Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers: Espagnols, Anglais, Flamands, Hollandais et Allemands et de leurs relations avec les artistes
Relations d'Érasme avec Pirckheimer et Durer.—Voyage d'Albert dans les Pays-Bas.—Portraits d'Érasme par Durer et Holbein.—Amour d'Érasme pour l'indépendance.
1518—1526
Nous avons dit que Pirckheimer était en correspondance suivie avec Érasme. Dans ces lettres, il est plus souvent question des ouvrages publiés par l'un et par l'autre, et de l'agitation religieuse et politique de l'Allemagne, que de tout autre sujet. Cependant, on y rencontre quelques passages qui montrent qu'Érasme n'était pas plus insensible que son ami aux œuvres du pinceau ou du burin du grand artiste de Nuremberg. Dans une lettre écrite de Bâle, le 19 juillet 1522[443], Érasme lui dit:—«Je fais, de cœur, mes compliments à notre Durer: c'est un digne artiste (artifex) qui ne mourra jamais. Il avait commencé à me peindre à Bruxelles; plût à Dieu qu'il eût achevé! Nous avons eu, lui et moi, le même sort; étant aussi maltraités l'un que l'autre par la naissance et la fortune.»
On sait qu'Albert Durer fit un voyage aux Pays-Bas, dans les années 1520-1521: il avait entrepris cette excursion, principalement dans le but de tirer parti de ses gravures, qu'il cherchait à vendre. Après un assez long séjour à Anvers, où il avait été fêté par tous les artistes, il visita Bruxelles, où il fut reçu par l'infante Marguerite, dont il fit le portrait. Quelques mois plus tard, il y vit l'entrée de Charles-Quint, qu'il peignit également, ainsi que le roi de Danemark, Christian II, qui le fit dîner avec lui. Durer a écrit le journal de son voyage[444], dans lequel il note exactement toutes ses dépenses, sans doute pour se conformer aux désirs de sa femme, qu'il avait emmenée avec lui, et qu'il appelle, dans une de ses lettres écrites de Venise à Pirckheimer, «son maître de calcul.» Ce journal est surtout intéressant par les détails qu'il donne sur les ouvrages, portraits, tableaux, dessins, que Durer exécuta dans les Pays-Bas. On y voit que sa réputation était très-répandue, et qu'il jouissait d'une très-haute considération.
C'est en 1520, pendant son séjour à Bruxelles, qu'Albert avait commencé le portrait d'Érasme. On verra que, s'il ne l'avait pas terminé alors, l'esquisse qu'il avait faite lui servit plus tard pour l'achever, à la demande d'Érasme lui-même. Mais il paraît que vers la fin de 1522 Durer, dont le génie était universel, avait résolu de fondre un buste ou médaillon d'Érasme[445], au revers duquel devait se trouver une figure de Terme antique, probablement tel que celui dont Érasme se servait pour cachet[446]: c'est, du moins, ce qui semble résulter de plusieurs lettres d'Érasme à Pirckheimer.—Dans celle datée de Bâle, le 9 janvier 1523, après s'être plaint de la gravelle dont il souffrait depuis longtemps, il ajoute:—«De fusili Erasmo rectè conjecturas: felicius provenire solet ex materia cupro stannoque temperata; et Terminus, qui a tergo est, obstat quòminus facies feliciter exprimatur.»—«Vos conjectures sont justes, à l'égard du portrait d'Érasme qu'on veut fondre: un mélange de cuivre et d'étain réussit ordinairement mieux que tout autre, et le Terme qui est par derrière s'oppose à ce qu'on puissè rendre heureusement l'expression de la figure[447].»—Il termine en le chargeant de tous ses compliments pour Durer, et en se réjouissant de ce que l'artiste ait trouvé sutorem suum, faisant sans doute allusion à des critiques que Pirckheimer avait faites de ses œuvres, et auxquelles l'artiste s'était probablement soumis.
En novembre 1523, Érasme avait reçu un essai en plomb de son portrait; il l'avait envoyé à un ami, sans doute pour le consulter, et le 21 du même mois, en priant Pirckheimer de saluer de nouveau leur Apelles (Resaluta nostrum Apellem), il lui demandait ce que cet essai était devenu[448].
Le 8 février 1524[449], il revient sur la fonte de son buste ou médaillon:—«Je vous avais écrit relativement à l'image d'Érasme que l'on devait peindre; mais, à ce que je vois, mes lettres ne vous sont pas parvenues. Si l'artiste voulait faire un modèle en plomb, en retouchant les angles, la foute réussirait mieux. Toutefois, un mélange de cuivre et d'étain rend mieux la figure. Enfin, si la figure d'Érasme était fondue seule, sans le Terme, je pense que l'entreprise réussirait mieux, car l'épaisseur de la pierre et de la masse, qui est par derrière, s'oppose à ce que le visage et le cou soient bien rendus. On pourra essayer des deux manières: s'il réussit, qu'il fonde et vende à son profit: s'il veut m'envoyer quelques-unes des meilleures épreuves, afin que j'en fasse cadeau à mes amis, je lui compterai ce qu'il voudra.»
Il paraît que la fonte réussit; car Érasme annonce à Pirckheimer, le 8 janvier 1525[450], qu'il a reçu «la première épreuve de son portrait fondu, avec un médaillon peint par Apelles.» Il ajoute:—«Je désirerais être peint par Durer: pourquoi pas, par un si grand artiste? mais le pourra-t-il? il avait commencé à Bruxelles à tracer mes traits au charbon; mais cette esquisse doit être, je le crois, depuis longtemps détruite. S'il peut quelque chose, d'après mon médaillon fondu et de mémoire, qu'il fasse pour moi ce qu'il a fait pour vous, bien qu'il vous ait donné un peu trop d'embonpoint.»
Bientôt Érasme reçut le portrait fondu de Bilibalde, avec un médaillon peint également de la main d'Albert Durer[451].—«Je les ai placés, écrivait-il le 5 février 1525, sur les deux murailles de ma chambre à coucher, afin que, de quelque côté que je me tourne, Bilibalde se présente à ma vue.»
On apprend par une lettre du 28 août suivant[452] combien les procédés les plus ordinaires aujourd'hui, pour le moulage, étaient peu répandus à cette époque. Pirckheimer avait voulu faire reproduire en plâtre le buste ou médaillon d'Érasme et le sien; mais Érasme lui répond:—«Je ne trouve ici (à Bâle) personne qui sache mouler en plâtre des figures; aussi aurais-je préféré que le modèle fût resté entre vos mains. Saluez Durer, prince de l'art d'Apelles.»
L'année suivante, l'artiste combla les vœux d'Érasme, en exécutant son portrait de mémoire et avec le secours de son buste ou médaillon. Érasme avait reçu ce portrait à Bâle dans le courant de juin 1526, et il écrivait à Pirckheimer[453]:—«Je songe à ce que je pourrais faire pour Albert Durer; il est digne d'une éternelle mémoire. Si mon portrait n'est pas très-ressemblant, il n'y a pas lieu de s'en étonner, car je ne suis plus tel que j'étais il y a plus de cinq années. Travaillé par la fièvre depuis deux ans, j'ai tellement souffert de la gravelle, que mon pauvre petit corps a toujours été en s'amoindrissant, comme il arrive après les maladies.»
D'après la gravure de ce portrait, exécutée sur cuivre par Durer lui-même[454], Érasme est représenté debout à mi-corps, écrivant sur un pupitre placé sur une table, et tenant son écritoire dans la main gauche. Il est coiffé d'un bonnet qui lui enveloppe toute la tête, ses yeux sont baissés et semblent suivre ce que sa main droite écrit. Une ample robe de docteur l'enveloppe. À l'angle de la table on voit un vase rempli de fleurs. Des livres, dont un tout grand ouvert, se trouvent sur une planche un peu au-dessous de la table. Dans le haut on lit l'inscription suivante:
Imago Erasmi Rotterodami
Ab Alberto Durero ad
Vivam effigiem delineata.
Την χρειττω τα συγγαμματα] MDXXVI.
Dans cette gravure, le visage d'Érasme est moins maigre que dans les portraits de Holbein. La lettre d'Érasme explique bien ce qui pouvait manquer à la fidèle ressemblance. Néanmoins, satisfait de l'œuvre du maître nurembergeois, Érasme avait voulu célébrer son génie dans un petit traité spécialement composé en son honneur; mais nous n'avons pas trouvé cet éloge parmi ses œuvres, et tout porte à croire qu'il n'aura pas été publié.
Quoi qu'il en soit, Érasme aura eu la gloire d'être peint par les deux plus grands artistes allemands de son siècle: Albert Durer et Hans Holbein. Le premier n'a représenté qu'une fois sa physionomie, tandis que le peintre de Bâle l'a souvent reproduite. Holbein devait à Érasme ces nombreux témoignages de sa reconnaissance, car ce fut Érasme qui, en 1526, lui ayant fait faire son portrait, l'engagea à se rendre en Angleterre et à se présenter, avec ce portrait et une lettre de recommandation, au chancelier Thomas Morus[455]. Nous n'avons pas trouvé cette lettre dans la correspondance imprimée d'Érasme, qui contient cependant plus de treize cents lettres de cet infatigable écrivain. On peut supposer qu'elle devait être conçue dans le même sens que celle qu'Érasme avait donnée à Holbein pour le savant Pierre Ægidius d'Anvers:—«Celui qui vous remettra cette lettre est celui qui m'a peint. Je ne vous ennuierai point d'une longue recommandation, puisque c'est un artiste remarquable. S'il désire voir Quentin (Matzis), vous pourrez lui indiquer sa maison. Ici (à Bâle) les arts meurent de froid (frigent); il se rend en Angleterre pour ramasser quelques angelots (monnaie d'or anglaise de ce temps)[456].»—On sait que, parvenu à Londres, Holbein fut accueilli par Thomas Morus, grâce au portrait et à la lettre d'Érasme, son ami, avec le plus grand empressement: logé dans le palais du chancelier, il y passa près de deux années, occupé à l'orner des peintures les plus remarquables. Il n'oublia pas de faire plusieurs répétitions du portrait de son protecteur de Bâle. Érasme y est ordinairement représenté à mi-corps, la tête couverte d'une sorte de bonnet de velours, et vêtu d'une robe de professeur, les mains placées l'une dans l'autre, à moitié cachées par la bordure. La figure de l'auteur de l'Éloge de la Folie, anguleuse et maigre comme celle de Voltaire, est vue de trois quarts; ses yeux expriment la finesse, la vivacité, l'intelligence, et toute sa physionomie respire le calme et la douceur.
Presque tous les portraits d'Érasme par Holbein sont restés en Angleterre; on peut les y admirer aujourd'hui, soit dans les palais de la reine, soit dans les principales collections particulières. Mais nous ignorons ce qu'est devenu le portrait d'Érasme peint et gravé par Durer.—L'illustre écrivain de Rotterdam, méritait bien d'exercer le pinceau des deux principaux maîtres de l'école allemande. Indépendamment de sa science presque universelle, de son érudition profonde, qui n'avait pas étouffé son imagination, de l'esprit qu'il déploya dans son Encomium Moriæ, en osant railler publiquement les passions, les vices et les folies des hommes de toutes les conditions, sans excepter les rois et les papes, son caractère n'était pas moins recommandable que son talent. Il voulut rester modéré dans un temps de luttes violentes, s'exposant aux calomnies de tous les partis, pour demeurer fidèle aux grands principes de la tolérance et de la charité chrétienne. Il donna l'exemple du désintéressement et de l'indépendance, bien qu'il fût sollicité par les plus puissants princes de l'Europe de mettre sa plume au service de leur cause.—«Je ferais facilement ma fortune auprès des princes, écrivait-il de Bâle en 1518[457] à Pirckheimer; mais pour moi la liberté est la chose la plus précieuse qu'il y ait au monde: tout ce qui s'achète à ses dépens m'a toujours paru acheté trop cher.»
CHAPITRE XXXVII
Missions que remplit Pirckheimer dans l'intérêt de sa patrie.—Sa retraite définitive des affaires publiques.—Le char triomphal de l'empereur Maximilien, dessiné et gravé par Durer, et décrit par Pirckheimer.—Agitation de l'Allemagne, chagrins de Bilibalde.
1512—1527
Pirckheimer, jouissant d'une immense fortune et souvent atteint de la goutte, paraît avoir fait assez peu de cas des succès de l'ambition satisfaite. Après la mort de sa femme, ses amis l'avaient poussé de nouveau, pour le distraire, à rentrer au sénat de Nuremberg. Il y fut chargé de plusieurs missions importantes. En 1512, envoyé à Cologne pour réclamer de l'empereur le rétablissement et le maintien des priviléges de sa patrie, il fut assez heureux pour réussir à faire agréer sa requête. Dans la suite, il représenta plusieurs fois la ville de Nuremberg aux diètes allemandes et dans d'autres assemblées, et s'y fit constamment remarquer par son éloquence et sa fermeté[458]. Ces succès excitèrent de nouveau contre lui l'envie et le ressentiment de ses anciens ennemis. Bilibalde, dégoûté de la politique, résolut de se retirer définitivement des fonctions publiques. Indépendamment des calomnies auxquelles il se voyait exposé, il avait une autre raison, malheureusement trop réelle, pour désirer le repos. La goutte, à laquelle il était sujet depuis sa jeunesse, lui laissait peu de moments sans douleurs. Il demanda donc au sénat de le dispenser de prendre part plus longtemps au gouvernement de sa patrie. Mais cette assemblée refusa de faire droit à ce désir. Elle connaissait le zèle, l'intégrité de Pirckheimer; elle n'ignorait pas que son caractère et son talent étaient fort appréciés à la cour impériale, et que son influence était puissante auprès de Charles-Quint, successeur de Maximilien. Le sénat répondit donc qu'il ne pouvait consentir à ce que Bilibalde privât sa ville natale de son savoir, de sa longue expérience des affaires et de son crédit: seulement, il fut décidé qu'en considération de ses infirmités, il serait dispensé d'aller en mission. Pirckheimer se soumit à cette décision, et continua, un peu malgré lui, à prendre part aux délibérations du conseil nurembergeois. Mais, dans l'emploi de son temps, la politique n'occupa plus qu'une petite place: l'art et l'étude des lettres absorbèrent presque tous ses moments. Sa maison devint le rendez-vous des savants, et, selon l'expression de son biographe, elle était considérée comme l'asile des érudits: Hospitium, seu diversorium eruditorum; les affreuses douleurs dont il souffrait ne l'empêchaient pas de se livrer à ses études favorites[459]. Il entretenait également un commerce fort actif de lettres avec les amis qu'il avait, non-seulement en Allemagne, mais en Italie, en Espagne, en Suisse et dans les Pays-Bas.
C'est à cette époque, que, de concert avec Albert Durer, il composa le char triomphal de l'empereur Maximilien, emblème allégorique des vertus et du gouvernement de ce prince, et dont les gravures passent pour des chefs-d'œuvre. Ce char ne consiste qu'en huit morceaux joints en largeur; ils ont été gravés sur bois. On a souvent confondu cet ouvrage avec l'arc triomphal du même empereur, grand in-folio gravé sur bois également, sous la direction de Durer; mais l'exécution du char est beaucoup mieux réussie, et sa composition n'est pas moins remarquable. Pirckheimer en fit une élégante description en latin, et la dédia, en son nom et au nom d'Albert, à l'empereur Maximilien, qui le remercia et le félicita dans une lettre latine, écrite d'Inspruck le 29 mars 1518[460].
Ce prince aimait les arts, et se délassait des plus importantes affaires d'État en cultivant la gravure sur bois: on lui a même attribué celles qui accompagnent le Theuerdank[461]. Il était donc fort capable d'apprécier le génie de Durer; mais il est probable que, dans cette circonstance, il fut surtout flatté de voir son nom loué comme le modèle de toutes les vertus nécessaires à un grand prince. La composition de Durer est conçue dans un style qui rappelle les errements de l'ancien art germanique. Cependant, elle présente, dans quelques-unes de ses parties, des réminiscences des bas-reliefs de la colonne Trajane, ou des arcs de Titus et de Constantin, à Rome. L'ensemble de cette œuvre révèle une perfection à laquelle la gravure sur bois n'est pas encore revenue, et le dessin du maître s'y montre véritablement supérieur[462].
La part que Bilibalde prit à cet ouvrage, dont il fournit le sujet à Durer, fit diversion à ses douleurs physiques et à ses inquiétudes d'homme d'État. L'agitation religieuse redoublait en Allemagne, et elle s'étendait même aux pays limitrophes. La ville de Nuremberg, comme celle de Bâle, était troublée par les doctrines nouvelles de Luther et de ses adhérents ou imitateurs. Au milieu des discussions religieuses, qui allaient bientôt dégénérer en de sanglants combats, les partisans de la modération et de la tolérance, tels qu'Érasme et Pirckheimer, se trouvaient exposés aux récriminations et aux calomnies des deux partis. Érasme lui écrivait de Bâle le 19 octobre 1527[463]: «Perit concordia, charitas, fides, disciplina, mores, civilitas: quid superest?» «La concorde, la charité, la foi, la discipline, les mœurs, la civilité périt: que reste-t-il?» Pirckheimer ne se plaignait pas moins amèrement. «Vide, mi Erasme, quid iniquitas non audeat, præcipuè illorum hominum qui populi devorant peccata, cœlique claudendi et reserandi se jus habere existimant.» «Vois, mon cher Érasme, ce qu'ose l'iniquité, principalement de ces hommes qui dévorent les péchés du peuple, et prétendent avoir seuls le droit d'ouvrir et de fermer les portes du paradis[464].»
Comme il arrive presque toujours aux époques de querelles religieuses, la diversité des opinions pénétra dans les familles, et celle de Pirckheimer, jusqu'alors parfaitement unie, fut bientôt troublée. Bilibalde avait deux sœurs, l'une, nommée Charitas, était abbesse du couvent de Sainte-Claire de Nuremberg, dans lequel l'autre vivait simple religieuse, avec une des filles de son frère. Agité par les doctrines des réformateurs, le couvent n'était plus la maison de l'obéissance et de la prière. Bilibalde avait fait l'éducation de ses sœurs, il leur avait appris le latin, qu'elles écrivaient fort correctement et même avec élégance, et il entretenait avec elles une correspondance qui a été publiée dans ses œuvres[465]. Les lettres de Charitas donnent une haute idée de son instruction, et montrent qu'elle avait un goût très-vif pour les ouvrages de l'antiquité grecque ou latine, particulièrement pour les traités de Plutarque, que son frère traduisait en latin pour elle. Néanmoins, tout en lisant les auteurs profanes, elle restait scrupuleusement soumise à la règle de son ordre. Bilibalde aimait tendrement ses sœurs; il voulut tenter de ramener la paix dans leur communauté, et plus encore dans leur conscience. Il leur députa donc son ami, Philippe Mélanchthon, dont la modération, la douceur, la charité étaient appréciées des sectes les plus violentes et les plus opposées. Nous ignorons le résultat de cette conférence. Ce qui paraît certain, c'est qu'en voulant garder un milieu entre des doctrines, ou plutôt des passions irréconciliables, Pirckheimer se vit exposé aux attaques des fanatiques de toutes les opinions. Loin de répondre, il n'opposa que le silence et la résignation aux invectives de ses ennemis, et s'éloigna de plus en plus des affaires publiques.
CHAPITRE XXXVIII
Mort d'Albert Durer, regrets de Pirckheimer, sentiments d'Érasme.—Épitaphe de Durer.—Dernières années de Bilibalde.—Gravure faisant allusion à ses chagrins.—Mort de Pirckheimer.
1528—1530
Au milieu de ces chagrins, Pirckheimer éprouva bientôt une douleur beaucoup plus vive par la mort de son cher Durer; il le perdit à Nuremberg, le 6 avril 1528, dans toute la force de son génie, et alors qu'il était parvenu à l'apogée de sa gloire. Il s'empressa de faire part de ce triste événement à leurs amis communs, et voici ce qu'il écrivait à Udalric ou Ulrich Hutten[466]: «Bien que, mon cher Udalric, une longue vie soit au nombre des plus chers désirs des hommes, je pense néanmoins qu'on ne peut rien imaginer de plus intolérable qu'une existence qui se prolonge longtemps. J'en fais moi-même la triste expérience tous les jours: car, pour ne rien dire des maux qu'amène la vieillesse, et du cortége obligé de tant de maladies qu'elle traîne avec elle, que peut-il arriver de plus triste à un homme, que d'avoir à déplorer chaque jour, non-seulement la perte de ses enfants et de ses proches, mais encore celle de ses amis les plus chers? Quoique j'aie été déjà bien souvent éprouvé par la mort inévitable d'un grand nombre des miens, je crois cependant n'avoir jamais ressenti jusqu'à ce jour une douleur aussi vive que celle que m'a causée la perte subite de notre excellent ami Albert Durer. Et ce n'est point à tort, puisque, de tous les hommes qui ne m'étaient point attachés par les liens du sang, il n'en est aucun que j'aie plus aimé, ni que j'aie autant estimé, à cause de ses innombrables vertus et de sa probité. Aussi, mon cher Udalric, n'ignorant pas que tu partages cette douleur avec moi, je n'ai pas craint de me laisser aller, en ta présence, à toute l'effusion de mes regrets, afin que nous puissions ensemble payer à cet ami si cher le juste tribut de nos larmes. Il est mort, notre Albert, mon très-cher Udalric; déplorons, hélas! l'ordre inexorable de la destinée, la misérable condition des hommes, et l'insensible dureté de la mort. Un tel homme, si supérieur, nous est enlevé, alors que tant d'autres, inutiles et sans aucune valeur, jouissent constamment d'une heureuse chance, et prolongent leur vie au delà des limites assignées à la plupart des hommes...»
Nous n'avons pas la réponse de Hutten, mais nous trouvons celle d'Érasme, datée de Bâle, le 24 avril 1528[467]; elle est laconique et sèche, et l'expression de ses regrets, confondue au milieu d'une foule de nouvelles qui semblent l'intéresser davantage, est formulée à l'aide d'un lieu commun, digne plutôt d'un sophiste grec que d'un philosophe chrétien. «Quid attinet, dit-il, Dureri mortem deplorare, quum simus mortales omnes? Epitaphium illi paratum est in libello meo.» «À quoi sert de déplorer la mort de Durer, puisque nous sommes tous mortels? Je lui ai préparé une épitaphe dans mon petit livre.» (Celui dont nous avons parlé plus haut, et qu'Érasme devait composer pour faire l'éloge d'Albert).—Voilà tout ce qu'Érasme trouve à dire sur la mort d'un artiste qu'il comparait à Apelles.
Pirckheimer se montra beaucoup plus sensible à la mort de son ami; il lui fit ériger, à ses frais, un tombeau dans le cimetière Saint-Jean, de Nuremberg, et, sur une table d'airain fixée à ce monument, il fit graver l'épitaphe suivante[468]:
Me (Memoriæ) Alb. Dur.
Quidquid Alberti Dureri mortale fuit,
Sub hoc conditur tumulo.
Emigravit VIII idus aprilis, MDXXVIII.
Plus tard, il déplora sa perte dans une élégie en distiques latins, et, peu satisfait de la promesse d'Érasme, il lui composa dans la même langue, et en vers, trois épitaphes[469]. L'élégie peint bien les sentiments les plus intimes de son âme et sa profonde douleur:
«Toi qui m'étais si attaché depuis tant d'années, Albert, la plus grande part de mon âme, dont la conversation m'était si agréable, et dans le sein duquel je pouvais verser en sûreté mes plus secrètes pensées, pourquoi abandonnes-tu si vite ton malheureux ami, et te hâtes-tu de t'éloigner pour ne jamais revenir? Il ne m'a pas été permis de soulever ta tête, de toucher ta main, ni de t'adresser mes tristes et derniers adieux; car, à peine la maladie t'avait-elle obligé à te mettre au lit, que la mort, accourant, s'est emparée de ta personne. Hélas! espérances vaines! Combien notre esprit est impuissant à prévoir les maux qui nous menacent et qui tombent sur nous à l'improviste! La Fortune, prodigue à ton égard, t'avait tout donné, comme tu le méritais: l'intelligence, la beauté, là bonne foi unie à la probité. La mort s'est hâtée de tout te ravir. Toutefois, la cruelle n'a pu t'enlever ta renommée; car le génie de Durer et son illustre nom brilleront tant que les astres éclaireront cette planète. Ô toi, l'honneur et l'une des gloires les plus pures de notre nation, va, monte au ciel sous la conduite du Christ. Là, tu jouiras à toujours de la récompense due à ton mérite; tandis que nous, ici-bas, nous errons à l'ombre de la mort, prêts à être engloutis, sur notre barque fragile, dans l'océan des âges. Enfin, lorsque Christ voudra bien nous accorder cette grâce, nous pénétrerons après toi dans le même chemin. En attendant, versons sur le sort de notre ami des larmes amères, la plus douce consolation des affligés. Joignons-y des prières pour apaiser le Tout-Puissant, s'il daigne accueillir nos vœux. Et pour que rien ne manque au tombeau d'Albert, répandons-y des fleurs, des narcisses, des violettes, des lis, des guirlandes de roses,—Dors, ami, du sommeil des bienheureux, car l'homme de bien ne meurt pas, il repose dans le sein du Christ.»
La mort de l'artiste éminent avec lequel il passait la plus grande partie de sa vie dans une douce intimité, et le renouvellement des attaques et des calomnies auxquelles il se voyait depuis longtemps exposé, répandirent sur les dernières années de Pirckheimer un voile de sombre tristesse. S'il dédaigna de répondre par des discours ou des écrits aux attaques de ses envieux et de ses ennemis, il voulut néanmoins laisser à la postérité un témoignage irrécusable de leur acharnement et de sa résignation. Vers la fin de 1528, faisant un effort sur lui-même, et luttant contre la cruelle maladie qui l'accablait, il composa le sujet d'un emblème, ou allégorie, faisant allusion à sa vie et aux traverses auxquelles elle avait été exposée. Une colonne, d'ordre composite, surmontée d'une corbeille de fruits et de fleurs, soutient par deux liens, comme on suspend un cadre, un tableau de forme carrée, décoré d'ornements, sculptés dans le sens de sa hauteur. Dans le champ de ce tableau, arrondi par une guirlande de feuilles de myrthe, on voit une enclume, sur la base de laquelle est représenté un bouleau, antique emblème de la maison Pirckheimer. Sous l'enclume, une femme gît étendue, soutenant sa tête avec sa main droite, et endurant avec calme, sans aucun signe d'impatience ou de douleur, les coups violents et répétés qui sont frappés sur l'enclume pesant sur son corps. Son nom, écrit à côté, indique, alors même que son attitude ne le ferait pas reconnaître, que cette femme est la Tolérance. À l'un des côtés de l'enclume, une autre femme se tient debout: c'est l'Envie, qui saisit et enserre dans des tenailles un cœur d'homme, qu'elle place et tient au milieu des flammes qui brûlent sur l'enclume. En face, une troisième femme, la Tribulation, tenant à deux mains un triple marteau, frappe, de toute la force de ses bras, sur le cœur que l'Envie présente à ses coups redoublés. Entre ces deux femmes, qu'on prendrait pour des Furies, est placée une quatrième femme, portant sur son visage l'expression de la résignation et de la sérénité; les yeux tournés vers le ciel, comme pour y puiser sa force et sa consolation, elle élève également la main droite: c'est l'Espérance. À sa prière, on voit descendre d'en haut comme une rosée céleste, qui, tombant goutte à goutte, vient rafraîchir, au milieu des flammes, le pauvre cœur tenaillé par l'Envie et frappé par la Tribulation. Au bas du fût de la colonne, et appuyés sur sa base, deux petits génies ailés, tenant à la main une trompette recourbée, complètent cette composition, qui se distingue par une grande originalité[470]. «Bilibalde, ajoute son biographe Rittershusius[471], voulut sans doute démontrer par cette allégorie quelle était sa tolérance et sa résignation, ayant mis son unique espoir en Dieu, duquel seul il attendait son secours et sa délivrance, disant avec David: «Auxilium meum a Domino, gui fecit cœlum et terram.» Mon secours est dans le Seigneur, qui a fait le ciel et la terre.»
Pirckheimer fit graver sur cuivre cet emblème, par un artiste habile, probablement par un des meilleurs élèves de son ami Durer; il en fit tirer un grand nombre d'épreuves, et les plaça, comme ses armoiries, au frontispice de ses livres. Le comte d'Arundel retrouva cette gravure, comme un certificat de propriété, lorsque, cent ans plus tard, il acheta en partie la bibliothèque du sénateur de Nuremberg[472].
Si la composition de cette allégorie est remarquable au point de vue religieux et philosophique, son exécution, comme œuvre d'art, n'est pas moins curieuse à étudier. Sans présenter la sûreté de traits, la fermeté, la netteté, la délicatesse de dessin d'Albert Durer, elle a été évidemment inspirée par sa manière. Sous le rapport de l'idéal, la figure de l'Espérance laisse beaucoup à désirer; mais l'Envie est d'un style plus pur, tandis que l'expression de la Tolérance est bien dans son rôle de patience et de résignation. Nous regrettons de ne pas connaître le nom de l'artiste qui a gravé cette composition: son talent n'était certainement pas indigne du grand maître qui lui avait enseigné l'art de manier le burin. Cette invention de Bilibalde et le soin qu'il prit à en surveiller l'exécution prouvent qu'il aimait la gravure, cet art dans lequel Durer s'est montré si supérieur et si fécond.
Nous trouvons dans l'œuvre sur bois de Durer[473] une composition qui paraît avoir été exécutée pour être placée sur les livres de Bilibalde.—On y voit les armes de Pirckheimer, à droite le bouleau, à gauche un écusson représentant une Syrène couronnée, tenant dans chacune de ses mains ses deux queues de poisson; le tout soutenu par deux Génies, au milieu desquels est un buste en manière de Terme, avec un trident au-dessus de la tête; dans le haut, l'inscription suivante:
Sibi et amicis
Liber Bilibaldi Pirckheimer.
On remarque dans le même œuvre une autre composition d'Albert dont l'entourage seul est terminé, tandis que le milieu est resté blanc. Cet espace était probablement destiné à une gravure emblématique des armoiries des Pirckheimer; car, en bas, des Génies soutiennent l'écusson sur lequel est le bouleau, tandis que des colonnes, des ornements, un Satyre et une cigogne entourent le cadre resté en blanc.
On doit croire, d'après l'intimité qui régnait entre l'artiste et Bilibalde, que ce dernier possédait l'œuvre des estampes du maître et de ses élèves, et qu'il devait avoir également quelques-unes de ses peintures; mais son biographe ne nous apprend absolument rien à ce sujet.
Une année à peine après avoir composé et fait graver son emblème, Bilibalde succomba sous les étreintes de la cruelle maladie dont il souffrait depuis longtemps. Il mourut le 21 décembre 1530, et son corps fut déposé dans le cimetière Saint-Jean de Nuremberg, à côté de son cher Durer. On lisait sur son tombeau l'inscription suivante, gravée sur une table d'airain scellée sur la pierre sépulcrale:
Bilibaldo Pirckheimero patritio
Ac senatori Nurimberg. Divorum
Maximil. et Caroli V, Augg. Consiliario,
Viro utique in præclaris rebus
Obeundis prudentiss. Græce
Juxta ac latinè Doctiss.
Cognati tanquam stirpis Pirckeimeriæ
Ultimo, Dolenter hoc s. p.
Vixit ann. LX.D.XVI. Obiit Die
XXII Mens. Decemb. an christianæ
Salutis MDXXX.
Virtus interire nescit[474].
La mort de Pirckheimer excita de vifs regrets parmi les savants: Érasme, dans une lettre au duc Georges de Saxe, écrite de Fribourg en mai 1531[475], fait un pompeux éloge du sénateur de Nuremberg, et rappelle les services qu'il rendit aux lettres, en publiant, pour la première fois, ainsi que nous l'avons rapporté, un grand nombre d'auteurs grecs et latins. Mais encore que son épitaphe ait raison de dire que «la vertu ne périt pas avec la mort,» qui se rappellerait aujourd'hui le nom du dernier des Pirckheimer, si l'art de Durer, son ami, ne s'était chargé de le faire revivre?
JEAN WINCKELMANN
1717—1768
CHAPITRE XXXIX
Naissance de Winckelmann.—Pauvreté de ses parents.—Ses études à Steindall.—Le recteur Toppert.—Voyage à Berlin et retour à Steindall.—Il devient précepteur.—Il veut se rendre en France.—Il est admis co-recteur à Seehausen.
1717—1748
Winckelmann est un exemple frappant de ce que peut le travail opiniâtre mis au service d'une idée persévérante. Sorti des rangs les plus obscurs de la société, pauvre, sans protecteurs, ne pouvant compter que sur lui-même, il sut trouver dans la force de son caractère les ressources qui lui manquaient et surmonter tous les obstacles. Soutenu par l'étude, il traversa, sans se laisser abattre, les plus belles années de sa jeunesse dans une condition inférieure et tout à fait indigne de son génie. Il fut récompensé de tant d'efforts dans son âge mûr, et les douze dernières années de son existence s'écoulèrent au milieu des jouissances les plus pures que lui procurèrent l'amour du beau et l'admiration la mieux sentie des œuvres de la statuaire antique. Cette dernière partie de sa vie passée à Rome fut si bien remplie, qu'il a pu dire dans une lettre à un de ses amis: «Je crois être du petit nombre des personnes qui sont parfaitement satisfaites, et à qui il ne reste rien à désirer: qu'on trouve un autre homme qui puisse dire cela avec vérité[476]!»
Winckelmann naquit, le 9 décembre 1717[477], à Steindall, petite ville de la vieille marche de Brandebourg. Il y fut baptisé le 12 du même mois, et reçut, ainsi qu'on a pu le constater par son acte de baptême retrouvé dans ses papiers après sa mort, les prénoms de Jean-Joachim. Mais, dans la suite, il supprima ce dernier prénom, soit, comme on l'a dit, qu'il le trouvât peu harmonieux, soit qu'un seul lui parût suffisant[478].
Il était fils d'un cordonnier que sa pauvreté condamnait à un travail sans relâche pour vivre et pour soutenir sa famille. En attendant que son enfant fût en âge de l'aider, le père l'envoya suivre les leçons de l'école primaire de Steindall, s'imposant les plus grands sacrifices, dans l'espérance qu'il parviendrait peut-être plus tard à obtenir la place de diacre ou de pasteur d'une petite cure dans les environs. L'enfant fit des progrès rapides sous la direction du recteur de Steindall, nommé Toppert. Mais l'âge et les infirmités ayant obligé son père à cesser tout travail, pour entrer dans une maison de charité où il devait passer le reste de ses jours, le jeune écolier se trouva complétement isolé, sans aucune ressource, à un âge qui ne lui permettait pas encore de gagner sa vie. La Providence, en le soumettant à cette rude épreuve, ne l'abandonna point: elle toucha le cœur du recteur Toppert, et lui inspira la pensée de prendre soin de son élève. Frappé des dispositions de l'enfant, de sa facilité pour apprendre et retenir, de sa supériorité sur ses condisciples et de la douceur de son caractère, le recteur se chargea de pourvoir à son éducation. Il lui accorda une des places de choristes de la cure, et l'autorisa, quoique bien jeune, à donner des leçons ou répétitions de lecture à ses petits camarades et à en percevoir la rétribution. Avec ces ressources si minimes et si précaires, le sous-maître de douze ans pouvait vivre tant bien que mal, en continuant ses études, et il trouvait moyen de mettre de côté quelques petites économies pour adoucir le sort de son malheureux père.
Bientôt, par un retour commun aux choses d'ici-bas, le recteur eut besoin des services de son élève: Toppert devint aveugle, et il n'hésita pas à faire appel aux sentiments généreux de Winckelmann, le priant de lui servir de guide et d'appui. L'élève s'empressa d'aller au-devant du désir de son bienfaiteur, et il fut bientôt admis dans la maison du recteur comme un ami et presque comme un fils.
Toppert aimait les lettres et possédait une bibliothèque assez bien garnie de livres classiques, parmi lesquels on voyait de bonnes éditions des principaux auteurs grecs et latins. Ne pouvant plus parcourir leurs ouvrages avec ses propres yeux, le recteur empruntait ceux de Winckelmann, auquel il faisait faire de fréquentes lectures, à haute voix, des poëtes, des historiens, des orateurs et des philosophes de l'antiquité. Ces lectures, accompagnées des remarques du maître, formaient le goût de l'élève, et le préparaient à pousser plus avant l'étude et l'analyse des langues grecque et latine.
Dès cette époque, Winckelmann révélait son goût d'antiquaire: on raconte qu'à ses heures de loisir, ses récréations consistaient à explorer les collines sablonneuses de Steindall, pour y chercher des vases antiques d'origine romaine. On dit même qu'on peut voir encore aujourd'hui, à la bibliothèque de Seehausen, deux urnes qu'il aurait trouvées dans une de ces fouilles.
En 1733, à l'âge de seize ans, il obtint de son bienfaiteur la permission d'aller à Berlin, pour commencer, ce qu'on appelle en Allemagne, les cours académiques. Adressé, avec une lettre de recommandation du bon Toppert, au recteur d'un établissement d'instruction appelé le gymnase de Kolln, il y fut admis comme sous-maître ou surveillant, fonctions correspondantes à celles, si décriées par les écoliers, de maître d'étude dans nos colléges. Il sortit bientôt de ce gymnase pour entrer dans un autre nommé Baaken, où le recteur lui offrit la table et le logement, ce qui lui permettait de faire passer quelques secours à son père.
Il y avait alors à Berlin, et peut-être cet usage s'y est-il conservé, des associations d'étudiants nommées chœurs, qui, après les heures des classes, se répandaient par bandes dans la ville, en chantant aux portes, dans les rues, sur les places et au milieu des promenades, des morceaux d'opéras ou de musique d'église. Après l'exécution, ils faisaient une collecte parmi les auditeurs, comme nos chanteurs des rues. On raconte que notre savant, en herbe, le futur président des antiquités à Rome, prit part à ces concerts en plein vent, et trouva, dans leurs recettes provenant de la générosité du public, un soulagement à sa gêne, bien voisine de la misère.
Après un séjour d'une année à Berlin, Winckelmann fut rappelé à Steindall par Toppert, qui lui fit donner la place de chef des choristes, emploi qui consistait à diriger une bande de jeunes chanteurs donnant des concerts dans les lieux publics. Quatre années se passèrent ainsi, sans qu'aucun changement de quelque importance vînt améliorer la position du jeune homme.
Mais si la fortune échappait constamment à ses efforts, il trouvait une ample compensation dans les trésors de science et d'érudition qu'il commençait à entasser dans son esprit et dans sa prodigieuse mémoire. Il avait épuisé, par ses continuelles lectures, tous les livres appartenant aux bibliothèques de la petite ville de Steindall. Pressé par le désir d'augmenter ses connaissances, désir qui ne l'abandonna jamais, il résolut de se rendre à l'université de Halle, l'une des premières de l'Allemagne, afin d'y compléter ses études, et aussi dans l'espoir d'y trouver une occupation moins précaire et plus lucrative que celle qu'il remplissait à Steindall. Mais, après deux années d'un travail assidu, il se trouva déçu de cet espoir. Ses amis s'efforcèrent vainement de lui procurer un emploi; et sa position était devenue tellement malheureuse, pendant son séjour à Halle, qu'il fut réduit souvent à ne vivre que de pain et d'eau, et encore le pain lui était-il fourni par ses camarades. Cependant, cette cruelle situation ne l'empêcha pas d'aller visiter, pour la première fois, la ville de Dresde et son musée, et de conserver, de la vue des chefs-d'œuvre qu'il y admira, une impression ineffaçable.
Il fallait vivre, et Winckelmann, perdant l'espérance d'être admis comme professeur dans un établissement public, s'estima heureux d'être accueilli comme précepteur chez un magistrat du pays d'Halberstadt: il y passa quelque temps; mais cet emploi allait mal à l'esprit d'indépendance et à l'imagination exaltée, quoique couverte sous une apparence de froideur, de notre jeune érudit. En étudiant les auteurs grecs et latins, il se transportait avec eux par la pensée dans les pays qu'ils décrivent, et son plus vif désir était de suivre leurs relations sur les lieux mêmes où se sont passés les faits qu'ils racontent. C'est ainsi que la lecture approfondie des commentaires de César lui inspira une telle envie de se rendre en France, que, sans argent, sans aucune lettre de recommandation et, qui plus est, sans savoir un mot de français, il se dirigea, dans le cours de 1741, vers les frontières de ce pays. Mais la guerre, qui venait d'éclater, l'empêcha de mettre son projet à exécution; il revint donc sur ses pas, à son grand regret, et se trouva trop heureux d'être admis de nouveau comme précepteur, d'abord chez un capitaine de cavalerie en garnison à Osterbourg, ensuite chez le grand bailli, à Heimersleben. C'est dans cette dernière maison qu'il fit la connaissance du co-recteur de Seehausen. Ce fonctionnaire, nommé Buysen, ayant apprécié l'instruction aussi variée que solide du jeune précepteur, le prit en amitié, et en quittant son co-rectorat de Seehausen pour un poste plus avantageux, il l'y fit admettre à sa place.
Winckelmann faisait son entrée dans la carrière publique de l'enseignement par un emploi bien modeste et fort au-dessous de son mérite. Son devoir consistait à donner aux enfants les premières leçons des langues grecque et latine, et à leur enseigner les principes de la religion luthérienne. Une trop grande instruction nuit quelquefois à l'enseignement élémentaire, et il est rare qu'un professeur qui possède une vaste érudition et qui voit les choses de haut, sache assujettir son esprit à montrer les premiers éléments de la grammaire, et à corriger les règles du liber Petri ou du que retranché[479].
Dans les commencements, Winckelmann ne réussit donc que médiocrement à satisfaire ses élèves et surtout leurs parents. Mais sincèrement résolu à remplir ses fonctions en conscience, il fit bientôt deux parts de son temps. Dans la journée, c'est-à-dire depuis six heures du matin jusqu'à neuf du soir, tout entier à ses devoirs de co-recteur et armé d'une patience inaltérable, il expliquait à ses jeunes élèves les éléments du latin et du grec, corrigeait leurs compositions et savait exciter leurs progrès, en encourageant leur émulation pour le travail. La fin de la classe venue, Winckelmann sans prendre la moindre récréation, consacrait la plus grande partie de la nuit à l'avancement de sa propre instruction.—«Il reprenait ses lectures favorites, méditait, écrivait, faisait des extraits; à minuit il s'endormait; réveillé à quatre heures, il rallumait sa lampe et se remettait au travail jusqu'à six heures, instant auquel il retournait près de ses disciples. Décidé quelquefois à abréger encore le temps de son sommeil, il ne fermait les yeux qu'après s'être attaché au pied une sonnette dont le moindre mouvement l'éveillait[480].» Comme son désir de voyager ne l'avait pas abandonné, il apprit à fond, pendant ses longues veilles, les langues italienne, française et anglaise, qu'il avait commencé à étudier précédemment.
Tel fut l'emploi du temps de Winckelmann pendant les cinq années et demie[481] qu'il passa dans le co-rectorat de Seehausen. Quels trésors d'érudition et de linguistique ne dut-il pas amasser dans ces études opiniâtres et sans relâche, et où trouver alors en Europe un autre savant aussi entièrement absorbé par le travail?—Néanmoins, sur la fin de son séjour à Seehausen, le découragement commençait à s'emparer de cette âme si forte et si désintéressée. Se trouvant toujours aux prises avec la gêne, malgré ses efforts pour améliorer sa position, n'entrevoyant dans l'avenir aucun avancement, aucune indépendance, dégoûté de répéter tous les jours les mêmes leçons à des enfants presqu'en bas âge, il résolut de chercher à sortir d'une situation à la fois précaire et décourageante.
CHAPITRE XL
Le comte de Bunau et son Histoire de l'Empire.—Winckelmann demande à être attaché à son service.—Il est admis à travailler dans sa bibliothèque à Nöthenitz.—Son collaborateur Franken.—Travaux à Nöthenitz.—Voyages à Dresde.—Le nonce Archinto.—Conversion de Winckelmann au catholicisme.
1748—1754
La Saxe possédait alors dans le comte Henri de Bunau un grand seigneur ami des lettres, qui, après avoir rempli avec distinction plusieurs fonctions publiques très-importantes, s'était retiré dans une de ses terres, pour consacrer sa vie à écrire l'histoire de l'empire d'Allemagne. D'abord conseiller intime de l'empereur Charles VII, à l'élection duquel il avait contribué, le comte, après la mort de ce prince, était rentré au service d'Auguste III, électeur de Saxe, roi de Pologne, qui l'avait également admis dans ses conseils. Mais la politique et l'ambition n'absorbaient pas tout son temps: amateur passionné de l'étude, il vivait souvent retiré dans son château de Nöthenitz, situé à peu de distance et au midi de Dresde. C'est là, de 1725 à 1743, qu'il composa l'Histoire des Empereurs et de l'Empire d'Allemagne, tirée des meilleurs historiens et des archives, et accompagnée d'appendices destinés à éclaircir le droit public de l'Allemagne et la généalogie des maisons souveraines. Cet ouvrage, publié en quatre parties in-4º, est malheureusement incomplet, car il ne s'étend que jusqu'au règne de Conrad Ier (918) inclusivement. Nous ne nous permettrons pas de juger cette vaste composition, ne l'ayant pas lue; mais on s'accorde à faire l'éloge du choix des documents qu'elle renferme, de l'ordre et de la critique éclairée avec lesquels les faits sont présentés et appréciés, et les écrivains allemands ont vivement regretté qu'elle soit restée inachevée. Pour écrire et coordonner ce grand ouvrage, l'auteur avait fait d'immenses recherches; et comme il aimait les livres, et surtout les éditions rares et précieuses, il avait consacré des sommes très-considérables à l'acquisition d'un grand nombre de traités, écrits non-seulement dans les langues anciennes, mais encore dans tous les idiomes modernes. Il avait aussi réuni une collection d'estampes, principalement de celles qui se rapportaient à l'Allemagne, à ses annales, à ses familles souveraines et féodales. Pour mettre et maintenir l'ordre dans les livres comme dans les gravures, le comte de Bunau avait établi un bibliothécaire à Nöthenitz, et il y occupait plusieurs jeunes gens à des recherches relatives à son Histoire de l'Empire. Indépendamment de son amour pour les lettres, le comte était doué d'une bienveillance naturelle, dont la renommée était répandue dans toute la Saxe. On l'a surnommé le Peiresc allemand[482], et sa conduite à l'égard de Winckelmann montre que cette comparaison avec l'illustre conseiller au parlement d'Aix était méritée.
Le 18 juin 1748, notre co-recteur de Seehausen, poussé à bout de patience par ses fastidieuses fonctions, se déterminait à envoyer au comte une sorte de supplique, écrite péniblement en un français barbare[483], et dans laquelle il le priait «de le placer dans un coin de sa bibliothèque, pour copier de rares anecdotes qui seront publiées dans l'Histoire de l'Empire.»
Le comte de Bunau accueillit avec bienveillance la demande du co-recteur; mais, avant de l'admettre, il voulut savoir quelles études il avait suivies, afin de s'assurer s'il était capable de faire convenablement les recherches historiques dont il avait besoin. Winckelmann, au comble de la joie, s'empressa de répondre au comte le 10 juillet 1748, en lui donnant les explications les plus précises sur sa vie et sur ses études. Mais cette fois, il écrivit en latin élégant, sans doute pour prouver sa connaissance de cette langue.
Après avoir rappelé ses études à Berlin, à Halle et même à Iéna, où il avait voulu apprendre la médecine et la géométrie, il indique plus particulièrement les cours d'histoire et de droit public qu'il a suivis depuis son séjour à Seehausen. Sous la direction d'un comte Louis de Hanses, autrefois secrétaire de l'ambassadeur du roi de Danemark à Paris, d'où il avait rapporté une collection très-considérable des meilleurs historiens français, il s'est lancé dans le champ des annales de ce pays. Il a lu deux fois le Dictionnaire de Bayle, et a recueilli, en le parcourant, un énorme volume de mélanges. Sans négliger les auteurs grecs, et spécialement Sophocle, qu'il a toujours entre les mains, il a lu avec attention les historiens modernes les mieux notés, tels que l'Abrégé de l'Histoire de France du père Daniel; l'Abrégé de l'Histoire d'Angleterre de Rapin Thoyras; les Annales de de Thou et celles de Grotius; le Code diplomatique de Leibnitz; le Traité de la paix et de la guerre de Grotius, avec les Commentaires de Gronovius et de Barbeyrac. Il insiste particulièrement sur les recherches qu'il a faites sur l'histoire de l'Allemagne, de ses familles princières, et de ses principaux événements, jusqu'à la paix d'Utrecht. Il termine en disant qu'il vient d'accomplir sa trentième année, et il entre, sur sa personne et même sur sa manière de se vêtir, dans des détails qui montrent combien il craignait de ne pas être admis chez le comte de Bunau[484].
Le savant historien de l'Empire accueillit favorablement les explications de Winckelmann, et il lui fit savoir qu'il l'admettait à travailler, dans sa bibliothèque, aux recherches qu'il lui indiquerait, aussi bien qu'à une partie du catalogue. Notre co-recteur, au comble de la joie, après avoir justifié de son instruction, voulut également convaincre son protecteur de sa bonne conduite: il lui envoya donc, par une lettre du 28 juillet 1748, trois certificats: l'un du surintendant général de la province de l'ancienne marche de Brandebourg, l'autre de l'inspecteur de Seehausen, et le troisième du conseil de cette ville. «Rien ne m'oblige, ajoutait-il, à partir d'ici, où je jouis d'un honnête nécessaire et de la table de quelques bons amis. Mais le désir inexprimable de m'attacher à un ministre aussi respectable et aussi éclairé que Votre Excellence, et mon ardent amour pour les sciences et les beaux-arts l'emportent sur la considération de tous les agréments que j'ai[485].» C'est la première fois qu'on entend Winckelmann parler de son ardent amour pour les beaux-arts. D'où lui venait ce goût, quelle circonstance en avait développé le germe dans son esprit? On l'ignore; mais on doit être près de la vérité en supposant que la lecture assidue des grands poëtes de l'antiquité, tels qu'Homère et Virgile, avait fait naître en lui des aspirations vers le beau, et entretenu le désir de contempler les monuments de l'art antique, dont il est souvent question chez les principaux auteurs grecs et romains.
Quoi qu'il en soit, Winckelmann quitta Seehausen vers la fin d'août 1748, et vint s'installer à Nöthenitz dans les premiers jours de septembre. Il y prit possession de son emploi, qui consistait à faire des recherches et des extraits pour l'histoire de l'Empire, et fut bientôt en faveur auprès du comte de Bunau, fort en état d'apprécier la profonde érudition de ce collaborateur.
Winckelmann avait trouvé à Nöthenitz un savant modeste, Jean-Michel Franken, bibliothécaire du comte, chargé spécialement de dresser le catalogue de cette immense collection; il venait de publier le specimen de ce travail[486]. Quoique, dans la suite, Winckelmann et Franken aient échangé de nombreuses lettres, dans lesquelles on trouve toute l'effusion d'une amitié aussi tendre que sincère, ils vécurent à Nöthenitz avec assez de froideur. Franken convient[487] qu'ils ne se connaissaient alors pas assez, et n'avaient pas su se comprendre. Accoutumé à vivre dans une solitude presque continuelle, Winckelmann avait contracté des habitudes singulières: pendant longtemps, il ne voulut se nourrir que de légumes et de fruits, et il fuyait la table de Franken, qui lui avait offert de vivre en commun. Bien qu'une froide circonspection régnât entre eux, ils s'entretenaient tous les jours de littérature, et vivaient ensemble, sinon dans la confiance et l'intimité, au moins dans un échange convenable d'égards et de politesses.
Pendant six années, du mois de septembre 1748 jusqu'à la fin du même mois 1754, Winckelmann fut occupé à Nöthenitz, soit à faire des recherches pour le comte, soit à rédiger le catalogue des ouvrages se rapportant à l'histoire de l'Allemagne[488]. Dans les intervalles de repos que lui laissait ce travail monotone, son imagination reprenait le dessus, et il étudiait la collection de gravures anciennes que possédait le comte de Bunau. Quelquefois aussi, s'échappant de Nöthenitz, il se rendait à Dresde, non-seulement pour y voir les tableaux de l'électeur de Saxe, roi de Pologne, mais pour y examiner attentivement les statues antiques et les nombreuses reproductions en plâtre des chefs-d'œuvre de Rome et de Florence. La vue de ces copies redoublait son désir de se rendre en Italie, afin de pouvoir y jouir de toute la beauté des originaux.
Le nonce du saint-siége près de la cour de Pologne et de Saxe était alors le prélat Archinto, d'une noble famille milanaise, prêtre d'un grand mérite, qui devint plus tard cardinal; il était lié avec le comte, quoique ce ministre fût luthérien, et il allait quelquefois visiter sa bibliothèque à Nöthenitz. Dans une de ses excursions, il y avait rencontré Winckelmann, et facilement deviné que sa véritable vocation était de vivre à Rome. Allant au-devant des désirs les plus ardents de notre antiquaire, il lui proposa de lui faciliter les moyens de se rendre et de se fixer dans cette ville. Mais préalablement, il fallait que Winckelmann se décidât à abjurer le luthéranisme, pour entrer dans le sein de la religion catholique. Notre savant hésita pendant quelque temps, et finit par s'y déterminer. Loin de nous la pensée de mettre en doute la sincérité de ses convictions nouvelles, et de vouloir scruter au fond de sa conscience les véritables motifs de son changement de religion. Mais, sans faire injure à sa mémoire, il est permis de croire que le désir de voir Rome et ses monuments ne fut pas étranger à cette grave détermination. La lettre qu'il écrivit, le 17 septembre 1754, au comte de Bunau, pour lui apprendre sa résolution, loin de respirer la foi vive d'un néophyte, renferme des explications assez singulières sur son changement. D'abord, le soin de sa santé demande qu'il quitte pour quelque temps le travail et les livres, et qu'il cherche à se dissiper davantage. Ensuite, l'amitié qu'il a contractée avec une personne qu'il ne nomme pas, «non l'amitié que doivent pratiquer les chrétiens, mais celle dont l'antiquité nous a fourni quelques exemples aussi rares qu'ils seront immortels,» l'a déterminé à son changement. «D'ailleurs, la brièveté de la vie, et les bornes étroites de nos connaissances, sont deux motifs puissants pour un homme qui, comme lui, a passé sa jeunesse dans la pauvreté.... et ce serait une puérilité punissable que d'occuper, jusque dans la vieillesse, l'esprit qui nous a été donné pour un objet plus élevé à des choses qui ne peuvent servir qu'à exercer notre mémoire.» Il fait donc appel au cœur plein de bonté de son protecteur, et prie «le Dieu de tous les hommes, de toutes les nations et de toutes les sectes, de faire miséricorde à son maître.» Il termine en priant le comte de le juger avec sa bienveillance ordinaire. «Quel est l'homme, ajoute-t-il, qui agit toujours avec sagesse? Les dieux, dit Homère, n'accordent aux hommes qu'une certaine portion de raison par jour.»
Telles sont les raisons que donne Winckelmann de son changement de religion; et l'on voit qu'il est tellement pénétré des maximes de l'antiquité, qu'il ne peut s'empêcher, même dans une question de controverse, de s'appuyer sur l'opinion que le vieil Homère prête aux dieux de l'Olympe.
Le comte de Bunau, tout en regrettant de perdre un si précieux collaborateur, non-seulement ne lui adressa aucune observation, mais lui conserva, comme par le passé, sa confiance et son amitié. Winckelmann, de son côté, garda le plus affectueux souvenir des bontés de son premier protecteur.
CHAPITRE XLI
Winckelmann à Dresde.—Le peintre Œser, l'antiquaire Lippert.—M. de Hagedorn.—Chrétien Gotlob Heyne.—Le comte de Brühl, Auguste III, M. de Heinecken.—Le musée de Dresde.—Acquisitions faites en Italie et ailleurs.—État des tableaux pendant un siècle, leurs restaurations.
1754—1755
Winckelmann quitta Nöthenitz au commencement de novembre 1754, pour venir s'établir à Dresde. Il paraît que le nonce Archinto, d'accord avec le père Rauch, confesseur du roi de Pologne, lui avait assuré une pension modique, et l'avait engagé à passer quelque temps dans cette ville avant de se rendre en Italie.
À Dresde, Winckelmann vint loger chez le peintre Œser, établi dans cette ville depuis 1739. Cet artiste, originaire de Presbourg, avait suivi pendant sept ans les cours de peinture à l'Académie de Vienne, où il remporta le prix étant encore jeune. Plus tard, il avait étudié pendant deux années chez Raphaël Donner, célèbre sculpteur viennois, pour allier au talent de la peinture celui de bien modeler, ainsi que l'étude du costume et de l'antique[489]. Œser jouissait à Dresde d'une grande réputation, passait pour un homme fort instruit, et avait peint plusieurs tableaux d'autel qui se trouvaient alors à la nouvelle église catholique, et qui étaient estimés des connaisseurs[490].
Sous la direction d'Œser, Winckelmann commença réellement ses études sur l'art, études qu'il ne devait plus interrompre jusqu'à la fin de sa vie. Mais comme son goût et ses travaux antérieurs le ramenaient constamment vers les œuvres de l'antiquité, il se lia également avec un homme qui, dans un autre genre, partageait son admiration pour les anciens: c'était Lippert, grand amateur d'empreintes ou reproductions de pierres gravées antiques. Issu de parents pauvres, comme Winckelmann, Lippert, après avoir été obligé, pour vivre, d'exercer le métier de vitrier, s'était élevé, à force de travail et d'intelligence, jusqu'à la connaissance approfondie du grec et du latin; il apprit également le dessin et la peinture, et parvint à se faire nommer professeur de dessin des pages de l'électeur de Saxe, roi de Pologne. Il avait une véritable passion pour les pierres gravées, dont il possédait une assez belle collection. Mais ses ressources ne lui permettant pas de l'augmenter au gré de ses désirs, il se mit à reproduire, à l'aide d'une pâte blanche et brillante, de sa composition, les empreintes des plus belles pierres qu'il pût se procurer, à Dresde et ailleurs, par l'entremise de ses amis et de ses protecteurs. Avant l'arrivée de Winckelmann à Dresde, il venait de publier un millier de ces empreintes, qu'il offrait aux amateurs sous le titre de:—«Gemmarum anaglyphicarum et diaglyphicarum ex præcipuis Europæ museis selectarum Ectypa, M. ex vitro obsidiano et massa quœdam, studio Philippi Danielis Lippert, fusa et effecta; Dresde, 1753, in-4º.»—Il augmenta dans la suite cette collection, et en publia les catalogues en 1755, 1767 et 1776.—La première publication de Lippert ouvrait à Winckelmann un nouveau champ d'études: il s'empressa de le parcourir avec la sagacité qu'il apportait à tous ses travaux. Profitant des explications de Lippert lui-même, il ne tarda pas à acquérir, dans la glyptique, des connaissances précieuses, qu'il étendit plus tard à Florence, en rédigeant le catalogue des pierres gravées du baron de Stosch, et qui lui furent très-utiles pour expliquer, dans son Histoire de l'art, plus d'un monument de la sculpture antique.
À côté d'Œser et de Lippert, un autre personnage paraît avoir exercé alors une assez grande influence sur les idées de Winckelmann: nous voulons parler de Chrétien Louis de Hagedorn, frère du poëte allemand de ce nom. Porté par son goût vers les beaux-arts, il leur donna toujours la préférence sur les fonctions publiques qui lui furent conférées par l'électeur de Saxe, roi de Pologne. Bien que secrétaire de légation dans différentes cours, depuis 1737, et en dernier lieu résident de la Saxe près de l'électeur de Cologne, M. de Hagedorn passait une grande partie de son temps à Dresde, où il s'occupait de ses recherches favorites sur les artistes et leurs ouvrages. En 1755, il avait publié en français dans cette ville: «Sa lettre à un amateur de la peinture, avec les éclaircissements historiques sur un cabinet (le sien) et les auteurs des tableaux qui le composent, ouvrage entremêlé de digressions sur la vie de plusieurs peintres modernes.»—Cet ouvrage est surtout curieux, aujourd'hui, par les notices qu'il contient sur les artistes contemporains de l'auteur. Il n'était que le prélude de son ouvrage principal, intitulé: «Réflexions sur la peinture, qu'il publia en 1762[491], et qui lui valut l'année suivante la place de directeur des Académies des Beaux-Arts de Dresde et Leipzig.»—Les Réflexions sur la peinture sont coordonnées avec méthode, et elles renferment d'excellents conseils, appuyés sur l'exemple des maîtres. On y voit que l'auteur connaissait à fond l'histoire de la peinture dans ses différentes écoles: il donne aux peintres d'histoire des préceptes qui méritent d'être médités. «Mais son goût particulier pour le paysage perce dans tout le cours de l'ouvrage, et ce genre y est traité avec prédilection. À l'article des tableaux de conversation, il ouvre une nouvelle carrière aux spéculations de l'observateur et aux conceptions du peintre; il tâche d'élever ce genre à un plus haut degré de perfection[492].»
Les Réflexions sur la peinture de M. de Hagedorn exercèrent longtemps, en Allemagne, une grande influence sur l'esthétique de l'art. Bien qu'elles n'eussent pas encore été publiées lorsque Winckelmann vint à Dresde se lier avec leur auteur, il suffit de parcourir plusieurs chapitres de ce livre, notamment celui des Limites de l'Imitation et celui de l'Allégorie[493], et de les rapprocher de quelques théories de l'historien de l'art chez les anciens, pour comprendre l'influence que M. de Hagedorn a exercée sur ses appréciations et sur ses idées. L'auteur des Réflexions sur la peinture ne se bornait pas à écrire sur les arts; il les cultivait avec un certain talent, et il a publié, sous le modeste titre d'Essai (Versuch), une suite de têtes et de paysages gravés par lui à l'eau-forte, mais sans révéler quel avait été son maître.
Tout en visitant le musée de Dresde, Winckelmann continuait avec ardeur la lecture et l'étude des auteurs anciens, tels que Pausanias et Pline, chez lesquels il cherchait les inspirations du premier ouvrage qu'il était en train de composer. C'est dans la bibliothèque du comte de Brühl[494], ouverte au public, qu'il allait souvent faire ses recherches. Il ne tarda pas à s'y lier avec un jeune homme doué également des dispositions les plus heureuses, et que le sort n'avait pas mieux traité du côté de la fortune, Chrétien Gotlob Heyne. Il était né en 1729, à Chemnitz, en Saxe, où son père était tisserand. Un de ses parrains, qui était ecclésiastique, s'étant chargé de son éducation, il avait fait des progrès remarquables; mais sa jeunesse se passait, comme celle de Winckelmann, à lutter contre la misère. Il était alors en qualité de copiste, avec cent écus de traitement, attaché à la bibliothèque du comte de Brühl, de même que Winckelmann avait été attaché à celle du comte de Bunau. La conformité de positions et de travaux rapprocha sans doute ces deux hommes, dont l'un devait bientôt être considéré comme l'oracle du goût, et comme le révélateur le plus instruit et le plus sûr des beautés de l'art chez les anciens; tandis que l'autre, suivant une route analogue, allait s'élever au premier rang parmi les doctes professeurs des universités allemandes, et placer sous l'autorité de son nom les meilleures éditions des auteurs classiques.
Le comte de Brühl, au service duquel le jeune Heyne était attaché, exerçait, depuis 1733, les fonctions de premier ministre d'Auguste III, roi de Pologne et électeur de Saxe. Nous n'avons point à tracer le portrait de ce favori, non plus que celui de son maître. L'histoire a peut-être le droit de les juger sévèrement, au point de vue de la politique et de l'administration: elle doit blâmer leur imprévoyance, leur légèreté, leur orgueil, leurs fautes, qui exposèrent la Saxe aux plus grands désastres et la mirent à deux doigts de sa perte. Mais ayant voué nos recherches à l'histoire de l'art exclusivement, il serait injuste de notre part de ne pas reconnaître l'amour du roi et de son favori pour les belles choses, et les services qu'ils ont rendus à la Saxe, en y introduisant les chefs-d'œuvre de l'art moderne. Nous nous associerons donc volontiers au jugement que porte, du prince et de son ministre, l'auteur du Catalogue de la galerie royale de Dresde[495]: «Si c'est à l'histoire, dit-il, qu'appartient le droit de juger les princes, et leurs vertus comme leurs faiblesses, l'historiographe du musée a l'avantage de n'avoir à parler que des qualités les plus brillantes d'Auguste III. Il en est de même du célèbre comte de Brühl, son conseiller dévoué, l'exécuteur de sa volonté royale: il apparaît dans cette sphère d'activité comme un homme qui, dès qu'il s'agit de poursuivre une noble tendance, s'applique avec un zèle non moins remarquable, et souvent de son propre mouvement, à accomplir d'une manière grandiose les vœux de son royal maître.»
Mais si le ministre servit et encouragea l'amour du roi pour les beaux-arts, on ne doit pas oublier la part que prit à cette noble entreprise un véritable amateur, aussi distingué par son savoir que par son goût délicat, Charles-Henri de Heinecken, conseiller intime de Saxe et de Pologne, secrétaire de confiance du comte de Brühl, et son ami le plus fidèle. Il est certain que M. de Heinecken dirigea souvent les préférences du roi et de son ministre, et les détermina, plus d'une fois, à faire des acquisitions de tableaux et d'autres objets précieux. Il était merveilleusement propre à remplir ce rôle d'appréciateur, s'étant occupé toute sa vie, nonobstant ses emplois à la cour, de l'art, des artistes et de leurs œuvres. En 1755, il commençait à publier son «Recueil d'estampes, d'après les plus célèbres tableaux de la galerie royale de Dresde[496].» Il composa par la suite plusieurs autres ouvrages sur les arts, dont le plus estimé est celui qui a pour titre: Idée générale d'une collection complète d'estampes, avec une Dissertation sur l'origine de la gravure et sur les premiers livres d'images[497]. M. de Heinecken avait réuni un très-beau cabinet de tableaux, gravures et médailles. Le Catalogue du musée de Dresde cite une acquisition de cent trente-deux tableaux, la plupart de Cranach et d'autres peintres de l'ancienne école allemande, qu'il fit, le 21 juin 1769, de l'électeur de Saxe, fils du roi Auguste III, pour le prix de sept mille neuf cents écus, payés d'avance[498]. Mais les dépenses énormes qu'il avait été obligé de faire pour la gravure des planches de la galerie de Dresde l'obligèrent, sur la fin de sa vie[499], à céder ces planches et son riche cabinet à l'électeur, moyennant une pension viagère, et aujourd'hui les tableaux qui lui ont appartenu se trouvent, en partie, réunis au musée de Dresde.
C'est sous le règne d'Auguste III (1733 à 1763) que se sont faites les plus nombreuses et les plus belles acquisitions de cette galerie. On peut dire, avec une entière vérité, que cette collection doit au roi et à son ministre la haute réputation dont elle jouit en Europe, et l'éclat qui la rend l'égale de celles de Rome, Florence, Paris et Madrid. Sans entrer dans les détails, et pour ne citer que des chefs-d'œuvre, il suffira de dire que ce fut pendant cette période, malgré les embarras d'argent et les revers d'une guerre désastreuse, que furent achetés, à Modène, la Madeleine et la Nuit, du Corrège; le Christ à la Monnaie, du Titien; à Venise, la célèbre Vierge, de Hans Holbein; à Plaisance, la Madone de Saint-Sixte, de Raphaël[500].
Une tradition, très-honorable pour la mémoire du roi Auguste III, se rattache à l'arrivée de ce dernier tableau à Dresde. Ce prince, qui avait beaucoup admiré ce chef-d'œuvre en passant par Plaisance, en 1733, était impatient de le revoir. «Il avait ordonné qu'il fût immédiatement déballé et exposé au château. Lorsqu'on l'eut porté à la salle du trône, comme on tardait quelque peu à le placer à son jour le plus favorable, c'est-à-dire à la place même où se trouvait le trône royal, le roi éloigna précipitamment le siége de sa propre main, en disant: Place au grand Raphaël[501]!»
Pour conduire à bonne fin des négociations aussi délicates que celles qui devaient aboutir à la cession de ces tableaux et de bien d'autres dans toutes les parties de l'Europe, le comte de Brühl se servait d'intermédiaires d'un esprit fin et délié, vrais diplomates de l'art, sachant tenter la cupidité des possesseurs par l'appât de prix très-élevés et par d'autres avantages. Parmi ceux que cite l'introduction du catalogue de Dresde, nous regrettons de retrouver nos anciennes connaissances[502], le vieux Zanetti de Venise, le chanoine Louis Crespi de Bologne, et le cosmopolite Algarotti, qui aimait l'art, mais plus encore l'argent. Les détails révélés par l'auteur du catalogue donnent une triste idée de la facilité avec laquelle ces intermédiaires se mettaient à la disposition du roi de Pologne pour dépouiller l'Italie, leur propre patrie, de ses chefs-d'œuvre.
Mais si Modène, Plaisance, Bologne et Venise perdaient à cet échange de vieilles toiles et de panneaux de bois, chargés de couleurs, livrés contre les florins ou les thalers du roi-électeur, Dresde pouvait s'enorgueillir à bon droit de la munificence de son prince, et de l'ardeur de son ministre à exciter et servir la passion de son maître pour les plus belles choses. «Des dépenses qui, à cette époque, ont peut-être été taxées de prodigalité, par cela même qu'elles n'avaient pour but que de satisfaire le goût si noble et si élevé du roi, devinrent avec le temps, dit M. Hübner, une mesure de finance très-heureuse; car les sommes très-considérables qui furent dépensées alors pour l'acquisition de ces chefs-d'œuvre de l'art (outre que le capital s'en est trouvé décuplé) portent encore aujourd'hui les plus hauts intérêts, si l'on considère les avantages pécuniaires résultant pour le pays de l'affluence d'étrangers qu'y attire chaque année la célébrité de notre galerie.» Ces réflexions de l'auteur du catalogue de Dresde[503] sont pleines de justesse: elles prouvent que, même dans l'ordre économique, les œuvres d'art ont une valeur bien supérieure à leur prix intrinsèque, valeur qui s'accroît de siècle en siècle, et qui devient, pour ainsi dire, inappréciable, en attirant de toutes les parties du monde civilisé les hommes qui ont le sentiment du beau.
Mais tout en félicitant la Saxe, et Dresde en particulier, de posséder un des premiers musées de l'Europe, nous devons dire que, jusqu'à ces derniers temps, les tableaux eux-mêmes avaient eu beaucoup à souffrir de l'abandon dans lequel on les avait laissés, et du local où ils restèrent confinés pendant plus d'un siècle. Ces tableaux, avant l'heureuse construction du musée actuel[504], étaient exposés à des alternatives de chaud, de froid et d'humidité, qui exerçaient tour à tour, sur les toiles les plus solidement peintes et sur les panneaux de bois les mieux empâtés, leur influence destructive. «Ajoutons à cela une calamité, particulière surtout à Dresde: nous voulons parler du chauffage à la houille, qui devenait malheureusement toujours plus général et remplissait l'atmosphère d'un épais nuage de suie, pénétrant par les fenêtres les mieux fermées dans l'intérieur de tout bâtiment[505].»
Le triste état de la plupart des tableaux appela leur restauration. En général, c'est une opération très-délicate, dangereuse même, et que les vrais amis de l'art n'admettent qu'à la dernière extrémité car qui peut se flatter de restaurer, c'est-à-dire de refaire Raphaël, Titien, Corrège, Rubens et les autres maîtres? Cependant, presque tous les chefs-d'œuvre qu'on admire à Dresde durent passer par les mains des rentoileurs et restaurateurs; et M. Hübner nous révèle un fait des plus tristes, mais en même temps des plus curieux: c'est que «la restauration de la célèbre Nuit a plus rapporté à Palmaroli, que l'original n'avait valu au pauvre Correggio[506].» Aujourd'hui, grâce au nouveau local dans lequel les tableaux ont été installés, grâce surtout aux soins tout particuliers dont ils sont l'objet, les amateurs doivent espérer que de semblables nécessités ne se renouvelleront plus de longtemps.
CHAPITRE XLII
Artistes attachés à la cour d'Auguste III.—Premier ouvrage de Winckelmann: Réflexions sur l'imitation des artistes grecs dans la peinture et la sculpture.
1755
Ce n'est pas seulement par l'acquisition d'un grand nombre de tableaux que la mémoire du roi Auguste III doit se recommander à la postérité: on sait que pendant le long règne de ce prince l'art brilla d'un vif éclat à sa cour, et qu'on y vit les artistes les plus en vogue appelés de toutes les parties de l'Europe, pour concourir à l'embellissement de la capitale de la Saxe. Tandis que Dieterich, attaché au service du comte Brühl depuis l'âge de dix-huit ans, s'efforçait, comme un nouveau Protée, de donner à ses compositions les apparences les plus disparates, imitant tour à tour Salvator Rosa, Berghem, Watteau et Rembrandt, et peignant même des sujets de miniatures pour la célèbre manufacture de porcelaine de Meissen, dont il fut directeur, on voyait Raphaël Mengs s'élever dans une voie plus sérieuse, avec la prétention avouée de remettre en honneur les vrais principes; la Rosalba décorer de ses délicieux pastels plusieurs salles du palais du roi; le Belotto, dit Canaletto, reproduire avec un grand charme les vues de Dresde et des plus beaux sites de la Saxe; Louis de Silvestre, premier peintre du roi-électeur, peindre soit à fresque, soit à l'huile, tantôt à Varsovie, tantôt à Dresde, de grandes compositions historiques ou mythologiques, exécutées avec facilité, ainsi que les portraits des principaux personnages de la cour[507]; Charles Hutin diriger l'école de sculpture de Dresde, et Wille, Moitte et Balechou graver les tableaux du roi et de son ministre[508].
Vivant au milieu d'une cour où l'art tenait une si grande place, Winckelmann, pour se conformer au désir du nonce Archinto, s'était efforcé de jeter sur le papier les réflexions que la vue de tant de belles choses avait fait naître dans son esprit. Mais, conséquent avec ses études antérieures, tout en admirant les modernes, c'était sur les anciens qu'il avait concentré ses méditations. Il se décida, vers le milieu de 1755, à les publier à Dresde, sous le titre de Réflexions sur l'imitation des artistes grecs dans la peinture et la sculpture. Mais il nous apprend, dans une lettre au comte de Bunau[509], du 5 juin 1755, auquel il envoyait quelques feuilles de son travail en communication, qu'elles n'étaient pas destinées pour cet ouvrage, «et je puis dire avec vérité, ajoute-t-il, qu'on me les a, pour ainsi dire, arrachées des mains.»
Les Réflexions de Winckelmann contiennent en germe une partie des idées qu'il développa plus tard dans son grand ouvrage sur l'histoire de l'art. On y voit qu'il fait de l'étude et de l'imitation des ouvrages de la statuaire antique une règle bien préférable à l'étude de la nature, qui, selon lui, ne doit venir qu'après celle des modèles laissés par l'antiquité. Il expose, à sa manière, les causes de la supériorité des artistes grecs, à rendre la beauté des formes du corps humain, et loue ces maîtres d'avoir trouvé une beauté supérieure, en général, à celle que présentent les types les plus remarquables de l'espèce humaine. Il essaye de donner l'explication de la manière, adoptée par les anciens, pour dégrossir et travailler leurs marbres; il la compare aux méthodes modernes, particulièrement à celle de Michel-Ange, qu'il s'efforce d'expliquer d'après Vasari. Il fait un magnifique éloge «de ces grands traits, de cette noble simplicité, de cette grandeur tranquille» qui caractérisent les statues grecques, et il loue, avec raison, Raphaël d'avoir imprimé à ses figures de vierges, particulièrement à la Madone de Saint-Sixte, «un mélange merveilleux de douce innocence et de majesté céleste.» Il cite la statue du Laocoon comme le modèle de l'art, et, avec Pline, celle du Gladiateur mourant comme «le chef-d'œuvre de l'antiquité le plus étonnant pour l'expression.» II fait une excursion dans le champ de la peinture moderne, et dit «qu'on y trouve bien rarement les embellissements d'une imagination poétique, ou les traits expressifs d'une représentation allégorique.» Après avoir vanté, sans les connaître, les compositions de Rubens au Luxembourg, la coupole de la bibliothèque impériale à Vienne, peinte par Grau et gravée par Sedelmeyer, et critiqué, également sans l'avoir vue, l'Apothéose d'Hercule, peinte par Lemoine à Versailles, il termine par les phrases suivantes:—«Le pinceau du peintre, comme la plume du philosophe, doit toujours être dirigé par la raison et le bon sens. Il doit présenter à l'esprit des spectateurs quelque chose de plus que ce qui s'offre à leurs yeux, et il atteindra ce but, s'il connaît bien l'usage de l'allégorie et s'il sait l'employer comme un voile transparent qui couvre ses idées sans les cacher. A-t-il choisi un sujet susceptible d'imagination poétique, s'il a du génie, son art l'inspirera et allumera dans son âme le feu divin que Prométhée alla, dit-on, dérober aux régions célestes. Alors, le connaisseur trouvera dans les ouvrages d'un pareil artiste de quoi exercer son esprit, et le simple amateur y apprendra à réfléchir.»
Ce premier ouvrage lui attira plusieurs critiques, dont la principale fut publiée sous le titre de lettre écrite par un de ses amis. Notre auteur crut devoir y répondre; mais plus tard, mieux instruit par l'étude des monuments antiques de Rome, il reconnut que ses Réflexions renfermaient des erreurs, et portaient des jugements qu'il n'aurait pas voulu confirmer.
Néanmoins, ce premier travail lui fit beaucoup d'honneur. Le roi-électeur lui permit de lui en adresser l'épître dédicatoire, et cette publication contribua le plus à faciliter les arrangements de son voyage d'Italie, «qu'il devait faire aux frais du roi, avec une pension très-modique, mais suffisante à ses besoins pour deux ans à Rome, avec l'assurance de l'employer à Dresde, à son retour[510].»
CHAPITRE XLIII
Départ de Winckelmann pour l'Italie.—Il visite Venise et Bologne, et descend à Rome chez Raphaël Mengs.—Emploi de son temps dans cette ville.—Il fait la connaissance du cardinal Passionei et visite les galeries.—Le sculpteur Cavaceppi.—La statue de la villa Ludovisi.—Sentiments patriotiques de Winckelmann, en apprenant les malheurs de la Saxe.—Ses études.—Première idée de son Histoire de l'art.—Sa vie, ses amis à Rome.
1755—1758
Vers le milieu de septembre 1755, Winckelmann quitta Dresde pour se rendre à Rome. Il suivit la route du Tyrol, et se dirigea par Trente sur Venise. L'aspect de cette ville ne lui plut pas: «Venise, écrivait-il à son ancien collaborateur de Nöthenitz, en lui faisant la relation de son voyage[511], est une ville dont la vue étonne au premier abord, mais cette surprise cesse bientôt.» Il aurait voulu visiter la bibliothèque de Saint-Marc; mais, en l'absence de Zanetti, conservateur de cette précieuse collection, notre voyageur dut renoncer à ce projet, et repartit presque immédiatement. Il resta cinq jours à Bologne dans la maison du signor Bianconi, médecin et physicien distingué[512], attaché comme conseiller à la cour de Saxe, qu'il représenta plus tard à Rome, et pour lequel il avait des lettres de recommandation. Il vit deux belles bibliothèques, celle de San Salvador, trésor d'anciens manuscrits, et celle du couvent des Franciscains, qui ne consistait qu'en livres imprimés. De Bologne, prenant par Ancône et Lorette, il mit, pour arriver à Rome, onze jours, «que j'ai passés, dit-il[513], avec beaucoup d'agrément.» Mais on ne devinerait guère, si Winckelmann ne nous l'apprenait lui-même, quelles étaient les distractions du grave antiquaire pendant ce voyage. «Les derniers jours, raconte-t-il à son ami Franken, nous marchâmes presque toujours cinq voitures de compagnie, de sorte que nous nous trouvions le soir quatorze personnes à table. Il y avait dans la compagnie un carme de Bohême, qui jouait fort bien du violon, de sorte que nous dansions, quand le vin était bon[514].» Notre Saxon ne haïssait pas le jus de la treille, et on retrouve fréquemment, dans sa correspondance avec Franken, des passages où il se vante de boire sec, sans eau, à la manière de la vieille Allemagne[515].»
Arrivé à la porte du Peuple, à Rome, le 18 novembre 1755, on lui prit ses livres, qu'on lui rendit quelques jours après, à l'exception des œuvres de Voltaire, singulier bréviaire pour un nouveau converti. Il descendit chez Raphaël Mengs, pour lequel il avait une lettre; cet artiste lui rendit tous les services d'un véritable ami, et Winckelmann déclare qu'il n'était nulle part plus content que chez lui. La joie de notre admirateur de l'antiquité éclate en se voyant à Rome, le rêve de sa vie entière, le but constant de ses études. «Je me vois libre jusqu'à présent, écrit-il à Franken, et j'espère de rester libre... Je vis en artiste; je passe même pour tel dans les endroits où l'on permet aux jeunes artistes d'étudier, tels que le Capitole, où est le vrai trésor des antiquités de Rome en sarcophages, bustes, inscriptions, etc.[516], et l'on peut y passer en toute liberté la journée; on va partout à Rome, sans cérémonie, car c'est la mode. Je ne dîne qu'avec des artistes français et allemands... Quoique je ne fasse que parcourir Rome depuis quinze jours que j'y suis, je n'ai pas encore vu la moitié de ce qu'il y a à voir, et entre autres aucune bibliothèque.» Il termine sa lettre par une réflexion, qu'ont pu faire comme lui tous ceux qui se sont mêlés d'écrire sur les arts et l'antiquité avant d'avoir vu Rome. «L'expérience m'a appris qu'on ne raisonne que fort mal des ouvrages des anciens d'après les livres, et je me suis déjà aperçu de plusieurs erreurs que j'ai commises.» Il signe sa lettre: «Winckelmann, pittore sassone di nazione, comme il est dit dans la permission que j'ai obtenue pour voir le Capitole.»
Au commencement de 1756, il reçut une lettre du père Rauch, confesseur du roi de Pologne, laquelle, en lui confirmant la promesse d'une pension de cent écus, le rassurait sur son avenir. Il reprit alors ses recherches dans les auteurs classiques, et se mit à fréquenter la bibliothèque Corsini, rassemblée dans le palais de ce nom à la Lungara, dans le Trastevere, par le pape Benoît XIII, et libéralement ouverte au public. Mais, comme il habitait vis-à-vis de Raphaël Mengs, alla trinità dei monti, où de sa chambre et de toute la maison il pouvait voir la ville entière, il avait trois quarts de lieue à faire pour aller à la bibliothèque Corsini, et autant pour revenir, ce qui le gênait fort. Ayant été reçu en audience par le pape Benoît XIV, qui lui promit de favoriser ses recherches, il espérait obtenir bientôt l'accès de la bibliothèque des manuscrits du Vatican, lorsqu'une personne, qu'il ne nomme pas, le présenta au cardinal Passionei.
Ce prélat, l'un des plus honnêtes, des plus instruits et des plus aimables de la cour de Rome, jouissait comme savant d'une réputation européenne. Il était en correspondance avec les écrivains les plus distingués, et l'on sait que Voltaire lui ayant adressé une lettre en italien, le cardinal lui répondit en français pour le complimenter sur la manière dont il écrivait dans une langue étrangère[517]. Il venait de succéder au docte Quirini[518], dans la place de conservateur en chef de la bibliothèque du Vatican. La connaissance du cardinal Passionei ne pouvait qu'être très-utile à un étranger, qui désirait se faire ouvrir les armoires les plus secrètes de ce grand dépôt sacré, politique et littéraire. Le cardinal, savant amateur de livres, surtout des meilleures éditions et des plus belles reliures, possédait lui-même une bibliothèque aussi précieuse et aussi considérable que celle du comte de Bunau. Bon juge du mérite de ses interlocuteurs, le prélat comprit, à la première entrevue, la haute intelligence, le savoir profond de l'ancien co-recteur de Seehausen. Il le conduisit lui-même dans sa bibliothèque, «et comme un abbé qui y écrivait voulait ôter son chapeau, et que le cardinal refusa de s'avancer avant qu'il ne se fût couvert, Son Excellence me dit qu'on devait bannir tous compliments de la république des lettres; et pour mieux me prouver cette liberté, il parla longtemps avec le jeune homme, sans que celui-ci osât toucher à son chapeau. Il m'a accordé pleine liberté dans sa bibliothèque, où rien n'est fermé, et où je suis autant à mon aise qu'à Nöthenitz même[519].»
Ainsi accueilli par le cardinal custode de la bibliothèque du Vatican, Winckelmann espérait obtenir bientôt l'accès de ses trésors; mais il n'avait pas encore le temps d'en jouir. Satisfait du succès de ses Réflexions sur les artistes grecs, et de la traduction qu'en avait publié le graveur Wille, il voulait faire de ce genre d'étude son objet principal. Il venait d'arrêter, avec Mengs, le plan d'un grand ouvrage sur le goût des artistes grecs, de sorte qu'il se considérait comme obligé de relire quelques écrivains grecs, tels que Pausanias et Strabon[520]. Il ne prenait que le dimanche pour voir Rome, dans la compagnie de quelques artistes français et allemands, avec lesquels il visitait presque toujours deux galeries. Il passait, pour ainsi dire, toute la journée chez Raphaël Mengs, dînait chez lui tous les jours maigres, ne prenait le café que dans sa maison, et avait même ses livres et ses ouvrages dans sa chambre[521].
Il paraît qu'il y a cent ans, c'était à Rome comme de nos jours; pour voir les galeries publiques ou particulières, il fallait payer à la porte. Plein de l'idée de son grand ouvrage, Winckelmann voulut avoir ses entrées libres au Vatican. «J'ai payé, comme il est d'usage, dit-il[522], une certaine somme d'argent, pour voir, quand je le voudrais, l'Apollon, le Laocoon, etc., afin de donner plus d'essor à mon esprit par la vue de ces ouvrages.... Les occupations que je me suis données sont cause que je passe de nouveau mon temps dans des méditations solitaires, et que je dois me priver de toute société. La description de l'Apollon demande le style le plus sublime, et une élévation d'esprit au-dessus de tout ce qui tient à l'homme. Il est impossible de vous dire quelle sensation produit la vue de cet ouvrage[523]... Je vois bien, avoue-t-il à Franken dans sa lettre du 5 mai 1756[524], qu'on ne peut écrire sur les ouvrages des anciens sans avoir été à Rome, et sans avoir l'esprit libre de tout autre objet.»
Mais l'admiration la plus enthousiaste et la mieux sentie des plus belles statues antiques ne le détournait pas de celle de la nature, qui, au commencement du printemps, brille à Rome d'un éclat inconnu aux pays du Nord. «Nous sommes maintenant dans la saison d'aller voir les jardins de Rome et des environs. Mon ami, dit-il à Franken dans la même lettre, je ne puis vous exprimer combien la nature est belle ici. On s'y promène à l'ombre des forêts de lauriers, dans des allées de grands cyprès et sous des berceaux d'orangers, qui ont plus d'un quart de lieue de long dans quelques villas, particulièrement dans la villa Borghèse. Plus on apprend à connaître Rome, plus on y trouve de beautés. Je ne cesse de faire des vœux de pouvoir finir mes jours ici; mais il faudrait, en même temps, que j'y trouvasse un sort assuré, ou que je pusse rester toujours libre[525].» Il pensait dès lors à faire un voyage à Naples; mais il ne voulait pas y aller seul, et il espérait avoir Mengs pour compagnon: il devenait de jour en jour plus intimement lié avec ce peintre, et il n'hésite pas à déclarer à Franken «que le plus grand bonheur dont il jouisse à Rome, c'est d'avoir fait la connaissance de M. Mengs[526].»
Le baron de Stosch, qui habitait Florence, où il possédait une magnifique collection de pierres gravées, lui avait écrit pour l'engager à venir en faire le catalogue; mais Winckelmann, bien qu'impatient de voir la ville des Médicis, avait ajourné cette excursion après celle de Naples.
En attendant, il venait de commencer un petit ouvrage sur la Restauration des statues antiques; et pour apprendre en même temps la pratique et la théorie de cet art, il avait fait la connaissance d'un sculpteur romain fort habile, qui se livrait avec beaucoup de succès à ce genre de travail, et faisait un commerce considérable de statues, de bustes et de bas-reliefs antiques, revus, corrigés et augmentés de sa main. Le signor Cavaceppi fut employé souvent à la restauration des statues du Capitole et du Vatican, et il réussissait si bien à refaire l'antique ou à l'imiter, qu'aujourd'hui les artistes et les amateurs considèrent souvent comme intacts des morceaux qui sont dus en grande partie à ses restitutions. Tel est, entre autres, le fameux Bige, dont il a refait un cheval tout entier, après avoir réparé plusieurs parties de l'autre cheval et du char antique. Cavaceppi était un praticien fort au courant des procédés employés par les anciens sculpteurs. Il devint bientôt l'ami de Winckelmann, qui le consultait dans ses appréciations, et qui voulut l'emmener avec lui dans son malheureux voyage en Allemagne, si fatalement terminé à Trieste. Cavaceppi publia, quelques années après, sur ses travaux de restauration[527], un magnifique ouvrage fort utile à consulter par les praticiens qui entreprennent la restitution des œuvres de la sculpture antique.
Winckelmann se défiait du jugement porté par les artistes sur les œuvres des anciens: «Il ne faut pas vous imaginer, dit-il à Franken[528], que les artistes voient toujours bien les choses; il y en a quelques-uns qui ont la vue bonne; les autres sont aveugles comme des taupes.» Aussi voulait-il examiner par lui-même avant de formuler aucune opinion. Ayant obtenu du prince Ludovisi la permission de visiter sa villa, dans son ardeur pour bien voir une statue, il monta sur le piédestal, pour vérifier de plus près le travail de la tête, croyant que cette statue était retenue par des scellements en fer, comme cela se pratique ordinairement. En descendant, la statue, remuée sans doute par quelque choc, tomba par terre et se brisa, et peu s'en fallut qu'il ne fût écrasé sous sa masse. Notre antiquaire fut alors pris d'une cruelle inquiétude: il ne lui était pas possible de s'en aller tout de suite, parce qu'il avait dit au gardien qu'en revenant il verrait la galerie, et que cet employé avait eu soin de tout ouvrir. Il fut donc obligé de chercher à fermer la bouche de cet homme, en lui donnant quelques ducats. «Jamais, ajoute-t-il, je n'ai été dans de pareilles transes. Par bonheur pour moi, cette affaire n'a pas eu de suites[529].»
Au milieu de cette vie calme, entièrement vouée à l'étude, au culte du beau et véritablement philosophique, la nouvelle des malheurs de la Saxe, si tristement engagée dans la guerre de Sept ans, vint reporter ses pensées vers sa patrie absente. «Si, comme le prétendent les nouveaux faiseurs de contes, les hommes peuvent être visibles en deux endroits à la fois, écrivait-il à Franken, ma figure doit certainement être présente à vos yeux. Au milieu des ruines des temples et du palais des Césars, je m'oublie moi-même quand je pense à Nöthenitz; et, dans le Vatican même, je désire d'être avec vous. Tu partagerais à présent, me dis-je, les malheurs de ta véritable patrie, de tes compatriotes plaints du monde entier, et chez qui tu as goûté le bonheur[530].»
Il travaillait alors à une description des statues du Belvédère, qu'il n'avait fait qu'ébaucher. Il avait réfléchi plus de trois mois à la description poétique du Torse d'Apollonius. Il avait aussi rassemblé beaucoup de matériaux sur les villas et les galeries de Rome, de manière à pouvoir, dans la suite, donner une description de cette ville, en forme de lettres. Tout ce travail allait néanmoins fort lentement, parce qu'il perdait beaucoup de temps par les visites qu'il faisait pour s'instruire dans la compagnie des savants, mais surtout parce qu'il avait voulu relire tous les anciens auteurs grecs et latins.
Il s'était imposé ce travail, non-seulement pour les ouvrages qu'il avait commencés, mais, comme il l'explique à Franken, par une lettre de mars 1757, en vue d'un autre plus considérable, savoir une Histoire de l'Art jusqu'aux temps modernes exclusivement[531]. Ainsi, c'est à partir de 1757 que l'idée de ce grand ouvrage lui était venue. Il se proposait, en relisant les auteurs classiques, de faire des remarques sur les langues anciennes, parce qu'il se préparait à publier, avec une traduction, les discours de Libanius, qui n'avaient pas encore été imprimés. Peu à peu, il voulait comparer les passages relatifs aux arts avec les manuscrits du Vatican, et il devait commencer son travail en collationnant Pausanias.
Il était alors logé au palais de la chancellerie, où le cardinal Archinto lui avait donné un appartement. Mais il n'avait voulu accepter que les quatre murs, les meubles étant à lui, afin de rester libre. «Il avait pour cela, dit-il, quelque soin des livres du cardinal.»
Comme il lui paraissait absolument nécessaire de connaître à fond les meilleurs auteurs italiens, il se faisait lire et expliquer le Dante par monseigneur Giacomelli, «le plus profond savant qu'il y eût à Rome, chanoine de Saint-Pierre et chapelain particulier du pape, grand mathématicien, physicien, poëte et grec, et auquel il devait céder le pas dans cette partie.» Pour consulter sur les antiquités, il avait deux autres personnes: un père franciscain, vicaire de son ordre, nommé Pierre Bianchi, lequel possédait un grand médaillier rassemblé principalement en Égypte et en Asie; et le prélat Baldani, «un de ces génies.... qui n'ont aucune démangeaison d'écrire, étant satisfait qu'on sût qu'il était en état de faire de grandes choses[532].»—Dès cette époque (1758), le cardinal Albani voulait beaucoup de bien à notre savant, qui lui avait été recommandé par le baron Stosch de Florence: mais il ne l'avait pas encore attaché à son service.
Comme Winckelmann cherchait son bonheur dans la tranquillité et dans l'étude, il devait se croire heureux, puisqu'il jouissait du repos et de toutes les occasions que peut avoir, à Rome, un étranger pour s'instruire. Il était installé dans le palais de la chancellerie, comme à la campagne; car ce bâtiment est si vaste qu'il n'y entendait rien du bruit de la ville. Tous les trésors de la littérature et du savoir lui étaient ouverts, à l'exception de la bibliothèque du Vatican, où il n'avait pu obtenir qu'on le laissât faire lui-même des recherches dans les manuscrits. Avec la bibliothèque du cardinal Passionei, il avait à sa disposition celle des pères jésuites, très-nombreuse, et où le père gardien lui avait confié la clef des manuscrits. Il s'était lié avec le père Contucci, directeur du Museum antiquitatum curiosarum artificialium, et homme d'un grand savoir[533]. Il avait commencé à étudier les médailles, principalement dans la vue de s'en servir pour connaître le style de l'art de la gravure à chaque époque, et il se proposait, après son retour de Naples, d'envoyer des empreintes de pierres gravées à son ami Lippert. Bien qu'il dînât souvent en ville, une fois par semaine chez le cardinal Archinto, et deux fois chez le cardinal Passionei, il se retirait et se couchait de bonne heure, ne voyant ni comédie, ni opéra, quoique, se trouvant attaché à la cour, on lui envoyât régulièrement des billets[534].
CHAPITRE XLIV
Voyage à Naples.—Le marquis Tanucci, le comte de Firmian.—Retour à Rome et voyage à Florence.—Le baron de Stosch et ses collections.—Winckelmann rédige en français le catalogue de ses pierres gravées.
1758—1759
Winckelmann partit pour Naples au commencement du printemps 1758, afin de continuer dans cette ville ses études et ses recherches favorites. Son premier soin fut de visiter Herculanum et Portici, et de se mettre en rapport avec les savants soit napolitains, soit étrangers, fixés dans ce pays. Parmi ces derniers, il cite le marquis Tanucci, ministre et secrétaire d'État, ci-devant professeur à Pise, comme «n'ayant pas son pareil dans le monde, et étant l'homme que cherchait Diogène[535].» Mais s'étant permis de critiquer l'ouvrage des peintures antiques de Portici, dont le premier volume venait de paraître, et de faire d'autres remarques peu favorables aux savants napolitains, il eut, dans la suite, à se repentir de cette franchise, et, à ses autres voyages, il se vit exposé à des tracasseries.
À Naples, Winckelmann fut accueilli avec la plus grande bienveillance par le comte de Firmian, ministre et envoyé de l'empereur, qui fut nommé l'année suivante grand chancelier du duché de Milan et gouverneur du duché de Mantoue. Notre antiquaire était chez ce ministre comme à Rome chez le cardinal Passionei: il y dînait souvent, et vivait dans son intimité. Il considérait le comte comme un des plus grands, des plus sages, des plus humains et des plus savants hommes qu'il connût. Il lui avait communiqué par écrit les meilleurs passages de son manuscrit de l'Histoire de l'art, et il avait une telle confiance dans son amitié, qu'il avait formé le projet, dans le cas où la résidence de Rome pourrait un jour lui déplaire, ce que néanmoins il ne prévoyait pas, d'établir sa retraite auprès de lui[536].
Il revint à Rome au commencement de l'été (1758), mais pour se rendre bientôt à Florence, où l'appelait depuis longtemps le baron de Stosch. Il voulait faire ce voyage «en partie pour se dissiper, en partie pour s'instruire.» Il se proposait de parcourir toute la Toscane et d'y examiner les antiquités Étrusques. Parti de Rome, le 2 septembre 1758, il ne trouva plus à Florence le baron de Stosch, qui était mort quelque temps avant son arrivée. Reçu par son neveu, chez lequel il descendit, on mit à sa disposition les trésors de glyptique, de numismatique, de cartes et de dessins du vieux baron, qui, dans ses derniers moments, avait exprimé le désir que Winckelmann rédigeât un catalogue raisonné de ses pierres gravées. Il se mit donc à l'œuvre, en français, et fut obligé de s'exercer dans cette langue.—Le baron de Stosch, pendant le cours de ses fonctions publiques, un peu équivoques[537], avait profité de son séjour dans plusieurs pays, et particulièrement en Italie, pour réunir des collections de pierres gravées, de camées, de médailles, de cartes géographiques et de dessins. Il y avait là un vaste champ à exploiter, et en dressant le catalogue des pierres gravées, Winckelmann ne pouvait pas manquer d'acquérir de nouvelles connaissances, qu'il faisait servir à son Histoire de l'art. C'est ainsi qu'il trouva, sur deux pierres de ce cabinet, l'explication de la manière employée par les cavaliers des anciens, pour monter à cheval. On supposait généralement qu'il y avait, pour cet usage, des pierres placées sur les grands chemins. Mais notre antiquaire fait observer que ces pierres n'auraient pas été assez hautes pour servir à cette destination; comme on peut le voir, entre autres, par celles qui sont sur la route de Terracine à Capoue. Et comment, d'ailleurs, les cavaliers s'y seraient-ils pris en plein champ et pendant une bataille?—À leur javelot, il y avait un crampon qui leur servait à monter à cheval, et cela ne se faisait pas comme chez nous, par le côté gauche du cheval, mais par le côté droit. C'est ce dont il put s'assurer par deux différentes pierres du cabinet Stosch.—«Ne savons-nous pas beaucoup, conclut-il, en étant instruit de ces choses-là[538]?»
Cette étude constante des mœurs et des usages antiques ne l'empêchait cependant pas de se donner quelques distractions. Après avoir travaillé toute la journée au catalogue, le soir venu, il allait à l'opéra. Il croyait se retrouver à Dresde, car Pilaja chantait, et Lenzi et sa femme dansaient à Florence; il considérait cette ville comme la plus belle qu'il eût vue, et lui donnait, à tous égards, la préférence sur Naples; il se trouvait heureux et récupérait le temps perdu.—«J'avais aussi le droit de le réclamer du ciel, écrivait-il à Franken[539], car ma jeunesse s'est passée trop tristement, et je n'oublierai de la vie ma situation au collége.» Il avait projeté, pour le mois de mars 1759, un voyage en Sicile et en Calabre, dans la compagnie d'un jeune peintre écossais, qui possédait bien le grec: de cette vie errante et vagabonde, il concluait qu'il était libre.
Cependant cette dernière assertion n'est pas complétement exacte; ayant perdu pour toujours «les secours qu'il recevait de Sion,» c'est-à-dire la pension que lui faisait le père Rauch avec l'argent du roi Auguste, il s'était de nouveau engagé et avait accepté la place de bibliothécaire du cardinal Albani, et celle de directeur de son cabinet de dessins et d'antiquités. Mais «comme le cardinal voulait qu'il fût avec lui sur le pied d'ami, cela ne devait le gêner en rien[540].»
CHAPITRE XLV
Winckelmann attaché au cardinal Albani.—Notice sur ce prélat, sur sa villa et ses collections d'antiquités.—Le plafond de Raphaël Mengs; portraits de Winckelmann.
1759—1762
Winckelmann revint à Rome vers le commencement du printemps 1759, et il prit alors possession de son emploi auprès du cardinal Albani. Comme ce prélat fut le plus zélé protecteur de l'historien de l'art, auquel il rendit les plus grands services, nous croyons devoir entrer dans quelques détails, puisés à des sources authentiques[541], sur sa vie et sur les encouragements qu'il ne cessa, pendant sa longue carrière, d'accorder aux savants et aux artistes.
La famille Albani, originaire de l'Épire, fut obligée de quitter ce pays dans le seizième siècle, par suite des avanies intolérables que les Turcs faisaient subir aux chrétiens. Elle vint se fixer en Italie, et choisit Urbin pour sa résidence. Alexandre Albani naquit dans cette ville le 13 novembre 1692; à l'âge de huit ans, il suivit ses parents, qui s'établirent à Rome à l'époque où le cardinal Jean-François Albani fut élevé à la papauté, sous le nom de Clément XI. Protégé par ce pontife, il fit de brillantes études de belles-lettres et de jurisprudence; à seize ans, nommé commandant de la cavalerie légère, il fut envoyé par le pape, son oncle, pour surveiller les troupes autrichiennes de Joseph Ier, qui s'étaient emparées de Comacchio. Rentré à Rome, il reprit ses études, et les termina bientôt avec une grande distinction. Dès cette fleur de jeunesse, il avait le goût des arts et de l'antiquité, et il commençait à réunir des statues et des bas-reliefs, encouragé par Clément XI lui-même, qui subvenait généreusement aux dépenses occasionnées par ces recherches. Quoique très-jeune encore, sa réputation s'étendait même au delà des Alpes: son biographe prétend que le père Montfaucon manifesta le désir de lui dédier son grand ouvrage; ce qui peut s'expliquer, non-seulement par le savoir reconnu du jeune Alexandre, mais surtout à cause de la parenté, qui le rendait cher au souverain pontife et lui donnait beaucoup de crédit. Après avoir rempli avec succès plusieurs missions importantes en Italie et en Allemagne, il fut fait cardinal, à l'âge de vingt-huit ans, par Innocent XIII, sans être encore prêtre. C'est à partir de cette époque (1721) qu'il reprit à Rome ses études sur l'antiquité, et qu'il ne discontinua pas, jusqu'à la fin de sa longue carrière[542], d'accroître la somme de ses connaissances archéologiques et d'épurer son goût, afin d'acquérir ce jugement fin et délicat que les anciens exigeaient d'un amateur de l'art:
Judicium subtile videndis artibus illud.
Le cardinal avait une véritable passion pour les vénérables restes de l'antiquité: il les interrogeait, cherchant à expliquer leur signification; les relevait et s'efforçait de faire opérer leur restitution. Par exemple, ayant trouvé dans des fouilles faites sur l'Aventin une reproduction du célèbre Apollon Sauroctone, il le fit transporter et restaurer à ses frais avec le plus grand soin. Il réunit bientôt la plus belle collection d'antiques qu'il y eût à Rome. On demeurera facilement convaincu de cette assertion si l'on réfléchit que la plus grande partie des statues, bustes, bas-reliefs et inscriptions du musée du Capitole provient des dons que fit ce cardinal. Il s'appliqua également à l'étude de la numismatique et des inscriptions (lapides litterati), et rassembla un grand nombre de médailles et de pierres ou marbres écrits, tant grecs que latins, et aussi bien païens que chrétiens. Il les offrit au pape Clément XII, qui les acheta moyennant soixante-douze mille écus romains (385,200 fr.) et les fit placer au Vatican et au Capitole.
Après cette cession, le cardinal recommença ses recherches, et eut bientôt recueilli une nouvelle collection d'inscriptions grecques et latines, avec une immense quantité de statues, bas-reliefs, sarcophages, vases, colonnes et autres objets antiques rares et précieux. Il rassembla également un grand nombre de livres et de manuscrits, dont il faisait les honneurs avec beaucoup de bonne grâce aux érudits et aux étrangers qui venaient le visiter[543].
C'est alors que, ne pouvant plus placer tous ces trésors dans son palais, alle quattro Fontane, le cardinal prit la résolution de construire, à un demi-mille de la porte Salara, cette villa fameuse, restée encore aujourd'hui, en dépit des pertes qu'elle a subies, un musée antique plus précieux que la plupart des collections du nord de l'Europe. Il donna lui-même le plan des bâtiments, modèles de bon goût et d'élégance, que l'architecte Carlo Marchionni éleva sous sa direction. Mais ce qui ajoute un prix infini à tous les objets qui ornent cette villa, c'est la participation prise par Winckelmann à leur placement, et la description qu'il a donnée d'un grand nombre d'entre eux dans son Histoire de l'art et dans ses Monumenti inediti. Nous n'entreprendrons pas de décrire après lui ces précieux restes de l'art, échappés à la barbarie des hommes plus encore qu'à la destruction du temps: il nous suffira de renvoyer, soit aux ouvrages de notre antiquaire, soit aux notices spéciales qui ont été publiées sur cette célèbre villa[544].
Elle fut commencée vers 1756, et elle était terminée au commencement de 1758; ce qui paraîtrait peu croyable, vu la grandeur et le soin de la construction, si Winckelmann ne l'attestait dans ses lettres[545]. C'est dans son enceinte, au milieu de ses statues, sous ses portiques, à côté de ses bassins et de ses fontaines, et à l'ombre de ses beaux arbres, que notre antiquaire passa, de 1758 à 1768, ses heures les plus heureuses et les mieux remplies. «Que ne pouvez-vous la voir? écrivait-il à Franken: elle paraît à tous les yeux un chef-d'œuvre de l'art. Le cardinal est le plus grand antiquaire qu'il y ait au monde; il produit au jour ce qui était enseveli dans les ténèbres, et le paye avec une générosité digne dun roi..... Le palais de cette villa est garni d'une si grande quantité de colonnes de porphyre, de granit et d'albâtre oriental, qu'elles formaient une espèce de forêt avant qu'elles ne fussent en place; car j'ai vu jeter les fondations de ce palais. On s'y rend vers le soir, et l'on s'y promène avec le cardinal comme avec le moindre particulier[546].»
Le traitement du bibliothécaire, directeur des antiquités du cardinal, était de cent soixante écus romains (856 fr.) par an; somme fort modique, et néanmoins suffisante alors à Rome pour assurer une complète indépendance. «J'élève tous les matins les mains vers celui qui m'a fait échapper au malheur, et qui m'a conduit dans ce pays, où je jouis non-seulement de la tranquillité, mais encore de moi-même, et où je puis vivre et agir selon ma volonté. Je n'ai rien à faire, si ce n'est d'aller tous les après-dîners avec le cardinal à sa magnifique villa, qui surpasse tout ce qui a été fait dans les temps modernes, même par les plus grands rois. Là, je laisse Son Éminence aux personnes qui viennent la voir, pour aller lire et réfléchir[547].» Ces lectures, ces méditations dans ce beau lieu, ont inspiré plus d'un passage de l'Histoire de l'art. Souvent aussi, Winckelmann retrouvait à la villa les savants qu'il affectionnait le plus, et avec lesquels il prenait plaisir à éclaircir, par la vue des monuments, des points obscurs de l'archéologie grecque ou romaine. C'étaient Bianchi, Giacomelli, Baldani, Bottari, Fantoni, et Zaccharia, tous admis dans l'intimité du cardinal, tous plus ou moins antiquaires, et, comme lui, voués au culte du beau.
Il eut, également la satisfaction d'y voir son fidèle Mengs travailler à la composition dont il décora le plafond du cabinet du cardinal. Cet artiste était alors dans toute la force de son talent, et sa réputation, répandue en Allemagne et en Espagne aussi bien qu'en Italie, le faisait considérer comme le premier peintre de l'époque. On voyait en lui un restaurateur du goût et des belles formes; on trouvait ses inventions philosophiques, et son exécution était comparée à celle des plus grands maîtres du seizième siècle. Winckelmann et le cavalier d'Azzara, ambassadeur d'Espagne à Rome, n'avaient pas peu contribué à élever Mengs au-dessus de sa véritable valeur. Mais il faut leur rendre cette justice, que si leurs éloges dépassaient le but, ils avaient néanmoins raison de préférer les ouvrages de Mengs aux compositions fades, maniérées et sans aucun caractère, des autres artistes alors en vogue. Winckelmann exerçait une assez grande influence sur les opinions de l'artiste saxon: il est facile de s'en convaincre en lisant les Pensées sur la beauté et sur le goût dans la peinture, que Mengs avait dédiées à son ami, et qu'il publia chez Fuesli, à Zurich, en 1762. Selon Winckelmann[548], «on trouve dans ce traité des choses qui n'ont encore été ni pensées, ni dites.»
Raphaël Mengs peignit, à la villa du cardinal, Apollon sur le Parnasse, entouré des neuf Muses; ce plafond passe pour son chef-d'œuvre, et il réunit en effet au mérite du dessin une très-grande habileté dans la pratique de la fresque, une ordonnance disposée savamment selon les données de la mythologie, qualité archéologique, qui en doublait le prix aux yeux de Winckelmann et de son patron. Ce qui manque à cette œuvre, c'est l'inspiration et la chaleur: elle est compassée et froide, comme si le dieu du jour et les Muses eussent été dans le climat glacé des contrées du Nord.
Avant cette époque, le peintre saxon avait fait le portrait de son ami; mais nous ignorons la date précise de cet ouvrage. Quelques années plus tard, en 1764, le portrait de Winckelmann fut de nouveau peint à l'huile pour un étranger, probablement le cavalier d'Azzara, par Angelica Kauffmann, dont nous avons parlé ailleurs[549]. Il est représenté à mi-corps et assis: Angelica le grava elle-même à l'eau-forte; un autre artiste le reproduisit à la manière noire, et lui fit présent de la planche. Winckelmann, touché de cet acte de déférence, vante la beauté de la jeune Allemande, et compare son talent à celui des premiers maîtres de ce temps[550]. Mais comme elle ne fit pas alors un long séjour à Rome, il n'en reparle plus dans sa correspondance.
CHAPITRE XLVI
Nouveaux voyages à Naples.—Sir W. Hamilton, d'Hancarville, le baron de Riedesel.—Excursion au Vésuve.—Opuscules composés à Rome.—Winckelmann sert de cicerone aux étrangers de distinction.—Son opinion sur les Anglais, les Allemands et les Français.—Sa correspondance.—Ses regrets, en apprenant la mort du comte de Bunau.
1762
En acceptant l'emploi de bibliothécaire et de directeur des antiquités du cardinal Albani, Winckelmann n'avait pas entendu aliéner la liberté de voyager, qui était, après sa passion pour l'étude et pour l'antiquité, son goût le plus dominant. Il fit encore deux excursions à Naples, l'une dans le carnaval de 1762, avec l'un des fils du comte de Brühl; l'autre, deux années plus tard. Il profita de ces voyages pour visiter de nouveau les restes d'Herculanum et des monuments antiques des environs de Naples. Mais étant naturellement enclin à la critique, et à trouver que les autres antiquaires ne savaient rien à côté de lui, il se fit à Naples de puissants ennemis, en publiant à Dresde, en 1762, ses Lettres au comte de Brühl sur Herculanum. En 1764, il y ajouta une Relation des nouvelles découvertes faites dans cette ville antique, avec seize lettres[551] écrites à Bianconi sur le même sujet.
Il s'était lié à Naples avec l'ambassadeur d'Angleterre, sir William Hamilton, qui publiait, en compagnie de d'Hancarville, sous le titre de Antiquités étrusques, grecques et romaines, la description des vases et autres objets composant son cabinet. En 1767, accompagné du baron de Riedesel, auteur d'un voyage en Sicile et dans la grande Grèce, il entreprit l'ascension du Vésuve, pendant une éruption terrible qui faisait fuir les habitants de Portici. Ils passèrent une nuit sur cette montagne, firent rôtir des pigeons sur les bords d'un fleuve de feu, et Winckelmann y soupa nu comme un cyclope[552]. Il aurait voulu visiter la Calabre, la Sicile et la Grèce; mais sur la fin de sa carrière il renonça complétement à ce projet.
Le catalogue des pierres gravées composant le cabinet du baron Stosch, imprimé en français à Florence, en 1760, avait été le premier ouvrage publié par Winckelmann depuis son arrivée en Italie. En 1761, il fit paraître à Leipzig ses Remarques sur l'architecture des anciens; quelque temps après, ses Réflexions sur le sentiment du beau dans les ouvrages d'art, et sur les moyens de l'acquérir; et ensuite, De la grâce dans les ouvrages d'art[553].
Mais ces opuscules n'étaient que le prélude de son Histoire de l'art, à laquelle il ne cessait de travailler. Malheureusement, il portait alors le poids de sa réputation, qui lui attirait plus d'un dérangement désagréable. Aucun étranger de distinction ne pouvait passer par Rome sans avoir vu Winckelmann; et, si c'était quelque souverain, prince ou grand seigneur, sans s'être fait guider par le savant antiquaire, transformé en véritable cicerone. Pour perdre le moins de temps à ces promenades sans cesse renaissantes, il avait rédigé en italien une courte notice de ce qu'il y a de plus intéressant à voir à Rome[554]. Il était quelquefois l'homme le plus tourmenté qu'il y eût dans cette ville: par exemple, le prince de Mecklembourg ne voulait pas sortir sans lui; il devait rester deux heures à table, tandis que quinze minutes lui suffisaient pour dîner. Le prince régnant d'Anhalt-Dessau voulait qu'il sortît au moins deux fois par semaine avec lui[555]. Il accompagna de cette manière le duc d'York, le duc de Brunswick, le grand-duc de Toscane, et beaucoup d'autres. En général, il préfère les voyageurs anglais. «Le croiriez-vous, écrit-il à Franken[556], c'est la seule nation qui soit sage; quels pauvres et tristes personnages ne sont pas, en général, nos seigneurs allemands qui voyagent, en comparaison des Anglais!» Cependant, il en cite dans le nombre dont il fut fort mécontent. «J'ai servi pendant quelques semaines de cicerone à un certain milord Baltimore, qui est bien l'Anglais le plus singulier que j'aie vu. Tout l'ennuie et il n'y a eu que l'église de Saint-Pierre et l'Apollon du Vatican qui lui aient fait quelque plaisir. Il veut aller à Constantinople, et cela par désespoir. Il m'était devenu tellement à charge, que j'ai été obligé de lui déclarer nettement ma pensée, et de ne plus retourner chez lui. Il a trente mille livres sterling à dépenser par an (750,000 fr.), dont il ne sait pas jouir. L'année dernière, nous avons eu ici le duc de Roxborough, qui était un homme de la même trempe[557].» Il dit ailleurs[558], en parlant du cabinet du baron de Stosch, marchandé par des Anglais: «Ces barbares d'Anglais achètent tout, et, dans leur pays, personne ne peut parvenir à voir ces trésors.»
Quant aux Français, son opinion ne leur fut presque jamais favorable. «Cette nation, disait-il[559], n'était pas du tout faite pour s'appliquer au solide.» Il refusait même de reconnaître le mérite des savants français les plus éminents. Ainsi, en parlant du père Montfaucon, il lui reproche d'avoir tout parcouru à la hâte, comme un vrai Français, tant à Rome qu'ailleurs. Il ajoute que son Antiquité expliquée fourmille d'erreurs grossières[560]. Néanmoins, il se radoucit à l'égard du duc de La Rochefoucauld, qui visitait Rome en compagnie du célèbre physicien Desmarets, et convient que «c'est le voyageur le plus instruit qu'il connaisse[561].»
Les nombreuses et brillantes relations que sa réputation lui avait attirées, obligeaient Winckelmann à entretenir une correspondance active, non-seulement avec ses compatriotes, mais encore avec une foule de savants et de personnages distingués d'autres pays. Il était continuellement consulté sur des questions d'archéologie, et la nécessité de répondre à tant de lettres absorbait, à son grand regret, une partie de son temps. Ses lettres ont été précieusement recueillies et publiées après sa mort; elles forment plusieurs volumes, et sont en général remplies d'intérêt. On y trouve souvent des explications savantes sur des questions qui se rattachent, soit à l'histoire de l'art, soit à des découvertes nouvelles de fragments de statues et d'autres monuments antiques. Mais ce qui en fait le plus grand charme, c'est la simplicité, la candeur avec laquelle ses sentiments les plus intimes sont exposés au grand jour. On y voit la pureté de son âme, son désintéressement, son amour pour l'indépendance, et ce culte de l'étude et du beau, qui s'alliait si bien en lui avec les pensées les plus élevées. Parmi ses correspondants habituels, nous retrouvons Franken, Heyne, le comte de Bunau, le conseiller de Munchausen, le baron de Riedesel, Gessner, Fuesli, le duc de La Rochefoucauld et d'autres. Winckelmann avait inspiré à tous ces hommes, si différents par les idées et la condition sociale, une estime profonde pour son caractère, et une admiration sincère pour son goût et son érudition.
Il apprit, en mai 1762, la mort de son ancien maître le comte de Bunau: «Je vous plains, mon ami, écrit-il à Franken, du fond de mon âme, d'avoir fait cette perte, laquelle vous sera toujours sensible. Moi-même, je perds la douce satisfaction que je goûtais déjà en quelque sorte d'avance, de renouveler de vive voix à cet homme rare et précieux, le fauteur de tout mon bonheur, les sentiments de ma sincère et vive reconnaissance. Je me représentais la visite imprévue que je me proposais de lui faire dans sa retraite; maintenant toutes ces illusions sont évanouies, et qui sait si je pourrai même vous embrasser un jour? Je songe à lui laisser un monument public de ma reconnaissance éternelle; mais le temps s'avance, et peut-être que mon âme sera réunie à la sienne avant que je puisse remplir ce projet[562].»
Ces tristes prévisions devaient malheureusement se réaliser.
CHAPITRE XLVII
Winckelmann nommé Président des antiquités de Rome, et plus tard scrittore greco, à la bibliothèque du Vatican.—Il publie son Histoire de l'art.—Critiques que lui attire cet ouvrage.—Mystification à laquelle il se trouve exposé.—Autres ouvrages de Winckelmann.
1763—1767
Le 11 avril 1763, Winckelmann fut nommé à la place de Président des antiquités de Rome, devenue vacante par suite de la mort de l'abbé Venuti. «Cette place, qui ne demande aucun travail, est honorable et rapporte cent soixante écus par an; de sorte que j'ai ici mon existence assurée pour le reste de ma vie; car, avec le double, je ne pourrais pas faire à Dresde ce que je fais ici avec cette somme. Le cardinal m'en donne autant, sans compter les autres agréments dont je jouis. Et si, par la suite, je puis parvenir à un emploi de scrittore du Vatican, je ne changerais pas mon sort contre celui d'an conseiller intime en Allemagne; car je jouis ici d'une liberté entière, et personne ne s'ingère à me demander ce que je fais[563].»
L'emploi de Scrittore greco, qui rapportait dix-sept écus par mois, lui fut donné le 3 septembre 1765, à la recommandation de son excellent protecteur le cardinal Albani, qui était devenu bibliothécaire du Vatican, après la mort du cardinal Passionei.
Avant de prendre possession de ce dernier emploi, Winckelmann avait fait paraître en allemand, à Dresde, à la fin de 1763 et au commencement de 1764, son Histoire de l'art. Cette publication, en mettant le sceau à sa réputation, souleva, comme il arrive toujours, plus d'une critique. Notre auteur était de la race irritable des poëtes et des artistes; il fut donc vivement blessé de quelques observations dont la justesse ne pouvait lui échapper. Ces remarques lui étaient d'autant plus sensibles, qu'elles émanaient de ses compatriotes Lessing et Klotz, et qu'elles avaient été publiées par eux, en latin, dans les Acta litteraria, recueil fort répandu alors à Rome[564]. Il se mit incontinent à revoir et améliorer son œuvre. Mais il était toujours en crainte: «Que d'erreurs, que de contre-sens n'aura-t-on pas tirés de mon Histoire de l'art, écrivait-il à Franken, à la fin de décembre 1763[565].» Peu à peu, il ajouta des passages considérables à cette histoire, et les publia, également en allemand et à Dresde, en 1767, en attendant qu'il fît paraître une seconde édition de ce grand ouvrage, à laquelle il ne cessait de travailler. Il reconnaissait avec modestie «qu'il n'était pas encore en état d'écrire, lorsqu'il avait commencé ce travail: ses idées n'y étaient pas assez liées; il manquait souvent les transitions nécessaires de l'une à l'autre, ce qui fait la partie essentielle de l'art d'écrire. Les preuves n'avaient pas toujours toute la force qu'elles auraient pu avoir, et il aurait pu s'exprimer quelquefois avec plus de chaleur. Son grand ouvrage italien (I Monumenti inediti) l'avait instruit de ces défauts, et le Tout-Puissant avait répandu sur lui ses bénédictions et ses faveurs[566].»
Mais les corrections et améliorations qu'il introduisit dans son Histoire de l'art ne purent lui faire oublier la mystification que lui avait infligée un artiste, qu'il avait considéré longtemps comme son ami. Dès son arrivée à Rome, notre Saxon avait rencontré, dans l'atelier de Raphaël Mengs, un jeune homme nommé Jean Casanova[567], peintre médiocre d'histoire et de portraits, mais dessinateur assez habile, et s'occupant volontiers de recherches archéologiques. Winckelmann lui avait confié l'exécution de plusieurs dessins de monuments antiques, destinés à être gravés dans son Histoire de l'art. Mais, soit qu'ils différassent d'opinion sur certains points, soit que Casanova ait cru avoir à se plaindre de notre antiquaire, toujours est-il qu'il résolut de s'en venger, en l'exposant à la risée des savants de tous les pays, charmés de pouvoir trouver à gloser sur le Président des antiquités de Rome. Il l'attaqua donc par son côté sensible, en rendant suspecte cette finesse de tact dont Winckelmann était si fier. Pour y parvenir sûrement, Casanova composa en secret plusieurs tableaux, dans lesquels il imita, de manière à s'y méprendre, les peintures d'Herculanum. On informa sous main Winckelmann que de nouvelles et importantes découvertes venaient d'être faites. Sa curiosité étant ainsi excitée, on l'amena avec mystère à venir les voir, et on les lui vanta comme de véritables chefs-d'œuvre. On lui en raconta l'origine, en lui disant qu'elles venaient d'être découvertes près de Rome par un gentilhomme français, le chevalier Diel, né à Marsilly, en Normandie, et premier lieutenant aux grenadiers des gardes du roi de France. Winckelmann, qui désirait avoir des renseignements plus précis et plus authentiques, chercha à s'aboucher avec l'heureux possesseur de ces peintures. Mais on lui fit savoir, avec les mêmes précautions, que le chevalier Diel était mort à Rome subitement, dans le mois d'août 1761, sans avoir laissé aucune explication sur sa précieuse trouvaille. Il fut ainsi amené à donner dans le panneau, et fit de ces peintures une description emphatique, qu'il inséra dans son Histoire de l'art. À peine cet ouvrage eut-il paru, que Casanova s'empressa de se déclarer l'auteur des peintures, et de réclamer tout l'honneur de leur invention et de leur exécution. On conçoit facilement la douleur de notre savant et la joie de ses émules, parmi lesquels le comte de Caylus ne fut pas le dernier à rendre à l'antiquaire saxon les railleries que celui-ci ne lui avait pas épargnées, à l'occasion de ses ouvrages sur l'archéologie, et particulièrement de sa publication des peintures antiques[568]. Cependant, quelque douleur que dût ressentir notre savant ainsi mystifié, il n'hésita pas à reconnaître publiquement son erreur. Dans une lettre, du 4 janvier 1765, adressée à son ami Heyne, il le pria de rendre publique la déclaration qu'il faisait, d'avoir été la dupe d'un homme qu'il avait considéré jusque-là comme un ami[569].
Tout en corrigeant son Histoire de l'Art, Winckelmann songeait à donner au public un autre ouvrage, dont le projet roulait depuis longtemps dans son esprit, savoir: un Traité sur la dépravation du goût dans les arts et les sciences[570]. Mais il ne mit pas ce projet à exécution, et, à sa place, il publia son Essai d'une allégorie pour l'art, œuvre qui lui coûta beaucoup de travail, mais qui ne fut pas aussi bien accueillie que l'Histoire des arts du dessin. Ce livre doit être considéré, néanmoins, comme un trésor d'érudition; il renferme d'heureuses idées, et sa lecture, nécessaire à l'archéologue, serait très-utile aux artistes.
Winckelmann poussait sa passion pour l'antiquité, jusqu'à vouloir faire connaître tous ses monuments qui, jusqu'alors, n'avaient pas encore été décrits. Il se mit donc à publier, sous le titre de: Monumenti antichi inediti[571], en deux volumes grand in-folio, deux cent vingt-six gravures, représentant des statues, des bas-reliefs et d'autres objets, qui avaient été passés sous silence par Montfaucon et les autres révélateurs des antiquités grecques et romaines. Il se proposait de compléter cet ouvrage en y ajoutant une troisième partie, mais on ignore ce que cette suite est devenue.
Il composa encore un livre sur l'État actuel des arts et des sciences en Italie, et fit beaucoup d'additions au traité De Pictura veterum, de F. Junius, dans l'intention d'en donner une nouvelle édition; mais il n'eut probablement pas le temps de publier ces ouvrages.