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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 01 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Levée forcée de chevaux.

L'artillerie et la cavalerie avaient aussi besoin de chevaux. Le Premier Consul, n'ayant ni le temps ni les moyens d'exécuter des achats, ordonna une levée forcée et extraordinaire du trentième cheval. C'était une dure mais inévitable nécessité. Les armées devaient se pourvoir d'abord autour d'elles, et puis, de proche en proche, dans les provinces environnantes.

Malheureux état de l'armée de Ligurie.

Le Premier Consul avait envoyé à Masséna les fonds dont on pouvait disposer pour venir au secours de la malheureuse armée de Ligurie. De 60 mille hommes dont elle se composait par la réunion de l'armée de Lombardie et de celle de Naples, après la sanglante bataille de la Trebbia, elle était, par la misère, réduite à 40 mille hommes au plus, ne présentant que 30 et quelques mille combattants. Les blés, ne pouvant venir ni du Piémont, occupé par les Autrichiens, ni de la mer, gardée par les Anglais, étaient fort rares. Ces malheureux soldats n'avaient, pour se nourrir, que les récoltes de l'Apennin, à peu près nulles, comme tout le monde le sait. Ils ne voulaient pas entrer dans les hôpitaux, où l'on manquait des premiers aliments; et on les voyait, sur la route de Nice à Gênes, dévorés par la faim et la fièvre, présentant le plus douloureux des spectacles, celui de braves gens que la patrie qu'ils défendent laisse mourir de misère.

Masséna, muni des fonds envoyés par le gouvernement, avait passé quelques marchés à Marseille, acquis tous les blés que contenait cette ville, et les avait dirigés sur Gênes. Malheureusement, pendant cet hiver, les vents aussi rigoureux que l'ennemi, ne cessaient de contrarier les arrivages de Marseille à Gênes, et remplaçaient en quelque sorte le blocus, que les Anglais ne pouvaient continuer dans la mauvaise saison. Cependant, quelques cargaisons ayant réussi à passer, le pain venait d'être rendu aux troupes de la Ligurie. On leur avait envoyé des armes, des souliers, quelques vêtements, et des espérances. Quant à l'énergie militaire, rien n'était à faire pour la leur inspirer; car jamais la France n'avait vu des soldats endurer de tels revers avec une telle fermeté. Ces vainqueurs de Castiglione, d'Arcole, de Rivoli, avaient supporté sans s'ébranler les défaites de Cassano, de Novi, de la Trebbia; la trempe qu'ils avaient acquise n'avait pu s'altérer sous les coups de la fortune. Au surplus, la présence du général Bonaparte à la tête du gouvernement et du général Masséna à la tête de l'armée, leur aurait remonté le cœur s'ils en avaient eu besoin. Il ne fallait que les nourrir, les vêtir, les armer, pour en tirer les plus grands services. On fit à cet égard le mieux qu'on put. Masséna, par quelques actes de sévérité, rétablit la discipline, ébranlée parmi eux, et réunit 30 et quelques mille hommes, impatients de retrouver sous ses ordres la route de la fertile Italie.

Conduite prescrite à Masséna.

Le Premier Consul lui prescrivit une conduite habilement conçue. Trois passages étroits conduisaient à travers l'Apennin, du versant continental sur le versant maritime: c'était le passage de la Bocchetta, débouchant sur Gênes; celui de Cadibona, sur Savone; celui de Tende, sur Nice. (Voir la carte no 3.) Le Premier Consul enjoignit à Masséna de ne laisser que de faibles détachements au col de Tende et au col de Cadibona, tout juste assez pour les observer, et de se concentrer, avec 25 ou 30 mille hommes, sur Gênes. Cette ville étant fortement occupée, l'invasion du midi de la France était peu présumable, et, en tout cas, peu à craindre; car les Autrichiens ne seraient pas assez téméraires pour s'avancer, au delà du Var, sur Toulon et les Bouches-du-Rhône, en laissant Masséna sur leurs derrières. Masséna pouvait d'ailleurs tomber avec ses 30 mille hommes réunis sur les corps qui auraient franchi les défilés de l'Apennin. Il était difficile, vu la nature des lieux étroits et escarpés, qu'il rencontrât plus de 30 mille hommes à la fois. Il avait donc le moyen de faire partout face à l'ennemi. Ce plan excellent n'était malheureusement exécutable que par un général qui aurait eu la prodigieuse dextérité du vainqueur de Montenotte. Le Premier Consul était, du reste, assuré d'avoir dans Masséna un défenseur opiniâtre des hauteurs de l'Apennin, et de préparer au baron de Mélas des occupations qui le retiendraient en Ligurie, pendant tout le temps nécessaire aux savantes combinaisons du plan de campagne.

Néanmoins, il faut le dire, l'armée de Ligurie fut un peu traitée en armée sacrifiée; on ne lui envoya pas un homme de plus, on ne lui donna que du matériel, et même, sous ce rapport, le nécessaire seulement. C'est ailleurs que se dirigeaient les principaux efforts du gouvernement, parce que c'est ailleurs que devaient se porter les grands coups. L'armée de Ligurie était exposée à périr, pour donner à d'autres le temps d'être victorieuses. Telle est cette dure fatalité de la guerre, qui passe de la tête des uns sur la tête des autres, obligeant ceux-ci à mourir pour que ceux-là vivent et triomphent.

L'armée du Rhin.

L'armée traitée avec un soin tout particulier fut celle qui, sous les ordres de Moreau, était destinée à opérer en Souabe. On lui envoya tout ce qu'on put en hommes et en matériel. On fit les plus grands efforts pour lui assurer une artillerie complète et de grands moyens de passage, afin qu'elle se trouvât en mesure de franchir le Rhin à l'improviste, et, s'il était possible, sur un seul point. Raisons qui firent donner 130 mille hommes au général Moreau. Le général Moreau, dont on a dit le Premier Consul si jaloux, allait donc avoir sous ses ordres la plus belle, la plus nombreuse armée de la République, cent trente mille hommes environ, tandis que Masséna n'en devait avoir que trente-six, et le Premier Consul tout au plus quarante. Ce n'était point, au surplus, une vaine caresse adressée à l'orgueil de Moreau. Des motifs plus sérieux avaient déterminé cette distribution des forces. L'opération destinée à jeter M. de Kray sur Ulm et Ratisbonne, était de la plus haute importance pour le succès général de la campagne; car en présence de ces deux puissantes armées autrichiennes qui s'avançaient vers nos frontières, il fallait d'abord avoir éloigné l'une, pour pouvoir franchir les Alpes sur les derrières de l'autre. Cette première opération devait donc être tentée par des moyens décisifs, qui en rendissent la réussite infaillible. Le Premier Consul, tout en estimant Moreau, s'estimait lui-même beaucoup plus; et, s'il fallait que l'un des deux se passât de grands moyens, il croyait pouvoir s'en passer plus que Moreau. Le sentiment qui le dirigeait dans cette occasion était un sentiment meilleur, dans les grandes affaires de l'État, que la générosité elle-même, c'était l'amour de la chose publique; il la mettait au-dessus de tout intérêt particulier, que ce fût celui des autres ou le sien.

Cette armée du Rhin, quoique portant, comme les autres armées de la République, les haillons de la misère, était superbe. Quelques conscrits lui avaient été envoyés, mais en petit nombre, tout juste assez pour la rajeunir. Elle se composait en immense majorité de ces vieux soldats, qui, sous les ordres de Pichegru, Kléber, Hoche et Moreau, avaient conquis la Hollande, les rives du Rhin, franchi plusieurs fois ce fleuve et paru même sur le Danube. On n'aurait pas pu dire, sans injustice, qu'ils étaient plus braves que ceux de l'armée d'Italie; mais ils présentaient toutes les qualités de troupes accomplies: ils étaient sages, sobres, disciplinés, instruits et intrépides. Les chefs étaient dignes des soldats. La formation de cette armée en divisions détachées, complètes en toutes armes, et agissant en corps séparés, y avait développé au plus haut point le talent des généraux divisionnaires. Ces divisionnaires avaient des mérites égaux, mais divers. Lecourbe. C'était Lecourbe, le plus habile des officiers de son temps dans la guerre des montagnes, Lecourbe, dont les échos des Alpes répétaient le nom glorieux: Richepanse. c'était Richepanse, qui joignait à une bravoure audacieuse une intelligence rare, et qui rendit bientôt à Moreau, dans les champs de Hohenlinden, le plus grand service qu'un lieutenant ait jamais rendu à son général: Saint-Cyr. c'était Saint-Cyr, esprit froid, profond, caractère peu sociable, mais doué de toutes les qualités du général en chef: Ney. c'était enfin ce jeune Ney, qu'un courage héroïque, dirigé par un instinct heureux de la guerre, avait déjà rendu populaire dans toutes les armées de la République. Moreau. À la tête de ces lieutenants était Moreau, esprit lent, quelquefois indécis, mais solide, et dont les indécisions se terminaient en résolutions sages et fermes, quand il était face à face avec le danger. La pratique avait singulièrement formé et étendu son coup d'œil militaire. Mais, tandis que son génie guerrier grandissait chaque jour au milieu des épreuves de la guerre, son caractère civil, faible, livré à toutes les influences, avait succombé déjà, et devait succomber encore aux épreuves de la politique, que les âmes fortes et les esprits vraiment élevés peuvent seuls surmonter. Du reste, la malheureuse passion de la jalousie n'avait point encore altéré la pureté de son cœur et corrompu son patriotisme. Par son expérience, son habitude du commandement, sa haute renommée, il était, après le général Bonaparte, le seul homme capable alors de commander à cent mille hommes.

Plan particulier tracé par le Premier Consul à Moreau.

Le plan de détail que lui avait prescrit le Premier Consul, consistait à déboucher en Souabe par le point qui lui permettrait le mieux d'agir sur l'extrême gauche du maréchal de Kray, de manière à déborder celui-ci, à le couper de la Bavière, à l'enfermer entre le haut Danube et le Rhin; auquel cas l'armée autrichienne de Souabe était perdue. Pour y réussir, il fallait passer le Rhin, non pas sur deux ou trois points, mais sur un seul, le plus près possible de Constance; opération singulièrement hardie et difficile, car il s'agissait de mettre au delà d'un fleuve, et en présence de l'ennemi, cent mille hommes à la fois, avec tout leur matériel: et on doit avouer qu'avant Wagram, aucun général n'avait passé un fleuve avec cet ensemble et cette résolution. Aussi fallait-il beaucoup d'adresse pour tromper les Autrichiens sur le lieu qu'on choisirait; avec beaucoup d'adresse, beaucoup d'audace dans l'exécution du passage, et enfin, ce qu'il faut toujours, du bonheur. Le Premier Consul avait ordonné de réunir dans les affluents du Rhin, dans l'Aar particulièrement, une masse considérable de bateaux, pour jeter trois ou quatre ponts à la fois, à la distance de quelques cents toises les uns des autres. Restait à faire entrer de telles combinaisons dans l'esprit froid et peu audacieux de Moreau.

Après ces soins, donnés avec un zèle de tous les moments aux troupes de Ligurie et d'Allemagne, le Premier Consul s'était appliqué à tirer du néant une armée, qui bientôt accomplit les plus grandes choses, sous le titre d'armée de réserve.

Création de l'armée de réserve.

Pour qu'elle remplit son objet, il fallait non-seulement la créer, mais la créer sans que personne voulût y croire. On va voir de quelle manière il s'y prit, pour obtenir ce double résultat.

Le Premier Consul avait su trouver en Hollande, et dans les forces accumulées à Paris par le Directoire, les moyens de pacifier la Vendée en temps utile: il sut trouver dans la Vendée pacifiée les ressources nécessaires pour créer une armée, qui, jetée à l'improviste sur le théâtre des opérations militaires, y devait changer les destinées de la campagne. En écrivant au général Brune, commandant supérieur dans l'Ouest, il lui adressait ces belles paroles, qui exprimaient si bien sa manière d'opérer, et celle des grands maîtres en fait d'administration et de guerre: «Faites-moi connaître si, indépendamment des cinq demi-brigades que je vous ai demandées par mon dernier courrier, vous pouvez encore disposer d'une ou deux demi-brigades, sauf à les faire revenir dans trois mois. Il faut nous résoudre à arpenter la France comme autrefois la vallée de l'Adige; ce n'est jamais que le rapport des décades aux jours.» (14 ventôse an VIII.—5 mars 1800. Dépôt de la Secrétairerie d'État.)

Quoique les Anglais dussent être dégoûtés de nouvelles descentes sur le continent depuis leur aventure du Texel, et surtout depuis la séparation des Russes de la coalition, on ne pouvait leur livrer la vaste étendue de nos côtes, du Zuiderzée jusqu'au golfe de Gascogne, sans aucun moyen de défense, la pacification de la Vendée étant d'ailleurs si récente. Le Premier Consul laissa donc en Hollande une force moitié française, moitié hollandaise, pour garder ce pays si précieux; il en donna le commandement à Augereau. Elle était formée en divisions actives, complètes en toutes armes, et prêtes à marcher. Lorsqu on serait bien assuré, par la suite des opérations, qu'on n'avait pas de descente à craindre, ce corps d'Augereau devait remonter le Rhin, et couvrir les derrières de Moreau, en Allemagne. Dans les soixante mille hommes réunis depuis les côtes de la Normandie jusqu'à celles de la Bretagne et du Poitou, le Premier Consul choisit les demi-brigades les plus épuisées, et les chargea de veiller sur le pays insurgé. Il eut soin d'en réduire encore l'effectif, en faisant passer à l'armée active les soldats capables de servir, et les rendit ainsi propres à recevoir un plus grand nombre de conscrits, qu'elles devaient instruire tout en gardant les côtes. Il les forma en cinq petits camps, réunissant artillerie, cavalerie, infanterie, pouvant marcher au premier signal, et commandés par de bons officiers. Il y avait deux de ces camps en Belgique, un à Liège, un autre à Maëstricht, tous deux destinés à contenir cette contrée travaillée par les prêtres, et à concourir, s'il était besoin, à la défense de la Hollande. Il y en avait un à Lille, prêt à se jeter sur la Somme et la Normandie, un à Saint-Lô, un, enfin, à Rennes. Ce dernier était le plus nombreux: il comptait de 7 à 8 mille soldats. Les autres étaient de 4 à 5 mille. Ces camps employaient environ 30 mille hommes. Ils allaient être portés au double au moins, par l'arrivée de la conscription. Ils devaient faire, à la fois, la police dans les pays récemment conquis, tels que la Belgique, et dans les pays récemment pacifiés, tels que la Normandie, la Bretagne, le Poitou. Le Premier Consul avait ordonné de fouiller les bois pour y chercher les armes cachées. Il avait commencé à former, par l'appât d'un traitement avantageux, trois ou quatre bataillons, composés de tous les individus qui avaient contracté dans la guerre civile des habitudes aventureuses, et il voulait, sans le dire, les envoyer en Égypte. Quant aux chefs, il leur avait assigné à tous des résidences éloignées du théâtre de la guerre civile, et avait adouci l'amertume de cet exil, par des pensions très-suffisantes pour leur procurer un véritable bien-être.

Ces dispositions faites, il restait, sur les soixante mille hommes réunis pour la pacification de l'intérieur, environ 30 mille soldats excellents, encadrés dans les demi-brigades qui avaient le moins souffert. Les uns étaient revenus à Paris après l'opération exécutée en Normandie contre M. de Frotté. Les autres étaient en Bretagne et en Vendée. Le Premier Consul en forma trois belles divisions de guerre, deux en Bretagne, à Rennes et à Nantes, la troisième à Paris. Ces divisions devaient se compléter en toute hâte, se pourvoir du matériel qu'elles auraient sous la main, et se procurer le reste en route, par les moyens que nous allons faire connaître. Elles avaient ordre de se rendre à la frontière de l'est, arpentant la France, suivant le langage du Premier Consul, comme autrefois l'armée d'Italie arpentait la vallée de l'Adige. Leur arrivée en Suisse était certaine pour le mois d'avril.

Il existait une autre ressource, c'étaient les dépôts de l'armée d'Égypte, stationnés dans le midi de la France, et n'ayant jamais pu envoyer des recrues à leurs corps par l'impossibilité de traverser la mer, toujours gardée par les Anglais. On pouvait, en versant dans ces dépôts quelques conscrits, en tirer quatorze bataillons très-beaux, très-propres à faire la guerre. L'ordre fut donné de les acheminer vers Lyon, dès qu'ils seraient complétés. C'était une quatrième division excellente, et capable de rendre de bons services.

Ce qu'il y a de plus difficile, de plus long dans la composition d'une armée, c'est l'organisation de l'artillerie: le Premier Consul, voulant former cette armée de réserve à l'est, avait, dans les dépôts d'Auxonne, de Besançon, de Briançon, les moyens de réunir, en personnel et en matériel, une force de soixante bouches à feu. Deux officiers d'artillerie très-habiles, et qui lui étaient dévoués, les généraux Marmont et Gassendi, furent dépêchés de Paris, avec ordre de préparer ces soixante bouches à feu dans ces divers dépôts, sans dire où elles seraient concentrées et réunies.

Moyens employés pour dissimuler la formation de l'armée de réserve.

Restait à indiquer un lieu de rendez-vous à toutes ces forces éparses. Si on avait cherché à cacher par le silence de tels préparatifs, on aurait, au contraire, donné l'éveil. Le Premier Consul voulut tromper l'ennemi par le bruit même qu'il allait faire. Il inséra au Moniteur un arrêté des Consuls, portant création d'une armée de réserve, qui devait être formée à Dijon, et se composer de soixante mille hommes. Berthier partit en poste pour Dijon, afin d'en commencer l'organisation. On doit se souvenir, en effet, que Berthier était devenu libre par l'entrée de Carnot au ministère de la guerre. Un appel chaleureux fut fait aux anciens volontaires de la Révolution, qui, après une ou deux campagnes, étaient revenus dans leurs foyers. On les engageait à se rendre à Dijon. On y envoya avec beaucoup d'ostentation un peu de matériel et quelques conscrits. De vieux officiers, dirigés sur ce point, présentèrent une apparence de cadres pour commencer l'instruction de ces conscrits. Les journalistes, à qui la mention des affaires militaires n'était permise qu'avec beaucoup de sobriété, eurent carrière sur l'armée qui s'organisait à Dijon, et purent remplir leurs feuilles des détails qui la concernaient. C'en était assez pour attirer là les espions de toute l'Europe, qui ne manquèrent pas, en effet, d'y accourir en grand nombre.

Si les divisions formées à Nantes, Rennes et Paris avec les troupes tirées de la Vendée; si la division formée à Toulon, Marseille, Avignon, avec les dépôts de l'armée d'Égypte; si l'artillerie préparée à Besançon, Auxonne, Briançon, avec les ressources de ces arsenaux, eussent été réunies à Dijon, c'en était fait du secret du Premier Consul; tout le monde croyait à l'existence de l'armée de réserve. Mais il se garda bien d'en agir ainsi. Ces divisions furent acheminées sur Genève et Lausanne par des routes différentes, de telle manière que l'attention publique ne fut particulièrement attirée sur aucun point. Elles passaient pour des renforts destinés à l'armée du Rhin, laquelle, étant répandue depuis Strasbourg jusqu'à Constance, pouvait bien paraître le but vers lequel marchaient ces renforts. Ces préparatifs en matériel, ordonnés dans les arsenaux d'Auxonne et de Besançon, passaient pour un supplément d'artillerie, destiné à la même armée. Ceux qui se faisaient à Briançon étaient censés appartenir aux troupes de Ligurie. Le Premier Consul fit envoyer des eaux-de-vie à Genève; envoi qui n'indiquait pas mieux son but, puisque notre armée d'Allemagne avait sa base d'opérations en Suisse. Il fit fabriquer dans les départements riverains du Rhône deux millions de rations en biscuit, destinées à nourrir l'armée de réserve au milieu de la stérilité des Alpes. 1,800 mille rations remontèrent secrètement le Rhône vers Genève; 200 mille furent envoyées avec ostentation à Toulon, pour faire supposer que ces fabrications inusitées avaient été faites pour le compte de la marine. Enfin, les divisions en marche, conduites lentement, et sans les fatiguer, vers Genève et Lausanne (elles avaient en effet la moitié de mars et tout avril pour faire le trajet), recevaient pendant la route même ce qui leur manquait, en souliers, vêtements, fusils, chevaux. Le Premier Consul ayant arrêté dans son esprit la route qu'elles devaient suivre, et constaté soigneusement la nature de leurs besoins, faisait trouver sur chaque lieu qu'elles avaient à traverser, tantôt une espèce de secours, tantôt une autre, en se gardant bien d'éveiller l'attention par une grande réunion de matières sur un seul point. La correspondance relative à ces préparatifs avait été soustraite aux bureaux de la guerre. Elle était renfermée entre lui et les chefs de corps, et portée par des aides-de-camp sûrs, qui allaient, venaient en poste, voyaient tout de leurs yeux, faisaient tout directement, armés des ordres irrésistibles du Premier Consul, et ignorant d'ailleurs le plan général auquel ils concouraient.

Railleries de toute l'Europe au sujet de l'armée de réserve.

Le secret, renfermé entre le Premier Consul, Berthier, et deux ou trois généraux du génie et de l'artillerie, qu'on avait été forcé d'initier au plan de campagne, était profondément gardé. Aucun d'eux ne l'aurait compromis, parce que le secret est un acte d'obéissance qu'obtiennent les gouvernements, en proportion de l'ascendant qu'ils exercent. À ce titre, celui du Premier Consul n'avait aucune indiscrétion à craindre. Les espions étrangers accourus à Dijon, n'y voyant que quelques conscrits, quelques volontaires, quelques vieux officiers, se crurent bien fins, en découvrant qu'il n'y avait là rien de sérieux, que le Premier Consul évidemment ne faisait tout ce bruit que pour effrayer le baron de Mélas, pour l'empêcher de pénétrer par les bouches du Rhône, et lui persuader qu'il trouverait dans le midi de la France une armée de réserve capable de l'arrêter. La chose fut ainsi comprise de tous les gens qui se croyaient bons juges en cette matière, et les journaux anglais se remplirent bientôt de mille et mille railleries. Les dessinateurs de caricatures en firent une sur l'armée de réserve: elle représentait un enfant donnant la main à un invalide à jambe de bois.

Il n'en fallait pas davantage au Premier Consul: être raillé était, dans le moment, son unique désir. En attendant, ses divisions marchaient, son matériel se préparait vers les frontières de l'est, et, dans les premiers jours de mai, une armée improvisée était prête, ou à seconder Moreau, ou à se jeter au delà des Alpes, pour y changer la face des événements.

Quelques secours accordés à la marine.

Le Premier Consul n'avait pas négligé la marine. Depuis la course que l'amiral Bruix avait faite l'année précédente dans la Méditerranée, avec les forces combinées de France et d'Espagne, la grande flotte qu'il avait dirigée était rentrée dans Brest. Elle se composait de quinze vaisseaux espagnols et d'une vingtaine de vaisseaux français, en tout pas loin de quarante. Vingt vaisseaux anglais la bloquaient dans le moment. Le Premier Consul profita des premières ressources financières qu'il avait réussi à créer, pour envoyer quelques vivres, et une partie de la solde arriérée, à cette flotte. Il lui enjoignit de ne pas se laisser bloquer, quand on serait trente contre vingt; de sortir à la première occasion, fallût-il livrer bataille; et, si on pouvait tenir la mer, de passer le détroit, de paraître devant Toulon, d'y rallier quelques bâtiments chargés de secours pour l'Égypte, d'aller ensuite débloquer Malte et Alexandrie. Les routes ouvertes, il suffisait du commerce seul pour ravitailler les garnisons françaises répandues sur les bords de la Méditerranée.

Résistance de Moreau au plan qui lui est proposé.

Tels furent les soins consacrés aux affaires militaires par le Premier Consul, tandis qu'il était, avec MM. Sieyès, Cambacérès, Talleyrand, Gaudin, et autres collaborateurs de ses travaux, occupé à réorganiser le gouvernement, à rétablir les finances, à créer une administration civile et judiciaire, à négocier enfin avec l'Europe. Mais ce n'était pas tout que de concevoir des plans, d'en préparer l'exécution; il lui fallait faire entrer ses idées dans la tête de ses lieutenants, qui, quoique soumis à son autorité consulaire, n'étaient pas toutefois aussi complètement subordonnés alors qu'ils le furent plus tard, lorsque, sous le titre de maréchaux d'Empire, ils obéissaient à un Empereur. Le plan prescrit à Moreau, surtout, avait bouleversé cette tête froide et timide. Ce général était effrayé de la hardiesse de l'opération qui lui était ordonnée. Nous avons déjà parlé du pays sur lequel il devait opérer. (Voir la carte no 2.) Le Rhin, avons-nous dit, coule de l'est à l'ouest, de Constance à Bâle, se redresse à Bâle pour couler au nord, passant par Brisach, Strasbourg et Mayence. Dans l'angle qu'il décrit ainsi se trouve ce qu'on appelle la Forêt-Noire, pays boisé et montagneux, coupé de défilés qui conduisent de la vallée du Rhin à celle du Danube. L'armée française et l'armée autrichienne occupaient en quelque sorte les trois côtés d'un triangle: l'armée française en occupait deux, de Strasbourg à Bâle, de Bâle à Schaffouse; l'armée autrichienne un seul, de Strasbourg à Constance. Celle-ci avait donc l'avantage d'une concentration plus facile. M. de Kray, ayant sa gauche sous le prince de Reuss, aux environs de Constance, sa droite dans les défilés de la Forêt-Noire jusque vers Strasbourg, son centre à Donau-Eschingen, au point d'intersection de toutes les routes, pouvait se concentrer rapidement devant l'endroit même que Moreau choisirait pour passer le Rhin, que ce fût de Strasbourg à Bâle ou de Bâle à Constance. C'était là le sujet des inquiétudes du général français. Il craignait que M. de Kray, se présentant en masse au point du passage, ne rendît ce passage impossible, peut-être même désastreux.

Le Premier Consul n'appréhendait rien de pareil. Il croyait, au contraire, que l'armée française pouvait très-facilement se concentrer sur le flanc gauche de M. de Kray, et l'enfoncer. Pour cela il désirait, comme nous l'avons déjà dit, que, profitant du rideau qui la couvrait, c'est-à-dire du Rhin, elle remontât ce fleuve à l'improviste, qu'elle se réunît entre Bâle et Schaffouse, qu'avec des bateaux secrètement disposés dans les affluents, elle jetât quatre ponts en une matinée, et qu'elle débouchât, au nombre de 80 ou 100 mille hommes, entre Stokach et Donau-Eschingen, donnant dans le flanc de M. de Kray, le coupant de ses réserves et de la gauche, précipitant ses débris sur le haut Danube. Il pensait que, cette opération exécutée avec promptitude et vigueur, l'armée autrichienne d'Allemagne pouvait être écrasée. Ce qu'il a fait plus tard en partant d'un point différent, mais dans les mêmes lieux, autour d'Ulm, ce qu'il fit cette année même par le Saint-Bernard, prouve que ce plan n'avait rien que de très praticable. Il croyait que l'armée française, n'opérant pas sur le sol ennemi, puisqu'elle remontait par la rive gauche, n'ayant qu'à marcher sans combattre, pourrait, avec certaines précautions, dérober deux ou trois marches, à M. de Kray, et qu'elle serait au lieu du passage avant que ce général eût réuni assez de moyens pour l'empêcher.

C'est là le plan qui avait troublé l'esprit de Moreau, peu habitué à ces hardies combinaisons. Il craignait que M. de Kray, averti à temps, ne se portât avec la masse de ses forces à la rencontre de l'armée française, et ne la jetât dans le fleuve. Moreau aimait mieux profiter des ponts existants à Strasbourg, Brisach et Bâle, pour déboucher en plusieurs colonnes sur la rive droite, il voulait ainsi diviser l'attention des Autrichiens, les attirer principalement vers les défilés de la Forêt-Noire correspondants aux ponts de Strasbourg et de Brisach, puis, après les avoir amenés dans ces défilés, se dérober tout à coup, longer le Rhin avec les colonnes qui auraient traversé ce fleuve, et venir se placer devant Schaffouse pour y couvrir le débouché du reste de l'armée.

Le plan de Moreau n'était pas sans mérite, mais il n'était pas non plus sans de graves inconvénients, car, s'il tendait à éviter le danger d'un seul passage exécuté en masse, il avait, en divisant cette opération, l'inconvénient de diviser les forces, de jeter sur le sol ennemi deux ou trois colonnes détachées, de leur faire exécuter une marche de flanc dangereuse jusqu'à Schaffouse, où elles devaient couvrir le dernier et le plus grand passage du fleuve. Enfin ce plan avait le désavantage de donner peu ou point de résultats, car il ne jetait pas l'armée française tout entière et toute à la fois, sur le flanc gauche du maréchal de Kray; ce qui eût été le seul moyen de déborder le général autrichien, et de le couper de la Bavière.

Le général Dessoles appelé à Paris.
Avril 1800.

C'est un spectacle digne des regards de l'histoire que celui de ces deux hommes, opposés l'un à l'autre dans une circonstance intéressante, laquelle faisait si bien ressortir les diversités de leur esprit et de leur caractère. Le plan de Moreau, comme il arrive souvent aux plans des hommes de second ordre, n'avait que les apparences de la prudence; mais il pouvait réussir par l'exécution, car, il faut le redire sans cesse, l'exécution rachète tout: elle fait quelquefois échouer les meilleures combinaisons, et réussir les plus mauvaises. Moreau persistait donc dans ses idées. Le Premier Consul, voulant le persuader par le moyen d'un intermédiaire bien choisi, fit venir à Paris le général Dessoles, chef d'état-major de l'armée d'Allemagne, esprit fin, pénétrant, digne de servir de lien entre deux hommes puissants et susceptibles; car il avait le goût de concilier ses supérieurs, que n'ont pas toujours les subordonnés. Le Premier Consul l'appela donc à Paris vers le milieu de mars (fin de ventôse) et l'y retint plusieurs jours. Après lui avoir expliqué ses idées, il les lui fit parfaitement comprendre, et même préférer à celles de Moreau. Mais le général Dessoles n'en persista pas moins à conseiller au Premier Consul d'adopter le plan de Moreau, parce qu'il fallait, suivant lui, laisser le général qui opère agir selon ses idées et son caractère, lorsque c'était d'ailleurs un homme digne du commandement qu'on lui avait confié.—Votre plan, dit-il au Premier Consul, est plus grand, plus décisif, probablement même plus sûr; mais il n'est pas adapté au génie de celui qui doit l'exécuter. Vous avez une manière de faire la guerre qui est supérieure à toutes; Moreau a la sienne, qui est inférieure sans doute à la vôtre, mais excellente néanmoins. Laissez-le agir; il agira bien, lentement peut-être, mais sûrement; et il vous procurera autant de résultats qu'il vous en faut pour le succès de vos combinaisons générales. Si, au contraire, vous lui imposez vos idées, vous le troublerez, vous le blesserez même, et vous n'obtiendrez rien de lui, pour avoir voulu trop obtenir.—Le Premier Consul, aussi versé dans la connaissance des hommes que dans celle de son art, apprécia la sagesse des avis du général Dessoles, et se rendit.—Vous avez raison, lui dit-il; Moreau n'est pas capable de saisir et d'exécuter le plan que j'ai conçu. Qu'il fasse comme il voudra, pourvu qu'il jette le maréchal de Kray sur Ulm et Ratisbonne, et qu'ensuite il renvoie à temps son aile droite sur la Suisse. Le plan qu'il ne comprend pas, qu'il n'ose pas exécuter, je vais l'exécuter, moi, sur une autre partie du théâtre de la guerre. Belles paroles du Premier Consul à l'occasion du refus de Moreau. Ce qu'il n'ose pas faire sur le Rhin, je vais le faire sur les Alpes. Il pourra regretter dans quelque temps la gloire qu'il m'abandonne.—Parole superbe et profonde, qui contenait toute une prophétie militaire, comme on pourra en juger bientôt[3].

La manière de franchir le Rhin laissée ainsi à Moreau, il restait un autre point à régler. Le Premier Consul aurait fort souhaité que l'aile droite, commandée par Lecourbe, restât en réserve sur le territoire suisse, toute prête à seconder Moreau si celui-ci en avait besoin, mais ne pénétrât pas en Allemagne si sa présence n'y était pas indispensable, afin de n'avoir pas à revenir en arrière pour se reporter vers les Alpes. Il savait d'ailleurs combien c'est chose difficile d'arracher à un général en chef un détachement de son armée, lorsque les opérations sont une fois commencées. Moreau insista pour avoir Lecourbe, s'engageant à le rendre au général Bonaparte dès qu'il aurait réussi à pousser le maréchal de Kray sur Ulm. Le Premier Consul se rendit à ce désir, résolu à tout concéder pour maintenir la bonne harmonie; mais il voulut que Moreau signât une convention, par laquelle il promettait, après avoir jeté les Autrichiens sur Ulm, de détacher Lecourbe avec 20 ou 25 mille hommes vers les Alpes. Convention avec Moreau. Cette convention fut signée à Bâle entre Moreau et Berthier, ce dernier considéré officiellement comme général en chef de l'armée de réserve.

Vives instances du Premier Consul auprès de Moreau pour le décider à ouvrir la campagne.

Le général Dessoles était parti de Paris après avoir complètement réglé avec le Premier Consul les points en discussion. On était d'accord; tout était prêt pour l'entrée en campagne, et il importait de commencer immédiatement les opérations, pour que, Moreau ayant exécuté de bonne heure la partie du plan qui le concernait, le Premier Consul pût se jeter au delà des Alpes, et dégager Masséna avant que celui-ci fût écrasé, car il luttait avec 36 mille hommes contre 120 mille. Le Premier Consul voulait que Moreau agît à la mi-avril, ou, au plus tard, à la fin de ce mois. Mais ses instances étaient vaines; Moreau n'était pas prêt, et n'avait ni l'activité, ni l'esprit de ressources qui suppléent à l'insuffisance des moyens. Tandis qu'il différait, les Autrichiens, fidèles à leur plan de prendre l'initiative en Italie, se jetaient sur Masséna, et commençaient avec ce général une lutte, que la disproportion des forces a rendue digne d'une mémoire immortelle.

Commencement des hostilités en Ligurie.

L'armée de Ligurie présentait tout au plus 36 mille hommes en état de servir activement, et distribués de la manière suivante. (Voir la carte No 3.)

Treize ou 14 mille hommes, sous le général Suchet, formant la gauche de l'armée, occupaient le col de Tende, Nice et la ligne du Var. Un corps détaché de cette aile, fort de 4 mille hommes environ, sous les ordres du général Thureau, était posté sur le mont Cenis. C'étaient par conséquent 18 mille hommes consacrés à garder la frontière de France du mont Cenis au col de Tende.

Distribution des deux armées le long des Apennins.

Dix ou 12 mille hommes, sous le général Soult, formant le centre de l'armée, défendaient les deux principaux débouchés de l'Apennin, celui qui, par la haute Bormida, tombe sur Savone et Finale, celui de la Bocchetta, qui tombe sur Gênes.

Sept ou 8 mille hommes à peu près, sous l'intrépide Miollis, gardaient Gênes, et un col qui débouche près de cette ville, sur le côté opposé à celui de la Bocchetta. Ainsi, la seconde moitié de cette armée, 18 mille hommes à peu près, sous les généraux Soult et Miollis, défendaient l'Apennin et la Ligurie. Le danger d'une séparation entre ces deux portions de l'armée, celle qui occupait Nice et celle qui occupait Gênes, était évident.

Ces 36 mille Français avaient en présence les 120 mille Autrichiens du baron de Mélas, parfaitement reposés, nourris, ravitaillés, grâce à l'abondance de toutes choses en Italie, grâce aux subsides que l'Angleterre fournissait à l'Autriche. Le général Kaim, avec la grosse artillerie, la cavalerie et un corps d'infanterie, en tout 50 mille hommes, avait été laissé en Piémont, pour y servir d'arrière-garde, et observer les débouchés de la Suisse. Le baron de Mélas avec 70 mille hommes, la plus grande partie en infanterie, s'était avancé sur les débouchés de l'Apennin. Il avait, outre la supériorité du nombre, l'avantage de la position concentrique; car Masséna était obligé, avec 30 mille hommes (le surplus occupant le mont Cenis), de garder le demi-cercle que forment les Alpes maritimes et l'Apennin, de Nice à Gênes, demi-cercle qui n'a pas moins de quarante lieues de circonférence. Le général de Mélas, au contraire, placé de l'autre côté des monts, au centre de ce demi-cercle, entre Coni, Ceva, Gavi, n'avait que peu de chemin à parcourir pour se porter à l'un ou l'autre des points qu'il voulait attaquer. Il pouvait facilement faire de fausses démonstrations sur l'un de ces points, pour se reporter rapidement sur l'autre, et y agir en masse. Masséna, menacé de la sorte, avait quarante lieues à faire pour aller de Nice au secours de Gênes, ou de Gênes au secours de Nice.

Beaux conseils du Premier Consul à Masséna.

C'est sur l'ensemble de ces circonstances qu'étaient fondés les conseils donnés par le Premier Consul à Masséna, conseils déjà rapportés plus haut d'une manière générale, mais qu'il faut faire connaître ici avec un peu plus de détail. Trois routes propres à l'artillerie conduisaient d'un revers des monts à l'autre: celle qui, par Turin, Coni et Tende, débouche sur Nice et le Var; celle qui, remontant la vallée de la Bormida, donne par le col de Cadibona sur Savone; enfin celle de la Bocchetta, qui, par Tortone et Gavi, descend sur la gauche de Gênes, dans la vallée de la Polcevera. Le danger était de voir le baron de Mélas se porter en masse sur le débouché du milieu, couper l'armée française en deux, et la jeter moitié sur Nice, moitié sur Gênes. Apercevant ce danger, le Premier Consul adressait à Masséna, dans des lettres pleines d'une admirable prévoyance (5 et 12 mars), des instructions dont voici la substance:—Gardez-vous, lui disait-il, d'avoir une ligne trop étendue. Ayez peu de monde sur les Alpes, et au col de Tende, où les neiges vous défendent. Laissez quelques détachements sur Nice et les forts environnants; ayez les quatre cinquièmes de vos forces à Gènes et aux environs. L'ennemi débouchera sur votre droite vers Gênes, sur votre centre vers Savone, probablement sur ces deux points à la fois. Refusez une des deux attaques, et jetez-vous avec toutes vos forces réunies sur l'une des colonnes de l'ennemi. Le terrain ne lui permettra pas d'user de sa supériorité en artillerie et en cavalerie, il ne pourra vous attaquer qu'avec de l'infanterie; la vôtre est infiniment supérieure à la sienne, et, favorisée par la nature des lieux, elle pourra suppléer au nombre. Dans ce pays accidenté, si vous manœuvrez bien, vous pouvez avec 30 mille hommes en battre 60 mille; et pour porter 60 mille fantassins en Ligurie, il faut que M. de Mélas en possède 90 mille, ce qui suppose une armée totale de 120 mille hommes au moins. M. de Mélas n'a ni votre activité ni vos talents; vous n'avez aucune raison de le craindre. S'il paraît vers Nice, vous étant à Gênes, laissez-le marcher, ne vous ébranlez pas: il n'osera pas cheminer bien loin quand vous resterez en Ligurie, prêt à vous jeter ou sur ses derrières, ou sur les troupes laissées en Piémont.—

Diverses causes empêchèrent Masséna de suivre ces sages conseils. D'abord il fut surpris par la brusque irruption des Autrichiens, avant qu'il eût pu rectifier l'emplacement de ses troupes, et arrêter ses dispositions définitives; secondement il n'avait pas assez d'approvisionnements dans la ville de Gênes pour y concentrer toute son armée. Craignant d'y dévorer les vivres dont la place avait grand besoin en cas de siège, il voulait se servir des ressources de Nice, qui étaient beaucoup plus abondantes. Enfin, nous devons le dire, Masséna ne comprenait pas assez toute la profondeur des instructions de son chef, pour passer par-dessus les inconvénients, d'ailleurs très-réels, d'une concentration générale sur Gênes. Masséna était peut-être le premier des généraux contemporains sur le champ de bataille; il était, sous le rapport du caractère, l'égal des plus fermes généraux de tous les temps; mais, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit naturel, l'étendue des vues n'égalait pas chez lui la promptitude du coup d'œil et l'énergie de l'âme.

Combats sur la haute Bormida. La ligne française est coupée en deux.

Ainsi, faute de temps, faute de vivres, faute aussi d'en sentir assez l'importance, il ne se concentra pas assez tôt sur Gênes, et fut surpris par les Autrichiens. Ceux-ci entrèrent en action le 5 avril (15 germinal), c'est-à-dire bien avant l'époque qu'on aurait cru pouvoir assigner à la reprise des hostilités. Le baron de Mélas s'avança avec 70 ou 75 mille hommes environ, pour forcer la chaîne de l'Apennin. Ses lieutenants Ott et Hohenzollern furent dirigés avec 25 mille hommes sur Gênes. Le général Ott, avec 15 mille, remontant la Trebbia, se présenta par les cols de Scoffera et de Monte-Creto, qui débouchent sur la droite de Gènes; le général Hohenzollern, avec 10 mille hommes, menaça la Bocchetta, qui débouche sur la gauche de cette place. Le baron de Mélas, avec 50 mille hommes, remonta la Bormida, et attaqua simultanément toutes les positions de la route que nous avons appelée route du milieu, laquelle, par Cadibona, aboutit à Savone. Son intention, comme l'avait prévu le Premier Consul, était de forcer notre centre, et de séparer le général Suchet du général Soult, qui se donnaient la main vers ce point. Une lutte violente s'engagea donc, depuis les sources du Tanaro et de la Bormida, jusqu'aux sommets escarpés qui dominent Gênes. Les généraux Elsnitz et Mélas soutinrent des combats acharnés contre le général Suchet, à Rocca-Barbena, à Sette-Pani, à Melogno, à Saint-Jacques; contre le général Soult, à Montelegino, à Stella, à Cadibona, à Savone. Les soldats de la République, profitant de ce pays montagneux, se couvrant de tous les accidents du terrain, se défendirent avec une bravoure incomparable, firent perdre à l'ennemi trois fois plus de monde qu'ils n'en perdirent eux-mêmes, car leur feu plongeait sur des masses épaisses et profondes; mais, obligés de combattre sans cesse contre des troupes toujours renouvelées, ils se virent forcés de céder le terrain, vaincus par l'épuisement et la fatigue plus que par les Autrichiens. Les généraux Suchet et Soult furent contraints de se séparer, et de se retirer, l'un sur Borghetto, l'autre sur Savone. La ligne française se trouva donc coupée, comme il était facile de le prévoir; moitié de l'armée de Ligurie fut jetée sur Nice, moitié fut condamnée à s'enfermer dans Gênes.

Investissement de Gênes. Masséna renfermé dans la place avec 18 mille hommes.

Du côté de Gênes même les succès avaient été balancés. L'attaque de la Bocchetta, tentée par le comte d'Hohenzollern avec trop peu de forces pour vaincre les Français, c'est-à-dire avec 10 mille hommes à peu près contre 5 mille, fut repoussée par la division Gazan. Mais, à la droite de Gênes, c'est-à-dire vers les positions du Monte-Creto et de Scoffera, qui donnent accès dans la vallée du Bisagno, le général Ott, vainqueur de la division Miollis, qui n'avait pas 4 mille hommes à opposer à 15 mille, descendit sur les revers de l'Apennin, et, enveloppant tous les forts qui couvrent la ville, montra les couleurs autrichiennes aux Génois épouvantés. L'escadre anglaise, se déployant au même instant, dans la place leur fit voir le pavillon britannique. Si les habitants de la ville étaient patriotes et partisans des Français, les paysans des vallées voisines, attachés au parti aristocratique, comme les Calabrais, dans le royaume de Naples, l'étaient à la reine Caroline, comme les Vendéens, en France, l'étaient aux Bourbons, se soulevèrent à la vue des soldats de la coalition. Ils sonnaient le tocsin dans tous les villages. Un certain baron d'Aspres, attaché au service impérial, et jouissant de quelque influence dans la contrée, les excitait à la révolte. Le 6 avril au soir, les malheureux bourgeois de Gênes, voyant sur les montagnes environnantes les feux des Autrichiens, sur la mer le pavillon déployé des Anglais, en étaient à craindre que l'oligarchie, déjà folle de joie, ne rétablît, sous peu de jours, son empire abhorré.

Mais l'intrépide Masséna était au milieu d'eux. Bien que séparé du général Suchet par l'attaque dirigée sur son centre, il comptait encore 15 à 48 mille hommes; et, appuyé sur une telle garnison, il pouvait défier quelque ennemi que ce fût, d'enfoncer sous ses yeux les portes de Gênes.

Description de Gênes.

Pour faire comprendre les opérations que le général français exécuta pendant ce siége mémorable, il faut décrire le théâtre sur lequel il était placé. (Voir la carte no 4.) Gênes est située au fond même du beau golfe qui porte son nom, au pied d'un contrefort de l'Apennin. Ce contrefort, en s'avançant du nord au sud, au milieu des eaux, se partage, avant d'y plonger, en deux arêtes, l'une dirigée au levant, l'autre au couchant, et forme ainsi un triangle incliné, dont le sommet est lié à l'Apennin, dont la base s'appuie à la mer. C'est vers la base de ce triangle, et, bien entendu, avec l'irrégularité ordinaire à la nature, que Gênes se déploie en rues allongées, bordées de palais magnifiques. La nature et l'art avaient beaucoup fait pour sa défense. Du côté de la mer deux môles, se dirigeant l'un vers l'autre presque jusqu'à se croiser, formaient le port, et le défendaient contre les escadres ennemies. Du côté de la terre, une première enceinte bastionnée enveloppait, en la serrant de près, la partie bâtie et peuplée de la ville. Une seconde enceinte plus vaste, et bastionnée comme la précédente, était tracée sur ces hauteurs, qui décrivent, ainsi que nous venons de le dire, une figure triangulaire autour de Gênes. Deux forts, disposés en étage l'un au-dessus de l'autre, les forts de l'Éperon et du Diamant, étaient placés au sommet de cette figure triangulaire, et couvraient de leur feu dominateur tout l'ensemble de la fortification.

Mais ce n'était pas tout ce qu'on avait fait pour tenir l'ennemi à une grande distance. Si on tourne le dos à la mer, et si on regarde Gênes, on a le levant à droite, le couchant à gauche. Deux petites rivières, celle du Bisagno au levant ou à droite, celle de la Polcevera au couchant ou à gauche, baignent les deux côtés de l'enceinte extérieure. Le Bisagno descend de ces hauteurs mêmes du Monte-Creto et de Scoffera, qu'il faut franchir quand on vient du revers de l'Apennin en remontant la Trebbia. Le côté de la vallée du Bisagno, qui est opposé à la ville, s'appelle le Monte-Ratti, et présente diverses positions, du sommet desquelles on aurait pu causer de grands dommages à Gênes, si elles n'avaient été occupées. Aussi avait-on eu grand soin de les couronner par trois forts, ceux de Quezzi, de Richelieu, de Sainte-Tècle. La vallée de la Polcevera, au contraire, qui est placée à gauche de Gênes, et descend des hauteurs de la Bocchetta, n'offre aucune position dominante que l'art eût à occuper pour protéger la ville. Mais un long faubourg, placé au bord de la mer, celui de Saint-Pierre-d'Arena, composait un amas de maisons, utile et facile à défendre.

Ainsi la fortification de Gênes présentait un triangle, incliné de 15 degrés à l'horizon, ayant neuf mille toises de développement, se rattachant par son sommet à l'Apennin, baigné à sa base par la mer, et bordé sur ses deux côtés par le Bisagno au levant, par la Polcevera au couchant. Le fort de l'Éperon, et au-dessus de l'Éperon celui du Diamant, couvraient son sommet. Les forts de Richelieu, de Sainte-Tècle, de Quezzi empêchaient que, des flancs du Monte-Ratti, des feux destructeurs ne fussent dirigés sur la cité aux palais de marbre.

Telle était Gênes alors; telles étaient ses défenses, que l'art, le temps, les contributions imposées à la France, ont beaucoup perfectionnées depuis.

Masséna pouvait réunir encore 18 mille hommes. Si, avec une pareille garnison, dans une si forte place, il avait eu des vivres en suffisante quantité, il eût été invincible. On va voir ce que le caractère peut faire à la guerre, pour réparer une faute de combinaison ou de prévoyance.

Plan de défense du général Masséna.

Masséna, résolu à opposer à l'ennemi une résistance énergique, voulut sur-le-champ faire deux choses fort importantes: la première consistait à rejeter au delà de l'Apennin les Autrichiens, qui serraient Gênes de trop près; la seconde consistait à se relier au général Suchet, par un mouvement combiné avec ce général, le long de la route de la Corniche.

Masséna par une première sortie rejette les Autrichiens loin de Gênes.

Pour exécuter son premier dessein, il fallait qu'il ramenât les Autrichiens le long du Bisagno d'un côté, de la Polcevera de l'autre, et qu'il les renvoyât, par le Monte-Creto, par la Bocchetta, sur le revers des monts d'où ils étaient venus. Sans perdre un jour, le lendemain même de leur première apparition, c'est-à-dire le 7 avril (17 germinal), il sortit de Gênes par le côté du levant, et traversa la vallée du Bisagno, suivi de la brave division Miollis, celle qui avait été obligée l'avant-veille de se retirer devant les forces trop supérieures du général Ott. Il la renforça d'une partie de la réserve, et se mettant à sa tête marcha sur deux colonnes: celle de droite, sous le général d'Arnaud, longeait la mer et se dirigeait vers Quinto; celle de gauche, sous Miollis, se dirigeait sur les escarpements du Monte-Ratti. Une troisième colonne, sous le général Petitot, suivait, en la remontant, le fond de la vallée du Bisagno, qui circule au pied du Monte-Ratti. La précision de mouvement de ces trois colonnes fut telle, que leur feu se fit entendre au même instant sur tous les points à la fois. Le général d'Arnaud par un revers, le général Miollis par l'autre, abordèrent les hauteurs du Monte-Ratti, avec la plus grande vigueur. La présence de Masséna lui-même, le désir de se venger de la surprise de la veille, animaient les soldats. Les Autrichiens furent culbutés dans les torrents, et perdirent toutes leurs positions. Le général d'Arnaud passa outre, et, en suivant la crête des hauteurs, se porta au sommet même de l'Apennin, au col de Scoffera. Masséna, suivi de quelques compagnies de réserve, descendit dans la vallée du Bisagno pour joindre la colonne Petitot. Cette dernière colonne, ainsi renforcée, repoussa partout l'ennemi, et, remontant la rivière, vint seconder le mouvement du général d'Arnaud sur Scoffera. Précipités dans ces vallées tortueuses, les Autrichiens laissèrent à Masséna 1,500 prisonniers, et à leur tête ce baron d'Aspres, l'instigateur de la révolte des paysans de la Fonte-Buona.

Quand, le soir du même jour, Masséna rentra dans Gênes après avoir délivré les Génois de la vue des ennemis, et amenant prisonnier l'officier dont on annonçait la prochaine arrivée triomphale, la joie de la population patriote, qui était la plus nombreuse, fut extrême. On le reçut avec des acclamations. Les habitants avaient préparé des brancards pour porter les blessés, du vin et des bouillons pour les nourrir. Partout on se disputait l'honneur de les recevoir.

Opération tentée par Masséna pour se remettre en communication avec le général Suchet.

Après cet acte de vigueur du côté du levant, le plus important à dégager, parce que de ce côté seulement les Autrichiens serraient la ville de près, Masséna voulut profiter du répit que lui assurait le dernier avantage obtenu, pour faire un effort au couchant, c'est-à-dire vers Savone, et rétablir par ce moyen ses communications avec le général Suchet. Afin de garantir Gênes de toute attaque pendant son absence, il divisa les troupes qui lui restaient en deux corps: l'un de droite, sous le général Miollis, l'autre de gauche, sous le général Soult. Le corps du général Miollis était destiné à garder Gênes avec deux divisions. La division d'Arnaud devait défendre le côté du levant, faisant face au Bisagno; la division Spital, celui du couchant, faisant face à la Polcevera. Le corps de gauche, sous le général Soult, était chargé de tenir la campagne avec les deux divisions Gardanne et Gazan. C'est avec cette force, d'environ 10 mille hommes, que Masséna projeta de se rapprocher de Savone, en ordonnant à Suchet, par un avis secret, de tenter un mouvement simultané sur le même point. La division Gardanne fut dirigée le long de la mer, et la division Gazan sur les crêtes de l'Apennin, dans l'intention d'amener l'ennemi, par la vue de deux colonnes séparées, à se diviser lui-même. Manœuvrant ensuite avec rapidité sur ce terrain, dont il avait une grande connaissance, Masséna voulait, selon les circonstances, réunir ses deux divisions en une seule, de manière à écraser, ou sur les hauteurs de l'Apennin ou le long de la mer, le corps ennemi qui serait le plus exposé à ses coups. Il commandait en personne la division Gardanne. Il avait confié au général Soult la division Gazan. Son projet était de suivre le littoral par Voltri, Varaggio, Savone; son lieutenant, le général Soult, avait ordre de s'élever, par Aqua-Bianca et San-Pietro-del-Alba, sur Sassello. (Voir la carte no 4.)

Le 9 avril au matin, nos troupes commencèrent leur mouvement. Le baron de Mélas, après avoir coupé en deux l'armée française, voulait renfermer Masséna dans Gênes, et resserrer en même temps sa propre ligne, qui était trop étendue; car elle embrassait, depuis la vallée du Tanaro jusqu'à celle de la Trebbia, un espace de quinze lieues au moins. Les deux armées se rencontrèrent dans leur mouvement, et il en résulta sur ce terrain si accidenté la lutte à la fois la plus vive et la plus confuse. Tandis que Masséna marchait sur deux colonnes, le baron de Mélas marchait sur trois, et le comte de Hohenzollern, en formant une quatrième, essayait une nouvelle attaque sur la Bocchetta. 10 mille Français allaient rencontrer plus de 40 mille ennemis.

Le général Soult, filant par Voltri, aperçut sur sa droite les Autrichiens, qui avaient dépassé la Bocchetta, et couronnaient les hauteurs environnantes. Arrivés à un lieu nommé Aqua-Santa, ils pouvaient menacer les derrières des colonnes françaises, et leur interdire le retour sur Gênes. Le général Soult crut prudent de les repousser; il leur livra, en conséquence, un combat brillant, dans lequel le colonel Mouton, depuis maréchal et comte Lobau, commandant la 3e demi-brigade, se conduisit avec la plus grande valeur. Le général Soult prit du canon, fit des prisonniers, et parvint, à travers une nuée d'ennemis, à gagner la route montagneuse de Sassello. Cependant, le temps employé à ce combat, qui, du reste, n'empêcha point les progrès ultérieurs des Autrichiens, sur les derrières de nos colonnes, fut cause que le général Soult ne put arriver à Sassello, de l'autre côté de l'Apennin, au moment où le général Masséna l'y attendait. Celui-ci avait marché le long de la mer, et le lendemain, 10 avril, il était aux environs de Varaggio, formé sur deux colonnes, et cherchant à entrer en communication par les hauteurs avec le corps du général Soult, qu'il supposait à Sassello. L'ennemi dont les forces étaient décuples des nôtres, essaya d'envelopper les deux petites colonnes de Masséna, et notamment celle de gauche, qu'il commandait en personne. Masséna, comptant sur sa colonne de droite et sur le mouvement du général Soult vers Sassello, résista long-temps avec 1,200 hommes à un corps de 8 à 10 mille, et déploya en cette occasion une fermeté extraordinaire. Obligé de battre en retraite, et ayant perdu de vue sa colonne de droite, qui était restée en arrière par suite d'une distribution tardive de vivres, il se jeta pour la chercher à travers des précipices affreux et des bandes de paysans révoltés. Ayant réussi à la rejoindre, il la ramena vers le reste de la division Gardanne, qui n'avait cessé de suivre la mer par Varaggio et Cogoletto. La difficulté de concerter ses mouvements au milieu de cette foule d'ennemis, et dans un pays aussi accidenté, ayant empêché la rencontre en temps utile du corps du général Soult avec le corps du général Masséna, celui-ci résolut de rallier ses troupes, de gravir par sa droite la crête de l'Apennin, de se réunir à son lieutenant, et de tomber ainsi sur les corps autrichiens dispersés dans ces vallées. Mais nos troupes harassées s'étaient répandues sur les routes, et ne pouvaient pas être ralliées à temps. Masséna prit alors le parti d'envoyer au général Soult tout ce qui était en état de marcher, pour lui servir de renfort; et avec le reste, qui était composé de blessés et de soldats épuisés, il regagna, toujours en suivant le bord de la mer, les approches de Gênes, afin de couvrir la retraite du corps d'armée, et d'en assurer la rentrée dans la place. Réduit à une poignée d'hommes, il eut à soutenir plusieurs fois les combats les plus disproportionnés; et dans une de ces rencontres, un bataillon français surpris, ayant cédé devant une charge des hussards de Seckler, il chargea lui-même ces hussards avec 30 cavaliers, et les ramena. Il vint enfin se placer à Voltri pour y attendre le retour du général Soult. Celui-ci, jeté dans les montagnes, au milieu de détachements ennemis cinq ou six fois supérieurs en nombre, y courut de grands dangers, et, après les efforts les plus glorieux, aurait fini par succomber, sans le secours que Masséna lui avait envoyé si à propos. Renforcé à temps, il put regagner la route de Gênes, après avoir soutenu avec avantage la lutte la plus difficile et la plus inégale. Il rejoignit enfin son général en chef, et tous deux rentrèrent dans Gênes, en se faisant jour, et en ramenant devant eux 4 mille prisonniers. Le général Suchet avait essayé de son côté de rejoindre son général en chef; mais il n'avait pu percer la masse énorme de l'armée autrichienne.

Rentrée de Masséna dans Gênes.

Les Génois furent transportés d'admiration à la vue du général français, rentrant pour la seconde fois dans leur ville, précédé par des colonnes de prisonniers. Son ascendant était devenu tout-puissant. L'armée et la population lui obéissaient avec la plus parfaite soumission.

Masséna devait, dès ce moment, se considérer comme définitivement renfermé dans Gênes. Mais il n'entendait pas s'y laisser serrer de trop près. Son projet était de tenir l'ennemi toujours éloigné des murs, de l'épuiser dans des combats continuels, de l'occuper tellement qu'il ne pût ni forcer le Var, ni retourner en Lombardie, ni s'opposer à la marche projetée du Premier Consul à travers les Alpes.

Police établie dans Gênes.

À peine rentré, le 18 avril (28 germinal), il s'occupa de la police intérieure, et de l'approvisionnement de la place. Craignant les trahisons que pouvaient pratiquer les nobles génois, il prit ses précautions contre toute surprise de leur part. La garde nationale, composée des patriotes liguriens, soutenue par une force française, qui campait sur la principale place de la ville, ayant la mèche de ses canons allumée, la garde nationale devait se réunir dès que la générale serait battue. À ce signal, les habitants qui n'en faisaient point partie avaient ordre de se retirer dans leurs maisons. La troupe armée était seule autorisée à circuler dans les rues. En temps ordinaire, les habitants devaient être rentrés dans leurs demeures à dix heures du soir, et ne pouvaient jamais se permettre aucun rassemblement.

Recherche des vivres existants dans Gênes.

Masséna avait fait recueillir les blés existants dans Gênes, offrant de les payer, et les payant en effet, quand on les apportait de bonne volonté; s'en emparant, au moyen de visites domiciliaires, quand on refusait de les livrer. Après s'être saisi de tous les grains, il avait mis l'armée et le peuple à la ration, et s'était ainsi procuré de quoi soutenir ses soldats et les habitants pauvres, pendant les quinze premiers jours du siège. Ces quinze jours étaient déjà presque écoulés; mais il restait encore des vivres, que l'or des riches faisait sortir à grand prix de certains dépôts cachés, et pour leur seul usage. Sur l'ordre de Masséna, de nouvelles recherches furent faites, et on trouva, en menus grains de toute espèce, seigle, avoine et autres, de quoi nourrir le peuple et l'armée avec de mauvais pain, pendant quinze autres jours. On se flattait de quelque heureux coup de vent, qui, éloignant les Anglais, amènerait des chargements de vivres. On comptait pour cela sur les corsaires corses et liguriens, auxquels avaient été délivrées des lettres de marque, pour courir sur les bâtiments chargés de grain. Enfin Masséna était résolu à recourir aux dernières extrémités, et il était décidé, plutôt que de se rendre, à nourrir ses troupes avec le cacao, dont les magasins de Gênes étaient abondamment pourvus. Muni de quelque argent envoyé par le Premier Consul, il en faisait la ressource des cas extrêmes, et s'en servait aussi pour consoler de temps à autre ses infortunés soldats de leurs cruelles souffrances. Déjà, dans cette suite de rencontres, plusieurs mille hommes avaient été mis hors de combat, et un bon nombre étaient aux hôpitaux. Il restait, dans les forts, sur les deux enceintes de la place, et en réserve, une force active de 12 mille combattants environ.

Au milieu de ces horribles conjonctures, Masséna, montrant tous les jours un front calme et serein, finissait par inspirer aux autres le courage dont il était animé. Son aide-de-camp Franceschi se jeta dans une nacelle pour aller rejoindre la côte de Nice, et se rendre auprès du Premier Consul, afin de lui faire connaître les douleurs, les exploits et les dangers pressants de l'armée de Ligurie.

Grande attaque du 30 avril, repoussée par Masséna.

Le 30 avril au matin (10 floréal), une canonnade générale, retentissant sur tous les points à la fois, au levant, du côté du Bisagno, au couchant, du côté de la Polcevera, enfin le long de la mer elle-même, par la présence d'une division de chaloupes canonnières, annonça un grand projet de l'ennemi. En effet, les Autrichiens déployèrent dans la journée de grandes forces. Le comte de Hohenzollern attaqua le plateau des Deux-Frères, sur lequel était établi le fort du Diamant. Après de vifs efforts, il réussit à enlever ce plateau, et somma le fort du Diamant. Le brave officier qui le commandait répondit à la sommation, en déclarant qu'il ne rendrait le poste confié à son honneur qu'après avoir succombé sous une attaque de vive force. Ce fort avait la plus grande importance, puisqu'il dominait celui de l'Éperon, et, par suite, toute l'enceinte. Le camp autrichien de la Coronata, situé sur les rives de la Polcevera, vers le front du couchant, ouvrit un feu violent sur le faubourg de Saint-Pierre-d'Arena, et plusieurs attaques furent tentées en même temps pour resserrer le terrain que nous occupions en cet endroit. Du côté opposé, c'est-à-dire vers le Bisagno, l'ennemi enveloppa le fort de Richelieu, et enleva malheureusement le fort de Quezzi, qui n'était pas entièrement terminé quand le siège avait commencé. Enfin il s'empara du village de Saint-Martin-d'Albaro, placé sous le fort de Sainte-Tècle, et il était près d'occuper une position redoutable, celle de la Madona-del-Monte, de laquelle on pouvait foudroyer la ville de Gênes. Déjà les soldats du général d'Arnaud avaient abandonné les dernières maisons du village de Saint-Martin-d'Albaro; ils ne gardaient presque plus leurs rangs; beaucoup d'entre eux étaient dispersés en tirailleurs. Masséna, accouru sur les lieux, les rallia lui-même, rétablit le combat, et arrêta l'ennemi.

La moitié du jour était déjà écoulée; il était temps de réparer le mal. Masséna rentra à l'instant dans Gênes, et fit les dispositions convenables. Il confia au général Soult la 73e et la 106e demi-brigades, et lui ordonna de reprendre le plateau des Deux-Frères. Mais voulant auparavant reconquérir le fort de Quezzi, et faire évacuer Saint-Martin-d'Albaro, il dirigea lui-même sur ce point la division Miollis, après l'avoir renforcée de bataillons empruntés à la 2e et à la 3e de ligne.

La division d'Arnaud, ramenée en avant, tourna Saint-Martin-d'Albaro, rejeta l'ennemi, qui l'avait occupé, dans le ravin de la Sturla, lui fit des prisonniers, et couvrit ainsi la droite des colonnes françaises, qui s'avançaient sur le fort de Quezzi. Pendant que le brave colonel Mouton, à la tête de deux bataillons de la 3e, attaquait de front ce fort de Quezzi, l'adjudant-général Hector était chargé de tourner le Monte-Ratti, par les hauteurs du fort de Richelieu. Malgré des efforts inouïs, le brave colonel Mouton fut repoussé; mais il ne céda le terrain qu'après avoir été percé d'une balle qui lui traversa la poitrine, et le laissa presque mort sur le champ de bataille. Masséna, qui n'avait plus que deux bataillons, en poussa un sur le flanc droit de la position occupée par l'ennemi, et dirigea la moitié de l'autre sur le flanc gauche de cette même position. Un combat violent s'engagea autour de ce fort de Quezzi. Trop rapprochés les uns des autres pour faire feu, les combattants luttaient à coups de pierres et à coups de crosse de fusil. Nos soldats étaient prêts à céder sous le nombre. Masséna prit alors le demi-bataillon qui lui restait, s'élança à sa tête, et décida la victoire. Le fort de Quezzi fut reconquis. Les Autrichiens, rejetés de position en position, laissèrent en grand nombre des morts, des blessés et des prisonniers. En cet instant, Masséna, qui avait différé l'attaque sur le plateau des Deux-Frères, profita de l'effet produit par ces avantages, et fit porter au général Soult l'ordre de l'enlever. Le général de brigade Spital eut la mission d'attaquer ce plateau, qui fut long-temps disputé. Enfin nos soldats le reprirent, et ainsi, après une journée entière de combat, ils eurent recouvré tout à la fois le plateau des Deux-Frères, qui commandait le point extrême de la place, le fort de Quezzi, les postes de Saint-Martin-d'Albaro et de la Madona-del-Monte, toutes les positions décisives enfin, sans lesquelles le siège de Gênes était impossible pour les Autrichiens. Masséna rentra le soir dans Gênes, portant les échelles que l'ennemi avait préparées pour escalader les murs. Les Autrichiens avaient perdu dans cette journée 1,600 prisonniers, 2,400 morts ou blessés, environ 4 mille hommes. En comptant ces derniers, Masséna leur avait pris ou tué 12 ou 15 mille hommes, depuis l'ouverture des hostilités; et, ce qui était plus grave encore, il avait épuisé le moral de leur armée, par les efforts inouïs qu'il les avait obligés à faire.

On se hâta de réparer le fort de Quezzi. Cet ouvrage, qui ne semblait pas exécutable en un mois, fut achevé en trois jours, au moyen de cinq à six cents tonneaux de terre, qui furent transportés par les soldats, et servirent à élever des retranchements. Le 5 mai (15 floréal), un petit bâtiment chargé de grains apporta des vivres pour cinq jours. Ce fut un supplément précieux pour la masse fort réduite des approvisionnements. Mais il devenait urgent de secourir la place, sans quoi elle ne pouvait tenir long-temps. Le pain allait bientôt manquer.

Position du général Suchet sur le Var.

Le général Suchet, de son côté, se voyant débordé par les crêtes de l'Apennin, avait été obligé de quitter la position de Borghetto, d'abandonner même la Roya, qui n'était plus tenable, l'ennemi marchant en pleine liberté par le col de Tende, et menaçant Nice et le Var. Nice fut même occupée par le baron de Mélas, qui entra triomphalement dans cette ville, joyeux de fouler un sol que la République avait déclaré territoire français. Mais le général Suchet se rallia derrière le Var, dans une position depuis long-temps étudiée par nos officiers du génie. Le pont de Saint-Laurent, sur le Var, couvert par une tête de pont, présentait un défilé de 400 toises à traverser, et pouvait passer pour un obstacle insurmontable. Toute la rive droite, gardée par les Français, était couverte de batteries depuis l'embouchure du fleuve jusqu'aux montagnes. Les forts de Montalban, de Vintimille, situés en avant du Var, avaient été occupés par des garnisons françaises, au moment de l'évacuation de Nice. Celui de Montalban, placé sur les derrières des Autrichiens, à une hauteur qui le rendait visible du camp des Français, était surmonté d'un télégraphe, au moyen duquel le général Suchet recevait avis de tous les mouvements de l'ennemi. On lui avait amené des départements environnants ce qu'il y avait de disponible en troupes de toutes armes; et il comptait encore 14 mille soldats, lesquels, abrités par de bons retranchements, étaient dans une position difficile à forcer.

En recevant les nouvelles de Gênes, le Premier Consul presse Moreau d'ouvrir les hostilités sur le Rhin.

En recevant ces nouvelles de la Ligurie, le Premier Consul adressa de vives instances à Moreau, pour le décider à commencer les hostilités. Il y avait un mois que tout était convenu entre eux, et qu'aucune difficulté, imputable au gouvernement, n'arrêtait plus l'armée du Rhin. Mais Moreau, de sa nature un peu lent, ne voulant se compromettre sur le territoire ennemi qu'avec toute certitude de succès, différait à tort le commencement des opérations. Tout retard apporté, en effet, à son entrée en campagne, était un retard apporté à l'entrée en campagne de l'armée de réserve, et une cruelle prolongation des extrémités que Masséna endurait avec ses braves soldats.—Hâtez-vous, écrivait-on de Paris à Moreau, hâtez-vous, par vos succès, d'avancer le moment où Masséna pourra être dégagé. Ce général manque de vivres; depuis quinze jours il soutient, avec des soldats exténués, une lutte désespérée. On s'adresse à votre patriotisme, à votre propre intérêt, car si Masséna finissait par capituler, il faudrait vous enlever une partie de vos forces pour courir sur le Rhône, au secours des départements méridionaux.—Enfin on lui donna l'ordre formel, par le télégraphe, de passer le Rhin.

Les raisons qui empêchaient Moreau d'entrer en action auraient été bonnes dans une circonstance moins urgente. L'Alsace était épuisée; la Suisse surtout, foulée depuis deux ans par les armées de toute l'Europe, se trouvait entièrement dénuée de ressources. On y était réduit à transporter des troupes d'enfants, des cantons pauvres dans les cantons riches, faute de pouvoir les nourrir. Les familles ruinées les confiaient ainsi à la bienfaisance des familles qui possédaient encore quelques moyens de subsistance. On ne pouvait rien demander à un tel pays, que d'ailleurs il ne fallait point exaspérer, car il était le point d'appui de nos deux principales armées. Moreau, comme nous l'avons dit, vivait sur les approvisionnements de siège de nos places du Rhin. Néanmoins ce n'était pas là le véritable motif de ses retards; c'eût été un motif, au contraire, d'aller au plus tôt se nourrir en pays ennemi; mais son artillerie et sa cavalerie étaient privées de chevaux. Il n'avait point d'effets de campement, point d'outils; c'est tout au plus s'il avait de quoi jeter un pont. Cependant, vu l'urgence des circonstances, il consentit à se passer de tout ce qui lui manquait encore, sauf à se le procurer en route. Son armée était si bien composée, qu'elle pouvait suppléer à ce qu'elle n'avait pas, s'en passer, ou le conquérir. À la fin d'avril (premiers jours de floréal) Moreau se décida donc à commencer cette campagne, la plus belle de sa vie, l'une des plus mémorables de nos annales.

Il disposait, comme on l'a vu, d'à peu près 130 mille hommes, plutôt plus que moins. 30 mille hommes environ occupaient les places de Strasbourg, Landau, Mayence, les têtes de pont de Bâle, Brisach, Kehl, Cassel. Sur ces 30 mille, six ou sept mille, sous le général Moncey, gardaient les vallées du Saint-Gothard et du Simplon, pour les fermer aux Autrichiens, en cas qu'ils voulussent y pénétrer. Il restait 100 mille hommes à l'armée active, prêts à entrer en campagne. L'infanterie surtout était superbe; elle comptait 82 mille hommes; l'artillerie 5 mille, servant 116 bouches à feu; la cavalerie, 13 mille. Comme on le voit, les deux armes de l'artillerie et de la cavalerie se trouvaient fort au-dessous des proportions ordinaires; mais elles étaient parfaitement composées, et la qualité de l'infanterie permettait d'ailleurs de se passer de toutes les armes auxiliaires.

Distribution de l'armée de Moreau.

Moreau divisa son armée en quatre corps: Lecourbe commandait la droite, forte de 25 mille hommes, et stationnée depuis le lac de Constance jusqu'à Schaffouse. (Voir la carte no 2.) Un second corps, qualifié du titre de réserve, s'élevant à 30 mille hommes à peu près, et placé directement sous les ordres de Moreau, occupait le territoire de Bâle. Un troisième, de 25 mille hommes, formant le centre sous les ordres de Saint-Cyr, était répandu autour du Vieux et du Nouveau Brisach. Enfin le général Sainte-Suzanne, à la tête de 20 mille hommes environ, après être remonté de Mayence jusqu'à Strasbourg, occupait Strasbourg et Kehl, et formait la gauche de l'armée.

Inconvénient des corps séparés, complets en toutes armes.

Moreau avait depuis long-temps adopté cette division en corps séparés, complets en infanterie, artillerie et cavalerie, pouvant se suffire à eux-mêmes partout où ils se trouvaient, mais ayant l'inconvénient, comme l'expérience le démontra bientôt, de s'isoler volontiers, et d'agir pour leur propre compte, surtout quand le général en chef n'exerçait pas son autorité avec assez de vigueur pour les rattacher sans cesse à une action commune. Cet inconvénient s'aggrava encore par une disposition particulière que Moreau adopta dans cette campagne: ce fut de s'attribuer le commandement direct de l'un de ces corps d'armée, sous le nom de réserve. Saint-Cyr, qui avait long-temps servi avec Moreau, et qui jouissait auprès de lui d'un assez grand crédit, s'opposa fortement à cette combinaison[4], à laquelle il reprochait d'absorber le général en chef, de le faire descendre à un rôle qui n'était pas le sien, et surtout de nuire aux autres parties de l'armée, rarement aussi bien traitées que les troupes placées directement sous l'état-major général. Mais ces critiques, dont la justesse fut plus d'une fois vérifiée dans cette campagne, ne prévalurent point. Moreau persista dans sa résolution, par complaisance pour des intérêts de coterie. Ayant déjà confié la direction de son état-major au général Dessoles, et voulant néanmoins faire une place au général Lahorie, l'un des amis dangereux qui contribuèrent à le perdre plus tard, il lui donna le commandement en second de la réserve. Cette circonstance fit naître entre Moreau et Saint-Cyr une froideur qui se changea bientôt en brouille ouverte.

Distribution de l'armée autrichienne.

M. de Kray, opposé à Moreau, avait, comme nous l'avons dit, 150 mille hommes, dont 40 mille dans les places du Rhin et du Danube, et 110 mille à l'armée active. L'infanterie, mêlée de Bavarois, de Wurtembergeois, de Mayençais, était médiocre. La cavalerie était superbe; elle comptait 26 mille chevaux. L'artillerie, nombreuse et bien servie, comptait 300 bouches à feu. La droite des Autrichiens observait le cours du Rhin, sous les ordres de M. de Sztarray, entre Mayence et Rastadt, se liant à des levées de paysans mayençais, commandées par le baron d'Albini. (Voir la carte no 2.) Le général de Kienmayer couvrait le débouché de Strasbourg, en avant de la Kinzig. Le major Giulay avec une brigade tenait le Val-d'Enfer, et observait le Vieux-Brisach. Le gros de l'armée autrichienne était campé en arrière des défilés de la Forêt-Noire, à Donau-Eschingen et Villingen, au point de jonction des routes qui du Rhin aboutissent au Danube. Quarante mille hommes étaient réunis sur ce point. M. de Kray avait placé dans les villes forestières une forte avant-garde sous l'archiduc Ferdinand, avec mission d'observer la route de Bâle; il avait laissé une nombreuse arrière-garde sous le prince Joseph de Lorraine à Stokach, pour couvrir ses magasins, établis dans cette ville, garder les routes d'Ulm et de Munich, et se lier au lac de Constance, où l'Anglais William commandait une flottille. Enfin le prince de Reuss, à la tête de 30 mille hommes, tant régiments autrichiens que milices tyroliennes, occupait le Rheinthal, depuis les Grisons jusqu'au lac de Constance. Celui-ci était considéré comme la gauche de l'armée impériale. M. de Kray, au milieu de ce réseau tendu autour de lui, se flattait d'être instruit du moindre mouvement des Français.

Premiers mouvements de Moreau.

Le plan de Moreau exposé ci-dessus, et consistant à déboucher par les trois ponts de Strasbourg, Brisach, Bâle, pour se dérober ensuite, et remonter le Rhin jusqu'à Schaffouse, avait été adopté sans modification[5]. Le 25 avril, Moreau mit ses troupes en mouvement. Il s'était porté de sa personne à Strasbourg, au milieu du corps de Sainte-Suzanne, pour faire croire, par sa présence sur ce point, que son intention était d'agir par la route directe de Strasbourg, à travers la Forêt-Noire. Il avait pris une autre précaution pour mieux cacher ses mouvements, c'était de ne pas faire ses rassemblements à l'avance. Les demi-brigades partaient de leurs cantonnements mêmes, pour se rendre à l'endroit où elles devaient passer le Rhin, et se ralliaient ainsi en route au corps dont elles faisaient partie. Passage du Rhin sur trois points. Tout étant ainsi calculé, trois imposantes têtes de colonne, agissant simultanément dans un espace de trente lieues, franchirent au même instant les ponts de Strasbourg, de Vieux-Brisach et de Bâle. C'était le 25 avril. (Voir la carte no 2.)

Le général Sainte-Suzanne, qui commandait l'extrême gauche et partait de Strasbourg, balaya tout ce qui se trouvait devant lui. Il rencontra çà et là quelques corps détachés, dont la résistance ne fut pas grande. Cependant, ne voulant pas s'engager dans des combats sérieux, il s'arrêta entre Renchen et Offenbourg, menaçant à la fois les deux vallées de la Renchen et de la Kinzig, mais cherchant surtout à persuader aux Autrichiens que son intention était de gagner le Danube par la Forêt-Noire, en suivant la vallée de la Kinzig. Au même instant, Saint-Cyr déboucha de Vieux-Brisach, et s'avança jusqu'à Fribourg, poussant brusquement les détachements ennemis devant lui, mais observant, comme Sainte-Suzanne, la précaution de ne pas s'engager trop avant. Il trouva quelque difficulté devant Fribourg. Les Autrichiens avaient retranché les hauteurs qui environnent cette ville, et avaient placé derrière les retranchements des troupes de paysans, levés dans les montagnes de la Souabe, sous prétexte de défendre leurs chaumières contre les ravages des Français. Tout cela ne pouvait tenir. Fribourg fut occupé en un clin d'œil. Quelques-uns de ces malheureux paysans furent sabrés, et on ne revit plus les autres du reste de la campagne. Saint-Cyr se plaça de manière à faire supposer qu'il voulait s'engager dans le Val-d'Enfer.

La réserve déboucha ce même jour par le pont de Bâle, sans trouver d'obstacle, et porta une division, celle de Richepanse, vers Schliengen et Kandern, pour tendre la main au corps de Saint-Cyr, qui allait remonter le Rhin sous deux jours.

Pendant toute la journée du 26 avril (6 floréal) Sainte-Suzanne resta en position en avant de Strasbourg, Saint-Cyr en avant de Brisach. La réserve, qui avait débouché de Bâle, acheva de se déployer, attendant le mouvement des deux corps destinés à remonter le Rhin jusqu'à sa hauteur. Moreau quitta Strasbourg de sa personne, pour se rendre à son quartier-général, qui était placé au milieu de la réserve.

M. de Kray induit en erreur par les faux mouvements de Moreau.

La journée du 27 fut encore employée à tromper l'ennemi sur la direction de nos colonnes. Les Autrichiens devaient croire à un mouvement décidé par la Kinzig et le Val-d'Enfer. Ces deux défilés sont, en effet, la route la plus directe pour une armée qui du Rhin veut se porter sur le Danube, car ils s'ouvrent à quelque distance l'un de l'autre, courent dans la même direction, et viennent se réunir enfin entre Donau-Eschingen et Hufingen, pas loin de Schaffouse, point où se trouvait le corps du général Lecourbe. Il était naturel de supposer que les deux fortes colonnes de 20 à 25 mille hommes chacune, qui se présentaient à l'entrée de ces défilés, allaient véritablement s'y engager, pour venir donner la main à Lecourbe. Afin de les mieux garder, M. de Kray détacha de Villingen 12 escadrons et 9 bataillons, et les envoya comme renforts au général Kienmayer. Il fut obligé d'affaiblir Stokach, pour remplacer à Villingen les troupes qu'il en détachait.

Mais dans la nuit du 27, et dans la journée du 28, tandis que M. de Kray donnait dans le piège, la direction des colonnes françaises fut tout à coup changée. Sainte-Suzanne se replia sur Strasbourg, repassa le Rhin avec tout son corps, et remonta par la rive gauche, pour n'avoir pas à faire, sur le sol ennemi, un mouvement de flanc trop allongé. Arrivé à Neuf-Brisach, il passa de nouveau sur la rive droite, et remplaça Saint-Cyr devant Fribourg, comme s'il allait s'engager dans le Val-d'Enfer. Saint-Cyr, de son côté, faisant un à-droite, mais sans quitter la rive allemande, côtoya le Rhin avec son artillerie, sa cavalerie, ses bagages; et tandis que ses gros transports suivaient ainsi le plat pays, une grande partie de son infanterie marcha sur le flanc des montagnes, par Saint-Hubert, Neuhof, Todnau et Sainte-Blaise. Moreau, par cette disposition, avait voulu ne pas encombrer les bords du Rhin, éclairer les hauteurs de la Forêt-Noire remplies de détachements autrichiens, et passer, plus près de leur source, les rivières qui de ces hauteurs descendent dans le Rhin, à travers le territoire des villes forestières. Ces rivières sont la Wiesen, l'Alb, la Wutach. Malheureusement on avait supposé des routes qui n'existaient pas; Saint-Cyr fut obligé de traverser des pays affreux, toujours près de l'ennemi, et sans artillerie. Cependant il ne fut pas trop retardé, ni réduit à l'impossibilité d'arriver à Saint-Blaise, sur l'Alb, au jour convenu.

Mai 1800.

En même temps Moreau remonta le Rhin avec la réserve, en restant comme Saint-Cyr sur la rive allemande. Richepanse, qui dirigeait l'avant-garde, après avoir vu déboucher l'artillerie et la cavalerie de Saint-Cyr, lesquelles suivaient, comme on vient de le voir, les bords du Rhin, se mit en route pour Saint-Blaise, afin de se lier, dans les montagnes, à l'infanterie du même corps. Les généraux Delmas et Leclerc, qui commandaient les deux autres divisions de la réserve, furent dirigés sur Soeckingen, et puis sur l'Alb, devant le pont d'Albruck. Ce pont était couvert de retranchements. L'adjudant-général Cohorn, marchant à la tête d'un bataillon de la 14e légère, de deux bataillons de la 50e et du 4e de hussards, s'avança en colonnes sur les retranchements, et les emporta. Il sauta ensuite sur les épaules d'un grenadier, passa l'Alb de la sorte, et ne laissa pas à l'ennemi le temps de détruire le pont. Il prit du canon et fit des prisonniers.

L'armée entière se trouve le 1er mai au delà du Rhin.

Le 29 avril (9 floréal), le centre sous Saint-Cyr, la réserve sous Moreau, étaient en ligne sur l'Alb, depuis l'abbaye de Saint-Blaise jusqu'à la rencontre de l'Alb avec le Rhin; Sainte-Suzanne arrivait à Neuf-Brisach par la rive gauche; à notre extrême droite Lecourbe rassemblait son corps entre Diesenhofen et Schaffouse, prêt à exécuter son passage, quand Saint-Cyr et Moreau auraient remonté le Rhin jusqu'à sa hauteur. Le 30 avril, Sainte-Suzanne passa le Rhin, et se montra à l'entrée du Val-d'Enfer. Saint-Cyr resta dans les environs de Saint-Blaise, Moreau se porta en avant sur la Wutach. Enfin le 1er mai (11 floréal) l'armée fit le dernier pas, le plus décisif, et le fit heureusement. M. de Kray avait commencé à s'apercevoir de son erreur, et à rappeler à lui les corps trop engagés dans les défilés de la Forêt-Noire. Sainte-Suzanne, destiné à traverser le Val-d'Enfer, lequel débouche sur les positions mêmes que l'armée française devait occuper, quand elle aurait achevé son mouvement, trouva les troupes de Kienmayer en retraite, et les suivit pas à pas. Saint-Cyr ne cessa de côtoyer le corps de l'archiduc Ferdinand, et le poussa de Bettmaringen à Stühlingen sur la Wutach, où il arriva dans la soirée. Les troupes de Moreau passèrent la Wutach sans essuyer beaucoup de résistance, rétablirent le pont, auquel il manquait à peine quelques madriers, et cherchèrent à se lier par leur droite avec Schaffouse, où se trouvait Lecourbe, et par leur gauche avec Stühlingen, où se trouvait Saint-Cyr. C'est le moment que Lecourbe, établi près de Schaffouse, devait choisir pour traverser le Rhin. Dès le matin du 1er mai, trente-quatre pièces d'artillerie furent placées sur les hauteurs de la rive gauche du fleuve, pour balayer de leur feu les environs du village de Reichlingen. Vingt-cinq bateaux transportèrent sur la rive droite le général Molitor avec deux bataillons, pour protéger l'établissement d'un pont, depuis long-temps préparé dans l'Aar. En une heure et demie ce pont fut jeté. Le général Vandamme y passa avec une grande partie des troupes du corps de Lecourbe, et occupa en un instant les routes qui conduisent à Engen et Stokach, points importants de la ligne ennemie. Il prit la petite ville de Stein et le fort de Hohentwiel, réputé imprenable, et fort bien approvisionné, tant en vivres qu'en artillerie. La brigade Goulu, passant en même temps vers Paradis, rencontra au village de Busingen une assez vive résistance, dont elle eut bientôt triomphé. Enfin la division Lorges entra le soir dans Schaffouse, et fit sa jonction avec les troupes de Moreau.

Ainsi le 1er mai au soir, l'armée entière se trouvait au delà du Rhin. Les trois corps principaux, ceux de Saint-Cyr, Moreau, Lecourbe, formant une masse de 75 à 80 mille hommes, occupaient une ligne qui passait par Bondorf, Stühlingen, Schaffouse, Radolfzell, jusqu'à la pointe du lac de Constance. Ils étaient prêts à marcher sur Engen et Stokach, menaçant à la fois la ligne de retraite et les magasins de l'ennemi. Sainte-Suzanne avec la gauche, forte de 20 mille hommes, suivait les Autrichiens dans le défilé du Val-d'Enfer, attendant pour déboucher sur le haut Danube et pour se réunir au gros de l'armée française, que celle-ci eût débloqué le défilé en se portant en avant.

Résultat général de l'opération de Moreau.

Ce mouvement s'était donc opéré en six jours, et de la manière la plus heureuse. Moreau, présentant trois têtes de colonnes par les ponts de Strasbourg, Brisach, Bâle, avait attiré l'ennemi sur ces trois débouchés; puis, se dérobant tout à coup, et marchant par sa droite le long du Rhin, deux de ses corps sur la rive allemande, un sur la rive française, il était remonté jusqu'à la hauteur de Schaffouse, où il avait couvert le passage de Lecourbe. On avait fait 1,500 prisonniers, enlevé 6 pièces de campagne avec leurs attelages, 40 pièces de position dans le fort de Hohentwiel, et quelques magasins. Les troupes avaient montré partout un aplomb, une résolution, qu'on ne pouvait attendre que de vieilles bandes, pleines de confiance en elles-mêmes et dans leurs chefs.

Toutes les critiques adressées à ce plan tombent sans doute devant le succès. Il est impossible de voir des mouvements plus compliqués réussir avec plus de bonheur, l'ennemi s'y prêter avec plus de crédulité, les chefs de corps y concourir avec plus de précision. Cependant ce plan du sage Moreau présentait au moins autant de dangers que celui du Premier Consul, repoussé comme trop téméraire; car Saint-Cyr et Moreau avaient prêté le flanc plusieurs jours de suite, dans une marche le long du Rhin, serrés entre les montagnes et le fleuve; Saint-Cyr avait été un instant séparé de son artillerie, et maintenant Sainte-Suzanne marchait seul dans le Val-d'Enfer. Si le maréchal de Kray, soudainement inspiré, s'était jeté sur Saint-Cyr, Moreau ou Sainte-Suzanne, il avait la chance d'écraser un corps détaché, ce qui aurait pu amener un mouvement rétrograde de toute l'armée française. Mais Moreau avait pour lui deux avantages: premièrement il prenait l'offensive, ce qui déconcerte toujours l'ennemi; secondement il avait des troupes excellentes, qui étaient capables de réparer tout accident imprévu par leur fermeté, qui réparèrent même, comme on le verra bientôt, plus d'une faute du général en chef par leur vigueur dans les combats.

Prochaine rencontre des deux armées.

Le moment approchait où les deux armées, après avoir manœuvré, l'une pour passer le Rhin, l'autre pour empêcher ce passage, allaient enfin se rencontrer au delà du fleuve. Le 2 mai (12 floréal) Moreau se préparait à cette rencontre; mais, ne la supposant pas aussi prochaine qu'elle le fut en effet, il ne prit des mesures de concentration, ni assez promptes ni assez complètes. Il imagina de porter Lecourbe avec ses 25 mille hommes sur Stokach, où se trouvaient à la fois l'arrière-garde des Autrichiens, leurs magasins, leurs communications avec le Vorarlberg et le prince de Reuss. C'était l'exécution rigoureuse du plan convenu avec le Premier Consul; car M. de Kray, coupé de Stokach, était détaché du lac de Constance, et, par suite, des Alpes. Moreau ordonna donc à Lecourbe de partir le 3 mai (13 floréal) au matin pour enlever Stokach au prince de Lorraine-Vaudemont, qui, avec 12 mille hommes, gardait ce point important. Quant à Moreau, il s'achemina lui-même, avec toute la réserve, sur Engen, ayant l'œil sur Lecourbe, et prêt à venir à son secours si cela devenait nécessaire. Il enjoignit à Saint-Cyr de se porter en avant, en tenant une position allongée depuis Bettmaringen et Bondorf jusqu'à Engen, de manière à se lier avec lui d'une part, et à donner la main de l'autre à Sainte-Suzanne, lequel devait bientôt sortir du Val-d'Enfer.

Moreau marchait ainsi en bataille, ayant le dos au Rhin, la droite au lac de Constance, la gauche aux débouchés de la Forêt-Noire, présentant un front de quinze lieues, exactement parallèle à la ligne de retraite que devaient parcourir les Autrichiens, s'ils se retiraient de Donau-Eschingen à Stokach, où beaucoup d'intérêts les appelaient. C'était une position bien étendue, surtout si près de l'ennemi, et qui, devant un adversaire actif et résolu, aurait exposé l'armée française à de graves conséquences. Heureusement pour nous, l'armée de M. de Kray était encore moins concentrée que celle de Moreau. M. de Kray, dont la position se prêtait d'abord plus que la nôtre à une concentration rapide, puisqu'il occupait de Constance à Strasbourg la base d'un triangle dont nous occupions les deux côtés, M. de Kray surpris aujourd'hui par notre mouvement, ayant déjà sur son flanc gauche les Français réunis aux trois quarts et tout transportés au delà du fleuve, était dans une situation difficile. Il avait donné aux détachements de l'armée autrichienne, qui se trouvaient près du Rhin, des ordres précipités pour les ramener par la Forêt-Noire sur le Haut-Danube; mais une résolution prompte et bien concertée pouvait seule le tirer de péril. Il faut, pour bien saisir cette situation, jeter les yeux sur le théâtre de ces opérations compliquées. (Voir la carte no 2.)

Caractère du sol de la Souabe, et nature des opérations militaires qu'on y peut exécuter.

Cette contrée montagneuse et boisée qu'on appelle la Forêt-Noire, autour de laquelle le Rhin tourne sans la pénétrer, et de laquelle il s'éloigne pour couler au nord, cette contrée produit, sous la forme d'une simple source, un fleuve fort modeste à sa naissance, quoique destiné à devenir l'un des grands fleuves du monde, c'est le Danube. Elle le verse à l'est, où il se dirige, en inclinant toutefois un peu au nord, projeté dans cette dernière direction par le pied allongé des Alpes, qu'il parcourt jusqu'à Vienne. Il recueille dans son cours toutes les eaux qui descendent de cette longue chaîne de montagnes, ce qui est la cause de sa subite grandeur, après une si médiocre origine.

Deux manières de défendre la vallée du Danube.

Les généraux autrichiens qui défendent contre les Français la vallée du Danube, chemin ordinaire de leur patrie, ont deux plans à suivre. Ils peuvent, quand les Français ont réussi à y pénétrer par la Suisse et la Forêt-Noire, ils peuvent, ou longer le pied des Alpes, appuyant leur gauche aux montagnes, leur droite au Danube, et défendant successivement toutes les rivières qui s'y jettent, telles que l'Iller, le Lech, l'Isar, l'Inn; ou bien abandonner les Alpes, se placer à cheval sur le Danube, en descendre le cours, s'arrêtant sur les grandes positions qu'il présente, comme celles d'Ulm, de Ratisbonne, etc., prêts à se couvrir de son lit, devenu successivement plus large, ou à se jeter sur l'adversaire imprudent qui aura fait une fausse manœuvre. Cette dernière marche a été plus ordinairement préférée par eux.

M. de Kray ne prend que des demi-partis.

Le maréchal de Kray pouvait adopter l'une ou l'autre, s'appuyer aux Alpes, ou manœuvrer sur le Danube. En s'appuyant aux Alpes, il contrariait, à son insu, le plan du Premier Consul, qui, pour descendre en sûreté de ces hautes montagnes sur les derrières du baron de Mélas, désirait éloigner de la Suisse et du Tyrol l'armée impériale de Souabe; mais il sacrifiait son aile droite engagée fort avant sur les bords du Rhin, sans savoir ce qu'elle deviendrait. En adoptant, au contraire, le parti de manœuvrer sur les deux rives du Danube, il ralliait certainement son aile droite, mais se séparait de son aile gauche commandée par le prince de Reuss, toutefois sans la sacrifier, car elle avait dans le Tyrol un asile et un emploi de ses forces. Il se prêtait, à la vérité, toujours sans le savoir, aux vues du Premier Consul, en s'éloignant des Alpes; mais le mal n'était pas grand, car, même en s'y appuyant, il n'aurait probablement pas songé à se jeter en Lombardie au secours du baron de Mélas. Le plan qui présentait donc le moins d'inconvénient, qui s'accordait le mieux avec la marche ordinaire des armées impériales, était de se concentrer sur le Haut-Danube. Mais, pour réussir, ce parti devait être adopté promptement et résolument. Malheureusement pour lui, M. de Kray avait d'immenses magasins à Stokach, près du lac de Constance, avec une forte arrière-garde de 12 mille hommes, sous les ordres du prince de Lorraine-Vaudemont. Il fallait donc qu'il ramenât sur-le-champ son arrière-garde de Stokach sur le Haut-Danube, et qu'il s'y portât lui-même, sacrifiant ses magasins, qu'on ne pouvait avoir, dans aucun cas, le temps d'évacuer. Ce n'est pas ce qu'il fit; et, avec l'intention cependant de manœuvrer plus tard sur le Danube, il porta M. de Nauendorff avec le centre de l'armée autrichienne sur Engen, afin de secourir Stokach. Il ordonna au prince Ferdinand, qui était dans la Forêt-Noire, de se rendre sur le même point, et à sa droite, sous MM. de Sztarray et de Kienmayer, de quitter le Rhin pour le rejoindre en toute hâte.

Avantages et inconvénients des grands magasins.

C'est un grave inconvénient attaché à ces vastes magasins de vivres, en usage chez les Allemands, que de leur subordonner ainsi les mouvements d'une armée. Les français se passent de magasins, se répandent le soir dans la campagne pour y vivre, sans que la discipline en souffre trop sensiblement. Ils sont actifs, industrieux, savent être à la fois à la maraude et au drapeau. Les troupes allemandes sont rarement exposées à une telle épreuve sans se débander et se désorganiser. Il y a toutefois un avantage à posséder des magasins, c'est de peser moins lourdement sur le pays occupé, et de ne pas l'exaspérer contre l'armée envahissante.

Moreau, marchant avec sa droite sur Stokach, avec sa réserve sur Engen, tandis que le corps de Saint-Cyr s'allongeait pour donner la main à Sainte-Suzanne, allait donc rencontrer l'arrière-garde de M. de Kray à Stokach, son centre à Engen, et côtoyer les troupes du prince Ferdinand, qui étaient en route pour rejoindre le gros de l'armée autrichienne. Une bataille inattendue devait résulter de cette rencontre, ce qui arrive souvent à la guerre, quand les événements ne sont pas conduits par des esprits supérieurs, capables de les prévoir et de les diriger.

Bataille d'Engen, livrée le 3 mai 1800.

Dès le matin, Lecourbe marcha vers Stokach, jetant à gauche, pour se lier avec Moreau, la division Lorges, poussant directement devant lui, sur la grande route de Schaffouse à Stokach, la division Montrichard avec la réserve de cavalerie de Nansouty, portant enfin la division Vandamme à droite, entre Stokach et le lac de Constance. (Voir la carte no 5.) Lecourbe enlève Stokach. Celle-ci fut partagée en deux brigades. L'une, sous le général Leval, manœuvrant de manière à couper Stokach du lac de Constance, par Bodmann et Sernadingen, ne trouva pas d'obstacle, car le prince de Reuss, qui aurait pu se montrer là, se donnait peu de peine pour communiquer avec son général en chef: l'autre, sous le général Molitor, dirigée par Vandamme en personne, s'achemina sur les derrières de Stokach, par un chemin de traverse, tandis que Nansouty et Montrichard y marchaient tout droit par la grande route de Schaffouse. On aperçut, dans l'épaisseur des bois, de l'infanterie qui se repliait, de la cavalerie qui éclairait la campagne en se repliant aussi. On arriva enfin aux positions que les Autrichiens semblaient vouloir défendre. Montrichard les trouva en bataille au delà du village de Steusslingen, couverts par un gros corps de cavalerie. L'infanterie française traversa ce village en deux colonnes, et se déploya à droite et à gauche, menaçant l'ennemi sur ses flancs. Au même instant, la cavalerie de la division Montrichard, appuyée par toute la réserve de Nansouty, déboucha de Steusslingen, chargea vigoureusement et culbuta les Impériaux, qui se retirèrent à Neuzingen. Cette position était la seconde, et la principale de celles qui couvraient Stokach. Elle s'appuyait à celle de Wahlwyes, que Vandamme menaçait dans le moment avec la brigade Molitor. On aperçut une nombreuse infanterie, barrant le fond du village de Neuzingen, appuyée de droite et de gauche à des bois, et couverte par du canon. Il fallut un assez grand effort pour la déposter. Montrichard la fit tourner, par une hauteur appelée le Hellemberg, tandis que Vandamme, ayant franchi Wahlwyes, débouchait sur les derrières de Neuzingen. La position fut emportée, et tout le corps de Lecourbe réuni déboucha en masse sur Stokach, dont il s'empara. Les Autrichiens voulurent s'arrêter encore une fois au delà de Stokach, pour nous tenir tête. Ils présentèrent 4 mille hommes d'infanterie en bataille, couverts par toute leur cavalerie. Les régiments de Nansouty chargèrent cette cavalerie et la jetèrent en désordre sur l'infanterie, qui cette fois ne songea plus qu'à se rendre. Résultats obtenus par Lecourbe du côté de Stokach. Lecourbe fit 4 mille prisonniers, enleva 8 pièces de canon, 500 chevaux et les immenses magasins de Stokach. Il n'en pouvait être autrement. Lecourbe, avec des troupes capables de se battre contre un ennemi qui leur aurait été fort supérieur en nombre, avait en outre deux fois plus de monde que le prince de Lorraine, bien qu'il eût détaché la division Lorges pour se lier à Moreau. Sa tâche était terminée de bonne heure, et si une direction vigoureuse avait présidé à l'ensemble des opérations, il aurait pu et dû être employé ailleurs, comme on le verra tout à l'heure.

Attaque de Moreau sur Engen.

La division Lorges, destinée à servir d'intermédiaire entre Lecourbe et Moreau, s'était partagée en deux brigades. La brigade Goulu avait marché sur Aach, pour éclairer l'intervalle compris entre Stokach et Engen, n'avait trouvé personne à combattre, et s'était rabattue sur Stokach, où elle devint inutile. Le général Lorges, avec le reste de sa division, s'étant joint aux troupes de Moreau, les accompagna vers Engen.

Moreau, avec tout ce qu'on appelait le corps de réserve, était en marche depuis le matin sur Engen. M. de Kray, au même instant, traversait ce bourg pour se rendre à Stokach, au secours de ses magasins. Il s'aperçut bientôt, au nombre des troupes qui se déployaient devant lui, qu'on allait avoir une bataille au lieu d'une reconnaissance, et il s'arrêta tout court pour combattre, se fiant à la masse de 40 mille hommes qu'il avait sous la main, et à la force des positions sur lesquelles le hasard venait de le conduire. (Voir la carte no 5.) En quittant, vers Schaffouse, les bords du Rhin pour ceux du Danube, dans cette région confuse, tourmentée, dont les pentes sont indécises, on trouve une petite vallée, celle de l'Aach, qui porte au lac de Constance les eaux qui ne vont ni au Rhin ni au Danube. Le bourg d'Engen est dans cette vallée. Il faut, pour descendre sur Engen, franchir une suite de hauteurs boisées, d'un abord assez difficile. Les Autrichiens occupaient ces hauteurs avec leur infanterie. Ils avaient leur cavalerie dans la plaine d'Engen. Il fallait que Moreau leur enlevât d'abord ces hauteurs, puis qu'il descendît dans la plaine pour y culbuter la cavalerie impériale. Il marchait lui-même à la tête des divisions Delmas et Bastoul, et de la moitié de la division Lorges. Il avait dirigé sur sa gauche, par la route dite de Blumenfeld, la division Richepanse. Celle-ci, en s'engageant dans une suite de vallons, devait tourner les positions de l'ennemi par des accès moins défendus; et tous ensemble, s'ils réussissaient, devaient ensuite descendre en masse sur Engen.

Lorges, qui avait devancé un peu les troupes de la réserve, trouva un gros d'ennemis près de Wolterdingen, et avant d'attaquer il attendit la division Delmas, qui arriva bientôt. Ils chargèrent alors tous ensemble, et délogèrent les Autrichiens. Parvenus à ce point, ils avaient à gravir les hauteurs qui entourent Engen et, pour cela, il fallait qu'ils franchissent des plateaux assez escarpés, dominés à droite par une position dite le Maulberg, à gauche par un pic très-élevé, connu sous le nom de pic de Hohenhewen. Lorges fut chargé d'attaquer le Maulberg. Après une légère canonnade, il marcha en avant. L'ennemi céda. Alors Delmas prenant à gauche se dirigea sur un bois qui entourait le pic de Hohenhewen, et qui était occupé par huit bataillons d'infanterie ennemie. Deux bataillons de la 46e s'avancèrent sur ce bois sans tirer, tandis que le général Grandjean et l'adjudant-général Cohorn le tournaient avec un détachement. Les deux bataillons de la 46e avaient à peine essuyé une décharge qu'ils fondirent sur l'ennemi la baïonnette baissée. Les huit bataillons autrichiens, se voyant si franchement attaqués de front, et tournés sur leur droite, abandonnèrent le bois. Nos troupes, ayant conquis les principales positions qui défendaient les abords de la vallée d'Engen, n'avaient plus qu'à descendre dans cette vallée, traversée par un gros ruisseau. L'ennemi s'était retiré sur le pic de Hohenhewen; il avait placé son artillerie et son infanterie sur des pentes, et rangé en bataille dans la plaine d'Engen 12 mille hommes de cavalerie. Moreau voulut d'abord enlever le pic de Hohenhewen, et il ordonna sur-le-champ à la division Delmas de l'assaillir. La division Delmas, au sortir du bois dont elle s'était emparée, fut exposée à un feu meurtrier. Elle le supporta bravement. Le général Jocopin, se mettant à la tête de l'infanterie, gravit les pentes du pic, et eut la cuisse percée d'un coup de feu. Mais le général Grandjean tourna la position; l'adjudant-général Cohorn, que nous avons vu passer l'Alb sur les épaules d'un grenadier, s'élança sur la cime avec un bataillon, et délogea les Autrichiens. Nos troupes furent alors en possession de toutes les hauteurs qui commandaient la plaine d'Engen, et purent s'y déployer sans difficulté. L'ennemi se retira de l'autre côté de cette plaine, au delà du ruisseau qui la traversait, et au pied d'une chaîne de coteaux qui en formaient le bord opposé. Il avait rangé en avant sa nombreuse cavalerie avec la plus grande partie de son artillerie, et en arrière, dans le creux d'un vallon, à l'entrée duquel se trouve le petit village d'Ehingen, une forte réserve de grenadiers. Telle était la masse de forces qu'il fallait culbuter, pour terminer la bataille à notre avantage.

Pendant ce temps, on entendait de l'autre côté du pic de Hohenhewen, et fort au delà, le long de cette ceinture de hauteurs boisées qui entourent Engen, un feu très-vif. C'était la division Richepanse aux prises avec les troupes dont M. de Kray avait couronné cette partie du champ de bataille. Le général Richepanse avait été obligé de partager sa division en deux brigades pour enlever deux positions, l'une dite de Leipferdingen, l'autre de Waterdingen, au fond même des vallons dans lesquels il s'était engagé. Il soutenait là un combat opiniâtre et mêlé de chances diverses, quand, très-heureusement pour lui, commencèrent à paraître les premières troupes du corps de Saint-Cyr. Ces troupes arrivaient fort tard, par suite d'un défaut d'ensemble dans les dispositions de Moreau. Saint-Cyr avait dû tendre la main à Sainte-Suzanne par une de ses divisions; il avait été contraint d'attendre Ney, retardé par le manque de vivres, d'attendre même son artillerie, toujours restée en arrière depuis le passage du Rhin; il avait en outre rencontré sans cesse le prince Ferdinand sur ses pas, et, n'ayant à lui opposer qu'une division sur trois, il s'était vu obligé de marcher avec mesure et précaution. Il arrivait enfin au secours de Richepanse, au moment où M. de Kray tentait sur celui-ci un dernier et vigoureux effort, pour l'empêcher de déboucher sur Engen.

Les troupes françaises un moment repoussées au village d'Ehingen.

Moreau, jugeant à la vivacité du feu le danger de Richepanse, voulut attirer les Autrichiens sur leur gauche, et, pour cela, crut devoir attaquer ce village d'Ehingen, qui formait l'appui de leur position de l'autre côté de la plaine. On vient de voir que l'ennemi avait placé là, au pied d'une chaîne de coteaux, son artillerie, sa cavalerie, plus une réserve de grenadiers, dans un vallon dont le village d'Ehingen formait l'entrée. Le général Bontemps s'y porta avec la 67e demi-brigade, deux bataillons de la 10e légère, et deux escadrons du 5e de hussards. Le général d'Hautpoul le suivait avec la réserve de cavalerie. Ces troupes, marchant en colonnes dans la plaine, sous le feu d'une batterie de 12 pièces de canon, arrivèrent bravement sur le village d'Ehingen, et l'emportèrent. Mais, tout à coup, les huit bataillons de grenadiers en réserve furent lancés sur elles. La cavalerie autrichienne appuya par une charge vigoureuse les huit bataillons de grenadiers, et, sous cet orage inattendu, nos soldats furent obligés de céder le village. La cavalerie du général d'Hautpoul fut ramenée par la grande masse de la cavalerie impériale. Le brave général Bontemps reçut une blessure grave au milieu de cette confusion. Dans ce moment, le feu redoublait à notre gauche par delà le pic de Hohenhewen, ce qui annonçait les dangers de Richepanse, s'obstinant, sans y avoir réussi encore, à forcer la ceinture des hauteurs.

Moreau décide la victoire à la tête de quelques compagnies de grenadiers.

Moreau, qui dans les moments difficiles avait la fermeté d'une âme vraiment guerrière, apprécie sur-le-champ la gravité de cette situation, et se décide à un coup de vigueur, pour demeurer maître du champ de bataille. Il fait avancer les restes de la division Bastoul, prend lui-même quelques compagnies de grenadiers qu'il avait sous la main, les anime, les porte en avant, refoule tout ce qu'il rencontre, et ramène nos troupes victorieuses dans Ehingen. Tandis qu'il fixe la fortune sur ce point, Richepanse fait de son côté des prodiges de bravoure. Saint-Cyr, rejoint par Ney, et définitivement délivré de l'archiduc Ferdinand, envoie en avant la brigade du général Roussel. Celle-ci rivalise de courage avec les troupes depuis long-temps engagées de Richepanse, et les aide à conquérir les hauteurs si vivement disputées. L'action se décide donc de tous les côtés en notre faveur, mais au prix de beaucoup d'efforts et de sang versé. La 4e demi-brigade venait de perdre à elle seule, dans ces combats, 5 à 600 hommes.

La nuit commençait à se faire; les Français redoublaient d'ardeur, tandis que les Autrichiens, apprenant la nouvelle de la ruine du prince de Lorraine-Vaudemont, à Stokach, commençaient à se décourager. M. de Kray, craignant d'être tourné par Stokach, ordonna la retraite. Il se hâta de regagner le Danube par Tuttlingen et Liptingen.

Résultats de la bataille d'Engen.

Les pertes de l'armée française dans cette suite de combats acharnés étaient assez considérables. Elle avait eu 2 mille hommes hors de combat, tant tués que blessés; mais l'armée autrichienne en avait eu 3 mille, plus 4 à 5 mille prisonniers restés entre nos mains. Les troupes françaises, par leur rare bravoure, avaient corrigé les défectuosités du plan général. Fautes de Moreau dans cette journée. Ce plan, en effet, laissait beaucoup à désirer, et on peut maintenant en apprécier les côtés faibles. D'abord il est facile de juger, par les résultats eux-mêmes, l'inconvénient d'avoir passé le Rhin sur plusieurs points. Par suite de cette manière d'opérer, on n'avait eu que trois corps prêts à marcher ensemble, et encore le troisième, celui de Saint-Cyr, avait-il été paralysé par la nécessité de donner la main au quatrième, demeuré en arrière. On devait en outre, à ce système de passage sur plusieurs points, le retard de l'artillerie de Saint-Cyr, ce qui n'avait pas peu contribué à différer le secours donné à Richepanse. Quant à la bataille même, Moreau, avec 25 mille hommes, avait été obligé d'en combattre 40 mille à Engen, tandis que Lecourbe, avec 20 mille, n'en avait que 12 mille à combattre à Stokach, et que Saint-Cyr était presque inoccupé, ou réduit à un rôle de simple observation. Celui-ci, accusé d'être arrivé trop tard, affirmait n'avoir pas reçu, dans la journée, un seul aide-de-camp du quartier-général. On ne verra jamais, ou bien rarement, de telles choses sur les champs de bataille où commandait le Premier Consul. Toutefois, pour agir comme agissait Moreau, il fallait encore être un général d'un haut mérite. Une fois en présence du danger, il s'était comporté avec le calme, la vigueur, qui ne l'abandonnaient jamais; et, secondé par la valeur des troupes, il avait, après tout, remporté la victoire, et acquis sur l'ennemi une supériorité décidée.

M. de Kray se retire sur le Danube et Moreau l'y suit.

Il fit camper son armée sur le champ de bataille. Si le lendemain il eût poussé vivement M. de Kray par la route de Stokach au Danube, il l'y aurait probablement jeté en désordre. Mais Moreau n'avait pas assez d'ardeur dans le caractère, et ménageait trop ses troupes, pour exécuter de ces mouvements rapides, qui sans doute fatiguent un moment les hommes, mais qui en réalité économisent leur sang et leurs forces, en précipitant les résultats. La journée du 4 mai (14 floréal) fut employée à rectifier la position de l'armée, et à marcher lentement vers le Danube. Saint-Cyr y marcha par Tuttlingen, Moreau et Lecourbe par Mœsskirch, veillant toujours sur leur droite et sur les débouchés du Vorarlberg, d'où le prince de Reuss aurait pu venir.

M. de Kray n'était pas encore résigné à céder le terrain sans combattre. Son armée était déjà fort troublée, et affaiblie d'ailleurs de près de dix mille hommes. Il eut le tort de vouloir l'exposer à une nouvelle rencontre avec les Français, avant d'avoir passé le Danube, et rallié les généraux Kienmayer et Sztarray, lesquels revenaient des bords du Rhin à travers la Forêt-Noire, en même temps que le corps français de Sainte-Suzanne. Il aurait fallu l'abri d'un grand fleuve, quelques jours de répit, et des renforts, pour que le moral de l'armée autrichienne pût se remettre. La position de Mœsskirch, sur laquelle Moreau lui laissa le temps de se rasseoir, inspira à M. de Kray la résolution imprudente, mais courageuse, de combattre encore une fois.

Cette position de Mœsskirch est en effet très-forte. (Voir la carte no 6.) La grande route qui, par Engen et Stokach, va joindre le Danube, passe, un peu avant d'être à Mœsskirch, sous le feu d'un plateau large et élevé, qu'on appelle le plateau de Krumbach. Elle le laisse à gauche, puis s'enfonce dans un terrain couvert de bois, et y forme un long défilé. Elle débouche ensuite sur un terrain découvert, au fond duquel on aperçoit la petite ville de Mœsskirch à droite, et le village de Heudorf à gauche. Derrière Mœsskirch règne une ligne de hauteurs, qui se continuent de Mœsskirch à Heudorf, puis de Heudorf viennent se rejoindre en arrière et à gauche au plateau de Krumbach: de façon que la route, passant d'abord sous le plateau de Krumbach, puis s'engouffrant dans un bois, débouche enfin à découvert, sous le feu des hauteurs qui s'étendent de Mœsskirch à Heudorf.

M. de Kray avait couronné cette position d'une artillerie formidable, le prince de Lorraine, formant la gauche des Autrichiens, occupait Mœsskirch et les hauteurs environnantes. M. de Nauendorff, formant leur centre, était déployé au-dessus de Heudorf, ayant une réserve de grenadiers en arrière. M. de Wrède, avec les Bavarois, l'archiduc Ferdinand et le général Giulay réunis, composait la droite de l'armée impériale, sur le plateau de Krumbach.

Bataille de Mœsskirch, livrée le 5 mai.

Moreau ne comptait pas beaucoup plus sur une bataille à Mœsskirch, qu'il n'y avait compté à Engen. Se doutant cependant qu'il pourrait rencontrer quelque résistance à Mœsskirch, il en avait prévenu Lecourbe, et lui avait mandé qu'un effort serait peut-être nécessaire sur ce point, sans lui donner néanmoins les ordres précis de concentration, que comporte l'imminence d'une grande bataille. Lecourbe tenant la tête de l'armée, et marchant avec trois divisions, avait jeté un peu au loin sur sa droite la division Vandamme, toujours pour observer les mouvements du prince de Reuss vers le Vorarlberg. Une partie de cette division sous le général Molitor devait se diriger, par la route de Pfullendorff et Klosterwald, sur le flanc de Mœsskirch. Lecourbe, avec les divisions Montrichard et Lorges, avec la réserve de cavalerie, devait s'avancer par la grande route que nous venons de décrire, et qui après avoir passé sous Krumbach, débouche à travers les bois, en face de Mœsskirch. Moreau suivait la même route, se tenant à quelque distance en arrière. Saint-Cyr flanquait au loin la gauche de Moreau, se trouvant à cheval sur le Danube, vers Tuttlingen. Ce n'étaient certainement pas là des dispositions pour une grande bataille. Vandamme n'aurait pas dû être jeté seul, avec une demi-division, sur le flanc de la position de Mœsskirch. Il aurait fallu diriger de ce côté Lecourbe avec tout son corps. Moreau n'aurait pas dû partir si tard, ni s'entasser avec Lecourbe sur une même route, et dans le défilé d'un bois. Saint-Cyr enfin n'aurait pas dû être laissé si loin.

Quoi qu'il en soit, Lecourbe s'ébranla dès le matin, conformément aux dispositions adoptées. Arrivé à la hauteur de Krumbach, il laissa ce plateau sur sa gauche, et s'engagea dans le défilé du bois. Quelques avant-gardes rencontrées dans ce long défilé furent promptement repliées, et on arriva au débouché. Alors on aperçut le terrain découvert au fond duquel se trouve Mœsskirch, bordé de tous côtés de hauteurs que couronnait l'artillerie des Autrichiens. Dès que les têtes de colonnes parurent, cinq pièces d'artillerie tirant de face du côté de Mœsskirch, vingt autres tirant de flanc du côté de Heudorf, vomirent une grêle de boulets et de mitraille. Deux bataillons d'infanterie légère se placèrent à la lisière du bois, et trois régiments de cavalerie, le 9e de hussards, le 12e de chasseurs, le 11e de dragons, se portèrent rapidement en avant pour protéger l'établissement de notre artillerie. Sous le feu de ces vingt-cinq pièces, qui les foudroyaient en tous sens, nos escadrons furent obligés de se replier. Quinze pièces de canon, que le général Montrichard avait voulu opposer à l'artillerie autrichienne, furent en partie démontées. L'infanterie légère fut elle-même obligée de se couvrir par les bois. La cavalerie autrichienne essaya de nous charger à son tour, mais on la ramena vivement. Cependant chaque fois que le général Montrichard voulait déboucher des bois, un feu violent arrêtait ses colonnes. Il devint bientôt évident que ce n'était pas là le vrai point d'attaque pour forcer Mœsskirch, que c'était, au contraire, par la droite, en suivant la route transversale de Klosterwald, par laquelle s'avançait Vandamme. Mais celui-ci n'était pas près d'arriver encore, à cause de la distance à parcourir. En attendant, Lecourbe se décida à faire une tentative sur Heudorf, en filant par sa gauche le long de la lisière des bois. La 10e légère, malgré un feu violent d'artillerie et de mousqueterie, entra dans le village de Heudorf; mais elle fut repoussée par des forces supérieures; et, tandis que la cavalerie accourait à son soutien, l'artillerie autrichienne, placée sur l'escarpement en arrière de Heudorf, la réduisit à faire un mouvement rétrograde. Cette seconde tentative pour déboucher sur la gauche, ne fut donc pas plus heureuse que celle qu'on avait faite pour déboucher directement sur Mœsskirch.

Encouragés par notre échec, les Autrichiens veulent alors prendre l'offensive, et essaient de déboucher du village de Heudorf sur la division Lorges. Mais c'était trop tenter contre de si braves troupes. La 38e se forme en colonne et marche en avant. Huit pièces d'artillerie la couvrent de mitraille. Elle s'avance avec un sang-froid admirable, et pénètre, baïonnette baissée, dans Heudorf. Sur le terrain escarpé qui s'élevait derrière ce village se trouvaient des bois, et dans ces bois les masses serrées de l'infanterie autrichienne. Des forces supérieures se précipitent sur cette brave demi-brigade: elle est accablée par le nombre, elle cède. Mais la 67e arrive à son secours, et la rallie aussitôt. Toutes deux chargent de nouveau. La division entière accourt, déborde le village, franchit ces redoutables hauteurs, et s'empare de cet asile boisé, d'où l'ennemi vomissait sur nous mille feux. Tandis que ce terrible combat s'engage à notre gauche, autour du village de Heudorf, Vandamme, à notre droite, débouche enfin sur Mœsskirch, à la tête de la brigade Molitor. Il la dispose habilement pour l'attaque, malgré l'infanterie autrichienne, qui fait du faubourg de Mœsskirch un feu meurtrier. Cette brave troupe charge avec fureur, pénètre dans Mœsskirch, pendant que deux bataillons tournent la position par les hauteurs. Montrichard, toujours enfermé dans les bois, choisit ce moment pour déboucher sur le terrain découvert, qui avait commencé par nous être si fatal. Il se précipite sur quatre colonnes, et en face de l'artillerie des Autrichiens, déjà un peu ébranlés par le spectacle de ces attaques simultanées. Les quatre colonnes de Montrichard arrivent, passent un ravin qui règne au pied des hauteurs, et gravissent le plateau de Mœsskirch, à l'instant où les troupes de Vandamme, entrées dans Mœsskirch, commençaient à en déboucher. Les Autrichiens sont partout mis en fuite. Leur réserve, placée un peu en arrière, à Rohrdorf, veut alors agir à son tour; mais elle est contenue par les divisions Vandamme et Montrichard réunies.

Nous étions maîtres à cette heure de toute la ligne de Mœsskirch à Heudorf. Mais M. de Kray, jugeant alors avec une grande justesse de coup d'œil le point vulnérable de notre position, dérobe une partie de ses forces, et les porte à notre gauche sur le plateau de Krumbach, d'où il menace notre flanc et nos derrières. La division Lorges, qui occupait Heudorf, courait la chance d'être accablée. La réserve des grenadiers autrichiens s'était jetée tout entière sur cette malheureuse division, qui, après avoir pris et repris Heudorf plusieurs fois, était épuisée de fatigue. Elle se trouvait écrasée à la fois sous le feu de l'artillerie, et sous la masse de l'infanterie autrichienne. Heureusement, Moreau, averti par la violence de la canonnade, avait hâté sa marche. Il arrive enfin à l'entrée du bois avec son corps, formé des divisions Delmas, Bastoul et Richepanse. Il se hâte de porter à gauche sur Heudorf la division Delmas au secours de la division Lorges. Cette brave troupe change la face des choses, culbute les grenadiers autrichiens, et reprend Heudorf ainsi que les bois au-dessus. Mais s'il nous vient des secours, il en arrive aussi à M. de Kray. Sa droite, composée de l'archiduc Ferdinand et du général Giulay, que Saint-Cyr suivait pied à pied depuis le commencement des opérations, mais suivait de trop loin, cette droite, rapidement amenée sur le champ de bataille, est dirigée entre Heudorf et Krumbach, sur le flanc même de la division Delmas, et la met en danger d'être enveloppée. Une partie de celle-ci fait aussitôt face à gauche. La 57e, qui avait en Italie mérité le surnom de la Terrible, se forme en bataille, lutte durant plus d'une heure contre les masses autrichiennes, foudroyée par seize pièces d'artillerie, auxquelles le général Delmas ne peut en opposer que cinq, bientôt démontées. Cette héroïque troupe reste inébranlable sous ce feu épouvantable, et réussit à arrêter l'ennemi. Moreau, courant d'un corps à l'autre pour les placer ou les soutenir, amène la division Bastoul au secours de la division Delmas. Il arrive au moment même où les Autrichiens, ne pouvant culbuter la division Delmas, cherchaient à la priver du secours de la division Bastoul, en se déployant sur le plateau de Krumbach, pour intercepter nos communications. Déjà même ils descendent de ce plateau sur la route, et viennent se mêler à la colonne de nos équipages. Ainsi, la bataille, après avoir commencé à Mœsskirch, s'est étendue à Heudorf, de Heudorf à Krumbach, embrassant l'angle entier de cette vaste position; le couvrant de feu, de sang et de débris. Dans cette circonstance critique, la division Bastoul soutient dignement les efforts de la division Delmas; mais elle va être enveloppée, si l'ennemi réussit à descendre du plateau de Krumbach, et à s'emparer de la grande route, par laquelle nos troupes arrivent. Heureusement la division Richepanse, amenée à temps au point décisif, se forme en colonnes d'attaque, gravit sous un feu plongeant le plateau de Krumbach, et déborde l'archiduc Ferdinand, qui voulait nous déborder. Après cet effort, il ne restait plus personne à M. de Kray pour agir contre Richepanse, et il est obligé de donner le signal de la retraite. De Krumbach à Heudorf, de Heudorf à Mœsskirch, nous sommes partout victorieux.

Inaction de Saint-Cyr dans cette journée.

Dans ce moment le corps de Saint-Cyr était à quelques lieues, à Neuhausen-ob-Eke. S'il avait débouché, l'armée autrichienne était écrasée, et, au lieu d'une victoire ordinaire, nous remportions une de ces victoires éclatantes qui terminent une campagne. Quelle fatale inaction le retenait donc inutile, si près du lieu où il pouvait décider du destin de la guerre? C'est là ce qui est difficile à expliquer. Saint-Cyr prétendit le lendemain qu'on ne lui avait point envoyé d'ordre. Moreau répondit qu'il lui en avait envoyé par plusieurs aides-de-camp. Saint-Cyr répliqua qu'il était si près du lieu où l'on combattait, que, si on lui avait dépêché un seul officier, cet officier serait infailliblement arrivé. La coterie de Moreau répondit que Saint-Cyr, mauvais frère d'armes, avait voulu laisser écraser ses voisins, à Mœsskirch comme à Engen.

Ainsi dans la vie militaire comme dans la vie civile, on se jalouse, on s'accuse, on se calomnie! Les passions humaines sont partout les mêmes, et la guerre n'est pas capable assurément de les refroidir, de les modérer, de les rendre justes. Ce qui est vrai, c'est que Saint-Cyr, mécontent de la coterie qui s'était emparée de Moreau, affectait de se renfermer dans le commandement de son corps, à la tête duquel il opérait avec une rare perfection, mais ne suppléait jamais au commandement en chef, et attendait pour agir, des ordres qu'un lieutenant doit savoir prévenir, surtout quand il entend le canon. Saint-Cyr, qui alléguait la proximité pour prouver que, si on lui avait envoyé des ordres, il les aurait reçus, s'accusait lui-même; car la proximité le rendait inexcusable de ne pas arriver avec une division au moins, là où une effroyable canonnade signalait une lutte violente, et probablement de graves dangers. Il allait, du reste, racheter bientôt par de grands services, les torts qu'il s'était donnés en cette circonstance.

Français et Autrichiens étaient épuisés à la fin de cette journée. On ne sait jamais exactement, au milieu de la confusion des batailles, le nombre des morts et des blessés. Ce nombre devait être grand à Mœsskirch. Trois mille hommes avaient dû succomber dans l'armée française, et près du double dans l'armée autrichienne. Mais l'armée française était pleine de confiance; elle avait conquis le champ de bataille, et elle voulait en partir le lendemain pour continuer cette suite de combats, qui, sans lui procurer jusqu'ici des résultats décisifs, lui assuraient cependant sur l'ennemi une supériorité soutenue. L'armée autrichienne, au contraire, profondément ébranlée, n'était pas capable de poursuivre long-temps une pareille lutte.

Tout le monde devine, après le récit que nous venons de faire, les critiques élevées contre les opérations de Moreau[6]. Il avait marché sur un champ de bataille sans le reconnaître d'avance; il avait dirigé trop peu de forces sur le vrai point d'attaque, qui était la route de Klosterwald à Mœsskirch, donnant sur le flanc de cette petite ville; il avait marché tard; engagé toutes ses divisions à la suite les unes des autres dans un bois, d'où l'on ne pouvait déboucher sans perdre beaucoup d'hommes; enfin il n'avait pas amené Saint-Cyr sur le terrain où la présence de celui-ci eût tout décidé. M. de Kray, de son côté, après avoir bien dirigé son effort, sur le point vulnérable, sur notre gauche, avait eu le tort de laisser prendre Mœsskirch; mais, il faut dire, pour sa justification, que ses troupes étaient loin d'égaler les troupes françaises sous le rapport de l'intelligence et de la fermeté. D'ailleurs elles commençaient à perdre confiance, et il n'était plus facile de leur faire supporter la vue et le choc des Français.

Fausse position des Autrichiens à Sigmaringen dont on ne sait pas profiter.

Le lendemain 6 mai (16 floréal), M. de Kray se hâta de se porter derrière le Danube, pour s'attacher enfin à cette grande ligne d'opérations. C'était le cas de s'y jeter à sa suite, pour lui rendre le passage du fleuve impossible, ou difficile au moins. Moreau marcha en ligne, la gauche au Danube, tout près du point où passaient les Autrichiens, pouvant les écraser, s'il s'était soudainement rabattu sur sa gauche: Saint-Cyr formait dans le moment l'aile appuyée au Danube. N'ayant pas donné la veille, il était en mesure d'agir, et en avait le désir. Il vit de ses yeux les troupes impériales s'amasser avec une sorte de précipitation sur le point de Sigmaringen. (Voir la carte no 2.) Le Danube, formant là un contour, présente un renfoncement, dans lequel l'armée autrichienne s'était accumulée, pressée qu'elle était de passer sur l'autre rive. Saint-Cyr l'apercevait distinctement, à petite portée de canon, dans un espace qui aurait pu suffire à peine à une division, et tellement surprise à la vue des Français que, devant une simple brigade de Ney, elle suspendit son passage, se mit en bataille, et se couvrit du feu de soixante pièces de canon. Saint-Cyr, en la voyant ainsi accumulée et troublée, avait la certitude de la culbuter dans le Danube, par une seule charge de tout son corps. Il fit avancer quelques pièces d'artillerie dont chaque coup emportait des files entières, mais qui ne pouvaient avoir la prétention de rester en batterie devant les soixante bouches à feu de M. de Kray. Il espérait attirer l'attention de Moreau par le bruit de cette canonnade, et l'amener, du corps de réserve, au corps de gauche. Ne le voyant pas arriver, il lui envoya un officier pour l'avertir, et obtenir l'ordre d'attaquer. Mais l'union n'existait plus. On crut à l'état-major, ou l'on feignit de croire, que Saint-Cyr voulait encore appuyer à gauche pour s'isoler davantage et agir seul. On lui répondit par l'ordre d'appuyer à droite, pour se lier, plus étroitement qu'il n'avait coutume de le faire, au corps de réserve, qui formait le centre de l'armée.—Cette mesure est indispensable, lui disait-on, afin que le général en chef puisse disposer de votre troupe au besoin[7].—Le sens de cet ordre indiquait assez clairement l'humeur du général en chef et de son entourage. Il est évident que Moreau se laissait absorber par le commandement d'un seul corps, et que sa faiblesse de caractère donnait naissance aux divisions intestines, funestes en tout lieu, mais plus funestes encore aux armées que partout ailleurs.

M. de Kray put donc s'enfuir sans danger, et rallier son armée au delà du Danube. M. de Kienmayer venait de le rejoindre avec les troupes arrivant des bords du Rhin; M. de Sztarray suivait de près.

L'armée de Moreau avait trouvé à Stokach, à Donau-Eschingen, de vastes magasins; rien ne lui manquait; elle était animée par le succès, et par l'offensive continuelle qu'elle avait prise. Le 7 et le 8 mai (17 et 18 floréal), Moreau continua de marcher, la gauche au Danube, présentant une ligne de bataille toujours trop étendue, et faisant de petites étapes, pour donner à Sainte-Suzanne le temps de rejoindre.

Le 9 (19 floréal), Moreau, sachant que Sainte-Suzanne, venu par la rive gauche du Danube, se trouvait enfin à la hauteur de l'armée, quitta pour un jour le quartier-général, et passa le Danube afin d'aller inspecter les troupes nouvellement arrivées. Ces troupes formaient dorénavant son aile gauche, tandis que Saint-Cyr devenait le centre, et que le corps de réserve allait jouer véritablement le rôle d'une réserve, conformément à son titre. D'après toutes les probabilités, M. de Kray, occupé à faire reposer son armée, devait se tenir au delà du Danube, et nous pouvions continuer à faire le 9 une marche en avant, sans rencontrer l'ennemi. Moreau prescrivit à la droite, c'est-à-dire à Lecourbe, de se porter le 9 entre Wurzach et Ochsenhausen; à la réserve, de se rendre à Ochsenhausen même; enfin au centre, c'est-à-dire à Saint-Cyr, de dépasser Biberach, la gauche en observation vers le Danube. L'armée s'avançait ainsi assez près de l'Iller, décrivant une ligne parallèle à cet affluent du Danube. Moreau partit le 9 au matin, croyant pouvoir consacrer une journée entière au corps de Sainte-Suzanne.

Mais M. de Kray avait été amené à prendre une résolution nouvelle et inattendue, par l'avis d'un conseil de guerre, qui avait jugé convenable de sauver les immenses magasins de Biberach, pour ne pas les livrer comme ceux d'Engen et de Stokach aux Français. Il repassa donc avec toute son armée sur la rive droite du Danube, par Riedlingen, et vint se placer en avant et en arrière de Biberach. Ce lieu avait déjà été le théâtre d'une bataille gagnée en 1796 par Moreau, grâce surtout à Saint-Cyr. Ce théâtre fut encore heureux pour l'armée, et pour Saint-Cyr lui-même.

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