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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 01 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Le Conseil d'État.

Un Conseil d'État, origine de celui qui existe aujourd'hui, mais plus considérable en importance et en attributions, était placé auprès du gouvernement pour rédiger les projets de lois; il les présentait au Corps Législatif, et envoyait trois de ses membres pour les discuter contradictoirement avec les orateurs du Tribunat. Ainsi, le Conseil d'État plaidant pour, le Tribunat contre (si toutefois celui-ci avait repoussé la loi), le Corps Législatif votait en silence l'adoption ou le rejet. Son vote seul donnait le caractère de loi aux propositions du gouvernement. Le Conseil d'État devait en outre compléter les lois, par les règlements nécessaires à leur exécution.

Le Sénat conservateur.

Venait enfin le Sénat. Ce corps, composé de 100 membres, ne prenait aucune part à ce travail législatif. Il était chargé, spontanément, ou sur la dénonciation du Tribunat, de casser toute loi ou tout acte du gouvernement, qui lui paraissait entaché d'inconstitutionnalité. Il s'appelait pour ce motif Sénat conservateur. Il devait être composé d'hommes ayant atteint l'âge mûr, privés, par le seul fait de leur entrée au Sénat, de toute fonction active, étant par conséquent renfermés exclusivement dans leur rôle de conservateurs, et ayant à le bien remplir un intérêt considérable, car M. Sieyès voulait qu'on les dotât richement.

Mode de formation des pouvoirs de l'État.

Telles étaient les attributions des pouvoirs délibérants. Voici leur mode de formation.

Le Sénat se composait lui-même, en élisant ses propres membres dans la liste de la notabilité nationale. Il nommait encore les membres du Corps Législatif, du Tribunat, du Tribunal de cassation, en les choisissant au scrutin, dans cette même liste de la notabilité nationale.

Le pouvoir exécutif était aussi l'auteur de sa propre formation, en choisissant tous ses agents dans celle des trois listes de notabilité, qui correspondait aux fonctions auxquelles il s'agissait de pourvoir. Il prenait les ministres, les conseillers d'État, les agents supérieurs enfin, dans la liste de la notabilité nationale. Il prenait dans la liste de la notabilité départementale, d'abord les conseillers de département, qui, de même que le Conseil d'État, étaient considérés comme des autorités purement administratives; il y prenait, en outre, les préfets et les fonctionnaires de cette circonscription; il allait enfin chercher dans la liste de la notabilité communale les conseils municipaux, les maires, et tous les fonctionnaires du même ordre.

Ainsi, comme le voulait M. Sieyès, la confiance venait d'en bas, le pouvoir venait d'en haut.

Le Grand Électeur.

Mais, de même qu'au-dessus du pouvoir législatif il y avait un créateur suprême, qui était le Sénat, de même il fallait, au-dessus du pouvoir exécutif, un créateur suprême qui nommât les ministres, lesquels devaient ensuite nommer les fonctionnaires subordonnés jusqu'au dernier degré de la hiérarchie. À la tête de ce pouvoir exécutif devait donc se trouver un pouvoir générateur. M. Sieyès lui avait donné un nom analogue à sa fonction, il l'avait appelé le Grand-Électeur. Ce magistrat suprême était réduit exclusivement à un acte: il devait élire deux agents supérieurs, seuls de leur rang et de leur espèce, appelés, l'un Consul de la paix, l'autre Consul de la guerre. Ceux-ci nommaient ensuite les ministres, qui, sous leur responsabilité personnelle, choisissaient dans les listes de notabilité tous les agents du pouvoir, gouvernaient, administraient, géraient, en un mot, les affaires de l'État.

Une existence magnifique était destinée à ce Grand-Électeur. Il était le principe générateur du gouvernement, et il en était aussi le représentant extérieur. Cette inaction à laquelle M. Sieyès avait voulu réduire les sénateurs pour assurer leur impartialité, et qu'il avait dotée d'un revenu annuel de cent mille livres en domaines nationaux, cette inaction, imposée au Grand-Électeur pour un motif semblable, était encore plus richement dotée chez lui que chez les sénateurs, car sa mission était de représenter la République tout entière. M. Sieyès voulait lui assigner un traitement de six millions, des habitations somptueuses, telles que les Tuileries à Paris, et Versailles à la campagne, plus une garde de trois mille hommes. C'est en son nom que la justice devait être rendue, que les lois devaient être promulguées, et les actes du gouvernement exécutés. C'est auprès de lui que les ministres étrangers devaient être accrédités; c'est de sa signature que les traités de la France avec les puissances étrangères devaient être revêtus. En un mot, il joignait, à l'importante mission de choisir les deux chefs actifs du gouvernement, l'éclat, vain si l'on veut, de la représentation extérieure; en lui devait briller tout le luxe d'une nation polie, élégante et magnifique.

Ce Grand-Électeur lui-même, il fallait le demander ou à l'élection ou à l'hérédité. Dans le dernier cas, c'était un roi, et on avait rétabli la monarchie en France. Mais M. Sieyès, qu'il la voulût ou non, n'aurait pas osé la proposer ouvertement. Il faisait donc élire par le plus impartial des corps de l'État, par le Sénat, ce magistrat suprême, qui lui-même n'était placé si haut, que pour être dans ses deux choix, aussi impartial que possible.

Une dernière et redoutable disposition complétait cette œuvre si compliquée.

Pouvoir d'absorber déféré au Sénat.

Le Sénat, qui pouvait casser tout acte inconstitutionnel, loi ou mesure du gouvernement, recevait, en outre, la faculté d'arracher le Grand-Électeur à ses fonctions, en le nommant sénateur malgré lui. C'était ce que M. Sieyès appelait absorber. Le Sénat en pouvait faire autant à l'égard de tout citoyen, dont l'importance ou les talents causeraient des ombrages à la République. On donnait ainsi au citoyen, qu'on frappait d'inaction forcée en l'absorbant dans le Sénat, on donnait en dédommagement l'importance, la riche oisiveté, des membres d'un corps, qui ne pouvait pas agir par lui-même, mais qui pouvait, par son veto, empêcher toute action quelconque.

Analogies de la Constitution de M. Sieyès avec les constitutions connues.

Dans cette conception singulière, mais profonde, qui ne reconnaît une image, effacée, obscurcie peut-être à dessein, de la monarchie représentative? Ce Corps Législatif, ce Sénat, ce Grand-Électeur, c'étaient bien une chambre basse, une chambre haute, un roi, le tout reposant sur une sorte de suffrage universel, mais avec de telles précautions que la démocratie, l'aristocratie, la royauté, admises dans cette constitution, y étaient aussitôt annulées qu'admises. Ces listes de notabilité, dans lesquelles on devait puiser à la fois les corps délibérants et les fonctionnaires exécutifs, c'était le suffrage universel, universel mais nul, car elles constituaient un cercle de candidature si vaste, que l'obligation de choisir dans ce cercle, était un pouvoir absolu d'élire, déféré au gouvernement et au Sénat. Ce Corps Législatif muet, entendant discuter la loi, mais ne la discutant pas lui-même, ayant à ses côtés le Tribunat, chargé de la discuter contradictoirement avec le Conseil d'État, était une espèce de chambre des communes, coupée en deux, l'une ayant le vote, l'autre la parole, et toutes deux annulées par cette séparation même; car la première était exposée à s'endormir dans le silence, la seconde à s'épuiser dans de stériles agitations. Ce Sénat se nommant lui-même et tous les corps délibérants, nommant le chef du pouvoir exécutif, et au besoin l'absorbant dans son sein, ce Sénat pouvant tout cela, mais privé de fonctions actives, ne prenant aucune part à la loi, se bornant à la casser si elle était inconstitutionnelle, ce Sénat, réduit ainsi à une sorte d'inaction pour qu'il fût plus désintéressé, et animé seulement du sentiment de la conservation, ce Sénat était bien l'imitation savante, mais exagérée, d'une pairie aristocratique, prenant peu de part au mouvement des affaires, l'arrêtant quelquefois par son veto, et recevant dans son sein les hommes qui, après une carrière agitée, viennent se reposer volontiers au milieu d'un corps grave, influent et honoré. Ce Grand-Électeur enfin, c'était bien la royauté, réduite au rôle peu actif, mais considérable, de choisir les chefs agissants du gouvernement; c'était la royauté, mais avec des précautions infinies contre son origine et sa durée, car elle sortait de l'urne du Sénat et pouvait s'y ensevelir au besoin. En un mot, ce suffrage universel, ce Corps Législatif, ce Tribunat, ce Sénat, ce Grand-Électeur, ainsi constitués, énervés, neutralisés les uns par les autres, attestaient un prodigieux effort de l'esprit humain, pour réunir dans une même constitution toutes les formes connues de gouvernement, mais pour les annuler ensuite à force de précautions.

Il faut l'avouer, la monarchie représentative, avec moins de peine et d'effort, en se confiant davantage à la nature humaine, procure depuis deux siècles une liberté animée, mais point subversive, à l'une des premières nations du monde. Simple et naturelle en ses moyens, la constitution britannique admet la royauté, l'aristocratie, la démocratie; puis, après les avoir admises, elle les laisse agir librement, ne leur imposant d'autre condition que de gouverner d'un commun accord. Elle ne limite pas le roi à tel ou tel acte, elle ne le fait pas sortir de l'élection pour s'y abîmer ensuite, elle n'interdit pas à la pairie les fonctions actives, elle ne prive pas de la parole l'assemblée élective, elle n'accorde pas le suffrage universel pour le rendre nul ensuite en le rendant indirect: elle laisse sortir la royauté et l'aristocratie de leur source naturelle, l'hérédité; elle admet un roi, des pairs héréditaires, mais en revanche elle laisse à la nation le soin de désigner directement, suivant ses goûts ou ses passions du jour, une assemblée qui, maîtresse de donner ou de refuser à la royauté les moyens de gouverner, l'oblige ainsi à prendre pour chefs dirigeants du gouvernement, les hommes qui ont su captiver la confiance publique. Tout ce que recherchait le législateur Sieyès s'accomplit ainsi presque infailliblement. La royauté, l'aristocratie n'agissent pas plus qu'il ne le souhaitait, elles modèrent seulement une impulsion trop rapide; l'assemblée élective, pleine des passions du pays, mais contenue par deux autres pouvoirs, choisit, en réalité, les vrais chefs de l'État, les porte au gouvernement, les y maintient, ou les renverse, s'ils ont cessé de répondre à ses sentiments. C'est là une constitution simple, vraie, parce qu'elle est le produit de la nature et du temps, et non pas, comme celle de M. Sieyès, l'œuvre savante, mais artificielle, d'un esprit dégoûté de la monarchie par le règne des derniers Bourbons, et effrayé de la république par dix années d'orages.

Véritable caractère de la Constitution de M. Sieyès.

Maintenant, supposons des temps plus calmes, supposons cette Constitution de M. Sieyès mise paisiblement en pratique à une époque où le besoin d'une main puissante, comme celle du général Bonaparte, n'aurait pas dominé toutes les combinaisons; supposons cette vaste notabilité établie, ce Sénat puisant librement en elle les corps de l'État et le chef du gouvernement, que serait-il arrivé?... Bientôt la nation n'eût mis aucun intérêt à renouveler des listes, qui n'étaient qu'un moyen impuissant d'exprimer son vœu; ces listes seraient devenues presque permanentes; le Sénat y eût puisé à son gré les corps de l'État, le Grand-Électeur; et, nommant le chef du pouvoir exécutif, pouvant le faire disparaître à chaque instant, le tenant sous sa dépendance absolue, il aurait été à peu près tout; il aurait été, quoi? L'aristocratie vénitienne, avec son livre d'or, avec son doge fastueux et nul, chargé, tous les ans, d'épouser la mer Adriatique. Spectacle curieux, et digne d'être médité! M. Sieyès, esprit profond et élevé, sincèrement attaché à la liberté de son pays, avait parcouru, en dix ans, ce cercle d'agitations, de terreurs, de dégoûts, qui avaient conduit la plupart des républiques du moyen âge, et la plus célèbre d'entre elles, celle de Venise, au livre d'or et à un chef nominal. Il avait abouti à l'aristocratie vénitienne, constituée au profit des hommes de la révolution, car pendant dix ans il attribuait à ceux qui avaient exercé des fonctions depuis 1789, le privilége de figurer de droit sur les listes de notabilité; et il voulait, en outre, se réserver à lui-même et à trois ou quatre personnages principaux du temps, la faculté de composer pour une première fois tous les corps de l'État.

Mais on n'improvise pas l'aristocratie, on n'improvise que le despotisme. Cette société tourmentée ne pouvait se reposer que dans les bras d'un homme puissant. On allait tout admirer, tout admettre, dans cette Constitution extraordinaire, tout, sauf le Grand-Électeur richement doté, et en apparence oisif. On allait le remplacer par un chef actif et énergique, par le général Bonaparte; et, un seul ressort changé, cette Constitution devait, sans aucune complicité de la part de son auteur, aboutir au despotisme impérial, que nous avons vu, avec un Sénat conservateur, avec un Corps Législatif muet, gouverner, quinze ans, la France d'une manière glorieuse, mais despotique.

M. Sieyès communique son projet aux commissions législatives.

Lorsque M. Sieyès, après un grand effort sur lui-même, était parvenu à tirer du fond de sa pensée toutes ces combinaisons, qui, depuis long-temps, y étaient comme enfouies, il les exposait à son ami M. Boulay de la Meurthe, qui les écrivait, et à divers membres des deux commissions législatives, qui les répandaient autour d'eux. Les deux commissions législatives s'étaient divisées en sections, et, dans chacune des deux, se trouvait une section de Constitution. C'est à ces deux sections réunies que M. Sieyès, quand il pouvait se rendre maître de sa pensée, exposait son système. Ce système saisissait les esprits par la nouveauté, la singularité, et l'art infini des combinaisons.

D'abord les intérêts des auditeurs de M. Sieyès étaient fort satisfaits, car il avait, ainsi que nous venons de le dire, adopté une disposition transitoire, tout à fait nécessaire. Dans le but de sauver la Révolution, en maintenant au pouvoir les hommes qui l'avaient faite, il proposait une résolution, à peu près semblable à celle par laquelle la Convention s'était perpétuée dans les deux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents. Il voulait que tous les hommes qui, depuis 1789, avaient exercé des fonctions publiques, qui avaient été membres des diverses assemblées, législatives, départementales ou municipales, fussent de droit portés sur les listes de notabilité, et que ces listes ne fussent pas remaniées avant dix années. De plus, MM. Sieyès, Roger-Ducos, et le général Bonaparte, devaient composer pour la première fois le personnel des corps de l'État, en vertu du droit qu'ils s'attribuaient de faire la nouvelle Constitution. Cette disposition était hardie, mais indispensable; car il est à remarquer que tous les hommes nouveaux qui arrivaient par les élections, animés d'un esprit de réaction alors général, cédant d'ailleurs au goût ordinaire de blâmer ce qu'on n'a pas fait, affichaient une haine ouverte contre les actes et les hommes de la Révolution, même quand ils en partageaient les principes. M. Sieyès avait donc pris ses précautions contre la nécessité d'un nouveau 18 fructidor, en assurant pour dix ans la mise en pratique de sa Constitution par des mains dont il était sûr. Les idées de M. Sieyès devaient convenir à tous les intérêts. Déjà chacun se croyait assuré d'être sénateur, législateur, conseiller d'État ou tribun; et ces charges étaient richement rétribuées.

Accueil fait aux idées de M. Sieyès.

Intérêt à part, les combinaisons semblaient aussi neuves qu'habiles. Les hommes s'enthousiasment facilement pour le génie militaire, mais ils s'enthousiasment tout aussi facilement pour ce qui a l'apparence de la profondeur d'esprit. Le législateur Sieyès avait ses enthousiastes, comme le général Bonaparte avait les siens. Les listes de notabilité paraissaient la plus heureuse des combinaisons, surtout dans l'état de discrédit où était tombé le système électif, depuis les élections qui avaient donné les Clichiens exclus par la révolution de fructidor, et les Jacobins exclus par le moyen des scissions. Le Conseil d'État et le Tribunat, plaidant l'un pour, l'autre contre, devant un Corps Législatif muet, plaisaient à des esprits fatigués de discussions, et demandant le repos avec instance. Le Sénat, placé si haut, et dans un rôle si utile au maintien de l'ensemble, pouvant frapper d'ostracisme les citoyens éminents et dangereux, tout cela trouvait de nombreux admirateurs.

Le Grand-Électeur, seul, paraissait une singularité à des hommes qui, n'ayant pas encore réfléchi beaucoup à la Constitution anglaise, ne comprenaient pas une magistrature, réduite au rôle unique de choisir les agents supérieurs du gouvernement. Ils trouvaient que c'était trop peu de pouvoir pour un roi, et trop de représentation pour un simple président de république. Personne, enfin, ne trouvait la place adaptée à celui qui devait la remplir, c'est-à-dire au général Bonaparte. Cette place avait trop d'apparence, et pas assez de pouvoir réel: trop d'apparence, car il fallait éviter d'effaroucher les imaginations, en rendant trop manifeste le retour à la monarchie; pas assez de pouvoir réel, car il fallait une autorité presque sans bornes à l'homme qui était chargé de réorganiser la France. Certains esprits, incapables de comprendre le désintéressement d'un penseur profond, qui n'avait songé qu'à faire concorder ses conceptions entre elles, et nullement à combiner les ressorts de sa Constitution dans un intérêt personnel, certains esprits affirmaient que le Grand-Électeur n'avait pu être inventé pour un caractère aussi actif que le général Bonaparte, et que dès lors M. Sieyès n'avait pu l'imaginer que pour lui-même, qu'il se réservait cette place, et qu'il destinait à son jeune collègue celle du Consul de la guerre. C'était là une conjecture mesquine et malveillante. M. Sieyès joignait à une grande force de pensée une finesse d'observation remarquable, et il jugeait trop bien sa position personnelle et celle du vainqueur de l'Italie, pour croire qu'il pût être, lui, cette espèce de roi électif, et le général Bonaparte simplement son ministre. Il avait en ceci uniquement obéi à l'esprit de système. D'autres interprétateurs, moins malveillants, croyaient, à leur tour, que M. Sieyès destinait en effet la place de Grand-Électeur au général Bonaparte, mais dans le but de lui lier les mains, et surtout de le faire prochainement absorber par le Sénat conservateur. Les amis de la liberté ne lui en savaient pas mauvais gré. Les partisans du général Bonaparte ne pouvaient parler de cette invention du Grand-Électeur sans jeter les hauts cris; et, parmi eux, Lucien Bonaparte, qui a tour à tour contrarié ou servi le chef de sa famille, mais toujours capricieusement, sans à-propos, sans mesure, jouant tantôt le frère passionné pour la grandeur de son frère, tantôt le citoyen ennemi du despotisme, Lucien Bonaparte déclamait avec violence contre le projet de M. Sieyès. Il disait hautement qu'il fallait un président de la République, un Conseil d'État, et pas grand'chose avec; que le pays était fatigué des bavards, et qu'il ne voulait plus que des hommes d'action. Ces propos inconsidérés étaient de nature à produire le plus fâcheux effet; heureusement on n'attachait pas une grande importance aux paroles de Lucien.

Le général Bonaparte avait, au milieu de ses travaux incessants, recueilli les rumeurs répandues autour de lui sur le projet de M. Sieyès. Il laissait faire son collègue, par une sorte de partage d'attributions convenu entre eux, et il ne voulait se mêler de la Constitution, que lorsqu'il serait temps de la rédiger définitivement, se promettant bien alors d'assortir à son goût la place qui lui était destinée. Fâcheux dissentiment entre M. Sieyès et le général Bonaparte. Cependant les rapports qui lui venaient de tout côté finirent par l'irriter, et il exprima son déplaisir avec la vivacité ordinaire de son langage, vivacité regrettable, et dont il n'était pas toujours le maître.

La désapprobation dont il frappait quelques idées du projet de Constitution arriva jusqu'à son auteur. M. Sieyès en conçut une vive peine. Il craignait en effet qu'après avoir perdu, par l'ignorance et la violence des temps antérieurs, l'occasion de devenir le législateur de la France, il ne la perdît encore une fois par l'humeur despotique du collaborateur qu'il s'était donné en faisant le 18 brumaire. Quoique dépourvu d'intrigue et d'activité, il s'attacha davantage à conquérir un à un les membres des deux sections législatives.

Cependant son ami, M. Boulay de la Meurthe, et deux intimes du général Bonaparte, MM. Rœderer et de Talleyrand, désirant maintenir la bonne harmonie entre des hommes si importants, s'employèrent activement à les mettre d'accord. M. Boulay de la Meurthe avait accepté la mission de transcrire les idées de M. Sieyès, et il était devenu ainsi le confident de son projet. M. Rœderer était ancien Constituant, homme d'esprit, véritable publiciste à la façon du dix-huitième siècle, aimant beaucoup à raisonner sur l'origine et l'organisation des sociétés, et à faire des projets de constitution, joignant à cela des penchants monarchiques très-prononcés. M. de Talleyrand, capable de comprendre et de goûter les esprits, même les plus contraires au sien, était également touché et du génie agissant du jeune Bonaparte, et du génie spéculatif du philosophe Sieyès; il avait du penchant pour tous deux. Il croyait d'ailleurs que ces deux hommes avaient besoin l'un de l'autre, et mettait un grand intérêt à faire réussir les affaires du nouveau gouvernement. MM. Boulay de la Meurthe, Rœderer et de Talleyrand s'employèrent donc à rapprocher le général et le législateur. Entrevue imaginée pour rapprocher M. Sieyès et le général Bonaparte. Une entrevue fut préparée; elle devait avoir lieu chez le général Bonaparte, en présence de MM. Rœderer et de Talleyrand. La chose se fit, et ne réussit guère. Le général Bonaparte était sous l'impression des rapports qu'on lui avait faits sur le Grand-Électeur inactif et exposé à être absorbé par le Sénat; M. Sieyès était tout plein des propos improbateurs qu'on prêtait au général, et qu'on avait sans doute exagérés. Ils s'abordèrent avec de mauvaises dispositions, ne se montrèrent que leurs dissentiments, et s'adressèrent les propos les plus aigres. M. Sieyès, qui avait besoin de calme pour produire ses idées, ne les exposa point, cette fois, avec la clarté et la suite convenables. Mauvais succès de l'entrevue proposée. Le général Bonaparte, de son côté, fut impatient et brusque: ils se traitèrent mal, et se séparèrent presque brouillés.

Les conciliateurs, effrayés, se remirent au travail pour réparer le mauvais effet de cette entrevue. On dit à M. Sieyès qu'il devait discuter avec patience, se donner la peine de convaincre le général, et surtout faire des concessions; on dit au général qu'il fallait ici plus de ménagements qu'il n'en mettait, que sans l'appui de M. Sieyès, et son autorité sur le Conseil des Anciens, lui, général Bonaparte, n'aurait jamais pu obtenir, dans la journée du 18 brumaire, le décret qui lui avait mis la force en main; que M. Sieyès, comme personnage politique, avait un crédit immense sur les esprits, et que, dans le cas d'un conflit entre le législateur et le général, beaucoup de gens se prononceraient pour le législateur, comme le représentant de la Révolution et de la liberté, opprimées par un homme d'épée. Le premier moment n'était pas favorable pour amener un rapprochement; il fallut y mettre un peu de temps. MM. Boulay de la Meurthe et Rœderer imaginèrent de nouveaux modèles de pouvoir exécutif, qui levassent les deux difficultés sur lesquelles le général Bonaparte paraissait inflexible, l'inaction du Grand-Électeur, et la menace d'ostracisme suspendue sur sa tête. Ils songèrent d'abord à un Consul, aidé de deux collègues qui devraient l'assister, puis à un Grand-Électeur, comme l'avait voulu M. Sieyès, qui nommerait les deux Consuls de la paix et de la guerre, assisterait à leurs délibérations et prononcerait entre eux. Ce n'était pas assez pour satisfaire le général Bonaparte, et c'était beaucoup trop pour M. Sieyès, dont le projet était ainsi renversé. Chaque fois qu'on proposait à M. Sieyès de faire participer au gouvernement le chef du pouvoir exécutif, «c'est de l'ancienne monarchie, disait-il, que vous voulez me donner; et je n'en veux pas.»—Il n'admettait, en effet, que la royauté d'Angleterre, en lui retranchant encore le titre de roi, l'inamovibilité et l'hérédité. On était loin de compte, et M. Sieyès, avec cette promptitude de découragement propre aux esprits spéculatifs, quand ils rencontrent les obstacles que leur oppose la nature des choses, M. Sieyès disait qu'il allait renoncer à tout, quitter Paris, se réfugier à la campagne, et laisser le jeune Bonaparte tout seul, avec son despotisme naissant, révélé à tous les yeux. «Il veut partir, disait le général, qu'il s'en aille; je vais faire rédiger une Constitution par Rœderer, la proposer aux deux sections législatives, et satisfaire l'opinion publique, qui demande qu'on en finisse.» Il se trompait en parlant de la sorte, car il était encore trop tôt pour montrer à la France son épée toute nue; il eût rencontré autour de lui des résistances inattendues.

Les sections législatives se chargent du soin de faire la Constitution, en prenant pour base le projet de M. Sieyès.

Cependant, ces deux hommes, qui, malgré des répugnances instinctives, avaient réussi à s'entendre un moment pour consommer le 18 brumaire, devaient s'entendre encore une fois pour faire une constitution. Les bruits qui s'étaient répandus avaient donné l'éveil aux commissions législatives; elles savaient quels propos tenait Lucien Bonaparte, quel ton décidé prenait le général sur tout cela, quelle disposition à tout abandonner montrait M. Sieyès; elles se dirent avec raison, qu'en définitive, c'était à elles que le soin de faire une constitution était spécialement confié; qu'il fallait accomplir leur devoir, rédiger un projet, le présenter aux Consuls, et les mettre forcément d'accord, après avoir opéré entre eux une transaction raisonnable.

Elles se mirent donc à l'œuvre; et comme plusieurs des membres qui les composaient avaient eu communication des idées de M. Sieyès, et les avaient goûtées, elles adoptèrent son plan comme base de leur travail. À l'égard d'un esprit systématique, adopter toutes ses idées moins une, c'est lui causer presque autant de chagrin que si on les rejetait toutes. C'était cependant un point important que de prendre le projet de M. Sieyès pour base de la nouvelle Constitution: aussi finit-il par se calmer un peu; et le général Bonaparte, en voyant les commissions s'emparer de leur rôle, et le remplir résolument, se radoucit lui-même d'une manière sensible. Commencement de rapprochement entre M. Sieyès et le général Bonaparte. On saisit ce moment pour amener un nouveau rapprochement. Il y eut une seconde entrevue entre M. Sieyès et le général, en présence de MM. Boulay (de la Meurthe), Rœderer et de Talleyrand. Cette fois, les deux principaux interlocuteurs étaient plus calmes, et plus disposés à s'entendre. Au lieu de se heurter comme la première fois, en se montrant de préférence leurs dissentiments, ils cherchèrent au contraire à se rapprocher, en se montrant le côté semblable de leurs opinions. M. Sieyès fut modéré et plein de tact: le général déploya son bon sens, son originalité d'esprit ordinaires. Le sujet de l'entretien fut l'état de la France, les vices des constitutions précédentes, et les précautions à prendre dans une constitution nouvelle, pour prévenir les désordres passés. Sur tout cela on devait être d'accord. On se retira donc satisfait, et on se promit, dès que les sections auraient achevé leur travail, de les réunir, pour adopter ou modifier leurs propositions, et sortir enfin du provisoire, qui commençait à déplaire à tout le monde. M. Sieyès avait désormais la certitude que, sauf son Grand-Électeur et quelques attributions du Sénat conservateur, il ferait adopter sa Constitution tout entière.

Dans les dix premiers jours de frimaire (du 20 novembre au 1er décembre), les sections eurent achevé leur projet. Le général Bonaparte les appela chez lui à des réunions auxquelles devaient assister les Consuls. Quelques membres des sections trouvaient cette convocation peu conforme à leur dignité, et, cependant, décidé qu'on était à passer par-dessus beaucoup de difficultés, à concéder beaucoup à l'homme qui était si nécessaire, on se rendit chez lui.

Réunions des sections législatives chez le général Bonaparte.

Les séances commencèrent immédiatement. À la première, M. Sieyès fut chargé d'exposer son plan, puisque ce plan était la base même du travail des commissions. Il le fit avec une force de pensée et de langage, qui produisit sur les assistants la plus vive impression.—Tout cela est beau et profond, dit le général; cependant, il y a plusieurs points qui méritent une discussion sérieuse. Mais procédons avec ordre; traitons chaque partie du projet l'une après l'autre, et choisissons un rédacteur. Citoyen Daunou, prenez la plume.—M. Daunou devint ainsi le rédacteur de la nouvelle Constitution. Ce travail dura plusieurs séances, et l'on convint des dispositions suivantes.

Dispositions du projet de M. Sieyès qui sont définitivement adoptées.

Les listes de la notabilité communale, départementale, et nationale, furent successivement adoptées. Elles réduisaient trop l'action populaire, en la rendant indirecte, pour ne pas convenir, et aux appréhensions du moment, et aux goûts du général Bonaparte. Deux dispositions accessoires, l'une conforme, l'autre contraire aux idées de M, Sieyès, furent adoptées. On déclara que les fonctionnaires de tout genre ne seraient obligatoirement choisis sur les listes de notabilité, que lorsque la Constitution les aurait nominativement désignés. Qu'on y prît, en effet, les membres des corps délibérants, les consuls, les ministres, les juges, les administrateurs, à la bonne heure; mais des généraux, des ambassadeurs! cela parut exorbitant. On fut d'accord sur ce point. La seconde disposition était relative, non pas au fond du projet, mais à la nécessité de l'adapter à l'état présent des choses. Au lieu de remettre le remaniement des listes à dix ans, on l'ajourna à l'an IX, c'est-à-dire à une année, et il fut arrêté que l'on nommerait aujourd'hui tout le personnel dès grands corps de l'État, par un acte du pouvoir constituant, et que les individus ainsi nommés, seraient portés de droit sur les premières listes. La révision, au lieu d'être annuelle, dut être triennale.

On passa ensuite à l'organisation des grands pouvoirs. La maxime de M. Sieyès: La confiance doit venir d'en bas, le pouvoir doit venir d'en haut, prévalut tout à fait. C'est en haut que fut placé le droit d'élire, mais avec obligation de choisir dans les listes de notabilité. On adopta le Sénat de M. Sieyès, ainsi que le Corps Législatif, placé entre le Conseil d'État et le Tribunat. Le Sénat dut choisir, sur les listes de notabilité, d'abord les sénateurs eux-mêmes, puis les membres du Corps Législatif, du Tribunat, du Tribunal de cassation, de la Commission de comptabilité (depuis Cour des Comptes), et enfin le chef ou les chefs du pouvoir exécutif. Toutefois, et c'était là une réduction d'attributions considérable, le Sénat ne dut nommer les sénateurs que sur la présentation de trois candidats, dont l'un était désigné par les Consuls, l'autre par le Corps Législatif, le troisième par le Tribunat. Quant au Conseil d'État, ce corps, faisant partie du pouvoir exécutif, devait être nommé par ce pouvoir même. Indépendamment de la faculté de faire les nominations les plus importantes, le Sénat reçut l'attribution suprême de casser les lois ou les actes du gouvernement, entachés d'inconstitutionnalité. Il ne devait, du reste, avoir aucune part à la confection des lois, ses membres ne pouvaient exercer de fonctions actives.

Le Corps Législatif muet, comme le voulait M. Sieyès, dut entendre contradictoirement trois conseillers d'État, trois tribuns, et voter ensuite, sans discussion, sur les propositions du gouvernement.

Le Tribunat eut seul la faculté de discuter publiquement les lois; mais il ne dut les voter que pour savoir quels avis il soutiendrait auprès du Corps Législatif. Son vote, même négatif, n'empêchait pas que la loi fût loi, si le Corps Législatif l'avait adoptée. Le Tribunat n'avait pas l'initiative des propositions légales, mais il pouvait émettre des vœux, il recevait des pétitions, et les renvoyait aux diverses autorités qu'elles concernaient.

Le Sénat dut se composer de 80 membres au lieu de 100, comme le voulait d'abord M. Sieyès: 60 devaient être nommés tout de suite, 20 dans les dix années qui suivraient. Le Corps Législatif dut se composer de 300 membres, le Tribunat de 100. Les sénateurs avaient 25 mille francs de dotation annuelle; les législateurs, 10 mille; les tribuns, 15 mille. Jusque-là le plan de M. Sieyès était adopté en entier, sauf quelques réductions dans l'autorité du Sénat. Mais ce plan allait subir une altération considérable dans l'organisation du pouvoir exécutif.

Organisation définitive du pouvoir exécutif.

C'était là le point capital, et sur lequel le général Bonaparte était inflexible. M. Sieyès, déjà résigné à voir cette partie de son plan écartée, fut cependant invité à exposer ses idées. Il proposa donc, devant les commissions réunies, l'institution du Grand-Électeur. Personne, il faut le dire, pas même le général Bonaparte, n'avait alors assez réfléchi sur l'organisation des pouvoirs, dans un gouvernement libre, pour comprendre ce qu'il y avait de profond dans cette conception, et pour saisir l'analogie qu'elle présentait avec le roi de la monarchie anglaise. Mais le général Bonaparte, eût-il arrêté son esprit à considérer la question sous ce rapport, n'en aurait voulu à aucun prix, par des motifs tout personnels, et faciles à comprendre. Il fit avec verve la critique de ce Grand-Électeur. Il dit, sur sa riche oisiveté, ce que disent tous les rois, seulement, avec moins d'esprit que lui, et moins de fondement, car en présence d'une société bouleversée à réorganiser, de factions sanguinaires à soumettre, du monde à vaincre, il était excusable de vouloir se réserver l'emploi tout entier de son génie. Mais si dans ces premiers jours du Consulat, où tant de choses étaient à faire, il avait peut-être raison de ne pas laisser enchaîner ses talents, depuis, sublime infortuné à Sainte-Hélène, il a dû regretter la liberté qui lui fut donnée de les exercer sans mesure. Gêné dans l'emploi de ses facultés, il n'aurait pas sans doute accompli d'aussi grandes choses, mais il n'en aurait pas tenté d'aussi exorbitantes, et probablement son sceptre et son épée seraient restés, jusqu'à sa mort, dans ses glorieuses mains.

—Votre Grand-Électeur, dit-il à M. Sieyès, est un roi fainéant, et le temps des rois fainéants est passé. Quel est l'homme d'esprit et de cour, qui voudrait subir une telle oisiveté, au prix de six millions, et d'une habitation aux Tuileries! Quoi! nommer des gens qui agissent, et ne pas agir soi-même! c'est inadmissible. Et d'ailleurs vous croyez par ce moyen réduire votre Grand-Électeur à ne pas se mêler du gouvernement? Si j'étais ce Grand-Électeur, je me chargerais bien de faire encore tout ce que vous ne voudriez pas que je fisse. Je dirais aux deux Consuls de la paix et de la guerre: Si vous ne choisissez pas tel homme, ou si vous ne prenez pas telle mesure, je vous destitue. Et je les obligerais bien de marcher à ma volonté. Je redeviendrais le maître par un détour.—

Ici, le général Bonaparte lui-même, avec sa sagacité ordinaire, rentrait dans la vérité, et reconnaissait que cette inaction du Grand-Électeur n'était point un état de nullité, car ce magistrat suprême, avait, à certains moments, le moyen de reparaître tout-puissant dans l'arène ou les partis se disputent le pouvoir, en venant le retirer aux uns pour le conférer aux autres. Mais cette haute surveillance de la royauté anglaise sur le gouvernement, réduite à jeter quelquefois entre les ambitions le poids décisif de sa volonté, ne pouvait convenir à cet ardent jeune homme; et il faut le lui pardonner, car ce n'était ni le lieu ni le moment de la royauté constitutionnelle.

L'institution du Grand-Électeur repoussée par le général Bonaparte.

Le Grand-Électeur périt sous les sarcasmes du jeune général, et sous une puissance beaucoup plus grande que celle des sarcasmes, la puissance de la nécessité présente. Il fallait en effet, alors, une véritable dictature, et l'autorité attribuée au Grand-Électeur était loin de suffire aux besoins des circonstances.

Il y eut une autre partie de l'institution proposée par M. Sieyès, que le général Bonaparte repoussa également, parce qu'il s'obstinait à y voir un piège: c'était la faculté d'absorption dévolue au Sénat, non-seulement à l'égard du Grand-Électeur, mais de tout citoyen notable, dont la grandeur inspirerait des ombrages.

Le général ne voulait pas qu'après quelques années d'éminents services, on pût l'ensevelir tout vivant au sein du Sénat, et le réduire à une oisiveté forcée, moyennant une pension de vingt-cinq mille francs. Il obtint satisfaction sous ce nouveau rapport, et voici quelle fut l'organisation définitive du pouvoir exécutif.

Forme définitivement donnée au pouvoir exécutif. Création d'un Premier Consul.

On adopta un Premier Consul, accompagné de deux autres, pour dissimuler un peu la toute-puissance du premier. Ce premier Consul avait la nomination directe, et sans partage, des membres de l'administration générale de la République, des membres des Conseils départementaux et municipaux, des administrateurs appelés depuis sous-préfets et préfets, des agents municipaux, etc. Il avait la nomination des officiers de terre et de mer, des conseillers d'État, des ministres à l'étranger, des juges civils et criminels, autres que les juges de paix et les membres du Tribunal de cassation. Il ne pouvait pas révoquer les juges, une fois nommés: l'inamovibilité fut ainsi substituée à l'élection, comme garantie d'indépendance.

Outre la nomination du personnel administratif, militaire et judiciaire, le Premier Consul avait le gouvernement tout entier, la direction de la guerre et de la diplomatie; il signait les traités, sauf leur discussion et leur adoption par le Corps Législatif, dans la même forme que les lois. Dans ces diverses fonctions il devait être assisté des deux autres Consuls, qui avaient seulement voix consultative, mais qui pouvaient constater leur opinion sur un registre de délibérations tenu à cet effet. Évidemment, ces deux Consuls se trouvaient là pour dissimuler l'immense autorité déférée au général Bonaparte, autorité dont la durée était assez longue, et pouvait même devenir perpétuelle, car les trois Consuls étaient élus pour dix ans, et de plus indéfiniment rééligibles. Quelque chose resta de l'absorption imaginée par M. Sieyès. Le Premier Consul, sortant par démission ou autrement, devenait sénateur de plein droit, c'est-à-dire, était exclu à l'avenir des fonctions publiques. Les deux autres Consuls, n'ayant pas exercé la plénitude du pouvoir, demeuraient libres de ne pas accepter cette opulente annulation, et ne devenaient sénateurs que s'ils consentaient à l'être.

Le Premier Consul devait avoir 500 mille francs de traitement; les deux autres, 150 mille francs chacun. Ils devaient loger tous les trois aux Tuileries, et avoir une garde consulaire.

La nouvelle constitution qualifiée dans nos annales Constitution de l'an VIII.

Telles furent les principales dispositions de la célèbre Constitution de l'an VIII. M. Sieyès vit ainsi réduire les attributions du Sénat, et substituer un chef tout-puissant à son Grand-Électeur inactif; ce qui a fait aboutir plus tard sa Constitution, non pas à l'aristocratie, mais au despotisme.

Dispositions générales.

Cette Constitution ne renfermait pas de déclaration des droits, mais au moyen de certaines dispositions générales, elle garantissait la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile du citoyen, la responsabilité des ministres, et celle des agents inférieurs, sauf, à l'égard de ceux-ci, l'approbation préalable des poursuites par le Conseil d'État; elle stipulait qu'une loi pourrait, dans certains départements, et dans certains cas extraordinaires, suspendre l'action de la Constitution, ce qui revenait à ce que nous avons appelé, depuis, la mise en état de siège; elle assurait des pensions aux veuves et aux enfants des militaires, et enfin, par une sorte de retour à des idées long-temps proscrites, elle posait, en principe, qu'il pourrait être accordé des récompenses nationales aux hommes qui auraient rendu d'éminents services. C'était le germe d'une institution célèbre depuis, celle de la Légion-d'Honneur.

Le projet de M. Sieyès contenait deux fortes et belles idées qui, toutes deux, sont demeurées dans notre organisation administrative: la circonscription d'arrondissement et le Conseil d'État.

M. Sieyès devait ainsi être l'auteur de toutes les circonscriptions administratives de la France. Il avait déjà imaginé, et fait adopter autrefois la division en départements; il voulut en cette occasion qu'on substituât aux administrations cantonales, qui existaient au nombre de cinq mille, les administrations d'arrondissement, qui, beaucoup moins nombreuses, étaient un intermédiaire plus convenable entre la commune et le département. Le principe seul en fut posé dans la Constitution; mais on convint que bientôt une loi réformerait, sur ce principe, le système administratif de la France, et ferait cesser l'anarchie communale dont on a vu plus haut le tableau affligeant. Il dut y avoir un tribunal de première instance par arrondissement, et un tribunal d'appel pour plusieurs départements réunis.

Gloire particulière à M. Sieyès.

La seconde des créations de M. Sieyès, qui lui appartient en propre, est le Conseil d'État, corps délibérant attaché au pouvoir exécutif, préparant les lois, les soutenant auprès du pouvoir législatif, y ajoutant les règlements qui doivent accompagner les lois, et rendant la justice administrative. C'est la plus pratique de ses conceptions, et elle devait, avec la précédente, traverser le présent, subsister dans l'avenir. Disons-le à l'honneur de ce législateur: le temps a emporté toutes les Constitutions éphémères de la Révolution, mais les seules parties de ces Constitutions qui aient survécu, ont été son ouvrage.

Ce n'était pas tout que d'arrêter les dispositions de la Constitution nouvelle, il était indispensable d'y ajouter le personnel des pouvoirs, de le chercher dans les hommes de la Révolution, et de le désigner même dans l'acte constitutionnel. Il fallait donc, après la rédaction de toutes les dispositions qui viennent d'être énumérées, il fallait s'occuper du choix des personnes.

Personnel choisi pour former les pouvoirs de l'État. Le général Bonaparte nommé Premier Consul pour dix ans.

Le général Bonaparte fut nommé Premier Consul pour dix ans. On ne peut pas dire qu'il fut choisi, tant il était indiqué par la situation: on le reçut des mains de la victoire et de la nécessité. Sa situation une fois fixée, il s'agissait d'en trouver une pour M. Sieyès. Ce grand personnage aimait peu les affaires, et encore moins les rôles secondaires. Il ne lui convenait pas d'être l'assistant du jeune Bonaparte, et il refusa, par conséquent, d'être second Consul. MM. Cambacérès et Lebrun nommés seconds Consuls. On verra tout à l'heure quelle place, plus conforme à son caractère, lui fut assignée. On choisit pour second Consul M. Cambacérès, jurisconsulte éminent, qui avait acquis une grande importance parmi les personnages politiques du temps, par beaucoup de savoir, de prudence et de tact. Il était, à cette époque, ministre de la justice. M. Lebrun, écrivain distingué, rédacteur autrefois des édits Maupeou, rangé, dans l'ancien régime, parmi les hommes disposés à de sages réformes, fidèle toujours à la cause de la Révolution modérée, très-instruit dans les matières financières, et trop doux pour être un contradicteur incommode, M. Lebrun fut le troisième Consul désigné. M. Cambacérès pouvait très-bien suppléer le général Bonaparte dans l'administration de la justice; M. Lebrun pouvait le seconder utilement dans l'administration des finances, et tous deux l'aider beaucoup sans le contrarier aucunement. Il était impossible de mieux associer des hommes destinés à composer le nouveau gouvernement, et de ces choix devaient découler tous les autres dans l'organisation du pouvoir exécutif.

M. Sieyès chargé de composer le Sénat.

Il fallait procéder à la composition des corps délibérants. Là se trouvait indiqué le rôle naturel de M. Sieyès. On avait écrit dans la Constitution, que le Sénat élirait les membres de tous les corps délibérants. Il s'agissait de savoir qui composerait le Sénat, une première fois. On statua, par un article particulier de la Constitution, que MM. Sieyès et Roger-Ducos, qui allaient cesser d'être Consuls, réunis à MM. Cambacérès et Lebrun, qui allaient le devenir, nommeraient la majorité absolue du Sénat, laquelle était de 31 membres sur 60. Les 31 sénateurs, élus de la sorte, devaient ensuite élire au scrutin les 29 sénateurs, restant à désigner. Le Sénat, une fois complété, devait composer le Corps Législatif, le Tribunat, le Tribunal de cassation.

Au moyen de ces diverses combinaisons, le général Bonaparte se trouvait chef du pouvoir exécutif, mais on observait en même temps une sorte de convenance, en l'excluant de la composition des corps délibérants appelés à contrôler ses actes; on laissait ce soin principalement au législateur de la France, à M. Sieyès, dont le rôle actif était désormais fini, et on assurait, comme retraite, à celui-ci la présidence du Sénat. Les positions étaient ainsi convenablement faites, et les apparences sauvées.

Il fut décidé que la Constitution serait soumise au vœu national, au moyen de registres ouverts dans les mairies, les justices de paix, les notariats, les greffes des tribunaux, et qu'en attendant une acceptation, dont on ne paraissait pas douter, le Premier Consul, les deux Consuls sortants, et les deux Consuls entrants, procéderaient aux choix dont ils étaient chargés, pour que, le 1er nivôse, les grands pouvoirs de l'État fussent constitués, et prêts à mettre en pratique la nouvelle Constitution. C'était indispensable pour faire cesser cette dictature des Consuls provisoires, dont quelques esprits commençaient à s'offusquer, et pour satisfaire l'impatience générale qu'on éprouvait de voir établir enfin un gouvernement définitif. Tout le monde, en effet, souhaitait avec ardeur un gouvernement stable et juste, qui assurât la force et l'unité du pouvoir, sans étouffer toute liberté; auprès duquel les hommes honnêtes et capables, de tous les rangs, de tous les partis, trouvassent la place qui leur était due. Ces vœux, il faut le reconnaître, n'étaient pas impossibles à exaucer sous la Constitution de l'an VIII; elle les aurait même satisfaits complétement, sans les violences que lui fit subir plus tard un génie extraordinaire, qui, du reste, favorisé comme il l'était par les circonstances, serait venu à bout de bien plus fortes barrières que celles que pouvait lui opposer l'œuvre législative de M. Sieyès, ou toute autre qu'on aurait pu imaginer alors.

Promulgation de la Constitution de l'an VIII.

La Constitution, arrêtée dans la nuit du 12 au 13 décembre (21 au 22 frimaire), fut promulguée le 15 décembre 1799 (24 frimaire an VIII), à la grande satisfaction de ses auteurs, et du public lui-même.

Elle charma les esprits par la nouveauté des idées, par l'habileté des artifices. Tout le monde commença à espérer en elle, et dans les hommes qui allaient la mettre à exécution.

Elle était précédée du préambule suivant:

«Citoyens, une Constitution vous est présentée.

»Elle fait cesser les incertitudes que le gouvernement provisoire mettait dans les relations extérieures, dans la situation intérieure et militaire de la République.

»Elle place, dans les institutions qu'elle établit, les premiers magistrats dont le dévouement a paru nécessaire à son activité.

»La Constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité, de la liberté.

»Les pouvoirs qu'elle institue seront forts et stables, tels qu'ils doivent être pour garantir les droits des citoyens, et les intérêts de l'État.

»Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée; ELLE EST FINIE

Deux hommes tels que le général Bonaparte et M. Sieyès, s'écriant en 1800: La Révolution est finie! quelle singulière preuve des illusions de l'esprit humain! Cependant, il faut le reconnaître, il y avait quelque chose de fini, c'était l'anarchie.

Chez tous ceux qui avaient mis la main à cette œuvre, la joie de la voir achevée était grande. Quelques-unes des idées de M. Sieyès avaient été repoussées; cependant, sa Constitution presque tout entière était adoptée, et, à moins d'une puissance absolue comme celle de Solon, de Lycurgue ou de Mahomet, puissance que dans nos temps de doute, où tout prestige individuel est détruit, aucun homme ne saurait obtenir, il n'était guère possible de faire passer une plus grande portion de sa pensée dans la Constitution d'un grand peuple. Et telle qu'elle était, si le vainqueur de Marengo n'y avait apporté plus tard deux changements considérables, l'hérédité impériale de plus, le Tribunat de moins, cette Constitution aurait pu fournir une carrière qui n'eût pas été le triomphe du pouvoir absolu.

Le général Bonaparte fait décerner à M­. Sieyès la terre de Crosne.

M. Sieyès, après avoir mis à la main du général Bonaparte l'épée qui avait servi à renverser le Directoire, après avoir fait une Constitution, allait livrer la France à l'activité dévorante du jeune Consul, et se retirer, quant à lui, dans cette oisiveté méditative, qu'il préférait au mouvement agité des affaires. Le nouveau Premier Consul voulut donner au législateur de la France un témoignage de reconnaissance nationale; il fit proposer aux commissions législatives de lui décerner en don la terre de Crosne. Ce don fut décrété, et annoncé à M. Sieyès avec les plus nobles expressions de la gratitude publique. M. Sieyès éprouva une vive satisfaction, car, malgré une incontestable probité, il était sensible aux jouissances de la fortune, et il dut être touché aussi des formes élevées et délicates avec lesquelles cette récompense nationale lui fut décernée.

On disposa ensuite toutes choses pour mettre la Constitution en vigueur dans les premiers jours de janvier 1800 (nivôse an VIII), c'est-à-dire dans les premiers jours de l'année, qui allait clore ce grand siècle.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE PREMIER.

LIVRE DEUXIÈME.

ADMINISTRATION INTÉRIEURE.

Constitution définitive du gouvernement consulaire.—Composition du Sénat, du Corps Législatif, du Tribunat et du Conseil d'État.—Déclaration du Premier Consul aux puissances de l'Europe.—Offres publiques de paix à l'Angleterre et à l'Autriche.—Proclamation adressée à la Vendée.—Ouverture de la première session.—Opposition naissante dans le Tribunat.—Discours des tribuns Duveyrier et Benjamin Constant.—Une majorité considérable accueille les projets des Consuls.—Nombreuses lois d'organisation.—Institution des préfectures et des sous-préfectures.—Création des tribunaux de première instance et d'appel.—Clôture de la liste des émigrés.—Rétablissement du droit de tester.—Loi sur les recettes et les dépenses.—Banque de France.—Suite des négociations avec l'Europe.—Refus par l'Angleterre d'écouter les proposions de paix.—Vive discussion à ce sujet dans le parlement britannique.—L'Autriche fait un refus plus doux, mais aussi positif que celui de l'Angleterre.—Nécessité de recommencer les hostilités.—Ne pouvant ramener les puissances belligérantes, le Premier Consul tâche de s'attacher la Prusse, et s'explique franchement avec elle.—Il s'applique à terminer la guerre de la Vendée avant d'ouvrir la campagne de 1800.—Situation des partis en Vendée.—Conduite de l'abbé Bernier.—Paix de Montfaucon.—MM. d'Autichamp, de Châtillon, de Bourmont, Georges Cadoudal se rendent à Paris et voient le Premier Consul.—M. de Frotté est fusillé.—Soumission définitive de la Vendée.—Les troupes sont acheminées vers la frontière.—Fin paisible de la session de l'an VIII.—Règlement de police relatif à la presse.—Cérémonie funèbre à l'occasion de la mort de Washington.—Le Premier Consul va s'établir au palais des Tuileries.

Le 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799) était le jour fixé pour l'entrée en fonctions des Consuls, et pour la première réunion du Sénat conservateur. De nombreuses nominations devaient précéder ce moment, car il fallait constituer à la fois le pouvoir exécutif et le Sénat, avant de les faire agir.

Sollicitation de tout genre pour trouver place dans le nouveau gouvernement.

Le général Bonaparte, chargé de nommer les agents du pouvoir exécutif; MM. Sieyès, Roger-Ducos, Cambacérès et Lebrun, chargés d'élire les membres du Sénat, lesquels devaient, à leur tour, composer le Corps Législatif et le Tribunat, étaient assiégés de sollicitations de tout genre. Il s'agissait en effet, pour les solliciteurs, d'obtenir des fonctions de sénateurs, de membres du Corps Législatif, de tribuns, de conseillers d'État, de préfets; et ces hautes fonctions, toutes à donner à la fois, toutes largement rétribuées, avaient de quoi tenter les ambitions. Beaucoup de révolutionnaires ardents, ennemis du 18 brumaire, étaient déjà fort apaisés. Beaucoup de ces incertains, qui ne se décident qu'après le succès, commençaient à se prononcer hautement. Il y avait alors, comme toujours, une expression courante, qui peignait parfaitement l'état des esprits. Il faut se montrer, disait-on; il faut prouver que loin de vouloir créer des obstacles au nouveau gouvernement, on est prêt au contraire à l'aider à vaincre ceux qui l'entourent: ce qui signifiait qu'on désirait attirer sur soi l'attention des cinq personnages chargés de toutes les nominations. Il y avait même des solliciteurs qui, pour obtenir leur admission au Tribunat, promettaient leur dévouement au gouvernement consulaire, quoique fort résolus d'avance à lui faire essuyer les contrariétés les plus vives.

Lorsque, dans les révolutions, le feu des passions commence à s'éteindre, on voit l'avidité succéder à la violence, et de l'effroi on passe presque subitement au dégoût. Si des actes d'une haute vertu, si des faits héroïques, ne venaient pas couvrir de leur éclat de tristes détails, et surtout, si les vastes et bienfaisants résultats que les révolutions sociales procurent aux nations, ne venaient pas compenser le mal présent par l'immensité du bien à venir, il faudrait détourner les yeux du spectacle qu'elles offrent au monde. Mais elles sont l'épreuve à laquelle la Providence soumet les sociétés humaines pour les régénérer, et on doit dès lors en observer avec soin, et, si l'on peut, avec fruit, le tableau tour à tour repoussant ou sublime.

Il paraît que ce mouvement de toutes les ambitions fut assez grand, pour frapper les écrivains, et occuper leur plume. Le Moniteur lui-même, qui n'était pas encore journal officiel, mais qui le devint quelques jours après (le 7 nivôse), le Moniteur crut devoir flétrir ces bassesses:

«Depuis que la Constitution a créé, disait-il, une quantité de places richement dotées, que de gens en mouvement! que de visages peu connus qui s'empressent de se montrer! que de noms oubliés qui s'agitent de nouveau sous la poussière de la Révolution! que de fiers républicains de l'an VII se font petits pour arriver jusqu'à l'homme puissant qui peut les placer! que de Brutus qui sollicitent! que de petits talents on exalte! que de minces services on exagère! que de taches sanglantes on déguise! Ce prodigieux changement de scène s'est opéré en un moment. Espérons que le héros de la liberté, celui qui n'a encore marqué dans la Révolution que par des bienfaits, verra ces manœuvres avec le dégoût qu'elles inspirent à toute âme élevée, et qu'il ne souffrira pas qu'une foule de noms obscurs ou flétris cherchent à s'envelopper des rayons de sa gloire,» (Moniteur du 3 nivôse.)

Faisons cependant la juste part du bien et du mal, et ne croyons pas que ce tableau fut celui de la nation tout entière. S'il y avait des hommes qui s'abaissaient, ou d'autres qui, sans s'abaisser, s'agitaient au moins; quelques-uns attendaient dignement l'appel que le gouvernement allait faire à leurs lumières et à leur zèle. Si M. Constant, par exemple, sollicitait, avec instance et avec de grandes assurances de dévouement à la famille Bonaparte, son admission au Tribunat, MM. de Tracy, Volney, Monge, Carnot, Ginguené, Ducis, ne sollicitaient pas, et laissaient à la libre volonté du pouvoir constituant, le soin de les comprendre dans cette vaste distribution des fonctions publiques.

Première réunion, le 24 décembre, pour la composition des principales autorités.

Le 24 décembre (3 nivôse), les nouveaux Consuls se réunirent pour procéder à la composition du Conseil d'État, et se mettre ainsi en mesure d'installer le gouvernement le lendemain, 25 décembre (4 nivôse). MM. Sieyès, Roger-Ducos, Consuls sortants, MM. Cambacérès et Lebrun, Consuls entrants, se rendirent ensuite au Luxembourg, pour nommer la moitié plus un des membres du Sénat, afin que le Sénat pût aussi se réunir le lendemain, se compléter, et procéder à la composition des grands corps délibérants.

Organisation du Conseil d'État.

Le Conseil d'État fut divisé en cinq sections: la première des finances, la seconde de législation civile et criminelle, la troisième de la guerre, la quatrième de la marine, la cinquième de l'intérieur. Chaque section devait être présidée par un conseiller d'État, le Conseil tout entier par le Premier Consul, ou, en son absence, par l'un de ses deux collègues, Cambacérès ou Lebrun.

Chaque section devait rédiger les projets de loi, ou les règlements relatifs aux matières de sa compétence. Ces projets et règlements devaient être ensuite délibérés en assemblée générale de toutes les sections réunies. Le Conseil d'État était chargé, en outre, de prononcer sur le contentieux administratif, et de décider les conflits de compétence, entre l'administration et les tribunaux. Ce sont là les attributions dont il jouit encore aujourd'hui; mais il avait alors la rédaction obligée des lois, leur discussion exclusive devant le Corps Législatif, plus enfin la connaissance des grandes questions de gouvernement, quelquefois même celles de politique extérieure, comme on en verra certains exemples plus tard. Le Conseil d'État était donc à cette époque, non pas seulement un conseil d'administration, mais un vrai conseil de gouvernement.

Quelques membres de ce corps étaient chargés, en outre, dans divers ministères, de certaines administrations spéciales, auxquelles on avait voulu attribuer une importance plus grande, ou assurer des soins plus particuliers: c'étaient l'instruction publique, le trésor, le domaine de l'État, les colonies et les travaux publics. Les conseillers d'État chargés de diriger ces diverses parties, étaient placés sous l'autorité du ministre compétent. Les membres du Conseil d'État, grandement rétribués, devaient recevoir chacun 25 mille francs d'appointements, et les présidents, 35 mille. De telles valeurs, comme on sait, étaient alors fort supérieures à ce qu'elles seraient aujourd'hui. On ambitionnait les places au Conseil d'État, plus que les places au Sénat, car, avec des traitements égaux à ceux des sénateurs, et une considération aussi grande, les conseillers d'État étaient admis, autant que les ministres eux-mêmes, au maniement des plus hautes affaires.

Premiers membres du Conseil d'État.

Les membres principaux de ce grand corps furent, à la section de la guerre, MM. Lacuée, Brune, Marmont; à la section de la marine, MM. de Champagny, Ganteaume, Fleurieu; à la section des finances, MM. Defermon, Duchâtel, Dufresne; à la section de la justice, MM. Boulay de la Meurthe, Berlier, Réal; à la section de l'intérieur, MM. Rœderer, Cretet, Chaptal, Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, Fourcroy. Les cinq présidents désignés furent MM. Brune, Ganteaume, Defermon, Boulay de la Meurthe et Rœderer. On ne pouvait assurément pas composer ce corps de noms plus considérés, de talents plus réels et plus divers. Il faut dire que la Révolution française avait été prodigieusement féconde en hommes, dans tous les genres, et que, si on voulait surtout ne plus tenir compte des exclusions prononcées par les partis, les uns à l'égard des autres, on avait le moyen de composer le personnel de gouvernement, le plus varié, le plus capable, ajoutons, le plus glorieux. C'est ce que fit le nouveau Consul; il choisit, par exemple, pour la section des finances, M. Devaisnes, fort accusé alors de royalisme, mais ayant, dans la partie dont il s'occupait, des connaissances pratiques, qui avaient été, et qui furent depuis fort utiles.

Première composition du Sénat.

Ce même jour 24 décembre (3 nivôse), MM. Sieyès, Roger-Ducos, Cambacérès et Lebrun, se réunirent pour désigner les vingt-neuf sénateurs, qui, avec les deux Consuls sortants, faisaient le nombre de trente-un. La liste avait été naturellement préparée à l'avance; elle contenait les noms les plus respectables, MM. Berthollet, Laplace (celui-ci récemment sorti du ministère de l'intérieur), Monge, Tracy, Volney, Cabanis, Kellermann, Garat, Lacépède, Ducis. Ce dernier n'accepta pas.

Installation du nouveau gouvernement consulaire, le 25 décembre 1799.

Le lendemain 25 décembre (4 nivôse), le Conseil d'État se réunit pour la première: fois. Les Consuls, accompagnés des ministres, assistaient à la séance. On délibéra sur un projet de loi destiné à régler les rapports des grands corps de l'État entre eux; on convint, aussi des projets qu'il faudrait préparer pour les présenter à la prochaine session du Corps Législatif.

Le Sénat s'assembla de son côté au Palais du Luxembourg, et se compléta par l'élection de vingt-neuf membres nouveaux, lesquels, ajoutés aux trente-un déjà choisis, portèrent à soixante le nombre total des sénateurs. On se rappelle que ce nombre devait être élevé plus tard à quatre-vingts. On comptait encore de belles renommées dans cette liste complémentaire: MM. Lagrange, d'Arcet, François de Neufchâteau, Daubenton, Bougainville, le banquier Perregaux, et enfin un nom très-ancien, M. de Choiseul-Praslin.

Composition du Corps Législatif.

Les jours suivants le Sénat s'occupa de la composition du Corps Législatif et du Tribunat. On plaça dans le Corps Législatif des hommes modérés de toutes les époques, des membres de l'Assemblée constituante, de l'Assemblée législative, de la Convention nationale, enfin des députés aux Cinq-Cents. On eut soin de choisir dans ces diverses assemblées les hommes qui avaient peu recherché le bruit, le succès, l'agitation des affaires, réservant pour le Tribunat ceux qui étaient connus pour avoir les goûts contraires. Les trois cents noms composant le Corps Législatif ne pouvaient donc être des noms bien éclatants, et, dans cette liste nombreuse, il serait difficile d'en trouver deux ou trois qui soient connus encore aujourd'hui. On y remarquait le modeste et brave Latour-d'Auvergne, héros digne de l'antiquité par ses vertus, ses exploits et sa noble fin.

Composition du Tribunat.

Les cent noms du Tribunat, choisis avec l'intention toute naturelle, mais bientôt suivie d'amers regrets, de donner place aux esprits actifs, remuants, amoureux de renommée, ces cent noms contenaient des célébrités dont quelques-unes sont déjà un peu effacées, mais point oubliées au jour où nous écrivons: c'étaient MM. Chénier, Andrieux, Chauvelin, Stanislas de Girardin, Benjamin Constant, Daunou, Riouffe, Bérenger, Ganilh, Ginguené, Laromiguière, Jean-Baptiste Say, Jacquemont, etc.

La composition de ces corps une fois terminée, on prépara le local qui leur était destiné. Les Tuileries furent réservées aux trois Consuls; le Luxembourg fut affecté au Sénat, le Palais-Bourbon au Corps Législatif, et le Palais-Royal au Tribunat.

On consacra une somme de quelques cent mille francs à rendre les Tuileries habitables; et, en attendant l'achèvement des travaux nécessaires, les Consuls demeurèrent au Petit-Luxembourg.

Le général Bonaparte avait déjà beaucoup fait depuis son retour d'Égypte: il avait renversé le Directoire, et s'était acquis une autorité, inférieure en apparence, supérieure en réalité, à celle de la royauté constitutionnelle. Mais il venait à peine de se saisir de cette autorité, et il fallait en légitimer la possession par d'utiles travaux, de grandes actions. Il lui restait donc immensément à faire, et ses premiers essais de réorganisation n'étaient qu'un effort, déjà heureux sans doute, mais qui laissait encore dans le pays de grands désordres, de profondes souffrances, la gêne au trésor, la misère aux armées, les feux de la guerre civile en Vendée, l'incertitude chez les puissances neutres, un véritable acharnement à prolonger la lutte chez les puissances belligérantes. Et cependant, cette prise de possession du pouvoir, venant après ses premiers travaux, et précédant les travaux immenses qu'il avait la confiance d'exécuter bientôt, charma son cœur ambitieux.

Diverses mesures politiques, qui accompagnent l'installation du gouvernement consulaire.

Il fit, pour célébrer l'installation de son gouvernement, une suite d'actes soigneusement accumulés, dans lesquels perçaient une politique profonde, une joie sensible, et cette générosité que le contentement inspire à toute âme vive et bienveillante. Ces mesures se succédèrent depuis le 25 décembre (4 nivôse), jour de l'installation du gouvernement consulaire, jusqu'au 1er janvier 1800 (11 nivôse), jour de l'ouverture de la première session législative.

Les parents d'émigrés et les ci-devant nobles, admis aux fonctions publiques.

D'abord, un avis du Conseil d'État du 27 décembre (6 nivôse) décida que les lois qui excluaient les parents d'émigrés et les ci-devant nobles des fonctions publiques, tombaient de droit, vu que ces lois étaient contraires aux principes de la nouvelle Constitution.

Un certain nombre d'individus, appartenant au parti révolutionnaire, devaient, comme nous l'avons dit, être déportés ou détenus, par suite d'une mesure peu réfléchie, prise quelques jours après le 18 brumaire. La déportation et la détention avaient été changées en surveillance de la haute police. Cette surveillance elle-même fut supprimée par un arrêté du 5 nivôse. Après cette réparation accordée à ceux qui avaient failli essuyer ses rigueurs, le Premier Consul en accorda une plus importante, et plus nécessaire, aux victimes du Directoire, et des gouvernements antérieurs. Rappel des proscrits du 18 fructidor. Les déportés sans jugement régulier furent autorisés à rentrer en France, sauf l'obligation de séjourner dans des lieux indiqués. Cette disposition s'appliquait à des proscrits de tous les temps, mais surtout à ceux du 18 fructidor. MM. Boissy d'Anglas, Dumolard, Pastoret, étaient rappelés et autorisés à séjourner, le premier à Annonay, le second à Grenoble, le troisième à Dijon. MM. Carnot, Portalis, Quatremère-Quincy, Siméon, Villaret-Joyeuse, Barbé-Marbois, Barrère, rappelés aussi, étaient autorisés à habiter Paris. Le soin de placer dans la capitale, quoiqu'elle ne fût pas leur pays natal, des hommes tels que MM. Carnot, Siméon et Portalis, indiquait assez que le gouvernement avait des vues sur eux, et se disposait à employer leurs talents.

Restitution des églises aux prêtres.

D'autres mesures furent prises relativement au culte et à son libre exercice. Le 28 décembre (7 nivôse), il fut arrêté que les édifices destinés aux cérémonies religieuses continueraient à recevoir cette destination, ou la recevraient de nouveau, s'ils n'avaient pas été rendus aux ministres des divers cultes. Certaines autorités locales, voulant gêner l'exercice du Catholicisme, défendaient l'ouverture des églises le dimanche, et ne l'autorisaient que les jours de décadi. Les Consuls cassèrent les arrêtés municipaux de cette espèce, et ajoutèrent à la restitution des édifices religieux, la libre faculté d'en jouir les jours indiqués par chaque culte. Cependant on n'osa pas encore interdire les cérémonies des théophilanthropes, qui avaient lieu dans les églises, certains jours de la semaine, et qui, aux yeux des catholiques, passaient pour des profanations.

La promesse de fidélité à la Constitution substituée pour les prêtres au serment.

Les Consuls firent modifier la formule de l'engagement exigé de la part des prêtres. On leur demandait auparavant un serment spécial à la constitution civile du clergé, serment qui les obligeait à reconnaître une législation contraire, suivant quelques-uns, aux lois de l'Église. On imagina de leur imposer une simple promesse d'obéissance à la Constitution de l'État, ce qu'aucun d'eux ne pouvait raisonnablement hésiter à faire, à moins de refuser l'obéissance à César, rigoureusement prescrite par la religion catholique. C'est là ce qu'on appela depuis la promesse, par opposition au serment, et ce qui ramena sur-le-champ un grand nombre de prêtres à l'autel. Les assermentés avaient déjà obtenu la faveur du gouvernement; c'était le tour aujourd'hui des non-assermentés.

Enfin, aux mesures de cette nature, le nouveau Premier Consul en ajouta une, qui devait, aux yeux de tout le monde, lui appartenir plus directement, parce qu'elle rappelait des relations qui lui étaient en quelque sorte personnelles. Il avait négocié avec Pie VI, le pape défunt, et signé, aux portes de Rome, le traité de Tolentino: il avait, dès l'année 1797, affecté de montrer de grands égards pour ce chef de l'Église catholique, et en avait reçu des témoignages marqués de bienveillance. Pie VI, mort à Valence en Dauphiné, n'avait pas encore obtenu les honneurs de la sépulture. Ses restes mortels étaient déposés dans une sacristie. Le général Bonaparte, revenant d'Égypte, vit le cardinal Spina à Valence, apprit ces détails, et se promit de réparer bientôt un oubli tout à fait inconvenant.

Aussi, dès le 30 décembre (9 nivôse), il fit prendre par les Consuls un arrêté, appuyé sur les plus nobles considérations.

Honneurs funèbres décernés à Pie VI.

«Les Consuls, disait cet arrêté, considérant, que le corps de Pie VI est depuis six mois en dépôt dans la ville de Valence, sans qu'il lui ait été accordé les honneurs de la sépulture;

»Que, si ce vieillard, respectable par ses malheurs, a été un moment l'ennemi de la France, ce n'a été que séduit par les conseils des hommes qui environnaient sa vieillesse;

»Qu'il est de la dignité de la nation française, et conforme à son caractère, de donner des marques de considération à un homme qui occupa un des premiers rangs sur la terre;

»Les Consuls arrêtent...... etc., etc.» Suivaient les dispositions, qui ordonnaient à la fois des honneurs funèbres pour le pontife, et un monument qui fît connaître la dignité du prince enseveli.

Cette démonstration produisit plus d'effet, peut-être, que les mesures les plus humaines, parce qu'elle frappait, étonnait les imaginations, habituées à d'autres spectacles. Aussi une foule immense accourut-elle à Valence, pour profiter de l'autorisation qui lui était donnée de faire une manifestation religieuse.

Abolition de la fête du 21 janvier.

Le catalogue des fêtes révolutionnaires en renfermait une bien malheureusement imaginée, c'était celle qu'on célébrait le 21 janvier. Quel que fût le sentiment des hommes de tous les partis, à l'égard du tragique événement rappelé par cette date, c'était une fête barbare, que celle qui avait pour objet la commémoration d'une catastrophe sanglante. Le général Bonaparte, sous le Directoire, avait déjà montré une vive répugnance à y assister, non pas qu'il songeât dès lors à honorer la royauté qu'il devait un jour rétablir à son profit, mais il aimait à braver publiquement les passions qu'il ne partageait pas. Devenu chef du gouvernement, il fit décider par les commissions législatives, qu'il n'y aurait plus que deux fêtes: celle du 14 juillet, anniversaire du premier jour de la Révolution, et celle du 1er vendémiaire, anniversaire du premier jour de la République. «Ces journées, disait-il, sont impérissables dans la mémoire des citoyens; elles ont été accueillies par tous les Français avec des transports unanimes, et ne réveillent aucun souvenir qui tende à porter la division parmi les amis de la République.»

Il fallait toute la puissance, toute la hardiesse du chef du nouveau gouvernement, pour se permettre une suite de mesures qui, bien que justes, politiques et morales en elles-mêmes, paraissaient cependant à beaucoup d'esprits exaltés, autant d'actes précurseurs d'une contre-révolution complète. Mais, en faisant tout cela, le général Bonaparte avait soin, tantôt de donner lui-même le premier exemple de l'oubli des haines politiques, tantôt de réveiller avec éclat ce sentiment de la gloire, par lequel il conduisait les hommes du temps, et les arrachait aux basses fureurs des partis. Ainsi, le général Augereau l'avait offensé par une conduite inconvenante au 18 brumaire; néanmoins il le nomma commandant de l'armée de Hollande.

«Montrez, lui écrivait-il, dans une lettre qui fut publiée, montrez dans tous les actes que votre commandement vous donnera lieu de faire, que vous êtes au-dessus de ces misérables divisions de parti, dont le contre-coup a été malheureusement, depuis dix ans, le déchirement de la France... Si les circonstances m'obligent à faire la guerre par moi-même, comptez que je ne vous laisserai pas en Hollande, et que je n'oublierai jamais la belle journée de Castiglione.»

Institution des armes d'honneur.

En même temps il préluda à la fondation de la Légion-d'Honneur, en instituant les armes d'honneur. Cette démocratie française, après avoir affiché l'horreur des distinctions personnelles, pouvait tout au plus admettre alors des récompenses pour les actions militaires. Comme conséquence d'un article de la Constitution, le Premier Consul fit décider que, pour toute action d'éclat, il serait décerné un fusil d'honneur aux fantassins, un mousqueton d'honneur aux cavaliers, des grenades d'honneur aux artilleurs, et, enfin, des sabres d'honneur aux officiers de tous les grades. À l'institution qui fut décrétée le 25 décembre (4 nivôse), le Premier Consul ajouta des faits positifs. Le lendemain, il décerna au général Saint-Cyr un sabre pour un combat brillant que ce général venait de livrer dans l'Apennin. «Recevez, lui dit-il, comme témoignage de ma satisfaction, un beau sabre que vous porterez les jours de combat. Faites connaître aux soldats qui sont sous vos ordres que je suis content d'eux, et que j'espère l'être davantage encore.»

À ces actes, qui annonçaient la prise de possession du pouvoir, qui marquaient le caractère de son gouvernement, et faisaient ressortir sa disposition à se mettre au-dessus de toutes les passions des partis, le Premier Consul joignit immédiatement des démarches d'une importance plus considérable, tant à l'égard de la Vendée que des puissances de l'Europe.

Une suspension d'armes avait été signée avec les Vendéens, des pourparlers entamés avec eux, et cependant la pacification n'avançait pas. Le général Bonaparte avait laissé peu de doutes aux royalistes, qui s'étaient adressés à lui pour sonder ses intentions, et savoir s'il ne lui suffirait pas d'être le restaurateur, le soutien, le premier sujet de la maison de Bourbon. Il les avait détrompés en se montrant irrévocablement attaché à la cause de la Révolution française. Cette franchise dans ses déclarations, n'avait pas rendu plus facile le rapprochement commencé. Les chefs vendéens hésitaient; ils étaient placés entre la crainte que leur inspirait la vigueur du nouveau gouvernement, et les instances des émigrés de Londres, autorisés à leur promettre, de la part de M. Pitt, des armes, de l'argent et des débarquements.

C'était sur une nouvelle insurrection en Vendée que l'Angleterre comptait particulièrement. Elle projetait de faire sur cette partie de nos côtes, une tentative semblable à celle qui avait été essayée en Hollande. Le mauvais succès de cette dernière ne l'avait pas découragée, et elle demandait avec instance à l'empereur Paul le concours de ses troupes, sans beaucoup de chances, il est vrai, de l'obtenir. La Prusse, qui commençait à témoigner pour le gouvernement consulaire une sorte d'intérêt, la Prusse ne cessait de répéter à l'aide-de-camp Duroc et au chargé d'affaires de France, M. Otto: Finissez-en avec la Vendée, car c'est là qu'on vous prépare les coups les plus sensibles.—

Le général Bonaparte le savait. Indépendamment du tort que la Vendée faisait aux armées de la République, en absorbant une partie de leurs forces, la guerre civile lui semblait non-seulement un malheur, mais une sorte de déshonneur pour un gouvernement, car elle attestait un état intérieur déplorable. Il avait donc pris, pour en finir, les mesures les plus efficaces. Il avait fait revenir de Hollande une partie de l'armée qui, sous le général Brune, venait de vaincre les Anglo-Russes; il y avait joint une partie de la garnison de Paris, qu'il lui importait peu de diminuer considérablement, suppléant à la force matérielle par le prestige de son nom, et de la sorte il était parvenu à réunir dans l'Ouest une armée excellente, d'environ 60 mille hommes. Le général Brune fut mis à la tête de cette armée, avec recommandation de garder pour son principal lieutenant, le sage et conciliant Hédouville, qui tenait tous les fils de la négociation avec les royalistes. Le nom du général Brune était une réponse à ceux qui comptaient sur une nouvelle descente des Anglo-Russes. Mais, avant de frapper un coup décisif, si les conditions de la pacification n'étaient pas enfin acceptées, le Premier Consul crut devoir s'adresser aux Vendéens, le jour même de son installation.

Le 29 décembre (8 nivôse), il fit parvenir aux départements de l'Ouest une proclamation, et un arrêté des Consuls; il leur disait:

Proclamation adressée à la Vendée.

«Une guerre impie menace d'embraser une seconde fois les départements de l'Ouest. Le devoir des premiers magistrats de la République est d'en prévenir les progrès, et de l'éteindre dans son foyer; mais ils ne veulent déployer la force qu'après avoir épuisé les voies de la persuasion et de la justice.»

Distinguant entre les hommes criminels, vendus à l'étranger, à jamais irréconciliables avec la République, et les citoyens égarés, qui n'avaient voulu en faisant la guerre civile, que résister à des persécutions cruelles, le Premier Consul rappelait tous les actes qui devaient rassurer ces derniers et les ramener au gouvernement nouveau, tels que la révocation de la loi des otages, la restitution des églises aux prêtres, la liberté laissée à chacun d'observer le dimanche; il promettait ensuite pleine et entière amnistie à ceux qui se soumettraient, abandonneraient les rassemblements d'insurgés, et déposeraient les armes fournies par l'Angleterre. Mais il ajoutait qu'on sévirait immédiatement par la force, contre ceux qui persisteraient dans l'insurrection. Il annonçait la suspension de la Constitution, c'est-à-dire l'emploi des juridictions extraordinaires, dans les lieux où les bandes insurgées continueraient à se montrer en armes. «Le gouvernement, disait en finissant la proclamation des Consuls, pardonnera; il fera grâce au repentir; l'indulgence sera entière et absolue; mais il frappera quiconque, après cette déclaration, oserait encore résister à la souveraineté nationale.... Mais non, nous ne connaîtrons plus qu'un sentiment, l'amour de la patrie. Les ministres d'un Dieu de paix seront les premiers moteurs de la réconciliation et de la concorde. Qu'ils parlent aux cœurs le langage qu'ils apprirent à l'école de leur maître; qu'ils aillent dans ces temples qui se rouvrent pour eux, offrir le sacrifice qui expiera les crimes de la guerre, et le sang qu'elle a fait verser.»

Cette manifestation, appuyée sur une force redoutable, était de nature à produire effet; surtout de la part d'un gouvernement nouveau, complètement étranger aux excès et aux fautes, qui avaient servi de prétexte à la guerre civile.

Après avoir ainsi procédé à l'égard des ennemis du dedans, le Premier Consul, s'adressant aux ennemis du dehors, résolut de faire une démarche solennelle auprès des deux puissances qui n'avaient encore donné aucun signe de retour vers la France, et qui semblaient, au contraire, acharnées à la guerre: nous voulons parler de l'Autriche et de la Grande-Bretagne.

La Prusse avait parfaitement accueilli, comme on l'a vu, l'aide-de-camp Duroc, et ne cessait de donner chaque jour des témoignages de sympathie plus expressifs au Premier Consul. Satisfaite de ses rapports avec lui, elle souhaitait des succès à son gouvernement contre l'anarchie, des succès à ses armes contre l'Autriche. Quant au projet de se porter médiatrice, elle en caressait toujours la pensée, mais elle n'osait faire le premier pas, croyant le moment de la paix encore éloigné, et ne voulant pas s'engager, si tôt, dans une démarche dont il n'était pas possible de prévoir la portée. Quiconque, en effet, observait bien l'état des choses en Europe, pouvait facilement entrevoir que, pour dénouer les liens, qui attachaient l'Angleterre et l'Autriche, il faudrait encore une campagne. La cour de Madrid avait vu aussi avec satisfaction l'avénement du général Bonaparte, parce qu'avec lui l'alliance de l'Espagne et de la France semblait à la fois plus honorable et plus profitable. Mais l'horizon ne s'éclaircissait nulle part d'une manière complète. Le général Bonaparte résolut donc, le jour même où la Constitution l'investissait officiellement d'une autorité nouvelle, de s'adresser aux puissances, décidément ennemies, pour leur offrir la paix, et pour les mettre ainsi publiquement dans leur tort, si elles la refusaient. Après cela, il pourrait entreprendre la guerre, en ayant l'opinion du monde pour lui.

D'abord, il donna des ordres de départ à tous les agents français nommés précédemment, et qui n'avaient pas encore quitté Paris, parce qu'on voulait qu'ils fussent accrédités au nom d'un gouvernement définitivement constitué. Le général Beurnonville se mit en route pour Berlin, M. Alquier pour Madrid, M. de Sémonville pour La Haye, M. Bourgoing pour Copenhague. Le général Beurnonville fut chargé d'une adroite flatterie envers le roi de Prusse, ce fut de lui demander un buste du grand Frédéric, afin de placer ce buste dans la grande galerie de Diane aux Tuileries. Le Premier Consul faisait disposer dans cette galerie les images de tous les grands hommes, objets de sa prédilection. M. Alquier, en portant à Madrid les paroles les plus caressantes pour le roi et pour la reine, était chargé d'y joindre un cadeau pour le prince de la Paix, qui exerçait une influence considérable, quoiqu'il ne fût plus ministre. Ce cadeau consistait en belles armes fabriquées dans la manufacture de Versailles, célèbre alors dans toute l'Europe par la perfection de ses produits.

Offre publique de paix adressée à l'Angleterre et à l'Autriche.

Cela fait, le Premier Consul s'occupa de la démarche projetée à l'égard des deux cours ennemies, l'Angleterre et l'Autriche. En général, on a coutume de dissimuler de telles démarches, de les faire précéder de tentatives indirectes, pour s'épargner l'humiliation d'un refus. Le général Bonaparte, en parlant à l'Angleterre et à l'Autriche, voulait parler au monde, et pour cela il lui fallait une ouverture solennelle, qui sortît tout à fait des formes accoutumées, qui pût s'adresser au cœur des souverains eux-mêmes, les flatter ou les embarrasser. En conséquence, au lieu de faire parvenir des notes à lord Grenville, ou à M. de Thugut, il écrivit directement au roi d'Angleterre et à l'empereur d'Allemagne, deux lettres, que les ministres de ces cours furent chargés de transmettre à leurs souverains.

La lettre destinée au roi d'Angleterre était ainsi conçue:

Paris, 5 nivôse an VIII (26 décembre 1799).

Lettre au roi d'Angleterre.

«Appelé, Sire, par le vœu de la nation française à occuper la première magistrature de la République, je crois convenable, en entrant en charge, d'en faire directement part à Votre Majesté.

»La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde, doit-elle être éternelle? n'est-il donc aucun moyen de s'entendre?

»Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur, le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles? comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins, comme la première des gloires?

»Ces sentiments ne peuvent pas être étrangers à Votre Majesté, qui gouverne une nation libre, et dans le seul but de la rendre heureuse.

»Votre Majesté ne verra dans cette ouverture, que mon désir sincère de contribuer efficacement, pour la seconde fois, à la pacification générale, par une démarche prompte, toute de confiance, et dégagée de ces formes, qui, nécessaires peut-être pour déguiser la dépendance des États faibles, ne décèlent dans les États forts que le désir mutuel de se tromper.

»La France, l'Angleterre, par l'abus de leurs forces, peuvent long-temps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l'épuisement; mais, j'ose le dire, le sort de toutes les nations civilisées est attaché à la fin d'une guerre, qui embrase le monde entier.

»Signé Bonaparte,
»Premier Consul de la République française

Le même jour, le Premier Consul adressa la lettre suivante à l'empereur d'Allemagne:

Lettre à l'empereur d'Allemagne.

«De retour en Europe après dix-huit mois d'absence, je retrouve la guerre allumée entre la République française et Votre Majesté.

»La nation française m'appelle à occuper la première magistrature.

»Étranger à tout sentiment de vaine gloire, le premier de mes vœux est d'arrêter l'effusion du sang qui va couler. Tout fait prévoir que dans la campagne prochaine, des armées nombreuses et habilement dirigées tripleront le nombre des victimes, que la reprise des hostilités a déjà faites. Le caractère connu de Votre Majesté ne me laisse aucun doute sur le vœu de son cœur. Si ce vœu est seul écouté, j'entrevois la possibilité de concilier les intérêts des deux nations.

Janv. 1800.

»Dans les relations que j'ai eues précédemment avec Votre Majesté, elle m'a témoigné personnellement quelque égard. Je la prie de voir dans la démarche que je fais, le désir d'y répondre, et de la convaincre de plus en plus de la considération toute particulière que j'ai pour elle.

»Signé Bonaparte,
»Premier Consul de la République française

Telle était la manière dont le Premier Consul annonçait son avénement, soit aux partis qui divisaient la France, soit aux cabinets coalisés contre elle. Il offrait la paix, se disposant à la conquérir par la force, s'il ne pouvait l'obtenir par des démarches amicales. Son intention était d'employer l'hiver à faire une campagne courte et décisive en Vendée, afin de pouvoir ensuite, au printemps, reporter sur le Rhin et sur les Alpes, les troupes, qui, après la fin de la guerre intérieure, seraient devenues disponibles pour la guerre extérieure.

Ouverture du Corps Législatif.

En attendant le résultat de ses démarches, il ouvrit le 1er janvier 1800 (11 nivôse an VIII) la session législative, et résolut de consacrer cette session de quatre mois, à préparer par de bonnes lois la réorganisation administrative de la France, qui était à peine commencée. Il venait de substituer, dans le ministère de l'intérieur, au savant Laplace, son frère Lucien; dans le ministère de la justice, à M. Cambacérès, devenu Consul, M. Abrial, très-honnête homme et très-appliqué au travail.

Le 1er janvier 1800, le Sénat, le Corps Législatif, le Tribunat s'assemblèrent. Le Sénat élut M. Sieyès pour président, le Corps Législatif élut M. Perrin des Vosges, le Tribunat, M. Daunou. De nombreux projets de lois furent immédiatement présentés au Corps Législatif.

Il régnait une sorte d'anxiété à la vue de ces assemblées délibérantes, de nouveau réunies. On était fatigué d'agitations, on avait soif de repos, on était revenu de ce goût si vif pour l'éloquence politique, que la France avait éprouvé en quatre-vingt-neuf, lorsque Mirabeau, Barnave, Maury, Cazalès, lui ouvrirent une carrière de gloire toute nouvelle, celle de la tribune. Le déchaînement contre les avocats était général; il n'y avait de faveur que pour les hommes d'action, capables de procurer à la France la victoire et la paix. Cependant on n'avait pas encore pris son parti de l'établissement du pouvoir absolu; on ne souhaitait pas l'étouffement de toute liberté, de toute discussion sage. Si la puissance d'action, qu'un nouveau législateur venait de placer, dans la Constitution, en créant un Premier Consul, et en choisissant pour cette magistrature le plus grand capitaine du siècle, si cette puissance était incompatible avec la liberté, on était prêt à sacrifier celle-ci: mais tout le monde eût été charmé que la conciliation de la liberté et d'un pouvoir fort fût possible. Ce n'étaient pas les agitateurs vulgaires, ou les républicains obstinés, qui pensaient ainsi; c'étaient les esprits sages, éclairés, qui n'auraient pas voulu que la Révolution se démentît elle-même sitôt, et si complètement. Aussi les indifférents se demandaient-ils avec curiosité, les bons citoyens avec une inquiétude véritable, comment le Tribunat, seul corps qui eût la parole, se comporterait à l'égard du gouvernement, et comment le gouvernement supporterait une opposition, s'il venait à s'en produire une.

Quand une réaction se prononce, quelque générale que soit cette réaction, elle n'entraîne pas tout le monde; et elle irrite, révolte même, ceux qu'elle n'entraîne pas. MM. Chénier, Andrieux, Ginguené, Daunou, Benjamin Constant, qui siégeaient au Tribunat, MM. de Tracy, Volney, Cabanis, qui siégeaient au Sénat, tout en déplorant les crimes de la Terreur, n'étaient pas disposés à penser que la Révolution française eût tort contre ses adversaires. Les doctrines monarchiques et religieuses, qui revenaient à vue d'œil, les froissaient, surtout par la précipitation immodérée avec laquelle s'opérait ce retour aux anciennes idées. Ils en éprouvaient un mécontentement qu'ils ne prenaient aucun soin de déguiser. La plupart étaient sincères. Fortement attachés à la Révolution, ils en voulaient presque tout, sauf le sang et les spoliations, et ne voulaient guère ce qu'on croyait entrevoir dans la pensée profonde du nouveau dictateur. Qu'on ne persécutât pas les prêtres, soit; mais qu'on les favorisât jusqu'à les remettre à l'autel, c'était trop pour ces fidèles sectateurs de la philosophie du dix-huitième siècle. Qu'on rendît un peu plus d'unité et de force au pouvoir, soit encore; mais qu'on poussât ce soin jusqu'à rétablir l'unité monarchique au profit d'un homme de guerre, c'était encore beaucoup trop à leurs yeux. Du reste, comme il arrive toujours, leurs motifs étaient divers: si c'étaient là les opinions de MM. Chénier, Ginguené, Daunou, Tracy, Cabanis, ce ne pouvaient être celles de M. Constant, qui n'avait puisé assurément, dans la société de la famille Necker, où il vivait, ni l'aversion des idées religieuses, ni le goût exclusif de la Révolution française. Arrivé au Tribunat, grâce aux sollicitations de ses amis, il n'en était pas moins devenu, en quelques jours, le plus remuant, et le plus spirituel des nouveaux opposants. Il était mû par son humeur railleuse, mais surtout par le mécontentement de la famille Necker, qu'il partageait. Madame de Staël, qui représentait alors à elle seule cette famille illustre, avait fort admiré le général Bonaparte; et il eût été facile à celui-ci de conquérir une personne dont la vive imagination était sensible à tout ce qui était grand. Mais, quoique doué d'autant d'esprit que de génie, il avait blessé, par des propos peu séants, une femme qui lui déplaisait, parce qu'il trouvait en elle des prétentions au-dessus de son sexe; et il avait produit dans son cœur une irritation, sinon redoutable, au moins fâcheuse. Toute faute, même légère, porte ses fruits. Le Premier Consul allait recueillir le fruit de la sienne, en rencontrant une opposition fort incommode, de la part de ceux qui étaient placés sous l'influence de l'esprit entraînant de madame de Staël. M. Constant était du nombre.

On avait établi le Tribunat au Palais-Royal, sans aucune intention assurément, et uniquement par nécessité. Les Tuileries avaient été rendues au chef du gouvernement. Le Luxembourg, précédemment affecté au Directoire, avait été donné au Sénat. On avait laissé le Palais-Bourbon au Corps Législatif. Il ne restait que le Palais-Royal qu'on pût affecter au Tribunat. La disposition à prendre en mauvaise part les actes les plus simples, était telle chez certains esprits, qu'ils se plaignaient amèrement du choix de ce palais, et prétendaient qu'on avait voulu rabaisser le Tribunat, en le plaçant dans l'asile ordinaire du désordre et de la débauche. On discutait, le 2 et le 3 janvier, dans cette assemblée, certains articles du règlement, lorsque, tout à coup, un de ses membres, M. Duveyrier, prit la parole pour se plaindre de quelques mesures, qui nuisaient, disait-il, à plusieurs propriétaires d'établissements, existant depuis longues années dans le Palais-Royal. Les réclamants étaient peu intéressants, et d'ailleurs ils avaient été indemnisés. Le tribun Duveyrier réclama vivement contre ces prétendues injustices, et dit qu'on ne devait pas dépopulariser la représentation nationale, en la rendant responsable des rigueurs commises en son nom. Puis, passant au choix du local: Premières séances du Tribunat. «Je ne suis pas de ceux, s'écria-t-il, qui sont offensés de ce qu'on a choisi pour y établir le Tribunat, un lieu, théâtre ordinaire de désordres et d'excès de tout genre; je n'y vois ni danger ni allusion fâcheuse pour nous. Je rends hommage, au contraire, à l'intention populaire de ceux qui ont voulu que les tribuns du peuple siégeassent au milieu du peuple, que les défenseurs de la liberté fussent placés dans les lieux témoins du premier triomphe de la liberté. Je les remercie de nous avoir ménagé le moyen d'apercevoir de cette tribune même, l'endroit où le généreux Camille Desmoulins, donnant le signal d'un mouvement glorieux, arbora cette cocarde nationale, notre plus beau trophée, notre signe éternel de ralliement, cette cocarde qui vit naître tant de prodiges, à laquelle tant de héros doivent la célébrité de leurs armes, et que nous ne déposerons qu'avec la vie. Je les remercie de nous avoir fait apercevoir ces lieux qui, si l'on voulait élever une idole de quinze jours, nous rappelleraient la chute d'une idole de quinze siècles.»

Cette attaque si brusque produisit une vive sensation dans l'assemblée, et bientôt dans Paris. Le Tribunat passa à l'ordre du jour, la majorité de ses membres improuvant une telle sortie. Mais l'effet n'en fut pas moins grand, et c'était un mauvais début pour une assemblée, qui, si elle voulait sauver la liberté des dangers dont la menaçait une réaction alors générale, avait des ménagements infinis à garder, soit envers des esprits prompts à s'alarmer, soit envers un chef de gouvernement prompt à s'irriter.

Une telle scène ne pouvait manquer d'avoir des suites. La colère du Premier Consul était vive, et les humbles adorateurs de sa puissance naissante jetaient les hauts cris. MM. Stanislas de Girardin, de Chauvelin et quelques autres, qui, sans vouloir abdiquer toute indépendance en présence du nouveau gouvernement, désapprouvaient cependant cette opposition intempestive, prirent la parole dans la séance suivante, et proposèrent, pour corriger l'effet du discours du tribun Duveyrier, de prêter une espèce de serment à la Constitution.

«Avant de procéder à nos travaux, dit M. de Girardin, je pense que nous devons donner à la nation un témoignage éclatant de notre attachement à la Constitution. Je ne vous proposerai pas d'en jurer le maintien. Je connais et vous connaissez comme moi l'inutilité des serments; mais je crois qu'il est utile, en acceptant des fonctions, de promettre de les remplir loyalement. Suivons l'exemple du Sénat conservateur et du Conseil d'État, et nous fixerons ainsi l'opinion qu'on doit se faire de nous-mêmes; nous ferons taire la malveillance qui répand déjà que le Tribunat est une résistance organisée contre le gouvernement. Non, le Tribunat n'est point un foyer d'opposition, mais un foyer de lumières; non, le Tribunat ne veut pas combattre sans relâche les actes du gouvernement; il est prêt, au contraire, à les accueillir avec joie quand ils seront conformes à l'intérêt public. Le Tribunat s'appliquera à calmer les passions au lieu de chercher à les irriter. Sa modération doit se placer entre toutes les factions, pour les réunir et les dissoudre. Ce sont les modérés qui ont fait le 18 brumaire, cette journée salutaire et glorieuse, qui a sauvé la France de l'anarchie intérieure et de l'invasion étrangère. Retournons, pour sauver la République, aux principes qui l'ont fondée, mais évitons le retour des excès qui ont si souvent failli la perdre. Si nous voyons d'ici la place où l'on a arboré pour la première fois le signe de la liberté, d'ici nous voyons également la place où ont été conçus les crimes qui ont ensanglanté la Révolution. Je suis loin de m'applaudir, quant à moi, du choix qu'on a fait de ce palais pour y fixer le lieu de nos séances; je le regrette, au contraire; mais, du reste, les souvenirs qu'il rappelle sont heureusement loin de nous. Le temps des harangues véhémentes, des appels aux groupes séditieux du Palais-Royal, est passé. Toutefois, si certaines déclamations ne peuvent plus nous perdre, elles peuvent encore retarder le retour au bien. En retentissant de cette tribune dans Paris, de Paris dans toute l'Europe, elles peuvent alarmer les esprits, fournir des prétextes, et retarder cette paix que nous désirons tous!... La paix, ajoutait M. de Girardin, la paix doit préoccuper sans cesse notre pensée; et, quand nous aurons toujours présent ce grand intérêt, nous ne nous permettrons plus des expressions semblables à celles qui l'autre jour ont échappé à l'un de nos collègues, et qu'aucun de nous n'a relevées parce qu'elles étaient sans application, car nous ne connaissons point d'idole en France.»

L'orateur termina ce discours en demandant que chaque tribun fît la déclaration suivante: Je promets de remplir avec fidélité les fonctions que la Constitution m'a attribuées.

Cette proposition fut adoptée. M. Duveyrier, fâché du scandale produit par son discours, tâcha de s'excuser, et voulut être le premier à faire la déclaration dont M. de Girardin avait donné l'idée. Tous les membres du Tribunat s'empressèrent de la répéter après lui.

L'effet de cette première scène fut donc un peu réparé. Le Premier Consul en conçut néanmoins pour le Tribunat une aversion insurmontable, qu'il aurait éprouvée, du reste, pour toute assemblée libre, usant et abusant de la parole. Il fit insérer dans le Moniteur, des observations très-amères sur les tribuns de France et les tribuns de Rome.

Projet du gouvernement sur le mode de discussion des lois.—Attaques contre ce projet.

Les séances suivantes amenèrent de nouvelles manifestations, tout aussi regrettables que les précédentes. La première proposition du gouvernement avait pour but de régler les formes à suivre dans la présentation, la discussion et l'adoption des projets de lois. C'était l'un des sujets négligés par la Constitution de l'an VIII, et abandonnés à la législature. Le Tribunat n'était pas, dans les dispositions proposées, l'objet de beaucoup d'égards. Le projet du gouvernement statuait que les lois seraient portées par trois conseillers d'État au Corps Législatif, communiquées ensuite au Tribunat, et qu'à un jour fixé par le gouvernement, le Tribunat devrait être prêt à les discuter, par l'organe de ses trois orateurs, en présence du Corps Législatif. Toutefois le Tribunat était admis à demander un délai au Corps Législatif, qui devait décider si ce délai pouvait être accordé. Il faut convenir qu'on traitait ici le Tribunat fort légèrement, car on voulait qu'il eût rempli sa tâche à jour fixe, comme on oserait à peine l'exiger d'une section du Conseil d'État, ou des bureaux d'un ministre. Personne aujourd'hui ne se permettrait de fixer à une assemblée délibérante le jour et le terme d'une discussion; c'est un soin qu'on laisse à son intelligence et à son zèle, s'il y a urgence. Mais les convenances parlementaires qui sont, comme la politesse, le fruit de l'usage, ne pouvaient précéder chez nous la pratique du gouvernement représentatif. De la violence révolutionnaire on passait presque sans transition à la brusquerie militaire. Les commissions qui venaient, pendant un mois, d'exercer le pouvoir législatif, avaient, par leur discussion à huis clos, et leur expédition des lois en vingt-quatre heures, développé davantage les goûts du Premier Consul, voulant toujours être servi et satisfait sur l'heure. C'est là ce qui explique, sans les excuser, les inconcevables dispositions du projet du gouvernement.

Discours de M. Constant.

L'opposition naissante du Tribunat, en combattant ce projet, avait donc raison; mais, après avoir débuté par une scène inconvenante, c'était un malheur pour elle d'avoir à combattre la première proposition émanée des Consuls, car cela faisait croire à un parti pris de tout attaquer; et à ce malheur elle ajouta encore le tort de la forme, qui fut fâcheuse. L'attaque la plus vive vint de M. Constant. Dans un discours spirituel et ironique, comme il savait les faire, il demanda que le Tribunat eût un temps déterminé pour examiner les projets de lois qui lui seraient soumis, et qu'il ne fût pas tenu de les examiner en courant. Il rappelait à ce sujet le danger des lois d'urgence, rendues pendant la Révolution, lesquelles avaient toujours été des lois désastreuses; il demandait pourquoi on mettait tant de soin à en finir si rapidement avec le Tribunat, pourquoi on le considérait déjà comme tellement hostile, qu'on voulût abréger le plus possible la traversée que les lois feraient dans son sein. «Tout cela tient, ajoutait-il, à la fausse idée que nous ne sommes qu'un corps d'opposition, destiné à ne pas faire autre chose, à contrarier sans cesse le gouvernement; ce qui n'est pas, ce qui ne saurait être, ce qui nous affaiblirait dans l'opinion. Cette fausse idée a empreint tous les articles de ce projet d'une impatience inquiète et démesurée; on nous présente pour ainsi dire les propositions au vol, dans l'espérance que nous ne pourrons pas les saisir; on veut leur faire traverser notre examen comme une armée ennemie, pour les transformer en lois sans que nous ayons pu les atteindre.»

Beaucoup de réflexions piquantes se mêlaient à ce long discours, qui produisit une assez grande sensation. M. Constant avait mis un soin extrême à soutenir que le Tribunat n'était pas un corps spécialement voué à la contradiction, qu'il ne contredirait que lorsque l'intérêt public l'y forcerait, mais il avait répété ces protestations d'une manière et d'un ton à n'y pas faire croire, et à rendre évidente l'intention d'opposition systématique qu'il mettait tant de soin à nier.

Discours du tribun Riouffe.

Le tribun Riouffe, connu par son amitié fidèle et courageuse pour les Girondins proscrits, était l'un de ces hommes que les horreurs de quatre-vingt-treize avaient tellement émus, qu'ils étaient prêts à se jeter aveuglément dans les bras du nouveau gouvernement, quoi que ce gouvernement pût faire. Il voulut donc repousser les attaques, selon lui inconvenantes, de M. Benjamin Constant.

«Des méfiances, dit-il, aussi injurieuses que celles qui ont été manifestées hier, suffiraient pour rompre toute communication ultérieure, dans des rapports d'homme à homme; et il serait impossible que des autorités, destinées à vivre ensemble, pussent long-temps traiter les unes avec les autres, si les égards n'étaient pas un devoir sacré dont elles ne dussent jamais s'écarter.»

L'orateur déclara ensuite qu'il avait, quant à lui, une confiance absolue dans le gouvernement; et il entreprit un éloge vrai du Premier Consul, mais trop long, et trop peu ménagé dans les termes. «Quand tel orateur, dit-il, loue ici Camille Desmoulins, et tel autre, la Convention nationale, je ne m'enfermerai pas dans un silence conspirateur; je louerai aussi, moi, celui que l'univers loue; n'ayant célébré jusqu'ici que la vertu proscrite, j'aurai un genre de courage nouveau, celui de célébrer le génie dans le sein de la puissance et de la victoire; je m'honorerai de voir à la tête de la République celui qui a conquis à la nation française le titre de la Grande Nation; je le proclamerai grand, clément et juste....» M. Riouffe, poursuivant, comparait le général Bonaparte à César et Annibal; et par ce langage d'une admiration légitime, mais inopportune, provoqua une manifestation assez fâcheuse. Plusieurs voix l'interrompirent: Parlez de la loi, lui dit-on.—Je veux, répliqua M. Riouffe, parler de l'homme que l'univers admire...—Parlez de la loi, lui répétèrent les interrupteurs, et il fut obligé de rentrer dans son sujet.

Discours de M. de Chauvelin.

Soit que M. Riouffe eût provoqué par l'expression sincère, mais diffuse et maladroite, de ses sentiments, l'impatience des interrupteurs, soit que l'admiration qu'il éprouvait ne fût pas partagée au même degré par les membres du Tribunat, l'effet produit par son discours ne fut pas heureux. M. de Chauvelin essaya de corriger cet effet par un discours en faveur du projet de loi.

Il en avoua les défauts; mais les circonstances, dit-il, «les circonstances qui nous environnent, l'état de plusieurs départements, qui peuvent exiger des mesures promptes, et même urgentes; de puissantes considérations politiques; la calomnie qui nous épie; les divisions dont elle se plaît déjà à supposer l'existence; le besoin si pressant de l'union entre les pouvoirs, tout nous engage à voter l'adoption du projet qui nous est présenté.»

Le projet fut en effet mis aux voix, et adopté à une majorité qui aurait dû rassurer et calmer le gouvernement: 54 voix contre 26 décidèrent que les orateurs du Tribunat, chargés de porter la parole devant le Corps Législatif, appuieraient la loi proposée. Le Corps Législatif l'accueillit encore plus favorablement, et l'adopta à la majorité de 203 voix contre 23. On ne pouvait pas désirer mieux, car enfin une majorité des deux tiers dans le Tribunat (corps dont l'opposition ne décidait rien, puisqu'il ne votait pas les lois), une majorité des neuf dixièmes dans le Corps Législatif (seul corps dont le vote fût décisif), devaient satisfaire le Premier Consul et ses adhérents, et les rendre faciles pour cette dernière manifestation d'esprit libéral, indulgents pour des torts de forme, qui, après tout, étaient un droit de la liberté même. Mais le Premier Consul, qui ne pouvait pas être sérieusement alarmé, paraissait cependant piqué au vif, et s'exprimait sans ménagement. Il commençait à se servir beaucoup de la presse, et, quoiqu'il l'aimât peu, il savait cependant en user à son profit. Il fit insérer dans le Moniteur du 8 janvier (18 nivôse) un article tout à fait inconvenant, où lui-même s'attachait à démontrer le peu de portée de cette opposition, à faire voir qu'elle ne tenait à aucun projet arrêté de contrarier le gouvernement, et l'attribuait chez quelques esprits à un désir de perfection impossible dans les lois humaines, chez quelques autres au désir de faire du bruit. «Ainsi, ajoutait le journal officiel, tout permet de conclure qu'il n'existe point dans le Tribunat d'opposition combinée et systématique, en un mot de véritable opposition. Mais chacun a soif de gloire, chacun veut confier son nom aux cent bouches de la Renommée, et quelques gens ignorent encore qu'on parvient moins sûrement à la considération par l'empressement à bien dire, que par la constance à servir utilement, obscurément même, ce public qui applaudit et qui juge.»

Cette manière de traiter un grand corps de l'État était peu séante; elle prouvait de la part du Premier Consul la disposition à tout se permettre, et de la part de la France la disposition à tout souffrir.

Cependant ces impressions firent promptement place à d'autres. Les vastes travaux du gouvernement, auxquels le Corps Législatif et le Tribunat étaient appelés à participer, attirèrent bientôt l'attention des esprits, et l'occupèrent exclusivement. Le Premier Consul fit présenter au Corps Législatif deux projets de loi de la plus haute importance. Projets de loi relatifs à l'organisation administrative et judiciaire de la France. L'un avait pour objet l'administration départementale et municipale, et devint la fameuse loi du 28 pluviôse an VIII, qui a constitué en France la centralisation administrative; l'autre avait pour objet l'organisation de la justice, organisation qui existe encore aujourd'hui. À ces deux projets s'en joignirent d'autres sur les émigrés, dont il était urgent de régler le sort; sur le droit de tester, dont toutes les familles demandaient le rétablissement; sur le tribunal des prises, qu'il fallait constituer dans l'intérêt de nos relations avec les neutres; sur la création de nouveaux comptables reconnus nécessaires; enfin sur les recettes et dépenses de l'an VIII.

État de désordre où se trouvait l'administration en 1799.

L'administration de la France, comme nous l'avons exposé plus haut, se trouvait, en 1799, dans un désordre affreux. Il y a, en tout pays, deux genres d'affaires à expédier: celles de l'État, qui sont le recrutement, l'impôt, les travaux d'utilité générale, l'application des lois; celles des provinces et des communes, qui consistent dans la gestion des intérêts locaux de toute espèce. Si on livre un pays à lui-même, c'est-à-dire s'il n'est pas régi par une administration générale, à la fois intelligente et forte, les premières de ces affaires, celles de l'État, ne se font pas; les secondes rencontrent, dans l'intérêt ou provincial ou communal, un principe de zèle, mais d'un zèle capricieux, inégal, injuste, rarement éclairé. Les administrations provinciales ou communales ne manquent assurément pas de goût pour s'occuper de ce qui les concerne particulièrement; mais elles sont prodigues, vexatoires, toujours ennemies de la règle commune. Les singularités tyranniques du moyen-âge n'ont pas eu, en Europe, une autre origine. Dès que l'autorité centrale se retire d'un pays, il n'est sorte de désordres auxquels les intérêts locaux ne soient prêts à se livrer, leur propre ruine comprise. En 1789, partout où les communes avaient joui de quelque liberté, elles étaient en état de banqueroute. La plupart des villes libres d'Allemagne, quand elles ont été supprimées en 1803, étaient complètement ruinées. Ainsi, sans une forte administration générale, les affaires de l'État ne se font pas, les affaires locales se font mal.

Mauvais succès des municipalités cantonales.

L'Assemblée constituante et la Convention nationale, après avoir successivement remanié l'organisation administrative de la France, avaient abouti à un état de choses qui était l'anarchie même. Des administrations collectives, à tous les degrés, délibérant perpétuellement, n'agissant jamais, ayant à leurs côtés des commissaires du gouvernement central chargés de solliciter auprès d'elles, ou l'expédition des affaires de l'État, ou l'exécution des lois, mais privés du pouvoir d'agir eux-mêmes, tel était au 18 brumaire le régime départemental et municipal en vigueur. Quant au régime municipal en particulier, on avait imaginé un genre de municipalités cantonales, qui ajoutaient encore à cette confusion administrative. On avait trouvé le nombre des communes trop grand, car il était de plus de 40 mille. Assurément, la surveillance d'un tel nombre de petits gouvernements locaux, déjà fort difficile en elle-même, devenait impossible pour des autorités constituées comme l'étaient les autorités de ce temps. Les préfets y suffisent aujourd'hui avec l'aide des sous-préfets, à la condition de s'y appliquer beaucoup. Mais qu'on suppose les préfets, les sous-préfets de moins, et à leur place de petites assemblées délibérantes, et on comprendra quel désordre devait régner dans une telle administration. Ces quarante et quelques mille communes furent donc réduites à cinq mille municipalités cantonales, composées de la réunion de plusieurs communes en une seule. On crut, en réunissant ainsi plusieurs communes sous un même gouvernement, leur donner un gouvernement d'abord, et puis les placer plus près de l'autorité centrale, plus à portée de sa surveillance. Il en résulta bientôt une confusion plus affreuse que celle qu'on avait le désir de faire cesser. Ces cinq mille municipalités cantonales étaient trop nombreuses et trop éloignées de l'autorité centrale, pour être aperçues d'elle; et, sans les avoir assez rapprochées du gouvernement, on les avait fâcheusement éloignées de la population qu'elles étaient destinées à régir. L'administration communale est faite pour être placée le plus près possible des lieux. Le magistrat qui constate les naissances, les morts, les mariages; qui veille à la police, à la salubrité de la cité; qui entretient la fontaine, l'église, l'hospice du village ou de la ville, doit résider dans le village ou la ville même, vivre enfin au milieu de ses concitoyens. Ces municipalités cantonales avaient donc abouti à un inutile déplacement de l'autorité domestique, sans avoir porté les affaires locales assez près de l'œil du gouvernement pour qu'il pût les saisir. Ajoutez que rien ne se faisait bien alors, grâce au désordre des temps, et on comprendra ce que le vice de l'institution, aggravé par le vice des circonstances, devait entraîner de confusion.

Une dernière cause de désordre s'était encore ajoutée à toutes les autres. Il faut non-seulement administrer pour le compte de l'État et des communes, il faut aussi juger, car les citoyens peuvent avoir à se plaindre, tantôt qu'en traçant une rue ou un chemin on empiète sur leur propriété, tantôt qu'en évaluant leurs biens pour les imposer, on les évalue injustement. Dans l'ancien régime, la justice ordinaire, seul frein alors de l'autorité exécutive (ce qu'exprimait très-bien la résistance des parlements à la cour), la justice ordinaire s'était emparée de tout ce qu'on appelle le contentieux administratif. C'était un inconvénient grave, car les juges civils rendent mal la justice administrative, faute d'avoir l'esprit de la chose. Nos premiers législateurs de la Révolution, sentant très-bien cet inconvénient, avaient cru pouvoir résoudre la difficulté en abandonnant tout le contentieux administratif aux petites assemblées locales, auxquelles ils avaient livré l'administration. Qu'on se figure donc ces administrations collectives, remplaçant ce que nous appelons aujourd'hui les préfets, sous-préfets, maires, chargées de faire tout ce qu'ils font, et de juger en outre tout ce que jugent les conseils de préfecture, et on aura une idée à peu près juste de la confusion qui régnait alors. Même avec l'esprit d'ordre qui prévaut aujourd'hui, le résultat serait le chaos; qu'on y ajoute les passions révolutionnaires, et on comprendra quel autre chaos ce devait être. C'est ainsi que les rôles des contributions ne s'achevaient point, que la perception de l'impôt se trouvait arriérée pour plusieurs années, que les finances étaient en ruine, les armées dans la misère. Le recrutement seul s'exécutait quelquefois, grâce aux passions révolutionnaires, qui avaient fait le mal, mais qui avaient contribué en partie à le réparer; car ayant pour principe un amour désordonné, mais ardent, de la France, de sa grandeur et de sa liberté, elles poussaient violemment la population aux armées.

Institution des préfets, sous-préfets et maires.

C'est pour une telle situation que le Premier Consul était, on peut le dire, un véritable envoyé de la Providence. Son esprit simple, juste, guidé par un caractère actif et résolu, devait le conduire à la vraie solution de ces difficultés. La Constitution avait placé à la tête de l'État un pouvoir exécutif et un pouvoir législatif: le pouvoir exécutif, concentré à peu près dans un chef unique, et le pouvoir législatif divisé en plusieurs assemblées délibérantes. Il était naturel de placer à chaque degré de l'échelle administrative, un représentant du pouvoir exécutif spécialement chargé d'agir, et à ses côtés, pour le contrôler ou l'éclairer seulement, mais non pour agir à sa place, une petite assemblée délibérante, telle qu'un conseil de département, d'arrondissement ou de commune. On dut à cette idée simple, nette, féconde, la belle administration qui existe aujourd'hui en France. Le Premier Consul voulut dans chaque département un préfet, chargé, non de solliciter auprès d'une administration collective l'expédition des affaires de l'État, mais de les faire lui-même; chargé en même temps de gérer les affaires départementales, mais celles-ci d'accord avec un conseil de département, et avec les ressources votées par ce conseil. Suppression des municipalités cantonales, et adoption de la circonscription d'arrondissement. Comme le système des municipalités cantonales était universellement condamné, et que M. Sieyès, l'auteur de toutes les circonscriptions de la France, avait, dans la Constitution nouvelle, posé le principe de la circonscription par arrondissement, le Premier Consul voulut l'employer pour se passer des administrations de canton. D'abord l'administration communale fut replacée où elle doit être, c'est-à-dire dans la commune même, ville ou village; et entre la commune et le département, il fut créé un degré administratif intermédiaire, c'est-à-dire l'arrondissement. Entre le préfet et le maire, il dut y avoir le sous-préfet, chargé, sous la surveillance du préfet, de diriger un certain nombre de communes, soixante, quatre-vingts ou cent, plus ou moins, suivant l'importance du département. Enfin, dans la commune même, il dut y avoir un maire, pouvoir exécutif aussi, ayant à ses côtés son pouvoir délibérant dans le conseil municipal, un maire, agent direct et dépendant de l'autorité générale pour l'expédition des affaires de l'État, agent de la commune quant aux affaires locales, gérant les intérêts de celle-ci d'accord avec elle, sous la surveillance toutefois du préfet et du sous-préfet, par conséquent de l'État.

Telle est cette admirable hiérarchie, à laquelle la France doit une administration incomparable pour l'énergie, la précision de son action, la pureté des comptes, et qui est si excellente qu'elle suffit en six mois, comme on le verra bientôt, pour remettre l'ordre en France, sous l'impulsion, il est vrai, d'un génie unique, le Premier Consul, et avec une faveur des circonstances, unique aussi, car on avait partout horreur du désordre et soif de l'ordre, dégoût du bavardage, goût des résultats prompts et positifs.

Création des conseils de préfecture.

Restait la question du contentieux, c'est-à-dire de la justice administrative, chargée de faire que le contribuable ne soit pas imposé au delà de ses facultés, que le riverain d'un ruisseau ou d'une rue ne soit pas exposée des empiétements, que l'entrepreneur des travaux de la ville ou de l'État trouve un juge de ses marchés avec la commune ou le gouvernement: question difficile, les tribunaux ordinaires étant reconnus impropres à rendre ce genre de justice. Le principe d'une sage division des pouvoirs, fut encore employé ici avec grand avantage. Le préfet, le sous-préfet, le maire, chargés de l'action administrative, pouvaient être suspects de partialité, enclins à faire prévaloir leurs volontés, car le justiciable froissé a ordinairement à réclamer contre leurs propres actes. Les conseils de département, d'arrondissement, de commune, pouvaient et devaient paraître suspects aussi, car ils ont le plus souvent un intérêt contraire au réclamant. Rendre la justice d'ailleurs est un travail long et continuel; or, on ne voulait plus ni des conseils de département, ni des conseils communaux permanents. Le Premier Consul les désirait une quinzaine de jours par an, tout juste le temps de leur soumettre leurs affaires, de prendre leurs avis, de leur faire voter leurs dépenses. Il fallait, au contraire, un tribunal administratif siégeant sans interruption. On établit donc une justice spéciale, un tribunal de quatre ou cinq juges, siégeant à côté du préfet, jugeant avec lui, espèce de petit Conseil d'État, éclairant la justice du préfet, comme le Conseil d'État éclaire et redresse celle des ministres, soumis d'ailleurs à la juridiction de ce Conseil suprême, par la voie des appels. Ce sont ces tribunaux qu'on nomme encore aujourd'hui conseils de préfecture, et dont l'équité n'a jamais été contestée.

Tel fut le gouvernement provincial et communal en France: un chef unique, préfet, sous-préfet, ou maire, expédiant toutes les affaires; un conseil délibérant, conseil de département, d'arrondissement ou de commune, votant les dépenses locales; puis un petit corps judiciaire, placé à côté du préfet seulement, pour rendre la justice administrative: gouvernement subordonné d'une manière absolue au gouvernement général pour les affaires de l'État, surveillé et dirigé, mais ayant ses vues propres, pour les affaires départementales et communales. L'ordre n'a pas cessé de régner, pas plus que la justice, depuis que cette belle et simple institution existe parmi nous, c'est-à-dire depuis près d'un demi-siècle: bien entendu que les mots d'ordre et de justice, comme tous les mots des langues humaines, n'ont qu'une valeur relative, et veulent dire qu'il y a eu en France, sous le rapport administratif, aussi peu de désordre, aussi peu d'injustice, qu'il est possible de le souhaiter dans un grand État.

Nomination de tous les agents de l'administration, et de tous les membres des conseils locaux, déférée au Premier Consul.

Le Premier Consul voulut naturellement que les préfets, sous-préfets, maires, fussent à la nomination du pouvoir exécutif, car ils étaient ses agents directs, ils devaient être pleins de sa volonté; et, quant aux affaires locales, qu'ils avaient à gérer selon les vues locales, il fallait qu'ils les gérassent aussi suivant l'esprit général de l'État. Mais il n'eût pas été naturel que le pouvoir exécutif nommât les membres des conseils de département, d'arrondissement et de commune, chargés de contrôler les agents de l'administration, et de leur voter des fonds. C'est la Constitution qui le conduisit à cette prétention, et qui la justifia. La confiance doit venir d'en bas, avait dit M. Sieyès, le pouvoir doit venir d'en haut. D'après cette maxime, la nation donnait sa confiance par l'inscription sur les listes de notabilité; l'autorité supérieure conférait le pouvoir, en choisissant ses agents dans ces listes. Le Sénat était chargé d'élire tous les corps délibérants politiques. Mais les conseils occupés des intérêts locaux, étant censés faire partie de l'administration générale de la République, le pouvoir exécutif, d'après la Constitution, devait les nommer en les prenant dans les listes de notabilité. En vertu donc de l'esprit, et même de la lettre de la Constitution, le Premier Consul dut choisir, dans les listes de la notabilité départementale, les membres des conseils de département; dans les listes de la notabilité d'arrondissement, les membres des conseils d'arrondissement; enfin, dans les listes de la notabilité communale, les membres des conseils municipaux. Ce pouvoir, excessif en temps ordinaire, était en ce moment nécessaire. L'élection, en effet, était impossible pour la formation des conseils locaux, tout comme pour la formation des grandes assemblées politiques. Elle n'aurait donné que des agitations funestes, de petits triomphes alternatifs à tous les partis extrêmes, au lieu d'une fusion paisible et féconde de tous les partis modérés, fusion qui était indispensable pour fonder la société nouvelle avec les débris réunis de la société ancienne.

L'organisation judiciaire.

L'organisation judiciaire ne fut pas moins bien imaginée. Elle eut pour double but de placer la justice plus près des justiciables, et de leur assurer cependant au-dessus de la justice locale, s'ils voulaient y recourir, une justice d'appel, éloignée, mais haut placée, et ayant des lumières, de l'impartialité, en raison de la hauteur de sa position.

Nos premiers législateurs révolutionnaires, par l'aversion qu'inspiraient les parlements, avaient supprimé les tribunaux d'appel, et placé un seul tribunal par département, présentant un premier degré de juridiction pour les justiciables du département, et un second degré de juridiction, un tribunal d'appel, pour les départements voisins. L'appel avait lieu, non pas de tribunal inférieur à tribunal supérieur, mais de tribunal voisin à tribunal voisin. Au-dessous étaient les justices de paix, au-dessus le tribunal de cassation. Le tribunal unique par département se trouvant trop éloigné des justiciables, on avait étendu la compétence des justices de paix, de manière à dispenser les citoyens de se transporter, trop souvent, au chef-lieu. On avait aussi créé quatre ou cinq cents tribunaux correctionnels, chargés de réprimer les petits délits. Le jury criminel siégeait au chef-lieu, près du tribunal central.

Cette organisation judiciaire avait aussi peu réussi que les municipalités cantonales. Les justices de paix, dont on avait trop étendu la compétence, étaient au-dessous de leur tâche. La justice du premier degré se trouvait placée trop loin en résidant au chef-lieu; la justice d'appel devenait à peu près illusoire, car l'appel ne se conçoit que lorsqu'il y a recours à des lumières supérieures. Des cours souveraines, comme autrefois les parlements, comme aujourd'hui les cours royales, réunissant dans leur sein des magistrats éminents, auprès d'elles un barreau renommé, présentent une supériorité de savoir, à laquelle on peut être tenté de recourir; mais appeler d'un tribunal de première instance à un autre tribunal de première instance, ne se conçoit pas. Les tribunaux de police correctionnelle étaient aussi trop nombreux, et bornés d'ailleurs à un seul emploi. Il fallait évidemment reformer cette organisation judiciaire. Le Premier Consul, adoptant les idées de son collègue Cambacérès, auquel il prêta en cette occasion l'appui de son bon sens et de son courage, fit adopter l'organisation qui existe encore de nos jours.

Création des tribunaux de première instance et d'appel.

La circonscription d'arrondissement, qu'on venait d'imaginer pour l'administration départementale, présentait une grande commodité pour l'administration judiciaire. Elle offrait le moyen de créer une première justice locale, placée très-près du justiciable, sauf à recourir à une justice d'appel, placée plus loin et plus haut. On créa donc un tribunal de première instance par arrondissement, formant un premier degré de juridiction; puis, sans crainte de paraître rétablir les anciens parlements, on prit le parti de créer des tribunaux d'appel. Un par département, c'était trop comme nombre, trop peu comme importance et élévation de juridiction. On en créa vingt-neuf, ce qui leur donnait à peu près l'importance des anciens parlements, et ils furent placés dans les lieux, qui avaient autrefois joui de la présence de ces cours souveraines. C'était un avantage à restituer aux localités qui en avaient été privées. C'étaient de vieux dépôts de traditions judiciaires, dont les débris méritaient d'être recueillis. Les barreaux d'Aix, de Dijon, de Toulouse, de Bordeaux, de Rennes, de Paris, étaient des foyers de science et de talent qu'il fallait rallumer.

Les tribunaux de première instance établis dans chaque arrondissement, furent chargés en même temps de la police correctionnelle, ce qui leur procurait une double utilité, et plaçait la justice civile et répressive au premier degré, dans l'arrondissement. La justice criminelle, toujours confiée au jury, dut résider seule au chef-lieu du département, au moyen de juges se détachant des tribunaux d'appel, et venant diriger le jury, tenir en un mot des assises. Cette partie n'a été complétée que plus tard.

La justice de paix devait, par suite des dispositions précédentes, être ramenée à une compétence plus bornée. La loi destinée à la réformer fut remise à la session suivante, car il était impossible de tout faire à la fois. Mais on voulait conserver, en la perfectionnant, cette justice du peuple, paternelle, expéditive et peu coûteuse. Au-dessus de l'édifice judiciaire, fut maintenu avec quelques modifications, et une juridiction répressive sur tous les magistrats, le Tribunal de Cassation, l'une des plus belles institutions de la Révolution française, tribunal qui n'est pas destinée à juger une troisième fois ce que les tribunaux de première instance et d'appel ont jugé déjà deux fois, mais qui, laissant de côté le fond du litige, n'intervient que lorsqu'il y a doute élevé sur le sens de la loi, détermine ce sens par une suite d'arrêts, et ajoute ainsi à l'unité du texte émané de la législature, l'unité d'interprétation émanant d'une juridiction suprême, commune à tout le territoire.

C'est donc de cette année 1800, année si féconde, que date notre organisation judiciaire: elle a consisté depuis, en près de deux mille juges de paix, magistrats populaires, rendant à peu de frais la justice au pauvre; en près de trois cents tribunaux de première instance, un par arrondissement, rendant la justice civile et correctionnelle au premier degré; en vingt-neuf tribunaux souverains[1] rendant la justice civile en appel, et la justice criminelle par des juges détachés, qui vont tenir des assises au chef-lieu de chaque département; enfin en un tribunal suprême, placé au-dessus de toute la hiérarchie judiciaire, interprétant les lois, et complétant l'unité de la législation par l'unité de la jurisprudence.

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