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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 01 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Affaire de Biberach.

Biberach est placé dans le vallon inondé de la Riess. Ce vallon est tellement marécageux qu'un homme à cheval ne peut pas s'y engager sans péril, et qu'on est obligé de passer par Biberach même, et par le pont qui tient à cette petite ville. On pénètre dans ce vallon, en franchissant une espèce de défilé pratiqué entre des hauteurs, celles du Galgenberg d'un côté, celles de Mittelbiberach de l'autre. Ce défilé franchi, Biberach s'offre tout à coup. On passe le marécage de la Riess sur le pont qui tient à la ville, et au delà de ce marécage se présente une superbe position, dite du Mettenberg, sur laquelle une armée bien pourvue en artillerie peut prendre une forte assiette. M. de Kray n'entendait pas se mettre en avant du défilé, ayant une issue aussi étroite pour retraite; il ne pouvait se placer qu'en arrière de Biberach, au delà de la Riess, sur le Mettenberg même. Mais il ne pouvait pas non plus laisser Biberach à découvert. En conséquence, après avoir établi le gros de son armée sur la position du Mettenberg, il plaça un corps de 8 à 10 bataillons et d'une douzaine d'escadrons, en avant du défilé de Mittelbiberach, pour retarder la marche des Français, et avoir le temps d'évacuer ou de détruire la plus grande partie de ses magasins.

Ce projet était périlleux, surtout avec une armée démoralisée. Saint-Cyr, ayant eu ordre d'aller coucher un peu au delà de Biberach, découvrit bientôt la position que les Autrichiens avaient prise. Il était désolé de n'avoir pas auprès de lui le général en chef, ou du moins son chef d'état-major, pour faire donner les ordres convenables, et tirer parti de cette rencontre. Moreau était absent; le général Dessoles n'était pas là. Si Saint-Cyr avait eu ses forces réunies, il n'eût pas hésité à risquer une attaque avec son corps tout seul; malheureusement elles étaient en partie dispersées. Obligé d'observer le Danube par sa gauche, il avait consacré à cet objet la meilleure de ses divisions, celle de Ney. Il envoya plusieurs officiers à la recherche du général Ney; mais celui-ci, engagé le long des sinuosités du fleuve, à travers des routes épouvantables, n'était pas facile à joindre et à ramener. Saint-Cyr n'avait pour aborder une masse de 60 mille hommes au moins, que les deux divisions Tharreau et Baraguay-d'Hilliers, avec la réserve de cavalerie du général Sahuc, attachée à son corps. La démoralisation de l'ennemi le tentait fort, mais la disproportion des forces le faisait hésiter, quand on entendit tout à coup les feux du général Richepanse, qui, ayant ordre de se maintenir en communication avec Saint-Cyr, et de passer au delà de la Riess sur le pont de Biberach, arrivait au même point par une route transversale, celle de Reichenbach. Saint-Cyr, ayant à sa disposition la belle division Richepanse, et pouvant remplir le vide laissé dans son corps par l'absence de Ney, n'hésita plus. Il pensa que si le détachement laissé en avant du défilé qui précédait Biberach, était culbuté, la défaite de ce corps de huit à dix mille hommes, serait quelque chose de plus grave que la défaite d'une simple avant-garde, et que le moral de l'ennemi en pourrait être profondément ébranlé. Aussi, ne se donnant pas même le temps de disposer ses troupes pour une attaque, il fit prendre le pas accéléré aux 18 bataillons et aux 24 escadrons qui étaient sous sa main, et les poussa sur les dix mille Autrichiens qui barraient le passage du défilé. Renversés par ce choc si brusque, les Autrichiens se précipitèrent pêle-mêle dans Biberach et dans le vallon de la Riess. Il était facile de les prendre presque tous; mais Saint-Cyr ne le voulut pas, craignant, s'il permettait à ses soldats de les poursuivre, de ne pouvoir plus rallier ses divisions pour les faire concourir à l'opération principale. Il se contenta d'entrer dans Biberach, de s'y établir et d'assurer la conservation des magasins. Après avoir bien occupé ce point, et s'être ménagé une retraite à tout événement, il passa la Riess. Richepanse venait d'arriver sur sa droite par la route de Reichenbach. Renforcé de cette nouvelle division, Saint-Cyr passa la Riess, par le pont de Biberach, et se porta en avant, de sa personne, pour observer la position de l'ennemi. Dans ce moment, les quelques mille hommes si brusquement jetés dans la Riess, remontaient à travers les rangs de l'armée autrichienne, qui s'ouvrait pour les laisser passer, et, à son aspect, on pouvait facilement reconnaître combien cette armée était troublée. Saint-Cyr envoya un certain nombre de tirailleurs, qui allèrent insulter l'ennemi sans que d'autres tirailleurs parussent pour les jeter dans le ravin. On répondait à ces soldats détachés par des décharges générales, comme fait une troupe effrayée, qui cherche à se rassurer avec du bruit. Saint-Cyr était, sur le terrain, l'un des tacticiens les plus habiles qui aient paru parmi nous. En voyant cet état de l'armée autrichienne, son parti fut pris sur-le-champ. Il fit ranger les divisions Tharreau et Baraguay sur deux colonnes, en forma une troisième de la division Richepanse, et plaça la cavalerie en échelons sur les ailes. Quand ce déploiement fut fait, il ébranla toutes ses colonnes à la fois. Elles franchirent les pentes du Mettenberg avec un aplomb sans pareil. Les Autrichiens, à la vue de ces soldats gravissant avec tant de calme une position formidable, et d'où une armée trois fois supérieure en nombre pouvait les précipiter dans les marécages de la Riess, furent saisis d'étonnement et d'épouvante. M. de Kray ordonna un mouvement rétrograde; ses soldats ne l'exécutèrent pas comme il l'aurait voulu, car, après quelques feux, ils cédèrent le terrain du Mettenberg, et finirent par fuir en désordre, laissant au corps de Saint-Cyr plusieurs mille prisonniers, et des magasins immenses qui servirent à nourrir long-temps l'armée française. La nuit empêcha la poursuite. Moreau survint sur ces entrefaites, et, quoique en froideur avec Saint-Cyr, lui rendit le lendemain, en présence de Carnot, ministre de la guerre, un éclatant témoignage de satisfaction. Moreau, débarrassé en ce moment des fâcheux amis dont il était obsédé au quartier-général, sut être juste pour un lieutenant qui avait vaincu, sans sa présence et sans ses ordres.

M. de Kray se retire sur Ulm.

L'armée française était pleinement victorieuse; les Autrichiens n'étaient plus capables de l'arrêter, et elle n'avait qu'à marcher en avant. M. de Kray avait fait, on ne comprend pas pourquoi, un détachement pour défendre les magasins de Memmingen. Memmingen était sur la route de Lecourbe. Cette place fut occupée, le détachement écrasé, et les magasins pris. C'était le 10 mai (20 floréal). Le 11, le 12 M. de Kray se retira définitivement sur Ulm, et Moreau marcha toujours sur une longue ligne à peu près perpendiculaire au Danube. Le 13 mai il était au delà de l'Iller, sans avoir rencontré de résistance sérieuse au passage de cette rivière. La droite et la réserve étaient à Ungerhausen, Kellmüntz, Iller-Aicheim, Illertissen. Saint-Cyr fut placé au confluent de l'Iller et du Danube, à cheval sur l'Iller, occupant le pont d'Unterkirchberg, et se liant avec Sainte-Suzanne, qui s'avançait par la rive gauche du Danube. De l'abbaye de Wiblingen, où se trouvait la division Ney, et où Saint-Cyr avait son quartier-général, on pouvait voir distinctement les troupes autrichiennes dans le vaste camp retranché d'Ulm.

État des deux armées après ces premières opérations.

Les deux armées venaient d'être rejointes par tous leurs corps détachés. Le maréchal de Kray avait rallié à lui M. de Kienmayer les jours précédents, et, depuis, M. Sztarray. Moreau, ayant sous sa main le corps de Sainte-Suzanne, se trouvait maintenant au grand complet. Les deux armées avaient fait des pertes; mais celles des Autrichiens étaient de beaucoup plus considérables que les nôtres. On les estimait à 30 mille hommes en prisonniers, morts ou blesses. L'histoire est réduite à cet égard aux conjectures, car le jour des batailles les généraux atténuent toujours les pertes, et quand il faut réclamer des secours de leur gouvernement, exagèrent constamment le nombre des morts, des blessés et des malades. On ne sait donc jamais avec une entière exactitude le total des soldats véritablement présents sous les armes. M. de Kray, entré en campagne avec 110 ou 115 mille hommes à l'armée active, et 35 ou 40 mille dans les places, devait en avoir, tout au plus, 80 mille aujourd'hui, mais exténués de fatigues et complètement démoralisés.

On estimait la perte de l'armée française à 4 mille morts, 6 ou 7 mille blessés, quelques fiévreux, quelques prisonniers, en tout 12 ou 13 mille hommes, actuellement hors de service, sur lesquels l'armée devait en recouvrer 4 à 5 mille après un peu de repos. Ce calcul réduisait pour le moment à 90 mille soldats, ou un peu moins, l'armée active de Moreau. Mais il allait être obligé de faire un grand détachement, conformément à la convention signée avec le général Berthier à l'ouverture de la campagne. On avait stipulé dans cette convention que, M. de Kray une fois poussé à huit ou dix marches du lac de Constance, Lecourbe se replierait sur les Alpes, pour se joindre à l'armée de réserve. Les dangers de Masséna rendaient urgente l'exécution de cet engagement, et ce n'était pas le vain motif d'arrêter Moreau au milieu de ses succès qui faisait redemander le corps de Lecourbe, c'était la plus légitime des raisons, celle de sauver Gênes et la Ligurie. L'armée de réserve, réunie avec tant d'efforts, ne contenait pas plus de 40 mille hommes de troupes aguerries; il lui fallait bien un renfort pour la mettre en mesure de tenter l'opération extraordinaire qu'elle devait essayer au delà des Alpes.

Mission de Carnot auprès de Moreau.

Le Premier Consul, qui était pressé d'agir du côté de l'Italie, voulant tout à la fois ménager Moreau et assurer cependant l'exécution de ses ordres, fit choix du ministre de la guerre lui-même, de Carnot, pour porter au quartier-général de l'armée du Rhin l'injonction formelle de détacher Lecourbe vers le Saint-Gothard. Les lettres qui accompagnaient cet ordre étaient pleines de cordialité et irrésistibles de raison. Le Premier Consul savait bien que ce ne serait pas Lecourbe et 25 mille hommes qu'on lui enverrait; mais si on lui en envoyait 15 ou 16 mille seulement, il se tenait pour satisfait.

Moreau reçut Carnot avec chagrin; il exécuta néanmoins avec fidélité les ordres que ce ministre lui apportait. Carnot, en bon citoyen, dissipa les nuages qui auraient pu s'élever dans cet esprit faible et facile à tromper, et fit renaître en lui la confiance envers le Premier Consul, que de détestables brouillons cherchaient à détruire.

Détachement de l'armée du Rhin envoyé vers les Alpes.

Quelques historiens flatteurs de Moreau, mais flatteurs depuis 1815, ont élevé à 25 mille hommes le détachement enlevé à l'armée d'Allemagne. Moreau lui-même, répondant au Premier Consul, ne l'évaluait pas au delà de 17,800; et ce nombre était exagéré. Il ne passa pas en Suisse pour franchir le Saint-Gothard plus de 15 à 16 mille soldats. Il resta donc à Moreau 72 mille combattants environ, et bientôt 75 par le mouvement des hôpitaux[8]. C'était plus qu'il n'en fallait pour battre 80 mille Autrichiens. M. de Kray n'en avait pas davantage, en effet, et ils étaient entièrement abattus, incapables de supporter la moindre rencontre sérieuse avec les Français.

Moreau, pour ne pas amoindrir son armée aux yeux de l'ennemi, en laissa subsister la composition actuelle, et prit les 16 mille hommes qu'il destinait au Premier Consul sur tous les corps existants. Chacun de ces corps fournit son contingent, et on dissimula ainsi le mieux qu'on put cette diminution de forces. Moreau voulut garder Lecourbe, qui, à lui seul, valait bien des mille hommes. Lecourbe lui fut laissé, et le brave général Lorges dut commander le détachement. Carnot repartit immédiatement pour Paris, après avoir vu s'acheminer les troupes destinées à passer le Saint-Gothard.

Cette opération se fit pendant les 11, 12 et 13 mai (21, 22 et 23 floréal). L'armée française resta forte de 72 mille combattants environ, sans compter les garnisons des places, la division d'Helvétie, et ce que les hôpitaux devaient lui rendre. Elle se retrouvait, du reste, au même effectif qu'avant l'arrivée du corps de Sainte-Suzanne, effectif qui lui avait suffi pour être toujours victorieuse.

M. de Kray s'était établi à Ulm, où, depuis long-temps, était préparé un camp retranché destiné à servir d'asile aux troupes impériales. Des deux systèmes de défense dont nous avons parlé, celui de longer le pied des Alpes en se couvrant de tous les affluents du Danube, ou de se tenir à cheval sur ce fleuve pour manœuvrer sur ses deux rives, le second avait été préféré par le conseil aulique, et fut parfaitement suivi par M. de Kray. Le premier serait bon dans le cas où l'on voudrait tenir en communication permanente les deux armées d'Italie et d'Allemagne. Il présente peu de force dans ses premiers échelons, car l'Iller, le Lech, l'Isar, l'Inn, ne deviennent que successivement des obstacles de quelque valeur, et le dernier seul est un obstacle considérable, point invincible toutefois, car il n'y en a pas de ce genre à la guerre. Mais une armée qui, renonçant aux communications avec l'Italie, se place sur le Danube même, ayant tous les ponts à sa disposition, les détruisant successivement à mesure qu'elle se retire, pouvant passer sur l'une ou l'autre rive, tandis que l'ennemi est fixé sur une seule; pouvant, si cet ennemi veut percer directement sur Vienne, le suivre à l'abri du Danube, et se jeter sur ses derrières pour le punir de la première faute qu'il aura commise, une armée ainsi placée est dans la position, généralement jugée la meilleure pour couvrir l'Autriche.

Position de M. de Kray à Ulm.

M. de Kray s'était donc placé à Ulm, où de grands travaux avaient été faits pour le recevoir. (Voir la carte no 7.) On sait que, sur ce point, la rive gauche du Danube, formée des premiers escarpements des montagnes de Souabe, domine toujours la rive droite. Ulm est au pied des hauteurs de la rive gauche, sur le Danube même. L'enceinte en avait été réparée. Une tête de pont avait été construite sur la rive opposée. Toutes les hauteurs en arrière d'Ulm, notamment le Michelsberg, étaient couvertes d'artillerie. Si les Français se présentaient par la rive droite, l'armée autrichienne appuyant l'une de ses ailes à Ulm, l'autre au couvent élevé d'Elchingen, couverte par le fleuve, et labourant de ses boulets le terrain, plat de la rive droite, était inattaquable. Si les Français se présentaient par la rive gauche, alors l'armée autrichienne avait une position tout aussi assurée. Il faut, pour le comprendre, savoir que la position d'Ulm est couverte sur la rive gauche par la rivière de la Blau, qui descend des montagnes de Souabe, pour se jeter dans le Danube, tout près d'Ulm, en formant un ravin profond. Si donc les Français passaient le Danube au-dessus d'Ulm, pour attaquer par la rive gauche, l'armée autrichienne changeait de position. Au lieu de faire face au cours du Danube, elle lui tournait le dos, et se couvrait par le cours de la Blau. Elle avait son aile gauche à Ulm, son centre au Michelsberg, son aile droite à Lahr et Jungingen. Il fallait faire plusieurs marches sur la rive gauche, pour tourner cette nouvelle position, et abandonner alors entièrement la rive droite, ce qui pouvait renverser toutes les combinaisons de la campagne, car on découvrait la route des Alpes. Tel fut le camp où les soldats épuisés de M. de Kray trouvèrent asile pour quelque temps.

Proposition d'enlever Ulm de vive force, faite par Saint-Cyr, refusée par Moreau.

Saint-Cyr était au couvent de Wiblingen. Des fenêtres de ce couvent il voyait distinctement, même sans le secours des lunettes d'approche, la position des Autrichiens. Plein de confiance dans l'audace des Français, il offrait, et plusieurs généraux offraient avec lui, d'enlever le camp ennemi de vive force. Ils en répondaient sur leur tête, et il faut convenir que si on pouvait se défier de l'audace de quelques-uns d'entre eux, comme Ney ou Richepanse, le tacticien Saint-Cyr, esprit froid, méthodique et sûr, méritait toute confiance. Mais Moreau était trop prudent pour hasarder un assaut de cette nature, et pour fournir à M. de Kray l'occasion de gagner une bataille défensive. Il est vrai que si Moreau était vainqueur, l'armée autrichienne, jetée dans le Danube, devait être à moitié détruite, et la campagne terminée. Mais Moreau échouant dans son attaque, il fallait rétrograder; la campagne d'Allemagne était compromise; et, plus que tout cela, la campagne décisive d'Italie était peut-être rendue impossible. Moreau agissait, à la guerre, sans grandeur, mais avec sûreté. Il laissa dire les braves gens qui répondaient de culbuter les Autrichiens, et refusa de tenter une attaque de vive force. Restait la guerre de manœuvres. On pouvait passer sur la rive gauche au-dessus d'Ulm, mouvement que nous venons de décrire; mais il fallait alors, pour tourner les Autrichiens dans cette position, s'engager tellement sur la rive gauche, que la Suisse cessait d'être couverte, et que le détachement envoyé vers les Alpes était compromis. On pouvait, en restant sur la rive droite, descendre le Danube fort au-dessous d'Ulm, le passer loin des Autrichiens, et faire tomber leur position en les coupant du bas Danube. Mais en descendant le fleuve on livrait les derrières de l'armée, on laissait encore découverte la route de la Suisse. Moreau renonça donc à déloger M. de Kray par aucun de ces moyens; et, bien qu'avec la qualité de ses troupes il pût tout hasarder, on ne saurait le blâmer de tant de mesure, surtout de tant de scrupule à suivre le plan qui couvrait le mieux les opérations du Premier Consul, son chef, mais son émule.

Il résolut alors de faire une manœuvre qui était la véritable, c'était de se diriger sur Augsbourg, c'est-à-dire de négliger le cours du Danube, pour traverser ses affluents, et faire tomber toutes les lignes de défense des Autrichiens par une marche directe sur le cœur de l'empire. Cette manœuvre, sérieusement exécutée, aurait infailliblement détaché M. de Kray du Danube et de son camp d'Ulm pour l'attirer à la suite de l'armée française. Elle était très-hardie, sans toutefois découvrir les Alpes, puisqu'elle plaçait Moreau toujours à leur pied. Mais il n'y avait pas de demi-parti à prendre: il fallait ou rester immobile devant Ulm, ou se porter résolument sur Augsbourg et sur Munich; car une simple démonstration n'était pas capable de tromper M. de Kray, et pouvait seulement exposer les corps laissés en observation près d'Ulm. Moreau commit ici une faute qui faillit avoir de graves conséquences.

Mouvement de Moreau sur Augsbourg.

Les 13, 14 et 15 mai, il dépassa le cours de l'Iller. Laissant Sainte-Suzanne seul sur la gauche du Danube, et Saint-Cyr au confluent de l'Iller et du Danube, il porta le corps de la réserve sur la Guntz, à Babenhausen, Lecourbe au delà de la Guntz, à Erkheim, un corps de flanqueurs à Kempten, route du Tyrol. (Voir la carte no 2.) Dans cette position singulière, étendue de vingt lieues, touchant à Ulm d'un côté, menaçant Augsbourg de l'autre, il ne pouvait pas tromper M. de Kray sur le danger d'une marche sur Munich, et devait lui inspirer tout au plus la tentation de se jeter en masse sur le corps de Sainte-Suzanne, resté seul à la gauche du Danube. Si M. de Kray eût cédé à cette dernière tentation, en y employant toutes ses forces, Sainte-Suzanne était perdu.

Danger de Sainte-Suzanne, laissé seul à la gauche du Danube.

Les ordres donnés le 15 (25 floréal) à Saint-Cyr s'exécutaient le 16 au matin, quand Sainte-Suzanne fut assailli à Erbach par une masse énorme de cavalerie. Sa division de droite, commandée par le général Legrand, était à Erbach et Papelau, le long du Danube; sa division de gauche, commandée par Souham, était à Blaubeuren, à cheval sur la Blau; la réserve, sous le général Colaud, un peu en arrière des deux divisions. Le combat commença par une nuée de cavaliers, qui de tous côtés enveloppèrent nos colonnes. Tandis que nos soldats étaient chargés par de nombreux escadrons, des masses d'infanterie, sorties d'Ulm et remontant le Danube, préparaient une attaque plus sérieuse. Deux colonnes d'infanterie et de cavalerie se dirigèrent l'une sur Erbach, pour assaillir et envelopper les deux brigades dont se composait la division Legrand, l'autre sur Papelau, pour couper la division Legrand de la division Souham. Le général Legrand fit alors opérer un mouvement rétrograde à ses troupes. Elles se retirèrent lentement à travers des bois, puis eurent à déboucher sur des plateaux entre Donaurieden et Ringingen. Les troupes exécutèrent ce mouvement de retraite avec un aplomb remarquable. Elles mirent plusieurs heures à céder un terrain peu étendu, s'arrêtant à chaque instant, se formant en carré, et renversant sous un feu terrible la cavalerie qui les poursuivait. La division Souham, assaillie sur ses deux flancs, fut obligée d'exécuter un mouvement semblable, et de se concentrer sur Blaubeuren, derrière la Blau, jetant dans le profond ravin que forme cette rivière les Autrichiens qui la serraient de trop près.

C'est la division Legrand qui se trouvait le plus en danger, parce qu'elle était placée près du Danube, et que, pour ce motif, l'ennemi voulait l'accabler, afin d'intercepter tous les secours qui pouvaient arriver de l'autre rive du fleuve. Les deux brigades dont elle se composait se défendaient toujours vaillamment, lorsque, dans un moment où l'infanterie se retirait, et où l'artillerie légère remettait ses pièces sur l'avant-train pour se retirer aussi, la cavalerie ennemie, revenant à la charge, fondit tout à coup sur cette malheureuse division. Le brave adjudant-général Levasseur, qui avait été démonté dans une charge, se saisit d'un cheval, courut au 10e régiment de cavalerie, qui s'éloignait du champ de bataille, le ramena à l'ennemi, chargea les escadrons autrichiens, dix fois supérieurs en nombre, et arrêta leur marche. L'artillerie eut le temps d'enlever ses pièces, de prendre une position en arrière, et de protéger à son tour la cavalerie qui venait de la sauver.

Dans cet intervalle de temps, le général Sainte-Suzanne était arrivé, avec une partie de la division Colaud, au secours de la division Legrand. Le général Decaen, avec le reste, était allé au secours de la division Souham, à Blaubeuren. Le combat se rétablit donc; mais il pouvait, malgré ce renfort, finir d'une manière désastreuse, car on avait à craindre que l'armée autrichienne ne se jetât en masse sur le corps de Sainte-Suzanne. Heureusement Saint-Cyr, placé de l'autre côté du Danube, ne laissant pas cette fois écraser ses camarades, comme on l'en a souvent accusé, accourait en toute hâte. Entendant la canonnade sur la rive gauche, il avait fait partir aides-de-camp sur aides-de-camp pour ramener ses divisions des bords de l'Iller aux bords du Danube. Il avait ordonné de ne pas perdre de temps, de replier sur-le-champ les postes avancés, mais de faire partir immédiatement le gros des troupes sans attendre ces postes. Un corps laissé en arrière devait les recueillir. Quant à lui, placé sur le pont d'Unterkirchberg, qui se trouve sur l'Iller, dès qu'un corps arrivait, infanterie, cavalerie ou artillerie, il le lançait à la course sur le Danube, aimant mieux ce désordre d'un moment qu'une perte de temps. Il s'était ensuite rendu de sa personne sur le bord même du Danube. L'ennemi, se doutant que Sainte-Suzanne pourrait être secouru, avait rompu tous les ponts jusqu'à la hauteur de Dischingen. Voyant Saint-Cyr qui faisait effort pour trouver un gué ou rétablir un pont, il avait rangé une partie de ses troupes le long de la rive gauche, afin de faire face à celles de Saint-Cyr arrivant par la rive droite. Il avait de plus engagé une vive canonnade, à laquelle Saint-Cyr s'était mis à répondre en toute hâte. Ce combat à coups de canon, engagé d'une rive à l'autre, inspira aux Autrichiens sortis d'Ulm des craintes pour leur retraite, les ramena en arrière, dégagea un peu Sainte-Suzanne, et répandit dans les rangs de nos malheureux soldats, qui depuis douze heures soutenaient un combat désespéré, une joie des plus vives, une ardeur toute nouvelle. Ils demandèrent à Sainte-Suzanne de se reporter en avant, ce qui leur fut accordé. Alors toutes nos divisions s'ébranlèrent à la fois; on ramena les Autrichiens sous le canon d'Ulm; mais, en parcourant le champ de bataille, qu'on était si joyeux de reconquérir, on le trouva couvert de nos morts et de nos blessés. Du reste, la perte des Autrichiens n'était pas moindre que la nôtre. Quinze mille Français s'étaient battus toute une journée contre 36 mille hommes, dont 12 mille de cavalerie. M. de Kray n'avait cessé d'être présent sur le champ de bataille.

Sans la bravoure des troupes, l'énergie et les talents des généraux, la faute qu'avait commise Moreau eût été punie de la perte de notre aile gauche. Moreau se rendit immédiatement à cette aile, et, comme si sa pensée eût été attirée subitement de ce côté par un pur accident, il résolut de faire passer son armée tout entière sur la rive gauche du fleuve.

Moreau passe sur la rive gauche avec toute son armée.

Le 17 (27 floréal), laissant Sainte-Suzanne se reposer dans les positions de la veille, il ramena le corps de Saint-Cyr entre l'Iller et le Danube. Il porta la réserve qui était sous ses ordres à Unterkirchberg, sur l'Iller même, et ordonna à Lecourbe de se rabattre entre la Guntz et Weissenhorn. Le 18 l'armée fit un second mouvement vers sa gauche: Sainte-Suzanne fut porté au delà de la Blau, Saint-Cyr au delà du Danube, la réserve à Gocklingen, sur le Danube même, prête à franchir le fleuve. Le 19 la manœuvre fut encore plus prononcée: Sainte-Suzanne avait complètement tourné Ulm, il avait son quartier-général à Urspring; Saint-Cyr était sur les deux rives de la Blau, son quartier-général à Blaubeuren; la réserve avait passé le Danube entre Erbach et la Blau; Lecourbe était prêt à franchir ce fleuve.

Tâtonnements de Moreau. Il repasse de nouveau sur la rive droite.

Tout semblait annoncer une attaque de vive force sur le camp retranché d'Ulm. Dans cette position nouvelle, M. de Kray avait sa gauche à Ulm, son centre sur la Blau, sa droite à Elchingen. Il avait ainsi le dos au Danube, et défendait le revers de la position d'Ulm. Moreau, après avoir fait une reconnaissance attentive, trompa l'attente de ses lieutenants, qui croyaient voir dans ce mouvement sur la gauche un projet sérieux, et qui désiraient d'ailleurs une entreprise hardie sur le camp des Autrichiens, parce qu'ils en regardaient le succès comme infaillible. Saint-Cyr insista de nouveau, et ne fut point écouté, Moreau prit le parti de s'en aller, ne voulant pas hasarder une attaque de vive force le long de la Blau, ne voulant pas non plus tourner tout à fait la position par sa gauche, de crainte de trop découvrir la Suisse. Il prescrivit encore une fois à toute l'armée de repasser sur la rive droite. Le 20 mai et les jours suivants, l'armée décampa, au grand déplaisir des soldats et des généraux, qui comptaient sur un assaut, et au grand étonnement des Autrichiens, qui le redoutaient.

Ces faux mouvements eurent le grand inconvénient de relever un peu le moral de l'armée autrichienne, sans abattre toutefois celui de l'armée française, qu'il était difficile d'ébranler, tant elle avait le sentiment de sa supériorité. Moreau eût pu tenter un mouvement que nous avons indiqué plus haut, et qui, exécuté plus tard, lui valut un beau triomphe. C'était de descendre le Danube, de menacer M. de Kray d'un passage au-dessous d'Ulm, et de l'obliger à décamper, en lui donnant des inquiétudes sur sa ligne de communication. Mais Moreau craignait toujours de découvrir la route des Alpes. Il eut donc la pensée de faire une seconde démonstration sur Augsbourg, pour essayer encore une fois de tromper les Autrichiens, et de leur persuader que, laissant Ulm en arrière, il marchait définitivement sur la Bavière, peut-être même sur l'Autriche. Le 22 mai (2 prairial), toute l'armée française avait repassé le Danube; Lecourbe, avec l'aile droite, menaçait Augsbourg par Landsberg, et Sainte-Suzanne, avec l'aile gauche, se tenait à quelque distance du Danube, entre Dellmensingen et Achstetten. Ce même jour, 22, le prince Ferdinand, à la tête de 12 mille hommes, dont moitié au moins de cavalerie, soit pour nous retenir près d'Ulm, soit pour reconnaître nos intentions, fit sur Sainte-Suzanne une attaque qui fut chaudement repoussée. Les troupes s'y comportèrent avec leur vigueur accoutumée, et le général Decaen s'y distingua. Les jours suivants, Moreau continua son mouvement. Le 27 mai (7 prairial), Lecourbe s'empara avec autant de hardiesse que d'intelligence du pont de Landsberg sur le Lech, et le 28 entra dans Augsbourg. M. de Kray ne se laissa point ébranler par cette démonstration, et resta obstinément dans Ulm. C'est, il faut le dire, la meilleure de ses déterminations, et celle qui fait le plus d'honneur à sa fermeté et à son jugement.

Position définitive de Moreau en avant d'Augsbourg, en attendant les événements d'Italie.

Dès ce moment, Moreau se renferma dans une inaction calculée. Il rectifia sa position et la rendit meilleure. Au lieu de former une longue ligne dont l'extrémité seule touchait au Danube, position qui exposait notre corps de gauche à des combats inégaux avec l'armée autrichienne tout entière, il exécuta un changement de front, et désormais faisant face au Danube, il se rangea parallèlement à ce fleuve, mais à une assez grande distance, sa gauche appuyée à l'Iller, sa droite à la Guntz, son arrière-garde occupant Augsbourg, et un corps de flanqueurs observant le Tyrol. L'armée française présentait ainsi une masse assez resserrée pour ne plus avoir à craindre de combat isolé sur l'une de ses ailes, et ne pouvait courir d'autre chance que celle d'une grande bataille, que tout le monde souhaitait dans nos rangs, car elle eût été la perte définitive de l'armée impériale.

Dans cette position, maintenant irréprochable, Moreau avait l'intention d'attendre les résultats de la campagne que le Premier Consul tentait en ce moment au delà des Alpes. Ses lieutenants le pressant vivement de sortir de son inaction, il s'obstinait à leur répondre que ce serait une imprudence d'en faire davantage, avant d'avoir des nouvelles d'Italie; que, si le général Bonaparte réussissait sur cette partie du théâtre de la guerre, on essayerait alors, contre M. de Kray, une manœuvre décisive; mais, que si l'armée française n'était pas heureuse au delà des Alpes, on serait bien embarrassé des progrès même qu'on aurait faits en Bavière. L'entreprise du général Bonaparte, dont le secret était connu de Moreau, avait quelque chose d'extraordinaire pour un esprit comme le sien; il n'est donc pas étonnant qu'il conçût des inquiétudes, et qu'il ne voulût pas se porter en avant sans connaître avec certitude le sort de l'armée de réserve.

Moreau, par suite de ces résolutions, eut de vives altercations avec certains de ses lieutenants, notamment avec Saint-Cyr. Celui-ci se plaignait de l'inaction dans laquelle on se renfermait, et surtout de la partialité qui régnait dans les distributions faites aux divers corps d'armée. Le sien, disait-il, manquait souvent de pain, tandis que celui du général en chef, à côté duquel il était placé, vivait dans l'abondance. Ce n'étaient pas les ressources qui manquaient depuis la prise des magasins de l'ennemi, mais les moyens de transport. Saint-Cyr eut à ce sujet plus d'une contestation; il était évidemment brouillé avec l'état-major qui entourait Moreau, et c'était là le motif principal de ces fâcheuses mésintelligences. Le général Grenier venait d'arriver. Saint-Cyr voulait que Moreau donnât à ce général le commandement de la réserve, pour qu'il pût s'affranchir des préoccupations et de la partialité, conséquences inévitables d'un commandement particulier. Moreau, malheureusement, n'en voulut rien faire; Saint-Cyr alors se retira sous prétexte de santé, et priva l'armée du plus habile de ses officiers généraux. Du reste, Saint-Cyr était fait pour commander seul, et non pour obéir. Le général Sainte-Suzanne se retira aussi par suite des mêmes mésintelligences. Il fut envoyé sur le Rhin pour former un corps destiné à couvrir les derrières de l'armée d'Allemagne, et à contenir les forces du baron d'Albini. Le général Grenier prit la place de Saint-Cyr, et Richepanse celle de Sainte-Suzanne. Moreau, dont les soldats étaient assez bien pourvus de vivres, et qui était fortement établi dans sa nouvelle position, prit le parti d'attendre, et écrivit au Premier Consul les paroles suivantes, qui peignent parfaitement sa situation et ses intentions:

«Babenhausen, 7 prairial an VIII (27 mai 1800).

»Nous attendons avec impatience, citoyen Consul, l'annonce de vos succès. M. de Kray et moi nous tâtonnons ici, lui, pour tenir autour d'Ulm, moi, pour qu'il quitte le poste...

»Il eût été dangereux, pour vous surtout, que je portasse la guerre sur la rive gauche du Danube. Notre position actuelle a forcé M. le prince de Reuss à se porter aux débouchés du Tyrol, aux sources du Lech et de l'Iller; ainsi, il n'est pas dangereux pour vous.

»Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles, et mandez-moi tout ce qu'il est possible de faire pour vous.....

»Si M. de Kray vient à moi, je recule encore jusqu'à Memmingen; je m'y fais joindre par le général Lecourbe, et nous nous battrons. S'il marche sur Augsbourg, j'y marche également; il quittera son appui d'Ulm, et puis nous verrons ce qu'il y aura à faire pour vous couvrir.

»Nous aurions plus d'avantages à guerroyer sur la rive gauche du Danube, et à faire contribuer le Wurtemberg et la Franconie; mais cela ne vous arrangerait pas, puisque l'ennemi pourrait faire descendre des détachements en Italie, en nous laissant ravager les princes d'empire.

»Recevez l'assurance de mon attachement,

»Signé Moreau

Caractère des opérations que venaient d'exécuter Moreau.

Un mois et deux jours s'étaient écoulés, et si Moreau n'avait pas obtenu de ces résultats prompts et décisifs, qui terminent d'un coup toute une campagne, comme il l'aurait pu en passant le Rhin sur un seul point vers Schaffouse, en se jetant en masse sur la gauche de M. de Kray, et en livrant les batailles d'Engen et de Mœsskirch avec ses forces réunies; comme il l'aurait pu encore en culbutant l'armée autrichienne dans le Danube à Sigmaringen, en l'enlevant de vive force dans le camp d'Ulm, ou en l'obligeant à décamper par une manœuvre décidée sur Augsbourg; néanmoins il avait rempli la condition essentielle du plan de campagne, il avait passé le Rhin sans accident, en présence de l'armée autrichienne; il lui avait livré deux grandes batailles, et, bien que la concentration des forces eût été insuffisante, il avait gagné ces batailles par sa fermeté, son bon jugement sur le terrain; enfin, malgré ses tâtonnements devant Ulm, il avait cependant enfermé les Autrichiens autour de cette place, et les y tenait bloqués, leur coupant la route de la Bavière et du Tyrol, et pouvant lui-même attendre dans une bonne position le résultat des événements d'Italie. Si on ne trouve pas là cet esprit supérieur, décidé, qui constitue les grands capitaines, on y trouve un esprit sage, calme, réparant par son aplomb les fautes d'une intelligence trop peu étendue et d'un caractère trop peu résolu; on y trouve enfin un excellent général, comme il faut en souhaiter souvent aux nations, comme l'Europe n'en avait pas un pareil: car il avait été donné à la France à cette époque, à la France, qui avait déjà le général Bonaparte, de posséder encore Moreau, Kléber, Desaix, Masséna, Saint-Cyr, c'est-à-dire les meilleurs généraux du second ordre; et il faut ajouter qu'elle avait déjà produit Dumouriez et Pichegru! Temps de prodigieuse mémoire, qui doit nous inspirer quelque confiance en nous-mêmes, et prouver à l'Europe que toute notre gloire dans ce siècle n'est pas due à un seul nomme, qu'elle n'est pas le produit de ce hasard si rare qui enfante des génies tels qu'Annibal, César ou Napoléon.

Ce qu'on pouvait surtout reprocher à Moreau, c'était le défaut de vigueur dans le commandement; c'était de se laisser entourer, dominer, par une coterie militaire; c'était de permettre aux mésintelligences de naître autour de lui, de se priver ainsi de ses meilleurs officiers, et de ne pas savoir corriger, par la force de sa volonté, une organisation d'armée vicieuse, qui portait ses lieutenants à l'isolement et à des actes de mauvaise confraternité militaire. Moreau, comme nous l'avons dit bien des fois, comme nous aurons trop souvent à le redire, péchait par le caractère. Que n'avons-nous devant les yeux un voile, qui nous cache à nous-même, qui puisse cacher aux autres, la triste suite des temps, et nous permette de jouir, sans mélange, des nobles et sages exploits de ce guerrier, dont la jalousie et l'exil n'avaient pas encore altéré le cœur!

Il faut nous transporter maintenant sur un théâtre différent, pour y être témoins d'un spectacle fort différent aussi: la Providence, si riche en contrastes, va nous montrer un autre esprit, un autre caractère, une autre fortune, et, pour l'honneur de notre pays, des soldats toujours les mêmes, c'est-à-dire toujours intelligents, dévoués et intrépides.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE TROISIÈME.

LIVRE QUATRIÈME.

MARENGO.

Le Premier Consul attend avec impatience les nouvelles d'Allemagne.—Ces nouvelles arrivées et annonçant des succès, il se décide à partir pour l'Italie.—Détresse de la garnison de Gênes portée au comble.—Constance de Masséna.—Le Premier Consul se hâte de venir à son secours, en exécutant le projet de passer les grandes Alpes.—Départ du Premier Consul, sa feinte apparition à Dijon, son arrivée à Martigny, dans le Valais.—Choix du Saint-Bernard pour franchir la grande chaîne.—Moyens imaginés pour transporter l'artillerie, les munitions, les vivres et tout le matériel.—Commencement du passage.—Difficultés inouïes surmontées par le dévouement des troupes.—Obstacle imprévu du fort de Bard.—Surprise et douleur de l'armée à la vue de ce fort, jugé d'abord imprenable.—L'infanterie et la cavalerie font un détour, et évitent l'obstacle.—L'artillerie, traînée à bras, passe sous le feu du fort.—Prise d'Ivrée, et déploiement de l'armée dans les plaines du Piémont, avant que les Autrichiens se soient doutés de son existence et de sa marche.—Passage simultané du Saint-Gothard par le détachement formé des troupes d'Allemagne.—Plan du général Bonaparte une fois descendu en Lombardie.—Il se décide à se rendre à Milan pour rallier les troupes venues d'Allemagne, et envelopper ensuite M. de Mélas.—Longues illusions de M. de Mélas détruites tout à coup.—Douleur de ce vieux général.—Ses ordres incertains d'abord, puis positifs, d'évacuer les bords du Var et les environs de Gênes.—Dernières extrémités, de Masséna.—L'impuissance absolue de nourrir les soldats et le peuple de Gênes, l'a réduit à se rendre.—Belle capitulation.—Gênes prise, les Autrichiens se concentrent en Piémont.—Importance de la route d'Alexandrie à Plaisance.—Empressement des deux armées à occuper Plaisance.—Les Français y arrivent les premiers.—Position de la Stradella, choisie par le Premier Consul pour envelopper M. de Mélas.—Attente de quelques jours dans cette position.—Croyant que les Autrichiens lui ont échappé, le Premier Consul va les chercher, et les rencontre à l'improviste dans la plaine de Marengo.—Bataille de Marengo, perdue et regagnée.—Heureuse inspiration de Desaix et sa mort.—Regrets du Premier Consul.—Désespoir des Autrichiens, et convention d'Alexandrie, par laquelle ils livrent l'Italie et toutes ses places à l'armée française.—Quelques jours, employés à Milan, par le Premier Consul, à régler les affaires d'Italie.—Conclave à Venise, et promotion de Pie VII à la papauté.—Retour du Premier Consul à Paris.—Enthousiasme excité par sa présence.—Suite des opérations sur le Danube.—Passage de ce fleuve au-dessous d'Ulm.—Victoire d'Hochstedt.—Moreau conquiert toute la Bavière jusqu'à l'Inn.—Armistice en Allemagne comme en Italie.—Commencement des négociations de paix.—Arrivée à Paris de M. de Saint-Julien, envoyé par l'empereur d'Allemagne.—Fête du 14 juillet aux Invalides.

Le Premier Consul attend les nouvelles d'Allemagne avant de quitter Paris.

Le Premier Consul n'attendait que le succès de l'armée du Rhin pour descendre dans les plaines de l'Italie; car il ne pouvait, avant ces succès, demander à Moreau un détachement de ses troupes, et M. de Kray n'était pas assez complètement séparé de M. de Mélas, pour qu'on pût tout entreprendre sur les derrières de celui-ci. Le Premier Consul les attendait donc avec une vive impatience, résolu à quitter Paris et à prendre le commandement de l'armée de réserve, dès qu'il aurait des nouvelles certaines et tout à fait rassurantes des opérations de Moreau. Le temps pressait en effet, vu que Masséna était réduit, dans Gênes, aux plus cruelles extrémités. Nous l'y avons laissé luttant contre toutes les forces des Autrichiens avec une armée exténuée de fatigues, et, malgré sa prodigieuse infériorité, faisant essuyer tous les jours, à l'ennemi, des pertes considérables. Le 10 mai, le général Ott s'étant permis une bravade inconvenante, et ayant annoncé à Masséna qu'il tirait le canon pour une victoire remportée sur le général Suchet, nouvelle d'ailleurs fausse, l'illustre défenseur de Gênes prépara une réponse éclatante à cette bravade. Il sortit de Gênes sur deux colonnes. L'une de gauche, commandée par le général Soult, remonta le Bisagno et tourna le Monte-Ratti; l'autre, commandée par Miollis, attaqua le Monte-Ratti de front. Les Autrichiens, assaillis avec vigueur, furent précipités dans les ravins, perdirent cette position importante et 1,500 prisonniers. Noble réponse de Masséna à une bravade du général Ott. Masséna rentra le soir triomphant dans la ville de Gênes, et, le lendemain matin, écrivit au général Ott qu'il tirait le canon pour sa victoire de la veille: vengeance héroïque, et digne de ce grand cœur!

MASSÉNA. (Au siège de Gènes.)

Attaque malheureuse sur le Monte-Creto.

Mais c'était là le terme de ses succès, car ses soldats épuisés pouvaient à peine soutenir le poids de leurs armes. Le 13 mai (23 floréal), cet homme si énergique, cédant à un avis de ses généraux, consentit presque malgré lui à une opération dont le résultat fut des plus malheureux: cette opération avait pour but d'enlever le Monte-Creto, position importante, qu'il eût été sans doute fort désirable d'arracher aux Autrichiens, car ils auraient été alors rejetés bien loin de Gênes; mais on avait malheureusement peu de chances d'y réussir. Masséna, qui certes ne se défiait pas de son armée, car chaque jour il en exigeait et en obtenait les plus grands efforts, ne la croyait plus capable d'emporter une position, que l'ennemi défendrait avec toutes ses forces. Il préférait faire une expédition sur Porto-Fino, le long de la mer, pour s'emparer d'un grand convoi de vivres qu'il savait exister de ce côté. Il céda cependant, contre son usage, à l'avis de ses lieutenants, et, le 13 au matin, marcha sur le Monte-Creto. Le combat fut d'abord très-brillant; par malheur un orage épouvantable, qui dura quelques heures, brisa les forces de nos troupes. L'ennemi avait concentré sur ce point des corps nombreux, et il repoussa dans les vallées nos soldats mourants de faim et de fatigue. Le général Soult, tenant à honneur de faire réussir une expédition qu'il avait conseillée, rallia autour de lui la 3e demi-brigade, la ramena bravement à l'ennemi, et eût réussi peut-être si un coup de feu, lui fracassant la jambe, ne l'avait renversé sur le champ de bataille. Ses soldats voulurent l'enlever, mais ils n'en eurent pas le temps, et ce général, qui avait parfaitement secondé Masséna pendant tout le siège, resta aux mains de l'ennemi.

Famine dans Gênes. Émeutes des femmes.

L'armée rentra fort attristée dans Gênes; mais cependant elle ramenait encore des prisonniers. Pendant qu'elle combattait, une émeute de femmes avait éclaté dans l'intérieur de la ville. Ces malheureuses, poussées par le besoin, parcouraient les rues avec des sonnettes, en demandant du pain. Elles furent dispersées, et le général français eut dès lors à s'occuper presque uniquement du soin de nourrir la population de Gênes, qui lui montrait d'ailleurs le plus noble dévouement. Il s'était successivement procuré, comme on a vu, des grains pour quinze jours d'abord, puis pour quinze jours encore. Enfin un bâtiment entré dans Gênes à l'improviste, en avait apporté pour cinq, ce qui lui avait fourni de quoi vivre pendant plus d'un mois. Bloqué depuis le 5 avril, ces ressources l'avaient conduit jusqu'au 10 mai. Voyant ses approvisionnements diminuer, il avait réduit la ration donnée quotidiennement au peuple et à l'armée. On y suppléait au moyen d'une soupe faite avec de l'herbe et un peu de viande restant dans la ville. Les habitants riches trouvaient bien encore à se nourrir, en achetant au poids de l'or quelques vivres cachés, que les investigations de la police n'avaient pu découvrir pour les consacrer à la nourriture commune. Aussi Masséna n'avait-il à s'inquiéter que des pauvres, auxquels la disette se faisait particulièrement sentir. Il avait imposé à leur profit une contribution sur la classe opulente, et les avait mis ainsi du parti des Français. Du reste, la majorité de la population, redoutant les Autrichiens et le régime politique dont ils étaient les défenseurs, était décidée à seconder Masséna par sa résignation! Frappée de l'énergie de son caractère, elle avait pour lui autant d'obéissance que d'admiration. Toutefois le parti oligarchique, se servant de quelques malheureux affamés, lui suscitait tous les embarras imaginables. Masséna, pour les contenir, faisait bivouaquer une partie de ses bataillons, avec la mèche de leurs canons allumée, sur les principales places de la ville. Mais le pain dont on vivait encore, et qui était fait avec de l'avoine, des fèves, et tous les grains qu'on avait pu se procurer, allait s'épuiser: on allait aussi manquer de viande. Au 20 mai il ne devait plus rester que des matières presque impossibles à employer comme aliments. Nécessité de débloquer Gênes avant le 20 mai. Il était donc urgent de débloquer la place avant le 20 mai, si on ne voulait voir Masséna fait prisonnier avec toute son armée, et le baron de Mélas, pouvant dès lors disposer de trente mille hommes de plus, revenir en Piémont, pour fermer les débouchés des Alpes.

Le Premier Consul accélère autant que possible les préparatifs de son entrée en campagne.

L'aide-de-camp Franceschi, chargé de porter des nouvelles au gouvernement, et ayant réussi, à force d'adresse et d'audace, à passer à travers les Autrichiens et les Anglais, avait fait connaître au Premier Consul l'état déplorable de la place de Gênes. Aussi le Premier Consul ne négligeait-il rien pour mettre l'armée de réserve en mesure de franchir les Alpes, C'est pour ce motif qu'il avait envoyé Carnot en Allemagne, avec un ordre formel des Consuls, de faire partir le détachement destiné à passer le Saint-Gothard. Lui-même, travaillant jour et nuit, correspondant avec Berthier, qui organisait les divisions d'infanterie et de cavalerie, avec Gassendi et Marmont, qui organisaient l'artillerie, avec Marescot, qui faisait des reconnaissances sur toute la ligne des Alpes, il pressait tout le monde avec cette ardeur entraînante, qui lui a servi à porter les Français des rives du Pô aux rives du Jourdain, des rives du Jourdain à celles du Danube et du Borysthène. Il ne devait quitter Paris, de sa personne, qu'au dernier moment, ne voulant abandonner le gouvernement politique de la France, et laisser la place libre aux intrigants et aux auteurs de complots, que le moins de temps possible. Cependant les divisions parties de la Vendée, de la Bretagne, de Paris, des bords du Rhône, traversaient la vaste étendue du territoire de la République, et leurs têtes de colonnes se montraient déjà en Suisse. Il y avait toujours à Dijon les dépôts des corps, plus quelques conscrits et quelques volontaires, envoyés dans cette ville pour accréditer en Europe l'opinion que l'armée de Dijon était une pure fable, destinée uniquement à effrayer M. de Mélas. Jusqu'à ce moment tout allait à souhait; l'illusion des Autrichiens était complète. Les mouvements de troupes qui se faisaient vers la Suisse, peu aperçus grâce à la dispersion des corps, passaient pour des renforts envoyés à l'armée d'Allemagne.

Enfin, tout étant prêt, le Premier Consul fit ses dernières dispositions. Il reçut un message du Sénat, du Tribunat et du Corps Législatif, lui apportant les vœux de la nation pour qu'il revînt bientôt vainqueur et pacificateur. Il répondit avec une solennité calculée. Sa réponse devait concourir, avec les articles du Moniteur, à prouver que son voyage, annoncé avec tant d'apparat, était, comme l'armée de réserve, une feinte, et pas davantage. Il chargea le consul Cambacérès de présider à sa place le Conseil d'État, qui alors était en quelque sorte le gouvernement tout entier. Le consul Lebrun eut mission de veiller à l'administration des finances. Il leur dit à chacun: Tenez-vous bien; si un événement survient, ne vous troublez pas. Je reviendrais comme la foudre accabler les audacieux qui oseraient porter la main sur le gouvernement.—Il chargea particulièrement ses frères, qui lui étaient attachés par un intérêt plus personnel, de le tenir averti de toutes choses, et de lui donner le signal du retour, si sa présence devenait nécessaire. Tandis qu'il publiait son départ avec ostentation, les Consuls et les ministres devaient, au contraire, dire en confidence aux propagateurs de nouvelles, que le Premier Consul quittait Paris pour quelques jours, et uniquement pour aller passer la revue des troupes prêtes à entrer en campagne.

Au surplus, il partait plein d'espérance et de satisfaction. Son armée contenait beaucoup de conscrits, mais elle contenait aussi, et en bien plus grand nombre, des soldats aguerris, habitués à vaincre, commandés par des officiers formés à son école; il avait en outre dans la profonde conception de son plan une confiance absolue. D'après les informations les plus récentes, M. de Mélas s'obstinait à s'enfoncer dans la Ligurie, moitié de ses forces contre Gênes, moitié contre le Var. Le Premier Consul, ne doutant plus à ces nouvelles de la réussite de son entreprise, voyait déjà, dans son ardente imagination, le point même où il rencontrerait et accablerait l'armée autrichienne. Un jour, avant de partir, couché sur ses cartes, y posant des signes de différentes couleurs, pour figurer la position des corps français et autrichiens, il disait devant son secrétaire qui l'écoutait avec surprise et curiosité: «Ce pauvre M. de Mélas passera par Turin, se repliera vers Alexandrie... Je passerai le Pô, je le joindrai sur la route de Plaisance, dans les plaines de la Scrivia, et je le battrai là, là...» et, en disant ces mots, il posait un de ses signes à San-Giuliano. On appréciera tout à l'heure combien était extraordinaire cette espèce de vision de l'avenir.

Départ du Premier Consul le 6 mai.

Il quitta Paris le 6 mai au matin, avant le jour, emmenant avec lui son aide-de-camp Duroc, et son secrétaire M. de Bourrienne. Arrivé à Dijon, il passa en revue les dépôts, les conscrits, qu'on y avait réunis, mais sans matériel, sans tous les accessoires obligés d'une armée prête à entrer en campagne. Après cette revue, qui dut persuader davantage encore aux espions que l'armée de Dijon n'était qu'une pure invention, il se rendit à Genève, Le Premier Consul se rend à Genève puis à Lausanne. et de Genève à Lausanne, où tout était sérieux, où tout ce qui se faisait devait commencer à détromper les incrédules, mais devait les détromper trop tard pour qu'ils pussent donner à Vienne des avis encore utiles.

Entretien du Premier Consul avec le général Marescot.

Le 13 mai le général Bonaparte passa la revue d'une partie de ses troupes, et entra en conférence avec les officiers qui avaient reçu des rendez-vous, pour lui rendre compte de ce qu'ils avaient fait, et pour recevoir ses derniers ordres. Le général Marescot, chargé de la reconnaissance des Alpes, était celui qu'il était le plus impatient d'entendre. Tous les passages comparés, c'était pour le Saint-Bernard que se prononçait cet officier du génie, mais il regardait l'opération comme très-difficile.—Difficile, soit, répondit le Premier Consul; mais est-elle possible?—Je le crois, répliqua le général Marescot, mais avec des efforts extraordinaires.—Eh bien, partons, fut la seule réponse du Premier Consul.

Raisons de préférer le Saint-Bernard pour passer les Alpes.

C'est le moment de faire connaître les motifs qui le décidèrent à choisir le Saint-Bernard. Le Saint-Gothard était réservé aux troupes venant d'Allemagne et conduites par le général Moncey. Ce passage était situé sur leur route, et pouvait tout au plus nourrir 45 mille hommes, car les vallées de la haute Suisse étaient entièrement ruinées par la présence des armées belligérantes. Restaient les passages du Simplon, du grand Saint-Bernard, du mont Cenis. Ils n'étaient pas comme aujourd'hui traversés par de grandes routes. Il fallait démonter les voitures au pied du col, les transporter sur des traîneaux, pour les remonter de l'autre côté des monts. Ces passages offraient tous les trois à peu près les mêmes difficultés. Cependant le mont Cenis, fréquenté plus souvent, était plus frayé que les autres, et présentait peut-être à cause de cela moins d'obstacles matériels; mais il débouchait sur Turin, c'est-à-dire au milieu des Autrichiens, trop près d'eux, et ne se prêtait pas assez au projet de les envelopper. Le Simplon, au contraire, le plus éloigné des trois, par rapport au point de départ, offrait les inconvénients opposés. Il débouchait, il est vrai, aux environs de Milan, dans un beau pays, assez loin des Autrichiens, tout à fait sur leurs derrières; mais il présentait une difficulté fort grande, c'était celle des distances. Il fallait, en effet, pour y parvenir, remonter avec le matériel de l'armée toute la longueur du Valais, ce qui eût exigé des moyens de transports que nous n'avions pas à notre disposition. (Voir la carte no 8.) Au milieu des vallées arides et couvertes de glace qu'on allait traverser, on était réduit à tout porter avec soi, et ce n'était pas une chose indifférente que d'avoir une vingtaine de lieues de plus à parcourir. Dans le cas, au contraire, du passage par le Saint-Bernard, on n'avait à faire que le chemin de Villeneuve à Martigny, c'est-à-dire, de l'extrémité du lac de Genève, point où cessait le moyen de la navigation, jusqu'au pied du col. C'était une très-petite distance à franchir. Le Saint-Bernard débouchait ensuite dans la vallée d'Aoste, sur Ivrée, entre les deux routes de Turin et de Milan, dans une très-bonne direction pour envelopper les Autrichiens. Bien que plus difficile, peut-être plus périlleux, il méritait la préférence, à cause de la brièveté du trajet.

Démonstrations accessoires vers plusieurs débouchés des Alpes.

Le Premier Consul se décida donc à conduire la masse principale de ses forces par le Saint-Bernard même. Il emmenait avec lui ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée de réserve, environ 40 mille hommes, 35 mille d'infanterie et d'artillerie, 5 mille de cavalerie. Cependant, voulant diviser l'attention des Autrichiens, il imagina de faire descendre par d'autres passages quelques détachements qu'on n'avait pas pu réunir au gros de l'armée. Non loin du grand Saint-Bernard se trouve le petit Saint-Bernard, qui, des hauteurs de la Savoie, débouche aussi dans la vallée d'Aoste. Le Premier Consul dirigea sur ce passage le général Chabran avec la 70e demi-brigade, et quelques bataillons d'Orient remplis de conscrits. C'était une division de 5 à 6 mille hommes, qui devait rejoindre sur Ivrée la colonne principale. Enfin le général Thurreau, qui avec 4 mille hommes de troupes de Ligurie défendait le mont Cenis, avait ordre de se présenter à ce passage, et d'essayer de pénétrer sur Turin. Ainsi l'armée française devait descendre les Alpes par quatre passages à la fois, le Saint-Gothard, le grand et le petit Saint-Bernard, le mont Cenis. La masse principale, forte de 40 mille hommes, agissant au centre de ce demi-cercle, avait la certitude de rallier les 15 mille hommes venus d'Allemagne, ainsi que les troupes du général Chabran, peut-être celles du général Thurreau, ce qui devait composer une force totale d'environ 65 mille soldats, et troubler l'esprit de l'ennemi, ne sachant, à l'aspect de tous ces corps, vers quel point diriger sa résistance.

Nature de la route à parcourir.

Le choix des points de passage arrêté, il fallait s'occuper de l'opération elle-même, consistant à jeter 60 mille hommes avec leur matériel, de l'autre côté des Alpes, sans routes frayées, à travers des rochers, des glaciers, et à l'époque la plus redoutable de l'année, celle de la fonte des neiges. C'est une chose déjà fort malaisée que de traîner avec soi un parc d'artillerie, car chaque pièce de canon exige après elle plusieurs voitures, et, pour 60 bouches à feu, il fallait en amener environ trois cents; mais, dans ces hautes vallées, les unes frappées de stérilité par un hiver éternel, les autres à peine assez larges pour nourrir leurs rares habitants, on ne pouvait trouver aucun moyen de vivre. Il fallait porter le pain pour les hommes, et jusqu'au fourrage pour les chevaux. La difficulté était donc immense. De Genève jusqu'à Villeneuve tout était facile, grâce au lac Leman et à une navigation de dix-huit lieues, aussi commode que rapide. (Voir la carte no 8.) Mais de Villeneuve, point extrême du lac, jusqu'à Ivrée, débouché par lequel on entre dans la riche plaine du Piémont, on avait quarante-cinq lieues à parcourir, dont dix sur les rochers et les glaciers de la grande chaîne. La route de Villeneuve à Martigny, et de Martigny à Saint-Pierre, était bonne pour les voitures. Là, on commençait à gravir des sentiers couverts de neiges, bordés de précipices, larges à peine de deux ou trois pieds, exposés, quand la chaleur du jour se faisait sentir, au choc d'affreuses avalanches. On avait à peu près dix lieues à faire dans ces sentiers, pour arriver de l'autre côté du Saint-Bernard, au village de Saint-Remy, dans la vallée d'Aoste. Là, on retrouvait une route praticable pour les voitures, qui conduisait par Aoste, Châtillon, Bard, Ivrée, à la plaine du Piémont. De tous ces points on en signalait un seul comme pouvant offrir quelque difficulté: c'était celui de Bard, où existait, disait-on, un fort, dont quelques officiers italiens avaient ouï parler, mais qui ne semblait pas devoir présenter un obstacle sérieux. C'étaient donc, comme nous venons de le dire, quarante-cinq lieues à franchir, en portant tout avec soi, du lac de Genève aux plaines du Piémont, et, dans ces quarante-cinq lieues, dix sans routes praticables aux voitures.

Moyens employés pour le transport du matériel.

Voici les dispositions imaginées par le Premier Consul pour le transport du matériel, et exécutées sous la direction des généraux Marescot, Marmont et Gassendi. D'immenses approvisionnements en grain, biscuit, avoine, avaient été faits par le lac de Genève à Villeneuve. Le général Bonaparte, sachant qu'avec de l'argent on se procurerait facilement le concours des robustes montagnards des Alpes, avait envoyé sur les lieux des fonds considérables, sous forme de numéraire. On avait donc, mais dans les derniers jours seulement, attiré, à grand prix, sur ce point, tous les chars-à-bancs du pays, tous les mulets, tous les paysans. On avait fait transporter, par ce moyen, de Villeneuve à Martigny et de Martigny jusqu'à Saint-Pierre, au pied du col, du pain, du biscuit, des fourrages, du vin, de l'eau-de-vie. On y avait conduit une suffisante quantité de bestiaux vivants. L'artillerie avec ses caissons y avait été amenée. Une compagnie d'ouvriers, établie au pied du col, à Saint-Pierre, était chargée de démonter les pièces, de diviser les affûts en fragments numérotés, afin de pouvoir les transporter à dos de mulets. Les canons eux-mêmes, séparés des affûts, devaient être disposés sur des traîneaux à roulettes, préparés à Auxonne. Quant aux munitions de l'infanterie et de l'artillerie, on avait préparé une multitude de petites caisses, faciles à placer sur des mulets, pour les transporter, comme tout le reste, au moyen des bêtes de somme du pays. Une seconde compagnie d'ouvriers, pourvue de forges de campagne, devait passer la montagne avec la première division, s'établir au village de Saint-Remy, où la route frayée recommençait, pour y remonter les voitures de l'artillerie, et remettre les pièces sur leurs affûts. Telle était l'énorme tâche qu'on s'était imposée. On avait joint à l'armée une compagnie de pontonniers, dépourvue du matériel propre à jeter des ponts, mais destinée à employer celui qu'on ne manquerait pas de conquérir en Italie.

Le Premier Consul avait songé en outre à s'aider du secours des religieux établis à l'hospice du grand Saint-Bernard. Le monde entier sait que de pieux cénobites, établis là depuis des siècles, vivent dans ces affreuses solitudes, au-dessus des régions habitées, pour y secourir les voyageurs que le mauvais temps a surpris, et quelquefois ensevelis sous les neiges. Le Premier Consul leur avait envoyé au dernier moment une somme d'argent, afin qu'ils pussent réunir une grande quantité de pain, de fromage et de vin. Un hôpital était préparé à Saint-Pierre, au pied du col; un autre au revers des monts, à Saint-Remy. Ces deux hôpitaux devaient évacuer les blessés et les malades, s'il y en avait, sur des hôpitaux plus vastes établis à Martigny et à Villeneuve.

Revue de l'armée au pied des monts.

Toutes ces dispositions étaient achevées; les troupes commençaient à paraître; le général Bonaparte, établi à Lausanne, les inspectait toutes, leur parlait, les animait du feu dont il était plein, et les préparait à l'immortelle entreprise, qui devait prendre place dans l'histoire à côté de la grande expédition d'Annibal. Il avait eu soin d'ordonner deux inspections, une première à Lausanne, une seconde à Villeneuve. Là, on passait en revue chaque fantassin, chaque cavalier; et, au moyen de magasins improvisés dans chacun de ces lieux, on fournissait aux hommes les souliers, les vêtements, les armes qui leur manquaient. La précaution était bonne, car, malgré toutes les peines qu'il s'était données, le Premier Consul voyait souvent arriver de vieux soldats, dont les vêtements étaient usés, dont les armes étaient hors de service. Il s'en plaignait vivement, et faisait réparer les omissions dont la précipitation ou la négligence des agents, toujours inévitable à un certain degré, était la cause. Il avait poussé la prévoyance jusqu'à faire placer au pied du col des ateliers de bourreliers pour réparer les harnais de l'artillerie. Il avait écrit lui-même plusieurs lettres sur ce sujet, en apparence si vulgaire; et nous citons cette circonstance pour l'instruction des généraux et des gouvernements, à qui la vie des hommes est confiée, et qui ont souvent la paresse ou la vanité de négliger de tels détails. Rien, en effet, de ce qui peut contribuer au succès des opérations, à la sûreté des soldats, n'est au-dessous du génie ou du rang des chefs qui commandent.

Ordre de commencer le passage.

Les divisions étaient échelonnées depuis le Jura jusqu'au pied du Saint-Bernard, pour éviter l'encombrement. Le Premier Consul était à Martigny, dans un couvent de Bernardins. De là il ordonnait tout, et ne cessait de correspondre avec Paris et avec les autres armées de la République. Il avait des nouvelles de la Ligurie, qui lui apprenaient que M. de Mélas, toujours sous l'empire des plus grandes illusions, mettait tout son zèle à prendre Gênes et à forcer le pont du Var. Rassuré sur cet objet important, il fit donner enfin l'ordre du passage. Quant à lui, il resta de ce côté-ci du Saint-Bernard, pour correspondre le plus long-temps possible avec le gouvernement, et pour tout expédier lui-même au delà des monts. Berthier, au contraire, devait se transporter de l'autre côté du Saint-Bernard pour recevoir les divisions et le matériel que le Premier Consul allait lui envoyer.

Le général Lannes ouvre la marche à la tête de l'avant-garde.

Lannes passa le premier, à la tête de l'avant-garde, dans la nuit du 14 au 15 mai (24-25 floréal). Il commandait six régiments de troupes d'élite, parfaitement armés, et qui, sous ce chef bouillant, quelquefois insubordonné, mais toujours si habile et si vaillant, allaient tenter gaiement cette marche aventureuse. On se mit en route, entre minuit et deux heures du matin, pour devancer l'instant où la chaleur du soleil, faisant fondre les neiges, précipitait des montagnes de glace sur la tête des voyageurs téméraires qui s'engageaient dans ces gorges affreuses. Il fallait huit heures pour parvenir au sommet du col, à l'hospice même du Saint-Bernard, et deux heures seulement pour redescendre à Saint-Remy. On avait donc le temps de passer avant le moment du plus grand danger. Les soldats surmontèrent avec ardeur les difficultés de cette route. Ils étaient fort chargés, car on les avait obligés à prendre du biscuit pour plusieurs jours, et avec du biscuit une grande quantité de cartouches. Ils gravissaient ces sentiers escarpés, chantant au milieu des précipices, rêvant la conquête de cette Italie, où ils avaient goûté tant de fois les jouissances de la victoire, et ayant le noble pressentiment de la gloire immortelle qu'ils allaient acquérir. Pour les fantassins la peine était moins grande que pour les cavaliers. Ceux-ci faisaient la route à pied, conduisant leur monture par la bride. C'était sans danger à la montée, mais à la descente, le sentier fort étroit les obligeant à marcher devant le cheval, ils étaient exposés, si l'animal faisait un faux pas, à être entraînés avec lui dans les précipices. Il arriva, en effet, quelques accidents de ce genre, mais en petit nombre, et il périt quelques chevaux, mais presque point de cavaliers. Vers le matin, on parvint à l'hospice, et là, une surprise ménagée par le Premier Consul ranima les forces et la bonne humeur de ces braves troupes. Les religieux, munis d'avance des provisions nécessaires, avaient préparé des tables, et servirent à chaque soldat une ration de pain, de vin et de fromage. Après un moment de repos on se remit en route, et on descendit à Saint-Remy sans événement fâcheux. Lannes arrivé sans accident de l'autre côté des monts. Lannes s'établit immédiatement sur le revers de la montagne, et fit toutes les dispositions nécessaires pour recevoir les autres divisions, et particulièrement le matériel.

Passage des autres divisions et du matériel.

Chaque jour il devait passer l'une des divisions de l'armée. L'opération devait donc durer plusieurs jours, surtout à cause du matériel qu'il fallait faire passer avec les divisions. On se mit à l'œuvre pendant que les troupes se succédaient. On fit d'abord voyager les vivres et les munitions. Pour cette partie du matériel, qu'on pouvait diviser, placer sur le dos des mulets, dans de petites caisses, la difficulté ne fut pas aussi grande que pour le reste. Elle ne consista que dans l'insuffisance des moyens de transport; car, malgré l'argent prodigué à pleines mains, on n'avait pas autant de mulets qu'il en aurait fallu pour l'énorme poids qu'on avait à transporter de l'autre côté du Saint-Bernard. Cependant les vivres et les munitions ayant passé à la suite des divisions de l'armée, et avec le secours des soldats, on s'occupa enfin de l'artillerie. Les affûts et les caissons avaient été démontés, comme nous l'avons dit, et placés sur des mulets. Restaient les pièces de canon elles-mêmes, dont on ne pouvait pas réduire le poids par la division du fardeau. Pour les pièces de douze surtout, et pour les obusiers, la difficulté fut plus grande qu'on ne l'avait d'abord imaginé. Les traîneaux à roulettes construits dans les arsenaux ne purent servir. On imagina un moyen qui fut essayé sur-le-champ, et qui réussit: ce fut de partager par le milieu des troncs de sapin, de les creuser, d'envelopper avec deux de ces demi-troncs une pièce d'artillerie, et de la traîner ainsi enveloppée le long des ravins. Grâce à ces précautions, aucun choc ne pouvait l'endommager. Des mulets furent attelés à ce singulier fardeau, et servirent à élever quelques pièces jusqu'au sommet du col. Mais la descente était plus difficile: on ne pouvait l'opérer qu'à force de bras, et en courant des dangers infinis, parce qu'il fallait retenir la pièce, et l'empêcher en la retenant de rouler dans les précipices. Malheureusement les mulets commençaient à manquer. Les muletiers surtout, dont il fallait un grand nombre, étaient épuisés. On songea dès lors à recourir à d'autres moyens. On offrit aux paysans des environs jusqu'à mille francs par pièce de canon qu'ils consentiraient à traîner de Saint-Pierre à Saint-Remy. Il fallait cent hommes pour en traîner une seule, un jour pour la monter, un jour pour la descendre. Quelques centaines de paysans se présentèrent, et transportèrent en effet quelques pièces de canon, conduits par les artilleurs qui les dirigeaient. Mais l'appât même du gain ne put pas les décider à renouveler cet effort. Ils disparurent tous, et malgré les officiers envoyés a leur recherche, et prodiguant l'argent pour les ramener, il fallut y renoncer, et demander aux soldats des divisions de traîner eux-mêmes leur artillerie. On pouvait tout obtenir de ces soldats dévoués. Pour les encourager, on leur promit l'argent que les paysans épuisés ne voulaient plus gagner, mais ils le refusèrent, disant que c'était un devoir d'honneur pour une troupe de sauver ses canons; et ils se saisirent des pièces abandonnées. Des troupes de cent hommes, sorties successivement des rangs, les traînaient chacune à son tour. La musique jouait des airs animés dans les passages difficiles, et les encourageait à surmonter ces obstacles d'une nature si nouvelle. Arrivé au faîte des monts, on trouvait les rafraîchissements préparés par les religieux du Saint-Bernard, on prenait quelque repos, pour recommencer à la descente de plus grands et de plus périlleux efforts. On vit ainsi les divisions Chambarlhac et Monnier traîner elles-mêmes leur artillerie; et, l'heure avancée ne permettant pas de descendre dans la même journée, elles aimèrent mieux bivouaquer dans la neige que de se séparer de leurs canons. Heureusement le ciel était serein, et on n'eut pas à braver, outre les difficultés des lieux, les rigueurs du temps.

Lannes, dirigé sur Ivrée, rencontre un obstacle imprévu.

Pendant les journées des 16, 17, 18, 19, 20 mai, les divisions continuèrent à passer avec les vivres, les munitions et l'artillerie. Le Premier Consul, toujours placé à Martigny, pressait l'expédition du matériel; Berthier, de l'autre côté du Saint-Bernard, le recevait, et le faisait réparer par les ouvriers. Le Premier Consul, dont la prévoyance ne s'arrêtait jamais, songea tout de suite à pousser sur le débouché des montagnes pour s'en emparer, Lannes, qui avait déjà sa division réunie, et quelques pièces de quatre prêtes à rouler. Il lui ordonna de s'avancer jusqu'à Ivrée, et d'enlever cette ville, afin de s'assurer ainsi l'entrée de la plaine du Piémont. Lannes marcha le 16 et le 17 mai sur Aoste, où se trouvaient quelques Croates qui furent jetés dans le bas de la vallée; puis il s'achemina vers le bourg de Châtillon, où il arriva le 18. Un bataillon ennemi qui se trouvait là fut culbuté, et perdit bon nombre de prisonniers. Lannes s'engagea ensuite dans la vallée, qui, à mesure qu'on descendait, s'élargissait sensiblement, et montrait aux yeux charmés de nos soldats des habitations, des arbres, des champs cultivés, tous les avant-coureurs, en un mot, de la fertilité italienne. Ces braves gens marchaient tout joyeux, lorsque la vallée, se resserrant de nouveau, leur présenta une gorge étroite, fermée par un fort hérissé de canons. C'était le fort de Bard, déjà désigné comme un obstacle par plusieurs officiers italiens, mais comme un obstacle qu'on pouvait vaincre. Le fort Bard arrête l'armée. Les officiers du génie attachés à l'avant-garde s'avancèrent, et, après une prompte reconnaissance, déclarèrent que le fort obstruait complétement le chemin de la vallée, et qu'on ne pouvait passer sans forcer cette barrière, qui, au premier aspect, semblait à peu près insurmontable. Cette nouvelle, répandue dans la division, y causa la plus pénible surprise. Voici quelle était la nature de cet obstacle imprévu. (Voir la carte no 8.)

Description de la vallée et du fort de Bard.

La vallée d'Aoste est parcourue par une rivière qui reçoit toutes les eaux du Saint-Bernard, et qui, sous le nom de Dora-Baltea, va les jeter dans le Pô. En approchant de Bard, la vallée se resserre; la route, courant entre le pied des montagnes et le lit de la rivière, devient successivement plus étroite; et enfin un rocher qui semble tombé des hauteurs voisines, au milieu de la vallée, la ferme presque entièrement. La rivière coule alors d'un côté du rocher, la route passe de l'autre. Cette route, bordée de maisons, compose toute la ville de Bard. Sur le sommet du rocher, un fort, imprenable par sa position, quoique mal construit, embrasse de ses feux, à droite le cours de la Dora-Baltea, à gauche la rue allongée, qui forme la très-petite ville de Bard. Des ponts-levis fermaient l'entrée et la sortie de cette unique rue. Une garnison peu nombreuse, mais bien commandée, occupait le fort.

Lannes, qui n'était pas homme à s'arrêter, lança sur-le-champ quelques compagnies de grenadiers qui abattirent les ponts-levis, et entrèrent dans Bard, malgré un feu très-vif. Le commandant du fort fit vomir une multitude de boulets, et surtout d'obus, sur ce malheureux bourg; mais enfin il s'arrêta, par égard pour les habitants. La division Lannes stationna en dehors. Il était évident qu'on ne pouvait pas, sous le feu du fort, qui atteignait la route dans tous les sens, faire passer le matériel d'une armée. Lannes fit sur-le-champ son rapport à Berthier, qui se hâta d'arriver, et reconnut avec effroi combien était difficile à vaincre l'obstacle qui venait de se révéler tout à coup. Le général Marescot fut mandé. Il examina le fort et le déclara presque imprenable, non à cause de sa construction qui était médiocre, mais de sa position qui était entièrement isolée. L'escarpement du rocher ne permettait guère l'escalade; quant aux murs, bien qu'ils ne fussent pas couverts par un terrassement, ils ne pouvaient être battus en brèche, parce qu'il n'y avait pas moyen d'établir une batterie convenablement placée pour les atteindre. Cependant il était possible, à force de bras, de hisser sur les hauteurs voisines quelques pièces de faible calibre. Berthier donna des ordres en conséquence. Les soldats, qui étaient faits aux entreprises les plus difficiles, travaillèrent à monter deux pièces de quatre, et même deux pièces de huit. Ils réussirent en effet à les hisser sur la montagne d'Albaredo, qui domine le rocher et le fort de Bard, et un feu plongeant, ouvert tout à coup, causa quelque surprise à la garnison. Néanmoins elle ne se découragea pas elle riposta, et démonta une de nos pièces qui était d'un calibre trop faible.

Marescot déclara qu'il n'y avait pas d'espoir de prendre le fort, et qu'il fallait songer à un autre moyen de franchir l'obstacle. On fit des reconnaissances sur la gauche, le long des sinuosités de la montagne d'Albaredo, et on trouva enfin un sentier qui, à travers beaucoup de dangers, beaucoup plus que n'en avait présenté le Saint-Bernard lui-même, venait rejoindre la grande route de la vallée au-dessous du fort, à Saint-Donaz. Ce sentier, quoique traversant une montagne du second ordre, était au moins aussi difficile à franchir que le Saint-Bernard, parce qu'il n'était fréquenté que par des pâtres et des troupeaux. S'il fallait tenter une seconde opération comme celle qu'on venait d'exécuter, passer ce nouveau col en démontant et remontant encore une fois l'artillerie, et en la traînant avec des efforts semblables, les bras de l'armée pouvaient bien n'y pas suffire, et ce matériel, tant de fois remanié, pouvait bien aussi n'être plus en état de servir. Berthier, effrayé, donna contre-ordre sur-le-champ aux colonnes qui arrivaient successivement, fit suspendre partout la marche des hommes et du matériel, pour ne pas laisser engager l'armée davantage, si elle devait finir par rétrograder. En un instant l'alarme se répandit sur les derrières, et on se crut arrêté dans cette glorieuse entreprise. Berthier envoya plusieurs courriers au Premier Consul, afin de l'avertir de ce contre-temps inattendu.

Avis donné au Premier Consul de l'existence du fort de Bard.

Celui-ci était encore à Martigny, ne voulant pas traverser le Saint-Bernard, qu'il n'eût assisté de ses propres yeux à l'expédition des dernières parties du matériel. Cette annonce d'un obstacle jugé insurmontable, lui causa d'abord une espèce de saisissement; mais il se remit bientôt, et se refusa obstinément à la supposition d'un mouvement rétrograde. Rien au monde ne pouvait lui faire subir une telle extrémité. Il pensait que, si l'une des plus hautes montagnes du globe ne l'avait pas arrêté, un rocher secondaire ne serait pas capable de vaincre son courage et son génie. On prendrait, se disait-il, le fort avec de l'audace; si on ne le prenait pas, on le tournerait. D'ailleurs, pourvu que l'infanterie et la cavalerie pussent passer avec quelques pièces de quatre, elles se porteraient à Ivrée, à l'entrée de la plaine, et attendraient là que la grosse artillerie pût les suivre. Si cette grosse artillerie ne pouvait franchir l'obstacle qui venait de se présenter, et si pour en avoir il fallait prendre celle de l'ennemi, l'infanterie française était assez nombreuse et assez brave pour se jeter sur les Autrichiens et leur enlever leurs canons. Au surplus, il étudia de nouveau ses cartes, interrogea une multitude d'officiers italiens, et, apprenant par eux que d'autres routes aboutissaient d'Aoste aux vallées environnantes, il écrivit lettres sur lettres à Berthier, lui défendit d'interrompre le mouvement de l'armée, et lui indiqua, avec une étonnante précision, les reconnaissances à faire autour du fort de Bard. Ne voulant voir de danger grave que dans l'arrivée d'un corps ennemi qui viendrait fermer le débouché d'Ivrée, il enjoignit à Berthier de porter Lannes à Ivrée, par le sentier d'Albaredo, et de lui faire prendre là une forte position qui fût à l'abri de l'artillerie et de la cavalerie autrichiennes.—Quand Lannes, ajoutait le Premier Consul, gardera la porte de la vallée, peu importe ce qui pourra survenir; ce ne sera qu'une perte de temps. Nous avons des vivres en suffisante quantité pour attendre, et nous viendrons toujours à bout, ou de tourner ou de vaincre l'obstacle qui nous arrête en ce moment.—

BONAPARTE TRAVERSE LE SAINT-BERNARD.

Le Premier Consul se décide à passer le Saint-Bernard de sa personne.

Ces instructions données à Berthier, il adressa ses derniers ordres au général Moncey, qui devait déboucher du Saint-Gothard, au général Chabran, qui devait, par le petit Saint-Bernard, aboutir tout se décide juste devant le fort de Bard, et il se décida enfin à passer les monts de sa personne. Avant de partir, il reçut des nouvelles du Var, qui lui apprenaient que le 14 mai (24 floréal) le baron de Mélas était encore à Nice. Comme on était en ce moment au 20 mai, on ne pouvait pas supposer que le général autrichien fût accouru, dans l'espace de six jours, de Nice à Ivrée. Il se mit donc en marche pour traverser le col le 20, avant le jour. L'aide-de-camp Duroc, et son secrétaire de Bourrienne raccompagnaient. Les arts l'ont dépeint franchissant les neiges des Alpes sur un cheval fougueux; voici la simple vérité. Il gravit le Saint-Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe grise qu'il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant dans les passages difficiles la distraction d'un esprit occupé ailleurs, entretenant les officiers répandus sur la route, et puis, par intervalles, interrogeant le conducteur qui l'accompagnait, se faisant conter sa vie, ses plaisirs, ses peines, comme un voyageur oisif qui n'a pas mieux à faire. Ce conducteur, qui était tout jeune, lui exposa naïvement les particularités de son obscure existence, et surtout le chagrin qu'il éprouvait de ne pouvoir, faute d'un peu d'aisance, épouser l'une des filles de cette vallée. Le Premier Consul, tantôt l'écoutant, tantôt questionnant les passants dont la montagne était remplie, parvint à l'hospice, où les bons religieux le reçurent avec empressement. À peine descendu de sa monture, il écrivit un billet qu'il confia à son guide, en lui recommandant de le remettre exactement à l'administrateur de l'armée, resté de l'autre côté du Saint-Bernard. Le soir, le jeune homme, retourné à Saint-Pierre, apprit avec surprise quel puissant voyageur il avait conduit le matin, et sut que le général Bonaparte lui faisait donner un champ, une maison, les moyens de se marier enfin, et de réaliser tous les rêves de sa modeste ambition. Ce montagnard vient de mourir de nos jours, dans son pays, propriétaire du champ que le dominateur du monde lui avait donné. Cet acte singulier de bienfaisance, dans un moment de si grande préoccupation, est digne d'attention. Si ce n'est là qu'un pur caprice de conquérant, jetant au hasard le bien ou le mal, tour à tour renversant des empires ou édifiant une chaumière, de tels caprices sont bons à citer, ne serait-ce que pour tenter les maîtres de la terre; mais un pareil acte révèle autre chose. L'âme humaine, dans ces moments où elle éprouve des désirs ardents, est portée à la bonté: elle fait le bien comme une manière de mériter celui qu'elle sollicite de la Providence.

Le Premier Consul s'arrêta quelques instants avec les religieux, les remercia de leurs soins envers l'armée, et leur fit un don magnifique pour le soulagement des pauvres et des voyageurs.

Le Premier Consul arrive à Bard, et donne des nouveaux ordres.

Il descendit rapidement, suivant la coutume du pays, en se laissant glisser sur la neige, et arriva le soir même à Étroubles. Le lendemain, après quelques soins donnés au parc d'artillerie et aux vivres, il partit pour Aoste et pour Bard. Reconnaissant que ce qu'on lui avait dit était vrai, il résolut de faire passer son infanterie, sa cavalerie et les pièces de quatre par le sentier d'Albaredo, ce qui était possible en réparant ce sentier. Toutes les troupes devaient aller prendre possession du débouché des montagnes en avant d'Ivrée, et le Premier Consul, en attendant, devait essayer quelque tentative sur le fort, ou bien trouver des moyens de tourner l'obstacle, en faisant passer son artillerie par un des cols voisins. Il chargea le général Lecchi, à la tête des Italiens, de s'élever sur la gauche, de pénétrer par la route de Grassoney dans la vallée de la Sesia, laquelle aboutit près du Simplon et du lac Majeur. Ce mouvement avait pour but de dégager le chemin du Simplon, de donner la main à un détachement qui en descendait, et de reconnaître enfin toutes les voies praticables aux voitures. Le Premier Consul s'occupa en même temps du fort de Bard. On était en possession de la seule rue composant le bourg, mais à la condition de la traverser sous une telle pluie de feux, qu'il n'y avait guère moyen de passer avec un matériel d'artillerie, le trajet ne fût-il que de deux ou trois cents toises. On somma le commandant; mais celui-ci répondit avec fermeté, en homme qui appréciait l'importance du poste confié à son courage. L'armée moins l'artillerie, tourne le fort de Bard par le sentier d'Albaredo. La force donc pouvait seule nous rendre maîtres du passage. L'artillerie qu'on avait braquée sur la montagne d'Albaredo ne produisait pas grand effet, on tenta une escalade sur la première enceinte du fort; mais quelques braves grenadiers et un excellent officier, Dufour, y furent inutilement blessés ou tués. Dans ce moment, les troupes cheminaient par le sentier d'Albaredo. Quinze cents travailleurs avaient fait à ce sentier les ouvrages les plus urgents. On avait élargi les endroits trop resserrés au moyen de quelques levées de terre, diminué les pentes trop rapides en creusant des marches pour retenir les pieds, jeté ailleurs des troncs d'arbres pour former des ponts sur quelques ravins trop difficiles à franchir. L'armée s'avançait successivement homme à homme, les cavaliers menant leurs chevaux par la bride. L'officier autrichien qui commandait le fort de Bard, voyait ainsi défiler nos colonnes désespéré de ne pouvoir arrêter leur marche; et il mandait à M. de Mélas qu'il était témoin du passage de toute une armée, infanterie et cavalerie, sans avoir le moyen d'y mettre obstacle, mais il répondait sur sa tête qu'elle arriverait sans une seule pièce de canon.

Dévouement de l'artillerie française. Elle passe ses canons sous le feu du fort de Bard.

Pendant ce temps notre artillerie faisait une tentative des plus hardies: c'était de faire passer une pièce sous le feu même du fort, à la faveur de la nuit. Malheureusement l'ennemi, averti par le bruit, jeta des pots à feu qui éclairèrent la route comme en plein jour, et lui permirent de la couvrir d'une grêle de projectiles. Sur treize canonniers qui s'étaient aventurés à traîner cette pièce de canon, sept furent ou tués ou blessés. Il y avait là de quoi décourager les plus braves gens, lorsqu'on s'avisa d'un moyen ingénieux, mais fort périlleux encore. On couvrit la rue de paille et de fumier; on disposa des étoupes autour des pièces, de manière à empêcher le moindre retentissement de ces masses de métal sur leurs affûts; on les détela, et de courageux artilleurs, les traînant à bras, se hasardèrent à les passer sous les batteries du fort, le long de la rue de Bard. Ce moyen leur réussit parfaitement. L'ennemi, qui de temps en temps tirait par précaution, atteignit un certain nombre de nos canonniers; mais bientôt, malgré ce feu, toute la grosse artillerie se trouva transportée au delà du défilé, et ce redoutable obstacle, qui avait donné au Premier Consul plus de soucis que le Saint-Bernard lui-même, se trouva vaincu. Les chevaux de l'artillerie avaient pris le sentier d'Albaredo.

Prise d'Ivrée à l'escalade.

Tandis que s'exécutait cette opération si hardie, Lannes, marchant en avant à la tête de son infanterie, enleva, le 22 mai, la ville d'Ivrée, qui n'avait pas été réparée depuis les guerres de Louis XIV, et que, par un pressentiment singulier, mais tardif, l'état-major autrichien faisait armer dans le moment. Les défenses d'Ivrée consistaient dans une citadelle détachée du corps de la place, et dans une enceinte bastionnée. Le brave général Watrin, à la tête de sa division, assaillit la citadelle, Lannes se porta lui-même sur le corps de la place, et les soldats les enlevèrent l'une et l'autre à l'escalade. Il y avait là cinq à six mille Autrichiens, dont moitié de cavalerie, qui se retirèrent en toute hâte. Lannes leur fit des prisonniers, les poussa hors de la vallée, et vint prendre position à l'entrée de la plaine du Piémont, aux points désignés par le Premier Consul. Quelques jours plus tard, la ville d'Ivrée, défendue par les Autrichiens, devenait, non pas un obstacle insurmontable, mais un grave embarras. On y trouva du canon et des vivres; on acheva de l'armer, de l'approvisionner, de manière à en faire, en cas d'échec, l'un des appuis de notre ligne de retraite.

Mouvements de tous les corps d'armée.

Sur ces entrefaites, le général Chabran descendait avec sa division par le petit Saint-Bernard, et, comme cette division comptait beaucoup de conscrits récemment incorporés, on lui confia le blocus du fort de Bard, qui ne devait pas tarder à se rendre quand il se verrait sans ressource, et dépassé d'ailleurs par l'artillerie dont il ne pouvait plus arrêter la marche. Le général Thurreau, à la tête d'un corps de 4 mille hommes, emportait le débouché de Suze, faisait 1,500 prisonniers, prenait du canon. Il était obligé de s'arrêter à l'entrée de la vallée, entre Suze et Bussolino. Le général Lecchi, avec les Italiens, tournait la vallée de la Sesia, repoussait la division de Rohan, lui enlevait quelques centaines d'hommes, venait dégager le débouché du Simplon, et donner la main à un détachement de la division laissée en Suisse au début de la campagne. Enfin le corps du général Moncey, longuement échelonné dans la vallée du Saint-Gothard, en gravissait les hauteurs.

Combat de la Chiusella, livré le 26 mai.

Ainsi le mouvement général de l'armée s'opérait sur tous les points avec un succès complet. Il fallait enfin sortir de la vallée d'Aoste. Lannes, toujours à l'avant-garde, quitta cette vallée le 26 mai (6 prairial), et n'hésita plus à se montrer en plaine. Le général autrichien Haddick était chargé de fermer, avec quelques mille hommes d'infanterie et sa nombreuse cavalerie, ce débouché des Alpes. Il était couvert par une petite rivière, la Chiusella, qui se jette dans la Dora-Baltea. Un pont servait à traverser cette rivière. Lannes y marcha vivement avec son infanterie. Un feu d'artillerie, soudain et bien dirigé, accueillit nos bataillons, mais ne les empêcha pas d'avancer. Le brave colonel Macon entra dans le lit de la rivière avec sa demi-brigade, le franchit au-dessus et au dessous du pont, et s'éleva sur la rive opposée. La cavalerie autrichienne, commandée par le général Palfy, voulut alors charger cette demi-brigade. Ce général tomba mort, et ses cavaliers furent dispersés. Les Français, rejoints par le reste de la division Lannes, s'avancèrent en poursuivant l'ennemi avec leur vivacité accoutumée. Le général Haddick, profitant du désordre de cette poursuite, lança ses escadrons avec beaucoup d'à-propos. La 6e légère fut obligée de s'arrêter; mais la 22e formée en colonne serrée, repoussa, uniquement par son feu, cette nouvelle charge de la cavalerie autrichienne. Quelques mille chevaux s'ébranlèrent alors à la fois pour tenter un dernier effort sur notre infanterie. Les 40e et 22e demi-brigades, formées en carré, soutinrent avec une rare fermeté ce redoutable choc. Trois fois elles furent chargées, et trois fois les escadrons ennemis vinrent échouer devant leurs baïonnettes. Le général Haddick, se voyant hors d'état de résister à l'avant-garde de l'armée française, donna l'ordre de la retraite, et, après avoir perdu beaucoup d'hommes, morts ou blessés, et quelques prisonniers, céda la plaine du Piémont à Lannes, et se retira derrière l'Orco. Lannes continua sa marche, et le 28 mai (8 prairial) se porta sur Chivasso, au bord du Pô. (Voir la carte no 3.) Les Autrichiens, frappés de cette invasion subite, se hâtaient de faire évacuer Turin. Des barques descendaient le Pô, chargées de blé, de riz, de munitions et de blessés. Lannes s'empara de tous ces convois. L'abondance préparée par les Autrichiens pour leur armée allait faire les délices de la nôtre.

Treize jours s'étaient écoulés, et la prodigieuse entreprise du Premier Consul avait complètement réussi. Une armée de 40 mille hommes, infanterie, cavalerie, artillerie, avait passé, sans routes frayées, les plus grandes montagnes de l'Europe, traînant à force de bras son matériel sur la neige, ou le poussant sous le feu meurtrier d'un fort qui tirait à bout portant. Une division de 5 mille hommes avait descendu le petit Saint-Bernard; une autre de 4 mille avait débouché par le mont Cenis; un détachement occupait le Simplon; enfin, un corps de 15 mille Français, sous le général Moncey, était au sommet du Saint-Gothard. C'étaient 60 et quelques mille soldats qui allaient entrer en Italie, séparés encore, il est vrai, les uns des autres, par d'assez grandes distances, mais certains de se rallier bientôt autour d'une masse principale de 40 mille hommes, qui débouchait par Ivrée, au centre du demi-cercle des Alpes. Et cette marche extraordinaire n'était pas une folie d'un général qui, pour tourner son adversaire, s'exposait à être tourné lui-même! Maître de la vallée d'Aoste, du Simplon et du Saint-Gothard, le général Bonaparte avait la certitude, s'il perdait une bataille, de pouvoir retourner au point d'où il était venu: tout au plus sacrifierait-il quelque artillerie, s'il était pressé dans sa marche. N'ayant désormais plus rien à cacher, il vint à Chivasso de sa personne, harangua les troupes, les félicita de leur fermeté devant la cavalerie autrichienne, leur annonça les grands résultats qu'il prévoyait, se montra, non-seulement à ses soldats, mais aux Italiens, aux Autrichiens, pour effrayer maintenant, par sa redoutable présence, l'ennemi que naguère il voulait laisser endormir dans une profonde sécurité.

Longue illusion du baron de Mélas, détruite par un premier avis.

Que faisait pendant ce temps le baron de Mélas? Toujours rassuré par le cabinet de Vienne, et par ses propres agents, au sujet de cette fabuleuse armée de réserve, ce général continuait le siège de Gênes et l'attaque du pont du Var. Il avait essuyé des pertes considérables sur ces deux points, mais du reste il persistait à croire que les réunions faites à Dijon n'étaient qu'un ramassis de conscrits, destinés à remplir des vides dans les cadres des deux armées du Rhin et de Ligurie. Un avis, qui lui arriva vers le milieu de mai, lui inspira quelques inquiétudes pour ses derrières; néanmoins il se rassura bientôt, et revint à croire que ce qui était réuni à Dijon devait directement descendre la Saône et le Rhône, pour joindre le corps du général Suchet sur le Var. Au lieu de renvoyer des troupes par le col de Tende en Piémont, il garda toutes ses forces, sous le général Elsnitz, devant le pont du Var. Cependant, les colonnes françaises qui débouchaient à la fois par toutes les vallées des Alpes, vues et signalées avec la plus complète certitude par le général Wukassowich, l'arrachèrent enfin à ses illusions, sans toutefois le détromper entièrement. Le baron de Mélas repasse le col de Tende avec un détachement de 10 mille hommes. Il laissa le général Ott avec 30 mille hommes devant Gênes, le général Elsnitz avec 20 mille devant le pont du Var, ces dernières devant être renforcées par les troupes du général Saint-Julien, devenues disponibles depuis la prise de Savone, et il rebroussa chemin avec un détachement de 10 mille hommes à travers le col de Tende, pour se rendre à Coni. Le 22 mai il était rendu dans cette dernière place. Jusque-là, le général autrichien croyait que les troupes françaises qui s'étaient montrées, n'étaient que des rassemblements de conscrits, employés à faire une démonstration sur ses derrières, pour le détourner du siège de Gênes; et il ne pensait pas encore que ce pût être le général Bonaparte lui-même à la tête d'une grande armée. Mais bientôt cette dernière illusion s'évanouit. Un de ses officiers, qui connaissait parfaitement le général Bonaparte, fut envoyé à Chivasso, sur le bord du Pô. Cet officier vit de ses propres yeux le vainqueur de Castiglione et de Rivoli, et en instruisit son général en chef, qui alors seulement put mesurer toute l'étendue de ses dangers, car ce n'était pas un rassemblement de conscrits dont le Premier Consul aurait daigné prendre le commandement. Ce n'est pas tout: on avait douté que les Français eussent du canon, mais on venait d'entendre à la Chiusella le bruit de leur artillerie. Ce vieillard respectable, qui avait déployé d'incontestables qualités dans la campagne précédente, fut livré alors à de cruelles angoisses. Cruelles angoisses du baron de Mélas quand il apprend la vérité tout entière. Chaque jour vint ajouter à son trouble, car bientôt il apprit que les têtes de colonnes du général Moncey descendaient du Saint-Gothard.

État de dispersion de l'armée autrichienne.

Il était en effet dans une situation extraordinairement grave. Sur 120 mille hommes, il en avait perdu au moins 25 mille devant Gênes et le Var. Ceux qui lui restaient se trouvaient dispersés: le général Ott avec 30 mille hommes était devant Gênes; le général Elsnitz, avec 25 mille, devant le pont du Var; le général Kaim, chargé de garder les débouchés de Suze et Pignerol, avec une douzaine de mille hommes, avait perdu Suze, et se retirait sur Turin. Le général Haddick, qui, avec 9 mille hommes à peu près, devait garder les vallées d'Aoste et de la Sesia, venait de se retirer devant Lannes; le général Wukassowich, qui, avec 10 mille hommes, observait les vallées du Simplon et du Saint-Gothard, qu'allait-il devenir devant Moncey? Le baron de Mélas lui-même était à Turin avec un corps de 10 mille hommes, ramené de Nice. Le général Bonaparte n'allait-il pas fondre au milieu de tous ces corps dispersés, les battre les uns après les autres, et les détruire? Peut-être il était temps encore de prendre des déterminations salutaires, à condition qu'elles fussent conçues et exécutées sur-le-champ; Hésitations du baron de Mélas. mais le général autrichien perdit quelques jours à se remettre, à se fixer sur les projets de son adversaire, à former les siens propres, à se résigner enfin aux sacrifices que devait entraîner une concentration de forces, car il fallait abandonner à la fois le Var, peut-être Gênes, et certainement une grande partie du Piémont.

Gravité des déterminations que le général Bonaparte avait à prendre.

Pendant qu'il délibérait, le général Bonaparte arrêtait, lui, ses déterminations avec sa promptitude et sa résolution accoutumées. Les déterminations qu'il avait à prendre n'étaient pas moins graves que celles de son adversaire. Si les Autrichiens étaient dispersés, les Français l'étaient aussi, car ils descendaient du mont Cenis, du grand et du petit Saint-Bernard, du Simplon, du Saint-Gothard. Il fallait les réunir, fermer ensuite toute retraite au baron de Mélas, et enfin débloquer Masséna, qui, dans le moment, devait être réduit à la dernière extrémité.

Le général Bonaparte se décide à marcher sur Milan.

Descendu du Saint-Bernard, le général Bonaparte avait à sa droite le mont Cenis et Turin, à sa gauche le Saint-Gothard et Milan, et à cinquante lieues devant lui Gênes et Masséna. (Voir la carte no 3.) Quel parti prendre? appuyer à droite, au mont Cenis, pour rallier les 4 mille hommes du général Thurreau, était un bien faible résultat. On s'exposait ainsi à rencontrer tout de suite M. de Mélas, ce qui n'était pas fort dangereux sans doute dans l'état de dispersion de ses forces; mais, en appuyant à droite, on lui livrait à gauche les routes de Milan ou de Plaisance pour se retirer. Ce n'était pas la peine, en vérité, d'avoir fait de si grands efforts, pour se porter à travers les Alpes sur les communications de l'ennemi, si après les avoir occupées on les laissait libres. Aller droit devant soi, passer le Pô, voler à Gênes à travers les corps dispersés de l'armée autrichienne, en négligeant le général Thurreau à droite, le général Moncey à gauche, et compromettant toutes ses communications, n'était pas sage, pas digne de la prudence profonde qui avait combiné toutes les parties de ce plan, avec autant de réflexion que d'audace. On ignorait quelle réunion de forces pouvait se rencontrer sur cette route; on sacrifiait sa ligne de retraite vers les Alpes, on abandonnait à eux-mêmes les généraux Thurreau et Moncey, réduits probablement à se replier vers le mont Cenis et le Saint-Gothard, Dieu sait après quelles aventures. Mieux eût valu secourir Masséna directement, par Toulon, Nice et Gênes. D'après toutes ces considérations, il ne restait évidemment qu'un parti à prendre, c'était d'appuyer à gauche, vers le Saint-Gothard et Milan, et de donner la main aux 15 mille hommes du général Moncey. De la sorte on ralliait à soi le principal détachement de l'armée, ce qui la portait au chiffre de 60 mille combattants; on occupait la capitale de la haute Italie; on soulevait les peuples sur les derrières des Autrichiens; on prenait tous leurs magasins; on s'emparait de la ligne du Pô, et de tous les ponts sur ce grand fleuve; enfin, en se mettant en mesure d'agir sur l'une et l'autre rive, on arrêtait M. de Mélas, quelque route qu'il voulût tenir pour s'échapper. Il est vrai que dans ce plan les secours à porter à Masséna étaient différés de huit ou dix jours, ce qui était fâcheux. Mais le général Bonaparte pensait que sa présence en Italie suffirait pour dégager l'armée de Ligurie; car il croyait que M. de Mélas se hâterait d'attirer à lui les corps qui attaquaient Gênes et le pont du Var. En tout cas, les généraux Masséna et Suchet avaient rempli l'objet qui leur était assigné, en retenant M. de Mélas sur l'Apennin, en le fatiguant, en l'épuisant, surtout en l'empêchant de fermer les débouchés des Alpes. Le défenseur de Gènes, dût-il succomber, ne faisait que consommer la longue suite de sacrifices imposés à la noble et malheureuse armée de Ligurie, pour le succès d'une vaste combinaison.

Dernières illusions de M. de Mélas.

Son parti arrêté, le général Bonaparte fit ses dispositions avec la plus grande promptitude, et dirigea toute son armée sur la rive gauche du Pô. Il rallia son parc d'artillerie, qui venait d'être remis en état; il enjoignit à Lannes de réunir tous les bateaux pris à Chivasso, de les disposer comme si on allait jeter un pont, et passer en Piémont. Son intention était de tromper une seconde fois M. de Mélas sur ses projets, et il y réussit aussi bien que la première fois. À la vue des mouvements ordonnés par le général Bonaparte, M. de Mélas, cherchant à se flatter jusqu'au dernier moment, se plut à espérer que les Français n'avaient pu descendre des Alpes qu'en très-petit nombre. Il crut que si le général Bonaparte, comme tout portait à le penser, voulait seulement traverser le Pô pour entrer dans Turin, et donner la main, vers le mont Cenis, au général Thurreau, il crut qu'on pourrait lui tenir tête, en coupant tous les ponts, et en disputant le passage du Pô avec une trentaine de mille hommes. Il conçut donc l'espérance de pouvoir se défendre sur cette ligne, sans faire le double sacrifice des positions occupées sur le Var, et des progrès faits devant Gênes. En conséquence, M. de Mélas réunit le général Haddick, revenu de la vallée d'Aoste, le général Kaim, placé au débouché de Suze, les 10 mille hommes amenés avec lui de Nice, plus un nouveau détachement tiré du Var: formant ainsi un rassemblement de 30 mille hommes, et ne nous en supposant pas davantage, il espéra disputer, avec ces forces, le fleuve qui séparait les deux armées.

Juin 1800.
Passage du Tessin.

Le Premier Consul ne chercha pas à détruire cette nouvelle illusion de son adversaire, et, le laissant occupé vers Turin à cette demi-concentration de forces, se replia tout à coup vers Milan. Lannes, qui avait semblé devoir remonter le Pô pour marcher de Chivasso sur Turin, le descendit subitement au contraire: il s'avança par Crescentino et Trino sur Pavie, où se trouvaient les immenses magasins des Impériaux, en vivres, munitions, artillerie, et la plus importante des communications, puisqu'elle commande à la fois le passage du Pô et du Tessin. Murat marcha par Verceil sur le point de Buffalora. L'armée suivit tout entière ce mouvement général sur Milan. On arriva le 31 mai devant le Tessin. Ce fleuve est large et profond. On n'avait point de barques pour le passer, et au delà se montrait une nombreuse cavalerie appartenant au corps de Wukassowich, lequel gardait le Simplon et cette partie des débouchés des Alpes. Derrière le Tessin coule le Naviglio-Grande, large canal qui traverse la contrée jusqu'à Milan. Ce canal est, pendant une certaine distance, parallèle au cours du fleuve dont il forme une dérivation; il en est de plus très-rapproché. La cavalerie ennemie, pressée sur une langue de terre fort étroite, entre le Tessin et le canal, était extrêmement gênée dans ses mouvements, et ne pouvait guère user de ses forces. L'adjudant-général Girard prit quelques embarcations que les paysans des environs avaient cachées près de Galiate, et qu'ils s'empressèrent de fournir à l'armée. Il passa suivi d'une petite troupe de soldats, et se jeta sur l'avant-garde autrichienne. Successivement renforcé par les allées et venues de ces barques, et appuyé par le feu de l'artillerie, il repoussa la cavalerie, qui n'osait trop s'engager sur ce terrain fort ingrat pour elle, et l'obligea de repasser le Naviglio-Grande, sur un point qu'on appelle le pont de Turbigo. Du même coup il franchit ainsi le Naviglio et le Tessin. Mais le général Wukassowich survint avec la brigade d'infanterie Laudon, et tâcha de pénétrer dans le village de Turbigo. L'adjudant-général Girard eut alors sur les bras quatre ou cinq mille hommes d'infanterie, et ne put leur opposer que quelques centaines de soldats. Il se défendit plusieurs heures de suite avec beaucoup de présence d'esprit et de courage, et parvint à sauver le pont de Turbigo, dont la perte eût rejeté les Français en deçà du Naviglio-Grande, et peut-être du Tessin même. Pendant qu'il se défendait aussi bravement, le général Monnier, qui était parvenu à passer un peu au-dessous, vint à son secours, fondit sur les troupes de Laudon, et les chassa de Turbigo. Cette ligne, qui devait arrêter l'armée française, fut donc franchie au moyen d'un simple combat d'avant-garde. Le lendemain, 1er juin (12 prairial), la division Boudet passa vers Buffalora, et l'armée entière s'avança sur Milan. Wukassowich, craignant d'être pris entre la grande armée qui s'avançait en Lombardie, et le corps de Moncey qui descendait du Saint-Gothard, se retira en toute hâte, et ordonna à la brigade Dedovich, qui était au pied des montagnes, de se replier derrière l'Adda, par Cassano. Lui-même alla chercher un refuge derrière l'Adda, par Milan et Lodi, après avoir laissé une garnison de 2,800 hommes dans le château de Milan.

Aucun obstacle n'arrêtait désormais l'armée française. Elle pouvait entrer dans la capitale de la Lombardie, qui gémissait depuis plus d'une année sous le joug des Autrichiens. Jusqu'alors on n'avait entretenu ces malheureux Italiens que des succès de M. de Mélas et de la détresse des Français. Les caricatures sur l'armée de réserve avaient circulé à Milan aussi bien qu'à Vienne et à Londres. On la représentait comme un ramassis de vieillards et d'enfants, armés de bâtons, montés sur des ânes, et ayant deux espingoles pour artillerie. Tandis qu'on déversait la dérision sur la République française, ce qui n'était pas bien fâcheux, on faisait peser la plus dure oppression sur les malheureux Italiens. Tout ce que la Lombardie offrait d'hommes distingués par la fortune et les lumières, étaient en prison ou dans l'exil, surtout s'ils avaient pris part aux affaires de la République Cisalpine. La persécution, chose remarquable, s'était moins appesantie sur les patriotes exagérés, sur ceux qui correspondaient aux jacobins français, que sur les hommes modérés, dont l'exemple pouvait être plus contagieux pour les peuples. Excepté quelques créatures fort rares du gouvernement autrichien, et quelques nobles attachés au parti oligarchique, tout le monde soupirait après le retour des Français. Mais on n'osait guère espérer ce retour, surtout en voyant le baron de Mélas si avancé en Ligurie, si près de prendre Gênes, de passer le Var, et le Premier Consul si occupé, en apparence du moins, des dangers d'invasion qui menaçaient la France du côté du Rhin. On répandait même, dans le peuple, que ce général Bonaparte, si connu en Italie, était mort en Égypte; que, nouveau Pharaon, il s'était noyé dans la mer Rouge, et que celui dont le nom figurait actuellement à Paris était l'un de ses frères.

Surprise et joie des Milanais en apprenant l'arrivée d'une armée française.

On devine aisément la surprise des Italiens quand tout à coup on leur annonça qu'une armée française se montrait à Ivrée, qu'elle débouchait même au delà, qu'elle marchait sur le Tessin, enfin qu'elle avait passé ce fleuve. On se figure l'agitation qui régna dans Milan, les affirmations, les dénégations qui se croisèrent pendant quarante-huit heures, la joie enfin qui éclata quand la nouvelle fut confirmée par la vue du général Bonaparte lui-même, marchant avec son état-major à la tête de l'avant-garde. Le 2 juin (13 prairial), le peuple entier, accouru au-devant de l'armée française, reconnut l'illustre général, qu'il avait vu tant de fois dans ses murs, l'accueillit avec des transports d'enthousiasme, et le reçut comme un sauveur descendu du ciel. Entrée du général Bonaparte dans Milan. Les sentiments des Italiens, toujours si vifs, si démonstratifs, n'avaient jamais éclaté avec tant de force, parce que jamais autant de circonstances ne s'étaient réunies pour rendre la joie d'un peuple soudaine et profonde. Le général français, entré dans Milan, se hâta d'ouvrir les prisons, et de rendre le gouvernement du pays aux amis de la France. Il donna une administration provisoire à la République Cisalpine, et composa cette administration des hommes les plus respectables. Cependant, fidèle en Italie au système qu'il suivait en France, il ne permit ni violence ni réaction; et, en restituant le pouvoir aux Italiens de son parti, il ne leur permit pas de l'exercer contre les Italiens du parti contraire.

Après ces premiers soins donnés aux affaires du Milanais, il se hâta de pousser ses colonnes dans toutes les directions, jusqu'aux lacs, jusqu'à l'Adda, jusqu'au Pô, de manière à propager l'insurrection au profit des Français, à saisir les magasins de l'ennemi, à s'emparer de ses communications, et à lui fermer toute retraite. Jusqu'ici les choses allaient au mieux, car Lannes, dirigé sur Pavie, venait d'y entrer le 1er juin, et d'enlever des magasins immenses. Ce général avait trouvé à Pavie les hôpitaux autrichiens, des amas considérables de grains, fourrages, munitions, armes, notamment trois cents bouches à feu, dont moitié de campagne. Il s'était procuré là plusieurs équipages de ponts, que les compagnies de pontonniers français, amenées sans matériel, allaient employer sur le Pô. La division Chabran, qu'on avait laissée devant le fort de Bard, s'en était emparée le 1er juin, et y avait trouvé 18 pièces de canon. Le général Chabran, après y avoir mis garnison, ainsi qu'à Ivrée, vint occuper le cours du Pô, depuis la Dora-Baltea jusqu'à la Sesia. Lannes l'occupait depuis ce point jusqu'à Pavie. Le corps du général de Béthencourt, venu du Simplon, fut placé devant Arona, vers la pointe du lac Majeur. La légion italienne fut par Brescia portée à la suite des Autrichiens qui se retiraient en toute hâte. En même temps les divisions Duhesme et Loison passaient l'Adda, et se rendaient à Lodi, à Creme, à Pizzighittone. Le général Wukassowich, n'ayant plus même la prétention de garder l'Adda, se retirait derrière le Mincio, sous le canon de Mantoue.

Rien n'arrêtait maintenant la marche du général Moncey, sauf toutefois la difficulté de vivre dans les arides vallées de la haute Suisse. Ses premières colonnes venaient de paraître; mais il fallait, attendre les autres encore quelques jours, et c'était là le plus grand inconvénient de la situation, car il importait de se presser, si on ne voulait pas voir Gênes tomber dans les mains des Autrichiens. Le général Bonaparte était certain aujourd'hui de réunir toutes ses colonnes, excepté une seule, celle du général Thurreau, qui était retranchée au débouché du mont Cenis, sans pouvoir le franchir. Notre armée était du reste fortement assise au milieu du Milanais, ayant sa retraite assurée par le mont Cenis, le Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard, tenant l'Adda, le Tessin, le Pô, vivant des magasins des Autrichiens, leur coupant toutes les routes, et en mesure de leur livrer une bataille décisive, après laquelle ils n'avaient plus d'autre ressource, s'ils étaient vaincus, que de mettre bas les armes. La reddition de Gênes, si elle avait lieu, était une circonstance fâcheuse; fâcheuse d'abord pour la brave armée qui la défendait, fâcheuse aussi parce que le corps autrichien de siège ne manquerait pas de renforcer le général Mélas, et rendrait ainsi plus difficile la grande bataille qui devait terminer la campagne. Mais si le général Bonaparte remportait la victoire, Gênes et l'Italie étaient reconquises du même coup. Néanmoins il mettait un grand prix à sauver Gênes; mais on ne devait guère espérer la réunion du corps de Moncey avant le 5 ou 6 juin, et on ne pouvait pas se flatter que Gênes tînt jusqu'à cette époque.

M. de Mélas tout à fait détrompé renonce aux demi-mesures.

Le baron de Mélas, que les dernières nouvelles avaient éclairé tout à fait, et qui voyait son adversaire, entré à Milan, donner la main à toutes les colonnes successivement descendues des Alpes, comprenait maintenant le vaste plan ourdi contre lui. Pour surcroît de malheur, il venait d'apprendre les infortunes de M. de Kray, et la retraite de ce dernier sur Ulm. Il sortit enfin du système des demi-mesures, et donna l'ordre impératif au général Elsnitz d'abandonner le pont du Var, et au général Ott de renoncer au siège de Gênes, pour se réunir tous les deux à Alexandrie. C'était là ce que le général Bonaparte avait espéré pour le salut de Gênes. Ordres de concentration envoyés à l'armée autrichienne. Mais il était décidé que la noble et malheureuse armée de Ligurie payerait jusqu au bout, de son sang, de ses souffrances, et enfin d'une reddition douloureuse, les triomphes de l'armée de réserve.

Dernières extrémités de Masséna dans Gênes.

Le grand caractère de Masséna s'était soutenu jusqu'à la fin. Avant de se rendre, disaient les soldats, il nous fera manger jusqu'à ses bottes. La viande de bétail étant consommée, on mangeait celle de cheval; n'ayant même plus de celle-ci, on se nourrissait des animaux les plus immondes. Le triste pain fait avec de l'avoine et des fèves avait été dévoré aussi. Depuis le 23 mai (3 prairial), Masséna recueillant l'amidon, la graine de lin, le cacao existant dans les magasins de Gênes, en avait fait composer un pain, que les soldats pouvaient à peine avaler, et que bien peu d'entre eux parvenaient à digérer. Presque tous allaient encombrer les hôpitaux. Le peuple, réduit à une soupe d'herbe pour unique aliment, éprouvait toutes les angoisses de la faim. Les rues étaient jonchées de malheureux expirant d'inanition, de femmes exténuées qui exposaient à la charité publique les enfants qu'elles ne pouvaient plus nourrir. Un autre spectacle épouvantait la ville et l'armée: c'était celui des nombreux prisonniers que Masséna avait faits, et auxquels il n'avait aucune nourriture à donner. Il ne voulait plus les rendre sur parole, depuis qu'on avait vu ceux qui avaient été rendus de la sorte, reparaître dans les rangs ennemis. Il avait donc proposé au général Ott, puis à l'amiral Keith, de fournir les vivres nécessaires à leur consommation journalière, en donnant sa parole d'honneur qu'il n'en serait rien distrait pour la garnison. La parole d'un tel homme valait bien qu'on la tînt pour sûre. Mais l'acharnement était si grand, qu'on résolut d'imposer à Masséna la charge d'alimenter les prisonniers, dussent-ils souffrir de cruelles privations. Les généraux ennemis eurent donc la barbarie de condamner leurs soldats aux horribles souffrances de la faim, pour augmenter la disette de Gênes, en y laissant quelques mille bouches de plus à nourrir. Masséna fournit à ces prisonniers la soupe d'herbe qu'il donnait aux habitants. Ce n'était pas assez pour des hommes robustes, habitués à l'abondance dans les riches campagnes d'Italie: ils étaient toujours à la veille de se révolter; et, pour leur en ôter la pensée, Masséna les fit enfermer dans de vieilles carcasses de vaisseaux, qu'on plaça au milieu du port, et sur lesquelles une forte artillerie constamment braquée était prête à vomir la mort. Ces malheureux poussaient des hurlements affreux, qui remuaient profondément cette population elle-même, déjà si affectée de ses propres souffrances.

Chaque jour le nombre de nos soldats diminuait; on les voyait expirer dans les rues, et on avait été obligé de leur permettre, tant ils étaient affaiblis, de s'asseoir en montant la garde. Les Génois découragés ne faisaient plus le service de la garde nationale, craignant d'être compromis lorsque bientôt les Autrichiens ramèneraient le parti oligarchique. De temps en temps de sourdes rumeurs annonçaient que le désespoir des habitants allait éclater, et, pour en prévenir l'explosion, des bataillons avec des canons chargés occupaient les principales places.

Masséna imposait au peuple et à l'armée par son attitude impassible. Le respect qu'inspirait ce héros, mangeant le pain affreux des soldats, vivant avec eux sous le feu de l'ennemi, et supportant, outre leurs souffrances physiques, les soucis du commandement avec une inébranlable fermeté, le respect qu'il inspirait contenait tout le monde: il exerçait au milieu de Gênes désolée l'ascendant d'une grande âme.

Cependant un sentiment d'espérance soutenait encore les assiégés. Plusieurs aides-de-camp du général, après de courageux efforts, avaient traversé le blocus, et apporté quelques nouvelles. Le chef d'état-major général Oudinot, qui pendant le siège avait donné les plus grandes preuves de dévouement; les colonels Reille, Franceschi, Ortigoni avaient passé, et avaient appris, tantôt que le Premier Consul se mettait en route, tantôt qu'il passait les Alpes. L'un d'eux, Franceschi, l'avait laissé descendant le Saint-Bernard. Mais depuis le 20 mai on n'avait plus de ses nouvelles. Dix et douze jours écoulés dans cette situation paraissaient des siècles, et on se demandait avec désespoir comment il se pouvait qu'en dix jours le général Bonaparte n'eût pas franchi l'espace qui sépare les Alpes de l'Apennin. Tel qu'on le connaît, disait-on, il est déjà vainqueur ou vaincu; s'il n'arrive pas, c'est qu'il a succombé dans cette entreprise téméraire. S'il avait pu déboucher en Italie, il aurait déjà saisi le général autrichien, et l'aurait arraché des murs de Gênes. D'autres prétendaient que le général Bonaparte avait considéré l'armée de Ligurie comme un corps sacrifié à une grande opération; qu'il avait voulu une seule chose, c'était de retenir le baron de Mélas sur l'Apennin; mais que, ce but atteint, il ne songeait plus à la débloquer, et marchait à un but plus vaste.—Eh bien! ajoutaient les Génois et nos soldats eux-mêmes, on nous a sacrifiés à la gloire de la France: soit; mais aujourd'hui le but est atteint; veut-on que nous expirions jusqu'au dernier? Si c'était au feu, les armes à la main, à la bonne heure; mais de faim, de maladie, c'est impossible! Le temps est venu de se rendre.—Plusieurs soldats désespérés allèrent jusqu'à briser leurs armes. On annonça en même temps un complot de quelques hommes égarés par la souffrance. Masséna leur adressa une belle proclamation, dans laquelle il leur rappelait les devoirs du soldat, qui consistent autant à supporter les privations et les souffrances qu'à braver les dangers; leur montra l'exemple de leurs officiers, mangeant les mêmes aliments, et se faisant chaque jour tuer ou blesser à leur tête. Il leur disait que le Premier Consul s'avançait avec une armée pour les délivrer; que capitulant aujourd'hui c'était perdre en un instant le résultat de deux mois d'efforts et de dévouement. Encore quelques jours, quelques heures peut-être, disait-il, et vous serez délivrés, après avoir rendu d'éminents services à la patrie!—

Aussi à chaque bruit, à chaque retentissement vers l'horizon, on croyait entendre le canon du général Bonaparte, et on accourait avec empressement. Un jour on se persuada que le canon retentissait à la Bocchetta; une joie folle éclata de toutes parts: Masséna lui-même se transporta sur les remparts. Vaine illusion! c'était le bruit d'un orage dans les gorges de l'Apennin. On retomba dans le plus morne abattement.

Nécessité pour Masséna de se rendre.

Enfin, le 4 juin, il ne devait plus rester que deux onces par homme de ce pain affreux, composé avec de l'amidon et du cacao. Il fallait bien livrer la place, car on ne pouvait pas réduire nos malheureux soldats à se dévorer entre eux, et il y avait un terme inévitable à la résistance, dans l'impossibilité matérielle d'exister. D'ailleurs l'armée avait le sentiment d'avoir fait tout ce qu'on pouvait attendre de son courage. Dans son intime conviction, elle ne couvrait plus les Thermopyles de la France, mais elle servait à favoriser une manœuvre, qui dans le moment devait avoir réussi ou échoué. Elle commençait à croire surtout que le Premier Consul songeait plutôt à étendre ses combinaisons qu'à la secourir. Masséna partageait ce sentiment sans l'avouer; mais il ne regardait ses devoirs comme entièrement accomplis, que lorsqu'il aurait atteint le dernier terme possible de la résistance. Ces deux misérables onces de pain qui restaient à donner à chaque homme, étant consommées, force était de se rendre. Il s'y résigna enfin avec une amère douleur.

Le général Ott lui avait envoyé un parlementaire, car les Autrichiens n'étaient pas moins pressés d'en finir que les Français. Ce général avait, en effet, les ordres les plus positifs de lever le siège de Gênes, pour se replier sur Alexandrie. Ces offres de l'ennemi, ont dit quelques historiens, devaient éclairer Masséna. Sans doute, il savait qu'en attendant un jour ou deux de plus, il serait peut-être secouru; mais ces deux jours il ne les avait pas.—Donnez-moi, disait-il aux Génois, deux jours de vivres, un seulement, et je vous sauve du joug autrichien; je sauve mon armée de la douleur de se rendre.—

Pourparlers relatifs à la reddition de Gênes.

Le 3 juin enfin, Masséna fut obligé de négocier. On parlait de capitulation, il en rejeta l'idée de manière à ne pas permettre d'y revenir. Il voulait que l'armée pût se retirer librement, avec armes et bagages, enseignes déployées, ayant la faculté de servir et de combattre, lorsqu'elle aurait dépassé les lignes des assiégeants.—Sinon, disait-il aux parlementaires autrichiens, je sortirai de Gênes les armes à la main. Avec huit mille hommes affamés, je me présenterai à votre camp, et je combattrai jusqu'à ce que je me sois fait jour.—On consentait à laisser partir la garnison, mais on voulait qu'il restât prisonnier de sa personne, parce qu'on craignait qu'avec un chef tel que lui, cette garnison s'en allant de Gênes à Savone, se réunissant aux troupes de Suchet, ne tentât encore quelque entreprise redoutable sur les derrières du baron de Mélas. Pour calmer l'indignation de Masséna, on lui avoua le motif, si honorable pour lui, de cette condition. Il n'en voulut pas entendre parler. Alors on demanda que la garnison se retirât par mer, afin qu'elle n'eût pas le temps de se joindre au corps de Suchet. À toutes ces propositions il opposa sa réponse accoutumée, c'est qu'il se ferait jour. Enfin, on consentit à laisser passer 8 mille hommes par terre, c'est-à-dire tous ceux qui pouvaient encore soutenir le poids de leurs armes. Les convalescents devaient être successivement embarqués, et transportés au quartier-général de Suchet. Il restait 4 mille malades que les Autrichiens prenaient l'engagement de nourrir, de soigner, et de rendre ensuite à l'armée française. Le général Miollis leur était laissé pour les commander. Masséna stipula les intérêts des Génois, et exigea, comme condition expresse, qu'aucun d'eux ne fût recherché pour les opinions émises pendant notre occupation; que les biens et les personnes fussent fidèlement respectés. M. de Corvetto, célèbre Génois, depuis ministre en France, avait été admis à ces conférences, et put être témoin des efforts faits en faveur des Génois. Masséna voulut de plus qu'on leur laissât leur gouvernement actuel, celui qu'ils devaient à la Révolution française. Belles paroles de Masséna. Sur ce point, les généraux autrichiens refusèrent de s'engager.—Eh bien! leur dit Masséna, faites ce que vous voudrez; mais avant quinze jours je vous déclare que je serai de retour dans Gênes!—Parole prophétique, à laquelle un officier autrichien, M. de Saint-Julien, fit cette réponse noble et délicate: Vous trouverez dans cette place, monsieur le général, des hommes à qui vous avez appris à la défendre.—

La conférence définitive eut lieu le 4 juin au matin, dans une chapelle, au pont de Cornigliano. L'article qui avait pour but de conduire par terre une partie de l'armée, donna lieu à une dernière difficulté. Mais Masséna laissant l'alternative ou de consentir à ce qu'il désirait, ou de soutenir le lendemain un combat désespéré, les généraux autrichiens se rendirent. Il fut stipulé que cette convention, d'évacuation, de laquelle le mot de capitulation avait été soigneusement écarté, serait conclue le soir même. Du reste, les officiers ennemis, saisis d'admiration pour le général français, le comblèrent d'égards et de marques de respect.

Reddition de Gênes.

Le soir venu, il hésitait encore à signer, espérant toujours qu'il pourrait être délivré. Enfin, quand on ne put plus différer sans manquer à la parole donnée, il accorda sa signature. Le lendemain, nos troupes sortirent avec le général Gazan à leur tête, et trouvèrent des rations aux avant-postes. Masséna s'embarqua de sa personne, pour être plus promptement rendu au quartier-général de Suchet. Il sortit du port dans une embarcation portant le drapeau tricolore, et sous les boulets de l'escadre anglaise.

À quel prix l'armée de Ligurie avait retenu les Autrichiens devant Gênes.

Ainsi finit ce siège mémorable, pendant lequel une armée française venait de se signaler par de si grandes vertus et de si grands services. Elle avait fait plus de prisonniers, et tué plus d'ennemis qu'elle ne comptait de soldats. Avec 15 mille hommes, elle avait pris ou mis hors de combat plus de 18 mille Autrichiens. Elle avait surtout ruiné le moral de l'armée impériale, en la contraignant à des efforts continuels et extraordinaires. Mais veut-on savoir à quel prix cette brave garnison de Gênes avait fait de telles choses? Sur 15 mille combattants, elle en avait perdu 3 mille par le feu; 4 mille autres étaient frappés plus ou moins grièvement; 8 mille seulement allaient rejoindre l'armée active. Le général en second, Soult, était resté aux mains de l'ennemi, après avoir eu la jambe fracassée. Sur trois généraux de division, un mourut d'épidémie, Marbot; un autre fut gravement blessé, Gazan. Sur six généraux de brigade, quatre furent blessés, Gardanne, Petitot, Fressinet, d'Arnaud. Sur douze adjudants-généraux, six furent blessés, un pris, un autre tué. Deux officiers d'état-major furent tués, sept pris, quatorze blessés. Onze colonels sur dix-sept furent mis hors de combat, ou faits prisonniers. Les trois quarts des officiers eurent le même sort. On voit que c'est en donnant l'exemple du dévouement, que les chefs de cette brave armée la soutinrent au milieu de si cruelles épreuves. Du reste, elle se montra digne de ceux qui la conduisaient, et jamais le soldat français ne déploya plus de constance et d'héroïsme. Honneur donc à la bravoure malheureuse, qui, par son dévouement sans bornes, avait contribué aux triomphes de la bravoure heureuse, dont nous allons maintenant raconter les exploits!

Retraite des Autrichiens sur le Var.

Tandis que, pressé de lever le siège de Gênes, le général Ott accordait à Masséna les belles conditions que nous venons de rapporter, le général Elsnitz, rappelé par les ordres du baron de Mélas, abandonnait le pont du Var. Les attaques des Autrichiens sur ce point avaient été tardives, parce que leur grosse artillerie, transportée par mer, s'était fait long-temps attendre. Diverses tentatives eurent lieu successivement le 22 et le 27 mai; la dernière surtout fut un vrai coup de désespoir du général Elsnitz, qui voulait, avant de se retirer, n'avoir négligé aucun effort. Ces attaques furent vaillamment repoussées. Le général Elsnitz, reconnaissant qu'il n'y avait aucune chance de succès, songea donc à repasser les monts. Suchet, jugeant avec un coup d'œil prompt et juste les intentions du général autrichien, fit ses dispositions pour ne pas lui laisser opérer sa retraite en sécurité. Il vit très-bien qu'en manœuvrant toujours par sa gauche, le long des montagnes, il placerait les Autrichiens dans une situation périlleuse, et parviendrait probablement à leur enlever quelque corps détaché. En effet, en dehors de la ligne du Var, qui avait arrêté l'invasion, s'étend parallèlement la ligne de la Roya, dont la source est placée au col de Tende même. Si les Français, se portant au delà du Var, prévenaient les Autrichiens sur les sources de la Roya, ils s'emparaient du col de Tende, et réduisaient leurs adversaires à courir le long des crêtes de l'Apennin pour y trouver un passage. (Voir la carte no 4.) Brillante poursuite des Autrichiens par le général Suchet. Cette idée juste, exécutée avec vigueur, procura au général Suchet les plus heureux résultats. Il commença par déposter de Ronciglione le général Gorupp, continua de marcher vivement, par sa gauche, sur la droite ébranlée des Autrichiens, enleva successivement le col de Rauss, qui donne passage de la vallée du Var dans celle de la Roya, prit le fameux camp des Mille-Fourches, et, maître du col de Tende, se trouva, le 1er juin, placé sur la ligne de retraite du général Elsnitz. Le général Gorupp, rejeté en désordre sur la haute Roya, eut encore le temps de gagner le col de Tende, mais en laissant sur la route beaucoup de morts et de prisonniers. Le général Elsnitz, avec le reste de son armée, n'eut d'autre ressource que de suivre le versant maritime de l'Apennin jusqu'à Oneille, et de revenir par Pieve et Saint-Jacques dans la vallée du Tanaro. Il avait à traverser des montagnes affreuses, avec des soldats déjà démoralisés par cette espèce de fuite, et ayant à ses trousses un ennemi qui passait avec joie de la défensive à l'offensive. Pendant cinq jours entiers les Autrichiens furent poursuivis sans relâche, éprouvant des échecs continuels; et le 6 juin, enfin, le général Elsnitz, arrivé à Orméa, n'y comptait pas 10 mille hommes. Il était le 7 à Ceva. Le général Gorupp s'était retiré sur Coni avec une faible division. On évalue à 10 mille la perte en hommes qu'avait faite le corps autrichien du Var.

Réunion de Suchet et de Masséna.

Le général Suchet, si long-temps séparé de Masséna, le retrouva le long du rivage, aux environs de Savone. Les 12 mille Français qui venaient du Var, se rejoignirent aux 8 mille qui sortaient de Gênes, et formèrent ainsi un corps de 20 mille hommes, très-bien placé pour tomber sur les derrières de M. de Mélas. Mais Masséna s'était fait une blessure assez grave en débarquant, il ne pouvait monter à cheval; les 8 mille hommes qu'il amenait étaient exténués de fatigue, et, il faut le dire, il y avait dans le cœur de tous les défenseurs de Gênes une secrète irritation contre le Premier Consul, qu'on savait triomphant à Milan, tandis que l'armée de Ligurie se trouvait réduite à capituler. Masséna ne voulut pas que le général Suchet courût les chances d'une descente en Italie, dans l'ignorance des mouvements qu'allaient faire au delà des Alpes les deux généraux opposés l'un à l'autre. Le baron de Mélas, ayant réuni tous ses lieutenants, Haddick, Kaim, Elsnitz, Ott, pouvait se trouver à la tête de forces redoutables, se jeter sur le général Suchet, et l'écraser avant de se porter à la rencontre du général Bonaparte. Masséna permit à son lieutenant Suchet de passer l'Apennin, de se placer en avant d'Acqui, et lui ordonna de rester dans cette position, observant, inquiétant l'armée autrichienne, demeurant suspendu sur sa tête, comme l'épée de Damoclès. Position prise par l'armée de Ligurie sur les derrières de l'armée autrichienne. On verra tout à l'heure quels services rendit encore l'armée de Ligurie, par sa seule présence sur le sommet de l'Apennin.

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