulu me donner, et qui reflète l'image la plus vraie de ton esprit et de ton érudition. J'admire l'étendue de tes lectures, le jugement, l'ordre et ce que tu as emprunté à tous les autres arts pour orner celui-là. Cet ouvrage me paraît de tous points comparable à ces tableaux composés de pierres de diverses couleurs, tels que celui que Satureius célèbre dans une épigramme grecque[269], et que Procope nous apprend avoir appartenu au roi des Goths Théodoric. La variété charme, et plus encore l'admirable ensemble qui résulte de cette variété même. Donne-nous, je t'en prie, beaucoup d'œuvres semblables; mais je te rappelle ta promesse de nous donner aussi les noms des anciens peintres et le catalogue de leurs ouvrages[270]. Et afin que tu demeures entièrement convaincu que j'ai bien lu réellement toutes les parties de ton livre, je te demande de m'expliquer ce que veut dire Claudien par ces mots: voiles hébraïques (vela hebraïca). Tu sais qu'il n'était pas permis aux Juifs de représenter l'image d'aucun être animé, même sur des voiles: réfléchis s'il ne faudrait pas lire: Lydiacis quæ pingitur India velis, ou toute autre variante qui te paraîtra préférable. De cette manière, tu dissiperas mes doutes. Toutes les fois que je trouve quelqu'un revenant d'Angleterre, je m'empresse de lui demander de tes nouvelles et de m'informer de la situation de tes affaires. J'ajouterai, si tu le permets, une prière: c'est de saluer cordialement en mon nom Seldenus, Patritius, ton homonyme Pettœus et d'autres encore, avec lesquels je suis lié d'une étroite amitié.—Tout à toi de cœur.—H. Grotius.—Paris, 31 mai 1638.»
Junius s'empressa de déférer au désir de son savant ami, et lui écrivit de nouveau le 12 juillet; mais nous n'avons pas retrouvé sa lettre. Voici la réponse que lui adressa Grotius, de Paris, le 23 septembre de la même année 1638:
«Je t'aime à beaucoup de titres, très-savant Junius, et j'attache un grand prix à ce que, en retour, tu me conserves ton attachement. Tu sais combien est ancienne cette amitié qui existe entre nous, et quelles profondes racines elle a jetées. Garde-toi de croire, néanmoins, que les observations qui m'ont été suggérées par la lecture de ton ouvrage sur la peinture des anciens, aient été influencées par notre vieille amitié. De même que les juges, dans les causes qui leur sont soumises, s'attachent à prononcer leurs sentences d'après les faits et les titres, sans aucune acception de la personne d'un ami ou d'un ennemi, de même j'ai l'habitude d'en user à l'égard des écrits des autres. En ce qui concerne ton livre, je suis d'autant plus certain de l'avoir bien jugé, que mon sentiment est tout à fait conforme à celui des hommes les plus instruits que j'ai consultés. Dès lors, quel doute pouvait-il me rester sur le mérite de ton ouvrage? Tu m'as fait plaisir, en m'apprenant que tu m'avais rappelé au souvenir de Selden et de Patritius Junius. Je leur dois beaucoup comme homme public, à cause des ouvrages qu'ils ont publiés dans l'intérêt de l'humanité, et, en mon particulier, parce que j'ai souvent éprouvé les marques de leur bienveillance....»
Si les éloges de Grotius devaient satisfaire Junius, au point de vue de l'érudition et des savantes recherches dont son livre est rempli, il n'était pas moins désireux d'obtenir l'approbation des artistes, juges plus compétents des questions traitées dans son ouvrage. Cette approbation ne se fit pas attendre. Van Dyck, avec lequel il s'était lié en Angleterre, mais qui était alors retourné en Flandre, lui écrivit de Desen, le 14 août 1636, la lettre suivante[271]:
«Monsieur, le baron Canuwe m'a renvoyé par mer un exemplaire de votre ouvrage De pictura veterum, qui lui paraît d'un grand mérite, et qu'il considère comme un travail des plus érudits. Je suis certain qu'il recevra du public un accueil aussi satisfaisant que tout livre publié jusqu'à ce jour, et que les arts recevront de nombreux éclaircissements d'un ouvrage aussi remarquable, qui doit évidemment avancer leur réhabilitation, et assurer une grande réputation à son auteur. Je l'ai récemment communiqué à un homme très-instruit qui venait me visiter, et il m'est difficile de vous dire en quels termes favorables il parla de votre livre, qu'il regarde comme le plus curieux et le plus profond qu'il ait jamais connu. Ledit baron Canuwe désire en recevoir un exemplaire aussitôt qu'il sera mis en publication, persuadé qu'il est que chacun le lira avec un intérêt particulier, et il est impatient de l'avoir sous les yeux. Comme j'ai fait faire la gravure du portrait du chevalier Digby, dans l'intention de la mettre en vente, je vous prie humblement de me gratifier de quelques mots pour lui servir d'inscription[272]. Ce sera me rendre un service et me faire un grand honneur. La présente ne tendant qu'à vous offrir mes respectueux services, croyez-moi toujours, monsieur, votre indigne serviteur,—Ant. Van Dyck.»
L'illustre chef de l'école flamande, Rubens, ne tarda pas à suivre l'exemple de son élève: il écrivit à Junius dans le mois d'août 1637, d'Anvers, où il était alors en passant, et comme il le dit: Stans pede in uno. Sa lettre, commencée et terminée en flamand, et probablement interrompue et reprise plusieurs fois, est écrite, pour la plus grande partie, en latin, langue que l'éminent artiste connaissait à fond, comme tous les hommes distingués de son époque. En voici la traduction pour la première fois en français[273]:
«Vous aurez été très-étonné que je n'aie pas jusqu'ici accusé réception de votre lettre. Je vous prie de croire qu'il n'y a pas plus de douze jours que je l'ai reçue. Elle m'a été remise par un homme de cette ville, nommé Leone Hemselroy, qui s'est beaucoup excusé de ce retard. Telle est la raison pour laquelle je ne vous ai pas écrit plus tôt. Je désirais aussi de la lire avant de vous répondre, comme je l'ai fait avec beaucoup d'attention. Je puis dire avec vérité, que vous avez extrêmement honoré notre art, par ce trésor immense recueilli dans toute l'antiquité avec un si grand soin, et communiqué au public dans un si bel ordre. Car ce livre, pour tout dire en un mot, est véritablement le plus riche en exemples, sentences et préceptes, épars jusqu'alors dans les ouvrages des anciens, réunis aujourd'hui à l'honneur et gloire de l'art de la peinture, et pour notre plus grand profit. C'est pourquoi je trouve, monsieur, que vous avez atteint complètement le but que vous vous étiez proposé par le titre et la matière de ce livre De la peinture des anciens. Vos conseils et vos règles, vos jugements qui jettent tant de lumière sur les points les plus obscurs, une érudition vraiment admirable, relevée par tous les agréments du style le plus élégant, un ordre excellent, un soin et une correction infinie de toutes les parties, font de cet ouvrage un des plus parfaits que je connaisse. Mais, parce que les exemples des peintres anciens ne peuvent être suivis plus ou moins que selon le degré d'imagination et d'intelligence de chaque lecteur, je voudrais, qu'avec la même application, il vous fût possible de composer un traité semblable sur les peintures des Italiens, dont les ouvrages existent aujourd'hui comme des types, et peuvent être montrés du doigt, en disant: Les voilà! Car les choses qui tombent sous le sens se gravent et entrent plus profondément dans l'esprit, réclament un examen plus attentif, et profitent plus à ceux qui veulent les étudier, que les objets qui ne se présentent à nous que par la seule force de notre imagination, comme dans un songe. Ces objets, décrits par un texte obscur, échappent souvent, bien qu'ils soient trois fois expliqués, comme l'image d'Eurydice échappe à Orphée, et privent ainsi le lecteur de l'espoir de les comprendre. C'est ce que j'ai éprouvé moi-même, je dois l'avouer. En effet, quel est celui d'entre nous qui, entraîné par les descriptions de Pline ou des autres auteurs anciens, n'a pas essayé, séduit par la beauté de l'entreprise, de se représenter devant les yeux un des chefs-d'œuvre d'Apelles ou de Timanthe? Et cependant, il n'est parvenu qu'à imaginer quelque pensée indigne de la beauté, de la majesté de l'art antique. Car chacun est plein d'indulgence pour son propre génie, et compose volontiers une sorte de mélange qui ne ressemble en rien aux chefs-d'œuvre des anciens, et qui même est une injure envers leurs illustres mânes. Comme je fais profession de la plus grande vénération pour leur mémoire, je préfère, je l'avouerai franchement, suivre les traces de ceux qui existent encore, plutôt que de m'efforcer en vain de refaire, par la seule pensée, les ouvrages des maîtres anciens. Je vous prie de prendre en bonne part, ce que, en considération de notre amitié, je prends la liberté de vous écrire. Je me flatte qu'après un si excellent entremets (promulcidem?), vous ne nous refuserez pas le commencement même du repas (ipsum caput cœnæ), que nous désirons tous avec tant d'ardeur; puisqu'il est vrai que, de tous ceux qui jusqu'ici ont traité de cette matière, aucun n'a satisfait notre appétit; car il faut en venir séparément à chaque œuvre en particulier, ainsi que je l'ai dit. Je me recommande du fond du cœur à votre bienveillance, et après vous avoir remercié de l'honneur que vous m'avez fait en m'offrant votre amitié et votre livre, j'ai l'honneur d'être pour toujours votre dévoué P.-P. Rubens.»
Rubens, on le voit, tout en louant le livre de Junius, le juge en grand peintre, et à l'aide des comparaisons et des images poétiques dont son imagination savait embellir ses tableaux. Il a raison, assurément, de préférer la vue des chefs-d'œuvre de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Raphaël, du Corrège et des autres grands Italiens, à l'explication, toujours obscure, des ouvrages des artistes de l'antiquité. On doit regretter que Junius n'ait pas voulu ou n'ait pas pu suivre les conseils du chef de l'école flamande, et qu'il n'ait point composé, ainsi que le désirait Rubens, un second traité De pictura Italorum. Peut-être, le savant bibliothécaire du comte d'Arundel était-il trop porté vers les recherches de pure érudition, pour réussir également bien dans l'examen et l'appréciation des œuvres de la Renaissance, que tous les amateurs pouvaient indiquer du doigt, comme Rubens. D'ailleurs, il aurait fallu, pour mener cette entreprise à bonne fin, que Junius abandonnât l'Angleterre pour l'Italie, et la religion protestante, à laquelle il était fort attaché, s'opposait à ce voyage.
Tel qu'il est, avec le catalogue des artistes de l'antiquité, l'ouvrage de Junius mérite les éloges qu'il a reçus de Grotius, de Rubens et de Van Dyck. S'il ne présente pas méthodiquement une histoire de l'art proprement dite, comme Winckelmann l'a composée plus tard, il renferme les documents les plus nombreux et les plus authentiques sur la vie des artistes anciens et sur leurs œuvres. C'est une mine féconde qui a été souvent exploitée: beaucoup d'auteurs, parmi les modernes, ont imité et quelquefois même copié Junius sans le dire. Il est à peu près le seul qui ait eu le courage de remonter jusqu'aux sources, et son travail indique combien étaient profondes et consciencieuses les études consacrées, par les savants et les amateurs du dix-septième siècle, à la recherche du beau depuis l'origine de l'art.
Dans son épître dédicatoire à Charles Ier, Junius déclare qu'il a entrepris le traité De la peinture des anciens pour obéir à la volonté du noble comte d'Arundel, et qu'il s'est inspiré des monuments de l'art ancien que son patron avait réunis dans sa demeure. Ce ne fut point sans des difficultés infinies et des dépenses énormes que le comte réussit à faire parvenir en Angleterre les statues, les bas-reliefs et les inscriptions enlevés par lui à la Grèce et à l'Italie. Ces précieux restes ont été les premiers monuments de l'antiquité introduits en Angleterre. Comme ils font aujourd'hui partie des collections de l'université d'Oxford, leur histoire et leur description ont été plusieurs fois publiées. Nous empruntons à l'avertissement donné par le docteur Richard Chandler, en tête de l'ouvrage intitulé Marmora oxoniensia[274], l'historique de leur arrivée à Londres dans le palais d'Arundel, et de la sensation qu'ils excitèrent chez les savants, les amateurs et les artistes.
Après avoir expliqué que le comte avait fait choix de Guillaume Pettæus (Petty) pour chercher et acquérir, en Italie, en Grèce, en Turquie et dans tout le Levant, ce qu'il trouverait de plus remarquable parmi les restes des marbres, statues, bas-reliefs et inscriptions de l'antiquité, Richard Chandler raconte, qu'une partie de ces marbres était parvenue à Londres en 1627. Déposés dans la maison et les jardins du comte d'Arundel, sur les bords de la Tamise, les savants et les hommes les plus distingués accouraient de toutes parts pour les voir.—«On remarquait parmi eux l'illustre Robert Cotton, qui s'empressa d'aller trouver Selden, le priant avec instance de venir le lendemain matin (car il faisait alors nuit), pour examiner avec la plus grande attention ces arcanes enlevés à la Grèce. Selden y ayant consenti, ils convinrent de s'adjoindre leurs amis communs, Patricius Young, ou, comme il préférait s'appeler, Junius, et Ricardus James, l'un célèbre par la découverte qu'il avait faite de l'épître de saint Clément aux Corinthiens, qu'il publia, et par d'autres ouvrages; l'autre possédant une profonde érudition, acquise par un travail opiniâtre, et alors occupé à colliger les manuscrits dont s'est enrichie la bibliothèque Cottonienne.
«Le lendemain matin, à la pointe du jour, ces doctes investigateurs des monuments de l'antiquité se réunirent chez le comte d'Arundel, et, après avoir lavé et nettoyé les marbres, découvrirent le pacte de l'alliance conclue entre les habitants de Smyrne et ceux de Magnésie, dont ils restituèrent le texte, en le rendant d'une entente facile. Bientôt, la renommée répandit la nouvelle de la découverte de cette inscription, et, de toutes parts, se manifesta le désir d'en avoir des reproductions. Mais Selden s'y opposa, craignant que, par suite de l'incurie des copistes, le texte, qu'ils avaient eu tant de peine à rétablir dans toute sa pureté, ne fût bientôt altéré de nouveau. Il promit donc à ses amis, qui désiraient avoir cette inscription, de la publier avec quelques autres. Il tint parole l'année suivante[275], à la satisfaction de tous les érudits, et particulièrement du célèbre Peiresc[276]. Ce personnage, auquel nul sacrifice ne coûtait lorsqu'il s'agissait d'acheter des raretés, apprit avec le plus vif intérêt, que quelques-unes de ces inscriptions avaient été acquises par un homme dont il faisait le plus grand cas; tandis que, lui-même, avait déboursé autrefois à Smyrne cinq cents pièces d'or pour les obtenir, sans avoir pu se les procurer, son chargé de pouvoirs, Sampson, ayant été jeté en prison par la fourberie des Turcs; ce qui avait permis à Pettæus de les racheter pour le comte d'Arundel, mais à un prix beaucoup plus élevé.—Le livre de Selden obtint un si grand succès, qu'au bout de quelques années, on ne trouvait plus à l'acheter, à quelque prix que ce fût.»
Rubens, qui se trouvait à Londres en 1629, écrivait à Peiresc, le 9 août de cette année: «Le duc d'Arundel possède une infinité de statues antiques, grecques et romaines, que vous aurez vues, puisqu'elles se trouvent publiées par Jean Selden et sont savamment commentées par le même auteur, ainsi qu'on avait le droit de l'attendre de son grand talent. Vous aurez sans doute vu son traité De Diis Syris, qu'on vient de réimprimer recensitum iterum et auctius. Mais je voudrais bien qu'il se renfermât dans les bornes de la science, sans aller se mêler à tous ces désordres politiques qui l'ont privé de sa liberté, ainsi que plusieurs autres membres du Parlement, accusés d'avoir agi contre le roi dans la dernière session[277].»
Le comte d'Arundel avait adopté l'ordre suivant pour l'arrangement de ses marbres: les statues et les bustes étaient placés dans la galerie d'Arundel-House, à Londres; les marbres chargés d'inscriptions étaient appliqués contre les murs du jardin de cet hôtel, et les statues d'un ordre inférieur, ou celles qui étaient mutilées, décoraient le jardin d'été que le lord avait à Lambeth. Plusieurs catalogues apprennent que la collection des marbres d'Arundel contenait trente-sept statues, cent vingt-huit bustes, et deux cent cinquante marbres écrits, sans compter les autels, les sarcophages, les vases, divers fragments et des bijoux antiques inestimables[278].—Junius avait donc raison de vanter la munificence de son illustre patron, qui n'avait reculé devant aucun sacrifice pour enrichir sa patrie de ces précieux trésors.
CHAPITRE XVIII
Ambassade du comte d'Arundel en Allemagne, près de l'empereur Ferdinand II.—Extraits du journal de cette mission, publié par W. Crowne.—Description des collections de l'empereur Rodolphe, à Prague, et du palais de Wallenstein.—Récit de la mort de ce général.—Représentation donnée en l'honneur du comte par les Jésuites de Prague.—Acquisition de la bibliothèque de Pirckheimer à Nuremberg.—Retour du comte en Angleterre.
1636
En 1636, l'année même où Junius publia son ouvrage, le comte d'Arundel, fut envoyé par le roi Charles Ier d'Angleterre, en ambassade extraordinaire près Ferdinand II, empereur d'Allemagne. La relation, ou, pour parler plus exactement, le journal itinéraire de cette mission nous a été conservé. Il a été écrit, jour par jour, par un gentilhomme anglais, William Crowne, attaché à la suite du comte[279].
L'ambassadeur quitta Greenwich le jeudi 7 avril 1636, pour s'embarquer à Margate et se diriger vers La Haye, afin de présenter, en passant, les compliments du roi d'Angleterre au prince d'Orange. Il s'achemina ensuite par Utrecht, Wesel, Dusseldorf, Cologne, Coblentz, Mayence, Francfort-sur-le-Mein, Nuremberg, Passaw et Lintz, où il trouva l'empereur et l'impératrice qui étaient venus à sa rencontre. Il eut son audience de réception le 6 juin, et dut demeurer dix-neuf jours à Lintz, pour y mener à fin les négociations qui l'y avaient amené, et dont l'objet principal était le rétablissement de la paix dans l'Allemagne, troublée depuis longtemps par la guerre dite de Trente ans. Pendant tout son séjour à Lintz, l'ambassadeur anglais fut logé et entretenu aux frais de l'empereur, et des fêtes furent données en son honneur. L'historiographe de cette mission n'a transmis aucune description de ces fêtes.
Après s'être rendu à Vienne et à Augsbourg, où le comte visita plusieurs établissements des Jésuites, qui le reçurent avec les plus grands honneurs, il se dirigea vers Prague, où il arriva le 6 juillet, «Étant entrés dans le château qui servait de résidence au roi de Bohême.... après avoir traversé trois belles cours, dans l'une desquelles il y avait une statue de saint Georges, à cheval, en bronze, et une fontaine, ils arrivèrent à une grande salle où il y avait de nombreuses et belles boutiques, comme à Westminster. Ils traversèrent ensuite un grand nombre de salles ornées de peintures, dont l'une était décorée de portraits de nobles anglais, et montèrent au second étage, où était la chambre du conseil. Les seigneurs bohémiens s'y trouvaient réunis avec les conseillers de l'empereur. Mais là, s'éleva un tel tumulte, que les Bohémiens jetèrent ces conseillers par les fenêtres, élevées de plus de quarante-cinq pieds au-dessus du sol, et ils tirèrent sur eux des coups de pistolet... Alors nous descendîmes dans une salle basse, véritablement magnifique, qui sert pour leurs bals masqués. Son plafond est soutenu par un grand nombre de belles colonnes, et, au milieu, elle est décorée de statues de bronze. Le long des murs pendent des tableaux représentant des chevaux indiens, qui étaient alors à Prague. À côté, se trouve une grande salle à manger, dont la table est en mosaïque, et à l'extrémité de laquelle on voit de belles armes... C'est dans le Schant-hamber que se trouvent le trésor et les superbes collections de l'empereur Rodolphe.
«Dans la première salle, un grand nombre de dressoirs ou buffets adossés aux murs renferment: le premier, des objets en corail; le second, en porcelaine; le troisième, en nacre de perle; le quatrième, des feuilles de cuivre curieusement gravées; les cinquième et sixième, des instruments de mathématiques; le septième, des bassins, des aiguières et une coupe d'ambre; le huitième, des vases d'or et de cristal; le neuvième, de cristal de roche; le dixième, des ouvrages de mosaïque; le onzième, des objets en ivoire, plus une grande corne de licorne de un yard de long; le douzième, des ouvrages en relief; le treizième, en émail; le quatorzième, d'objets antiques, jetés en argent; le quinzième, des cabinets de diamants de Bohême, et quelques petites boîtes de perles du même pays; le seizième, d'objets relatifs à l'astronomie; les dix-septième et dix-huitième, des objets indiens; le dix-neuvième, des choses venant de la Turquie; le vingtième, une statue de femme de grandeur naturelle, vêtue de soie. Au milieu de la salle, sont des horloges; le chroniqueur en décrit sept de différentes sortes, à sonneries, avec musique, mettant en mouvement des personnages, fort curieuses, à ce qu'il paraît, pour le temps, et devant lesquelles il resta en admiration.—«Nous entrâmes alors dans une petite pièce fermée, dans laquelle il y avait beaucoup de niches pratiquées dans l'épaisseur du mur, et renfermant les présents envoyés à l'empereur, comme des casques dorés et des statues.—Dans la troisième salle, quatre dressoirs le long des murs, remplis de rares peintures, et, au milieu, des objets antiques, comme une statue de jeune fille de grandeur naturelle, qui fit la guerre[280], et une machine qui servait autrefois à imprimer les livres. La quatrième salle renferme des armoires remplies de raretés anatomiques, de poissons, de coquilles, de livres, parmi lesquels une Bible in-folio de la plus grande beauté.....»—Après avoir visité les églises de Prague, et s'être promené dans le parc, hors de la ville, le comte d'Arundel voulut voir le nouveau palais que Wallenstein s'était fait construire.... «Son Excellence traversa d'abord une immense salle longue, au moins, de quarante-huit pas, et large de trente et un. Nous montâmes ensuite à des galeries où des tableaux étaient exposés, et où l'on avait peint sur les murs l'histoire d'Hercule, et au plafond diverses compositions tirées d'Ovide. Dans la salle d'audience, les quatre Éléments sont peints au milieu du plafond. À la suite, se trouvent un grand nombre de belles chambres. Dans le jardin, on voit cinq fontaines avec de grandes statues qui les décorent, et la fontaine de Neptune, surmontée de quatre nymphes, avec une belle grotte; mais les eaux ne coulèrent pas. Nous allâmes ensuite visiter l'écurie, pouvant contenir vingt-six chevaux. Les colonnes et les mangeoires sont entièrement de marbre rouge; il y a quarante-huit colonnes, et chacune d'elles a coûté vingt-cinq livres (sterling). Quatre cours environnent le palais, qui appartient maintenant au roi de Hongrie. Ce Wallenstein était le seul général en chef de l'empire, sous les ordres de l'empereur. Il devint si puissant, qu'il inspira de la crainte à l'empereur, et c'est avec raison, si l'on considère les complots que Wallenstein avait tramés contre sa couronne. Mais, pour en prévenir l'explosion, l'empereur donna l'ordre à quelques officiers irlandais qu'il entretenait à son service, de le surveiller la nuit et de le mettre en pièces, ce qui arriva le soir même. Un de ces officiers étant entré à l'improviste dans sa chambre, le trouva en chemise, et lui dit: «Vive Ferdinand, mais meure le traître Wallenstein!» Ce dernier, étendant les bras, se mit à crier: Oh! mon Dieu! en recevant un coup de hallebarde. Cela fait, ils lui coupèrent la tête, et, sur-le-champ, la portèrent à l'empereur, lequel les récompensa largement, et continua à leur accorder sa faveur.»—Telle est la morale que l'honorable gentleman tire de l'assassinat de Wallenstein. Nous regrettons d'être obligé d'ajouter que le comte d'Arundel s'empressa de recevoir le colonel écossais Lesley et l'Irlandais Deverous[281] que l'histoire accuse du meurtre du duc de Friedland.
Bien qu'attaché à l'un des plus grands connaisseurs du dix-septième siècle, il ne paraît pas que William Crowne ait compris la beauté des statues et des peintures qu'il put voir en Allemagne. Le narrateur prit plus d'intérêt aux fêtes et aux spectacles donnés en l'honneur de son noble patron. Il nous a conservé le programme d'une pièce allégorique, composée par les Jésuites de Prague, représentée dans leur collège, et faisant allusion aux espérances que la mission du comte d'Arundel avait fait naître en Allemagne.
«.....Son Excellence, dit-il[282], fut invitée à assister à une représentation au collège des Jésuites, dont le supérieur est un Irlandais, qui le reçut comme un prince. D'abord, un discours lui fut adressé par un jeune élève; il fut ensuite salué, à son passage, par une garde de soldats qui déchargèrent leurs mousquets en son honneur. Son Excellence arriva ensuite à la salle où la comédie fut jouée à sa grande satisfaction, non-seulement eu égard au sujet de la pièce, mais surtout à cause du talent des acteurs, de la beauté des costumes, au nombre de plus de cinquante, et des rôles joués par les jeunes écoliers et par plusieurs fils de nobles barons. La représentation terminée, ils désirèrent être admis à baiser la main de Son Excellence, à genoux, en témoignage de son approbation. Je joins ici, ajoute le narrateur, l'argument de la pièce[283].
«La Paix, qui habite l'Angleterre, exilée depuis longtemps de la Germanie, se prépare à rentrer dans ce pays.
«Drame représenté à Prague, en 1636, par les élèves du collège des Jésuites, à l'occasion de la visite faite à ce collège par le très-illustre et très-excellent Thomas Howard, comte d'Arundel et de Surrey, ambassadeur extraordinaire du très-puissant roi d'Angleterre Charles Ier, près l'auguste empereur Ferdinand II et les princes de l'empire.
«Prologue.—Le valet de Mercure, occupé à préparer le théâtre, rencontre une troupe de jeunes enfants, désireux de voir l'ambassadeur du roi d'Angleterre; il leur fait savoir qu'il ne croit pas qu'ils puissent le voir du théâtre, à moins qu'ils ne lui adressent leurs félicitations sur son arrivée. Ne pouvant les lui présenter en latin, à cause de leur extrême jeunesse, il les invite à le faire en diverses langues.
«Première partie.—Scène première.—Mercure reçoit les dieux et les déesses, qui se rendent au conseil avec les attributs et les costumes qui les distinguent, et il assigne à chacun sa place.
«Scène deuxième.—Astrée se plaint à Jupiter et aux dieux des crimes des mortels. Jupiter, après avoir recueilli les opinions, livre la Terre à Mars et à Vulcain, afin qu'ils la punissent.
«Scène troisième.—La Paix, désolée, cherche un lieu où elle puisse échapper à la fureur de Mars; Neptune la fait monter sur une conque marine et la conduit en Angleterre.
«Scène quatrième.—Mars divise en plusieurs parts le globe de la terre et le distribue à Bellone, aux Furies et à ses autres compagnes.
«Seconde partie.—Scène première.—Cérès, Apollon, Bacchus déplorent, auprès de Jupiter, les calamités dont ils ont à souffrir de la part de Mars. Jupiter les renvoie à Neptune.
«Scène deuxième.—Neptune annonce qu'il a remis l'empire de la mer à Charles, roi d'Angleterre; il leur dit d'aller le trouver, s'ils veulent rendre la paix au monde.
«Scène troisième.—Mercure ordonne à Cérès et à Phœbus d'avoir bon espoir, car bientôt le roi Charles aura rétabli la paix, par les soins de son envoyé, Howard comte d'Arundel. La Paix assure qu'elle ne tardera pas à revenir en Germanie, son ancienne demeure. Tous se félicitent et adressent leurs compliments au noble comte.
«Épilogue, faisant allusion aux armoiries de la famille Howard, par lequel on souhaite et on prédit à l'ambassadeur toute sorte de prospérités; et après l'avoir salué avec respect, un des acteurs, tant en son nom qu'au nom de tous, lui adresse des remercîments.—Applaudissez.»
Ce n'était pas la première fois que les jésuites avaient montré, à l'ambassadeur de Charles Ier, le spectacle d'une représentation allégorique en son honneur. Déjà, pendant son séjour à Lintz, ils lui avaient offert le même divertissement. Mais William Crowne ne nous a conservé que l'argument de la pièce jouée à Prague.
Malgré les assurances données par les anciennes divinités de l'Olympe, évoquées par les jésuites, la paix ne fut pas alors rétablie en Allemagne d'une manière durable. L'accord conclu momentanément le 4 septembre 1636, avec l'intervention du comte d'Arundel, n'empêcha pas des torrents de sang de couler encore dans ce pays pendant de longues années. Le célèbre traité de Westphalie, signé en 1648, en reconnaissant la liberté de conscience comme un principe de droit public désormais inattaquable, put seul mettre un terme à ce conflit sanglant, qui avait ravagé l'Allemagne et une grande partie de l'Europe pendant plus de trente années. Ce qu'il y a de singulier, c'est que si la paix, à cette époque, rentra en Allemagne, elle abandonna l'Angleterre, ainsi que Mercure l'avait annoncé, et la laissa livrée à son tour aux fureurs de Mars et de Bellone. L'infortuné roi Charles Ier, que les Allemands invoquaient, en 1636, presque comme une divinité arbitre de la paix, renversé alors de son trône par ses ennemis acharnés, présenta le premier exemple d'un roi mis à mort par ses sujets, à la suite de la plus inique condamnation[284]. Ainsi vont les choses de ce monde, où les fortunes de certains hommes ne s'élèvent si haut que pour être renversées, aux yeux de tous, par une chute plus éclatante:
.....Tolluntur in altum,
Ut lapsu graviore ruant.
Après avoir assisté, le 2 septembre 1636, au couronnement du fils de Ferdinand II, Ferdinand-Ernest, comme roi des Romains, le comte d'Arundel se mit en marche pour revenir. Il s'arrêta quelques jours à Augsbourg, où il alla voir dans le Stadt-House des statues et des peintures, et, entre autres, l'Histoire de tous les dieux, peinte, dit William Crowne, par Raphaël; probablement une copie des fresques de la Farnésine de Rome. Il reprit ensuite son chemin par Nuremberg, où il fit l'acquisition de la bibliothèque de Bilibalde Pirckheimer, vendue par ses héritiers. On dit que cette collection faisait partie dans l'origine de celle formée à Bude, en 1485, par Mathias Corvin, roi de Hongrie, et qu'à sa mort, en 1490, elle était passée en la possession du père de Bilibalde Pirckheimer[285]. Continuant sa route par Francfort, Hanau, et le Rhin jusqu'à La Haye, le comte d'Arundel était de retour à Londres le 28 décembre 1636, et le lendemain il avait, à Hampton-Court, son audience du roi Charles Ier.
CHAPITRE XIX
Le graveur Wenceslas Hollar, attaché au service du comte d'Arundel, et ses principales œuvres.—Portrait du Sicilien Blaise de Manfre, célèbre faiseur de tours.—Autres portraits gravés par Hollar.—Jérôme Laniere.—Les deux Van der Borcht.
1636—1646
C'est pendant son voyage en Allemagne que le comte fit la connaissance du graveur Hollar, qu'il attacha à sa personne, et ramena avec lui en Angleterre. On croit que ce fut à Cologne qu'il rencontra cet artiste; mais la relation de Crowne n'en parle pas.
Wenceslas Hollar est au nombre de ces artistes éminents que le travail le plus opiniâtre, joint à un talent remarquable, ne purent préserver des atteintes de la misère. Il naquit à Prague en 1607, et il paraît qu'il appartenait à une famille noble, qui fut complétement ruinée pendant la guerre de Trente ans: au moins, dans son portrait, dessiné et gravé par lui-même, en 1647, il s'est représenté au milieu d'un cartouche ou écusson avec ses armes, à quatre quartiers, et une montagne surmontée de deux fleurs de lis[286]. La légende d'un autre portrait de Hollar, peint par N. Meyssens[287], nous apprend que Hollar «était fort enclein à l'art de la miniature, principalement pour esclaircir; qu'il fut beaucoup retardé par son père; qu'en 1627 il partit de Prague, parcourut l'Allemagne s'adonnant à pratiquer l'eau-forte, et partit de Cologne, avec le comte d'Arundel, pour se diriger par Vienne et Prague vers l'Angleterre; qu'il y fut serviteur-domestique du duc d'Yorck, et que, par suite de la guerre civile, il se retira à Anvers, où il résidait encore en 1647.» Nous ajouterons, pour terminer cet aperçu de la vie de Hollar, qu'après un long séjour à Anvers, où il s'était fixé lorsque le comte d'Arundel fut parti pour l'Italie, Hollar se décida à rentrer en Angleterre, à l'époque du rappel du roi Charles II, et qu'il mourut à Londres en 1677. Cet artiste était naturellement travailleur, et le stimulant de la misère, contre laquelle il lutta souvent, surtout après son retour en Angleterre, lui fit composer un très-grand nombre de planches sur toutes sortes de sujets. Vertue, dans le dernier siècle, en Angleterre, et, récemment, M. L.-G. Parthey[288], à Berlin, ont rédigé un catalogue complet de son œuvre.
La manière de Hollar est, généralement, un peu molle; ses contours sont, quelquefois, trop arrondis; sa pointe ressemble trop à du crayon. Ces défauts se font surtout remarquer dans ses plus grandes planches, représentant des sujets de sainteté, des vues de villes et des batailles. Mais dans ses portraits, ses costumes d'hommes et de femmes, ses paysages, ses animaux, et d'autres sujets dont la grandeur n'excède pas vingt centimètres de haut, et souvent beaucoup moins, sur une largeur proportionnée, Hollar atteint souvent la perfection par la finesse du burin, la délicatesse de tous les détails, le rendu, l'expression des physionomies, la savante disposition des ombres et des lumières. Le faire de cet artiste est véritablement original, et donne un cachet tout particulier à la plupart de ses œuvres, fort recherchées des amateurs, principalement en Angleterre. La réputation que Hollar s'acquit dans ce pays, sous les auspices du comte d'Arundel et de Charles Ier, dure encore aujourd'hui. Le talent du graveur suffirait pour justifier cette vogue; mais on sait que les Anglais recherchent, avec un empressement tout national, les œuvres de l'art qui se rapportent à leur histoire, à leurs traditions, à leurs mœurs, à leur pays. À cet égard, ils ont eu raison d'adopter Hollar presque comme un compatriote, car les pages les plus remarquables de son œuvre, non-seulement ont été composées à Londres, mais rappellent les personnages, les monuments, les campagnes de la vieille Angleterre.
Le comte d'Arundel, en sa qualité d'Anglais et de grand maréchal du royaume, s'était attaché à réunir, dans sa collection, les tableaux qui pouvaient offrir un intérêt historique pour son pays. C'est ainsi qu'il possédait les plus beaux portraits de Holbein, représentant le roi Henri VIII, et ceux de ses femmes, Anne de Clèves, Catherine Howard, Jeanne Seymour et Anne de Boleyn. Dans le premier volume de l'œuvre de Hollar, qui est au cabinet des estampes, on trouve, sur la même feuille, les gravures exécutées par cet artiste de ces différents portraits. S'il est curieux, au point de vue historique, de pouvoir considérer la figure de boucher de ce roi Barbe-Bleue, à côté de celles des malheureuses victimes de ses passions désordonnées, il n'est pas moins intéressant, au point de vue de l'art, de voir avec quelle habileté le graveur a su rendre la finesse, la fermeté, l'expression qui caractérisent les portraits du grand peintre de Henri VIII.
Mariette[289] estimait beaucoup les gravures que Hollar avait exécutées des dessins de Léonard de Vinci, faisant partie de la collection d'Arundel. «C'est peut-être, dit-il, ce que nous avons de mieux d'après ce peintre. Il serait cependant à souhaiter que Hollar eût imité avec un peu plus d'exactitude les originaux qu'il avait sous les yeux; qu'il les eût rendus trait pour trait et avec la même touche; qu'il n'y eût point ajouté un travail qui n'y met que de la propreté sans goût... Toutes ces planches de Hollar ne passent guère trois pouces de haut sur deux à cinq pouces de large. Elles sont distribuées en quatre ou cinq suites, à la tête desquelles sont autant de frontispices. Il y en a environ soixante-quinze qui ont été gravées à Anvers dans les années 1645 et suivantes.»
Ce n'est pas seulement en Angleterre que Hollar grava les tableaux de son protecteur; lorsque ce dernier fut obligé de quitter sa patrie, et qu'il se fut réfugié à Anvers, il put emporter avec lui ses plus belles peintures. Comme pour se consoler dans son exil, le comte voulut que Hollar continuât de graver ses planches. C'est à cette époque, qu'arrivé à toute la maturité de son talent, il reproduisit au burin le portrait d'Albert Durer, d'après celui peint par ce maître, en 1498, à l'âge de vingt-six ans. Cette gravure est un petit chef-d'œuvre, digne de rivaliser avec l'original, pour la beauté, l'expression, la maestria; elle porte la date de 1648.
Un autre portrait, non moins remarquable, gravé par Hollar, d'après un dessin ad vivum, c'est celui de Blaise de Manfre, Sicilien, faiseur de tours, prestidigitateur, le Robert-Houdin, le Hamilton, le Hume de cette époque. Il est représenté[290], dit la légende qui accompagne la gravure, ætatis 72, bien qu'il ne paraisse pas cet âge, qu'il se donnait peut-être pour se faire mieux valoir. Sur le premier plan à gauche, il est à mi-corps, vu de trois quarts, vêtu à l'espagnole, avec de longs cheveux ou une perruque, clignant de l'œil, une vraie figure de Scapin, la main droite posée sur une table, les épaules appuyées légèrement au fût d'une colonne ornée de draperies. Dans le fond, au troisième plan, on l'aperçoit debout sur un théâtre, les deux poings sur les hanches, taisant jaillir de sa poitrine et tomber au milieu d'un nombreux public, composé de cavaliers à chapeaux à plumes et à petits manteaux, placés au second plan, son jet intarissable. Près de lui, sur le bord du théâtre, on voit une quantité de fioles, de bouteilles, de paniers. Au-dessus de sa tête, plane une Renommée avec la devise Fama volat, et, dans le haut, un soleil, dans son plein, darde ses rayons, au-dessus desquels est écrit: solus sicut sol; devise que les charlatans de nos jours n'ont pas encore osé adopter. La bouteille inépuisable de Robert-Houdin n'était que renouvelée du jet intarissable du sieur de Manfre. Mais que sont les liqueurs modernes à côté de ce que promet notre Sicilien, qui avait eu l'honneur d'exercer devant des rois et devant l'Empereur. Lisez plutôt les vers qui sont peut-être de sa façon, et qui ne manquent ni d'esprit, ni d'à-propos pour les besoins de la cause. Ce n'est pas une des moindres singularités caractéristiques du dix-septième siècle de trouver un charlatan qui rédige son programme, s'annonce et se fait valoir en distiques latins, non moins élégants que les autres poëmes en latin moderne dus aux plus savants écrivains de son temps. Le latin était encore la langue universelle; de nos jours, cette érudition en plein vent aurait peu de succès. Peut-être ces distiques sont-ils de Hollar lui-même, qui avait reçu dans son enfance une éducation classique, et qui paraît avoir cultivé la poésie latine, si l'on en juge par les vers qu'il a inscrits quelquefois au-dessous de ses portraits. Quoi qu'il en soit, voici ceux qui accompagnent la gravure du Sicilien de Manfre.
Seu veterum similis non conscia sæcula facti,
Seu tua te ratio credere tanta vetet,
Visa tamen mea gesta probant cum Cæsare reges,
Myriadumque oculi, quos stupor attonuit.
Ille ego, purarum grandis potator aquarum,
Qui prius undiferis vina refundo cadis,
Et quæcumque tibi, seu rubra aut candida poscas
Veraque de largo gutture dona paro.
Quinetiam, si præ reliquis optaris ad haustum,
Id tibi de sumpto gurgite munus erit:
Lac, oleum, lupuli potum florumque liquores,
Insuper angelici poscar odoris opes;
Omnia miriparo salientia gutture promo,
Ac demum altivolam jacto potenter aquam.
Ambigis? Aude, veni: volo sint tua lumina testes,
Unde queas larga credere dona Dei.
«Bien que les siècles passés n'aient rien produit de pareil, et encore que votre raison vous défende de le croire, cependant il n'y a pas moyen d'en douter, puisque des rois, l'Empereur et des milliers de spectateurs ont vu de leurs yeux mes faits et gestes, à leur stupéfaction générale. C'est moi, Blaise de Manfre, grand buveur d'eau pure, qui, après avoir tiré du vin de tonneaux remplis d'eau, m'engage à faire couler de mon large gosier, à discrétion, tous les vins qu'on me demandera, soit rouges, soit blancs. Bien plus, si vous préférez autre chose, je vous promets de vous le distribuer de mon réservoir inépuisable: du lait, de l'huile, de la bière, des liqueurs faites avec des fleurs, particulièrement de l'eau parfumée d'angélique: car je puis tout tirer de mon merveilleux gosier. Enfin, je lance au loin dans l'air un puissant jet d'eau. En doutez-vous? N'ayez pas peur, approchez: je veux que vos yeux soient témoins de ce miracle, et que vous soyez convaincus que c'est un véritable don du ciel.»
Hollar a gravé beaucoup de portraits d'après Van Dyck: il nous a transmis, d'après ce maître, les traits de la comtesse d'Arundel, Anne-Alathea Talbot. C'est également d'après le même artiste qu'il a reproduit le portrait du comte, à cheval, en costume de grand maréchal d'Angleterre. Il l'a gravé, en outre, toujours d'après Van Dyck, à mi-corps, dans un médaillon. Enfin, il l'a représenté siégeant à sa place de grand maréchal dans la Chambre des lords, à la séance du 22 mars 1641, dans laquelle fut jugé et condamné le comte de Stafford. Cette dernière gravure, exécutée par Hollar d'après son propre dessin, est fort curieuse, en ce qu'elle donne la représentation exacte de ce grand drame, et qu'elle renferme les portraits des principaux hommes d'État de l'Angleterre à cette époque. Une autre planche de Hollar, mais moins bien réussie, montre l'exécution du malheureux comte, le 22 mai 1641, à Londres, au milieu d'une foule immense de spectateurs.
Nous avons dit que, vers 1642, le comte d'Arundel avait quitté l'Angleterre et s'était retiré à Anvers. Nous ne pouvons pas préciser la durée du séjour du noble lord dans cette ville; mais nous trouvons dans l'œuvre de Hollar, au cabinet des estampes, des portraits gravés par lui à Anvers, faisant partie de la collection d'Arundel, et portant la date de 1643. Ce serait donc à partir de cette année, jusque vers 1650, que l'artiste aurait continué de graver les tableaux de cette collection. Mais ce travail ne l'empêcha pas d'entreprendre d'autres planches. Il fut probablement réduit, pour vivre, à s'occuper d'œuvres bien au-dessous de son talent. Par exemple, il grava des jeux d'enfants, des oiseaux, des animaux, des instruments de pêche et de chasse, d'après Pierre Van-Avent et d'autres. Ce fut aussi vers cette époque qu'il grava, d'après le Titien, les portraits de Daniel Barbaro, Bindo-Altoviti et Johanna Véronèse; d'après le Giorgione, un Allemand de la famille Fuscher; d'après Sebastiano del Piombo, Vittoria Colonna, et quelques autres portraits tirés de la collection de deux amateurs anversois, Jean et Jacob Van-Verle.
Hollar était très-lié avec Jérôme Laniere, Italien, qui paraît avoir été employé par le comte d'Arundel à l'achat de tableaux de peintres italiens[291]. Il lui a dédié la gravure de la Vierge avec saint Joseph, l'Enfant-Jésus et le petit saint Jean, d'après Perino del Vaga, et, dans cette dédicace, il le qualifie des titres de protecteur et grand admirateur des arts.
Il n'était pas moins attaché à Henri Van der Borcht, père, collectionneur de raretés, et, comme ou disait alors, omnium elegantiarum amator. Il était né à Bruxelles en 1583; mais par suite des troubles qui désolaient les Pays-Bas, il fut emmené en Allemagne à l'âge de trois ans. Il y apprit la peinture chez Gilles de Walckenborgh, et voyagea ensuite en Italie. Revenu en Allemagne, il se fixa à Fanckendaël jusqu'en 1627, qu'il vint habiter Francfort-sur-le-Mein, où il se mit à former une collection de médailles, de peintures et de toutes sortes d'antiquités. C'est là que le comte d'Arundel le connut, en 1636, et lui acheta plusieurs pièces importantes. C'est également à son passage par cette ville que le comte attacha à son service Henri Van der Borcht, peintre et graveur, fils du précédent. Il l'envoya d'abord en Italie rejoindre Pettœus (M. Petty), qui était à la recherche de statues antiques et de tableaux pour son maître. Ils revinrent ensemble en Angleterre, et Van der Borcht y resta attaché au service du comte d'Arundel pendant quelques années. Une notice, mise au bas de son portrait gravé par Hollar en 1648, d'après Jean Meyssens, nous apprend, qu'à cette époque, il était serviteur, c'est-à-dire probablement, selon la coutume d'alors, peintre valet de chambre du prince de Galles. Hollar a gravé beaucoup de sujets d'après ce peintre, et ils paraissent avoir vécu et travaillé ensemble en la meilleure intelligence. Van der Borcht dessinait beaucoup. Un amateur français du dernier siècle, M. Quentin de Lorangère, avait réuni la suite de ses dessins, au nombre de 567 pièces. Ils furent vendus par Gersaint en 1744.—Henri Van der Borcht, après un long séjour à Londres, revint mourir à Anvers.
Après le rétablissement de Charles II, Hollar repassa en Angleterre, espérant y être bien accueilli par le nouveau monarque. Mais cet espoir fut à peu près déçu, et l'artiste, toujours poursuivi par la misère, se vit contraint de travailler à la merci des libraires et des marchands d'estampes. C'est alors qu'il exécuta un grand nombre de vues d'Angleterre, plus des marines, des naufrages, d'après John Overton et Peter Staat, et les Amusements de la chasse d'après François Barlow. Hollar fut aussi employé par William Dugdale à illustrer les Antiquities of Warwickshire[292]. Les gravures de Hollar, qui sont dans cet ouvrage, représentent des vues de villes et de châteaux; mais la plus grande partie, des tombeaux, des vitraux et des armoiries servant à distinguer la noblesse de cette province. On y trouve aussi le portrait de Dugdale, le même qui est à la tête de la description, donnée par cet éditeur, de l'église de Saint-Paul de Londres, et plusieurs planches de costumes des ordres religieux[293].—Ces différents travaux ne procurèrent au graveur aucune aisance, et il mourut à Londres, en 1667, dans un grand dénûment.
CHAPITRE XX
Dernières années du comte d'Arundel en Angleterre.—Il quitte sa patrie et se fixe à Padoue.—Il y meurt en 1646.—Sort de ses collections.—Renommée attachée à sa mémoire.
1637—1646
Pendant près de deux années après son retour d'Allemagne, le comte d'Arundel put jouir, dans la retraite, des belles choses qu'il s'était procurées avec tant de soins et de dépenses. Mais, dans le cours de 1638, il fut obligé de rentrer dans la vie publique, en prenant le commandement des troupes destinées à combattre les Écossais, révoltés contre le roi Charles 1er[294]. Après des alternatives de succès et de revers, il fut nommé, en 1640, capitaine général de l'armée royale. Dans le mois de mars 1641 commença le procès du malheureux comte de Stafford, et le comte d'Arundel, en sa qualité de grand dignitaire de la couronne, fut obligé de faire partie de la commission nommée par le roi, pour déclarer l'assentiment royal donné au bill d'attainder, décerné contre l'infortuné ministre. Nous avons vu que Hollar l'avait représenté siégeant à la Chambre des lords, à la place de lord Steward d'Angleterre. Mais le comte ne paraît pas avoir approuvé le tragique dénoûment de ce mémorable procès; car il se hâta de donner sa démission de toutes ses hautes fonctions, afin de pouvoir plus facilement quitter la Grande-Bretagne. Bientôt, en effet, vers la fin de février 1642, il adressa un dernier adieu à sa terre natale, et s'embarqua pour les Pays-Bas. Son historien, le révérend M. Tierney, dit qu'il y fut déterminé par l'état de sa santé qui allait sensiblement en déclinant[295]. Mais il est permis de croire que le comte entrevoyait clairement l'issue fatale de la lutte acharnée engagée entre le parlement et la royauté, et qu'il avait voulu se mettre à l'abri de l'orage.
Quoi qu'il en soit, après un court séjour dans les Pays-Bas, le comte alla s'établir à Padoue: il y mourut le 24 septembre 1646, dans sa soixante-deuxième année. Son corps fut rapporté en Angleterre, déposé dans la chapelle du château d'Arundel, et Junius composa son épitaphe; mais le monument qu'il avait demandé par son testament n'a jamais été exécuté[296].
Après le départ du comte, les biens qu'il avait laissés en Angleterre furent mis sous le séquestre. Ses collections d'objets d'art ne furent point épargnées: ses marbres antiques restèrent longtemps abandonnés dans Arundel-House; quelques-uns furent enlevés furtivement, d'autres mutilés, d'autres employés à construire ou réparer des maisons. Cette perte serait moins à regretter, si la plus grande partie des inscriptions eût été publiée antérieurement; mais il n'y en avait eu qu'un fort petit nombre de donné par Selden, et moins encore par Priæus, qui voulut recommander son édition d'Apulée, en y insérant quelques fragments de ces anciennes inscriptions. À peine la moitié de ces marbres, c'est-à-dire cent trente inscriptions, survécurent à ces désastres.
Plus tard, en 1667, Henri Howard, neveu du comte d'Arundel, et bien digne d'un si grand nom, qui devint ensuite comte-maréchal d'Angleterre et duc de Norfolk, donna tous ces marbres à l'université d'Oxford, d'après le conseil de Jean Evelyn, auquel le sénat académique décerna des remercîments publics, pour le soin qu'il avait pris de les réunir et de les conserver. Transportés à Oxford, ils furent déposés au rez-de-chaussée du théâtre Sheldonien, ou attachés au mur qui l'entoure, et marqués de l'initiale du nom de Howard. Dans le même temps, on fit graver une inscription sur une table de marbre, relatant les titres et les services rendus par le duc de Norfolk. On voulait y faire également mention d'Evelyn; mais l'envie s'y opposa. Le duc fut si sensible à ces éloges de l'académie, qu'il avait résolu de lui faire cadeau d'une belle statue antique de Pallas; mais la mort vint le surprendre, et cette statue, ainsi que plusieurs monuments de l'art antique, passa en d'autres mains, toutefois pour revenir plus tard à l'académie, avec les antiques achetés des héritiers du comte d'Arundel, par Guillaume, baron de Lempster, et donnés, en 1753, à l'université d'Oxford, par Henriette-Louise, comtesse de Pomfret[297].
Vers 1678, on voulut ouvrir des rues sur l'emplacement de l'hôtel et des jardins du comte d'Arundel, et c'est alors qu'on prit le parti de faire une vente de ce qui restait de ses statues et de ses marbres. Le superbe bronze, représentant la tête d'Homère, que Van Dyck a placée dans l'un des portraits du comte, et que l'on croit provenir de Constantinople, passa dans les mains du docteur Mead, amateur distingué, médecin de Georges III, et fut achetée, à sa mort, par lord Exeter, qui en fit don au musée Britannique.
L'ouvrage du docteur Chandler, Marmora oxoniensia, contient la description de tous les marbres appartenant à l'université d'Oxford, et dont ceux provenant du comte d'Arundel ne forment qu'une partie. Ces derniers sont désignés, dans les tables des trois divisions de l'ouvrage, par la lettre A, placée dans le haut des gravures. Ces planches ont été dessinées et gravées par J. Miller, et l'on est forcé de convenir, en les examinant avec attention, que la pointe molle de cet artiste, son burin indécis, ses contours arrondis rendent assez mal la pureté de l'antique. Un grand nombre de statues ont été restaurées fort maladroitement, à en juger même par les gravures. Ces restaurations, faites sans aucun goût, défigurent les morceaux et leur enlèvent leur véritable caractère. Cependant, on remarque quelques belles statues qui paraissent intactes. La plus grande partie de la collection d'Arundel se compose de bas-reliefs, de bustes d'hommes et de femmes, de tombeaux, d'autels votifs, et surtout de nombreuses inscriptions, gravées sur des marbres recueillis dans la Grèce et dans l'Asie Mineure.—On voit que le savant Junius avait à sa disposition, par ces marbres, la base, l'élément (cœleusina) de son travail sur l'art dans l'antiquité. Car le mot pictura qu'il emploie dans le titre de son ouvrage doit s'appliquer, ainsi qu'il l'entendait lui-même, à tous les arts d'imitation chez les anciens.—S'il est vrai, comme il le dit dans sa dédicace à Charles Ier, que son traité De pictura veterum ait été composé pour obéir aux désirs de son noble patron, il faut convenir que le comte d'Arundel n'aimait pas moins à être instruit par l'histoire de l'art que récréé par la vue de ses œuvres les plus belles et les plus rares.
Les peintures du comte d'Arundel ne furent pas mieux respectées que ses marbres; elles furent vendues en partie, et don Alonzo de Cardenas, ambassadeur d'Espagne près de Cromwell, obtint quelques tableaux, qu'il s'empressa d'envoyer à Madrid, avec les chefs-d'œuvre achetés pour Philippe IV à la vente aux enchères de la magnifique galerie de Charles Ier[298].
Les camées et les pierres gravées de la collection d'Arundel, parmi lesquels se trouvait le mariage de Cupidon et de Psyché, avaient été conservés par une duchesse de Norfolk; plus tard, ils passèrent au duc de Marlborough, qui les a fait dessiner et graver par Cipriani et Bartolozzi.
Quant à ce qui restait de la bibliothèque du comte, M. Tierney nous apprend[299] qu'après l'incendie de Londres, en septembre 1666, il fut offert par le duc de Norfolk à la Société royale (des sciences), qui, obligée de cesser ses réunions dans le local de Gresham-College, avait accepté l'hospitalité dans les appartements d'Arundel-House.
Indépendamment de tous les objets que nous venons d'énumérer, et qui provenaient du premier lot attribué par le comte d'Arundel à son fils aîné, le second lot, par suite des vicissitudes trop ordinaires dans les choses de ce monde, fut vendu à Londres en 1720 par les héritiers de son second fils, William Howard, l'infortuné comte de Stafford[300]. Dans son ouvrage sur les arts en Angleterre, M. Dallaway[301] donne le détail des objets vendus et leur prix, qui s'éleva au chiffre de 8,552 livres sterling (221,500 fr.). On peut juger par cette somme des dépenses énormes que le comte avait faites pour former sa collection d'antiques, de dessins, de tableaux, de médailles, de pierres gravées et de livres.
Bien qu'elle ait été dispersée, les objets qui la composaient sont restés, en grande partie, en Angleterre, où ils attestent encore aujourd'hui le goût éclairé, la munificence, les efforts constants, employés pendant plus de quarante années, par le premier Anglais qui ait voulu, selon l'expression de Peacham, «transporter l'ancienne Grèce dans la Grande-Bretagne.» Son exemple a produit dans ce pays, depuis deux siècles, de très-nombreux imitateurs. Mais parmi les grands seigneurs anglais qui ont rivalisé de faste pour acheter et réunir, à tout prix, les productions de l'art cherchées soit en Italie soit ailleurs, quel est celui qui peut être comparé au comte d'Arundel? Lui seul jusqu'ici, entre tous, contrairement aux idées de ses compatriotes, a préféré l'art à la politique; aussi, son nom, indissolublement lié à ceux de Junius, de Hollar, de Van der Borcht, de Rubens, de Van Dyck et d'Inigo Jones, vit autant par les ouvrages de ces hommes illustres que par sa propre renommée.
AMATEURS FLAMANDS
NICOLAS ROCKOX ET GASPAR GEVAËRTS
1560—1666
CHAPITRE XXI
Célébrité acquise à la ville d'Anvers par ses artistes.—Réputation des peintres anversois du temps d'Albert Durer et de Hans Holbein.—Culture des sciences et des lettres à Anvers.—L'imprimeur Christophe Plantin.—Richesses et luxe des négociants d'Anvers.—Déclin de la prospérité d'Anvers sous Philippe II.—Gouvernement d'Albert et d'Isabelle.
1454—1598
«C'est un fait notoire qu'Anvers a vu naître ou fleurir, depuis un siècle, un plus grand nombre de peintres distingués par leur talent, que toute autre ville. Rome elle-même n'a pas brillé d'un semblable éclat et ne peut lui être comparée, puisqu'il est vrai que presque tous les peintres qui ont décoré de leurs œuvres cette ancienne capitale du monde, ont été des étrangers nés à Urbin, à Florence, à Venise et surtout à Bologne. Anvers peut donc lever la tête, et se glorifier de l'emporter, sous le rapport de l'art, sur toutes les autres villes.»
Telle est l'introduction que Sandrart a placée en tête de sa vie de Pierre-Paul Rubens[302]. Sans aller aussi loin que l'auteur de l'Académie du très-noble art de la peinture, nous conviendrons volontiers qu'Anvers peut être comparée, dans une certaine mesure, à Venise, Bologne, Rome et Florence; nous reconnaîtrons même que, du temps de Rubens, Anvers l'emportait de beaucoup, au point de vue de l'art, sur toutes les villes situées de ce côté des Alpes[303]. Paris ne pouvait pas encore se vanter d'avoir vu naître Eustache Lesueur et Charles Le Brun; il n'était pas devenu, comme de nos jours, la capitale de l'art moderne en Europe, et le chef de l'école d'Anvers venait de laisser dans ses murs, en témoignage irrécusable de sa supériorité, les nombreuses et magnifiques toiles de la galerie de Marie de Médicis. Les choses ont bien changé depuis: Paris est devenu la cité la plus célèbre, comme le dit Sandrart: «In proferendis enutriendisque pictoribus singulari artificio claris; soit pour produire, soit pour attirer et nourrir les artistes les plus distingués.» Anvers, comme Venise, Rome, Florence et Bologne, est reléguée au second rang. Mais son histoire atteste que, pendant plus de deux siècles, elle a produit un grand nombre de peintres le plus heureusement doués dans tous les genres. Son école de gravure, due, en grande partie, aux leçons et aux exemples de Rubens, n'a pas été moins brillante, et ses œuvres, répandues dans le monde entier, montrent encore aujourd'hui combien les arts du dessin ont été en honneur dans cette intelligente et riche cité.
Dès le milieu du quinzième siècle, les peintres anversois étaient réunis en corporation ou gilde, et leur liggere, ou registre des artistes inscrits depuis 1454 jusqu'en 1615, constate que l'admission dans cette académie était fort recherchée, non-seulement par les artistes nés ou fixés à Anvers, mais également par les étrangers[304].
Albert Durer, dans le journal écrit par lui-même de son voyage aux Pays-Bas, en 1520-1521, fait voir qu'il se plaisait beaucoup à Anvers, où il séjourna plus longtemps que dans les autres villes qu'il visita. Il y fut l'objet, aussitôt après son arrivée, d'une sorte d'ovation de la part des peintres et des amateurs, et voici en quels termes il raconte cette circonstance de son voyage:
«Le dimanche de Saint-Ossvald, les peintres m'ont invité à leur maison, avec ma femme et ma servante: ils avaient préparé un dîner excellent, avec de la vaisselle d'argent et d'autres ornements précieux. Leurs femmes aussi étaient toutes présentes, et lorsqu'on me mena à table, les spectateurs se dressèrent de chaque côté, comme si l'on conduisait un grand seigneur. Il se trouvait parmi eux de hauts personnages, des hommes qui me saluèrent de la manière la plus humble, et se montrèrent très-bienveillants envers moi. Ils me dirent qu'ils voulaient tous faire leur possible pour me plaire en tout ce que je voudrais: et lorsque je fus assis, un messager de messieurs les conseillers d'Anvers arriva avec deux valets, et me fit cadeau, au nom des seigneurs d'Anvers, de quatre pots de vin, en me disant qu'ils voulaient m'honorer par-là et me témoigner leur bonne volonté. Je leur fis mes humbles remercîments et je leur offris mes services. Après, vint maître Pierre, le charpentier de la ville, qui me fit cadeau de deux pots de vin, avec l'offre de son service. Après avoir été joyeusement attablés ensemble jusque fort avant dans la nuit, ils nous reconduisirent avec des flambeaux, d'une manière très-honnête et polie, et me prièrent d'user de leur bonne volonté pour tout ce qui me ferait plaisir, me promettant de m'aider en tout. Je les remerciai et allai me coucher[305].»
On voit avec quels honneurs Albert Durer fut reçu à Anvers; on voit aussi que la gilde ou corporation des peintres anversois était alors très-considérée et très-riche, puisqu'elle possédait une maison, ou lieu de réunion, et qu'elle pouvait offrir à un confrère étranger un repas somptueux, servi en vaisselle d'argent et décoré d'autres ornements précieux.
Peu après, Durer va visiter les ateliers des peintres dans leur maison, où ils préparaient les cartons de l'entrée triomphale de l'empereur Charles-Quint, qui devait bientôt venir visiter Anvers. «Cet ouvrage, dit-il, est long de iiii cents feuilles, dont chacune a quarante pieds de long. Il sera déployé de chaque côté de la rue, bien arrangé avec deux gradins. Là-dessus, on fera les pièces. Le tout ensemble coûte, tant pour les peintres que pour les menuisiers, quatre mille florins. Toute cette chose est faite très-précieusement.» Durer n'oublie pas d'aller aussi dans la maison de «maître Quentin (Messis ou Matsys),» l'un des peintres d'Anvers les plus célèbres à cette époque[306].
Hans Holbein, cet autre grand artiste allemand, vint également visiter Anvers, lorsqu'il se rendit de Bâle en Angleterre. Nous avons rapporté[307] la lettre qu'Érasme lui avait donnée pour Petrus Ægidius, et dans laquelle il priait ce savant d'indiquer également à Holbein la maison de Quentin Matsys.
Ces faits prouvent quelle était, dès le commencement du seizième siècle, la réputation d'Anvers et de ses artistes.
Les sciences et les lettres n'y étaient pas moins cultivées que la peinture et la gravure. Si la capitale du Brabant, moins heureuse que Florence, n'a donné naissance à aucun poëte illustre, elle peut revendiquer un grand nombre de commentateurs et d'antiquaires, de ces savants, communs à l'époque de la Renaissance, qui s'attachaient à l'étude de l'histoire et de l'archéologie chez les Grecs et chez les Romains. Parmi les plus célèbres, on doit citer particulièrement Hubert Goltzius et Juste Lipse, qui, bien qu'étrangers à Anvers, choisirent cette ville pour y publier une partie de leurs curieuses et doctes recherches sur l'histoire, les monuments et les usages de l'ancienne Rome[308].
Vers le milieu du seizième siècle, une circonstance heureuse attira les écrivains de tous les pays dans les murs d'Anvers. Un Français, Christophe Plantin, fuyant les troubles de sa patrie, était venu se fixer dans la capitale du Brabant, et y avait porté l'art de la typographie au plus haut degré de perfection. Ami de Juste Lipse et d'autres érudits, et possédant lui-même une instruction profonde, il fut bientôt cité, à l'égal de Robert Estienne, pour la correction et la beauté des livres sortis de ses presses. Il imprima les ouvrages les plus considérables par leur importance et leur étendue, tels que la Bible polyglotte, en huit volumes grand in-folio, qu'il publia sous les auspices du roi d'Espagne Philippe II, dont il était le premier imprimeur (architypographus). Mais il ne se bornait pas à la seule impression des livres: il faisait graver et tirer un grand nombre de planches, pour des ouvrages rares et curieux, par exemple, ceux du savant botaniste Lobel, et beaucoup d'autres.
Dans une ville riche, remplie de savants et d'artistes, il ne pouvait manquer de se trouver un grand nombre d'hommes prenant un intérêt aussi vif aux œuvres des différents arts du dessin qu'aux sciences et aux lettres. L'immense commerce maritime d'Anvers, avant la fermeture de l'Escaut, attirait dans cette industrieuse cité les principaux négociants de l'Europe. La douceur des mœurs flamandes, l'abondance et la facilité de la vie y entretenaient un luxe inconnu aux autres villes du Nord. Les richesses acquises dans le commerce par les intelligents bourgeois d'Anvers étaient souvent employées en constructions de vastes et magnifiques habitations, décorées avec le plus grand soin des chefs-d'œuvre de l'art et de l'industrie. Albert Durer[309] raconte qu'il visita la maison du bourgmestre d'Anvers: «Elle est vaste et bien ordonnée, dit-il, avec une infinité de grands et beaux salons, une cour richement ornée et des jardins fort étendus. En somme, c'est une demeure tellement magnifique, que je n'ai jamais rien vu de semblable en Allemagne.»
L'orfévrerie d'Anvers était en grande réputation, et l'art de tailler les diamants, importé de Bruges où il avait été découvert dans le seizième siècle, était devenu, pour cette ville et pour Anvers, une nouvelle source de richesses. Tous les corps d'état, orfévres, peintres, marchands de poissons, tonneliers, arquebusiers, y étaient, depuis le moyen âge, réunis en associations aussi riches que puissantes. Ils rivalisaient de luxe, et ne négligeaient aucune occasion de décorer de tableaux et de peintures leurs lieux de réunions, ainsi que les chapelles de leurs saints patrons. Albert Durer fut traité magnifiquement par les orfévres d'Anvers, au carnaval de 1521... «Les orfévres, dit-il, nous ont invités, ma femme et moi. Il y avait dans l'assemblée beaucoup de braves gens qui m'ont préparé un repas exquis, et m'ont fait beaucoup trop d'honneur. Le soir, le vieux bourgmestre de la ville m'a invité à un excellent repas, et m'a parfaitement accueilli. Il y avait là de drôles de masques.... Le lundi soir, on m'a invité au carnaval et au grand banquet, qui était délicieux.»[310]
La prospérité de la ville d'Anvers semble avoir atteint son apogée, depuis le commencement jusque vers la moitié du seizième siècle. Mais, à partir de l'avènement de Philippe II, la guerre étrangère, les discordes civiles, les discussions religieuses, firent des pays-Bas, et d'Anvers en particulier, l'arène ouverte, pendant plus d'un demi-siècle, aux plus mauvaises passions humaines. Le gouvernement paternel d'Albert et d'Isabelle, à qui Philippe II avait cédé les Pays-Bas, en 1598, essaya de guérir les blessures que ce malheureux pays avait reçues. Si ces princes ne réussirent pas à rétablir l'ancienne prospérité des provinces belgiques, l'histoire doit néanmoins leur tenir compte de leurs efforts et de leur bon vouloir.
Ils furent plus heureux ou mieux récompensés par les arts; c'est sous leur administration que la peinture flamande a brillé de son plus vif éclat, et il serait injuste de méconnaître la part qui revient à l'archiduc et à l'infante dans la brillante auréole qui entoure l'école d'Anvers. Le plus grand des peintres flamands, Rubens, dut à leur protection l'éclat qu'il répandit dans sa patrie à son retour d'Italie; en le retenant à Anvers, ils l'honorèrent d'une protection, ou plutôt d'une considération dont aucun artiste n'avait joui depuis le Titien; et lorsqu'ils le choisirent plus tard comme missionnaire de paix entre l'Espagne et l'Angleterre, ils firent servir son intelligence supérieure et sa renommée d'artiste au rétablissement du plus grand bien qu'il soit possible de faire aux hommes.
Anvers, depuis l'époque où Rubens revint s'y fixer jusqu'à sa mort, fut réellement la capitale de l'art en Europe. Aussi, était-elle alors remplie, non-seulement d'artistes distingués en tous genres, mais en outre de véritables amateurs.
Parmi ceux qui vécurent dans une étroite et constante intimité avec le grand maître anversois, il en est deux que l'histoire de Rubens et sa correspondance signalent comme méritant une notice particulière: nous voulons parler de Nicolas Rockox, bourgmestre, et de Gaspar Gevaërts, secrétaire de la ville d'Anvers.
Mais, avant d'expliquer leurs relations avec le chef de l'école flamande, il nous paraît nécessaire de rappeler, très-sommairement, les principales circonstances de la jeunesse du peintre, jusqu'à l'époque de son retour dans sa patrie.
CHAPITRE XXII
Naissance, éducation et commencements de Rubens.—Il part pour l'Italie.—Ses études à Venise, Mantoue, Bologne, Florence et Rome.—Son premier voyage en Espagne.—Il revient à Mantoue et retourne à Rome, où il trouve son frère Philippe, et travaille avec lui aux deux livres des Electorum.—Il visite Milan et Gênes.
1577—1608
On croit généralement que Rubens naquit le 29 juin 1577, à Cologne[311] où son père, Jean Rubens, l'un des conseillers du sénat d'Anvers, s'était réfugié en 1568, selon les uns, à cause de ses opinions religieuses[312], selon d'autres, seulement pour fuir les troubles de sa patrie[313]. Jean Rubens était un savant jurisconsulte; il avait fait de très-fortes études tant en Flandre qu'en Italie, où il avait passé sept années, et où il s'était fait recevoir docteur, in utroque jure, au collège de la Sapience, à Rome. Mais il ne put s'occuper longtemps de l'éducation de Pierre-Paul, son dernier fils, car il mourut à Cologne le 1er mars 1587, alors que cet enfant n'avait pas encore atteint sa dixième année. Rentrée à Anvers l'année suivante, Marie Pypeling, mère de Pierre-Paul, résolut de lui donner une éducation brillante. Elle le plaça au collège des Jésuites d'Anvers, établissement renommé pour la bonne direction et pour la force de ses études classiques. C'est aux leçons de ces Pères que Rubens puisa la connaissance approfondie de l'antiquité, aussi bien de la mythologie et de l'histoire que des langues grecque et latine, connaissance qui en fit un artiste à part entre les autres artistes. À sa sortie du collége, sa mère le fit entrer comme page dans la maison de Marguerite de Ligne, douairière de Philippe, comte de Lalaing. Mais cette vie d'oisiveté ne pouvait convenir à l'imagination vive et brillante du jeune homme; il se sentait attiré vers la peinture par un instinct naturel et invincible. Au moins, n'eut-il pas à lutter, comme tant d'autres, contre les obstacles apportés à sa vocation par la volonté de ses parents. Sa mère céda facilement à son désir d'entrer dans l'atelier d'un peintre, et elle choisit Adam Van Noort, pour donner les premiers enseignements à son fils. Les œuvres de cet artiste sont inconnues en France; le catalogue du musée d'Anvers cite de lui[314] un tableau de Saint Pierre présentant au Sauveur, à Capharnaüm, le poisson qui contient la pièce d'argent du tribut, tableau qui se trouve dans l'église de Saint-Jacques de cette ville. Rubens resta quatre ans dans l'atelier de son premier maître; il passa ensuite le même temps dans celui d'Otho Vœnius, qui était considéré alors comme le premier des peintres flamands. On ne voit pas néanmoins que cet artiste élégant, mais froid, ait exercé une influence sensible sur la manière de Rubens.
Après avoir achevé ses études, Pierre-Paul fut reçu, en 1598, à l'âge de vingt et un ans, franc-maître peintre de la corporation de Saint-Luc, d'Anvers, ainsi que le constate le Liggere de cette corporation, cité par le Catalogue du musée d'Anvers[315]. Du jour de sa réception jusqu'à l'époque de son départ pour l'Italie, Rubens continua d'habiter Anvers. Selon Descamps[316], Rubens aurait peint, dans cet intervalle, l'Adoration des rois, petit tableau d'autel, sous le jubé de l'église des Carmes: «C'est Notre-Seigneur étendu mort sur les genoux de son père; les anges y portent les instruments de la Passion.» Ce tableau se trouvait encore, en 1768, dans l'église des Carmes chaussés d'Anvers, et il a été gravé par S.-A. Bolswert[317].
Avant de partir, Rubens pria son maître de le présenter à l'archiduc Albert et à l'infante Isabelle. Otho Vœnius (Otho Van Veen), issu d'une famille noble, et doublement distingué par son talent comme peintre et par ses publications érudites et poétiques, était attaché au service de ces princes: il ne lui fut pas difficile d'obtenir de leur présenter son élève, dont l'air intelligent, la bonne mine et l'élégance, à en juger par ses portraits, devaient prévenir en sa faveur. Le jeune Pierre-Paul plut effectivement aux gouverneurs des Pays-Bas, et il en obtint des lettres de recommandation pour les principales cours d'Italie.
Rubens partit le 9 mai 1600, et se dirigea vers cette contrée en passant par la France: ce fut à Venise qu'il se rendit d'abord. Cette préférence s'explique naturellement par le goût du peintre anversois pour l'école coloriste. Il ne se borna pas à l'admirer; il voulut s'initier par une étude approfondie aux secrets des maîtres de la couleur, et, pour y parvenir, il se mit à copier, avec autant de fougue que de bonheur, les principales œuvres de Titien, de Paul Véronèse et des autres artistes vénitiens.
On raconte, qu'au milieu de ses études, il fit la connaissance d'un gentilhomme de la cour du duc de Mantoue, Vincent de Gonzague, qui, ayant vu ses ouvrages, les vanta tellement, à son retour, que le duc invita le jeune Flamand à se rendre à sa cour. Rubens n'ignorait pas que Jules Romain avait décoré les palais de Mantoue de ses étonnantes peintures; il désirait les voir et les étudier; il s'empressa donc d'accepter l'offre qui lui était faite. Il fut parfaitement accueilli par Vincent de Gonzague, qui l'attacha bientôt à son service, lui donna toutes facilités pour travailler, et lui permit de faire des excursions tantôt à Venise, tantôt à Bologne, Florence et Rome, afin d'y étudier les œuvres des diverses écoles italiennes. Les biographes de Rubens ne sont pas d'accord sur les époques de ses visites dans ces différentes villes, non plus que sur l'itinéraire qu'il suivit dans ses courses en Italie. On sait seulement que, de juin 1600 au mois de novembre 1608, il séjourna plusieurs fois à Mantoue, à Rome et à Venise[318].
Notre artiste était si avant dans la confiance du duc de Mantoue, que ce prince, en 1604, l'envoya en Espagne pour offrir, en son nom, un magnifique carrosse de cour et un attelage de sept chevaux napolitains au roi Philippe III, et d'autres présents d'un grand prix au duc de Lerme, son premier ministre, dont Vincent de Gonzague voulait se ménager l'appui[319]. On a raconté que, pendant ce premier séjour à Madrid, Rubens y aurait exécuté les portraits du roi et de plusieurs seigneurs de la cour, et qu'il y aurait même fait les copies si célèbres des trois tableaux de Titien: Vénus et Adonis, Diane et Actéon, et l'Enlèvement d'Europe. Mais cette assertion est complètement réfutée par Pacheco, le beau-père de Velasquez, qui prouve clairement, dans son traité del Arte de la pintura[320], que ces copies ont été faites par Rubens à l'époque de son second voyage à Madrid. Il ne paraît pas, d'ailleurs, que Rubens ait fait cette première fois un long séjour en Espagne: tout porte à croire qu'il se hâta de revenir à Mantoue, sans doute pour rendre compte au duc de sa mission. Il obtint bientôt après la permission de retourner à Rome, en s'arrêtant à Florence, Bologne et Venise.
Dans la ville des Médicis, Rubens peignit pour le grand-duc Hercule, placé entre Minerve et Vénus, et secouru par le Temps; les Trois Grâces, en grisaille, et un Bacchus avec des Nymphes et des Satyres[321]. À Bologne, il étudia les ouvrages des Carraches, et se sentant de nouveau attiré vers Venise par sa prédilection pour les grands coloristes, il se remit à faire, dans cette ville, les copies des tableaux qu'il préférait.
À peine âgé de vingt-sept ans, il était revenu à Rome avec une réputation déjà faite et méritée. Aussi le pape Clément VIII s'empressa-t-il de lui commander, pour l'oratoire de son palais de Monte-Cavallo, un tableau représentant la Vierge et sainte Anne adorant l'enfant Jésus, dont il se montra très-satisfait. Les cardinaux, les principaux personnages de la cour pontificale, ainsi que les connaisseurs de Rome, ne furent pas moins frappés du talent supérieur du jeune Flamand, et bientôt Rubens se vit surchargé de commandes. Travaillant avec une verve et une prestesse de main comparables aux Vénitiens ses modèles, il exécuta en peu de temps, pour la Chiesa Nuova des pères de l'Oratoire, trois tableaux d'autel; pour le cardinal Chigi, le Triomphe du Tibre; pour le cardinal Rospigliosi, les Douze Apôtres; pour le connétable Colonna, une Orgie de soldats; pour la princesse de Scalamare, Protée et les Dieux marins à table, servis par trois Néréides, et Vertumne et Pomone, tableaux dans lesquels les poissons, les fruits, les plantes, les animaux et le paysage sont dus au pinceau de Breughel de Velours[322].
Rubens était trop instruit, il aimait trop l'antiquité, pour laisser écouler le temps de son séjour dans l'ancienne capitale du monde sans étudier l'art et l'archéologie romaine. Il dessina un grand nombre de statues et de bas-reliefs, ainsi que les restes de plusieurs monuments d'architecture, et, grâce à la connaissance approfondie des langues grecque et latine, il pénétra dans ces recherches beaucoup plus avant qu'aucun artiste ne l'avait fait avant lui. Une circonstance particulière contribua probablement à l'attacher avec une plus grande ardeur à ces études. En arrivant à Rome, il y avait trouvé son frère Philippe, qui, après avoir visité cette ville une première fois avec le fils aîné du président Richardot dont il était secrétaire, y était revenu seul, captus amore loci, comme tant d'autres, pour s'y livrer, en toute liberté, à son goût pour l'étude des langues anciennes et de l'archéologie. Philippe, plus âgé que Pierre-Paul de quelques années[323], avait fait ses études au gymnase d'Anvers, et suivi plus tard à Louvain, avec les fils du président Richardot, les leçons de Juste-Lipse. Chargé par le président de conduire en Italie son fils aîné Guillaume, qui devait terminer ses études à l'université de Padoue, Philippe Rubens partit de Louvain en octobre 1501, ainsi que le constate la lettre d'adieu de Juste-Lipse[324]. Pendant un séjour d'environ deux ans à Padoue, Philippe suivit, comme le jeune Guillaume, les leçons des professeurs les plus habiles. Il entretenait une correspondance latine avec Juste-Lipse, et lui adressa même plusieurs pièces de vers[325]. On voit par ses lettres, également en latin, à son frère Pierre-Paul, qu'il lui conseillait d'avoir le courage de quitter la cour de Mantoue, et de reprendre sa première et complète indépendance: «Animum obfirma, et aliquando te in plenam, quoe ab aula fere exulat, assere libertatem[326].» Ces conseils ne furent probablement pas inutiles au peintre, et ils le déterminèrent sans doute à visiter les principales villes d'Italie, pour y étudier les maîtres en toute liberté. Pendant son premier voyage à Rome, en 1603, Philippe Rubens s'était fait recevoir docteur à l'université de la Sapience; à peine de retour dans les Pays-Bas, il se hâta de remettre au président le précieux dépôt qu'il lui avait confié, et, faisant de nouveau ses adieux à Juste-Lipse, il revint à Rome, où le cardinal Ascagne Colonna le choisit pour bibliothécaire.
C'est à cette époque qu'il retrouva dans cette ville son frère Pierre-Paul, tout occupé de tableaux, et, dans ses moments de loisir, de recherches sur l'antiquité romaine. Les deux frères, unis d'une étroite amitié, possédant une égale instruction classique, ayant la même ardeur pour le travail, le même amour pour les monuments et l'histoire de la langue des anciens Romains, résolurent de consigner leurs recherches dans un ouvrage composé en commun, qui parut à Anvers, in-4º, en 1608, sous ce titre: Electorum libri duo, in quibus antiqui ritus, emendationes censuræ, et fut publié sous le nom de Philippe seul. Mais la part que prit Pierre-Paul à sa composition est rappelée par Philippe lui-même dans le préambule en prose de l'élégie Ad P.-P. Rubenium navigantem, dont nous avons parlé, où il déclare que Pierre-Paul ne l'a pas peu aidé:—«Tum artifici manu, tum acri certoque judicio non parum in Electis me juvit.»—Cet aveu n'étonnera aucun de ceux qui ont étudié avec attention la vie du savant artiste, lu sa correspondance et pu voir bon nombre de ses dessins ou de ses tableaux, composés d'après des sujets empruntés à l'histoire, à la religion et aux usages des anciens Romains. Il ne faudrait pas croire toutefois que les deux livres des Electorum de Philippe Rubens soient un commentaire suivi d'un auteur grec ou latin: loin de là. Ces deux livres ne se composent que d'explications de difficultés ou passages obscurs tirés de différents auteurs, de restitutions de textes que Philippe considérait comme falsifiés, et de dissertations sur certaines parties du vêtement des anciens Romains, telles que la tunique, les casques, etc. Pour rendre plus claires les explications de son frère, Pierre-Paul a dessiné des coureurs en char dans le cirque, des barques, des vases, des vêtements ou d'autres objets, d'après l'antique, et ces dessins ont été gravés dans le livre par Corneille Galle[327]. Cet ouvrage atteste une profonde connaissance des langues anciennes, et il est à la hauteur des dissertations ou gloses des érudits du dix-septième siècle; mais, aujourd'hui, sa lecture ne peut exciter que la curiosité des bibliophiles[328].
Après un long séjour à Rome, notre peintre voulut visiter Milan et Gênes, les deux seules villes importantes d'Italie qu'il ne connût pas encore. Il se rendit d'abord à Milan, où il peignit plusieurs tableaux et où il dessina la fameuse Cène de Léonard de Vinci. Ce dessin a été gravé par Pierre Soutman; à en juger par l'épreuve qui fait partie de l'œuvre de Rubens, au cabinet des estampes de la bibliothèque impériale[329], cette reproduction n'a rien gardé de la pureté du maître florentin. Nous ignorons s'il faut s'en prendre à Rubens ou à Soutman d'avoir transformé les Apôtres en d'épais paysans flamands sans aucune expression; mais cette gravure ne donne aucune idée de la beauté sublime de l'original.
Rubens quitta Milan pour Gênes, où il se fixa pendant quelques mois. Il y peignit un grand nombre d'ouvrages pour des couvents et des églises, et fit plusieurs portraits; il trouva même le temps de dessiner les palais anciens et modernes qui décoraient alors cette belle ville. Leur architecture bizarre et tourmentée avait sans doute fait une forte impression sur son esprit, puisqu'il se décida, quatorze ans plus tard, en 1622, à publier ce travail à Anvers, sous ce titre: «Palazzi antichi e moderni di Genova, raccolti et disegnati da P.-P. Rubens.»
CHAPITRE XXIII
Rubens revient à Anvers en apprenant la maladie de sa mère.—Il se fixe dans cette ville, y épouse Isabelle Brant et s'y bâtit une maison.—Origine de son tableau de la Descente de croix et part de Nicolas Bockox dans la commande de ce chef-d'œuvre—Notice sur cet ami de Rubens: tableaux que le peintre exécute pour lui.—Autres amateurs anversois pour lesquels Rubens a travaillé.
1608—1640
Pendant que Rubens s'occupait à Gênes de préparer les éléments de cet ouvrage, il y reçut la nouvelle de la maladie de sa mère. L'éloignement et une absence de plus de huit années n'avaient point affaibli la tendresse que le peintre portait à celle qui lui avait prodigué tant de soins, depuis son enfance jusqu'à son départ d'Anvers. Il se hâta donc de quitter Gênes au commencement de novembre 1608; mais quelque diligence qu'il fît, il arriva trop tard pour revoir cette mère chérie: il apprit en route qu'elle avait cessé de vivre le 14 du même mois. On raconte qu'à son arrivée à Anvers, Rubens fut tellement accablé de chagrin, qu'il se retira pendant quelque temps à l'abbaye de Saint-Michel, dans l'église de laquelle sa mère avait été enterrée. C'est là que, d'accord avec son frère Philippe, sa sœur Blandine et ses neveux, il lui fit élever un monument dont il composa lui-même en latin l'inscription funéraire[330].
Après les premiers moments donnés à sa douleur, Rubens parut hésiter à se fixer dans sa patrie. Si, d'une part, il y avait retrouvé des parents et des amis d'enfance, de l'autre, le climat humide et froid d'Anvers et les brouillards de l'Escaut ne pouvaient lui faire oublier le ciel tiède et limpide de Rome, le soleil brillant et doux de Venise, la considération dont il avait été entouré dans les principales villes d'Italie, enfin l'affection que lui portait le duc de Mantoue. Mais la renommée qui l'avait précédé faisait désirer à ses compatriotes, non moins qu'à l'archiduc Albert et à l'infante Isabelle, de le retenir en Flandre. Informés de l'intention que l'artiste avait manifestée de retourner en Italie, ces princes le mandèrent à Bruxelles, où ils le reçurent avec la plus grande distinction, lui commandèrent leurs portraits, et l'attachèrent à leur service par une patente du 23 septembre 1609, par laquelle ils le nommèrent peintre de leur hôtel.
Le retour de Philippe Rubens, qui eut lieu en février de cette même année, circonstance trop peu remarquée par les biographes, contribua, peut-être autant que la faveur des archiducs, à retenir notre artiste à Anvers. Bientôt, vers le mois d'octobre ou de novembre, il épousa Isabelle Brant, fille de Jean Brant, secrétaire de la ville d'Anvers. À l'occasion de ce mariage, Philippe Rubens composa, en vers latins, un épithalame, dans lequel il adressa ses félicitations, animo et stylo, à son frère et à sa jeune épouse, louant les vertus et les charmes d'Isabelle, et vantant le talent de Pierre-Paul:
...Cui Phœbi cortina patet, cui carmine digno
Et vis ingenii mirabilis et polygnoti
Sive et Apelleæ manus æmula decantetur[331].
Par cette union, Pierre-Paul se trouva de nouveau attaché à Anvers par les liens les plus étroits, et il ne songea plus à le quitter.
Pour s'y installer selon ses goûts et d'une manière définitive, il résolut d'y bâtir, sur ses plans, une vaste maison, dont il voulait faire à la fois un atelier et un musée.
Pendant son long séjour en Italie, Rubens avait copié pour lui-même un grand nombre des plus belles toiles de Titien, Paul Véronèse, Tintoret, Jules Romain et autres maîtres. En outre, avec le produit de la vente de ses propres tableaux, il avait acheté des statues, des bustes, des bas-reliefs, des vases antiques, des médailles, des gravures et d'autres objets précieux. Il désirait vivre au milieu de ces belles choses qui lui rappelaient ses voyages, ses études archéologiques, et les œuvres qu'il préférait parmi celles dues à l'art moderne. Il fit donc construire, dans la rue qui porte aujourd'hui son nom, une belle maison; et dans l'espace compris entre le jardin et la cour, il éleva un bâtiment en rotonde, percé de grandes fenêtres cintrées, et éclairé par le haut d'une lanterne, qui, selon Michel[332], rappelait la disposition du Panthéon de Rome. Ce fut là qu'il établit son atelier et qu'il disposa tous ses objets d'art.
Si l'on s'en rapportait au même biographe[333], la construction de ce bâtiment aurait occasionné l'exécution par Rubens de la fameuse Descente de Croix, de la cathédrale d'Anvers. D'après cet auteur, en creusant les fondations d'un mur de clôture, Rubens aurait anticipé sur le terrain du serment ou confrérie des arquebusiers, ses voisins. Ceux-ci, s'en étant aperçus, députèrent leurs principaux chefs à Rubens pour lui déclarer qu'il empiétait sur leur terrain. Mais le peintre, fort de son droit et de sa bonne foi, refusa d'accéder à la réclamation. «À la fin, continue Michel, le différend devint si sérieux, qu'il allait prendre le train de la procédure. Mais le bourgeois Rockox, chef du serment et grand ami de Rubens, rompit le coup, en lui faisant voir que sa prétention sur ce peu de terrain était mal fondée. Sur quoi Rubens demanda des moyens pour s'accommoder..... Le chef ayant fait rapport des intentions de Rubens, les confrères résolurent que leur chef retournerait, avec plein pouvoir de proposer et conclure un amiable accord, en vertu duquel le serment des arquebusiers céderait à Rubens le peu de terrain dont il s'était déjà emparé, à condition qu'il donnerait au serment une pièce d'autel et ses volets, travaillés de sa main, pour leur chapelle à la cathédrale d'Anvers, représentant quelque passage de la vie de saint Christophe, patron du serment.
«Cette offre parut à M. Rubens trop flatteuse pour ne pas prendre M. Rockox au mot, promettant de satisfaire à cette amiable transaction au plus tôt possible. Entre-temps, le génie docte de Rubens ne fit que ruminer sur ce mot christophorus qui, selon son étymologie grecque, signifie portant le Christ; et dans cette spéculation, il recorda que l'Écriture sainte fait mention de plusieurs portant le Christ. C'est pourquoi il adopta, par de saintes allégories, l'exécution de son projet, en donnant, non-seulement aux arquebusiers un seul Christophe, mais plusieurs; ce qu'il établit de la manière suivante:
«Il représenta, dans le grand panneau, le Christ qu'on descend de la croix, plusieurs personnages qui, par le moyen des échelles, détachent le Christ du haut de la croix, employant un linceul pour mieux soutenir le poids du sacré corps; au bas, d'autres prêtent leurs épaules et leurs mains; ainsi tous ceux qui y sont en action sont autant de portant le Christ, ou christophes.
«En second lieu, il se servit du volet droit pour y placer une allégorie dans le même sens, par la sainte Vierge Marie, enceinte, rendant visite à sa cousine Élisabeth.
«Il plaça sur le volet gauche le prêtre Siméon, portant le jeune Christ sur ses bras, lorsqu'il fut présenté au temple par la sainte Vierge et saint Joseph; de manière que, par ces saintes allégories, il trouva de quoi former des christophes, et d'étaler ses ingénieuses idées et les fruits de ses études sur l'histoire sacrée.
«Quand ce grand ouvrage fut achevé, le peintre fit avertir les arquebusiers: mais à peine furent-ils entrés dans son laboratoire que..... n'y voyant pas leur Christophe, ils exprimèrent leur mécontentement, et déclarèrent qu'ils ne voulaient pas de ces prétendus christophes, mais leur véritable patron, à l'exemple des autres serments. Rubens.... proposa, pour les contenter, un surplus à son accord, qu'en fermant les volets, il planterait sur les revers leur véritable patron, en forme colossale, un ermite la lanterne à la main, et un hibou sur un arbre.»
Telle est l'anecdote que le naïf historien de Rubens raconte, dans un style un peu tudesque, pour expliquer la cause qui donna lieu à Rubens de peindre la Descente de croix, son chef-d'œuvre.
Michel avait sans doute suivi la tradition, en composant son récit. Il déclare, en effet, dans la dédicace de son livre, au duc Charles-Alexandre de Lorraine et de Bar: «qu'il a nouvellement découvert des anecdotes relatives à son sujet, dans le sein des cabinets de ceux de la famille du chevalier Rubens et d'autres curieux du pays.» On doit donc croire qu'il n'aura fait que reproduire des faits consignés dans des papiers de famille. Cependant, les rédacteurs du Catalogue du musée d'Anvers révoquent en doute le récit de Michel et le traitent de roman, «dans lequel Rockox joue son personnage.»
«L'estime particulière de Rockox pour les œuvres de Rubens, dit ce catalogue[334], prenait sa source dans l'amitié qui régnait entre eux, et dont notre bourgmestre put donner, en 1611, une nouvelle preuve à l'illustre maître. Rockox était, à cette époque, chef-homme (hoofdman) du serment des arquebusiers. Les confrères ayant résolu de remplacer, par une nouvelle production de l'art, le tableau de l'autel qu'ils possédaient dans la cathédrale, leur choix, auquel sans doute Rockox ne demeura pas étranger, tomba sur Rubens. L'adjudication du chef-d'œuvre du maître, car il ne s'agissait de rien moins que de la célèbre Descente de croix, eut lieu le 7 septembre de cette année, dans la chambre des arquebusiers, et en présence de leur chef-homme. L'année suivante vit l'achèvement d'une des merveilles de la peinture d'histoire, qui orna, dès 1614, le nouvel autel du serment. Rubens donna, le 13 février 1621, une quittance générale de ce qui lui revenait (2,400 florins, outre une paire de gants pour Isabelle Brant, sa femme). Toutes ces particularités sont authentiques et tirées du registre même des arquebusiers, où l'on ne trouve rien de l'histoire d'une parcelle de terre du serment dont Rubens se serait emparé de bonne foi, et en compensation de laquelle il aurait promis à Rockox de peindre, pour l'autel des confrères, la Descente de croix et ses volets.»
Quelle que soit la cause qui ait fourni l'occasion à Rubens de peindre la Descente de croix, toujours paraît-il certain que la commande de ce tableau peut être attribuée à Rockox: n'aurait-il que ce seul titre au souvenir de la postérité, cet ami de Rubens mériterait de vivre dans la mémoire de tous ceux qui s'intéressent aux merveilles de l'art. Mais d'autres documents démontrent que Rockox aimait passionnément le peintre et ses ouvrages. L'intimité qui les unissait était ancienne dans leurs familles. Le père de Nicolas Rockox avait été trois fois bourgmestre d'Anvers, alors que Jean Rubens, père de Pierre-Paul, remplissait les fonctions de premier conseiller de la même ville. Cette position devait d'autant plus les rapprocher, qu'ils paraissent avoir partagé les mêmes opinions religieuses, ayant été accusés l'un et l'autre[335] de s'être montrés favorables à la doctrine de Luther. Nicolas Rockox, né à Anvers le 14 décembre 1560, avait dix-sept ans de plus que Pierre-Paul. Il avait épousé, le 5 septembre 1589, Adrienne Perez, fille d'un grand d'Espagne. Il jouissait sans doute d'une belle fortune et d'une grande considération, puisqu'il fit partie de la magistrature de sa ville natale, en qualité d'échevin, dès 1588, et qu'il fut créé chevalier, le 8 décembre 1599, par les archiducs Albert et Isabelle, lors de leur joyeuse entrée à Anvers. Le catalogue du musée de cette ville, auquel nous empruntons[336] ces renseignements, ajoute qu'en 1603 il remplit les fonctions de premier bourgmestre, auxquelles il fut encore élevé huit fois depuis.
Rockox, comme Rubens, était très-attaché aux jésuites d'Anvers. Il voulut donner à l'église de leur maison professe un autel en marbre, et une Sainte famille, peinte par Rubens. Étant bourgmestre, en 1620, il dota l'église des Récollets d'un maître-autel en marbre et d'un Christ en croix, agonisant entre les deux larrons, de la main du même artiste[337]. Pour conserver le souvenir de ce don, les religieux avaient fait graver ces vers sous les colonnes qui soutenaient l'entablement de l'autel:
Hanc Christo Domino posuit Rococcius aram;
Expressit tabulam Rubeniana manus.
Dextram artificis, seu dantis pectora cernas,
Nil genio potuit nobiliore dari.
La chapelle sépulcrale de la famille Rockox se trouvait dans l'église des Récollets. Ayant perdu sa femme, en 1629, Rockox fonda, dans cette église, la chapelle de l'Immaculée-Conception, et voulut que le tombeau de sa femme, qui devait être un jour le sien, y fût placé. Pour le mieux décorer, il pria son ami Rubens de l'orner de peintures. L'artiste y peignit une composition en trois parties, ou triptyque, représentant l'Incrédulité de saint Thomas, auquel Jésus-Christ apparaît après sa résurrection. L'église des Récollets d'Anvers ayant été détruite après la révolution française, cette composition se trouve maintenant au musée de cette ville, et voici la description qu'en donne le catalogue:
«Le Christ a le torse et les bras nus; le reste du corps est enveloppé d'une draperie rouge. Il occupe la moitié de droite du tableau, et montre ses plaies à saint Thomas, à saint Pierre et à saint Jean, debout du côté opposé.—Fond uni.
«Volet de droite.—Portrait du chevalier Nicolas Rockox, ami du peintre. Il est représenté la tête nue, les cheveux ras, la moustache légèrement retroussée et la barbe en pointe. Il est vêtu d'un justaucorps de velours noir, d'où se dégage la fraise, et que recouvre un manteau noir doublé de martre. Sa main droite repose sur sa poitrine; de la gauche, il tient un petit livre d'heures.—Fond. Intérieur, partie d'un portique.
«Revers du volet précédent.—Les armoiries de N. Rockox; plus bas, une tête d'ange en grisaille, surmontant un cartouche.
«Volet de gauche.—Portrait de la femme de Rockox. Adrienne Perez a les cheveux retroussés et maintenus par une coiffe de velours noir, se terminant en patte sur le front. Sa robe noire, d'où sort la fraise, est rehaussée par un collier de perles blanches. Elle tient des deux mains un chapelet de corail.—Fond orné d'une draperie pourpre, suspendue au-dessus du personnage.
«Revers du volet précédent.—Les armoiries de Rockox Perez; plus bas, une tête d'ange en grisaille, surmontant un cartouche[338].»
Ces tableaux n'étaient pas les seuls que Rubens eût faits pour Rockox. D'après le témoignage de Mariette[339], le peintre avait composé pour son ami: «Dalila faisant couper les cheveux de Samson qui s'est endormi sur ses genoux, gravé au burin par Jacques Matham, et dédié par lui à Rockox, qui possédait le tableau.»
Rubens doit avoir fait plusieurs fois le portrait de Rockox, et il l'a sans doute fait figurer, sous le nom de quelque saint ou de personnages historiques, dans plusieurs de ses grands tableaux. Toutefois, avec le portrait dont nous venons de donner la description, d'après le catalogue du musée d'Anvers, on n'en cite qu'un autre de la main de Rubens: c'est celui qui se trouvait, en 1840, dans la collection de M. Schamp d'Aveschoot, à Gand[340]. Mais Van Dyck, qui était également lié avec notre bourgmestre, a fait aussi son portrait, qui a été gravé par Paul Pontius. Nicolas Rockox mourut sans enfants, le 12 décembre 1640, environ six mois après son ami Rubens.
Parmi les amateurs anversois pour lesquels le peintre travailla, on doit mentionner: Gaspard Charles, pour lequel il fit le tableau de la Communion de Saint-François d'Assise[341]; l'abbé de Saint-Michel, nommé Van der Sterren, auquel il donna son portrait, et à la demande duquel il peignit une Adoration des mages, pour l'église de cette abbaye; les Pères Jésuites, les Capucins et les Augustins d'Anvers; le doyen des confrères de Saint-Roch, à Alost; les familles Plantin-Moretus, Alexandre Goubau et Michelsens, d'Anvers; son confesseur Ophovius, plus tard évêque de Bois-le-Duc; le président Richardot; le docteur Van Thulden; le bourgmestre Van Kessel, et beaucoup d'autres dont il fit les portraits[342].