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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 02 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Envoi de M. de Saint-Julien à Paris.

L'empereur employa, pour porter sa réponse à la lettre du Premier Consul, le même officier qui lui avait apporté cette lettre, c'est-à-dire M. de Saint-Julien, auquel il accordait beaucoup de confiance. La réponse cette fois était directe, et personnellement adressée au général Bonaparte. Elle contenait la ratification du double armistice signé en Allemagne et en Italie, et l'invitation de s'expliquer confidentiellement, et en toute franchise, sur les bases de la future négociation. Nature de sa mission. M. de Saint-Julien avait pour mission spéciale de sonder le Premier Consul sur les conditions que la France voudrait mettre à la paix, et, de son côté, d'en dire assez sur les intentions de l'empereur, pour que le cabinet français fût amené à manifester les siennes. La lettre dont M. de Saint-Julien était porteur, pleine de protestations flatteuses et pacifiques, renfermait un passage dans lequel l'objet de sa mission était clairement spécifié: «J'écris à mes généraux, disait Sa Majesté impériale, pour confirmer les deux armistices et en régler le détail. Quant au surplus, je vous ai envoyé le général-major de mes armées, comte de Saint-Julien: il est pourvu de mes instructions, et chargé de vous faire observer combien il est essentiel de n'en venir à des négociations publiques, propres à livrer prématurément tant de peuples à des espérances peut-être illusoires, qu'après avoir connu d'une manière au moins générale, si les bases que vous voulez proposer pour la paix sont telles qu'on puisse se flatter d'arriver à ce but désirable.

Vienne, 5 juillet 1800.»

L'empereur laissait entrevoir, vers la fin de cette lettre, les engagements qui le liaient à l'Angleterre, et qui lui faisaient désirer une paix commune à toutes les puissances belligérantes.

Arrivée de M. de Saint-Julien à Paris.

M. de Saint-Julien arriva le 21 juillet à Paris (2 thermidor an VIII), et fut accueilli avec beaucoup d'empressement. C'était le premier envoyé de l'empereur qu'on eût vu depuis long-temps en France. On fêtait en lui le représentant d'un grand souverain, et un messager de paix. Nous avons déjà dit quel vif désir le Premier Consul éprouvait de mettre fin à la guerre. Personne ne lui contestait la gloire des combats; il en désirait aujourd'hui une autre, moins éclatante, mais plus nouvelle, et actuellement plus profitable à son autorité, celle de pacifier la France et l'Europe. Dans cette âme ardente, les désirs étaient des passions. Il recherchait alors la paix, comme depuis on lui a vu rechercher la guerre. M. de Talleyrand ne la désirait pas moins, parce que déjà il aimait à se donner ostensiblement, auprès du Premier Consul, le rôle de modérateur. C'était un excellent rôle à jouer, surtout plus tard; mais maintenant pousser le Premier Consul à la paix, c'était ajouter une impatience à une autre, et compromettre le résultat en voulant trop le hâter.

Conférences entre M. de Talleyrand et M. de Saint-Julien.

Le lendemain même de son arrivée, 22 juillet (3 thermidor), M. de Saint-Julien fut invité à une conférence chez le ministre des relations extérieures. On s'entretint du désir réciproque de terminer la guerre, et de la meilleure manière d'y réussir. M. de Saint-Julien écouta tout ce qu'on lui dit sur les conditions auxquelles la paix pouvait être conclue, et, de son côté, fit à peu près connaître tout ce que souhaitait l'empereur. M. de Talleyrand se pressa trop d'en conclure que M. de Saint-Julien avait des instructions secrètes et suffisantes pour traiter, et lui proposa de ne pas se borner à une simple conversation, mais de rédiger en commun des articles préliminaires de paix. M. de Saint-Julien, qui n'était pas autorisé à se permettre une démarche aussi grave, car les engagements de l'Autriche envers l'Angleterre s'y opposaient absolument, M. de Saint-Julien objecta qu'il n'avait aucun pouvoir pour concourir à un traité. M. de Talleyrand lui répondit que la lettre de l'empereur l'autorisait complètement, et que, s'il voulait convenir de quelques articles préliminaires, et les signer, sauf ratification ultérieure, le cabinet français, sur la simple lettre de l'empereur, le considérerait comme suffisamment accrédité. M. de Saint-Julien, voué à l'état militaire, n'ayant aucune expérience des usages diplomatiques, eut la simplicité d'avouer à M. de Talleyrand son embarras, son ignorance des formes, et lui demanda ce qu'il ferait à sa place. Je signerais, répondit M. de Talleyrand.—Eh bien, M. de Saint-Julien consent à signer des préliminaires de paix. soit, reprit M. de Saint-Julien, je signerai des articles préliminaires, qui n'auront de valeur qu'après la ratification de mon souverain.—Cela ne fait pas doute, répliqua M. de Talleyrand; il n'y a d'engagement valable entre nations que ceux qui ont été ratifiés.

Conditions de ces préliminaires.

Cette étrange manière de se communiquer ses pouvoirs est consignée tout au long dans le protocole, encore existant, de cette négociation. On se vit tous les jours, les 23, 24, 27, 28 juillet (4, 5, 8, 9 thermidor an VIII). On discuta tous les sujets importants sur lesquels les deux nations avaient à s'entendre. Le traité de Campo-Formio fut adopté pour base, sauf quelques modifications. Ainsi, l'empereur abandonnait à la République la limite du Rhin, depuis le point où ce fleuve sort du territoire suisse, jusqu'à celui où il entre sur le territoire batave. À propos de cet article, M. de Saint-Julien demanda, et obtint un changement de rédaction. Il voulut que ces expressions: L'empereur concède la ligne du Rhin, fussent changées en celles-ci: L'empereur ne s'oppose point à ce que la République française conserve les limites du Rhin. Cette manière de s'exprimer avait pour but de répondre aux reproches du corps germanique, qui avait accusé l'empereur de livrer à la France le territoire de la confédération. Il fut convenu que la France ne conserverait aucune des positions fortifiées qui avaient action sur la rive droite (Kehl, Cassel, Ehrenbreitstein), que les ouvrages en seraient rasés, mais qu'en retour l'Allemagne ne pourrait élever aucun retranchement, ni en terre ni en maçonnerie, à la distance de trois lieues du fleuve.

Voilà pour ce qui concernait les limites de la France avec l'Allemagne. Il restait à régler ce qui concernait les limites de l'Autriche avec l'Italie. Le cinquième article secret de Campo-Formio avait stipulé que l'Autriche recevrait en Allemagne une indemnité pour certaines seigneuries qu'elle abandonnait sur la rive gauche du Rhin, indépendamment des Pays-Bas, dont elle avait fait depuis long-temps le sacrifice à la France. L'évêché de Salzbourg devait composer cette indemnité. L'empereur aurait mieux aimé qu'on l'indemnisât en Italie; car les acquisitions qu'il faisait en Allemagne, surtout dans les principautés ecclésiastiques, étaient à peine des acquisitions nouvelles, la cour de Vienne ayant déjà dans ces principautés une influence et des priviléges qui équivalaient presque à une souveraineté directe. Au contraire, les acquisitions qu'il obtenait en Italie avaient l'avantage de lui donner des pays qu'il ne possédait encore à aucun degré, et surtout d'étendre sa frontière et son influence dans une contrée, objet constant de l'ambition de sa famille. Par ces mêmes motifs, la France devait préférer que l'Autriche s'agrandît en Allemagne plutôt qu'en Italie. Cependant ce dernier point fut concédé. Le traité de Campo-Formio rejetait l'Autriche sur l'Adige, et attribuait à la République Cisalpine le Mincio et la célèbre place de Mantoue. La prétention de l'Autriche, cette fois, était d'obtenir le Mincio, Mantoue, plus les Légations, ce qui était exorbitant. Le Premier Consul allait bien jusqu'à lui accorder le Mincio et Mantoue, mais il ne voulait à aucun prix lui céder les Légations. Il consentait tout au plus à les donner au grand-duc de Toscane, à condition qu'en retour la Toscane passerait au grand-duc de Parme, et le duché de Parme à la Cisalpine. Le grand-duc de Parme eût considérablement gagné à cet échange, ce qui était une satisfaction accordée à l'Espagne, dans des vues que nous ferons connaître plus tard.

M. de Saint-Julien répondait que, sur ce dernier point, son souverain n'était pas préparé à émettre un avis définitif; que ces translations de maisons souveraines d'un pays dans un autre, étaient peu conformes à sa politique; que c'était par conséquent un objet à régler plus tard. Pour éluder la difficulté, on se contenta de dire dans les articles préliminaires que l'Autriche recevrait en Italie les indemnités territoriales qui lui étaient précédemment accordées en Allemagne.

L'officier autrichien, métamorphosé ainsi en plénipotentiaire, témoigna au nom de son souverain beaucoup d'intérêt pour l'indépendance de la Suisse, mais fort peu pour celle du Piémont, et parut insinuer que la France pourrait se payer en Piémont de ce qu'elle abandonnerait à la maison d'Autriche en Lombardie.

On s'en tint donc à ces conditions fort générales: limites du Rhin pour la France, avec la démolition de Kehl, Cassel, Ehrenbreitstein; indemnités particulières de l'Autriche prises en Italie, au lieu de l'être en Allemagne; ce qui signifiait que l'Autriche ne serait pas réduite à la limite de l'Adige. Mais, il faut le dire, outre ce qu'il y avait de vain à traiter avec un plénipotentiaire sans pouvoirs, il y avait quelque chose de plus vain encore, c'était de tenir pour articles préliminaires de paix, des articles où la seule question contestable, la seule pour laquelle l'empereur fît la guerre, la frontière de l'Autriche en Italie, n'était pas même résolue d'une manière générale; car, pour la frontière du Rhin, il y avait long-temps que personne ne songeait plus sérieusement à nous la contester.

On ajouta aux articles précédents quelques dispositions accessoires: on convint, par exemple, qu'un congrès serait réuni sur-le-champ; que, pendant la durée de ce congrès, les hostilités seraient suspendues, les levées en masse qui se faisaient en Toscane licenciées, les débarquements anglais dont on menaçait l'Italie, ajournés.

M. de Saint-Julien, que le désir de jouer un rôle considérable entraînait au delà de toutes les bornes raisonnables, avait de temps en temps des scrupules sur l'étrange hardiesse qu'il se permettait. Mais, pour le rassurer, M. de Talleyrand consentit à promettre, sur sa parole d'honneur, que ces articles préliminaires resteraient secrets, et qu'ils ne seraient considérés comme ayant une valeur quelconque qu'après la ratification de l'empereur. Signature des préliminaires par MM. de Saint-Julien et de Talleyrand. Le 28 juillet 1800 (9 thermidor an VIII), ces fameux articles préliminaires furent signés à l'hôtel des affaires étrangères, à la grande joie de M. de Talleyrand, qui, en voyant M. de Saint-Julien si préparé sur toutes les questions, croyait sérieusement que cet officier avait des instructions secrètes pour traiter. Cependant il n'en était rien, et M. de Saint-Julien n'était si bien informé que parce qu'on avait voulu, à Vienne, le mettre en mesure de provoquer et de recevoir les confidences du Premier Consul, relativement aux conditions de la paix future. Le ministre français n'avait pas su pénétrer cette circonstance, et, par le désir de signer un acte qui ressemblât à un traité, avait commis une erreur grave.

Le Premier Consul, ne s'occupant pas des formes observées par les deux négociateurs, et s'en reposant à cet égard sur M. de Talleyrand, ne songeait, lui, qu'à une chose, c'était à faire expliquer l'Autriche, pour savoir si elle voulait la paix, et à la lui arracher par une nouvelle campagne, si elle ne paraissait pas la vouloir. Mais pour cela il eût mieux valu la sommer de s'expliquer dans un délai donné, que d'entrer dans une négociation illusoire et puérile, à la suite de laquelle la dignité des deux nations allait se trouver compromise, et leur rapprochement devenir plus difficile.

M. de Saint-Julien ne crut pas devoir attendre à Paris la réponse de l'empereur, ainsi qu'on l'y engageait; il désira porter lui-même les préliminaires à Vienne, sans doute pour expliquer à son maître les motifs de son étrange conduite. Duroc accompagne M. de Saint-Julien à Vienne. Il partit de Paris le 30 juillet (11 thermidor), accompagné de Duroc, que le Premier Consul envoyait en Autriche, comme il l'avait déjà envoyé en Prusse, pour y voir la cour de près, et lui donner une idée avantageuse de la modération et de la politique du nouveau gouvernement. Duroc, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, méritait, par son bon sens et son excellente tenue, les missions de ce genre. Instructions dont il est porteur. Le Premier Consul lui avait d'ailleurs donné par écrit des instructions, où tout était prévu avec une attention minutieuse. D'abord, à chaque circonstance qui ferait présumer les intentions de l'Autriche par rapport aux préliminaires, Duroc devait sur l'heure même envoyer un courrier à Paris. Jusqu'à la ratification, il lui était recommandé de garder un silence absolu, et de paraître ignorer sur toutes choses les intentions du Premier Consul. Si la ratification était accordée, il était autorisé à dire d'une manière positive que la paix pouvait être signée en vingt-quatre heures, si on la voulait sincèrement. Il devait sous diverses formes faire savoir que si l'Autriche se contentait du Mincio, de la Fossa-Maestra et du Pô, ce qui était la ligne tracée par la convention d'Alexandrie; que si, de plus, elle admettait la translation du duc de Parme en Toscane, du duc de Toscane dans les Légations, il n'y avait aucun obstacle à une conclusion immédiate. Ces instructions contenaient ensuite des règles de langage pour tous les sujets que la conversation pouvait faire naître. Il était défendu à Duroc de se prêter à aucune plaisanterie contre la Prusse et la Russie, alors peu aimées à Vienne, parce qu'elles étaient hors de la coalition. Il lui était recommandé de garder une grande réserve à l'égard de l'empereur Paul, dont le caractère était dans toutes les cours un sujet de railleries; il devait dire beaucoup de bien du roi de Prusse, visiter le grand-duc de Toscane, ne laisser voir aucune des passions que la Révolution avait excitées, ni dans un sens ni dans un autre. Royalistes ou Jacobins, tout cela devait être présenté par lui comme aussi vieux en France que les Guelfes et les Gibelins en Italie. Il lui était prescrit en particulier de ne montrer aucune haine à l'égard des émigrés, excepté toutefois à l'égard de ceux qui avaient porté les armes contre la République. Il avait ordre de dire en toute occasion que la France était le pays de l'Europe le plus attaché à son gouvernement, parce que c'était celui de tous les pays où les circonstances avaient fourni au gouvernement l'occasion de faire le plus de bien. Il devait enfin présenter le Premier Consul comme n'ayant point de préjugés, ni ceux d'autrefois, ni ceux d'aujourd'hui, comme indifférent aux attaques de la presse anglaise, car il ne savait pas l'anglais.

Duroc partit avec M. de Saint-Julien, et, bien que le secret des préliminaires eût été gardé, cependant les nombreuses conférences de l'envoyé de l'empereur avec M. de Talleyrand avaient été remarquées de tout le monde, et on disait tout haut qu'il était porteur des conditions de la paix.

Nos prodigieux succès en Italie et en Allemagne avaient dû naturellement exercer une influence considérable, non-seulement sur l'Autriche, mais sur toutes les cours de l'Europe, amies ou ennemies.

Effet de nos succès militaires sur les cours de l'Europe.

À la nouvelle de la bataille de Marengo, la Prusse, toujours neutre par système, mais bienveillante pour nous en proportion des événements, la Prusse avait témoigné au Premier Consul une vive admiration, et n'avait plus dit, à partir de ce moment, une seule parole qui pût laisser un doute sur l'attribution à la France de la ligne du Rhin tout entière. La Prusse. Il ne s'agissait plus, suivant elle, que d'être juste dans la répartition des indemnités dues à tous ceux qui perdaient des territoires à la rive gauche du Rhin, et sage dans le règlement des limites générales des grands États. Elle ajoutait même qu'il convenait d'être ferme envers l'Autriche, et de réprimer son insatiable ambition. Tel était le langage qu'on tenait tous les jours à notre ambassadeur à Berlin.

La Russie.

M. d'Haugwitz, et surtout le roi Frédéric-Guillaume, dont la bienveillance était sincère, informaient journellement le général Beurnonville des progrès rapides que le Premier Consul faisait dans l'esprit de Paul Ier. Comme on l'a déjà vu, ce prince, mobile et enthousiaste, passait depuis quelques mois, d'une passion chevaleresque contre la Révolution française à une admiration sans bornes pour l'homme qui représentait aujourd'hui cette révolution. Il en était venu à une véritable haine pour l'Autriche et pour l'Angleterre. Bien qu'on eût obtenu de ce changement de dispositions un premier résultat, fort important, celui de l'immobilité des Russes sur la Vistule, cependant le Premier Consul aspirait à mieux encore. Il voulait entrer en rapports directs avec l'empereur Paul, et il soupçonnait la Prusse de prolonger cet état équivoque, pour rester l'unique intermédiaire de nos relations avec la plus puissante des cours du Nord.

Le Premier Consul imagine de rendre à Paul Ier les prisonniers russes sans rançon.

Il imagina un moyen qui obtint un succès complet. Il restait en France six ou sept mille Russes, pris l'année dernière, et n'ayant pu être échangés, parce que la Russie n'avait point de prisonniers à nous rendre. Le Premier Consul avait proposé à l'Angleterre et à l'Autriche, qui détenaient en leurs mains un certain nombre de nos soldats et de nos marins, d'échanger ces Russes contre pareil nombre de Français. Toutes deux certainement devaient à la Russie un tel procédé, car les Russes n'avaient encouru la captivité qu'en servant les desseins de la politique anglaise et autrichienne. La proposition fut pourtant refusée. Sur-le-champ, le Premier Consul eut l'heureuse idée de rendre sans condition à Paul Ier les prisonniers que nous avions. C'était un acte de générosité habile, et peu onéreux pour la France, qui n'avait rien à faire de ces prisonniers, dès qu'ils ne pouvaient plus lui procurer des Français en échange. Le Premier Consul accompagna cet acte des procédés les plus propres à toucher le cœur impressionnable de l'empereur Paul. Il fit armer et habiller les Russes aux couleurs de leur souverain; il leur rendit même leurs officiers, leurs drapeaux et leurs armes. Il écrivit ensuite une lettre au comte de Panin, ministre des affaires étrangères à Pétersbourg, pour lui dire que l'Autriche et l'Angleterre, n'ayant pas voulu procurer leur liberté aux soldats du czar, qui étaient devenus prisonniers en servant la cause de ces puissances, le Premier Consul ne voulait pas détenir indéfiniment ces braves gens, et qu'il les renvoyait sans condition à l'empereur; que c'était de sa part un témoignage de considération pour l'armée russe, armée que les Français avaient appris à connaître et à estimer sur les champs de bataille.

On employa, pour faire arriver cette lettre, la voie de Hambourg. Elle fut transmise par M. de Bourgoing, notre ministre en Danemark, à M. de Muraview, ministre de Russie à Hambourg. Mais telle était la crainte que Paul Ier inspirait à ses agents, que M. de Muraview refusa de recevoir cette lettre, n'osant pas manquer aux ordres antérieurs de son cabinet, qui interdisaient toute communication avec les représentants de la France. M. de Muraview se contenta de rendre compte à sa cour de ce qui s'était passé, et de lui faire connaître l'existence et le contenu de la lettre dont il avait refusé de se charger. À cette démarche, le Premier Consul en ajouta une autre encore plus efficace auprès du monarque russe. Le Premier Consul offre l'île de Malte à l'empereur Paul. Voyant bien que Malte ne pouvait pas tenir long-temps, et que cette île, rigoureusement bloquée, serait obligée, faute de vivres, de se rendre aux Anglais, il imagina de la donner à Paul. On sait que ce prince, enthousiaste des anciens ordres de chevalerie, et de celui de Malte en particulier, s'était fait décerner le titre de grand-maître de Saint-Jean-de-Jérusalem, qu'il s'était promis de rétablir cette institution religieuse et chevaleresque, et qu'il tenait à Pétersbourg de fréquents chapitres de l'ordre, pour en décerner la décoration aux princes et aux grands personnages de l'Europe. On ne pouvait pas aller plus directement à son cœur qu'en lui offrant l'île qui était le siége de l'ordre dont il s'était fait le chef. La chose était habilement conçue sous tous les rapports. Ou les Anglais, qui allaient la prendre, consentiraient à la restituer, et alors on la tirait de leurs mains; ou bien ils refuseraient, et Paul Ier était capable, pour ce sujet, de leur déclarer la guerre. Cette fois on chargea un officier russe, M. de Sergijeff, qui était au nombre des prisonniers détenus en France, de se rendre à Pétersbourg pour porter les deux lettres relatives aux prisonniers et à l'île de Malte.

Satisfaction de Paul Ier.

Quand ces diverses communications arrivèrent à Pétersbourg, elles y produisirent leur inévitable effet. Paul fut vivement touché, et se livra dès lors sans retenue à toute son admiration pour le Premier Consul. Il choisit sur-le-champ un vieil officier finlandais, M. de Sprengporten, autrefois sujet suédois, homme très-respectable, très-bien disposé pour la France, et très en faveur à la cour de Russie. Il le nomma gouverneur de l'île de Malte, le chargea de se mettre à la tête des six mille Russes prisonniers qui étaient en France, et d'aller, avec cette force toute organisée, prendre possession de l'île de Malte, de la main des Français. Envoi de M. de Sprengporten à Paris. Il lui ordonna de passer par Paris, et de remercier publiquement le Premier Consul. À cette démonstration Paul ajouta une démarche plus effective encore: il enjoignit à M. de Krudener, son ministre à Berlin, qui avait été chargé quelques mois auparavant de renouer les relations de la Russie avec la Prusse, d'entrer en communication directe avec le général Beurnonville, notre ambassadeur, et lui donna les pouvoirs nécessaires pour négocier un traite de paix avec la France.

Ordre à M. de Krudener de négocier avec le général Beurnonville à Berlin.

M. d'Haugwitz, qui trouvait peut-être que la réconciliation marchait trop vite, car la Prusse allait perdre son rôle d'intermédiaire le jour où les cabinets de Paris et de Saint-Pétersbourg seraient en rapports directs, M. d'Haugwitz s'arrangea pour être l'agent ostensible de cette réconciliation. Jusque-là, M. de Krudener et M. de Beurnonville se rencontraient à Berlin, chez les ministres des diverses cours, sans s'adresser la parole. M. d'Haugwitz les invita un jour tous les deux à dîner; après le dîner, les mit en présence l'un de l'autre, puis les laissa en tête-à-tête dans son propre jardin, pour leur ménager la liberté de s'expliquer entièrement. M. de Krudener exprima ses regrets à M. de Beurnonville de n'avoir pu se rapprocher plus tôt de la légation française, excusa le refus fait à Hambourg de recevoir la lettre du Premier Consul, par l'existence d'ordres antérieurs, et enfin s'expliqua fort au long sur les nouvelles dispositions de son souverain. Il lui annonça l'envoi de M. de Sprengporten à Paris, et lui avoua la vive satisfaction que Paul Ier avait éprouvée en apprenant la restitution des prisonniers, et l'offre de rendre Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Enfin, de tous ces objets il passa au plus sérieux, c'est-à-dire aux conditions de la paix. La Russie et la France n'avaient rien à démêler entre elles. Elles ne s'étaient fait la guerre pour aucun intérêt de territoire ou de commerce, mais pour une dissemblance dans la forme de leur gouvernement. Elles n'avaient donc, pour ce qui les concernait directement, qu'à écrire un article portant que la paix était rétablie entre les deux puissances. Cette circonstance seule indiquait combien la guerre avait été peu raisonnable. Mais la guerre avait entraîné des alliances, et Paul, qui se piquait d'une grande fidélité à ses engagements, demandait une seule chose, c'était qu'on ménageât ses alliés. Ils étaient au nombre de quatre: c'étaient la Bavière, le Wurtemberg, le Piémont et Naples. Il demandait pour les quatre l'intégrité de leurs États. Rien n'était plus facile, moyennant toutefois une explication: c'est que l'on regarderait cette condition comme remplie, si ces princes obtenaient une indemnité pour les provinces que leur enlèverait la République française. La chose fut ainsi entendue, et admise par M. de Krudener. En effet, la sécularisation des États ecclésiastiques d'Allemagne, et leur partage proportionnel entre les princes laïques qui avaient perdu tout ou partie de leurs États, par suite de l'abandon de la rive gauche du Rhin à la France, était une chose depuis long-temps convenue de tout le monde. Elle avait été admise même au congrès de Rastadt, sous le Directoire. L'arrangement n'était pas moins facile pour les princes italiens, alliés de Paul Ier. Le Piémont perdait Nice et la Savoie; on pouvait l'indemniser en Italie, moyennant que l'ambition autrichienne fût contenue dans cette contrée, et qu'on ne lui permît pas de s'y trop étendre. Sur ce point, Paul Ier, très-irrité contre le cabinet de Vienne, disait, comme la Prusse, qu'il fallait tenir tête à l'Autriche et ne lui accorder que ce qu'on ne pourrait pas lui refuser. Quant au royaume de Naples, la France n'avait rien à lui prendre, mais elle avait une conduite odieuse à punir, des outrages à venger. Toutefois le Premier Consul était homme à pardonner, à une condition qui était de nature à plaire fort à Paul Ier, aussi mal disposé pour les Anglais que pour les Autrichiens, c'est que le cabinet de Naples expierait ses torts par une rupture formelle avec la Grande-Bretagne. Sur tous ces points on était à peu près d'accord. On devait l'être chaque jour davantage, par le mouvement naturel des choses, et par l'entraînement du caractère de Paul Ier, qui, d'un état de mécontentement contre ses anciens alliés, allait passer sans transition à un état de guerre ouverte.

La réconciliation de la France avec la Russie était donc à peu près accomplie, et même publique, car le départ de M. de Sprengporten pour Paris venait d'être officiellement annoncé. Paul Ier, l'ennemi furieux de la France, devenait ainsi son ami, son allié, contre les puissances de l'ancienne coalition! La gloire et la profonde adresse du Premier Consul avaient produit ce singulier changement. Une circonstance fortuite et grave allait le rendre encore plus complet: Génie et bonheur du Premier Consul. c'était la querelle des neutres, soulevée par les violences de l'Angleterre sur les mers. Il semble que tout se réunissait à la fois pour favoriser les desseins du Premier Consul, et on est tenté d'admirer en ce moment son bonheur autant que son génie.

On dirait en effet, à voir les choses d'ici-bas, que la fortune aime la jeunesse, car elle seconde merveilleusement les premières années des grands hommes. N'allons pas toutefois, comme les poètes anciens, la faire aveugle et capricieuse: si elle favorise si souvent la jeunesse des grands hommes, à la façon d'Annibal, de César, de Napoléon, c'est qu'ils n'ont pas encore abusé de ses faveurs. Le général Bonaparte était heureux alors, parce qu'il avait mérité de l'être; parce qu'il avait raison contre tout le monde, au dedans, contre les partis, au dehors, contre les puissances de l'Europe. Au dedans, il ne voulait que l'ordre et la justice; au dehors, que la paix, mais une paix avantageuse et glorieuse, comme a droit de la vouloir celui qui n'a pas été l'agresseur, et qui a su être victorieux. Aussi le monde revenait-il avec un empressement singulier, à la France représentée par un grand homme, si juste et si fort! Et si ce grand homme avait rencontré des circonstances heureuses, il n'y en avait pas une qu'il n'eût fait naître, ou dont il n'eût habilement profité. Il y a quelques jours un de ses lieutenants, prévenant ses ordres, accourait au bruit du canon, pour lui rendre la victoire à Marengo; mais que n'avait-il pas fait pour préparer cette victoire! Aujourd'hui un prince, atteint de folie sur l'un des premiers trônes de l'univers, venait offrir une proie facile à son habileté diplomatique; mais avec quelle condescendance adroite il avait su flatter cette folie! L'Angleterre, par sa conduite sur les mers, allait bientôt ramener vers la France toutes les puissances maritimes; mais on va voir que d'art il avait mis à les ménager, et à laisser à l'Angleterre le rôle de la violence. La fortune, cette maîtresse capricieuse des grands hommes, n'est donc point aussi capricieuse qu'on se plaît à la faire. Tout n'est point caprice quand elle les favorise, caprice quand elle les quitte; et, dans ses prétendues infidélités, les torts le plus souvent ne sont pas de son côté. Mais parlons un langage plus vrai, plus digne de ce grave sujet: la fortune, ce nom païen donné à la puissance qui régit toutes choses ici-bas, c'est la Providence favorisant le génie qui marche dans les voies du bien, c'est-à-dire dans les voies tracées par sa sagesse infinie.

Voici l'heureuse circonstance qui devait rallier définitivement les puissances du Nord à la politique du Premier Consul, et lui procurer des auxiliaires sur l'élément même où il avait le plus besoin d'en trouver, c'est-à-dire sur les mers. Violences des Anglais à l'égard des neutres. Les Anglais venaient de commettre de nouvelles violences contre les neutres. Ils ne pouvaient souffrir que les Russes, les Danois, les Suédois, les Américains, fréquentassent tranquillement tous les ports du monde, et prêtassent leur pavillon au commerce de la France et de l'Espagne. Ils avaient déjà violé l'indépendance du pavillon neutre, surtout à l'égard de l'Amérique, et c'est parce que les Américains ne s'étaient pas assez défendus, que le Directoire avait voulu sévir contre eux, en leur imposant des traitements presque aussi rigoureux que ceux que leur faisaient essuyer les Anglais. Le général Bonaparte avait réparé cette faute, en rapportant les plus dures des dispositions adoptées par le Directoire, en instituant le tribunal des prises, chargé de dispenser une meilleure justice aux vaisseaux capturés; en rendant hommage, dans la personne de Washington, à l'Amérique tout entière; en appelant enfin à Paris des négociateurs pour rétablir avec elle des relations d'amitié et de commerce. C'est dans ce moment même que l'Angleterre, comme irritée par le mauvais succès de sa politique, semblait devenir plus oppressive envers les neutres. Déjà des actes odieux avaient été commis par elle sur les mers; cependant les derniers passaient toutes les bornes, non-seulement de la justice, mais de la prudence la plus vulgaire.

Principe du droit des neutres.

Ce n'est pas le lieu d'exposer ici tous les détails de cette grave contestation; il suffira d'en faire connaître les points principaux. Les neutres prétendaient que la guerre qu'il plaisait à certaines grandes nations de se faire les unes aux autres, ne devait en rien gêner leur propre négoce, qu'ils avaient même le droit de recueillir le commerce, dont les puissances belligérantes se privaient volontairement. En conséquence, ils prétendaient fréquenter librement tous les ports du monde, naviguer même entre les ports des nations belligérantes, aller, par exemple, de France et d'Espagne en Angleterre, d'Angleterre en Espagne et en France, et, ce qui était plus contestable, aller des colonies aux métropoles, aller du Mexique en Espagne pour y porter les métaux qui, sans leur secours, n'auraient jamais pu arriver en Europe. Ils soutenaient que le pavillon couvre la marchandise, c'est-à-dire que leur pavillon de puissance étrangère à la guerre couvrait, contre toute espèce de recherches, la marchandise transportée sur leurs vaisseaux; que, sur leur bord, la marchandise française était insaisissable pour les Anglais, la marchandise anglaise pour les Français, comme un Français, par exemple, eût été inviolable sur les quais de Copenhague ou de Pétersbourg pour la puissance britannique; en un mot, que le vaisseau d'une nation neutre était aussi sacré que les quais mêmes de sa capitale.

Les neutres ne consentaient qu'à une exception. Ils reconnaissaient ne devoir pas porter des marchandises propres à la guerre, car il était contraire à l'idée même de la neutralité, qu'ils fournissent à l'une des nations belligérantes des armes contre l'autre. Mais ils entendaient limiter cette interdiction aux seuls objets confectionnés pour la guerre, tels que fusils, canons, poudre, projectiles, objets d'équipement de toute espèce, etc.; et, quant aux vivres, ils ne voulaient considérer comme vivres interdits, que ceux qui étaient préparés pour l'usage des armées, comme le biscuit, par exemple.

S'ils admettaient une exception quant à la nature des marchandises transportables, ils en admettaient encore une autre quant aux lieux à parcourir, mais à condition qu'elle fût exactement définie. Cette seconde exception était relative aux ports véritablement bloqués, et gardés par une force navale, capable d'en faire le siége, ou de les prendre par disette en les bloquant. Pour ce cas, ils reconnaissaient qu'entrer dans un port bloqué, c'était gêner l'une des deux nations dans l'usage de son droit, en l'empêchant de prendre les places de son ennemie par attaque ou par famine, que c'était par conséquent venir au secours de l'une des deux contre l'autre. Mais ils demandaient que le blocus fût précédé de déclarations formelles, que le blocus fût réel, exécuté par une force telle qu'il y eût danger imminent à le violer; et ils n'admettaient pas que, par une simple déclaration de blocus, on pût interdire à volonté, au moyen d'une pure fiction, l'entrée de tel ou tel port, quelquefois même l'étendue entière de certains rivages.

Enfin, comme il fallait s'assurer si un bâtiment appartenait véritablement à la nation dont il arborait le pavillon, s'il portait ou non des marchandises qualifiées contrebande de guerre, les neutres consentaient à être visités, mais exigeaient que cette visite fût faite avec certains égards, convenus et fidèlement observés. Ils considéraient surtout comme une règle essentielle, que la visite ne pût avoir lieu, si les vaisseaux de commerce étaient convoyés par un vaisseau de guerre. Le pavillon militaire, ou royal, devait, suivant eux, avoir ce privilége d'être cru sur parole, quand il affirmait sur l'honneur de sa nation, que les bâtiments convoyés étaient de sa nation d'abord, et ensuite qu'ils ne portaient aucun des objets interdits. S'il en était autrement, disaient-ils, un simple brick faisant la course pourrait arrêter un convoi, et avec ce convoi, une flotte de guerre, peut-être un amiral. Qui sait même? un corsaire pourrait arrêter ou M. de Suffren ou lord Nelson!

Résumé des doctrines des neutres.

Ainsi les doctrines soutenues par les neutres pouvaient se réduire à quatre points principaux.

Le pavillon couvre la marchandise, c'est-à-dire, interdit de rechercher la marchandise ennemie sur le pont d'un vaisseau neutre, étranger aux nations belligérantes.

Il n'y a de marchandise interdite, que la contrebande de guerre. Cette contrebande ne consiste que dans les objets confectionnés pour l'usage des armées. Le blé, par exemple, les munitions navales, n'en sont pas.

On ne peut interdire que l'accès d'un port réellement bloqué.

Enfin tout bâtiment convoyé ne peut être visité.

Tels étaient les principes soutenus par la France, la Prusse, le Danemark, la Suède, la Russie et l'Amérique, c'est-à-dire par l'immense majorité des nations: principes fondés sur le respect des droits d'autrui, mais absolument contestés par l'Angleterre.

Doctrines de l'Angleterre.

Elle soutenait en effet qu'à ces conditions le commerce de ses ennemis se ferait sans obstacle, par le moyen des neutres (ce qui, pour le dire en passant, n'était pas exact, car ce commerce ne pouvait continuer par le moyen des neutres, qu'en abandonnant à ceux-ci la plus grande partie des bénéfices, et en faisant ainsi essuyer à la nation obligée de recourir à eux, un énorme dommage); elle prétendait donc saisir la marchandise française ou espagnole sur quelque bâtiment que ce fût. Elle soutenait que certaines marchandises, sans être confectionnées, telles que le blé, les matières navales, étaient un véritable secours porté à une nation en temps de guerre. Elle voulait qu'une déclaration de blocus suffît, sans la présence d'une force navale, pour interdire l'entrée de certains ports ou parages; et enfin que les neutres, sous prétexte de se faire convoyer, ne pussent pas échapper à la surveillance des puissances belligérantes.

Si l'on désire savoir quel était au fond le grave intérêt caché sous les sophismes des publicistes britanniques, le voici. L'Angleterre voulait empêcher qu'on ne portât aux Espagnols les riches métaux du Mexique, principal aliment de leur opulence; aux Français, le sucre et le café, dont ils ne savaient pas se passer; aux uns et aux autres, les bois, le chanvre, les fers du Nord, nécessaires à leur marine. Elle voulait au besoin pouvoir les affamer en cas d'une mauvaise récolte de grains, comme elle avait fait en 1793, par exemple; elle voulait pouvoir frapper d'interdit des pays entiers, sans l'obligation d'un blocus réel; elle voulait enfin, à force de recherches, de vexations, d'obstacles de tout genre, ruiner le commerce de toutes les nations, de manière que la guerre, qui, pour les peuples commerçants, est un état de détresse, devînt pour ses négociants, ce qu'elle était en effet, un temps de monopole et de prospérité extraordinaire. À l'égard des Américains, elle avait une intention plus inique encore: c'était d'enlever leurs matelots, sous prétexte qu'ils étaient Anglais; confusion facile à faire, grâce à la conformité des langues.

En 1780, pendant la guerre d'Amérique, Catherine la Grande avait formé la ligue des neutres pour résister à ces prétentions. Le Premier Consul, profitant de l'amitié naissante de Paul, de l'irritation croissante des neutres, des violences inouïes des Anglais, mit tous ses soins à en susciter une pareille en 1800.

Dans ce moment, la contestation se présentait sous une seule forme, celle du droit de visite. Les Danois, les Suédois, pour échapper aux vexations des croiseurs anglais, avaient imaginé le moyen de naviguer en convois nombreux, et de faire escorter ces convois par des frégates portant pavillon royal. Il faut ajouter qu'ils ne manquaient jamais à l'honneur de leur pavillon, et se gardaient bien d'escorter de faux Danois ou de faux Suédois, ou de couvrir de la contrebande dite de guerre. Ils ne songeaient qu'à échapper à des vexations devenues intolérables. Mais les Anglais, voyant là une manière d'éluder la difficulté, et de continuer le commerce des neutres, s'obstinaient à exercer le droit de visite, même à l'égard des bâtiments convoyés.

Mauvais traitements des Anglais à l'égard des frégates suédoises la Troya et la Hulla-Fersen.

L'année précédente, deux frégates suédoises, la Troya et la Hulla-Fersen, accompagnant des bâtiments de commerce suédois, avaient été violentées par les escadres anglaises, et obligées de souffrir la visite du convoi qu'elles escortaient. Le roi de Suède avait envoyé devant un conseil de guerre les capitaines des deux frégates, pour ne s'être pas défendus. Cet exemple avait un moment arrêté les Anglais, qui craignaient d'être exposés à tirer le canon contre les puissances du Nord. Ils avaient donc un peu plus ménagé les vaisseaux suédois. Mais des exemples récents venaient de faire renaître la difficulté, et de pousser la Suède, le Danemark, au dernier degré d'exaspération.

Dans l'hiver de 1799 à 1800, la frégate danoise la Haufersen, capitaine Vandockum, qui convoyait une flottille de bâtiments marchands dans la Méditerranée, fut arrêté par l'escadre de l'amiral Keith; elle voulut résister, reçut des coups de canon, et fut conduite à Gibraltar. Une contestation des plus vives s'engagea sur ce sujet, entre le cabinet anglais et le cabinet danois, et elle durait encore, Noble conduite de la frégate danoise la Freya. lorsqu'au mois de juillet, la frégate danoise la Freya, escortant un convoi de sa nation, fut rencontrée dans la Manche par une division anglaise. Celle-ci voulut exercer le droit de visite; le commandant de la Freya, capitaine Krabe, résista noblement aux sommations de l'amiral anglais, et refusa de laisser visiter son convoi. La force fut employée avec une indigne violence; le capitaine Krabe se défendit, fut criblé, et obligé de se rendre à la supériorité de l'ennemi, car il n'avait à opposer qu'une frégate à six vaisseaux de guerre. La Freya fut amenée aux Dunes.

Les Anglais enlèvent deux frégates espagnoles, dans la rade de Barcelone, en usurpant le pavillon suédois.

À cet événement vint bientôt s'en ajouter un autre, d'une nature différente, mais plus odieux et plus grave. À l'entrée de la rade de Barcelone se trouvaient deux frégates espagnoles à l'ancre. Les Anglais formèrent le projet de les enlever. Il ne s'agissait pas ici du droit des neutres, mais d'un vrai guet-apens à tenter, pour entrer impunément dans un port ennemi, sans être reconnus. Ils aperçurent en cet endroit une galiote suédoise, la Hoffnung, et résolurent de s'en servir pour exécuter l'acte de brigandage qu'ils avaient médité. Ils se jetèrent dans des chaloupes, montèrent sur la galiote, mirent le pistolet sur la gorge au capitaine suédois, et l'obligèrent à s'approcher en silence des deux frégates espagnoles, sans faire connaître par aucun signe la violence dont il était l'objet. La galiote s'approcha donc des deux frégates espagnoles, qui, ne se méfiant pas du pavillon suédois, puisqu'il était neutre, se laissèrent aborder. Alors les Anglais s'élancèrent brusquement à l'abordage, surprirent les deux frégates presque dépourvues d'équipages, s'en emparèrent, et sortirent du port de Barcelone avec cette proie indignement conquise.

Cet événement produisit en Europe un éclat extraordinaire, et indigna toutes les nations maritimes, dont on ne se contentait plus de violer les droits, mais dont on outrageait le pavillon, en le faisant servir, à son insu, à des actes de la plus infâme piraterie. L'Espagne était déjà en guerre avec la Grande-Bretagne, elle ne pouvait donc rien faire de plus; mais elle eut recours à la Suède, dont on avait usurpé le pavillon, pour lui dénoncer ce fait odieux, plus offensant encore pour la Suède que pour l'Espagne. Il n'en fallait pas davantage pour envenimer la querelle de l'Angleterre avec les neutres. Dans ce moment surtout, la modération dont le Premier Consul venait de faire preuve à leur égard, était de nature à rendre plus sensible la violence britannique. La Suède exigea des réparations; le Danemark en avait déjà demandé. Derrière ces deux cours se trouvait la Russie, qui, depuis la ligue de 1780, se regardait comme solidaire des puissances de la Baltique, dans toutes les questions qui intéressaient leurs droits maritimes.

Août 1800.

M. de Bernstorff, pour le Danemark, soutint la plus vive controverse avec le cabinet de Londres, au moyen de notes que la France publia, et qui font autant d'honneur au ministre qui les a écrites, qu'à la nation qui les a revêtues de son seing, et qui eut bientôt à les appuyer de ses armes. Une simple chaloupe canonnière, disaient les Anglais, portant le pavillon d'un État neutre, pourra donc convoyer le commerce du monde, et soustraire à notre surveillance le négoce de nos ennemis, qui se ferait en temps de guerre aussi facilement qu'en temps de paix! Une escadre entière, répondait M. de Bernstorff, serait donc obligée d'obtempérer aux sommations du plus misérable corsaire, de se rendre à sa requête, et de laisser visiter devant elle le convoi qu'elle escorterait! La parole d'un amiral, faisant une déclaration sur l'honneur de sa nation, ne vaudrait pas contre le doute d'un capitaine de corsaire, qui aurait le droit de vérifier la déclaration par une visite! L'une de ces hypothèses est bien plus inadmissible que l'autre!

Pour appuyer ses doctrines par des moyens de terreur, le cabinet anglais, qui venait d'envoyer lord Withworth à Copenhague, le fit suivre d'une escadre de 16 vaisseaux, qui croisaient en ce moment à l'entrée du Sund. La présence de cette escadre produisit une vive sensation parmi toutes les puissances de la Baltique; elle émut non-seulement le Danemark, contre lequel elle était dirigée, mais la Suède, la Russie, la Prusse elle-même, dont le commerce était intéressé aussi à la libre fréquentation des mers. Les quatre signataires de l'ancienne neutralité armée de 1780, entamèrent une négociation, avec le but avoué de préparer une nouvelle ligue contre la tyrannie maritime des Anglais. Le cabinet de Londres, qui craignait cependant un tel événement, insistait vivement à Copenhague pour terminer le différend; mais loin d'offrir des satisfactions, il avait la singulière audace d'en demander. Il voulait, en l'effrayant, arracher le Danemark à la ligue, avant qu'elle fût formée. Malheureusement le Danemark avait été surpris, le Sund n'était pas défendu, Copenhague n'était pas garanti contre un bombardement. Dans cet état de choses, il fallut céder momentanément pour gagner l'hiver, saison pendant laquelle les glaces défendraient la Baltique, et donneraient à tous les neutres le temps de faire leurs préparatifs de résistance. Le 29 août (11 fructidor an VIII), le Danemark fut obligé de signer une convention, dans laquelle on ajournait la question du droit des gens, et on réglait uniquement le dernier différend survenu à propos de la Freya. Convention momentanée avec le Danemark. La Freya devait être réparée dans les arsenaux anglais, et restituée; mais, pour le moment du moins, le gouvernement danois renonçait à faire convoyer ses bâtiments de commerce.

Cette convention n'avait rien terminé. L'orage, au lieu de se dissiper, allait bientôt grossir, car les quatre cours du Nord étaient fort irritées. Le roi de Suède, dont l'honneur n'était pas encore satisfait, se préparait à faire un voyage à Pétersbourg, pour renouveler l'ancienne ligue de neutralité; et Paul Ier, qui n'aimait pas les termes moyens, débuta par un acte des plus énergiques. Apprenant la contestation avec le Danemark, et la présence d'une flotte anglaise à l'entrée du Sund, il mit le séquestre sur les capitaux appartenant aux Anglais, comme garantie des dommages qui pourraient être apportés au commerce russe. Cette mesure devait être maintenue jusqu'à ce que les intentions du gouvernement anglais fussent complètement éclaircies.

Événements dans le midi de l'Europe.

Tout se disposait donc dans les cours du Nord, de manière à favoriser les desseins du Premier Consul. Les événements le servaient à souhait. Les choses n'allaient pas moins bien dans le midi de l'Europe, c'est-à-dire en Espagne. Décadence de l'Espagne. On voyait là tomber en dissolution l'une des plus belles monarchies du globe, au grand détriment de l'équilibre européen, à la grande douleur d'une nation généreuse, indignée du rôle qu'on lui faisait jouer dans le monde. Le Premier Consul, dont l'esprit infatigable embrassait tous les objets à la fois, avait déjà dirigé du côté de l'Espagne les efforts de sa politique, et cherché à tirer le parti le plus avantageux pour la cause commune, de cette cour dégénérée.

Nous ne retracerions pas le triste tableau qui va suivre, s'il n'était vrai d'abord, et s'il n'était nécessaire, ensuite, à l'intelligence des grands événements du siècle.

Le roi, la reine d'Espagne, le prince de la Paix, occupaient depuis longues années l'attention de l'Europe, et donnaient un spectacle bien dangereux pour la royauté, déjà tant compromise alors dans l'estime des peuples. Singulière destinée de la maison de Bourbon dans ce siècle. On eût dit que l'illustre maison de Bourbon était destinée, à la fin de ce siècle à perdre la royauté en France, à Naples, en Espagne: car, dans ces trois royaumes, trois rois d'une imbécile faiblesse livraient leur sceptre à la risée et au mépris du monde, en le laissant aux mains de trois reines ou légères, ou violentes, ou dissolues.

Les Bourbons de France, soit faute, soit malheur, avaient été dévorés par la Révolution française; à force de la provoquer follement, ceux de Naples avaient été chassés une première fois de leur capitale; ceux d'Espagne, avant de laisser tomber leur sceptre aux mains du soldat couronné que cette révolution avait produit, n'avaient rien vu de mieux à faire que de se donner à lui. Ils s'étaient déjà rapprochés de la France sous la Convention; ils devaient se rapprocher d'elle bien plus volontiers encore, lorsque la Révolution, au lieu d'une anarchie sanguinaire, leur offrait un grand homme, disposé à les protéger, s'ils suivaient ses conseils. Heureux ces princes s'ils avaient suivi les conseils, alors excellents, de ce grand homme! Heureux lui-même s'il s'était borné à leur en donner!

Le roi Charles IV.

Le roi d'Espagne, Charles IV, était un honnête homme, point dur et brusque comme Louis XVI, plus agréable de sa personne, mais moins instruit, et d'une faiblesse encore plus grande. Il se levait fort matin, non pour vaquer à ses devoirs royaux, mais pour entendre plusieurs messes, et descendre ensuite dans ses ateliers, où, mêlé à des tourneurs, des forgerons, des armuriers, dépouillé comme eux de ses habits, il travaillait dans leur compagnie, à des ouvrages de toute espèce. Aimant beaucoup la chasse, il préférait le travail des armes. De ses ateliers il se rendait à ses écuries, pour assister aux soins donnés à ses chevaux, et se livrait avec ses palefreniers aux plus incroyables familiarités. Après avoir employé ainsi la première moitié de sa journée, il prenait un repas solitaire, auquel la reine et ses enfants même n'étaient pas admis, et consacrait l'autre moitié de la journée à la chasse. Plusieurs centaines de chevaux et de domestiques étaient mis en mouvement pour ce plaisir quotidien, qui était sa passion dominante. Après avoir couru comme un jeune homme, il rentrait au palais, donnait un quart d'heure à ses enfants, une demi-heure à la signature des actes résolus par la reine et les ministres, se livrait au plaisir du jeu avec quelques seigneurs de sa cour, quelquefois sommeillait avec eux jusqu'à l'heure de son dernier repas, qui était suivi du coucher, fixé tous les jours à la même heure. Telle était sa vie, sans que jamais un seul changement y fût apporté dans l'année, excepté pendant la semaine sainte, consacrée tout entière à des pratiques religieuses. Du reste, honnête homme, fidèle à sa parole, doux, humain, religieux, d'une chasteté exemplaire, quoique étranger à la reine depuis qu'elle lui en avait fait donner l'ordre par ses médecins, il n'avait d'autre part aux scandales de sa cour, aux fautes de son gouvernement, que de les laisser commettre, sans les voir, sans y croire, pendant la durée d'un long règne.

La reine Louise de Parme.

À côté de lui, la reine, sœur du duc de Parme, élève de Condillac, qui avait fait pour elle et pour son frère de beaux ouvrages d'éducation, menait une vie toute différente, et qui ferait bien peu d'honneur au célèbre philosophe instituteur de sa jeunesse, si les philosophes pouvaient ordinairement répondre de leurs disciples. Elle avait près de cinquante ans, et certains restes de beauté qu'elle cherchait à perpétuer au moyen de soins infinis. Entendant, comme le roi, la messe tous les jours, elle employait à correspondre avec quantité de personnes, et particulièrement avec le prince de la Paix, le temps que Charles IV consacrait à ses ateliers et à ses écuries. Dans cette correspondance, elle mandait au prince de la Paix les affaires de la cour et de l'État, et en recevait le récit des puérilités ou des scandales de Madrid. Elle terminait sa matinée en donnant une heure à ses enfants, et une heure aux soins du gouvernement. Pas un acte, pas une nomination, pas une grâce, n'allaient à la signature royale, avant de lui avoir été soumis. Le ministre qui se fût permis une telle infraction aux conditions de sa faveur, eût succombé sur-le-champ. Elle prenait seule, comme le roi, son repas du milieu du jour; le reste de l'après-midi était consacré aux réceptions, dont elle s'acquittait avec beaucoup de grâce, et au prince de la Paix, qui obtenait chaque jour plusieurs heures de son temps.

Le prince de la Paix.

On sait que le prince de la Paix n'était plus ministre à l'époque dont nous parlons. M. d'Urquijo, que nous ferons connaître tout à l'heure, l'avait remplacé; mais ce prince n'en était pas moins la première autorité du royaume. Ce personnage singulier, incapable, ignorant, léger, mais de belle apparence, comme il faut être pour réussir dans une cour corrompue, dominateur arrogant de la reine Louise, régnait depuis vingt ans sur cette âme vide et frivole. Ennuyé de sa haute faveur, il la partageait volontiers avec d'obscurs favoris, se livrait à mille désordres, qu'il racontait à son esclave couronnée, se plaisant à la désespérer par ses récits, la maltraitant même, disait-on, de la manière la plus grossière: et cependant il conservait un empire absolu sur cette princesse, qui ne savait pas lui résister, qui ne pouvait pas vivre heureuse si elle ne l'avait vu tous les jours. Après lui avoir livré long-temps le gouvernement sous le titre officiel de premier ministre, elle le lui livrait tout autant aujourd'hui, quoiqu'il n'eût plus ce titre, car rien ne se faisait en Espagne que par sa volonté. Il disposait de toutes les ressources de l'État, et il avait chez lui des sommes énormes en numéraire, tandis que le trésor, condamné à la plus grande gêne, vivait d'un papier-monnaie discrédité, et réduit à moitié de sa valeur. La nation s'était presque habituée à ce spectacle; elle ne s'indignait que lorsqu'un scandale nouveau, extraordinaire, faisait monter la rougeur au front des braves Espagnols, dont la résistance héroïque montra bientôt qu'ils étaient dignes d'un autre gouvernement. Au moment où l'Europe retentissait des grands événements qui se passaient sur le Pô et le Danube, la cour d'Espagne était frappée d'un scandale inouï, et qui avait failli lasser la patience de la nation. Le prince de la Paix, de désordres en désordres, venait d'aboutir à un mariage avec une parente de la famille royale. Un fruit était né de cette union. Le roi et la reine, voulant tenir eux-mêmes l'enfant nouveau-né sur les fonts baptismaux, avaient procédé avec tout le cérémonial en usage pour le baptême des infants. Les plus grands seigneurs de la cour s'étaient vus contraints à faire le service qu'on aurait exigé d'eux, s'il se fût agi d'un rejeton de la royauté. On avait donné à cet enfant dans les langes les grands ordres de la couronne, et des présents magnifiques; le grand-inquisiteur avait officié dans la cérémonie religieuse. Il est vrai que cette fois l'indignation était montée au comble, et que chaque Espagnol s'était cru personnellement outragé par cet odieux scandale. Les choses en étaient venues à ce point, que les ministres espagnols s'en ouvraient eux-mêmes avec les ambassadeurs étrangers, et particulièrement avec l'ambassadeur de France, qui était leur recours accoutumé dans la plupart de leurs embarras, et qui tenait de leur propre bouche les affreux détails que nous rapportons ici.

Au milieu de ces turpitudes, le roi seul, entouré par son épouse d'une surveillance continuelle, ignorait tout, ne se doutait de rien. Ni les cris de ses sujets, ni la révolte accidentelle de quelques grands d'Espagne, se soulevant contre le service qu'on exigeait de leur part, ni les assiduités inexplicables du prince de la Paix, ne pouvaient dessiller ses yeux. Ce pauvre et bon roi tenait même quelquefois ce singulier propos, qui embarrassait tous les assistants condamnés à l'entendre: Mon frère de Naples est un sot, qui se laisse mener par sa femme.—Il faut ajouter que le prince des Asturies, depuis Ferdinand VII, élevé loin de la cour, et avec une incroyable dureté, détestait le favori, dont il connaissait l'influence criminelle, et que sa juste haine pour le favori finissait par se convertir chez lui en une haine involontaire pour son père et sa mère.

Quel spectacle, à la fin du dix-huitième siècle, au commencement du dix-neuvième, quand le trône de France venait de s'écrouler avec éclat, et quand sur ses débris venait de s'élever un jeune capitaine, simple, sévère, infatigable, plein de génie! Combien de temps la monarchie espagnole pouvait-elle résister au dangereux effet de ce contraste?

La maison d'Espagne, au milieu de ces désordres, était saisie parfois de pressentiments confus, et se prenait souvent à craindre une révolution. L'antique attachement des Espagnols pour la royauté et pour la religion, la rassurait sans doute; mais elle craignait de voir arriver la Révolution par les Pyrénées, et elle cherchait à conjurer le danger par une déférence entière envers la République française. L'incroyable brutalité du cabinet anglais, les emportements de Paul Ier à son égard, au moment de la seconde coalition, avaient achevé de la jeter complètement dans nos bras. Elle trouvait cela commode, même honorable, depuis que le général Bonaparte avait ennobli, par sa présence au pouvoir, toutes les relations des cabinets avec le gouvernement de la République.

Attachement du roi Charles IV pour le Premier Consul.

Le bon roi Charles IV s'était épris, quoique de loin, d'une sorte d'amitié pour le Premier Consul. Ce sentiment augmentait chaque jour, et on est douloureusement affecté quand on songe comment devait finir, sans perfidie du côté de la France, mais par un inconcevable enchaînement de circonstances, comment devait finir ce singulier attachement. C'est un grand homme que le général Bonaparte, disait sans cesse Charles IV. La reine le disait aussi, mais plus froidement, parce que le prince de la Paix, porté à critiquer quelquefois ce que faisait la cour d'Espagne, dont il n'était plus le ministre, paraissait blâmer le penchant qu'on témoignait pour le gouvernement de la France. Cependant le Premier Consul, informé par M. Alquier, notre ambassadeur, homme de beaucoup de sens et d'esprit, qu'il fallait absolument acquérir à Madrid la bonne volonté du prince de la Paix, le Premier Consul avait envoyé à ce favori des armes magnifiques, sorties de la manufacture de Versailles. Cette attention du plus grand personnage de l'Europe avait touché la vanité du prince de la Paix. Quelques soins de notre ambassadeur avaient achevé de nous le conquérir, et depuis lors la cour d'Espagne tout entière semblait se donner à nous sans réserve.

Le ministre d'Urquijo.

On ne rencontrait un peu de résistance que chez le ministre d'Urquijo, caractère bizarre, naturellement ennemi du prince de la Paix dont il était le successeur, et n'aimant pas beaucoup plus le général Bonaparte. M. d'Urquijo, d'extraction populaire, doué de quelque énergie, s'étant attiré l'inimitié du clergé et de la cour pour d'insignifiantes réformes, qu'il avait essayées dans l'administration du royaume, inclinait, d'une manière étonnante pour un Espagnol de ce temps, vers les idées révolutionnaires. Il était lié avec beaucoup de démagogues français, et partageait jusqu'à un certain point leur aversion pour le Premier Consul. Il avait le mérite de vouloir réformer les abus les plus criants, de chercher, par exemple, à diminuer les revenus du clergé et la juridiction des agents de la cour de Rome. Il était pour cet objet en instance auprès du Saint-Siége; mais en faisant cette tentative, il s'était exposé à de graves dangers. Ayant, en effet, contre lui le prince de la Paix, il était perdu si l'influence romaine se joignait pour le renverser à l'influence intérieure du palais. Touché de quelques attentions de M. Alquier, témoin d'ailleurs du penchant du roi et de la reine, M. d'Urquijo avait fini à son tour par admirer le général Bonaparte, qu'il était non-seulement naturel, mais tout à fait à la mode d'admirer alors.

Le penchant du roi devint bientôt on ne peut pas plus vif. Ayant vu les armes envoyées au prince de la Paix, il conçut et exprima le désir d'en avoir de pareilles. On se hâta d'en faire fabriquer de magnifiques, qu'il reçut avec une véritable joie. La reine aussi désira des parures, et madame Bonaparte, dont le goût était renommé, lui envoya tout ce que Paris produisait en ce genre de plus recherché et de plus élégant. Charles IV, généreux comme un Castillan, ne voulut pas rester en arrière, et prit soin de s'acquitter d'une manière toute royale. Sachant que des chevaux seraient agréables au Premier Consul, il dépeupla de leurs plus beaux sujets les haras d'Aranjuez, de Medina-Cœli et d'Altamire, pour trouver d'abord six, puis douze, puis seize chevaux, les plus beaux de la Péninsule. Charles IV fait don de seize chevaux magnifiques au Premier Consul. On ne sait où il se serait arrêté, si on ne l'avait modéré dans son ardeur. Il employa deux mois à les choisir lui-même, et personne ne pouvait mieux s'acquitter de ce soin, car il était un parfait connaisseur. Il composa en outre un nombreux personnel pour les conduire en France, désigna pour cette mission ses meilleurs écuyers, les fit revêtir de livrées magnifiques, et mit seulement une condition à tout ce faste, c'est que pendant le voyage en France on ferait entendre à ses palefreniers la messe chaque dimanche. On lui promit ce qu'il désirait, et sa joie de faire un beau présent au Premier Consul, fut alors sans mélange. Tout en aimant la France, ce prince excellent croyait qu'on ne pouvait y demeurer quelques jours, sans perdre entièrement la religion de ses pères.

L'éclat de ces démonstrations convenait fort au Premier Consul. Il lui plaisait, il regardait comme utile, de montrer à l'Europe, et même à la France, les successeurs de Charles-Quint, les descendants de Louis XIV, s'honorant de leurs relations personnelles avec lui. Mais il recherchait des avantages plus solides dans ses relations diplomatiques, et visait à un but plus sérieux.

Le roi et la reine d'Espagne aimaient avec passion l'un de leurs enfants, c'était l'infante Marie-Louise, laquelle avait épousé le prince héréditaire de Parme. La reine, sœur, comme nous l'avons dit, du duc régnant de Parme, avait uni sa fille à son neveu, et concentré sur ces deux têtes ses plus chères affections, car elle avait un attachement extrême pour la maison dont elle était issue. La reine d'Espagne sollicite un agrandissement pour la maison de Parme. Elle rêvait pour cette maison un agrandissement en Italie; et comme l'Italie dépendait du vainqueur de Marengo, c'est en lui qu'elle avait mis toutes ses espérances, pour obtenir l'accomplissement de ses vœux. Le Premier Consul, averti des désirs secrets de la reine, n'eut garde de négliger ce moyen, d'arriver à ses vues, et il fit partir pour Madrid son fidèle Berthier, afin de profiter de la circonstance qui se présentait. Mission de Berthier en Espagne. Ce fut son premier soin au retour de Marengo. S'il avait dépêché l'un de ses aides-de-camp à Berlin et à Vienne, il voulut faire plus pour la cour d'Espagne; il voulut lui envoyer l'homme qui avait le plus de part à sa gloire, car Berthier était alors le Parménion du nouvel Alexandre.

C'est dans le moment même où le Premier Consul négociait avec M. de Saint-Julien les préliminaires de paix, où il séduisait le cœur si inflammable de Paul Ier, et fomentait dans le Nord la querelle des neutres, c'est dans ce moment qu'il expédia en toute hâte le général Berthier à Madrid. Celui-ci partit vers la fin d'août (commencement de fructidor), sans titre officiel, mais avec la certitude de produire un grand effet par sa seule présence, et avec des pouvoirs secrets pour traiter des sujets les plus graves.

Conditions auxquelles le Premier Consul est prêt à satisfaire les désirs de la reine d'Espagne.

Son voyage avait plusieurs objets: le premier était de visiter les principaux ports de la Péninsule, d'examiner leur état, leurs ressources, et d'y presser, l'argent à la main, des expéditions pour Malte et pour l'Égypte. Berthier s'acquitta rapidement de ce soin, et courut ensuite à Madrid, remplir la mission plus importante dont il était chargé. Le Premier Consul voulait bien accorder un agrandissement de territoire à la maison de Parme, il était même disposé à joindre à cet agrandissement un titre nouveau, celui de roi, ce qui aurait mis le comble aux vœux de la reine; mais il demandait qu'on lui payât ces largesses de deux façons: d'abord, en rétrocédant la Louisiane à la France; secondement, en faisant une injonction menaçante à la cour de Portugal, pour la décider à faire la paix avec la République, et à rompre avec l'Angleterre.

La Louisiane demandée comme équivalent de la Toscane.

Voici les motifs du Premier Consul pour exiger de telles conditions. Depuis la mort de Kléber, il commençait à concevoir des inquiétudes pour la conservation de l'Égypte, et il partageait avec tous les gens de son temps l'ambition des possessions lointaines. La rivalité de la France avec l'Angleterre, qui ne combattaient depuis un siècle que pour les Indes orientales et occidentales, avait exalté au plus haut point la passion d'avoir des colonies. Si l'Égypte venait à nous être ravie, le Premier Consul voulait avoir fait quelque chose pour la grandeur coloniale de la France. Il regardait sur la carte du monde, et voyait une magnifique province, placée entre le Mexique et les États-Unis, autrefois possédée par la France, cédée dans un temps d'abaissement par Louis XV à Charles III, fort menacée par les Anglais et les Américains tant qu'elle serait dans les mains impuissantes des Espagnols, de peu de valeur pour ceux-ci, qui possédaient une moitié du continent américain, mais d'une grande valeur pour les Français qui n'avaient rien dans cette partie de l'Amérique, et pouvant devenir féconde quand l'activité de ces derniers se concentrerait spécialement sur son territoire: cette province était la Louisiane. Si l'Égypte perdue ne pouvait plus nous fournir le dédommagement de Saint-Domingue, le Premier Consul espérait le trouver dans la Louisiane.

Il la demandait donc formellement à l'Espagne pour prix d'un territoire en Italie. Il exigeait accessoirement qu'on lui fît don d'une partie des vaisseaux espagnols bloqués dans la rade de Brest. Contrainte exercée à l'égard du Portugal pour l'obliger à rompre avec les Anglais. Quant au Portugal, il voulait profiter de la position géographique de l'Espagne à son égard, et de la parenté qui unissait les deux maisons régnantes de la Péninsule, pour le détacher de l'alliance anglaise. Le prince de Brésil, gouverneur du Portugal, était, en effet, gendre du roi et de la reine d'Espagne. On avait donc à Madrid, outre la puissance du voisinage, l'influence de famille, et c'était bien le cas de se servir de ce double moyen, pour chasser les Anglais de cette partie du continent. Les Anglais, une fois exclus du Portugal, lorsque déjà les côtes de la Prusse, du Danemark, de la Russie et de la Suède allaient leur être fermées, lorsque Naples, condamnée à subir les volontés de la France, allait recevoir l'ordre de leur interdire ses ports, les Anglais devaient être bientôt exclus du continent tout entier.

Telles furent les conditions que Berthier eut ordre de porter à Madrid. Il fut parfaitement accueilli par le roi, la reine, le prince de la Paix, et par tous les grands d'Espagne fort curieux de voir l'homme dont le nom figurait toujours à-côté du nom du général Bonaparte, dans le récit des guerres contemporaines. Les conditions de la France paraissaient rigoureuses, cependant elles ne pouvaient rencontrer une sérieuse résistance. Le ministre d'Urquijo seul, craignant l'effet que cette cession pourrait produire sur les Espagnols, semblait résister un peu plus que la cour. On fit valoir, pour le rassurer, des raisons qui étaient incontestablement bonnes. On lui dit qu'il fallait beaucoup de territoire aux bords encore inhabités du Mississipi, pour présenter un équivalent des moindres possessions en Italie; que les Espagnols avaient besoin, dans le golfe du Mexique, d'alliés tels que les Français contre les Anglais et les Américains; que si la Louisiane avait beaucoup de valeur pour la France, privée de toutes ses possessions coloniales, elle n'en avait presque aucune pour l'Espagne, déjà si riche dans le Nouveau-Monde; qu'une augmentation d'influence en Italie valait bien mieux pour l'Espagne, qu'un territoire lointain, placé dans une région où elle avait plus de pays qu'elle n'en pouvait exploiter et défendre; enfin, que c'était une ancienne possession française arrachée à la faiblesse de Louis XV, et que Charles III lui-même, dans sa loyauté bien connue du monde, avait un moment refusée, tant il trouvait qu'elle lui était peu due. Ces raisons étaient excellentes, et certainement l'Espagne, en cette circonstance, ne donnait pas plus qu'elle ne recevait. Mais ce qui décida M. d'Urquijo, plus que tous les arguments les meilleurs, ce fut la crainte de blesser la France, et de faire manquer une combinaison à laquelle sa cour tenait avec une sorte de passion.

On convint d'un traité éventuel, par lequel le Premier Consul promettait de procurer au duc de Parme une augmentation d'états en Italie, de 1200 mille âmes environ; de lui assurer en outre le titre de roi, et la reconnaissance de ce nouveau titre de la part de tous les souverains de l'Europe, à l'époque de la paix générale. En retour, l'Espagne, dès qu'une partie de ces conditions serait remplie, devait rétrocéder à la France la Louisiane, avec l'étendue qu'avait cette province lorsqu'elle fut cédée par Louis XV à Charles III, et donner en plus six vaisseaux de ligne, gréés, armés, prêts à recevoir leurs équipages. Ce traité, signé par Berthier à Madrid, remplit la reine de joie, et porta au comble l'engouement de la cour d'Espagne pour le Premier Consul.

La dernière condition, qui avait pour but de contraindre le Portugal à rompre avec l'Angleterre, était facile, car elle entrait dans les intérêts de l'Espagne, autant que dans ceux de la France. L'Espagne, en effet, était aussi intéressée que la France à enlever des armes à l'Angleterre, et surtout à l'exclure du continent. Le Premier Consul ne faisait en cela que réveiller son impardonnable apathie, et la pousser à se servir d'une influence, dont elle aurait dû avoir fait usage depuis long-temps. Il allait plus loin dans ses projets à cet égard; il proposait à Charles IV, si la cour de Lisbonne ne se rendait pas immédiatement à l'injonction qui lui serait faite, de franchir la frontière du Portugal avec une armée, de s'emparer d'une ou deux provinces, et de les garder comme gages, afin d'obliger plus tard l'Angleterre, pour sauver les états de son allié, à restituer les colonies espagnoles qu'elle avait conquises. Quant à lui, si Charles IV ne se croyait pas assez fort pour tenter cette entreprise, il lui offrait le secours d'une division française. Ce bon roi n'en demandait pas tant. Le prince de Brésil était son gendre; il ne voulait donc pas lui enlever des provinces, dussent-elles servir uniquement de gage pour la restitution des provinces espagnoles. Mais il lui adressa les exhortations les plus pressantes, et y ajouta même des menaces de guerre, si ses conseils n'étaient pas écoutés. La cour de Lisbonne promit d'envoyer immédiatement un négociateur à Madrid, pour conférer avec l'ambassadeur de France.

Berthier revint à Paris comblé des faveurs de la cour d'Espagne, et put affirmer au Premier Consul qu'il avait à Madrid des cœurs entièrement dévoués. Les magnifiques chevaux donnés par Charles IV arrivèrent à peu près à cette époque, et furent présentés sur la place du Carrousel au Premier Consul, dans l'une de ces grandes revues, où il se plaisait à montrer aux Parisiens et aux étrangers les soldats qui avaient vaincu l'Europe. Une foule immense de curieux vint contempler ces beaux animaux, ces écuyers richement vêtus, qui rappelaient les anciennes pompes royales, et qui prouvaient la considération, les soins empressés des plus vieilles cours de l'Europe pour le nouveau chef de la République française.

Arrivée de trois négociateurs américains à Paris.

Dans ce moment survinrent à Paris trois négociateurs américains, MM. Olivier Ellsworth, Richardson Davie, et Van-Murray, chargés de rapprocher la France et les États-Unis. Cette république, dominée par l'intérêt beaucoup plus que par la reconnaissance, gouvernée surtout alors par la politique du parti fédéraliste, s'était rapprochée de la Grande-Bretagne pendant la dernière guerre, et avait manqué non-seulement à la France, mais à elle-même, en désertant les principes de la neutralité maritime. Malgré le traité d'alliance de 1778, auquel elle devait l'existence, traité qui l'obligeait à n'accorder à personne des avantages commerciaux qui ne fussent en même temps communs aux Français, elle avait concédé à la Grande-Bretagne des avantages particuliers et exclusifs. Abandonnant le principe que le pavillon couvre la marchandise, elle avait admis que la propriété ennemie pût être recherchée sur un vaisseau neutre, et saisie si son origine était reconnue. C'était là une conduite aussi malhabile que peu honorable. Le Directoire, naturellement fort irrité, avait eu recours au système des représailles, en déclarant que la France traiterait les neutres comme ils se laisseraient traiter par l'Angleterre. De rigueurs en rigueurs, on en était arrivé avec l'Amérique à un état de guerre presque déclaré, mais sans hostilités de fait.

C'est cet état de choses que le Premier Consul avait à cœur de faire cesser. On a vu quels honneurs il avait fait rendre à Washington, dans la double intention d'agir au dedans et au dehors; il nomma trois plénipotentiaires, son frère Joseph Bonaparte, et les deux conseillers d'État Fleurieu et Rœderer, pour s'entendre avec les plénipotentiaires américains, et pressa vivement la conclusion de la négociation, afin de donner prochainement un nouvel adversaire à l'Angleterre, en plaçant une puissance de plus sur la liste de celles qui s'engageraient à faire observer les vrais principes de la neutralité maritime. Le premier obstacle au rapprochement était l'article par lequel l'Amérique avait promis de faire partager à la France les avantages commerciaux accordés par elle à toutes les nations. Cette obligation de ne rien faire pour les autres sans le faire aussitôt pour nous causait aux Américains d'assez grands embarras. Leurs négociateurs ne se montraient pas disposés à céder sur ce point, mais ils paraissaient prêts à reconnaître et à défendre les droits des neutres, et à rétablir dans leurs stipulations avec la France les principes dont ils avaient fait l'abandon en traitant avec l'Angleterre. Le Premier Consul, qui tenait beaucoup plus aux principes de la neutralité maritime qu'aux avantages commerciaux du traité de 1778, devenus illusoires dans la pratique, le Premier Consul enjoignit à son frère de passer outre, et de conclure un arrangement avec les envoyés américains, pourvu qu'on obtînt d'eux une complète et solennelle reconnaissance des principes du droit des gens, qu'il importait de faire prévaloir. Cette difficulté levée, on fut bientôt d'accord sur le reste et on s'apprêtait dans le moment à signer un traité de réconciliation avec l'Amérique.

Arrivée à Paris de M. Spina, archevêque de Corinthe, chargé de négocier pour le Saint-Siége.

Un autre rapprochement beaucoup plus important encore, celui de la République avec le Saint-Siége, commençait à s'opérer. Le nouveau pape, élu dans l'espérance vague d'un raccommodement avec la France, avait vu se réaliser cette espérance, à laquelle il devait son élévation. Le général Bonaparte, comme nous l'avons dit, revenant de Marengo, avait fait parvenir quelques ouvertures à Pie VII par le cardinal Martiniana, évêque de Verceil, en assurant qu'il n'avait pas l'intention de rétablir les Républiques Romaine et Parthénopéenne, enfantées par le Directoire. Il avait certainement assez en Italie, de la République Cisalpine à constituer, à diriger, à défendre contre la politique et les intérêts de toute l'Europe. Le général Bonaparte avait demandé en retour que le nouveau pontife usât de sa puissance sur les âmes pour l'aider à rétablir en France la concorde et la paix. Le Pape reçut avec joie le comte Alciati, neveu du cardinal Martiniana, chargé de porter les ouvertures du Premier Consul; il le renvoya sur-le-champ à Verceil, pour déclarer en son nom, que, disposé à seconder les intentions du Premier Consul relativement à un objet si important et si cher à l'Église, il désirait auparavant connaître d'une manière un peu plus précise les vues du cabinet français. Le cardinal écrivit donc de Verceil à Paris pour faire part des dispositions et des désirs du nouveau pape. Le Premier Consul en réponse, demanda un négociateur avec lequel il pût s'expliquer directement, et le Pape désigna aussitôt monsignor Spina, évêque de Corinthe, nonce du Saint-Siége à Florence. Ce négociateur, après s'être rendu d'abord à Verceil, se décida ensuite à partir pour Paris, sur les vives instances du Premier Consul, qui voulait, en attirant auprès de lui cette négociation, être plus sûr de la faire réussir. C'était, de la part du Premier Consul, une tentative délicate que d'amener à Paris un représentant du Saint-Siége, surtout dans l'état des esprits, qui n'étaient pas préparés encore à un spectacle de ce genre. Il était convenu que monsignor Spina n'aurait aucun titre officiel, et se dirait archevêque de Corinthe, chargé de traiter avec le gouvernement français des affaires du gouvernement romain.

Suite de la négociation entreprise avec M. de Saint-Julien.

Pendant ces négociations, si activement et si habilement dirigées avec toutes les puissances, M. de Saint-Julien, signataire et porteur des préliminaires de paix, s'était dirigé sur Vienne, en compagnie de Duroc. Sentant bien l'imprudence de sa conduite, il n'avait pas dissimulé à M. de Talleyrand, qu'il n'était pas sûr de pouvoir conduire Duroc jusqu'à Vienne. L'illusion du ministre ne lui avait pas permis de croire à cette difficulté, et il avait été convenu que M. de Saint-Julien et Duroc passeraient par le quartier-général de M. de Kray, établi près de l'Inn, à Alt-Œttingen, pour obtenir de ce général des passe-ports qui permissent à Duroc de pénétrer en Autriche. Ils arrivèrent au quartier-général le 4 août 1800 (16 thermidor an VIII); mais Duroc fut retenu, et ne put franchir la limite tracée par l'armistice. Duroc arrêté aux avant-postes autrichiens. C'était un premier signe peu favorable de l'accueil destiné aux préliminaires. M. de Saint-Julien se rendit alors tout seul à Vienne, disant à Duroc qu'il allait demander des passe-ports pour lui, et les expédier au quartier-général s'il les obtenait. M. de Saint-Julien se transporta donc auprès de l'empereur, et lui remit les articles qu'il avait signés à Paris, sauf la ratification, et sauf le secret. L'empereur fut très-surpris et très-mécontent de la singulière latitude que M. de Saint-Julien avait donnée à ses instructions. Ce n'étaient pas précisément les conditions contenues dans les articles préliminaires qui lui déplaisaient, c'était la crainte d'être compromis auprès de l'Angleterre, qui venait de l'aider de son argent, et qui était fort soupçonneuse. Il voulait bien aller jusqu'à connaître les intentions du Premier Consul, en faisant connaître une partie des siennes, mais il n'aurait voulu à aucun pris signer un acte quelconque, car cela supposait une négociation ouverte sans la participation du cabinet britannique. M. de Saint-Julien est désavoué, et les préliminaires sont considérés comme non avenus. Aussi, malgré le danger de provoquer un orage du côté de la France, le cabinet impérial prit le parti de désavouer M. de Saint-Julien. Cet officier fut publiquement très-maltraité, et envoyé en quelque sorte en exil, dans l'une des provinces reculées de l'empire. Les préliminaires furent considérés comme non avenus, ayant été signés, quoique provisoirement, par un agent sans caractère et sans pouvoir. Duroc ne reçut point de passe-ports, et après avoir attendu jusqu'au 13 août (25 thermidor), il dut reprendre la route de Paris.

Offre de l'Autriche d'ouvrir un congrès.

Tout cela, indépendamment des délais apportés à la conclusion de la paix, était assez désagréable à dire au Premier Consul, et l'Autriche avait à craindre l'effet d'une semblable communication sur son caractère irritable. Il était bien possible qu'il quittât Paris sur-le-champ, se mît à la tête des armées de la République, et marchât sur Vienne. La cour d'Autriche résolut donc, tout en désavouant les préliminaires, de ne pas faire de ce désaveu une rupture, et de proposer au gouvernement français l'ouverture immédiate d'un congrès. Lord Minto, représentant du cabinet britannique auprès de l'empereur, consentait à laisser négocier l'Autriche, mais à condition que l'Angleterre fût comprise dans la négociation. On s'entendit avec lui pour proposer des conférences diplomatiques, auxquelles l'Angleterre et l'Autriche prendraient également part. En conséquence. M. de Thugut écrivit à M. de Talleyrand, à la date du 11 août (23 thermidor), que, tout en désavouant la conduite imprudente de M. de Saint-Julien, l'empereur n'en désirait pas moins vivement la paix; qu'il proposait donc l'ouverture immédiate d'un congrès, en France même, à Schélestadt ou Lunéville, comme on voudrait; que la Grande-Bretagne était prête à y envoyer un plénipotentiaire, et que, si le Premier Consul s'y prêtait, la paix générale pouvait être bientôt rendue au monde. Tout cela était accompagné des expressions les plus propres à calmer le caractère impétueux de l'homme qui gouvernait alors la France.

Irritation du Premier Consul en apprenant le désaveu de M. de Saint-Julien.

Lorsque le Premier Consul reçut ces nouvelles, il en conçut une vive irritation. Il était offensé d'abord du désaveu de l'officier qui avait traité avec lui, et ensuite il voyait avec chagrin la paix s'éloigner. Il apercevait surtout, dans la présence de l'Angleterre au milieu de la négociation, une cause de délais interminables, car la paix maritime était bien plus difficile à conclure que la paix continentale. Dans le moment, et sous l'empire d'une première impression, il voulait faire un éclat, dénoncer l'Autriche comme ayant manqué de bonne foi, et recommencer les hostilités sur-le-champ. M. de Talleyrand, sentant bien qu'il s'était mis lui-même dans son tort, en négociant avec un plénipotentiaire sans pouvoirs, s'efforça de calmer le Premier Consul. La question soumise au Conseil d'État. La matière fut soumise au Conseil d'État. Ce grand corps, qui n'est plus aujourd'hui qu'un tribunal administratif, était alors un vrai conseil de gouvernement. Le ministre lui adressa un rapport détaillé. «Le Premier Consul, disait-il dans ce rapport, a jugé à propos de convoquer extraordinairement le Conseil d'État, et, se confiant à sa discrétion comme à ses lumières, il m'a chargé de lui faire connaître tous les détails les plus particuliers de la négociation qui a été suivie avec la cour de Vienne.» Après avoir exposé cette négociation, comme on aurait pu le faire devant un conseil de ministres, M. de Talleyrand reconnaissait que le plénipotentiaire autrichien n'avait pas de pouvoirs, qu'en négociant avec lui on avait dû prévoir la possibilité d'un désaveu, qu'en conséquence on ne pouvait sur ce sujet établir une polémique d'apparat, et qu'il fallait renoncer à un éclat. Mais, rappelant l'exemple des négociations pour la paix de Westphalie, qui avaient précédé de beaucoup la signature du traité de Munster, et pendant lesquelles on avait à la fois négocié et combattu, il proposait d'accepter l'ouverture d'un congrès, et en même temps de recommencer les hostilités.

C'est en effet ce qu'il y avait de plus sage à faire. Il fallait traiter, puisque les puissances ennemies en adressaient l'offre à la France, mais profiter de ce que nos armées étaient toutes prêtes à rentrer en campagne, et de ce que les armées autrichiennes n'étaient pas encore remises de leurs défaites, pour forcer l'Autriche à négocier sérieusement, et à se séparer de l'Angleterre.

On pouvait toutefois essayer une chose, qui avait aussi ses avantages, et le Premier Consul la saisit avec son ordinaire sagacité. L'Angleterre proposait une négociation commune. Il y avait, à l'admettre dans un congrès, le danger d'y introduire une partie contractante peu pressée de conclure, le danger surtout de compliquer la paix continentale de toutes les difficultés de la paix maritime: le temps s'écoulerait donc dans des négociations, ou peu sincères ou rendues plus difficiles; on laisserait passer la saison des combats, on donnerait aux armées autrichiennes un répit dont elles avaient grand besoin. C'étaient là de graves inconvénients. Mais on pouvait trouver un dédommagement à tout cela: c'était, puisque l'Angleterre demandait à être admise dans la négociation, de l'y admettre, mais à une condition, celle de conclure aussi un armistice maritime. Le Premier Consul consent à une négociation commune, comprenant toutes les puissances, à la condition d'un armistice naval. Si l'Angleterre consentait à une telle chose, les bénéfices de l'armistice maritime surpassaient de beaucoup les inconvénients de l'armistice continental; car nos flottes, pouvant circuler en liberté, auraient le moyen d'approvisionner Malte, et de porter en Égypte des soldats et du matériel. Pour un avantage pareil, le Premier Consul se serait exposé volontiers à faire une campagne de plus sur le continent. L'armistice maritime était sans doute quelque chose de très-nouveau, de peu usité dans le droit des gens; mais il fallait bien que l'alliance anglo-autrichienne payât de quelque manière le sacrifice que nous faisions de notre côté en suspendant la marche de nos légions sur Vienne.

M. Otto, chargé à Londres de proposer l'armistice naval.

Nous avions en permanence à Londres un négociateur sage, adroit, M. Otto, qui était là pour y traiter les affaires relatives aux prisonniers de guerre. Il avait même été choisi par notre cabinet, dans le but de s'en servir à la première occasion, pour faire ou écouter des ouvertures. On le chargea spécialement de s'adresser au cabinet britannique, et d'aborder directement la question d'un armistice naval. Le Premier Consul trouvait à cette façon de procéder l'avantage d'aller plus vite, et de traiter directement ses affaires, ce qu'il aimait toujours mieux que d'employer des intermédiaires. On donna le 24 août (6 fructidor an VIII) des instructions à M. Otto, conformes à ce nouveau projet de négociation. Le même jour on répondit aux communications de Vienne par une lettre fort dure. Dans cette lettre, on attribuait au traité de subsides, signé le 20 juin dernier, le refus d'admettre les préliminaires; on déplorait dédaigneusement la dépendance dans laquelle l'empereur s'était placé à l'égard de l'Angleterre; on acceptait un congrès à Lunéville, mais on ajoutait qu'en négociant il fallait cependant combattre, puisqu'en proposant une négociation commune, l'Autriche n'avait pas eu la précaution de préparer comme condition naturelle, une suspension d'armes sur terre et sur mer. C'était une manière d'engager la diplomatie autrichienne à intervenir elle-même à Londres, afin d'obtenir l'armistice naval.

Les communications s'établirent à Londres entre M. Otto et le capitaine George, chef du Transport-office. Elles durèrent tout le mois de septembre. M. Otto proposa, au nom de la France, que les hostilités fussent suspendues sur terre et sur mer; que la circulation fût permise à tous les vaisseaux de commerce et de guerre des nations belligérantes; que les ports appartenant à la France ou occupés par ses armées, tels que ceux de Malte et d'Alexandrie, fussent assimilés aux places de Philipsbourg, Ulm et Ingolstadt en Allemagne, lesquelles, tout en étant bloquées par nos armées, pouvaient cependant recevoir des vivres et des approvisionnements. M. Otto, traitant franchement, convint que la France trouverait à cela de grands avantages, mais ajouta qu'il lui en fallait de très-grands, pour la dédommager de la concession qu'elle faisait, en laissant passer l'été sans achever la destruction des armées autrichiennes.

Sept. 1800.

On avait, par cette demande, exigé de l'Angleterre un sacrifice que rien n'était capable de lui arracher. C'était, en effet, permettre le ravitaillement de Malte et de l'Égypte, et peut-être assurer pour toujours ces deux possessions à la France; c'était permettre aussi à la grande flotte franco-espagnole de sortir de Brest, de passer dans la Méditerranée, et d'y prendre une position qui la rendrait de nouveau maîtresse de cette mer, pendant un temps plus ou moins long. L'Angleterre ne pouvait donc vouloir d'une telle proposition. Cependant le danger de l'Autriche la touchait fort; elle avait un grand intérêt à ne pas la laisser écraser, car, l'Autriche écrasée, le général Bonaparte, ayant toute la liberté de ses moyens, était capable de tenter quelque entreprise formidable contre les îles britanniques. En conséquence, elle crut devoir faire des sacrifices à un intérêt de ce genre, et, tout en se récriant sur l'étrangeté d'un armistice sur mer, Contre-projet de l'Angleterre relativement à l'armistice maritime. elle présenta un contre-projet à la date du 7 septembre 1800 (20 fructidor an VIII). D'abord elle acceptait Lunéville pour lieu du congrès, et désignait M. Thomas Grenville, frère du ministre des affaires étrangères, pour traiter de la paix générale. Ensuite elle proposait le système suivant, quant à l'armistice maritime. Toutes les hostilités seraient suspendues sur terre et sur mer; la suspension d'armes serait non-seulement commune aux trois parties belligérantes, l'Autriche, l'Angleterre et la France, mais à leurs alliés. Cette disposition avait pour but de délivrer le Portugal des instances menaçantes de l'Espagne. Les places maritimes qui étaient bloquées, telles que celles de Malte et d'Alexandrie, seraient assimilées aux places d'Allemagne, et approvisionnées tous les quinze jours, proportionnément à la consommation opérée dans l'intervalle de temps écoulé. Les vaisseaux de guerre de haut bord, stationnés dans les ports de Brest et autres, ne pourraient pas changer de station pendant l'armistice.

Ce contre-projet était, de la part de l'Angleterre, plutôt un témoignage de bonne volonté envers l'Autriche, qu'une concession effective sur le point important de la négociation. Malte pouvait sans doute gagner quelque chose à être approvisionnée pendant quelques mois; mais l'Égypte n'avait pas besoin de vivres. C'étaient des soldats, des fusils, des canons, qu'il lui fallait, et pas du tout des grains, dont elle pouvait donner à tout le monde.

Cependant la France, en cédant sur quelques points, pouvait trouver encore d'assez grands avantages à l'armistice naval, pour l'admettre, même avec des modifications.

Le 21 septembre (4e jour complémentaire an VIII), le Premier Consul fit une proposition, qui fut la dernière. Il consentait à ce que les vaisseaux de ligne de haut bord ne pussent pas changer de station, ce qui condamnait l'escadre combinée de l'Espagne et de la France à rester bloquée dans Brest; Dernière proposition de Premier Consul relativement à l'armistice naval. il demandait que Malte fût ravitaillée tous les quinze jours à raison de 10 mille rations par jour; il consentait à ce que l'Égypte demeurât bloquée; mais il demandait que six frégates pussent partir de Toulon, aller à Alexandrie, et en revenir sans être visitées.

Son intention était ici assez claire, et il avait raison de ne pas déguiser un intérêt, que tout le monde devinait à la première vue. Il voulait armer ces six frégates en flûtes, les charger d'hommes et de munitions de guerre, et les envoyer en Égypte. Il espérait qu'elles pourraient porter quatre mille soldats, beaucoup de fusils, de sabres, de bombes, de boulets, etc. Il avait ainsi tout sacrifié pour se réduire à son objet essentiel, le ravitaillement de Malte, et le recrutement de l'armée d'Égypte.

Impossibilité de s'entendre avec l'Angleterre. — Interruption des pourparlers.

Mais la difficulté, quelqu'effort qu'on fît de part et d'autre pour l'amoindrir, restait au fond la même. Car il s'agissait de conserver Malte et l'Égypte à la France, intérêt à l'égard duquel l'Angleterre ne voulait pas transiger. Il n'y avait donc pas moyen de s'entendre. La négociation fut abandonnée, sur le refus qu'on fit à Londres d'admettre le dernier projet d'armistice naval.

Avant de rompre définitivement ces pourparlers, le Premier Consul, à titre de bon procédé, laissa une dernière proposition à l'Angleterre. Il lui offrait, en renonçant à tout armistice, de traiter cependant avec elle, mais dans une négociation séparée de celle qui allait s'engager avec l'Autriche.

On était en septembre 1800; plusieurs mois s'étaient écoulés en vaines négociations, depuis les victoires de Marengo et d'Hochstett, et le Premier Consul ne voulait pas perdre plus de temps sans agir.

Le Premier Consul veut reprendre les hostilités avec l'Autriche.

L'Autriche menacée avait répondu qu'elle ne pouvait pas forcer l'Angleterre à signer un armistice maritime; qu'elle offrait, quant à elle, de négocier sur-le-champ; qu'elle avait nommé M. de Lherbach pour se rendre à Lunéville; qu'il allait s'y rendre immédiatement; que M. Thomas Grenville attendait de son côté des passe-ports; qu'on pouvait donc négocier sans délai; mais qu'il n'était pas nécessaire de reprendre les hostilités pendant les négociations, et de verser encore des torrents de sang humain. Le Premier Consul, qui apercevait bien l'intention secrète de tirer en longueur, et de gagner l'hiver, n'en persistait pas moins à dénoncer les hostilités, et avait donné des ordres en conséquence. Il avait parfaitement employé les deux mois écoulés, et mis la dernière main à l'organisation des armées. Voici quelles étaient, à cet égard, ses nouvelles dispositions.

Soins donnés aux armées pendant la durée de l'armistice.

Moreau, comme nous l'avons dit, avait été obligé de renvoyer le général Sainte-Suzanne sur le Rhin avec quelques détachements, pour réunir les garnisons de Mayence et de Strasbourg, et tenir tête aux partisans levés par le baron d'Albini, dans le centre de l'Allemagne. C'était là un affaiblissement pour l'armée de Moreau, et en même temps un moyen insuffisant de couvrir ses derrières. Le Premier Consul, afin de prévenir tout danger de ce côté, s'était hâté de compléter l'armée batave, placée sous les ordres d'Augereau. Il l'avait formée de 8 mille Hollandais et de 12 mille Français, les uns et les autres tirés des troupes qui gardaient la Hollande et des départements du nord. Ces troupes, les plus fatiguées par les campagnes précédentes, refaites depuis par le repos, complétées par des recrues, présentaient maintenant des corps excellents. Augereau s'était porté à Francfort; il contenait là, par sa présence, les levées mayençaises du baron d'Albini, et les détachements autrichiens laissés dans les environs. Cette précaution prise, le corps de Sainte-Suzanne réorganisé, fort de 18 mille hommes à peu près, était revenu sur le Danube, et formait de nouveau l'aile gauche de Moreau. Par ce retour, l'armée active du Rhin se trouvait portée à plus de 100 mille hommes.

Lorsque l'armée de réserve s'était jetée en Italie, elle avait dû laisser en arrière une partie des corps destinés à la composer, et dont on n'avait pas eu le temps d'attendre la complète formation. Au lieu de 60 mille hommes, effectif projeté, elle n'en avait réuni que 40 et quelques mille. Le Premier Consul, avec ces corps restés en arrière, avait formé une seconde armée de réserve, confiée à Macdonald, forte de 15 mille hommes, et l'avait placée dans les Grisons, en face du Tyrol; ce qui avait permis à Moreau d'attirer à lui son aile droite, commandée, comme on sait, par Lecourbe, et de réunir au besoin sous sa main la masse entière de ses forces, s'il lui fallait forcer la barrière de l'Inn.

De son côté l'armée d'Italie, établie sur les bords du Mincio par la convention d'Alexandrie, dispensée aussi, par la présence de Macdonald, de s'occuper de la Suisse et du Tyrol, avait pu rapprocher ses ailes de son corps de bataille, et se concentrer de manière à entrer immédiatement en action. Composée des troupes qui avaient passé le Saint-Bernard, de celles qui avaient été tirées d'Allemagne par le Saint-Gothard, enfin des troupes de Ligurie qui avaient défendu Gênes et le Var, reposée, recrutée, elle présentait une masse totale de 120 mille hommes environ, dont 80 mille réunis sur le Mincio. Masséna en avait d'abord été nommé le général en chef, et seul en effet il était capable de la bien commander. Malheureusement de fâcheux démêlés s'étaient élevés entre l'administration de l'armée et les gouvernements italiens. L'armée, quoique transportée au milieu de la fertile Italie, et maîtresse des riches magasins laissés par les Autrichiens, n'avait cependant pas joui de tout le bien-être auquel ses longues souffrances lui donnaient droit. On prétendait que les agents de l'administration avaient vendu une partie de ces magasins. À côté de cela les gouvernements du Piémont et de la Cisalpine se disaient écrasés de contributions de guerre, et refusaient de les payer. Au milieu de cette confusion, on accusait beaucoup l'administration française; on faisait même remonter les plaintes jusqu'au général Masséna. Bientôt la clameur devint telle, que le Premier Consul se crut obligé de rappeler Masséna, et de le remplacer par Brune. Brune, avec infiniment d'esprit et de courage, était au fond un général médiocre, et un politique plus médiocre encore. Il était l'un des chefs les plus ardents du parti démagogique; ce qui, du reste, ne l'empêchait pas d'être fort dévoué au Premier Consul, qui lui en savait beaucoup de gré. N'ayant pu lui donner un commandement actif pendant la campagne du printemps, le Premier Consul voulut lui en donner un pendant la campagne d'automne. Sa victoire de Hollande le recommandait fort à l'opinion publique, mais le rappel de Masséna était un malheur pour l'armée et pour le Premier Consul lui-même. Masséna aigri allait, malgré lui, devenir un sujet d'espérance pour une foule d'intrigants, qui, dans ce moment, s'agitaient encore. Le Premier Consul ne l'ignorait pas, mais il ne voulait souffrir le désordre nulle part, et on ne saurait l'en blâmer.

À ces quatre armées, le Premier Consul avait joint un cinquième rassemblement de troupes autour d'Amiens. Il avait détaché, des demi-brigades restées dans l'intérieur, les cadres des compagnies de grenadiers, les avait recrutées avec de beaux hommes, et en avait formé un superbe corps de 9 à 10 mille soldats d'élite, qu'il destinait à se rendre en hâte sur les côtes, si les Anglais opéraient un débarquement quelque part, ou à passer en Italie, pour y remplir l'office qu'Augereau remplissait en Allemagne, celui de couvrir les ailes et les derrières de l'armée principale. Murat en avait été nommé général en chef.

On avait fait tout cela, sous le rapport du recrutement, au moyen de la levée ordonnée par le Corps Législatif, et sous le rapport de la dépense, au moyen des ressources financières récemment créées. Rien ne manquait maintenant à ces divers corps; ils étaient bien nourris, bien armés; ils avaient des chevaux, et un matériel complet.

On comprend que le Premier Consul fût impatient d'utiliser de tels moyens, pour arracher la paix à l'Autriche, avant l'hiver. Il ordonna donc à Moreau et à Brune de se rendre à leur quartier-général, pour se préparer à recommencer les hostilités. Il enjoignit à Moreau de prévenir le général autrichien, dans les délais stipulés par l'armistice, et ne lui permit de prolonger la suspension d'armes qu'à une seule condition, c'est que l'empereur abandonnerait à l'armée française les trois places actuellement bloquées, Philipsbourg, Ulm et Ingolstadt. À cette condition, il consentait à donner encore cinq ou six semaines de répit. Ces places, en effet, en valaient la peine. En les occupant, on obtenait une base d'opérations excellente sur le Danube; on ramenait en ligne le corps qui les bloquait; on se donnait en outre le temps de pousser une aile de l'armée d'Italie sur la Toscane et le royaume de Naples, pays où les levées en masse se continuaient à l'instigation de l'Autriche, et avec l'argent de l'Angleterre. Tels furent les ordres expédiés au quartier-général de Moreau.

L'Autriche de son côté, a fait des préparatifs.

De son côté, l'empereur d'Allemagne, mettant le temps à profit, avait employé avec la plus grande activité les subsides fournis par l'Angleterre. Il pressait les nouvelles levées ordonnées en Bohême, Moravie, Hongrie, Styrie et Carinthie. Le ministre anglais, Wickam, avait établi une espèce de comptoir en plusieurs villes d'Allemagne, afin d'acheter des soldats, qui allaient se battre pour la coalition. Au moyen d'un nouveau subside, les corps bavarois et wurtembergeois venaient d'être considérablement augmentés. Indépendamment des fonds donnés à l'Autriche, des recruteurs anglais avaient pris à la solde directe de leur gouvernement deux régiments composés de bateliers levés sur les fleuves de l'Allemagne, et destinés à en faciliter le passage. Dix mille paysans exécutaient moyennant un salaire, et sous la direction des ingénieurs autrichiens, des retranchements formidables sur toute la ligne de l'Inn, depuis le Tyrol jusqu'à la réunion de ce cours d'eau avec le Danube. Tout était en mouvement depuis Vienne jusqu'à Munich. L'état-major de l'armée autrichienne avait été changé en entier. M. de Kray, malgré son expérience, sa vigueur sur le champ de bataille, avait partagé la disgrâce de M. de Mélas. L'archiduc Ferdinand lui-même, qui servait sous ses ordres, avait été écarté. L'archiduc Jean, jeune prince fort instruit, fort brave, mais sans expérience de la guerre, la tête pleine de théories, l'imagination frappée des manœuvres du général Bonaparte, et voulant à tout prix les imiter, avait été appelé au commandement suprême des armées impériales. C'était une de ces nouveautés qu'on essaye volontiers dans les moments désespérés. L'empereur s'était rendu de sa personne à l'armée pour la passer en revue, et la ranimer par sa présence.

L'empereur d'Allemagne se rend au quartier-général de son armée pour juger de l'état des choses.

Il y passa plusieurs jours, accompagné de M. de Lherbach, le négociateur chargé de se rendre à Lunéville, et du jeune archiduc Jean. Après avoir tout vu, tout examiné en compagnie de ses conseillers, il reconnut que rien n'était prêt, que l'armée n'était point encore assez rétablie, sous le rapport matériel et moral, pour recommencer immédiatement les hostilités. Armistice de Hohenlinden, qui prolonge de 45 jours la suspension d'armes, moyennant la remise de Philipsbourg, Ulm et Ingolstadt. M. de Lherbach fut donc chargé de se rendre au quartier-général de Moreau, pour savoir si on pourrait arracher encore quelques jours d'armistice au gouvernement français. M. de Lherbach apprit de Moreau les conditions que le Premier Consul mettait à une nouvelle suspension d'armes. Il consentit avec regret à ces conditions, et le 20 septembre (3e jour complémentaire de l'an VIII), il conclut avec le général Lahorie, dans le village de Hohenlinden, destiné à devenir bientôt célèbre, une nouvelle prolongation d'armistice. Les places de Philipsbourg, Ulm, Ingolstadt, durent être remises à l'armée française, pour en disposer comme elle le voudrait. En retour, l'armistice était prolongé de quarante-cinq jours à compter du 21 septembre, y compris quinze jours d'avertissement pour la reprise des hostilités, si plus tard elles devaient recommencer encore.

Chagrin de l'empereur. Exaspération de l'opinion publique à Vienne.

L'empereur rentra dans Vienne, peu satisfait de l'apparition qu'on lui avait fait faire à l'armée, car cette apparition n'avait eu d'autre résultat que d'abandonner aux Français les plus fortes places de l'empire. Ce prince était dévoré de chagrin. Son peuple partageait ses sentiments, et accusait M. de Thugut de s'être entièrement livré à l'Angleterre. La reine Caroline de Naples venait d'accourir, avec l'amiral Nelson et lady Hamilton, pour soutenir à Vienne le parti de la guerre; mais la clameur publique était grande. On reprochait à M. de Thugut des fautes graves, telles que le refus, au commencement de l'hiver, d'écouter les propositions pacifiques du Premier Consul, la mauvaise direction des opérations militaires, l'obstination à ne pas admettre l'existence de l'armée de réserve, même quand elle passait le Saint-Bernard, la concentration des principales forces de l'empire en Ligurie, dans le dessein de complaire aux Anglais qui se flattaient d'occuper Toulon, l'engagement enfin pris avec le gouvernement britannique de ne pas traiter sans lui, engagement signé le 20 juin, dans un moment où il aurait fallu, au contraire, se réserver toute liberté. Ces reproches étaient en grande partie fondés; mais, fondés ou non, ils avaient la sanction des événements, car rien n'avait réussi à M. de Thugut, et les peuples ne jugent que d'après le résultat. M. de Thugut fut donc obligé de céder aux circonstances, et se retira, en conservant toutefois une assez grande influence sur le cabinet autrichien. Retraite de M. de Thugut remplacé par M. de Lherbach. M. de Lherbach fut chargé de le remplacer dans la direction des relations extérieures; et on choisit, pour remplacer M. de Lherbach au congrès de Lunéville, un négociateur fort connu, M. Louis Cobentzel, qui était personnellement agréable au général Bonaparte, avec lequel il avait négocié le traité de Campo-Formio. On espérait que M. de Cobentzel serait plus propre qu'aucun autre à établir de bonnes relations avec le gouvernement français, et que, placé à Lunéville, à quelque distance de Paris, il ne manquerait pas de se rendre quelquefois dans cette capitale, pour entrer en rapports directs avec le Premier Consul.

Fête du 1er vendémiaire.

La remise à l'armée française des trois places d'Ulm, Ingolstadt et Philipsbourg, venait fort à propos pour la célébration de la fête du 1er vendémiaire. Elle devait raviver les espérances de paix, en rendant évidente la situation extrême de l'Autriche. Cette fête, l'une des deux que la Constitution avait conservées, était destinée à célébrer l'anniversaire de la fondation de la République. Le Premier Consul voulait qu'elle n'eût pas moins d'éclat que celle du 14 juillet, relevée si à propos par la remise aux Invalides des drapeaux conquis dans la dernière campagne; il voulait qu'elle se distinguât par un caractère aussi patriotique, mais plus sérieux, de toutes celles qui avaient été données pendant le cours de la Révolution, et surtout qu'elle fût exempte du ridicule, attaché à l'imitation des usages antiques dans les temps modernes.

Caractère des fêtes publiques pendant la Révolution et sous le Consulat.

La religion, il faut le dire, laisse un grand vide dans les solennités des peuples, quand elle en est bannie. Des jeux publics, des représentations théâtrales, des feux éclairant la nuit de leur éclat, peuvent occuper en partie la journée d'un peuple, assemblé pour se réjouir d'un événement heureux, mais ne sauraient la remplir tout entière. Dans tous les temps, les nations ont été disposées à venir célébrer leurs victoires au pied des autels; et elles ont fait de leurs cérémonies publiques un acte de reconnaissance envers la Divinité. Mais, des autels, la France n'en avait pas alors! Ceux qui avaient été élevés à la déesse Raison, pendant le régime de la Terreur, ceux que les théophilanthropes chargeaient innocemment de quelques fleurs pendant le régime licencieux du Directoire, étaient couverts d'un ridicule ineffaçable: car, en fait d'autels, il n'y a de respectables que ceux qui sont anciens. Or, le vieil autel catholique de la France n'était pas encore relevé. Il ne restait dès lors que des cérémonies en quelque sorte académiques, sous le dôme des Invalides; des discours élégants, tels que pouvait les faire M. de Fontanes; ou des chants patriotiques, tels que pouvaient les inventer Méhul ou Lesueur. Le Premier Consul sentait tout cela; il chercha donc à remplacer le caractère religieux par un caractère profondément moral.

L'hommage à Washington, la remise des drapeaux de Marengo, avaient déjà fourni le sujet des deux fêtes célébrées sous son consulat; il sut trouver dans un grand acte réparateur le sujet de la fête du 1er vendémiaire an IX (23 septembre 1800).

Lors de la violation des tombes de Saint-Denis, on avait trouvé parfaitement conservé le corps de Turenne. Au milieu des emportements de la populace, un mouvement involontaire de respect avait sauvé ce corps de la profanation commune. Déposé d'abord au Jardin des Plantes, il avait été confié ensuite à un homme, M. Alexandre Lenoir, dont le zèle pieux, digne d'être honoré par l'histoire, nous avait conservé une foule d'antiques monuments, qu'il avait réunis dans le musée des Petits-Augustins. C'était là que se trouvaient les restes de Turenne, plutôt exposés à la curiosité qu'au respect des peuples. Le Premier Consul imagina de placer sous le dôme des Invalides, et sous la garde de nos vieux soldats, la dépouille de ce grand homme. Honorer un général illustre et un serviteur de l'ancienne monarchie, c'était rapprocher les gloires de Louis XIV de celles de la République, c'était rétablir le respect du passé sans outrager le présent, c'était, en un mot, toute la politique du Premier Consul, sous la forme la plus noble et la plus touchante. Cette translation devait s'opérer le dernier jour complémentaire de l'an VIII (22 septembre), et le lendemain, 1er vendémiaire an IX (23 septembre), devait se poser la première pierre du monument consacré à Kléber et Desaix. Ainsi, dans ce moment, où notre terre, obéissant aux lois qui règlent ses mouvements, mettait fin à un grand siècle, et donnait naissance à un autre, bien grand à son tour s'il est digne un jour de ses commencements, dans ce moment, le Premier Consul voulut placer le double hommage au héros des temps passés, et aux deux héros du temps présent. Pour ajouter à l'éclat de ces deux cérémonies, il imita quelque chose de ce qui s'était pratiqué à la Fédération de 1790, et il fit demander à tous les départements de lui envoyer des représentants, qui, par leur présence, donnassent à ces fêtes un caractère non pas seulement parisien, mais national. Les départements s'empressèrent de répondre à cet appel, et de choisir des citoyens distingués, que la curiosité, le désir de voir de près le calme succédant au trouble, la prospérité aux misères de l'anarchie, le désir surtout d'approcher, d'entretenir un grand homme, attirèrent en foule à Paris.

Translation du corps de Turenne aux Invalides.

Le cinquième jour complémentaire an VIII (22 septembre), les autorités publiques se rendirent au musée des Petits-Augustins, pour aller chercher le char sur lequel était posé le corps de Turenne. Sur ce char, attelé de quatre chevaux blancs, était placée l'épée du héros de la monarchie, conservée dans la famille de Bouillon, et prêtée au gouvernement pour cette noble cérémonie. Quatre vieux généraux, mutilés au service de la République, tenaient les cordons du char; en avant un cheval pie, semblable à celui que montait souvent Turenne, harnaché comme les chevaux l'étaient alors, et conduit par un nègre, reproduisait avec exactitude quelques images du siècle auquel on rendait hommage. Autour du char marchaient les invalides, et puis quelques-unes des belles troupes qui revenaient des bords du Pô et du Danube. Ce singulier et noble cortége traversa Paris au milieu d'une foule immense, et se rendit aux Invalides, où l'attendait le Premier Consul, entouré des envoyés des départements, tant ceux de la vieille France de Louis XIV que ceux de la France nouvelle: ces derniers représentaient la Belgique, le Luxembourg, les provinces rhénanes, la Savoie, le comté de Nice. Le précieux dépôt qu'apportait ce cortége, fut placé sous le dôme. Carnot, ministre de la guerre, prononça un discours simple et convenable; et, pendant qu'une musique d'un genre grave remplissait les voûtes de l'édifice, le corps de Turenne fut déposé dans le monument où il repose aujourd'hui, où il allait bientôt être rejoint par son compagnon de gloire, l'illustre et vertueux Vauban, où il devait être rejoint un jour par l'auteur des grandes choses que nous racontons ici, où il restera certainement, entouré de cette auguste compagnie, pendant la durée des siècles accordés par le ciel à la France.

Si, dans des temps comme les nôtres, où la foi est refroidie, quelque chose peut remplacer, égaler peut-être les pompes de la religion, ce sont de tels spectacles!

Le soir de ce jour, on voulut offrir au peuple de la capitale un amusement moins grossier que de coutume: on lui donna gratuitement la représentation du Tartufe et du Cid. Le Premier Consul assistait à cette représentation. Sa présence, son intention devinée instinctivement par ce peuple sensible et intelligent, tout concourut à maintenir dans cette réunion tumultueuse une décence parfaite, et peu ordinaire dans les représentations gratuites. Le silence ne fut troublé que par le cri mille fois répété de Vive la République! Vive le général Bonaparte!

Le lendemain, le Premier Consul, accompagné, comme la veille, des autorités publiques et des envoyés des départements, se rendit à la place des Victoires. C'est là que devait s'élever un monument dans le style égyptien, destiné à recevoir les restes mortels de Kléber et de Desaix, que le Premier Consul voulait faire reposer l'un à côté de l'autre. Première pierre du monument destiné à Kléber et Desaix. Il en posa la première pierre, et se transporta ensuite à cheval aux Invalides. Là, le ministre de l'intérieur, qui était son frère Lucien, prononça sur l'état de la République un discours qui fit une vive impression. Certains passages furent fort applaudis, celui-ci, entre autres, relatif au siècle présent et au siècle de Louis XIV: «On dirait qu'en ce moment ces deux grands siècles se rencontrent, et se donnent la main sur cette tombe auguste!»—L'orateur, en disant ces paroles, montrait la tombe de Turenne. Des applaudissements unanimes lui répondirent, et prouvèrent que tous les cœurs, sans renier le présent, voulaient reprendre du passé ce qui méritait d'être repris! Et, pour que le spectacle fût complet, pour que, dans ces scènes d'ailleurs si nobles, les illusions ordinaires de la nature humaine eussent leur part, l'orateur s'écriait encore: Heureuse la génération qui voit finir par la République, la révolution qu'elle a commencée sous la monarchie!

Pendant cette cérémonie, le Premier Consul avait reçu une dépêche télégraphique, annonçant l'armistice de Hohenlinden, et la remise des trois places de Philipsbourg, Ulm, Ingolstadt. Il transmit à son frère Lucien une note, qui fut lue aux assistants, et couverte de plus d'applaudissements que l'allocution académique du ministre de l'intérieur. Malgré le respect dû aux lieux, les cris de Vive Bonaparte! Vive la République! ébranlèrent les voûtes du noble édifice. Une publication immédiate faite dans Paris, produisit une satisfaction plus sérieuse que toutes les réjouissances destinées à l'amusement de la multitude. On ne craignait pas la guerre; on était plein de confiance dans le génie du Premier Consul, et dans le courage des armées françaises, s'il fallait la continuer; mais, après tant de batailles, après tant de troubles, on désirait jouir en paix de la gloire acquise, et de la prospérité qui commençait à poindre.

Commencement de prospérité intérieure.

Cette prospérité faisait, en effet, des progrès rapides. Si la présence seule du général Bonaparte avait suffi, au 18 brumaire, pour remettre les esprits, pour les rassurer, les calmer, leur rendre l'espérance, ce devait être bien autre chose aujourd'hui que les succès de nos armées, le retour empressé de l'Europe vers nous, la perspective d'une paix prochaine et brillante, enfin la tranquillité partout rétablie, avaient réalisé les espérances, conçues dans un premier moment de confiance.

Ces espérances devenaient des réalités, et l'on peut dire que, dans les dix mois écoulés, de novembre 1799 à septembre 1800, la France avait changé de face. Les fonds publics, expression vulgaire mais positive de l'état des esprits, s'étaient élevés de 12 francs (taux réel auquel se vendait une rente de cinq francs, la veille du 18 brumaire) à 40 francs. Ils tendaient à s'élever à 50.

Les rentiers payés pour la première fois en argent.

Les rentiers venaient de recevoir un semestre en argent, chose qui ne s'était jamais vue, depuis le commencement de notre révolution. Ce phénomène financier avait produit un grand effet, et ne paraissait pas l'une des moindres victoires du Premier Consul. Comment avait-il pu opérer ce prodige?... c'était une énigme que le gros du public expliquait par cette puissance singulière, qu'on lui reconnaissait déjà, de faire tout ce qu'il voulait.

Mais il n'y a pas de miracle en ce monde; il n'y a d'autre cause aux succès réels que le bon sens, secondé par une volonté forte. Telle était aussi la cause unique des résultats heureux, obtenus par l'administration du Premier Consul. Il avait d'abord porté remède au mal véritable, qui consistait dans les lenteurs de la perception des impôts; il avait, dans ce but, établi une agence spéciale pour la confection des rôles, trop complaisamment laissée autrefois aux communes. Cette agence spéciale, stimulée par les préfets, autre création du gouvernement consulaire, avait dressé les rôles arriérés de l'an VII et de l'an VIII, et les avait terminés pour l'an IX, année dans laquelle on entrait (septembre 1800 à septembre 1801). Ainsi, pour la première fois depuis la révolution, les rôles de l'année courante allaient être mis en recouvrement, dès le premier jour de cette année. Rentrée des impôts. Succès qu'obtiennent les obligations des receveurs généraux. Les receveurs généraux, percevant l'impôt exactement, pouvaient donc acquitter exactement les obligations mensuelles qu'ils avaient souscrites, et les avaient, en effet, toujours acquittées à la fin de chaque mois. Nous avons dit que, pour assurer le crédit de ces obligations, le trésor avait exigé des receveurs un cautionnement en numéraire, lequel cautionnement, déposé à la caisse d'amortissement, devait servir à payer celles de ces obligations qui seraient protestées. Il n'avait pas fallu plus d'un million sur les 20 millions composant la somme totale des cautionnements, pour suffire au payement des obligations restées en souffrance. Aussi avaient-elles acquis tout de suite, un crédit égal à celui du meilleur papier de commerce. D'abord elles ne s'étaient escomptées qu'à trois quarts pour cent par mois, c'est-à-dire à 9 pour cent par an; aujourd'hui on trouvait à les escompter à 8 et même à 7. C'était un intérêt fort modique, en comparaison surtout de celui que le gouvernement avait supporté jusque-là. Or, comme les contributions directes sur le budget total de 500 millions, en représentaient environ 300, le trésor avait eu, dès le premier jour de l'exercice, ces 300 millions dans ses mains, en valeurs d'une réalisation facile. Au lieu de ne rien recevoir ou presque rien, comme autrefois, et de ne recevoir que tardivement le peu qui lui était versé, il avait, dès le 1er vendémiaire, la meilleure partie du revenu public à sa disposition. Tel avait été le résultat de la confection des rôles en temps utile, et de ce système de lettres de change mensuelles, tirées, sous le titre d'obligations, sur la caisse des receveurs généraux: en ôtant à ceux-ci le prétexte du retard dans les rentrées, on avait pu leur imposer la condition du versement à jour fixe.

L'année VIII qui venait de s'écouler (septembre 1799 à septembre 1800) n'avait pas été aussi facile que l'an IX promettait de l'être. Il avait fallu retirer tous les papiers antérieurement émis, bons d'arrérage, bons de réquisition, délégations, etc. On avait retiré ces papiers, soit par l'acquittement des contributions antérieures, soit par le moyen de certains arrangements convenus avec les porteurs. Le revenu de l'an VIII avait dû être diminué d'autant, et il en était résulté un déficit pour cet exercice. Mais les victoires de nos armées les ayant transportées sur le pays ennemi, le trésor se trouvait immédiatement soulagé du fardeau de leur entretien, et, avec quelques biens nationaux, qui commençaient à se vendre avantageusement, on pouvait couvrir plus tard le déficit de cette année. L'exercice de l'an IX ne devait présenter aucune de ces difficultés. On n'avait plus émis de bons d'arrérage, car les rentiers allaient être désormais payés en argent; de bons de réquisition, car les armées étaient nourries ou par le trésor français ou par le trésor étranger; de délégations enfin, car, ainsi que nous l'avons rapporté ailleurs, le Premier Consul avait adopté un système invariable à l'égard des traitants avec l'État: il leur donnait ou rien, ou de l'argent; et de l'argent, il leur en donnait déjà plus que les gouvernements précédents. Toutes les semaines il tenait un conseil de finances. Il se faisait présenter dans ce conseil le tableau des ressources et celui des besoins de chaque ministère, choisissait entre les besoins les plus urgents, et leur distribuait exactement, mais jamais au delà, les ressources dont la rentrée était assurée. Avec cette suite, cette fermeté de conduite, on n'était plus exposé à émettre du papier, et, ne versant plus de valeurs fictives dans la circulation, on ne devait plus en retrouver. L'an IX ne pouvait donc amener que du numéraire au trésor.

Les rentiers venaient d'être payés par la Banque de France. Il n'y avait que six mois que cette Banque existait, et déjà elle avait pu émettre pour une somme considérable de billets, accueillis par le public comme de l'argent même. Les besoins du commerce, et la conduite du gouvernement à l'égard du nouvel établissement, avaient déterminé ce succès rapide. Moyens employés par le gouvernement pour faire réussir la Banque de France. Voici comment la chose s'était passée. Sur les cautionnements en numéraire, il avait suffi d'un million sur vingt, pour soutenir le crédit des obligations. Le reste était demeuré sans emploi; et quelque pressante que fût la tentation d'employer ces 19 millions à satisfaire des besoins urgents, le gouvernement n'avait pas hésité à s'imposer les privations les plus dures, pour consacrer 5 millions en achats d'actions de la Banque, dont il lui avait sur-le-champ versé la valeur. Il ne s'était pas borné là, et il avait déposé chez elle, en compte courant, le surplus des fonds disponibles. Le compte courant se compose des sommes qu'on verse à condition de les retirer à volonté, suivant les besoins de chaque jour. Ayant tout à coup de telles ressources à sa disposition, la Banque s'était pressée de faire l'escompte, d'émettre des billets, lesquels, toujours acquittés en argent à la volonté des porteurs, avaient acquis en quelques mois la valeur du numéraire. Aujourd'hui cela peut paraître fort ordinaire, car on voit, dans de petites villes, ce phénomène s'opérer de la manière la plus facile, et une foule de banques prospérer le jour même de leur fondation. Mais alors, après tant de banqueroutes, après l'aversion que les assignats avaient inspirée pour le papier, c'était une sorte de merveille commerciale, due à un gouvernement qui avait surtout le don d'inspirer la confiance.

La Banque se charge de payer les rentiers.

Le trésor songea dès lors à confier à la Banque divers services, avantageux pour elle et pour l'État, notamment celui de payer les rentes. Il fit cela par le moyen d'une négociation parfaitement simple. Les obligations des receveurs généraux valaient de bonnes lettres de change. Le trésor offrit donc à la Banque d'en escompter pour une vingtaine de millions, ce qui présentait pour elle une opération fort avantageuse, car c'était de l'escompte à 6 ou 7 pour cent, et une opération parfaitement sûre, car ces obligations étaient devenues des valeurs infaillibles. La Banque dut, en conséquence, payer un semestre aux rentiers, qui reçurent de ses mains de l'argent ou des billets, à leur volonté.

Ainsi, en quelques mois, le gouvernement, en sachant s'imposer des privations, s'était déjà procuré un instrument puissant, qui, pour dix ou douze millions de secours qu'il avait reçus momentanément, pouvait désormais rendre des services pour des centaines de millions.

L'aisance financière renaissait donc de toutes parts. Il n'y avait qu'une seule souffrance sensible, au milieu du bien-être général, c'était la souffrance de la propriété foncière. La propriété foncière seule en souffrance au milieu du bien-être général qui commence à renaître. Au plus fort de nos troubles, les propriétaires de terres ou de maisons avaient eu l'avantage de ne pas payer l'impôt, grâce au retard dans la confection des rôles, ou de le payer presque avec rien grâce aux assignats. Aujourd'hui il en était autrement. Il fallait payer l'arriéré d'abord, puis le courant, et le tout en numéraire. Pour les petits propriétaires, la charge était lourde. On avait d'abord alloué 5 millions de non-valeurs au budget, dans l'intention de décharger les contribuables trop gênés; il fallut consacrer au même objet une somme bien supérieure. C'était une espèce de compte en profits et pertes, ouvert aux contribuables, par suite duquel on leur abandonnait le passé, afin d'en obtenir l'exact acquittement du présent. La propriété foncière ne peut pas suffire seule, dans un État, aux charges publiques. Il faut absolument que les consommations soient imposées pour suffire à ces charges. La Révolution, en abolissant les impôts sur les boissons, sur le sel, sur diverses denrées, avait fermé l'une des deux sources nécessaires de la richesse publique. Le temps n'était pas venu de la rouvrir encore. C'était l'une des gloires destinées plus tard au restaurateur de l'ordre et de la société en France. Mais il avait auparavant bien des préjugés à vaincre. En créant les octrois à la porte des villes, pour subvenir aux besoins des hôpitaux, il avait fait un premier essai utile, et qui habituait les esprits à cette restauration, tôt ou tard indispensable.

Bien que la propriété foncière fût pour un moment très-chargée, un sentiment général de bien-être n'en était pas moins répandu dans toutes les classes. De toutes parts on se sentait renaître, et on trouvait en soi le courage d'entreprendre et de travailler.

Mais il y avait de bien autres efforts à faire dans cette société bouleversée, pour y remettre chaque chose, non pas en un parfait état, comme on pouvait y aspirer avec le temps, mais seulement en un état supportable. On vient de voir ce qu'il avait fallu faire pour les finances; Dégradation générale des routes en France. — Efforts pour les réparer. il y avait un service tout aussi important, et tout aussi désorganisé que celui des finances, c'était celui des routes. Elles étaient devenues à peu près impraticables. On sait qu'il faut, non pas quelques années, mais quelques mois seulement de négligence, pour changer en fondrières ce sol artificiel que les hommes créent sur la terre, pour y rouler leurs fardeaux. Or, il y avait environ dix ans que les routes étaient presque abandonnées en France. Sous l'ancien régime, on avait pourvu à leur entretien au moyen des corvées, et depuis la Révolution, au moyen d'une somme portée au budget général, laquelle n'avait pas été plus exactement acquittée que les sommes destinées aux autres services. Le Directoire, voyant ce qui se passait, avait été conduit à l'idée d'une ressource spéciale, qu'on ne pût pas aliéner, qui ne pût pas faire défaut; et, pour arriver à ce but, avait établi une taxe d'entretien, et créé des barrières pour la percevoir. Cette taxe avait été affermée aux entrepreneurs des routes eux-mêmes, qui, mal surveillés, fraudaient à la fois sur la perception de la taxe, et sur l'emploi de ses produits. D'ailleurs elle était insuffisante. Elle rapportait au plus 13 ou 14 millions par an, et il en aurait fallu 30. Dans les trois années VI, VII, VIII, on n'avait pas consacré aux routes au delà de 32 millions, et il en aurait fallu 100 au moins, pour réparer les ravages que le temps avait produits, et suffire à l'entretien annuel.

Le Premier Consul, ajournant l'adoption d'un système complet, eut recours au moyen le plus simple, celui de venir avec les fonds généraux de l'État au secours de ce service important. Il laissa exister la taxe, son mode et son emploi actuels, se bornant à les mieux surveiller, et donna tout de suite 12 millions sur l'an IX, somme considérable pour ce temps-là. Cette somme devait servir à réparer les principales chaussées allant du centre aux extrémités de la République, de Paris à Lille, de Paris à Strasbourg, de Paris à Marseille, de Paris à Bordeaux, de Paris à Brest. Il se proposait de transporter plus tard, de ces routes à d'autres, le fonds qu'il venait de leur consacrer, d'augmenter ce fonds proportionnément à l'aisance croissante du Trésor, et de l'employer concurremment avec la taxe, jusqu'à ce qu'on eût remis la viabilité en France dans l'état où elle doit être en tout pays civilisé.

Les canaux de Saint-Quentin et de l'Ourcq.

Les canaux de Saint-Quentin, de l'Ourcq, entrepris vers la fin de l'ancien régime, ne présentaient partout que des fossés à moitié comblés, des montagnes à demi percées, des ruines, en un mot, plutôt que des travaux d'art. Il y envoya sur-le-champ des ingénieurs, y alla lui-même, et ordonna des plans définitifs, pour signaler, par des ouvrages de haute utilité publique, les premiers moments de la paix prochainement attendue.

Ce n'était pas seulement leur dégradation qui rendait les routes impraticables, c'était aussi le brigandage qui les infestait dans un grand nombre de provinces. Brigandage sur les grandes routes. — Premiers efforts pour le réprimer. Les Chouans, les Vendéens, restés sans emploi depuis la fin de la guerre civile, et ayant contracté des goûts que la paix ne pouvait satisfaire, ravageaient les grandes routes de la Bretagne, de la Normandie, et des environs de Paris. Les réfractaires qui avaient voulu échapper à la conscription, quelques soldats de l'armée de Ligurie, que la misère avait poussés à déserter, commettaient les mêmes brigandages sur les routes du centre et du midi. Georges Cadoudal, revenu d'Angleterre avec beaucoup d'argent, et caché aujourd'hui dans le Morbihan, dirigeait secrètement cette nouvelle chouannerie. Il fallait pour réprimer ce désordre des colonnes mobiles nombreuses, et des commissions militaires à leur suite. Le Premier Consul avait déjà formé quelques-unes de ces colonnes, mais les troupes lui manquaient. Tandis que le Directoire avait gardé trop de troupes au dedans, lui en avait gardé trop peu. Mais il disait avec raison que lorsqu'il aurait battu les ennemis du dehors, il viendrait bientôt à bout de ceux du dedans.—Patience, répondait-il aux gens qui lui parlaient avec effroi de ce genre de désordre, donnez-moi un mois ou deux, j'aurai alors conquis la paix, et je ferai une prompte et complète justice de ces coureurs de grandes routes.—La paix était donc alors en toutes choses la condition indispensable du bien. En attendant néanmoins, il s'appliquait à remédier aux désordres les plus urgents.

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