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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 01 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Adoption des lois proposées sur l'organisation administrative et judiciaire.

Les deux lois dont il s'agit étaient trop urgentes, trop bien conçues, pour rencontrer de sérieux obstacles. Elles essuyèrent cependant plus d'une attaque au Tribunat. Des objections assez mesquines furent élevées contre le système administratif proposé. On se plaignit peu de la concentration d'autorité dans la main des préfets, sous-préfets, maires, car cela était conforme aux idées du moment, et imité de la Constitution, qui plaçait un chef unique à la tête de l'État; mais on se plaignit de la création de trois degrés dans l'échelle administrative, le département, l'arrondissement, la commune. On prétendit surtout qu'il ne fallait pas reconstituer la commune, car on ne trouverait pas de maires assez éclairés. C'était pourtant la restauration de l'autorité domestique, et, sous ce rapport, la conception la plus populaire qui pût être imaginée. Quant à l'organisation judiciaire, on cria à la restauration des parlements; on se plaignit surtout de la juridiction attribuée au Tribunal de cassation sur les magistrats inférieurs, toutes objections peu dignes de mémoire. On adopta néanmoins les deux lois proposées. Les vingt ou trente voix, composant le fond de l'opposition au Tribunat, se prononcèrent contre ces lois, mais les trois quarts se prononcèrent en leur faveur. Le Corps Législatif les adopta presqu'à l'unanimité. La loi relative à l'administration départementale prit la date, restée célèbre, du 28 pluviôse an VIII. Celle qui était relative à l'organisation judiciaire prit la date du 27 ventôse an VIII.

Nomination du personnel administratif et judiciaire.

Le Premier Consul ne voulant pas les laisser comme une lettre morte au Bulletin des lois, nomma sur-le-champ les préfets, sous-préfets et maires. Il était exposé à commettre plus d'une méprise, comme il arrive toujours lorsqu'on choisit précipitamment beaucoup de fonctionnaires à la fois. Mais un gouvernement éclairé et vigilant rectifie bientôt l'erreur de ses premiers choix. Il suffit que l'esprit général en ait été bon. Or, l'esprit de ces choix était excellent: il était à la fois ferme, impartial et conciliant. Le Premier Consul rechercha dans tous les partis les hommes réputés honnêtes et capables, n'excluant que les hommes violents, adoptant même quelquefois ces derniers, si l'expérience et le temps les avaient ramenés à cette modération, qui faisait alors le caractère essentiel de sa politique. Il appela aux préfectures, qui étaient des places importantes et bien rétribuées, car les préfets devaient recevoir 12, 15 et jusqu'à 24 mille francs d'appointements (ce qui valait le double de ce que de tels appointements vaudraient aujourd'hui), il appela des personnages qui avaient figuré honorablement dans les grandes assemblées politiques, et qui faisaient ressortir clairement l'intention de ses choix, car les hommes, s'ils ne sont ni les choses, ni les principes, les représentent du moins aux yeux des peuples. Le Premier Consul nomma à Marseille, par exemple, M. Charles Lacroix, ex-ministre des relations extérieures; à Saintes, M. Français, de Nantes; à Lyon, M. Verninac, ancien ambassadeur; à Nantes, M. Letourneur, ancien membre du Directoire; à Bruxelles, M. de Pontécoulant; à Rouen, M. Beugnot; à Amiens, M. Quinette; à Gand, M. Faypoult, ancien ministre des finances. Tous ces hommes, et d'autres, qu'on allait chercher dans la Constituante, la Législative, la Convention, les Cinq-Cents, qui étaient pris parmi les ministres, les directeurs, les ambassadeurs de la République, étaient faits pour relever les nouvelles fonctions administratives, et donner au gouvernement des provinces l'importance qu'il mérite d'avoir. La plupart ont occupé leurs places pendant tout le règne du Premier Consul et de l'Empereur. L'un d'eux, M. de Jessaint, était préfet encore il y a quatre ans. Le Premier Consul choisit pour la préfecture de Paris M. Frochot. Il lui donna, comme collègue à la préfecture de police, M. Dubois, magistrat dont l'énergie fut utile, pour purger la capitale de tous les malfaiteurs, que les partis avaient vomis dans son sein.

Le même esprit présida aux nominations judiciaires. Des noms honorables, pris dans l'ancien barreau, dans l'ancienne magistrature, furent mêlés autant que possible à des noms nouveaux, portés par des gens honnêtes. Quand il put orner ce personnel de noms éclatants, le Premier Consul n'y manqua pas, car il aimait l'éclat en toutes choses, et le moment était venu où l'on pouvait, sans trop de danger, faire des emprunts au passé. Un magistrat du nom de d'Aguesseau ouvrait la liste des nominations judiciaires, en qualité de président du tribunal d'appel de Paris, aujourd'hui Cour royale. Ces fonctionnaires à peine nommés, avaient ordre de partir à l'instant même pour aller prendre possession de leurs sièges, et contribuer, chacun de leur côté, à l'œuvre de réorganisation, dont le jeune général faisait son occupation constante, dont il voulait faire sa gloire, et qui, même après ses prodigieuses victoires, est restée, en effet, sa gloire la plus solide.

Clôture de la liste des émigrés. Dispositions légales à l'égard des émigrés, inscrits ou non inscrits.

Il fallait toucher à tout en même temps, dans cette société bouleversée de fond en comble. L'émigration, à la fois si coupable et si malheureuse, juste objet d'intérêt et d'aversion, car dans ses rangs se trouvaient des hommes cruellement persécutés, et de mauvais Français qui avaient conspiré contre leur patrie, l'émigration méritait l'attention particulière du gouvernement. D'après la dernière législation, il suffisait ou d'un arrêté du Directoire, ou d'un arrêté des administrations départementales, pour porter tout individu absent sur la liste des émigrés; dès lors les biens de cet absent étaient confisqués, et, s'il était retrouvé sur le sol de la République, la loi prononçait sa mort. Une foule d'individus, véritablement émigrés, ou seulement cachés, n'ayant pas été inscrits sur la fatale liste, soit qu'ils eussent été oubliés, soit qu'ils n'eussent pas trouvé un ennemi pour les dénoncer, pouvaient être inscrits encore. Il suffisait, pour qu'ils le fussent, que cet ennemi se rencontrât une fois, et ils tombaient alors sous le coup des lois de proscription. Beaucoup de Français vivaient ainsi dans une anxiété continuelle. Quant à ceux qui avaient été inscrits, dûment ou indûment, ils arrivaient en grand nombre, afin d'obtenir leur radiation. Leur empressement téméraire attestait la confiance qu'on avait dans l'humanité du gouvernement, mais offusquait certains révolutionnaires, dont les uns avaient des excès à se reprocher envers les émigrés rentrants, dont les autres avaient acquis leurs biens. C'était une nouvelle occasion de désordre, et, s'il ne fallait pas continuer à proscrire, il ne fallait pas non plus exposer à vivre dans l'inquiétude, les hommes qui avaient pris part à la Révolution, même violemment. On devait, à tous ceux qui s'étaient compromis pour elle, une sécurité entière; car malheureusement, les hommes sont le plus souvent, ou de froids égoïstes, ou des partisans passionnés de la cause qu'ils ont embrassée, et dans ce dernier cas, la modération n'est pas leur mérite ordinaire.

Il était urgent de porter remède à un tel état de choses. Le gouvernement présenta un projet de loi, dont la première disposition avait pour but de clôturer la fameuse liste des émigrés. À partir du 5 nivôse an VIII (25 décembre 1799), jour de la mise en vigueur de la Constitution, la liste fut déclarée close, c'est-à-dire que tout fait d'absence, postérieur à cette époque, ne pouvait plus être qualifié d'émigration, poursuivi des mêmes peines. Il était permis, à l'avenir, de s'absenter, d'aller de France à l'étranger, de l'étranger en France, sans que ce fût là un fait condamnable; car il est vrai que, pendant dix ans, s'absenter avait été un crime. La liberté d'aller et de venir fut donc rendue à tous les citoyens.

À cette première disposition fut ajoutée la suivante: les individus plus ou moins accusables d'émigration, dont les uns avaient quitté momentanément le territoire, dont les autres s'étaient simplement cachés pour se soustraire à la persécution, et qui avaient été heureusement omis sur la liste des émigrés, ne pouvaient plus être inscrits qu'en vertu d'une décision des tribunaux ordinaires, c'est-à-dire du jury. C'était, pour ceux-là aussi, clore en quelque sorte la liste, car il n'y avait pas danger de la voir s'accroître de nouveaux noms, avec l'esprit actuel des tribunaux.

Enfin, tandis qu'on déférait aux tribunaux ceux qui n'avaient pas encore été inscrits, leur assurant ainsi les garanties de la justice ordinaire, on déférait à l'autorité administrative ceux qui, ayant été indûment inscrits, ou prétendant l'avoir été de la sorte, voulaient réclamer leur radiation. Ici perçait l'intention indulgente du nouveau gouvernement à leur égard; car les nouvelles autorités administratives, formées par lui, pleines de son esprit, ne pouvaient manquer d'accueillir avec facilité les réclamations de ce genre. Il suffisait en effet de présenter des certificats de résidence dans un lieu quelconque de la France, certificats souvent faux, pour prouver qu'on avait été injustement déclaré absent, et se faire radier. Avec la complaisance générale à violer des lois tyranniques, ce moyen de se faire radier ne devait pas manquer aux réclamants. Il était permis en outre aux émigrés qui voulaient obtenir leur radiation, d'entrer en France, sous la surveillance de la haute police. Dans la langue du temps, on appelait cela obtenir des surveillances: on en délivrait beaucoup, et les émigrés les plus pressés avaient ainsi un moyen de devancer le moment de leur radiation. Ces surveillances devinrent même, pour la plupart de ceux qui en usèrent, leur rappel définitif.

Quant aux émigrés dont les noms ne pouvaient être retranchés de la fatale liste, à cause de la notoriété de leur émigration, les lois existantes furent maintenues à leur égard. L'esprit du temps était tel qu'on ne pouvait faire autrement; car, si on avait pitié des malheureux, on était irrité contre les coupables qui étaient sortis du territoire, pour porter les armes contre leur patrie, ou pour appeler sur elle les armes de l'étranger. Du reste, dans tous les cas, rayés ou non rayés, n'avaient plus de recours sur leurs biens vendus. Les ventes étaient irrévocables, soit en vertu de la Constitution, soit en conséquence des dispositions de la loi nouvelle. Ceux qui obtenaient leur radiation, et dont les biens étaient séquestrés, sans avoir été vendus, pouvaient seuls aspirer à se les faire rendre.

Telle fut la loi proposée, et adoptée à une immense majorité, malgré quelques critiques dans le Tribunat, de la part de ceux qui trouvaient que c'était trop de faveur, ou pas assez, à l'égard de l'émigration.

Rétablissement du droit de tester.

Au nombre des dispositions légales, alors en vigueur, qui paraissaient une tyrannie insupportable, se trouvait l'interdiction du droit de tester. Les lois existantes ne permettaient de disposer en mourant, que du dixième de sa fortune si on avait des enfants, du sixième si on n'en avait pas. Ces dispositions avaient été le résultat de la première indignation révolutionnaire contre les abus de l'ancienne société française, société aristocratique, dans laquelle la vanité paternelle, voulant tantôt constituer un aîné, tantôt contraindre les affections de ses enfants par des unions mal assorties, dépouillait les uns au profit des autres. Par un emportement ordinaire à l'esprit humain, au lieu de réduire la puissance paternelle à de justes limites, on l'avait complétement enchaînée. Un père ne pouvait plus récompenser ou punir. Il ne pouvait, s'il avait des enfants, disposer de rien, ou à peu près, en faveur de celui qui avait mérité toutes ses affections; et, ce qui est plus extraordinaire, s'il n'avait que des neveux, prochains ou éloignés, il ne pouvait donner qu'une partie à peu près insignifiante de sa fortune, c'est-à-dire, un sixième. C'était là un véritable attentat au droit de propriété, et l'une des rigueurs les plus senties du régime révolutionnaire; car la mort frappe tous les jours, et des milliers de mourants expiraient sans pouvoir obéir au penchant de leur cœur, envers ceux qui les avaient servis, soignés, consolés dans leur vieillesse.

Il n'était pas possible, pour une telle réforme, d'attendre la rédaction du Code civil. Une loi fut portée pour rétablir le droit de tester, dans de certaines limites. En vertu de cette loi, le père mourant qui avait moins de quatre enfants, put disposer par testament du quart de sa fortune, du cinquième s'il en avait moins de cinq, et ainsi de suite en observant la même proportion. Il put disposer de la moitié, lorsqu'il n'avait que des ascendants ou collatéraux, de la totalité lorsqu'il n'avait pas de parents aptes à succéder.

Cette mesure fut la plus attaquée au Tribunat; elle le fut surtout par le tribun Andrieux, honnête homme, sincère, mais plus spirituel qu'éclairé. Il prétendit qu'on revenait aux abus du droit d'aînesse, aux violences de l'ancien régime sur les enfants de famille, etc. Cette loi passa comme les autres, à une immense majorité.

Tribunal des prises.

Le gouvernement institua, par une loi encore, un tribunal des prises, devenu indispensable, pour rendre aux neutres une justice impartiale, et les ramener à la France par de meilleurs traitements. Enfin on appela l'attention des deux assemblées sur les lois de finances.

Il y avait peu à dire sur ce sujet au Corps Législatif, les deux commissions législatives ayant déjà rendu les lois nécessaires. Les travaux administratifs que le gouvernement avait entrepris, en conséquence de ces lois, dans le but de réorganiser les finances, n'étaient guère une matière à discussion. Toutefois il fallait arrêter, ne fût-ce que pour la forme, le budget de l'an VIII. Lois de finances. Si la perception avait existé régulièrement, si les impôts établis avaient été payés exactement, et non-seulement payés par les contribuables, mais fidèlement versés par les dépositaires des deniers publics, les finances de l'État auraient été dans une situation supportable. Les impôts ordinaires pouvaient donner 430 millions environ; et c'était le chiffre auquel on espérait ramener les dépenses publiques en temps de paix; on se promettait même de les faire descendre à beaucoup moins. L'expérience prouva bientôt qu'il n'était pas possible, même en temps de paix, de les ramener à moins de 500 millions; mais elle prouva aussi qu'il était facile de porter les impôts à cette somme, sans augmenter les tarifs. Montant du budget de 1800. Nous supposons les frais de perception en dehors, ainsi que les dépenses locales, ce qui porte le budget de cette époque en comptant comme on le fait aujourd'hui, à 600 ou 620 millions.

L'insuffisance des recettes n'était grande et certaine, que par rapport aux dépenses de la guerre; et cela n'a rien de bien extraordinaire, car il en est ainsi partout. On ne peut jamais en aucun pays, soutenir la guerre avec les revenus ordinaires de la paix. Si on le pouvait, ce serait une preuve qu'en temps de paix les impôts auraient été inutilement augmentés. Mais, grâce au désordre du passé, on ne savait si, avec la guerre, le budget s'élèverait à 600, 700 ou 800 millions. Les uns disaient 600, les autres 800. Chacun, à cet égard, faisait des conjectures différentes. L'expérience prouva encore qu'avec 150 millions environ, ajoutés au budget ordinaire, on pourrait suffire aux besoins de la guerre, toutefois avec des armées victorieuses, qui vécussent sur le sol ennemi. Le budget de l'année fut donc évalué à 600 millions, en dépenses et en recettes. Les revenus ordinaires montant à 430 millions, on se trouvait en arrière de 170 millions. Mais là n'était pas la difficulté véritable. C'eût été trop de prétentions, au sortir du chaos financier, de vouloir atteindre tout de suite l'équilibre des recettes et des dépenses. Il fallait auparavant faire rentrer l'impôt ordinaire. Si on arrivait à ce premier résultat, on était certain d'avoir promptement de quoi faire face aux besoins les plus urgents, car le crédit devait s'en ressentir bien vite, et, avec les valeurs de différentes espèces dont nous avons ailleurs énuméré la création, on avait dans les mains le moyen d'obtenir des capitalistes les fonds nécessaires à tous les services. C'est à quoi travaillait sans relâche M. Gaudin, secondé, contre toutes les difficultés qu'il rencontrait, par la volonté forte et soutenue du Premier Consul. La direction des contributions directes, récemment établie, déployait la plus grande activité. Les rôles étaient fort avancés, et déjà mis en recouvrement. On commençait à voir arriver dans le portefeuille du trésor les obligations des receveurs généraux, et à les escompter à un intérêt qui n'était pas trop usuraire. La difficulté pour l'établissement de ce système des obligations, consistait toujours dans la quantité des papiers circulants, difficile à fixer, surtout par rapport à chaque recette générale. Un receveur qui devait percevoir 20 millions, par exemple, ne pouvait souscrire des obligations pour cette somme, s'il devait lui arriver pour 6 ou 8 millions de valeurs mortes, en bons d'arrérage, en bons de réquisition, etc. Le ministre s'appliquait à retirer ces papiers, à évaluer ce qui pouvait en arriver dans chaque recette générale, et à faire souscrire des obligations aux receveurs généraux, pour la somme de numéraire qu'il supposait devoir entrer dans leur caisse.

Institution des receveurs particuliers d'arrondissement.

On créa, dans cette même session, une nouvelle, espèce de comptables, destinés à accroître l'exactitude dans le versement des fonds du trésor: ce furent les receveurs d'arrondissement. Jusque-là il n'y avait d'autre intermédiaire, entre les percepteurs placés près des contribuables, et le receveur général placé au chef-lieu, que des préposés aux recettes, agents du receveur général, dépendants de lui, ne disant la vérité qu'à lui. C'était cependant l'un des points de passage, où l'on pouvait le mieux observer, et constater l'entrée des produits dans les caisses publiques. Ce point était malheureusement négligé. On créa des receveurs particuliers dans chaque arrondissement, dépendants de l'État, lui devant le compte de ce qu'ils recevaient et de ce qu'ils versaient au receveur général, témoins informés et désintéressés du mouvement des fonds, car ce n'est pas eux qui faisaient le bénéfice de la stagnation des deniers publics, dans les caisses des comptables. On avait par cette création l'avantage d'être instruit plus exactement de l'état des recettes, et de toucher de nouveaux cautionnements en numéraire, ce qui serait indifférent aujourd'hui, ce qui ne l'était pas alors; on avait enfin l'avantage de trouver un nouvel emploi de la circonscription par arrondissement, récemment imaginée. Déjà la justice civile et correctionnelle, et une partie considérable de l'administration communale, avaient été établies au centre de l'arrondissement; en y fixant encore une partie de l'administration financière, on donnait une utilité de plus à cette circonscription, à laquelle certains esprits reprochaient de n'être qu'une subdivision arbitraire du territoire. Puisque, sous certains rapports, elle avait été jugée indispensable, on ne pouvait mieux faire que d'en multiplier l'usage, et de la rendre réelle, d'artificielle qu'on l'accusait d'être. Les préfets, les sous-préfets avaient ordre de se rendre auprès des receveurs, et de veiller eux-mêmes, par l'inspection des livres, à l'exactitude des versements. Nous n'en sommes plus là aujourd'hui, heureusement; mais dans ce moment, où tout n'était qu'en ébauche, c'étaient d'utiles stimulants à employer auprès des comptables, que d'envoyer les préfets et sous-préfets à leurs caisses.

La réorganisation des finances ne pouvait donc marcher plus vite. Mais les assemblées n'apprécient que les résultats réalisés. On ne voyait pas tout ce qui se faisait de véritablement utile, dans l'intérieur de l'administration. On disserta à perte de vue, au sein du Tribunat, sur la grande question de l'équilibre des recettes et des dépenses; on se plaignit du déficit, on produisit mille systèmes, et il y eut quelques esprits assez peu sensés, pour vouloir refuser le vote des lois de finances, jusqu'à ce que le gouvernement présentât un moyen de mettre en équilibre les dépenses et les recettes. Mais toutes ces propositions n'aboutirent à aucun résultat. Les lois proposées furent adoptées, à une grande majorité dans le Tribunat, à la presque unanimité dans le Corps Législatif.

Création de la Banque de France.

Une institution, digne d'être mentionnée par l'histoire, vint s'ajouter à toutes celles dont nous avons déjà raconté la création: ce fut la Banque de France. Les anciens établissements d'escompte avaient succombé au milieu des désordres de la Révolution; il n'était cependant pas possible que Paris se passât d'une banque. Dans tout centre commercial, où règne une certaine activité, il faut une monnaie commode pour les payements, c'est-à-dire, la monnaie de papier, et un établissement qui escompte en grand les effets de commerce. Ces deux services se prêtent même un mutuel secours, car les fonds déposés en échange des billets circulants, sont ceux-là mêmes qu'on peut prêter au commerce par la voie de l'escompte. Partout, en effet, où il y a un mouvement d'affaires, tant soit peu considérable, une banque doit réussir, si elle n'escompte que de bon papier, et si elle n'émet pas plus de billets qu'il ne faut; en un mot, si elle proportionne ses opérations aux besoins vrais de la place où elle réside. C'est ce qu'il fallait faire à Paris, et ce qui devait réussir si on le faisait bien. Cette nouvelle banque devait avoir, outre ses affaires avec les particuliers, ses affaires avec le trésor, et par conséquent autant de bénéfices à recueillir que de services à rendre. Le gouvernement suscita les principaux banquiers de la capitale, à la tête desquels se plaça M. Perregaux, financier dont le nom se rattache à tous les grands services rendus alors à l'État, et on forma une association de riches capitalistes, pour la création d'une banque, appelée Banque de France, la même qui existe aujourd'hui. On lui constitua un capital de 30 millions; elle dut être gouvernée par quinze régents et un comité gouvernant de trois personnes, comité remplacé depuis par un gouverneur. Elle devait, suivant ses statuts, escompter les effets de commerce répondant à des affaires légitimes et non collusoires, émettre des billets circulants comme monnaie, et s'interdire toutes les spéculations étrangères à l'escompte et au commerce des métaux. Fidèle à ses statuts, elle est devenue le plus bel établissement de ce genre connu dans le monde. On verra bientôt ce que fit le gouvernement pour imprimer aux opérations de cette banque le mouvement rapide, qui la fit prospérer dès les premiers jours de son existence.

Pendant que le gouvernement consulaire, de concert avec le Corps Législatif, se livrait à ces vastes travaux d'administration intérieure, les négociations avec les puissances, amies ou belligérantes, avaient été continuées sans interruption. La lettre du Premier Consul au roi d'Angleterre venait d'être suivie d'une réponse immédiate. Le Premier Consul avait écrit le 26 décembre (5 nivôse); on lui répondait le 4 janvier (14 nivôse): c'est que le parti du cabinet anglais était pris d'avance, et que pour lui il n'y avait pas à délibérer. L'Angleterre, en effet, avait pu, en 1797, songer à traiter, et envoyer lord Malmesbury à Lille, alors que ses finances étaient embarrassées, que l'Autriche était obligée de signer à Campo-Formio la paix du Continent; mais aujourd'hui que la création de l'income-tax ramenait l'aisance à l'Échiquier, aujourd'hui que l'Autriche, replacée en état de guerre avec nous, avait porté ses armées jusqu'à nos frontières, aujourd'hui qu'il s'agissait de nous enlever les positions capitales de Malte et de l'Égypte, de venger l'affront du Texel, la paix devait être peu du goût de cette puissance. Elle avait d'ailleurs une raison plus forte encore de la refuser, c'est que la guerre convenait aux passions et aux intérêts de M. Pitt. Ce célèbre chef du cabinet britannique, avait fait de la guerre à la France sa mission, sa gloire, le fondement de son existence politique. Si la paix devenait nécessaire, il fallait peut-être qu'il se retirât. Il apportait, dans la lutte, cette ténacité de caractère, qui, jointe à ses talents oratoires, en avait fait un homme d'État, peu éclairé mais puissant. La réponse ne pouvait être douteuse; elle fut négative et désobligeante. On ne fit pas au Premier Consul l'honneur de lui adresser directement cette réponse: s'appuyant sur la coutume, du reste excellente, de communiquer de ministre à ministre, on répondit par une note de lord Grenville à M. de Talleyrand.

Note de l'Angleterre.

Cette note laissait voir maladroitement le déplaisir qu'avait causé à M. Pitt, ce défi, non de guerre, mais de paix, adressé par le Premier Consul à l'Angleterre. Elle contenait une récapitulation, éternellement reproduite depuis quelques années, des commencements de la guerre: elle imputait la première agression à la République française, lui reprochait, dans un langage violent, les ravages commis en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie, parlait même de rapines exercées par ses généraux dans ce dernier pays; elle joignait à ce reproche celui de vouloir renverser, partout, le trône et les autels; puis, arrivant aux dernières ouvertures du Premier Consul, le ministre anglais disait que ces feintes démonstrations pacifiques n'étaient pas les premières du même genre; que les divers gouvernements révolutionnaires successivement élevés et renversés depuis dix années, en avaient fait plus d'une fois de semblables; que S. M. le roi de la Grande-Bretagne ne pouvait voir encore dans ce qui se passait en France, un changement de principes, capable de satisfaire et de tranquilliser l'Europe; que le seul changement qui pourrait la rassurer complètement serait le rétablissement de la maison de Bourbon, qu'alors seulement l'ordre social pourrait ne plus paraître en danger; que du reste on ne faisait pas du rétablissement de cette maison la condition absolue de la paix avec la République française, mais que jusqu'à de nouveaux symptômes, plus significatifs et plus satisfaisants, l'Angleterre persisterait à combattre, tant pour sa sûreté que pour celle de ses alliés.

Réplique du Premier Consul.

Cette note inconvenante, qui fut désapprouvée par les hommes sensés de tous les pays, faisait peu d'honneur à M. Pitt; elle annonçait chez lui plus de passion que de lumières. Elle prouvait qu'un gouvernement nouveau, pour se faire respecter, a besoin de beaucoup de victoires, car le gouvernement actuel en avait déjà remporté de nombreuses, et d'éclatantes; mais évidemment il lui en fallait de plus grandes encore. Le Premier Consul ne se déconcerta pas, et, voulant profiter de la bonne position que lui donnait, aux yeux du monde, la modération de sa conduite, il fit une réponse douce et ferme, non plus en forme de lettre au roi, mais en forme de dépêche adressée au ministre des affaires étrangères, lord Grenville. Récapitulant en peu de mots les premiers événements de la guerre, il prouvait, avec une grande réserve de langage, que la France avait pris les armes uniquement pour résister à une conspiration européenne, tramée contre sa sûreté; concédant les malheurs que la Révolution avait entraînés pour tout le monde, il insinuait, en passant, que ceux qui avaient poursuivi la République française avec tant d'acharnement, pouvaient se reprocher à bon droit d'être la vraie cause des violences si souvent déplorées.—Mais, ajoutait-il, à quoi bon tous ces souvenirs? Voici aujourd'hui un gouvernement disposé à faire cesser la guerre: la guerre sera-t-elle sans fin, parce que tel ou tel aura été l'agresseur? Et si on ne veut pas la rendre éternelle, ne faut-il pas en finir de ces incessantes récriminations? Assurément on n'espère pas obtenir de la France le rétablissement des Bourbons: est-il dès lors convenable de faire des insinuations, semblables à celles qu'on s'est permises? Et que dirait-on si la France, dans ses communications, provoquait l'Angleterre à rétablir sur le trône cette famille des Stuarts, qui n'en est descendue que le siècle dernier? Mais laissons de côté ces questions irritantes, ajoutait la note dictée par le Premier Consul; si vous déplorez, comme nous, les maux de la guerre, convenons d'une suspension d'armes, désignons une ville, Dunkerque, par exemple, ou toute autre, à votre choix, afin d'y rassembler des négociateurs; le gouvernement français met à la disposition de la Grande-Bretagne des passe-ports, pour les ministres qu'elle aura revêtus de ses pouvoirs.—

Cette attitude si calme produisit l'effet ordinaire qu'un homme de sang-froid produit sur un homme en colère; elle provoqua de lord Grenville une réplique plus vive, plus amère, plus mal raisonnée que sa première note. Dans cette réplique, le ministre anglais cherchait à pallier la faute qu'il avait commise en parlant de la maison de Bourbon, répondait que ce n'était pas pour elle qu'on faisait la guerre, mais pour la sûreté de tous les gouvernements, et déclarait de nouveau que les hostilités seraient continuées sans relâche. Cette dernière communication était du 20 janvier (30 nivôse). Il n'y avait pas un mot de plus à dire. Le général Bonaparte en avait assez fait: confiant dans sa gloire, il n'avait pas craint d'offrir la paix; il l'avait offerte sans beaucoup d'espoir, mais de bonne foi; et il avait gagné à cette démarche le double avantage de mettre a découvert, tant aux yeux de la France qu'aux yeux de l'opposition anglaise, les passions déraisonnables de M. Pitt. Heureux si, dans tous les temps, il avait joint à sa puissance cette modération de conduite, si habilement calculée!

Réponse de l'Autriche, plus modérée, mais également négative.

Les communications de l'Autriche furent plus convenables, sans laisser plus d'espérances de paix. Cette puissance, n'imaginant pas que les intentions du Premier Consul, quoique très-pacifiques, pussent aller jusqu'à l'abandon de l'Italie en sa faveur, était résolue à continuer la guerre; mais connaissant le vainqueur de Castiglione et de Rivoli, sachant qu'il ne fallait pas trop compter sur la victoire quand on l'avait pour adversaire, elle ne voulait pas fermer toute voie à des négociations ultérieures.

Comme si l'Autriche se fût entendue avec l'Angleterre quant à la forme, la réponse de l'empereur au Premier Consul était une dépêche de M. de Thugut à M. de Talleyrand. Cette dépêche portait la date du 15 janvier 1800 (25 nivôse). Le fond en était le même que celui des notes anglaises. On ne faisait la guerre, disait-on, que pour garantir l'Europe d'un bouleversement universel; on ne désirait pas mieux que de voir la France disposée à la paix, mais quelle garantie donnait-elle de ses nouvelles dispositions? On accordait cependant que, sous le Premier Consul, plus de modération au dedans et au dehors, plus de stabilité dans les vues, plus de fidélité aux engagements pris, étaient à espérer, et qu'il en résulterait dès lors plus de chances pour une paix solide et durable. On attendait cet heureux changement de ses grands talents, mais sans le dire, on donnait à entendre que lorsqu'il serait complètement effectué, on songerait alors à négocier.

Insistance du Premier Consul pour obliger l'Autriche à s'expliquer catégoriquement.

Le Premier Consul, agissant avec l'Autriche comme avec l'Angleterre, ne s'en tint pas à cette explication évasive, et, ne se laissant pas décourager par le vague de la réponse, voulut placer le cabinet de Vienne dans l'obligation de s'expliquer positivement, et de refuser ou d'accepter la paix d'une manière catégorique. Le 28 février (9 ventôse), M. de Talleyrand fut chargé d'écrire à M. de Thugut, pour lui offrir de prendre pour base des négociations, le traité de Campo-Formio. Offre de prendre le traité de Campo-Formio pour base des négociations. Ce traité, lui disait-il, avait été un acte de grande modération de la part du général Bonaparte, envers l'empereur d'Autriche; car maître, en 1797, d'exiger de ce prince de grands sacrifices, par la position menaçante de l'armée française aux portes de Vienne, il avait, dans l'espoir d'une paix durable, préféré des avantages modérés à des avantages plus étendus; il avait même, ajoutait le ministre français, encouru, par ses ménagements pour la cour impériale, le blâme du Directoire. M. de Talleyrand déclarait enfin que la maison d'Autriche recevrait en Italie les dédommagements qui, par le traité de Campo-Formio, lui étaient promis en Allemagne.

Pour comprendre la portée des propositions du Premier Consul, il faut se rappeler que le traité de Campo-Formio accordait à la France la Belgique et le Luxembourg; à la République Cisalpine, la Lombardie, le Mantouan, les Légations, etc., et que l'Autriche recevait, en dédommagement, Venise et la plus grande partie des États vénitiens. Quant à la ligne du Rhin, embrassant, outre la Belgique et le Luxembourg, les pays compris, entre la Meuse, la Moselle, le Rhin, en un mot, ce que nous appelons aujourd'hui les Provinces Rhénanes, l'Autriche devait s'entremettre pour les faire concéder à la France par l'empire germanique. Dans le moment, l'Autriche cédait, quant à elle, le comté de Falkenstein, situé entre la Lorraine et l'Alsace, et s'engageait à ouvrir aux troupes françaises les portes de Mayence, qu'elle occupait pour le compte de l'empire. L'Autriche, en compensation, devait recevoir l'évêché de Salzbourg du côté de la Bavière, lorsque les provinces ecclésiastiques seraient sécularisées. Ces divers arrangements devaient être négociés au congrès de Rastadt, terminé si tragiquement, en 1799, par l'assassinat des plénipotentiaires français. Tel était le traité de Campo-Formio.

En offrant ce traité pour base d'une nouvelle négociation, le Premier Consul ne tranchait donc pas la question de la ligne du Rhin, en ce qui concernait les provinces rhénanes; il ne décidait que la question de la Belgique, irrévocablement cédée à la France, abandonnant la question, des Provinces Rhénanes à une négociation ultérieure avec l'empire; et en offrant en Italie les dédommagements autrefois stipulés en Allemagne, il insinuait que les succès obtenus par l'Autriche en Italie, seraient pris en considération, pour lui ménager en ce pays un état meilleur. Il ajoutait que, pour les puissances secondaires de l'Europe, il serait stipulé un système de garanties, propre à rétablir dans toute sa force, ce droit des gens, sur lequel reposaient essentiellement la sûreté et le bonheur des nations. C'était une allusion à l'invasion de la Suisse, du Piémont, de la Toscane, des États du pape et de Naples, tant reprochée au Directoire, et prise pour prétexte de la seconde coalition; c'était une offre assez claire de rétablir ces divers États, et de rassurer ainsi l'Europe contre les prétendus envahissements de la République française.

On ne pouvait pas accorder davantage: il fallait même le besoin que la France avait alors de la paix, pour amener le Premier Consul à de telles offres. Et comme il ne faisait pas les choses à demi, il adressait à l'Autriche, ainsi qu'à l'Angleterre, la proposition formelle d'une suspension d'armes, non-seulement sur le Rhin, où cette suspension existait déjà, mais encore sur les Alpes et l'Apennin, où elle n'existait pas encore.

Réponse de l'Autriche. Elle demande une négociation générale.

Le 24 mars (3 germinal), M. de Thugut répondit, en termes d'ailleurs fort modérés, que le traité de Campo-Formio, violé aussitôt que conclu, ne contenait point un système de pacification, capable de rassurer les puissances belligérantes; que le vrai principe, adopté dans toutes les négociations, était de prendre pour base l'état dans lequel la fortune des armes avait laissé chaque puissance; que c'était la seule base que l'Autriche pût accepter. M. de Thugut ajoutait qu'avant d'aller plus loin, il avait une explication à demander, relativement à la forme de la négociation; qu'il lui importait de savoir si la France voudrait admettre les négociateurs de tous les États en guerre, afin d'arriver à une paix générale, la seule qui fût loyale et sage, la seule à laquelle l'Autriche pût accéder.

Ce langage prouvait deux choses: premièrement que l'Autriche, en voulant pour point de départ, l'état actuel, c'est-à-dire la situation dans laquelle la dernière campagne avait laissé chaque puissance, nourrissait de grandes prétentions en Italie; secondement qu'elle ne se séparerait pas de l'Angleterre, à laquelle des traités de subsides la liaient étroitement. Cette fidélité à l'Angleterre était de sa part un devoir de position, qui influa, comme on le verra plus tard, sur le sort des négociations et de la guerre.

Une telle réponse, quoique convenable dans les termes, laissait peu d'espoir de s'entendre, puisqu'elle faisait dépendre la conduite d'une puissance disposée à écouter quelques paroles de paix, de la conduite d'une puissance résolue à n'en écouter aucune. Toutefois le général Bonaparte fit de nouveau répondre qu'en offrant en Italie les dédommagements, stipulés autrefois en Allemagne, il proposait implicitement de partir, non pas du status ante bellum, mais du status post bellum, c'est-à-dire de tenir compte des succès de l'Autriche en Italie; que les ouvertures par lui faites à l'Angleterre, prouvaient son désir de rendre la paix générale; qu'il espérait peu, du reste, d'une négociation commune à toutes les puissances belligérantes, car l'Angleterre ne voulait pas d'accommodement; mais qu'il admettait purement et simplement les propositions de l'Autriche; qu'il attendait, en conséquence, la désignation du lieu où l'on pourrait traiter, et que, puisqu'on voulait continuer à combattre, il fallait le fixer hors du théâtre de la guerre.

L'Autriche déclara que, telles étant les intentions du cabinet français, elle allait s'adresser à ses alliés, mais qu'avant de les avoir consultés, il lui était impossible de faire aucune désignation précise. C'était remettre la négociation à un terme inconnu.

Nécessité évidente de continuer la guerre, et d'acheter la paix par de nouvelles victoires.

Le Premier Consul, en adressant ces ouvertures à l'Angleterre et à l'Autriche, ne s'était fait aucune illusion sur leur résultat; mais il avait voulu tenter une démarche pacifique, premièrement, parce qu'il désirait la paix, la regardant comme nécessaire à l'organisation du nouveau gouvernement; secondement, parce qu'il jugeait que cette démarche le plaçait mieux, dans l'esprit de la France et de l'Europe.

Vive discussion dans le Parlement britannique, au sujet des offres de paix repoussées.

Ses calculs furent complètement justifiés par ce qui se passa dans le Parlement d'Angleterre. M. Pitt, par sa brutale manière de répondre aux ouvertures de la France, s'attira des attaques violentes et parfaitement fondées. Jamais l'opposition de MM. Fox et Shéridan n'avait été plus noblement inspirée; jamais elle n'avait jeté autant d'éclat, et mérité plus justement l'estime des honnêtes gens de tous les pays.

Langage des ministres anglais dans le Parlement.

La continuation de la guerre, en effet, était fort peu motivée, car l'Angleterre se trouvait en position d'obtenir alors tout ce qu'il était raisonnable de souhaiter: sans doute elle n'aurait pas obtenu l'abandon de l'Égypte, mais résignée, quelques mois après, à nous la laisser (les négociations ultérieures le prouveront), elle pouvait y consentir tout de suite, et, à ce prix, elle aurait conservé ses conquêtes, les Indes comprises; elle se serait épargné les immenses dangers, auxquels son entêtement l'exposa plus tard. Ce n'était donc au fond qu'un intérêt ministériel, qui portait le cabinet britannique à soutenir la guerre avec cet acharnement. Les interpellations de l'opposition furent vives, et incessamment répétées. Elle exigea et obtint le dépôt des pièces relatives à la négociation, et il s'engagea à leur sujet les plus violentes discussions. Les ministres soutenaient qu'on ne pouvait négocier avec le gouvernement français, parce qu'il n'y avait pas sûreté à traiter avec lui; qu'il s'était successivement attiré, par son défaut de foi, la guerre avec tout le monde, le Danemarck et la Suède seuls exceptés, et que ses rapports étaient même altérés avec ces deux derniers pays; que la paix avec ce gouvernement était trompeuse et funeste, témoin les États d'Italie; qu'après avoir été l'agresseur envers les princes de l'Europe, il voulait les détrôner tous, car il était dévoré du besoin incessant de détruire et de conquérir; que le général Bonaparte n'offrait pas plus de garanties que ses prédécesseurs; que si le nouveau gouvernement français n'était plus terroriste, il était toujours révolutionnaire, et qu'avec la Révolution française, on ne devait espérer ni paix ni trêve; que, si on ne pouvait l'anéantir, il fallait l'épuiser du moins, jusqu'à ce qu'on l'eût tellement affaiblie qu'elle ne fût plus à craindre. Les ministres anglais, notamment lord Grenville, employèrent, à l'égard du Premier Consul, le langage le plus outrageant. Ils n'avaient pas autrement traité Robespierre.

Réponse de l'opposition aux ministres anglais.

MM. Fox, Shéridan, Tierney, le duc de Bedford, lord Holland, répondirent avec la plus haute raison à toutes ces allégations.—Vous demandez quel a été l'agresseur, disaient-ils, et qu'importe cela? vous dites que c'est la France; la France dit que c'est l'Angleterre: faudra-t-il donc s'entre-détruire jusqu'à ce qu'on soit d'accord sur ce point d'histoire? Et qu'importe l'agresseur, si celui que vous accusez de l'avoir été, offre le premier de déposer les armes? Vous dites que l'on ne peut pas traiter avec le gouvernement français; mais vous-mêmes avez envoyé lord Malmesbury à Lille, pour traiter avec le Directoire! La Prusse, l'Espagne, ont traité avec la République française, et n'ont pas eu à s'en plaindre. Vous parlez des crimes de ce gouvernement; mais votre alliée, la cour de Naples, en commet qui sont plus atroces que ceux de la Convention, car elle n'a pas l'excuse des entraînements populaires. Vous parlez d'ambition; mais la Russie, la Prusse et l'Autriche ont partagé la Pologne; mais l'Autriche vient de reconquérir l'Italie, sans rendre leurs États aux princes que la France avait dépossédés; vous-mêmes, vous vous emparez de l'Inde, d'une partie des colonies espagnoles, et de toutes les colonies hollandaises. Qui osera se dire plus désintéressé qu'un autre, dans cette lutte de colère et d'avidité, engagée entre tous les États? Ou vous ne traiterez jamais avec la République française, ou vous ne trouverez jamais un moment plus favorable que celui-ci, car un homme puissant et obéi vient de se saisir du pouvoir, et semble disposé à l'exercer avec justice et modération. Est-il bien digne du gouvernement anglais, de couvrir d'outrages un personnage illustre, chef de l'une des premières nations du monde, et qui est du moins un grand capitaine, quels que soient les vices ou les vertus que le temps pourra plus tard faire éclater en lui? À moins de dire qu'on veut épuiser la Grande-Bretagne, son sang, ses trésors, toutes ses ressources les plus précieuses, pour le rétablissement de la maison de Bourbon, on ne peut pas donner une bonne raison du refus de traiter aujourd'hui.—

Motion de M. Tierney contre la maison de Bourbon.

Il n'y avait rien à répondre à une argumentation aussi pressante et aussi vraie. M. Tierney, profitant de la faute qu'avait commise le ministère anglais, en parlant dans ses notes du rétablissement de la maison de Bourbon, fit une proposition spéciale contre cette maison. Il proposa d'émettre un vœu formel, celui de séparer la cause de l'Angleterre de la cause de ces Bourbons, si funestes aux deux pays, à la Grande-Bretagne, s'écriait-il, autant qu'à la France!—J'ai entendu, continuait-il, j'ai entendu bien des partisans de l'administration de M. Pitt, dire que le gouvernement français n'ayant pas offert une négociation collective, on avait pu être fondé à refuser une négociation isolée, qui nous affaiblissait en nous séparant de nos alliés; mais je n'en ai vu aucun qui ne blâmât sévèrement cette manière de fixer le terme de la guerre au rétablissement de la maison de Bourbon!—Et il est vrai, comme le disait M. Tierney, que tout le monde avait blâmé cette faute, et que le cabinet de Vienne, moins passionné que le cabinet britannique, s'était bien gardé de l'imiter. Les ministres anglais répondaient, qu'ils n'avaient pas présenté cette condition comme absolue et indispensable; mais on leur répliquait avec raison qu'il suffisait de l'indiquer pour violer le droit des gens, et attenter à la liberté des nations.—Et que diriez-vous, s'écriait M. Tierney (répétant ici l'argument du cabinet français), que diriez-vous si le général Bonaparte, victorieux, vous déclarait qu'il ne veut traiter qu'avec les Stuarts? D'ailleurs, ajoutait-il, est-ce par reconnaissance pour la maison de Bourbon, que vous prodiguez notre sang et nos trésors? Souvenez-vous de la guerre d'Amérique! Ou bien n'est-ce pas plutôt pour le principe qu'elle représente? Vous allez donc déchaîner contre vous toutes les passions qui ont soulevé la France contre les Bourbons? vous allez attirer sur vos bras, tous ceux qui ne veulent plus de nobles, tous ceux qui ne veulent plus ni des dîmes, ni des droits féodaux; tous ceux qui ont acquis des biens nationaux, tous ceux qui ont porté les armes dix ans pour la Révolution française? Vous voulez donc épuiser jusqu'à la dernière goutte, le sang de tant de Français, avant de songer à négocier? Je demande formellement, concluait M. Tierney, que l'Angleterre sépare sa cause de celle de la maison de Bourbon.—

Discours de M. Shéridan.

Dans une autre motion, le célèbre Shéridan, toujours le plus hardi, le plus poignant des orateurs, Shéridan porta le débat sur le point le plus sensible au cabinet britannique, l'expédition de Hollande, à la suite de laquelle les Anglais et les Russes, vaincus par le général Brune, avaient été réduits à capituler.

—Il paraît, disait M. Shéridan, que si notre gouvernement ne peut pas conclure avec la République française des traités de paix, il peut du moins conclure des capitulations. Je lui demande qu'il nous explique les motifs de celle qu'il a signée pour l'évacuation de la Hollande.—M. Dundas, interpellé, avait donné trois motifs de l'expédition de Hollande: le premier, de détacher les Provinces-Unies de la France; le second, de diminuer les moyens maritimes de la France et d'augmenter ceux de l'Angleterre, en prenant la flotte hollandaise; le troisième, de faire une diversion utile aux alliés; et il ajoutait que le cabinet britannique avait réussi en deux choses sur trois, puisqu'il tenait la flotte, et qu'il avait contribué à faire gagner la bataille de Novi, en attirant en Hollande les forces destinées à l'Italie. Le ministre avait à peine achevé, que M. Shéridan, se précipitait sur lui, avec une verve sans égale, lui disait: Oui, vous avez cru des rapports d'émigrés, et vous avez risqué sur le continent une armée anglaise pour la couvrir de honte. Vous avez voulu détacher la Hollande de la France, et vous la lui avez attachée plus que jamais, en la remplissant d'indignation, par l'enlèvement inique de sa flotte et de ses colonies. Vous tenez, dites-vous, la flotte hollandaise; mais par un procédé inouï, odieux, en provoquant la révolte de ses équipages, et en donnant un spectacle des plus funestes, celui de matelots se révoltant contre leurs chefs, violant cette discipline qui fait la force des armées de mer, et la grandeur de notre nation. Vous avez ainsi dérobé ignominieusement cette flotte, mais pas pour l'Angleterre, en tout cas, pour le stathouder; car vous avez été obligés de déclarer qu'elle était à lui et non à l'Angleterre. Enfin, vous avez rendu un service à l'armée autrichienne à Novi, cela est possible; mais vantez-vous donc, ministres du roi de la Grande-Bretagne, d'avoir sauvé une armée autrichienne, en faisant égorger une armée anglaise!—

Malgré les efforts de l'opposition, M. Pitt obtient tous les moyens de continuer la guerre.

Ces attaques si virulentes n'empêchèrent pas M. Pitt d'obtenir d'immenses ressources financières, onze cents millions environ (presque le double du budget de la France à cette époque); l'autorisation de donner des subsides à l'Autriche et aux États de l'Allemagne méridionale; d'importantes additions à l'income-tax, qui déjà produisait 180 millions par an; une nouvelle suspension de l'habeas corpus, et enfin la grande mesure de l'union de l'Irlande. Mais les esprits, en Angleterre, étaient profondément émus de tant de raison et d'éloquence. Les hommes raisonnables dans toute l'Europe, étaient frappés aussi des torts qu'on se donnait envers la France, et bientôt, la victoire se joignant à la justice, M. Pitt devait expier par de cruelles humiliations la jactance de sa politique envers le Premier Consul. Cependant M. Pitt était en mesure de fournir à la coalition les moyens d'une nouvelle campagne; campagne, il est vrai, la dernière, à cause de l'épuisement des parties belligérantes, mais la plus acharnée, par cela même qu'elle devait être la dernière.

Le Premier Consul, avant de reprendre les hostilités, veut tirer de la Prusse tout ce qu'on en peut obtenir dans le moment.

Dans cette grave conjoncture, le Premier Consul voulut tirer de la cour de Prusse toute l'utilité qu'on en pouvait attendre dans le moment. Cette cour n'aurait pu, en présence d'adversaires si puissants, ramener la paix qu'en la leur imposant au moyen d'une médiation armée; rôle non pas impossible pour elle, mais tout à fait hors des vues du jeune roi, qui s'appliquait à refaire son trésor et son armée, tandis que tout le monde s'épuisait autour de lui. Déjà ce prince avait sondé les puissances belligérantes, et les avait trouvées si loin de compte, qu'il avait renoncé à s'interposer entre elles. D'ailleurs, le cabinet prussien avait lui-même ses vues intéressées. Il voulait bien que la France épuisât l'Autriche, et s'épuisât elle-même dans une lutte prolongée; mais il aurait souhaité qu'elle renonçât à une partie de la ligne du Rhin, que, se contentant de la Belgique, du Luxembourg, de ce côté, elle n'exigeât pas les provinces rhénanes. Il le conseillait fort au Premier Consul, disant d'abord que la France et la Prusse, moins rapprochées, en seraient plus d'accord, et que les cabinets européens, rassurés par cette modération, en seraient plus enclins à la paix. Mais bien que le Premier Consul eût mis une grande réserve à s'expliquer à cet égard, au fond il y avait peu d'espoir de le décider à ce sacrifice, et le cabinet prussien ne voyait pas, dans tout cela, une paix qui le satisfît assez pour s'en mêler beaucoup. Il donnait donc quantité de conseils, enveloppés d'une forme dogmatique, quoique très-amicale, mais il n'agissait pas.

Toutefois ce cabinet pouvait être utile à maintenir la neutralité du nord de l'Allemagne, à faire entrer le plus grand nombre possible de princes allemands dans cette neutralité, enfin à détacher entièrement l'empereur Paul de la coalition. Quant à ces choses, il les faisait avec zèle, parce qu'il voulait assurer et agrandir la neutralité du nord de l'Allemagne, et surtout amener la Russie à son système. Paul, toujours extrême en ses sentiments, s'était de jour en jour irrité davantage contre l'Autriche et l'Angleterre; il disait tout haut qu'il obligerait bien l'Autriche à replacer les princes italiens sur les trônes d'Italie, qu'elle avait reconquis avec les armes russes, l'Angleterre à replacer l'ordre de Malte dans cette forteresse insulaire, dont elle était prête à s'emparer; il montrait pour ce vieil ordre de chevalerie une passion étrange, et s'en était fait le grand-maître. Il blâmait la manière dont on avait reçu à Vienne et à Londres les ouvertures du Premier Consul, et dans ses confidences devenues intimes avec la Prusse, laissait entrevoir qu'il aurait bien voulu qu'on lui adressât de pareilles ouvertures. Le Premier Consul, en effet, ne l'avait pas osé, par crainte de ce qui pouvait en arriver avec un caractère comme celui du czar. La Prusse, avertie de toutes ces particularités, en informait le cabinet français, qui en faisait son profit.

Explication du Premier Consul avec M. de Sandoz, ministre de Prusse.

Avant d'ouvrir la campagne, car la saison des opérations militaires approchait, le Premier Consul fit appeler auprès de lui M. de Sandoz, ministre de Prusse, et eut avec lui, le 5 mars (14 ventôse), une explication positive et complète. Après avoir récapitulé longuement tout ce qu'il avait fait pour rétablir la paix, et tout ce qu'on lui avait opposé de mauvais procédés ou d'obstacles invincibles, il exposa l'étendue de ses préparatifs militaires, et, sans dévoiler ses profondes combinaisons, laissa entrevoir au ministre prussien la grandeur des ressources qui restaient à la France; il lui déclara ensuite que, plein de confiance dans la Prusse, il attendait d'elle de nouveaux efforts pour rapprocher les puissances belligérantes, pendant qu'on serait occupé à combattre; qu'à défaut de la paix générale, peu probable avant une nouvelle campagne, il espérait du roi Frédéric-Guillaume deux services: la réconciliation de la République avec Paul Ier, et une tentative directe auprès de l'électeur de Bavière, pour arracher ce prince à la coalition.—Raccommodez-nous avec Paul, dit le général Bonaparte, décidez en même temps l'électeur de Bavière à refuser ses soldats et son territoire à la coalition, et vous nous aurez rendu deux services dont il vous sera tenu grand compte. Si l'électeur accède à nos demandes, vous pouvez lui promettre tous les égards désirables pendant la guerre, et les meilleurs traitements à la paix.—

Le Premier Consul exposa ses vues ultérieures à l'envoyé de Prusse. Il lui déclara que le traité de Campo-Formio étant la base offerte pour la future négociation, la frontière du côté du Rhin serait une question à traiter plus tard avec l'Empire; que l'indépendance de la Hollande, de la Suisse, des États italiens serait formellement garantie. Sans s'expliquer sur le point où le Rhin cesserait d'être la frontière française, il dit seulement que personne ne pouvait croire que la France n'exigeât pas au moins jusqu'à Mayence, mais qu'au-dessous de Mayence, la Moselle, la Meuse pourraient servir de limite. La Belgique et le Luxembourg étaient toujours hors de contestation. Il ajouta enfin que si la Prusse rendait à la France les services qu'elle était en position de lui rendre, il s'engageait à laisser au cabinet de Berlin une influence considérable dans les négociations de la paix. C'était en effet le point auquel la Prusse tenait le plus, car elle désirait se mêler de ces négociations, pour faire tracer les frontières allemandes de la manière qui conviendrait le mieux à ses vues.

Cette communication, pleine d'à-propos et de franchise, eut le meilleur effet à Berlin. Le roi répondit qu'à l'égard de l'empereur Paul, il avait déjà employé ses bons offices, et les emploierait encore pour le rapprocher de la France; qu'à l'égard de la Bavière, enveloppée de tout côté par l'Autriche, il ne pouvait rien; mais que si l'empereur Paul se prononçait, on parviendrait peut-être, avec le double secours de la Prusse et de la Russie, à retirer l'électeur de la coalition.

Il ne restait, après toutes ces démarches fort sagement concertées, qu'à ouvrir les hostilités le plus promptement possible. Cependant la saison n'en était pas tout à fait venue, et elle devait arriver cette année plus tard que de coutume, parce que la France avait à réorganiser ses armées en partie dissoutes, et que l'Autriche avait à combler le vide laissé par la Russie dans les cadres de la coalition. Le Premier Consul pensa que le moment était arrivé d'en finir avec la Vendée: premièrement, pour faire cesser le spectacle odieux de la guerre civile; secondement, pour rendre disponibles, et transporter sur le Rhin et les Alpes, les troupes excellentes que la Vendée retenait dans l'intérieur de la République.

Efforts du Premier Consul pour terminer la guerre civile, avant de reprendre la guerre extérieure.

Les significations par lui adressées aux provinces insurgées, concurremment avec les offres de paix faites aux puissances, y avaient produit le plus grand effet. Ces significations avaient été appuyées d'une force imposante, de 60 mille hommes environ, tirés de la Hollande, de l'intérieur, et de Paris même. Le Premier Consul avait poussé la hardiesse jusqu'à rester dans Paris, rempli alors de l'écume de tous les partis, avec 2,300 hommes de garnison; et cette hardiesse même, il l'avait poussée jusqu'à la publier. Pour répondre aux ministres anglais, qui prétendaient que le gouvernement consulaire n'était pas plus solide que les précédents, il fit imprimer un état comparatif des forces qui se trouvaient à Londres et à Paris. Il en résultait que Londres était gardé par 14,600 hommes, et Paris par 2,300. C'était à peine de quoi fournir aux postes de simple police, qui veillent sur les grands établissements publics et sur la demeure des hauts fonctionnaires. Évidemment, le nom du général Bonaparte gardait Paris.

Quoi qu'il en soit, les provinces insurgées se virent enveloppées à l'improviste par une armée redoutable, et se trouvèrent ainsi placées entre une paix immédiate et généreuse, ou la certitude d'une guerre d'extermination. Elles ne pouvaient tarder à prendre un parti. MM. d'Andigné et Hyde de Neuville, après avoir vu de près le Premier Consul, étaient revenus de toutes leurs illusions, et ne croyaient plus qu'il voulût un jour rétablir les Bourbons. Ils ne croyaient pas davantage qu'on pût réussir à vaincre un tel homme. M. Hyde de Neuville, envoyé par le comte d'Artois pour juger de l'état des choses, se décida à retourner à Londres, ne voulant pas quant à lui abandonner le parti des Bourbons, mais reconnaissant l'impossibilité de continuer la guerre, et laissant à tous les chefs le conseil de faire ce que la nécessité des temps et des lieux commanderait à chacun d'eux. M. d'Andigné retourna en Vendée rapporter ce qu'il avait vu.

Courtes incertitudes des royalistes.

La durée de la suspension d'armes allait expirer. Il fallait que les chefs du parti royaliste, ou signassent une définitive, ou se décidassent à entreprendre sur-le-champ une lutte à mort avec une armée formidable. En 1793, dans le premier enthousiasme de l'insurrection, ils n'avaient pu vaincre les 16 mille hommes de la garnison de Mayence, et n'avaient réussi qu'à livrer des combats héroïques et sanglants, pour finir par succomber. Que pouvaient-ils aujourd'hui contre 60 mille hommes de troupes, les premières de l'Europe, dont une moitié seulement venait de suffire pour jeter à la mer les Russes et les Anglais? Rien évidemment, et cette opinion était universelle dans les provinces insurgées. Toutefois elle était plus ou moins partagée dans chacune d'elles. Sur la rive gauche de la Loire, entre Saumur, Nantes et les Sables, en un mot dans la vieille Vendée, épuisée, d'hommes et de toutes choses, on éprouvait une fatigue extrême; on y jugeait cette dernière prise d'armes, qui n'avait été amenée que par la faiblesse et les rigueurs du Directoire, pour ce qu'elle valait, c'est-à-dire pour une folie. Sur la rive droite, autour du Mans, pays qui avait été aussi le théâtre d'une lutte désespérée, ces sentiments dominaient. En Basse-Normandie, où l'insurrection était de date plus récente, où M. de Frotté, jeune chef, actif, rusé, ambitieux, menait les royalistes, on montrait plus de disposition à continuer la guerre. Il en était de même dans le Morbihan, où l'éloignement de Paris, le voisinage de la mer, la nature des lieux, offraient plus de ressources, et où un chef d'une énergie féroce et indomptable, Georges Cadoudal, soutenait les courages. Dans ces deux dernières provinces, les communications plus fréquentes avec les Anglais, contribuaient à rendre la résistance plus opiniâtre.

Efforts des émigrés, agents de l'Angleterre, pour empêcher la pacification.

D'un bout à l'autre de la Vendée et de la Bretagne, on conférait sur le parti à prendre. Les émigrés payés par l'Angleterre, dont le dévouement consistait en allées et venues continuelles, et qui n'avaient pas à souffrir toutes les conséquences de l'insurrection, étaient en vive contestation avec les gens du pays, sur lesquels pesait sans relâche le fardeau de la guerre civile. Ceux-là soutenaient qu'il fallait continuer la lutte, et ceux-ci au contraire qu'il fallait y mettre fin. Ces représentants d'un intérêt plus anglais que royaliste disaient que le gouvernement des Consuls allait périr, comme les autres gouvernements révolutionnaires, après quelques jours d'apparence trompeuse, qu'il allait périr par le désordre des finances et de l'administration; que les armées russes et anglaises devaient envoyer un détachement en Vendée, pour tendre la main aux royalistes français, qu'il ne fallait plus à ceux-ci que quelques jours de patience, pour recueillir le fruit de huit ans d'efforts et de combats, et qu'en persistant ils auraient probablement l'honneur de conduire à Paris les Bourbons victorieux. Les insurgés qui n'allaient pas habituellement se réfugier à Londres, et y vivre de l'argent anglais, qui restaient sur les lieux avec leurs paysans, qui voyaient leurs terres ravagées, leurs maisons incendiées, leurs femmes et leurs enfants exposés à la faim et à la mort, ceux-là disaient que le général Bonaparte n'avait jamais échoué dans ce qu'il avait entrepris; qu'à Paris, au lieu de croire que tout tombait en dissolution, on croyait au contraire que tout se réorganisait sous la main heureuse du nouveau chef de la République; que cette République, qu'on disait épuisée, venait de leur envoyer une armée de 60 mille hommes; que ces Russes et ces Anglais tant vantés venaient de poser les armes devant une moitié de cette même armée; que c'était chose facile de faire à Londres de beaux projets, de parler de dévouement, de constance, quand on était loin des lieux, des événements, et de leurs conséquences; qu'il fallait à cet égard ménager ses discours, en présence de gens qui, depuis huit années, enduraient seuls les maux de la plus affreuse guerre civile. Parmi ces royalistes épuisés, on allait jusqu'à insinuer que le général Bonaparte, dans son entraînement vers le bien, après avoir rétabli la paix, fait cesser la persécution, relevé les autels, relèverait peut-être aussi le trône; et on répétait les fables qui n'étaient plus admises chez les principaux royalistes, depuis les entrevues de MM. d'Andigné et Hyde de Neuville avec le Premier Consul, mais qui, dans les derniers rangs du peuple insurgé, avaient conservé quelque créance, et contribuaient à rapprocher les esprits du gouvernement.

L'abbé Bernier, curé de Saint-Laud.

Il y avait au sein de la vieille Vendée, un simple prêtre, l'abbé Bernier, curé de Saint-Laud, destiné bientôt à prendre part aux affaires de la République et de l'Empire, lequel, par beaucoup d'intelligence et d'habileté naturelle, avait acquis un grand ascendant sur les chefs royalistes. Il avait vu de près cette longue insurrection qui n'avait abouti à rien, qu'à des malheurs; il jugeait la cause des Bourbons perdue, pour le moment du moins, et croyait qu'on ne pouvait sauver du bouleversement général produit par la Révolution française, que le vieil autel des chrétiens. Éclairé sous ce dernier rapport par les actes du Premier Consul, et par des communications fréquentes avec le général Hédouville, il n'avait plus de doute, et il comptait qu'en se soumettant on obtiendrait la paix, la fin des persécutions, et la tolérance au moins, sinon la protection du culte. Il conseilla donc la soumission à tous ces vieux chefs de la rive gauche, et par son influence fit taire les porteurs de paroles, allant et venant de la Vendée à Londres. L'abbé Bernier dispose la rive gauche de la Loire à mettre bas les armes. Une réunion eut lieu à Montfaucon, et là, dans un conseil des officiers royalistes, l'abbé Bernier décida M. d'Autichamp, jeune gentilhomme plein de bravoure, mais docile aux lumières d'autrui, à mettre bas les armes, pour le compte de la province. La capitulation fut signée le 18 janvier (28 nivôse). La République promettait amnistie entière, respect pour le culte, abandon de l'impôt pour quelque temps dans les provinces ravagées, radiation de tous les chefs de la liste des émigrés. Paix de Montfaucon. Les royalistes promettaient, en retour, soumission complète, et remise immédiate de leurs armes.

Ce même jour 18 janvier, l'abbé Bernier écrivit au général Hédouville: «Vos vœux et les miens sont accomplis. Aujourd'hui, à deux heures, la paix a été acceptée avec reconnaissance à Montfaucon, par tous les chefs et officiers de la rive gauche de la Loire. La rive droite va sans doute suivre cet exemple, et l'olivier de la paix remplacera sur les deux bords de la Loire les tristes cyprès que la guerre eût fait croître. Je charge MM. de Bauvollier, Duboucher et Renou, de vous porter cette heureuse nouvelle. Je les recommande à la bienfaisance du gouvernement et à la vôtre. Inscrits faussement sur la liste fatale de 1793, ils se sont vu dépouiller de leurs biens. Ils ont fait ce sacrifice à la nécessité des circonstances, et n'en ont pas moins désiré la paix. Cette paix est votre ouvrage; maintenez-la, général, par la justice et la bienfaisance. Votre gloire et votre bonheur y sont attachés. Je ferai, pour remplir vos vues salutaires, tout ce qui dépendra de moi: la sagesse le commande, l'humanité le veut.... Mon cœur est tout entier au pays que j'habite, et sa félicité est le premier de mes vœux.

»Bernier.»

La rive droite dépose aussi les armes.

Cet exemple produisit son effet. Deux jours après, les insurgés de la rive droite, commandés par un vieux et brave gentilhomme, M. de Châtillon, et dégoûtés comme lui de servir les vues de l'Angleterre plutôt que la cause du royalisme, se rendirent: toute l'ancienne Vendée se trouva ainsi pacifiée. La joie fut extrême, soit dans les campagnes où régnait le royalisme, soit dans les villes où régnait au contraire l'esprit de la Révolution. En plusieurs villes, telles que Nantes et Angers, les chefs royalistes, portant la cocarde tricolore, furent reçus en triomphe, et fêtés comme des frères. De toutes parts on commença à rendre les armes, et à se soumettre de bonne foi, sous l'influence d'une opinion qui peu à peu devenait générale, c'est que la guerre, sans ramener les Bourbons, n'aboutirait qu'à l'effusion du sang, au ravage du pays; et que la soumission, au contraire, procurerait repos, sécurité, rétablissement de la religion, chose de toutes la plus désirée.

Continuation de la guerre en Bretagne.

Cependant la pacification rencontrait plus d'obstacles en Bretagne et en Normandie. La guerre de ces côtés était plus récente, comme nous venons de le dire, et avait moins épuisé les courages; d'ailleurs elle y procurait de honteux bénéfices, tandis qu'en Vendée elle ne rapportait que des souffrances. C'était dans le centre de la Bretagne, et vers la Normandie, que s'étaient réfugiés tous les chouans, c'est-à-dire les hommes que l'insurrection avait habitués au brigandage, et qui ne savaient plus s'en passer. Ils faisaient beaucoup plus la guerre aux caisses des comptables, aux diligences, aux acquéreurs de biens nationaux, qu'à la République. Ils étaient en rapport avec une troupe de mauvais sujets établis à Paris, et recevaient d'eux les avis qui les guidaient dans leurs expéditions. Enfin, dans le Morbihan, où était le siège de l'insurrection la plus tenace, Georges, le seul implacable des chefs vendéens, recevait des Anglais l'argent, les ressources matérielles, qui pouvaient seconder sa résistance: aussi était-il fort peu disposé à se soumettre.

Quelques combats en Bretagne.

Mais les préparatifs étaient faits pour écraser ceux des chefs royalistes qui ne voudraient pas se rendre. Le 21 janvier (1er pluviôse), le général Chabot, rompant la suspension d'armes, marcha sur les bandes du centre de la Bretagne, commandées par MM. de Bourmont et de La Prévalaye. Près la commune de Mélay, il joignit M. de Bourmont qui, à la tête de 4 mille chouans, se défendit avec vigueur, mais fut cependant obligé de céder aux républicains, habitués à vaincre d'autres soldats que des paysans. Lui-même, après avoir couru le plus grand danger, ne parvint qu'avec beaucoup de peine à se sauver. Soumission de M. de Bourmont. Obligé bientôt de reconnaître qu'il ne pouvait plus rien pour sa cause, il rendit les armes le 24 janvier (4 pluviôse).

Soumission de Georges.

Le général Chabot marcha ensuite sur Rennes, pour se porter de là vers le fond de la Bretagne, où le général Brune concentrait de grandes forces. Le 25 janvier (5 pluviôse), plusieurs colonnes parties de Vannes, d'Auray, d'Elven, sous les généraux Harty et Gency, rencontrèrent à Grandchamp les bandes de Georges. Les deux généraux républicains avaient acheminé sur Vannes des convois de grains et de bestiaux, qu'ils avaient enlevés dans les campagnes insurgées. Les chouans ayant voulu reprendre ce convoi, les colonnes d'escorte les enveloppèrent, et, malgré la plus vigoureuse résistance, leur tuèrent 400 hommes, plusieurs chefs, et les mirent complètement en déroute. Le surlendemain 27, un combat très-violent à Hennebon fit encore périr 300 chouans, et acheva de détruire toutes les espérances de l'insurrection. Il y avait tout près des côtes un vaisseau anglais de 80 et quelques frégates, qui purent voir combien étaient chimériques les illusions dont on avait bercé le gouvernement britannique. Du reste, on s'était trompé réciproquement, le gouvernement britannique en promettant une nouvelle expédition comme celle de Hollande, les Bretons en annonçant une levée en masse. Des royalistes récemment débarqués eurent quelque peine à rejoindre en chaloupe la division anglaise, et furent reçus comme des émigrés qui ont beaucoup promis et peu fait. Georges se vit réduit à déposer les armes, et livra 20 mille fusils et 20 pièces de canon, qu'il venait de recevoir des Anglais.

Dans la Basse-Normandie, M. de Frotté, jeune chef fort dévoué à sa cause, était, avec Georges, le plus résolu des royalistes à continuer la guerre. Il fut poursuivi par les généraux Gardanne et Chambarlhac, détachés de la garnison de Paris. Plusieurs rencontres très-vives eurent lieu sur divers points. Le 25 janvier (5 pluviôse), M. de Frotté fut joint par le général Gardanne aux forges de Cossé, près de la Motte-Fouquet, et perdit beaucoup de monde. Le 26 (6 pluviôse), un des chefs, nommé Duboisgny, fut attaqué dans son château de Duboisgny, près Fougères, et essuya comme M. de Frotté une perte considérable. Enfin le 27 (7 pluviôse), le général Chambarlhac enveloppa, dans les environs de Saint-Christophe, non loin d'Alençon, quelques compagnies de chouans, et les fit passer par les armes.

Arrestation et mort de M. de Frotté.

M. de Frotté, voyant, comme les autres, mais malheureusement trop tard, que toute résistance était impossible devant les nombreuses colonnes qui avaient assailli le pays, M. de Frotté pensa qu'il était temps de se rendre. Il écrivit, pour demander la paix, au général Hédouville, qui, dans le moment, était à Angers, et, en attendant la réponse, il proposa une suspension d'armes au général Chambarlhac. Celui-ci répondit que, n'ayant pas de pouvoirs pour traiter, il allait s'adresser au gouvernement pour en obtenir, mais que dans l'intervalle il ne pouvait prendre sur lui de suspendre les hostilités, à moins que M. de Frotté ne consentît à livrer immédiatement les armes de ses soldats. C'était justement ce que M. de Frotté redoutait le plus. Il consentait bien à se soumettre, et à signer une pacification momentanée, mais à condition de rester armé, afin de saisir plus tard la première occasion favorable de recommencer la guerre. Il écrivit même à ses lieutenants des lettres dans lesquelles, en leur prescrivant de se rendre, il leur recommandait de garder leurs fusils. Pendant ce temps, le Premier Consul, irrité contre l'obstination de M. de Frotté, avait ordonné de ne lui point accorder de quartier, et de faire sur sa personne un exemple. M. de Frotté, inquiet de ne pas recevoir de réponse à ses propositions, voulut se mettre en communication avec le général Guidal, commandant le département de l'Orne, et fut arrêté avec six des siens, tandis qu'il cherchait à le voir. Les lettres qu'on trouva sur lui, lesquelles contenaient l'ordre à ses gens de se rendre, mais en gardant leurs armes, passèrent pour une trahison. Il fut conduit à Verneuil, et livré à une commission militaire.

Fév. 1800.

La nouvelle de son arrestation étant venue à Paris, une foule de solliciteurs entourèrent le Premier Consul, et obtinrent une suspension de procédure, qui équivalait à une grâce. Mais le courrier qui apportait l'ordre du gouvernement arriva trop tard. La Constitution étant suspendue dans les départements insurgés, M. de Frotté avait été jugé sommairement, et quand le sursis arriva, ce jeune et vaillant chef avait déjà subi la peine de son obstination. La duplicité de sa conduite, bien que démontrée, n'était cependant point assez condamnable, pour qu'on ne dût pas regretter beaucoup une telle exécution, la seule, au reste, qui ensanglanta cette heureuse fin de la guerre civile.

Fin de la guerre civile.

Dès ce jour les départements de l'Ouest furent entièrement pacifiés. La sagesse du général Hédouville, la vigueur, la promptitude des moyens employés, la fatigue des insurgés, le mélange de confiance et de crainte que leur inspirait le Premier Consul, amenèrent cette pacification si rapide. Elle était complètement terminée à la fin de février 1800 (premiers jours de ventôse). Le désarmement s'opérait partout; il restait seulement des voleurs de grande route, dont une justice active et impitoyable devait bientôt venir à bout. Les troupes employées dans l'Ouest se remirent en marche vers Paris, pour concourir aux vastes desseins du Premier Consul.

Les chefs royalistes viennent à Paris, et voient le Premier Consul.

La Constitution, suspendue dans les quatre départements de la Loire-Inférieure, d'Ille-et-Vilaine, du Morbihan et des Côtes-du-Nord, fut remise en vigueur, et la plupart des chefs qui venaient de déposer les armes, furent successivement attirés à Paris, dans l'intention de les mettre en rapport avec le Premier Consul. Celui-ci savait bien qu'il ne suffisait pas de leur arracher les armes des mains, mais qu'il fallait s'emparer de ces âmes portées à l'exaltation, et les diriger vers un noble but. Il voulait entraîner les chefs royalistes avec lui, dans l'immense carrière ouverte en ce moment à tous les Français, les conduire à la fortune, à la gloire, par ce chemin des dangers, qu'ils étaient habitués à parcourir. Il les fit inviter à venir le voir. Sa renommée, qui inspirait un vif désir de l'approcher à tous ceux qui en avaient l'occasion; sa bienfaisance, très-vantée déjà dans la Vendée, et qu'on avait à invoquer en faveur des nombreuses victimes de la guerre civile, étaient pour les chefs royalistes autant de motifs honorables de le visiter. Le Premier Consul reçut et accueillit fort bien, d'abord l'abbé Bernier, puis MM. de Bourmont, d'Autichamp, de Châtillon, et enfin Georges Cadoudal lui-même. Il distingua l'abbé Bernier, et résolut de se l'attacher en l'employant aux difficiles affaires de l'Église. Il entretint fréquemment les chefs militaires, les toucha par son noble langage, et en décida quelques-uns à servir dans les armées françaises. Il réussit même à gagner le cœur de M. de Châtillon. Celui-ci rentra dans sa retraite, se maria, et devint l'intermédiaire ordinaire, et toujours écouté, de ses concitoyens, quand ils avaient quelque acte de justice ou d'humanité à solliciter du Premier Consul. C'est avec la gloire, la clémence et la bienfaisance qu'on termine les révolutions.

Résistance de Georges Cadoudal à l'influence du Premier Consul.

Georges seul résista à cette haute influence. Quand il fut conduit aux Tuileries, l'aide-de-camp chargé de l'introduire conçut à son aspect de telles craintes, qu'il ne voulut jamais refermer la porte du cabinet du Premier Consul, et qu'il venait à chaque instant jeter à la dérobée quelques regards pour voir ce qui s'y passait. L'entrevue fut longue. Le général Bonaparte fit en vain retentir les mots de patrie, de gloire aux oreilles de Georges, il essaya même en vain l'amorce de l'ambition sur le cœur de ce farouche soldat de la guerre civile; il ne réussit point, et fut convaincu lui-même qu'il n'avait pas réussi, en voyant le visage de son interlocuteur. Georges, en le quittant, partit pour l'Angleterre avec M. Hyde de Neuville. Plusieurs fois, racontant son entrevue à son compagnon de voyage, et lui montrant ses bras vigoureux, il s'écria: Quelle faute j'ai commise de ne pas étouffer cet homme dans mes bras!—

Nouveaux bruits dont la pacification de la Vendée est l'occasion.

Cette prompte pacification de la Vendée produisit un grand effet sur les esprits. Quelques malveillants, qui ne voulaient pas l'expliquer par ses causes naturelles, c'est-à-dire par l'énergie des moyens physiques, par la sagesse des moyens moraux, et surtout par l'influence du grand nom du Premier Consul, prétendaient qu'il y avait eu avec les Vendéens des conventions secrètes, dans lesquelles on leur promettait quelque importante satisfaction. On ne disait pas clairement, on insinuait que ce serait peut-être beaucoup plus que le rétablissement des principes de l'ancien régime, mais celui des Bourbons eux-mêmes. C'étaient les nouvellistes du parti révolutionnaire qui débitaient ces fables ridicules; mais les gens sensés, appréciant mieux les actes du général Bonaparte, se disaient qu'on ne faisait pas de si grandes choses pour autrui, et croyaient que, s'il ne travaillait pas uniquement pour la France, c'était du moins pour lui-même, et non pour les Bourbons. Du reste, aux yeux de tout le monde, la pacification de la Vendée était un événement des plus heureux, présageant une paix plus importante et plus difficile, la paix avec l'Europe.

Fin de la session de l'an VIII.
Mars. 1800.

Le Premier Consul se hâta, avant d'ouvrir la campagne de cette année, de clore la session du Corps Législatif, et de presser l'adoption des nombreux projets de lois qu'il avait présentés. Quelques membres du Tribunat se plaignaient de la rapidité avec laquelle on les faisait discuter et voter. «Nous sommes, disait le tribun Sedillez, homme impartial et modéré, nous sommes entraînés dans un tourbillon d'urgence, dont le mouvement rapide se dirige vers le but de nos vœux. Ne vaut-il pas mieux céder à l'impétuosité de ce mouvement, que de s'exposer à en entraver la marche? L'année prochaine nous examinerons avec plus de maturité les projets présentés, nous rectifierons ce qui aurait besoin de l'être.» Tout marchait, en effet, rapidement vers le but que le Premier Consul s'était proposé. Les lois votées étaient mises à exécution; les fonctionnaires nommés se rendaient à leur poste. Les nouveaux préfets entraient en charge, et l'administration reprenait de toute part un ensemble, une activité qu'on ne lui avait jamais vus. Les contributions arriérées rentraient dans les caisses du Trésor, depuis que la confection des rôles permettait de se présenter avec un titre légal aux contribuables. Chaque jour de nouvelles mesures signalaient plus clairement la marche politique du gouvernement. Une seconde liste de proscrits venait d'obtenir le bienfait du rappel. Les écrivains y figuraient en grand nombre. Rappel en France de nouvelles listes de proscrits. MM. de Fontanes, de La Harpe, Suard, Sicard, Michaud, Fiévée, étaient rappelés de leur exil, ou autorisés à sortir de leur retraite. Les membres de l'Assemblée Constituante, connus pour avoir voté l'abolition des institutions féodales, étaient exemptés de toutes les rigueurs dont on les avait frappés sous la Convention et le Directoire. L'ex-directeur Barthélemy introduit au Sénat. Un proscrit fameux du 18 fructidor, négociateur et signataire du premier traité de paix de la République, l'ex-directeur Barthélemy, était, sur la proposition des Consuls, nommé sénateur. Enfin, un autre proscrit de la même date, Carnot, récemment tiré de l'exil, puis nommé inspecteur aux revues, venait d'être appelé au ministère de la guerre, à la place du général Berthier, partant pour prendre le commandement de l'une des armées de la République. L'ex-directeur Carnot appelé au ministère de la guerre. Le nom de Carnot était alors un grand nom militaire, auquel se rattachait le souvenir des victoires de la Convention en quatre-vingt-treize; et, bien que le nom du général Bonaparte fût suffisant pour faire trembler la coalition, celui de Carnot, s'ajoutant au sien, produisit encore une véritable sensation sur les états-majors étrangers.

Dernière entreprise de l'opposition dans le Tribunat.

La session tendant à sa fin, l'opposition du Tribunat fit une dernière tentative, qui causa quelque agitation, bien qu'elle fût repoussée par une grande majorité. Le Corps Législatif ne devait siéger que quatre mois. Il n'y avait pas de terme assigné aux sessions du Tribunat. Ce dernier pouvait donc se réunir, bien que la vacance du Corps Législatif le laissât sans ouvrage. On lui proposa de se créer un emploi de son temps, au moyen des pétitions qu'il était seul chargé de recevoir, et des vœux qu'il était autorisé à émettre sur les objets d'intérêt général. M. Benjamin Constant proposa de livrer ces pétitions à des commissions distinctes, de les soumettre à un travail continuel, et de se ménager par ce moyen, non-seulement la discussion de tous les actes du gouvernement, chose en soi fort légitime, mais leur discussion permanente pendant les douze mois de l'année. Cette proposition fut repoussée dans ce qu'elle avait de grave. Il fut décidé que le Tribunat se réunirait une fois par quinzaine, pour entendre un rapport de pétitions, et que ce rapport serait fait par le bureau de l'assemblée, composé du président et des secrétaires. Réduite à ces termes, la proposition n'avait plus rien d'inquiétant.

Sauf cette dernière tentative, la fin de la session fut parfaitement paisible, même au Tribunat. Les projets du gouvernement y avaient obtenu une telle majorité, qu'il fallait une bien grande susceptibilité, pour en vouloir à ce corps de l'opposition d'une vingtaine de ses membres. Le Premier Consul, quelque disposé qu'il fût à ne rien supporter, prit le parti de n'en tenir aucun compte. Aussi cette première session, dite de l'an VIII, ne répondit-elle aucunement aux craintes que certains propagateurs de mauvaises nouvelles affectaient de répandre. Si plus tard les choses en étaient restées là, on se serait accommodé de ce dernier simulacre des assemblées délibérantes. Cette génération alarmée, et le chef qu'elle avait adopté, les auraient également supportées.

Règlement de police à l'égard de la presse périodique.

Un peu avant la clôture de la session, le Premier Consul prit, à l'égard de la presse périodique, une mesure qui aujourd'hui ne serait rien moins qu'un phénomène impossible, mais qui alors, grâce au silence de la Constitution, était une mesure tout à fait légale, et, grâce à l'esprit du temps, à peu près insignifiante. La Constitution, en effet, ne disait rien à l'égard de la presse périodique, et il paraîtra étonnant qu'une liberté aussi importante que celle d'écrire, n'eût pas même obtenu une mention spéciale dans la loi fondamentale de l'État. Mais alors la tribune, tant celle des assemblées que celle des clubs, avait été pour les passions révolutionnaires le moyen préféré de se produire, et on avait tant usé du droit de parler, qu'on avait tenu peu de compte du droit d'écrire. À l'époque du 18 fructidor, la presse fut un peu plus employée, mais particulièrement par les royalistes, et elle excita contre elle un tel soulèvement chez les révolutionnaires, qu'elle leur inspira depuis un médiocre intérêt. On souffrit donc qu'elle fût proscrite au 18 fructidor, et que, dans la rédaction de la Constitution de l'an VIII, elle fût omise, et livrée dès lors à l'arbitraire du gouvernement.

Liste des journaux seuls autorisés à paraître.

Le Premier Consul, qui avait déjà supporté avec peu de patience les attaques des journaux royalistes lorsqu'il était simple général de l'armée d'Italie, commençait à s'inquiéter aujourd'hui des indiscrétions que la presse commettait à l'égard des opérations militaires, et des attaques virulentes qu'elle se permettait contre les gouvernements étrangers. S'appliquant d'une manière toute particulière à réconcilier la République avec l'Europe, il craignait que les feuilles républicaines, fort déchaînées contre les cabinets, surtout depuis le refus des offres de la France, ne rendissent vains tous ses efforts de rapprochement. Le roi de Prusse, notamment, avait eu à se plaindre de quelques journaux français, et en avait exprimé son déplaisir. Le Premier Consul, qui voulait effacer partout les traces de la violence, et qui n'était pas retenu d'ailleurs, à l'égard de la liberté de la presse, par une opinion publique ferme et arrêtée, telle que celle qui existe aujourd'hui, prit une décision, par laquelle il supprima une grande quantité de journaux, et désigna ceux qui auraient le privilège de continuer à paraître. Ces dispositions devaient demeurer en vigueur jusqu'à la paix générale. Les journaux maintenus étaient au nombre de treize. C'étaient: le Moniteur universel.—Le Journal des Débats.—Le Journal de Paris.—Le Bien-informé.—Le Publiciste.—L'Ami des lois.—La Clef du cabinet.—Le Citoyen français.—La Gazette de France.—Le Journal des hommes libres.—Le Journal du soir.—Le Journal des défenseurs de la Patrie.—La Décade philosophique.

Ces journaux favorisés étaient en outre avertis que ceux qui publieraient des articles contre la Constitution, contre les armées, leur gloire ou leur intérêt, qui publieraient des invectives contre les gouvernements étrangers, amis ou alliés de la France, seraient immédiatement supprimés.

Cette mesure, qui paraîtrait si extraordinaire aujourd'hui, fut accueillie sans murmure et sans étonnement, car les choses n'ont de valeur que par l'esprit qui règne.

Dépouillement des votes recueillis dans toute la France, à l'occasion de la nouvelle Constitution.

Les votes demandés aux citoyens, au sujet de la nouvelle Constitution, avaient été recueillis et comptés. Le résultat de ce dépouillement fut communiqué au Sénat, au Corps Législatif, au Tribunat, par un message des Consuls. Aucune des constitutions antérieures n'avait été acceptée par un aussi grand nombre de suffrages.

On avait compté, en 1793, pour la Constitution de cette époque, 1,800 mille suffrages favorables, et 11 mille suffrages contraires; en 1795, pour la Constitution directoriale, un million 57 mille suffrages favorables, et 49 mille contraires. Cette fois il se présenta plus de 3 millions de votants, sur lesquels 3 millions adoptèrent la Constitution, 15 cents seulement la repoussèrent[2]. Assurément, ces vaines formalités ne signifient rien pour les esprits sérieux. Ce n'est pas à ces signes vulgaires et souvent mensongers, c'est à son aspect moral qu'on juge de la volonté d'une société. Mais la différence dans le nombre des votants avait ici une incontestable signification. Elle prouvait au moins combien était général le sentiment qui appelait un gouvernement fort et réparateur, capable d'assurer l'ordre, la victoire et la paix.

Le Premier Consul va s'établir au Palais des Tuileries.

Le Premier Consul, avant son départ pour l'armée, se décida enfin à une démarche importante: il alla s'établir aux Tuileries. Avec la disposition des esprits à voir en lui un César, un Cromwell, destiné à terminer le règne de l'anarchie par le règne du pouvoir absolu, cet établissement dans le palais des rois était une démarche hardie et délicate, non à cause des résistances qu'elle pouvait provoquer, mais de l'effet moral qu'elle était dans le cas de produire.

Cérémonie funèbre en l'honneur de Washington.

Le Premier Consul la fit précéder d'une cérémonie imposante, et habilement imaginée. Washington venait de mourir. La mort de cet illustre personnage, qui avait rempli de son nom la fin du dernier siècle, avait été un sujet de regrets pour tous les amis de la liberté en Europe. Le Premier Consul, jugeant qu'une manifestation à ce sujet était opportune, adressa aux armées l'ordre du jour suivant:

«Washington est mort! Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie; il a consolidé l'indépendance de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français, comme à tous les hommes libres des deux mondes, et spécialement aux soldats français, qui, comme lui et les soldats américains, se battent pour l'égalité et la liberté.»

En conséquence, dix jours de deuil furent ordonnés. Ce deuil devait consister en un crêpe noir suspendu à tous les drapeaux de la République. Le Premier Consul ne s'en tint pas là: il fit préparer une fête simple et noble dans l'église des Invalides, église appelée, dans la langue fugitive du temps, le temple de Mars. Les drapeaux conquis en Égypte n'avaient pas encore été présentés au gouvernement. Le général Lannes fut chargé de les remettre, en cette occasion, au ministre de la guerre, sous le dôme magnifique élevé par le grand roi à la vieillesse guerrière.

Le 9 février (20 pluviôse), toutes les autorités étant réunies aux Invalides, le général Lannes présenta au ministre de la guerre Berthier 96 drapeaux, pris aux Pyramides, au Mont-Thabor, à Aboukir. Il prononça une harangue courte et martiale. Berthier lui fit une réponse du même genre. Celui-ci était assis entre deux invalides centenaires, et il avait en face le buste de Washington, ombragé des mille drapeaux, conquis sur l'Europe par les armées de la France républicaine.

Éloge de Washington par M. de Fontanes.

Non loin de là une tribune était préparée. On y vit monter un proscrit, qui devait sa liberté à la politique du Premier Consul: c'était M. de Fontanes, écrivain pur et brillant, le dernier qui ait fait usage de cette langue française, autrefois si parfaite, et emportée aujourd'hui avec le dix-huitième siècle dans les abîmes du passé. M. de Fontanes prononça en un langage étudié, mais superbe, l'éloge funèbre du héros de l'Amérique. Il célébra les vertus guerrières de Washington, sa valeur, sa sagesse, son désintéressement; il plaça fort au-dessus du génie militaire, qui sait remporter des victoires, le génie réparateur qui sait terminer les guerres civiles, fermer les plaies de la patrie, et donner la paix au monde. À côté de l'ombre de Washington, il évoqua celles de Turenne, de Catinat, de Condé, et, parlant en quelque sorte au nom de ces grands hommes, il donna, sous la forme la plus délicate et la plus digne, des louanges, qui cette fois étaient pleines de noblesse, parce qu'elles étaient pleines de sages leçons.

«Oui, s'écriait-il en finissant, oui, tes conseils seront entendus, ô Washington! ô guerrier! ô législateur! ô citoyen sans reproche! Celui qui, jeune encore, te surpassa dans les batailles, fermera, comme toi, de ses mains triomphantes, les blessures de la patrie. Bientôt, nous en avons pour gages sa volonté, et son génie guerrier, s'il était malheureusement nécessaire, bientôt l'hymne de la paix retentira dans ce temple de la guerre; alors le sentiment universel de la joie effacera le souvenir de toutes les injustices et de toutes les oppressions ... déjà même les opprimés oublient leurs maux, en se confiant à l'avenir!........ Les acclamations de tous les siècles accompagneront le héros qui donnera ce bienfait à la France, et au monde qu'elle ébranle depuis trop long-temps.»

Ce discours terminé, des crêpes noirs furent attachés à tous les drapeaux, et la République française fut censée en deuil du fondateur de la République américaine, comme les monarchies qui se mettent en deuil, les unes pour les pertes que font les autres. Que manquait-il à cette pompe, pour qu'elle eût la grandeur de ces scènes funèbres, où Louis XIV venait entendre l'éloge de l'un de ses guerriers, de la bouche de Fléchier ou de Bossuet? Ce n'était pas sans doute la grandeur des choses et des hommes, car on parlait de Washington devant le général Bonaparte, on parlait au milieu d'une société qui avait vu aussi des Charles Ier monter sur l'échafaud, et même des femmes couronnées les y suivre! On pouvait y prononcer à chaque instant les mots de Fleurus, d'Arcole, de Rivoli, de Zurich, des Pyramides, et ces mots magnifiques pouvaient assurément agrandir un discours aussi bien que ceux des Dunes et de Rocroy! Que manquait-il donc à cette solennité pour être tout à fait grande? Il y manquait ce que le plus grand des hommes lui-même n'y pouvait mettre: il y manquait la religion d'abord, non pas celle qu'on s'efforce d'avoir, mais celle qu'on a véritablement, et sans laquelle les morts sont toujours froidement célébrés: il y manquait le génie des Bossuet, car il est des grandeurs qui ne reviennent pas chez les nations, et si les Turenne, les Condé ont des successeurs, les Bossuet n'en ont pas: il y manquait enfin une certaine sincérité, car cet hommage à un héros, renommé surtout par le désintéressement de son ambition, était trop visiblement affecté. Cependant n'allons pas croire, avec la foule des interprétateurs vulgaires, que tout fût ici de l'hypocrisie pure: sans doute il y en avait; mais il y avait aussi les illusions ordinaires du temps, et de tous les temps! Les hommes, en effet, se trompent plus souvent eux-mêmes qu'ils ne trompent les autres. Beaucoup de Français, comme les Romains sous Auguste, croyaient encore à la République, parce qu'on en prononçait soigneusement le nom; et il n'est pas bien certain que l'ordonnateur de cette fête funèbre, que le général Bonaparte lui-même, ne s'abusât en célébrant Washington, et qu'il ne crût effectivement qu'on pouvait en France comme en Amérique, être le premier, sans être roi ou empereur.

Travaux exécutés aux Tuileries pour y recevoir les Consuls.

Cette cérémonie était le prélude de l'installation des trois Consuls aux Tuileries. Depuis long-temps on faisait à ce palais les réparations nécessaires; on effaçait les traces que la Convention y avait laissées, on supprimait les bonnets rouges qu'elle avait fait placer au milieu des lambris dorés. Le Premier Consul devait occuper l'appartement du premier étage, celui même que la famille royale, aujourd'hui régnante, occupe pendant les réceptions du soir. Sa femme et ses enfants devaient être logés au-dessous de lui, à l'entresol. La galerie de Diane était, comme à présent, le vestibule qu'il fallait traverser pour arriver à la demeure du chef de l'État. Le Premier Consul la fit décorer avec des bustes représentant une suite de grands hommes, et s'attacha à marquer, par le choix de ces bustes, les prédilections de son esprit: c'étaient Démosthène, Alexandre, Annibal, Scipion, Brutus, Cicéron, Caton, César, Gustave-Adolphe, Turenne, Condé, Duguai-Trouin, Marlborough, Eugène, le maréchal de Saxe, Washington, le Grand-Frédéric, Mirabeau, Dugommier, Dampierre, Marceau, Joubert; c'est-à-dire des guerriers et des orateurs, des défenseurs de la liberté et des conquérants, des héros de l'ancienne monarchie et de la République, enfin quatre généraux de la Révolution, morts au feu. Réunir autour de lui les gloires de tous les temps, de tous les pays, comme autour de son gouvernement il voulait réunir tous les partis, tel était à chaque occasion le penchant qu'il aimait à manifester.

Mais il ne devait pas occuper seul les Tuileries. Ses deux collègues devaient les occuper avec lui. Le Consul Lebrun fut logé au pavillon de Flore. Quant au Consul Cambacérès, qui avait rang avant le Consul Lebrun, il refusa de prendre place dans ce palais des rois. Ce personnage, d'une prudence consommée, le seul peut-être des hommes de ce temps qui ne se soit livré à aucune illusion, ce personnage dit à son collègue Lebrun: C'est une faute d'aller nous loger aux Tuileries; cela ne nous convient point à nous, et, pour moi, je n'irai pas. Le général Bonaparte voudra bientôt y loger seul; il faudra alors en sortir. Mieux vaut n'y pas entrer.—Il n'y alla pas, et se fit donner un bel hôtel sur la place du Carrousel, qu'il a gardé aussi long-temps que Napoléon a gardé l'Empire.

Lorsque tout fut disposé, et quelques jours après la cérémonie funèbre des Invalides, le Premier Consul résolut de prendre publiquement possession des Tuileries. Il le fît avec une grande solennité.

Les Consuls se rendent en grand cortége du Luxembourg aux Tuileries.

Le 19 février (30 pluviôse), il quitta le Luxembourg, pour se rendre à son nouveau palais, précédé et suivi d'un cortège imposant. Les beaux régiments qui avaient passé de Hollande en Vendée, de la Vendée à Paris, et qui allaient s'illustrer pour la centième fois dans les plaines de l'Allemagne et de l'Italie, ces régiments, commandés par Lannes, Murat, Bessières, ouvraient la marche. Puis venaient dans des voitures, presque toutes d'emprunt, les ministres, le Conseil d'État, les autorités publiques, enfin dans un beau carrosse, attelé de six chevaux blancs, les trois Consuls eux-mêmes. Ces chevaux avaient un à-propos particulier, dans cette circonstance: c'étaient ceux que l'Empereur d'Allemagne avait donnés au général Bonaparte, à l'occasion de la paix de Campo-Formio. Le général avait reçu aussi de ce prince un magnifique sabre dont il eut soin de se parer ce jour-là. Il étalait ainsi autour de lui tout ce qui rappelait le guerrier pacificateur. La foule répandue dans les rues, et sur les quais qui aboutissent aux Tuileries, accueillit sa présence avec de vives acclamations. Ces acclamations étaient sincères, car on saluait en lui la gloire de la France, et le commencement de sa prospérité. Arrivée au Carrousel, la voiture des Consuls fut reçue par la garde consulaire, et passa devant deux corps-de-garde construits, l'un à droite, l'autre à gauche de la cour du palais. Sur l'un des deux était restée cette inscription: La royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais.

À peine entré dans la cour, le Premier Consul monta à cheval, et passa en revue les troupes qui étaient rangées devant le palais. Arrivé en présence des drapeaux de la 96e, de la 43e et de la 30e demi-brigades, drapeaux noircis, déchirés par les balles, il les salua, et fut salué à son tour par les cris des soldats. Après avoir parcouru leurs rangs, il se plaça devant le pavillon de Flore, et les vit défiler devant lui. Au-dessus de sa tête, sur le balcon du palais, se trouvaient les Consuls, les principales autorités, sa famille enfin, qui commençait à avoir rang dans l'État. La revue terminée, il monta dans les appartements; le ministre de l'intérieur lui présenta les autorités civiles, le ministre de la guerre lui présenta les autorités militaires, le ministre de la marine tous les officiers de mer se trouvant pour le moment à Paris. Dans la journée, il y eut banquet aux Tuileries et chez les ministres.

Service intérieur du palais consulaire.

Le service du palais consulaire fut réglé comme suit: un conseiller d'État, ancien ministre de l'intérieur, M. Bénezech, était chargé de l'administration générale de ce palais. Les aides-de-camp, et surtout Duroc, devaient en faire les honneurs, et remplacer cette multitude d'officiers de tout genre, qui ordinairement remplissent les vastes appartements des royautés européennes. Tous les quinze jours, le 2 et le 17 de chaque mois, le Premier Consul recevait le corps diplomatique. Une fois par décade, à des jours différents et à des heures déterminées, il recevait les sénateurs, les membres du Corps Législatif, du Tribunat, du Tribunal de cassation. Les fonctionnaires qui avaient à l'entretenir, devaient s'adresser aux ministres dont ils dépendaient, pour lui être présentés. Le 2 ventôse (21 février), deux jours après son installation aux Tuileries, il donna audience au corps diplomatique. Entouré d'un nombreux état-major, et ayant les deux Consuls à ses côtés, il reçut les envoyés des États qui n'étaient pas en guerre avec la République. Introduits par M. Bénezech, présentés par le ministre des relations extérieures, ils remirent leurs lettres de créance au Premier Consul, qui les transmit au ministre, à peu près comme font les souverains dans les gouvernements monarchiques. Les agents étrangers qui figurèrent à cette audience étaient M. de Musquiz, ambassadeur d'Espagne; M. de Sandoz-Rollin, ministre de Prusse; M. de Schimmelpenninck, ambassadeur de Hollande; M. de Serbelloni, envoyé de la République Cisalpine; enfin les chargés d'affaires de Danemark, de Suède, de Suisse, de Bade, de Hesse-Cassel, de Rome, de Gênes, etc. (Moniteur du 4 ventôse an VIII).

La présentation terminée, ces divers ministres furent introduits auprès de madame Bonaparte.

Revues de troupes au Carrousel.

Tous les cinq jours, le Premier Consul passait en revue les régiments qui traversaient Paris pour se rendre aux frontières. C'était là qu'il se laissait voir aux troupes et à la multitude, toujours pressée d'accourir sur ses pas. Maigre, pâle, penché sur son cheval, il intéressait et frappait à la fois, par une beauté grave et triste, par une apparence de mauvaise santé dont on commençait à s'inquiéter beaucoup, car jamais la conservation d'un homme n'avait été autant désirée que la sienne. Après ces revues, les officiers des troupes étaient admis à sa table. Les ministres étrangers, les membres des assemblées, les magistrats, les fonctionnaires, étaient appelés à des repas où régnait un luxe décent. Il n'y avait encore à cette cour naissante ni dames d'honneur, ni chambellans; la tenue y était sévère, mais déjà un peu recherchée. On s'y gardait volontiers des usages du Directoire, sous lequel une imitation ridicule des costumes antiques, jointe à la dissolution des mœurs, avait ôté toute dignité à la représentation extérieure du gouvernement. On était silencieux, on s'observait, on suivait des yeux le personnage extraordinaire qui avait déjà exécuté de si grandes choses, et qui en faisait espérer de plus grandes encore. On attendait ses questions, on y répondait avec déférence.

Le lendemain du jour où il s'était établi aux Tuileries, le général Bonaparte, les parcourant avec son secrétaire, M. de Bourrienne, lui dit: «Eh bien, Bourrienne, nous voilà donc aux Tuileries!... Maintenant il faut y rester.»[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE DEUXIÈME.

LIVRE TROISIÈME.

ULM ET GÊNES.

Préparatifs de guerre.—Forces de la coalition en 1800.—Armées du baron de Mélas en Ligurie, du maréchal de Kray en Souabe.—Plan de campagne des Autrichiens.—Importance de la Suisse dans cette guerre.—Plan du général Bonaparte.—Il forme la résolution de se servir de la Suisse pour déboucher dans le flanc de M. de Kray, et sur les derrières de M. de Mélas.—Rôle qu'il destine à Moreau, et qu'il se destine à lui-même.—Création de l'armée de réserve.—Instructions à Masséna.—Commencement des hostilités.—Le baron de Mélas attaque l'armée de Ligurie sur l'Apennin, et la sépare en deux moitiés, dont l'une est rejetée sur le Var, l'autre sur Gênes.—Masséna, renfermé dans Gênes, s'y prépare à une résistance opiniâtre.—Description de Gênes.—Combats héroïques de Masséna.—Instances du Premier Consul auprès de Moreau, pour l'engager à commencer les opérations en Allemagne, afin de pouvoir secourir Masséna plus tôt.—Passage du Rhin sur quatre points.—Moreau réussit à réunir trois corps d'armée sur quatre, et tombe à Engen et Stokach sur les Autrichiens.—Batailles d'Engen et de Mœsskirch.—Retraite des Autrichiens sur le Danube.—Affaire de Saint-Cyr à Biberach.—M. de Kray s'établit dans le camp retranché d'Ulm.—Moreau manœuvre pour l'en déloger.—Plusieurs faux mouvements de Moreau, qui ne sont heureusement suivis d'aucun résultat fâcheux.—Moreau enferme définitivement M. de Kray dans Ulm, et prend une forte position en avant d'Augsbourg, afin d'attendre le résultat des événements d'Italie.—Résumé des opérations de Moreau.—Caractère de ce général.

Après avoir adressé à l'Europe de vives instances pour obtenir la paix, instances qui n'étaient convenables que de la part d'un général couvert de gloire, il ne restait au Premier Consul qu'à faire la guerre, préparée du reste avec une grande activité pendant tout l'hiver de 1799 à 1800 (an VIII). Cette guerre fut à la fois la plus légitime, et l'une des plus glorieuses de ces temps héroïques.

Faute de l'Autriche d'avoir voulu continuer la guerre.

L'Autriche, tout en observant, dans les formes, plus de mesure que l'Angleterre, avait cependant abouti aux mêmes conclusions, et refusé la paix. Le vain espoir de conserver en Italie la situation avantageuse qu'elle devait aux victoires de Suwarow, les subsides anglais, l'opinion erronée que la France, épuisée d'hommes et d'argent, ne pouvait pas fournir une campagne de plus, mais surtout l'obstination fatale de M. de Thugut, qui représentait le parti de la guerre à Vienne avec autant d'entêtement que M. Pitt à Londres, et qui apportait dans cette question beaucoup plus de passion personnelle que de véritable patriotisme, toutes ces causes réunies avaient amené le cabinet autrichien à commettre une faute politique des plus graves, celle de ne pas profiter d'une bonne situation pour négocier. Il fallait un bien grand aveuglement pour croire que les succès qu'on avait dus à l'incapacité du Directoire, on les obtiendrait encore en face d'un gouvernement nouveau, déjà complètement réorganisé, actif jusqu'au prodige, et dirigé par le premier capitaine du siècle.

L'archiduc Charles improuve la guerre.—Il est remplacé à la tête des armées impériales par M. de Kray.

L'archiduc Charles, qui joignait à de véritables talents militaires beaucoup de modération et de modestie, avait signalé tous les dangers attachés à la continuation de la guerre, et la difficulté de tenir tête au célèbre adversaire qui allait rentrer dans la lice. Pour unique réponse, on lui avait retiré le commandement des armées autrichiennes, et on s'était ainsi privé du seul général qui pût les diriger avec quelque chance de succès. Sa disgrâce avait été dissimulée sous le titre de gouverneur de la Bohême. L'armée impériale regrettait ce prince amèrement, bien qu'on lui eût donné pour successeur le baron de Kray, lequel s'était fort distingué dans la dernière campagne d'Italie. M. de Kray était un officier brave, capable, expérimenté, qui ne se montra pas indigne du commandement qu'on venait de lui confier.

Subsides donnés aux princes allemands, pour les engager à lever de nouveaux contingents.

Pour remplir le vide laissé par les Russes dans les rangs de la coalition, l'Autriche, secondée par les subsides de l'Angleterre, obtint des États de l'Empire un supplément de forces assez considérable. Un traité particulier, signé le 16 mars par M. de Wickham, ministre britannique auprès de l'électeur de Bavière, obligea ce prince à fournir, outre son contingent légal comme membre de l'Empire, un corps supplémentaire de 12 mille Bavarois. Un traité du même genre, signé le 20 avril avec le duc de Wurtemberg, procura un autre corps de 6 mille Wurtembergeois à l'armée coalisée. Enfin, le 30 avril, le même négociateur obtint de l'électeur de Mayence un corps de 4 à 6 mille Mayençais, aux mêmes conditions financières. Outre les frais de recrutement, d'équipement, d'entretien de leurs troupes, l'Angleterre garantissait aux princes allemands coalisés, qu'on ne traiterait pas sans eux avec la France, et s'engageait à leur faire restituer leurs États, quel que fût le sort de la guerre; elle leur faisait promettre en retour de n'écouter aucune proposition de paix séparée.

De ces troupes allemandes, les bavaroises étaient les meilleures; venaient après celles du Wurtemberg; mais les troupes mayençaises étaient des milices sans discipline et sans valeur. Indépendamment de ces contingents réguliers, on avait excité les paysans de la Forêt-Noire à prendre les armes, en les effrayant des ravages des Français, qui, à cette époque, dévastaient beaucoup moins que les Impériaux les champs cultivés de la malheureuse Allemagne.

Armée impériale de Souabe.

L'armée impériale de Souabe, tous ces auxiliaires compris, s'élevait à peu près à 150 mille hommes, dont 30 mille enfermés dans les places, et 120 mille présents à l'armée active. Elle était pourvue d'une artillerie nombreuse, bonne quoique inférieure à l'artillerie française, et surtout d'une superbe cavalerie, comme il est d'usage d'en avoir dans les armées autrichiennes. Armée impériale de Lombardie. L'Empereur avait en outre 120 mille hommes en Lombardie, sous le baron de Mélas. Les flottes anglaises, réunies en nombre considérable dans la Méditerranée, et croisant sans cesse dans le golfe de Gênes, appuyaient toutes les opérations des Autrichiens en Italie. Elles devaient leur apporter un corps auxiliaire d'Anglais et d'émigrés, réuni alors à Mahon, et qui s'élevait, disait-on, à 20 mille hommes. Il était convenu que ce corps serait déposé à Toulon même, dans le cas où l'armée impériale chargée d'opérer contre l'Apennin, aurait réussi à franchir la ligne du Var.

On avait espéré joindre quelques troupes russes à quelques troupes anglaises, et les déposer sur les côtes de France, pour exciter des soulèvements en Belgique, en Bretagne, en Vendée. L'inaction très-volontaire des Russes, et la pacification de la Vendée, avaient fait manquer cette opération, sur laquelle les alliés comptaient beaucoup.

Total des troupes coalisées.

C'était donc une masse de 300 mille hommes à peu près, 150 mille en Souabe, 120 mille en Italie, 20 mille à Mahon, secondés par toute la marine anglaise, qui devait poursuivre la guerre contre la France. Cette force, il faut le dire, eût été bien insuffisante contre la France réorganisée et en possession de tous ses moyens; mais contre la France à peine sortie du chaos où l'avait jetée la faiblesse du Directoire, c'était une force considérable, et avec laquelle on aurait pu obtenir de grands résultats, si on avait su l'employer. Il faut ajouter que c'était une force réelle, exposée à subir peu de déchet, parce que les 300 mille hommes dont elle se composait étaient rompus aux fatigues, et transportés sur la frontière même qu'ils devaient attaquer: circonstance importante, car toute armée qui débute résiste difficilement aux premières épreuves de la guerre, et, si elle a de plus un long trajet à faire pour aller combattre, diminue en proportion des distances à parcourir.

Il faut faire connaître la distribution des troupes coalisées, et le plan d'après lequel elles devaient agir.

Plan de la coalition.

M. de Kray, à la tête des 150 mille hommes qu'il commandait, occupait la Souabe, placé au milieu de l'angle que le Rhin forme en cette contrée, lorsque, après avoir coulé de l'est à l'ouest, depuis Constance jusqu'à Bâle, il se détourne brusquement pour couler au nord, de Bâle à Strasbourg. (Voir la carte no 1.) Dans cette situation, M. de Kray, ayant sur son flanc gauche la Suisse, sur son flanc droit l'Alsace, observait tous les débouchés du Rhin par lesquels les armées françaises pouvaient pénétrer en Allemagne. Il n'avait pas la prétention de franchir ce fleuve pour envahir le sol de la République; son rôle, pour le début de la campagne, devait être moins actif. L'initiative des opérations était réservée à l'armée d'Italie, forte de 120 mille hommes, et transportée, par suite des avantages qu'elle avait obtenus en 1799, jusqu'au pied de l'Apennin. Elle devait bloquer Gênes, l'enlever s'il était possible, franchir ensuite l'Apennin et le Var, et se présenter devant Toulon, où les Anglais, les émigrés du Midi, dirigés par le général Willot, l'un des proscrits de fructidor, avaient rendez-vous avec les Autrichiens. Une nouvelle invasion dans la province de France qui contenait notre plus grand établissement maritime, était fort du goût des Anglais; et c'est à eux que doit être attribué, en grande partie, ce plan si fort critiqué depuis. Quand l'armée autrichienne d'Italie, laquelle, grâce au climat de la Ligurie, pouvait commencer la campagne avant celle de Souabe, aurait pénétré en Provence, on supposait que le Premier Consul dégarnirait le Rhin pour couvrir le Var, et que le maréchal de Kray aurait alors le moyen d'entrer en action. La Suisse, se trouvant ainsi débordée et comme étranglée entre deux armées victorieuses, devait tomber naturellement, sans qu'on eût besoin de renouveler contre elle les efforts impuissants de la campagne précédente. Les exploits de Lecourbe et de Masséna dans les Alpes avaient fort dégoûté les Autrichiens de toute grande opération spécialement dirigée contre la Suisse. On voulait, à l'égard de cette contrée, se borner à la simple observation. L'extrême gauche du maréchal de Kray devait se charger de ce soin en Souabe; la cavalerie du baron de Mélas, inutile dans l'Apennin, devait se charger du même soin en Lombardie. Le plan des Autrichiens consistait donc à temporiser en Souabe, à opérer de bonne heure en Italie, à s'avancer de ce côté jusqu'au Var, puis, quand les Français attirés sur le Var dégarniraient le Rhin, à franchir ce fleuve, à s'avancer alors en deux masses, l'une à l'est par Bâle, l'autre au midi par Nice, et à faire tomber ainsi, sans l'attaquer, la formidable barrière de la Suisse.

Les juges en fait d'opérations militaires ont beaucoup blâmé l'Autriche d'avoir négligé la Suisse; ce qui permit au général Bonaparte d'en déboucher pour se jeter sur le flanc du maréchal de Kray et sur les derrières du baron de Mélas. Nous croyons, comme on pourra en juger bientôt par l'exposé des faits, qu'aucun plan, tout à fait sûr, n'était possible, en présence du général Bonaparte, et avec l'inconvénient irréparable de la Suisse restée aux mains des Français.

Pour bien saisir cette mémorable campagne, et juger sainement les déterminations des parties belligérantes, il faut se figurer exactement la position de la Suisse, et l'influence qu'elle devait avoir sur les opérations militaires, au point surtout où ces opérations en étaient arrivées.

Description de la chaîne des Alpes. Opérations que peuvent faire la France et l'Autriche des deux côtés de cette chaîne.

C'est vers les frontières orientales de la France que les Alpes commencent à surgir du milieu du continent européen. Elles se prolongent ensuite vers l'est, séparant l'Allemagne de l'Italie, jetant d'un côté le Danube et ses affluents, de l'autre le Pô et toutes les rivières dont ce grand fleuve se compose. La partie de ces Alpes la plus voisine de la France est celle qui forme la Suisse. Leur prolongement constitue le Tyrol, appartenant depuis des siècles à l'Autriche. (Voir la carte no 1.)

Quand les armées autrichiennes s'avancent vers la France, elles sont obligées de remonter la vallée du Danube d'un côté, la vallée du Pô de l'autre, séparées en deux masses agissantes par la longue chaîne des Alpes. Tant qu'elles sont en Bavière et en Lombardie, ces deux masses peuvent communiquer à travers les Alpes par le Tyrol, qui est à l'Empereur; mais quand elles arrivent en Souabe sur le haut Danube, en Piémont sur le Pô supérieur, elles se trouvent séparées l'une de l'autre; sans communication possible à travers les Alpes, parce que la Suisse, indépendante et neutre, leur est ordinairement interdite.

Cette neutralité de la Suisse est un obstacle, que la politique de l'Europe a sagement placé entre la France et l'Autriche, pour diminuer les points d'attaque entre ces deux redoutables puissances. Si, en effet, la Suisse est ouverte à l'Autriche, celle-ci peut s'avancer avec ses armées, en communiquant librement de la vallée du Danube à la vallée du Pô, et en menaçant les frontières de la France depuis Bâle jusqu'à Nice. C'est pour la France un immense danger, car elle est obligée d'être en mesure partout, depuis les bouches du Rhin jusqu'aux bouches du Rhône; tandis que, si les Alpes Suisses sont fermées, elle peut concentrer toutes ses forces sur le Rhin, négligeant l'attaque qui vient par le midi, vu que jamais une opération sur le Var n'a réussi aux Impériaux, à cause de la longueur du détour. L'avantage de la neutralité suisse est donc grand pour la France.

Importance capitale de la Suisse.

Mais il n'est pas moins grand pour l'Autriche; il l'est peut-être davantage. Si, en effet, la Suisse devient le théâtre des hostilités, l'armée française peut l'envahir la première, et, comme ses fantassins sont intelligents, agiles, braves, et aussi propres à la guerre de montagnes qu'à celle de plaine, elle a beaucoup de chances de s'y maintenir. La preuve en est dans la campagne même de 1799. Si, en effet, les Alpes sont attaquées par la grande chaîne, du côté de l'Italie, elle oppose la résistance que Lecourbe opposa à Suwarow dans les gorges du Saint-Gothard; si elles sont attaquées du côté de l'Allemagne, par la partie basse, elle oppose derrière les lacs et les fleuves la résistance que Masséna opposa derrière le lac de Zurich, et qui se termina par la mémorable bataille de ce nom. Or, quand l'armée française est restée maîtresse de la Suisse, elle a une position des plus menaçantes, et de laquelle on peut profiter pour amener des résultats extraordinaires, comme on va le voir bientôt, par le récit des opérations du général Bonaparte.

En effet, les deux armées autrichiennes, qui sont, l'une en Souabe, l'autre en Piémont, séparées par le massif de la Suisse, n'ont aucun moyen de communiquer entre elles, et les Français, débouchant par le lac de Constance d'un côté, par les grandes Alpes de l'autre, peuvent se jeter, ou sur les flancs de l'armée de Souabe, ou sur les derrières de l'armée d'Italie. Ce danger est impossible à éviter, quelque plan qu'on adopte, à moins de revenir à cinquante lieues en arrière, de rétrograder jusqu'en Bavière d'un côté, jusqu'en Lombardie de l'autre.

Des trois partis que les Autrichiens avaient à prendre.

Il aurait donc fallu que les Autrichiens fissent l'une des choses que voici: ou que, perdant les avantages de la dernière campagne, ils nous abandonnassent à la fois la Souabe et le Piémont; ou que, se refusant à un tel sacrifice, ils essayassent d'enlever la Suisse par une attaque principale, ce qui ne pouvait pas leur réussir, car c'était attaquer de front un obstacle à peu près insurmontable, contre lequel on avait déjà échoué; ou enfin qu'ils se divisassent en deux grandes armées, comme ils firent, restant séparés par la Suisse, qui se trouvait ainsi placée sur leurs flancs et sur leurs derrières. Ils auraient pu, il est vrai, en suivant ce dernier parti, diminuer beaucoup l'une des deux armées pour grossir l'autre, et par exemple ne laisser au baron de Mélas que peu de moyens, assez seulement pour contenir Masséna, et porter à 200 mille hommes l'armée de Souabe; ou faire le contraire, en réunissant leurs principales forces en Piémont. Mais, dans un cas, c'était livrer l'Italie, l'Italie, but unique et prix ardemment désiré de la guerre; dans l'autre, c'était abandonner sans combat le Rhin, la Forêt-Noire, les sources du Danube, et abréger d'autant pour les Français la route de Vienne; c'était enfin, dans les deux cas, faire la chose du monde la plus avantageuse pour nous, car en portant l'une des deux armées à 200 mille hommes, on donnait la victoire à celle des deux puissances qui avait le général Bonaparte pour elle. Il était en effet le seul général qui pût alors commander 200 mille hommes à la fois.

Il n'y avait donc aucun plan parfaitement sûr pour l'Autriche, quand les Français étaient maîtres de la Suisse, ce qui, pour le dire en passant, prouve que la neutralité suisse est très-bien inventée, dans l'intérêt des deux puissances. Elle ajoute, en effet, à leurs moyens défensifs en diminuant leurs moyens offensifs; c'est-à-dire qu'elle donne à leur sûreté tout ce qu'elle enlève à leur puissance agressive. On ne saurait mieux faire dans l'intérêt de la paix générale.

Les Autrichiens n'avaient donc pas beaucoup de partis à prendre, et, quoi qu'on ait dit, ils prirent peut-être le seul possible, en se décidant à temporiser en Souabe, à opérer vivement en Italie, restant séparés par l'obstacle de la Suisse, qu'il leur était impossible de faire disparaître. Mais dans cette position il y avait plus d'une manière de se conduire, et il faut reconnaître qu'ils n'adoptèrent pas la meilleure, qu'ils ne surent même prévoir aucun des dangers qui les menaçaient. S'obstinant à croire les armées françaises épuisées; ne supposant pas que celle d'Allemagne fût capable de prendre l'offensive et de passer le Rhin devant 150 mille Autrichiens postés dans la Forêt-Noire; supposant encore moins qu'on pût franchir les Alpes, sans route, et dans la saison des neiges; ne voyant pas d'ailleurs la troisième armée qui pourrait être tentée de les franchir, ils s'abandonnèrent à une confiance qui leur devint fatale. Il faut reconnaître encore, pour être juste, que bien des gens y auraient été trompés comme eux, car leur sécurité reposait sur des obstacles en apparence invincibles. Mais l'expérience leur apprit bientôt que, devant un adversaire tel que le général Bonaparte, toute sécurité, même fondée sur des barrières insurmontables, fleuves ou montagnes de glaces, était trompeuse, et pouvait devenir mortelle.

La France avait deux armées: celle d'Allemagne, portée, par la réunion des armées du Rhin et d'Helvétie, à 130 mille hommes; celle de Ligurie, réduite à 40 mille au plus. Il y avait dans les troupes de Hollande, de Vendée et de l'intérieur, les éléments épars, éloignés, d'une troisième armée; mais une habileté administrative supérieure pouvait seule la réunir à temps, et surtout à l'improviste, sur le point où sa présence était nécessaire. Le général Bonaparte imagina d'employer ces divers moyens comme il suit.

Vaste projet du général Bonaparte.

Masséna, avec l'armée de Ligurie, point augmentée, secourue seulement en vivres et en munitions, avait ordre de tenir sur l'Apennin entre Gênes et Nice, et d'y tenir comme aux Thermopyles. L'armée d'Allemagne, sous Moreau, accrue le plus possible, devait faire sur tous les bords du Rhin, de Strasbourg à Bâle, de Bâle à Constance, des démonstrations trompeuses de passage, puis marcher rapidement derrière le rideau que forme ce fleuve, le remonter jusqu'à Schaffouse, jeter là quatre ponts à la fois, déboucher en masse sur le flanc du maréchal de Kray, le surprendre, le pousser en désordre sur le haut Danube, le gagner de vitesse s'il était possible, le couper de la route de Vienne, l'envelopper peut-être, et lui faire subir l'un de ces désastres mémorables, dont il y a eu dans ce siècle plus d'un exemple. Si l'armée de Moreau n'avait pas ce bonheur, elle pouvait toutefois pousser M. de Kray sur Ulm et Ratisbonne, l'obliger ainsi à descendre le Danube, et l'éloigner des Alpes, de manière à ce qu'il ne pût jamais y envoyer aucun secours. Cela fait, elle avait ordre de détacher son aile droite vers la Suisse, pour y seconder la périlleuse opération dont le général Bonaparte se réservait l'exécution. La troisième armée, dite de réserve, dont les éléments existaient à peine, devait se former entre Genève et Dijon, et attendre là l'issue des premiers événements, prête à secourir Moreau, s'il en avait besoin. Mais si Moreau avait réussi, dans une partie au moins de son plan, cette armée de réserve, se portant, sous le général Bonaparte, à Genève, de Genève dans le Valais, donnant la main au détachement tiré de l'armée d'Allemagne, passant ensuite le Saint-Bernard sur les glaces et les neiges, devait, par un prodige plus grand que celui d'Annibal, tomber en Piémont, prendre par derrière le baron de Mélas, occupé devant Gênes, l'envelopper, lui livrer une bataille décisive, et, si elle la gagnait, l'obliger à mettre bas les armes.

Assurément, si l'exécution répondait à un tel plan, jamais plus belle conception n'aurait honoré le génie d'aucun homme de guerre, ancien ou moderne. Mais c'est l'exécution seule qui donne aux grandes combinaisons militaires leur valeur, car privées de ce mérite, elles ne sont que de vaines chimères.

L'exécution, ici, consistait dans une infinité de difficultés à vaincre: dans la réorganisation des armées du Rhin et de Ligurie, dans la création de l'armée de réserve, dans le secret à garder sur la création et la destination de celle-ci; enfin, dans le double passage du Rhin et des Alpes, le second égal à tout ce que l'art de la guerre a jamais tenté de plus extraordinaire.

Efforts du Premier Consul pour mettre les armées françaises en état d'entrer en campagne.

Le premier soin du général Bonaparte avait été d'abord de recruter l'armée. Les désertions à l'intérieur, les maladies, le feu, l'avaient réduite à 250 mille hommes, ce que l'on croirait à peine, dans un moment où l'on tenait tête à une coalition générale, si des documents certains ne l'attestaient. Heureusement c'étaient 250 mille hommes parfaitement aguerris, tous capables de lutter contre un ennemi double en nombre. Le Premier Consul avait demandé 100 mille conscrits au Corps Législatif, qui lui avaient été accordés avec un véritable empressement patriotique. La guerre était si légitime, si évidemment nécessaire, après les offres de paix refusées, qu'une simple hésitation eût été criminelle. Il n'y avait du reste pas à la craindre, et l'empressement du Corps Législatif et du Tribunat alla jusqu'à l'enthousiasme. Ces 100 mille jeunes conscrits, combinés avec 250 mille vieux soldats, devaient former une composition d'armée excellente. Les préfets nouvellement institués, et déjà rendus à leur poste, imprimaient au recrutement une activité qu'il n'avait jamais eue. Mais ces conscrits ne pouvaient être présents à leurs corps, instruits, propres à servir avant cinq ou six mois. Le Premier Consul prit le parti de retenir dans l'intérieur les corps épuisés par la guerre, et de les employer comme des cadres, dans lesquels il placerait la nouvelle levée. Il achemina au contraire vers la frontière, les corps capables d'entrer en campagne, en ayant soin de verser, des rangs de ceux qui devaient rester à l'intérieur, dans les rangs de ceux qui allaient combattre, tous les soldats en état de servir. C'est à peine, si, en agissant ainsi, il pouvait trouver 200 mille hommes à porter immédiatement en ligne. Mais cela suffisait sous sa main puissante et habile.

Appel aux volontaires.

Il fit appel en même temps aux sentiments patriotiques de la France. S'adressant aux soldats des premières réquisitions, que le découragement général, suite de nos revers, avait ramenés dans leurs foyers, il fit rejoindre forcément ceux qui étaient partis sans congés, et s'efforça de réveiller le zèle de ceux qui avaient des congés réguliers. Il tâcha d'exciter les goûts militaires chez tous les jeunes gens, dont l'imagination était enflammée par le nom du général Bonaparte. Bien que l'enthousiasme des premiers jours de la Révolution fût refroidi, la vue de l'ennemi sur nos frontières ranimait les cœurs; et ce n'était pas un secours à dédaigner que celui qu'on pouvait tirer encore du dévouement des volontaires.

Création des inspecteurs aux revues.

À ces soins donnés au recrutement, le Premier Consul ajouta quelques réformes utiles sous le rapport de l'administration et de la composition de l'armée. D'abord il créa des inspecteurs aux revues, chargés de constater le nombre des hommes présents sous les armes, et d'empêcher que le trésor ne payât des soldats qui n'étaient présents que sur le papier. Il fit dans l'artillerie un changement de la plus grande importance. Réforme importante à l'égard des charretiers de l'artillerie. Les voitures d'artillerie étaient traînées alors par des charretiers appartenant à des compagnies de transports, lesquels, n'étant pas retenus par le sentiment de l'honneur, comme les autres soldats, coupaient, au premier danger, les traits de leurs chevaux, et s'enfuyaient, laissant leurs canons aux mains de l'ennemi. Le Premier Consul pensa que le conducteur chargé d'amener la pièce au lieu du combat, rend un service aussi grand que le canonnier chargé d'en faire usage, qu'il court le même danger, et a besoin du même mobile moral, c'est-à-dire l'honneur. Il convertit donc les charretiers d'artillerie en soldats revêtus de l'uniforme, et faisant partie des régiments de cette arme. C'étaient dix ou douze mille cavaliers, qui devaient apporter autant de zèle à conduire leurs pièces devant l'ennemi, ou à les enlever rapidement, que les servants en mettaient à les charger, à les pointer, à les tirer. Cette réforme n'était que commencée, et ne pouvait donner que plus tard toutes ses conséquences utiles.

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