Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 02 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Nous avons dit précédemment qu'il avait consenti à substituer au serment autrefois exigé des prêtres une simple promesse d'obéissance aux lois, qui ne pouvait gêner leur conscience en aucune manière. Ils avaient aussitôt reparu en foule, et on voyait à la fois, se disputant les fonctions du culte, les prêtres constitutionnels qui avaient prêté serment à la Constitution civile du clergé, les prêtres non assermentés qui n'avaient fait que la promesse d'obéissance aux lois, ceux enfin qui n'avaient fait ni le serment ni la promesse. Les prêtres appartenant aux deux premières classes étaient en concurrence les uns avec les autres pour obtenir les églises, qu'on leur prêtait plus ou moins facilement, suivant l'humeur très-variable des autorités locales. Ceux qui avaient dénié toute espèce de déclaration se livraient clandestinement, dans l'intérieur des maisons, aux pratiques du culte, et passaient, aux yeux de beaucoup de fidèles, pour les seuls ministres de la vraie religion. Enfin, pour ajouter à la confusion, venaient les théophilanthropes, qui remplaçaient les catholiques dans les églises, et certains jours déposaient des fleurs sur les autels où d'autres avaient dit la messe. Ces ridicules sectaires célébraient des fêtes en l'honneur de toutes les vertus, du courage, de la tempérance, de la charité, etc. À la Toussaint, par exemple, ils en avaient consacré une au respect des aïeux. Pour les catholiques sincères, c'était une profanation des édifices religieux, que le bon sens, et le respect dû aux croyances dominantes, commandaient de faire cesser.
Pour mettre fin à ce chaos, il fallait un accord avec le Saint-Siége, accord au moyen duquel on pût réconcilier ceux qui avaient prêté le serment, ceux qui avaient fait la promesse, ceux enfin qui avaient refusé l'un et l'autre. Mais monsignor Spina, envoyé du Saint-Siége, venait à peine d'arriver à Paris, et, surpris de s'y trouver, se cachait à tous les regards. Le sujet à traiter était aussi délicat pour lui que pour le gouvernement. L'abbé Bernier chargé de traiter avec monsignor Spina pour l'arrangement des affaires religieuses. Le Premier Consul, discernant avec un tact rare les hommes et l'emploi auquel ils étaient propres, avait opposé à cet Italien rusé le personnage le plus capable de lui tenir tête, c'était l'abbé Bernier, qui, après avoir long-temps dirige la Vendée, l'avait enfin réconciliée avec le gouvernement. Il l'avait attiré à Paris, se l'était attaché par le plus honorable de tous les liens, le désir de contribuer au bien public et d'en partager l'honneur. Rétablir la bonne intelligence entre la France et l'Église romaine, c'était pour l'abbé Bernier continuer et achever la pacification de la Vendée. Les entrevues avec monsignor Spina commençaient à peine, et on ne pouvait pas s'en promettre un résultat immédiat.
Il importait d'arriver le plus tôt possible à un arrangement des affaires religieuses, car la paix avec le Saint-Siége n'était pas moins désirable pour le repos des esprits, que la paix avec les grandes puissances de l'Europe. Mais, en attendant, il restait une foule de désordres, ou fâcheux, ou singuliers, auxquels le Premier Consul essayait de pourvoir de son mieux par des arrêtés consulaires. Déjà, par son arrêté du 7 nivôse an VIII (28 décembre 1799), il avait empêché que les autorités locales, souvent peu favorables aux prêtres, ne les contrariassent dans l'exercice de leur religion. Disposant, comme nous l'avons dit ailleurs, des édifices du culte, elles ne voulaient souvent les livrer aux prêtres que les jours de décadi, et non pas les jours du dimanche, prétendant que le décadi était le seul jour de fête reconnu par les lois de la République. L'arrêté que nous avons rapporté plus haut avait pourvu à cette difficulté en obligeant les autorités locales à livrer les édifices du culte aux prêtres les jours indiqués par chaque communion. Mais cet arrêté n'avait pas résolu toutes les difficultés relatives aux dimanches et aux décadis. Il y avait ici un conflit entre les lois et les mœurs, qu'il faut faire connaître, pour donner une idée de l'état de la société française à cette époque.
Dans son goût passionné pour l'uniformité et la symétrie, la Révolution ne s'était pas bornée à introduire l'uniformité dans toutes les mesures de longueur, de surface, de poids, et à les ramener à des unités naturelles et immuables, comme une fraction du méridien, ou la pesanteur spécifique de l'eau distillée; elle avait voulu introduire la même régularité dans la mesure du temps. Elle avait donc divisé l'année en douze mois égaux, de trente jours chacun, en la complétant par l'ingénieuse invention des cinq jours complémentaires. Le calendrier grégorien et le calendrier républicain. Elle avait divisé le mois en trois décades ou semaines, de dix jours chacune, réduit ainsi les jours de repos à trois par mois, et substitué aux quatre dimanches du calendrier grégorien les trois décadis du calendrier républicain. Sans contredit, sous les rapports mathématiques, ce dernier calendrier valait bien mieux que l'ancien; mais il blessait les idées religieuses, il n'était pas celui de la généralité des peuples, celui de l'histoire, et il ne pouvait triompher d'habitudes invétérées. Le système métrique, après quarante ans d'efforts, de rigueurs législatives, et malgré d'incontestables avantages commerciaux, vient à peine de s'établir définitivement: comment espérer qu'on pourrait maintenir le calendrier républicain contre une coutume de vingt siècles, contre l'usage du monde entier, contre la puissance de la religion? Il faut, quand on réforme, se contenter de réformer pour détruire des souffrances réelles, pour rétablir la justice là où elle manque; mais réformer pour le plaisir des yeux ou de l'esprit, pour mettre la ligne droite où elle n'est pas, c'est trop exiger de la nature humaine. On crée à volonté les habitudes d'un enfant, on ne refait pas celles d'un homme mûr. Il en est de même pour les peuples: on ne renouvelle pas les habitudes d'une nation qui compte quinze siècles d'existence.
Aussi le dimanche revenait-il de toutes parts. Dans certaines villes on fermait les ateliers et les boutiques le dimanche; dans d'autres on les fermait le décadi; souvent dans la même ville, dans la même rue, le contraste existait, et présentait le spectacle d'une fâcheuse lutte d'idées et de mœurs. Du reste, sans l'intervention de certaines autorités, le dimanche eût prévalu partout. Arrêté des Consuls relatif au dimanche et au décadi. Le Premier Consul, par un nouvel arrêté du 7 thermidor an VIII (26 juillet 1800), décida que chacun serait libre de chômer quand il lui plairait, d'adopter comme jour de repos le jour qui serait le plus conforme à ses goûts ou à ses opinions religieuses, et que les administrations, astreintes à suivre le calendrier légal, seraient seules obligées de choisir le décadi pour la suspension de leurs travaux. C'était assurer le triomphe du dimanche.
Le Premier Consul avait raison de seconder le retour à une habitude ancienne et générale, raison surtout s'il voulait rétablir la religion catholique, comme il le voulait en effet, et avait raison de le vouloir.
Les émigrés attirèrent de nouveau son attention. Nous avons déjà parlé de leur empressement à rentrer dès les premiers jours du Consulat: cet empressement n'avait fait qu'augmenter, en voyant de quel repos jouissait la France, dans quelle sécurité vivaient tous ceux qui habitaient son sol. Mais quelque désir qu'on éprouvât de faire cesser la proscription dont ils étaient frappés, il ne fallait pas, pour faire cesser un désordre, car la proscription en est un, en faire naître un autre, car une réaction précipitée est un désordre aussi, et des plus graves. Ces émigrés rentrants trouvaient ou d'anciens proscripteurs qui avaient contribué à les persécuter, ou des acquéreurs qui avaient acquis leurs biens, pour du papier; ils étaient pour les uns et pour les autres, ou des ennemis inquiétants, ou au moins des témoins importuns, et ils n'étaient pas assez sages pour ne point abuser de la clémence du gouvernement à leur égard.
Ils profitaient avec ardeur de la loi, rendue quelques mois auparavant, laquelle prononçait la clôture de la liste des émigrés. Ceux qui avaient été omis sur cette liste s'étaient hâtés de jouir de la disposition qui les concernait. Ne pouvant plus être inscrits que par l'autorité des tribunaux ordinaires, ce qui constituait pour eux un faible danger, ils vivaient tranquilles, et étaient presque tous rentrés. Ceux qui avaient été portés sur la liste, et que la loi renvoyait devant les autorités administratives, pour réclamer leur radiation, profitaient de l'esprit du temps pour se faire radier. Ils demandaient d'abord des surveillances, c'est-à-dire, comme nous l'avons expliqué, la faculté de rentrer temporairement sous la surveillance de la haute police; puis se faisaient délivrer, par des amis ou des complaisants, de faux certificats, constatant qu'ils n'avaient pas quitté la France pendant la Terreur, qu'ils s'étaient seulement cachés pour se soustraire à l'échafaud, et ils obtenaient ainsi leur radiation, avec une incroyable facilité. La liste composée autrefois par les autorités locales, avec l'étourderie de la persécution, comprenait 145 mille individus, et formait neuf volumes. Aujourd'hui on mettait autant d'étourderie à radier qu'on en avait mis à inscrire, et les émigrés étaient par milliers rétablis dans tous leurs droits. Les uns, dont les biens n'avaient pas été vendus encore, s'adressaient aux membres du gouvernement pour obtenir la levée du séquestre; ils sollicitaient, suivant l'usage, les hommes qu'ils injuriaient la veille, qu'ils devaient injurier le lendemain, et le plus souvent madame Bonaparte elle-même, qui avait été autrefois liée avec la noblesse française, grâce au rang qu'elle occupait dans le monde. Que les émigrés dont les biens n'étaient pas vendus, les recouvrassent, au prix de quelques démarches suivies d'ingratitude, le mal n'était pas grave; mais ceux dont les biens avaient été aliénés se rendaient dans les provinces, s'adressaient aux nouveaux propriétaires, et souvent, à force de menaces, d'importunités, ou de suggestions religieuses au lit des mourants, se faisaient rendre à bas prix le patrimoine de leurs familles, par des procédés qui n'étaient pas beaucoup plus avouables que les moyens par lesquels on les avait dépouillés.
La rumeur était, en ce moment, assez générale pour attirer l'attention du Premier Consul. Il voulait réparer les cruautés de la Révolution, mais avant tout il ne voulait alarmer aucun des intérêts créés par elle, et devenus légitimes avec le temps. En conséquence, il crut devoir prendre une mesure qui n'était qu'une partie de ce qu'il fit plus tard, mais qui remit un peu d'ordre dans ce chaos de réclamations, de rentrées précipitées, de tentatives dangereuses. Après une discussion approfondie au Conseil d'État, l'arrêté suivant fut pris le 20 octobre 1800 (28 vendémiaire an IX).
D'abord, tous les radiés antérieurement, n'importe l'autorité qui les avait radiés, ou la légèreté avec laquelle on avait procédé à leur égard, étaient valablement retranchés de la liste des émigrés. Certaines inscriptions collectives, sous la désignation d'enfants ou d'héritiers des émigrés, étaient considérées comme non avenues. Les femmes en puissance de mari quand elles avaient quitté la France, les enfants mineurs de seize ans, les prêtres sortis du territoire pour obéir aux lois de déportation, les individus compris sous la qualification de laboureurs, journaliers, ouvriers, artisans, domestiques; les absents dont l'absence était antérieure à la Révolution, les chevaliers de Malte présents à Malte pendant nos troubles, tous étaient rayés définitivement. On retranchait aussi de la liste les noms des victimes qui avaient péri sur l'échafaud: c'était une réparation due à leurs familles et à l'humanité. Ces retranchements accordés, on maintenait, sans exception, ceux qui avaient porté les armes contre la France, ceux qui exerçaient des fonctions dans la maison civile ou militaire des princes exilés, ceux qui avaient reçu des grades ou des titres des gouvernements étrangers, sans autorisation du gouvernement français, etc. Le ministre de la justice devait nommer neuf commissaires, celui de la police neuf aussi; à ces dix-huit commissaires le Premier Consul devait ajouter neuf conseillers d'État; ces vingt-sept personnages réunis étaient chargés d'arrêter la nouvelle liste des émigrés, d'après les bases indiquées. Les émigrés définitivement radiés étaient obligés de faire la promesse de fidélité à la Constitution, s'ils voulaient demeurer sur le territoire, ou obtenir la levée du séquestre sur leurs biens non vendus. Ils étaient condamnés à rester sous la surveillance de la haute police jusqu'à la conclusion de la paix générale, et un an après cette conclusion. Cette précaution fut prise en faveur des acquéreurs de biens nationaux. Quant aux émigrés définitivement maintenus sur la liste, il ne pouvait, pour le présent, être statué sur leur compte; ce qui les concernait fut remis à des temps postérieurs.
Cet arrêté, dans les circonstances actuelles, était tout ce qu'on pouvait faire de plus raisonnable. Il retranchait de la liste de proscription la grande masse des inscrits; il réduisait cette liste à un petit nombre d'ennemis déclarés de la Révolution, et remettait le sort de ceux-ci à des temps postérieurs. Ainsi, quand la République serait définitivement victorieuse de l'Europe, universellement reconnue, solidement établie, quand la ferme volonté qu'avait le Premier Consul de protéger les acquéreurs de biens nationaux, les aurait suffisamment rassurés, on pourrait probablement achever cet acte de clémence, et rappeler enfin tous les proscrits, même ceux qui avaient été criminels envers la France. Pour le moment, on se bornait à trancher plusieurs questions embarrassantes, et à mettre fin à beaucoup d'intrigues.
On voit que de difficultés de tout genre ce gouvernement avait à vaincre, pour remettre l'ordre dans une société bouleversée, pour être clément et juste envers les uns, sans être alarmant et injuste envers les autres. Mais s'il avait des peines, la France l'en dédommageait par une adhésion, on peut dire, unanime. Dans les premiers jours qui avaient suivi le 18 brumaire, on s'était jeté dans les bras du général Bonaparte, parce qu'on cherchait la force, quelle qu'elle fût, et que, d'après les actes du jeune général en Italie, on espérait que cette force serait mise au service du bon sens et de la justice. Un seul doute restait encore, et diminuait un peu l'empressement à se donner à lui. Se maintiendrait-il plus long-temps que les gouvernements qui l'avaient précédé? Saurait-il gouverner aussi bien qu'il avait su combattre? Ferait-il cesser les troubles, les persécutions? Serait-il de tel ou tel parti?... Mais les onze ou douze mois écoulés levaient ces doutes à vue d'œil. Son pouvoir se consolidait d'heure en heure; depuis Marengo surtout, la France et l'Europe pliaient sous son ascendant. Quant à son génie politique, il n'y avait qu'une voix parmi ceux qui l'approchaient: c'était un grand homme d'État au moins autant qu'un grand capitaine. Quant à la direction de son gouvernement, elle était aussi évidente que son génie. Il était de ce parti modéré, qui ne voulait plus de persécution d'aucun genre, qui, disposé à revenir sur plusieurs des choses que la Révolution avait faites, ne voulait pas revenir sur toutes, et, au contraire, était résolu à maintenir ses principaux résultats. Ces doutes levés, on venait à lui avec l'empressement de la joie et de la reconnaissance.
Il y a dans tous les partis deux portions: l'une nombreuse, sincère, qu'on peut amener à soi en réalisant les vœux du pays; l'autre, peu nombreuse, inflexible, factieuse, qu'on désespère en réalisant ces vœux, loin de la contenter, parce qu'on lui ôte ses prétextes. Sauf cette dernière portion, tous les partis étaient satisfaits, et se donnaient franchement au Premier Consul, ou se résignaient du moins à son gouvernement, si leur cause était inconciliable avec la sienne, comme les royalistes, par exemple. Les patriotes modérés. Les patriotes de quatre-vingt-neuf, et dix ans auparavant c'était la France à peu près tout entière, les patriotes de quatre-vingt-neuf, portés d'abord avec enthousiasme vers la Révolution, ramenés bientôt en arrière à la vue du sanglant échafaud, disposés aujourd'hui à penser qu'ils s'étaient trompés presque en toutes choses, croyaient enfin avoir trouvé sous le gouvernement consulaire ce qu'il y avait de réalisable dans leurs vœux. L'abolition du régime féodal, l'égalité civile, une certaine intervention du pays dans ses affaires, pas beaucoup de liberté, beaucoup d'ordre, le triomphe éclatant de la France sur l'Europe, tout cela, quoique bien différent de ce qu'ils avaient souhaité d'abord, mais suffisant aujourd'hui à leurs yeux, tout cela leur semblait assuré. M. de La Fayette, qui, sous bien des rapports, ressemblait à ces hommes, sauf qu'il était moins désabusé, M. de La Fayette, sorti des cachots d'Olmutz par un acte du Premier Consul, prouvait, par ses assiduités fort désintéressées auprès de lui, l'estime qu'il avait pour son gouvernement et l'adhésion de ses pareils. Quant aux révolutionnaires plus ardents, qui, sans être attachés à la Révolution par leur participation à des excès condamnables, tenaient à elle par conviction et par sentiment, ceux-là savaient gré au Premier Consul d'être le contraire des Bourbons, et d'en assurer l'exclusion définitive. Les acquéreurs de biens nationaux, quoique offusqués parfois de son indulgence à l'égard des émigrés, ne doutaient pas de sa résolution de maintenir l'inviolabilité des propriétés nouvelles, et tenaient à lui comme à une épée invincible, qui les garantissait du seul danger réel pour eux, le triomphe des Bourbons et de l'émigration par les armes de l'Europe.
Quant à cette portion timide et bienveillante du parti royaliste, qui demandait, avant tout, de n'avoir plus à craindre l'échafaud, l'exil, la confiscation, qui pour la première fois, depuis dix ans, commençait à ne pas les avoir en perspective, elle était presque heureuse, car pour elle ne plus craindre c'était presque le bonheur. Tout ce que le Premier Consul ne donnait pas encore, elle aimait pour ainsi dire à l'attendre de lui. Voir le peuple à ses ateliers, la bourgeoisie à ses comptoirs, la noblesse au gouvernement, les prêtres à l'autel, les Bourbons aux Tuileries, et le général Bonaparte à leurs côtés, dans la plus haute fortune imaginable pour un sujet, eût été pour ces royalistes la perfection. De ces choses, il y en avait trois ou quatre, qu'ils discernaient déjà clairement dans les actes et les projets du Premier Consul. Quant à la dernière, celle de revoir les Bourbons aux Tuileries, ils étaient disposés, dans leur crédulité bienveillante, à l'attendre de lui, comme une des merveilles de son génie imprévu; et, si la difficulté de croire qu'on livrât ainsi à d'autres une couronne qu'on tenait dans ses mains, arrêtait ceux qui avaient quelque clairvoyance, ils en prenaient leur parti.—Qu'il se fasse roi, disaient-ils, mais qu'il nous sauve, car la monarchie peut seule nous sauver.—Un grand homme, à défaut d'un prince légitime, leur semblait acceptable; mais à tout prix il leur fallait un roi.
Ainsi, en assurant aux patriotes de quatre-vingt-neuf l'égalité civile; aux acquéreurs de biens nationaux, aux patriotes les plus prononcés, l'exclusion des Bourbons; aux royalistes modérés, la sécurité, le rétablissement de la religion; à tous l'ordre, la justice, la grandeur nationale, il avait conquis la masse honnête et désintéressée de tous les partis.
Restait ce qui reste toujours, la portion implacable de ces partis, celle que le temps ne parvient à changer qu'en l'emportant dans la tombe. Ce sont ordinairement ou les plus convaincus ou les plus coupables qui la composent, et ce sont les derniers sur la brèche.
Les hommes qui pendant le cours de la Révolution s'étaient souillés de sang, ou signalés par des excès impossibles à oublier; d'autres qui sans avoir rien à se reprocher, avaient été portés à la démagogie par la violence de leur caractère, ou la nature de leur esprit; les furieux de la Montagne, les rares survivants de la fameuse Commune, les anciens Jacobins et Cordeliers, étaient irrités en proportion des succès du nouveau gouvernement. Ils appelaient le Premier Consul un tyran, qui voulait faire en France une contre-révolution complète, abolir la liberté, ramener les émigrés, les prêtres, peut-être même les Bourbons, pour se faire leur vil serviteur. D'autres, moins aveuglés par la colère, disaient qu'il songeait à se faire tyran à son profit, qu'il voulait étouffer la liberté dans son propre intérêt. C'était un César, qui appelait le poignard des Brutus. Ils parlaient de poignards, mais ne faisaient qu'en parler; car l'énergie de ces hommes, fort épuisée par dix ans d'excès, commençait à tourner en violence de langage. On verra bientôt, en effet, que ce n'était point parmi eux que devaient se trouver les hommes à poignard. La police était sans cesse à leur suite, pénétrant dans tous leurs conciliabules, les observant avec une attention continuelle. Il y en avait auxquels il ne fallait que du pain: le Premier Consul, sur le conseil du ministre Fouché, leur en donnait volontiers, ou, s'ils avaient quelque valeur, faisait mieux, et leur donnait des fonctions. Ce n'étaient plus alors, au dire des autres, que des misérables, vendus au tyran. S'il y en avait même, qui seulement par fatigue devinssent un peu plus calmes, comme il arrivait alors à quelques personnages fameux, tels que Santerre et plusieurs autres, la qualification d'hommes vendus les atteignait à l'instant même. Suivant l'usage des partis, ces démagogues incorrigibles cherchaient, dans les mécontents réels ou supposés du jour, le héros imaginaire qui devait réaliser leurs rêves. On ne sait à quels indices Moreau leur avait paru devoir être jaloux du Premier Consul; apparemment parce qu'il avait acquis assez de gloire, pour être le second personnage de l'État. Ils l'avaient sur-le-champ porté aux nues. Mais Moreau venait d'arriver à Paris; le Premier Consul lui avait fait l'accueil le plus flatteur, lui avait donné des pistolets enrichis de pierreries, portant les titres de ses batailles: ce n'était plus qu'un valet. Le démagogue Brune, d'abord cher à leur cœur, avait, par son esprit, attiré l'attention du Premier Consul, obtenu sa confiance, et reçu le commandement de l'armée d'Italie: c'était un valet aussi. Mais au contraire Masséna, privé un peu brusquement du commandement de cette armée, était mécontent, et ne se contenait guère: sur-le-champ il avait été déclaré le sauveur futur de la République, et devait se mettre à la tête des vrais patriotes. Ainsi de Carnot, qu'ils appelaient un royaliste au 18 fructidor, dont ils demandaient et obtenaient alors la proscription, et qui, privé aujourd'hui du portefeuille de la guerre, redevenait à leurs yeux un grand citoyen: ainsi de Lannes, qui aimait le Premier Consul, il est vrai, mais qui était républicain décidé, et qui tenait parfois des propos assez vifs sur le retour des prêtres et des émigrés: ainsi de M. Sieyès lui-même, de M. Sieyès, odieux d'abord aux républicains, pour avoir été le principal complice du 18 brumaire, puis objet de leurs railleries pour les mécomptes dont le Premier Consul avait payé ses services, et enfin déjà presque agréable à leurs yeux, parce que, peu satisfait de sa nullité, il montrait ce qu'il avait montré à tous les pouvoirs, un visage froid et désapprobateur. Carnot, Lannes, Sieyès, devaient se joindre à Masséna, pour relever la République à la première occasion. Enfin, ce qui peindra la niaise crédulité des partis expirants, le ministre Fouché, qui était un des deux principaux conseillers du Premier Consul, et qui n'avait rien à désirer, le ministre Fouché, parce qu'il connaissait bien ces patriotes, les redoutait peu, et leur donnait parfois des secours, sachant que c'étaient des langues à faire taire plutôt que des bras à désarmer: le ministre Fouché devait se joindre à Masséna, Carnot, Lannes, Sieyès, pour abattre le tyran et sauver la liberté menacée.
La faction royaliste avait, comme la faction révolutionnaire, ses sectaires implacables, raisonneurs aussi crédules, mais conspirateurs plus redoutables. C'étaient les grands seigneurs de Versailles, rentrés ou prêts à rentrer; les intrigants, chargés des tristes affaires des Bourbons, allant et venant de la France à l'étranger pour nouer des trames puériles, ou pour gagner quelque argent; enfin les hommes de main, soldats dévoués de Georges, prêts à tous les crimes.
Les premiers, grands seigneurs habitués à discourir, s'en tenaient à des propos sur le Premier Consul, sur sa famille, sur son gouvernement. Ils vivaient à Paris, à peu près comme étrangers à la France, daignant regarder à peine ce qui s'y passait, sollicitant quelquefois leur radiation de la liste des émigrés, ou la levée du séquestre sur leurs biens non vendus. Ils allaient pour cela chez madame Bonaparte, ceux du moins qui avaient été liés avec elle lorsqu'elle était épouse de M. de Beauharnais. Ils y allaient le matin, jamais le soir, étaient reçus à l'entresol des Tuileries, dont elle avait fait son appartement particulier, solliciteurs empressés pendant qu'ils s'y trouvaient, s'excusant fort d'y avoir paru dès qu'ils en étaient sortis, et faisant valoir pour excuse le désir d'obliger des amis malheureux. Madame Bonaparte avait le tort d'accepter ces relations équivoques; et son mari, quoiqu'en étant importuné souvent, les souffrait néanmoins par complaisance pour sa femme, par désir aussi de tout savoir, et d'avoir des communications avec tous les partis. Il y avait peu de ces solliciteurs qui, pour eux ou pour leurs proches, ne fussent devenus les obligés du gouvernement; mais la liberté de leur langage n'en était nullement diminuée. Tout ce qu'on faisait pour eux était, à leurs yeux, chose due: on les avait dépouillés de leurs biens, et, si on les leur rendait, c'était un devoir, un acte de repentir, dont ils ne voulaient avoir de reconnaissance à personne. Ils se raillaient de tout et de tout le monde, même de l'embarras de madame Bonaparte, qui, si elle était fière d'appartenir au premier homme du siècle, semblait presque honteuse d'appartenir au chef du gouvernement, et qui était à la fois trop bonne et trop faible, pour les écraser du légitime orgueil qu'elle aurait dû ressentir. Ils se raillaient de tout le monde, disons-nous, excepté cependant du Premier Consul, qu'ils trouvaient grand général, mais politique médiocre, sans suite dans les idées, favorisant un jour les jacobins, un autre jour les royalistes, n'ayant de volonté qu'à la guerre, parce que la guerre était son métier, et là encore inférieur à Moreau, sous plus d'un rapport. Sans doute il avait eu d'éclatants succès; ces messieurs en convenaient; tout jusqu'ici lui avait réussi; mais combien cela durerait-il de temps?... L'Europe, il est vrai, n'était pas aujourd'hui capable de lui résister; mais, vainqueur au dehors, le serait-il au dedans, de toutes les difficultés dont il était entouré? Les finances semblaient s'améliorer, mais le papier, qui avait été la ressource éphémère de tous les gouvernements révolutionnaires, était encore la ressource de celui-ci. On ne voyait partout qu'obligations des receveurs généraux, billets de la Banque de France, etc. Ce nouveau papier ne finirait-il pas comme le papier avait toujours fini? On se suffisait aujourd'hui tant bien que mal, parce que les armées se nourrissaient en pays conquis; mais, à la paix, quand elles rentreraient sur le territoire, comment ferait-on pour fournir à leur entretien? La propriété foncière était écrasée, et bientôt le contribuable ne pourrait ni ne voudrait payer l'impôt. On parlait, il est vrai, de la satisfaction de certaines classes, prêtres et émigrés, bien traitées par le gouvernement actuel; mais ce gouvernement rappelait les émigrés sans leur rendre leurs biens. C'étaient des ennemis qu'il transportait du dehors au dedans, et qui n'en étaient que plus dangereux. Il rappelait les prêtres, mais sans leur rendre leurs autels. Accorder ainsi toutes choses à moitié, c'était faire des obligés d'un jour, qui devaient se convertir en ingrats le lendemain. Bonaparte, comme l'appelaient ces royalistes, car ils ne daignaient jamais lui donner son titre légal, Bonaparte ne savait faire les choses que d'une manière incomplète. Il avait permis de célébrer le dimanche, mais il n'avait pas osé abolir le décadi, et la France, livrée à elle-même, était revenue tout entière au dimanche. Ce n'était pas la seule des choses du passé, auxquelles elle reviendrait, dès qu'on lui en donnerait l'exemple ou la liberté. Bonaparte, en rétablissait tantôt ceci, tantôt cela, commençait lui-même une contre-révolution, qui l'entraînerait bientôt plus loin qu'il ne voulait aller. À force de ressusciter une foule de choses, irait-il jusqu'à restaurer la monarchie, et même à la restaurer pour lui, en se faisant roi ou empereur? il ne ferait ainsi que rendre la contre-révolution plus certaine, en se chargeant de l'opérer de ses propres mains. Bientôt sur ce trône restauré, il faudrait les princes qui étaient seuls dignes de l'occuper; et, en rétablissant l'institution, il l'aurait rétablie pour les Bourbons[2]!
Il arrive quelquefois à la haine de deviner juste, parce qu'elle aime à supposer des fautes, et que malheureusement les fautes sont toujours ce qu'il y a de plus probable. Seulement, dans son ardente impatience, elle devance les temps. Ces légers discoureurs ne savaient pas jusqu'à quel point ils disaient vrai; mais ils ne savaient pas aussi qu'avant que leurs prédictions s'accomplissent, il faudrait que le monde fût remué quinze ans, il faudrait que cet homme dont ils parlaient ainsi eût fait de sublimes choses, commis d'immenses fautes, et qu'avant la fin de tout cela, ils auraient le temps de se démentir, de renier leur cause, d'abandonner ces princes seuls légitimes à leurs yeux, de servir ce maître éphémère, de le servir et de l'adorer! ils ne savaient pas que, si la France revenait un jour aux pieds des Bourbons, elle y viendrait, comme jetée par la tempête au pied d'un arbre séculaire, et jetée pour un moment!
Plus bas, conspiraient autrement qu'en paroles, les intrigants au service des Bourbons, et plus bas encore, mais plus dangereusement, les agents de Georges, les mains pleines de l'argent venu d'Angleterre. Georges, depuis son retour de Londres, était dans le Morbihan, se cachant à tous les yeux, jouant l'homme résigné qui revient à ses champs, mais implacable en réalité, ayant juré dans son cœur, ayant juré aux Bourbons, de succomber ou de détruire le Premier Consul. Livrer une sorte de bataille aux grenadiers de la garde consulaire, était impossible; toutefois il y avait parmi les hommes de la chouannerie, des bras tout prêts à recourir à la dernière ressource des partis vaincus, c'est-à-dire à l'assassinat. On pouvait trouver parmi eux une bande prête à tout, aux crimes les plus noirs comme aux tentatives les plus téméraires. Georges, ne sachant pas encore le moment, le lieu qu'il faudrait choisir, les tenait en haleine, communiquant avec eux par des affidés, leur livrant les grandes routes pour vivre, ou une portion de l'argent reçu à profusion du cabinet britannique.
Le Premier Consul, satisfait des hommages de la France, de l'adhésion unanime des hommes sincères et désintéressés de tous les partis, s'inquiétait médiocrement des propos des uns, des complots des autres. Entièrement appliqué à son œuvre, il songeait peu aux vains discours des oisifs, quoiqu'il fût loin d'y être insensible; mais actuellement, il était trop absorbé par sa tâche pour donner grande attention à ces discours. Il ne songeait pas beaucoup plus aux complots dirigés contre sa personne; il les considérait comme une de ces chances qu'il bravait tous les jours sur les champs de bataille, avec l'indifférence du fatalisme. Du reste, il se trompait même sur la nature de ses dangers. Venu au 18 brumaire pour arracher le pouvoir au parti révolutionnaire, l'ayant dans le moment pour ennemi principal, il s'en prenait à ce parti de tout ce qui arrivait, et semblait n'en vouloir qu'à lui seul. Les royalistes n'étaient à ses yeux, du moins alors, qu'un parti persécuté, qu'il fallait tirer de l'oppression. Il savait bien qu'il y avait des scélérats parmi eux; mais il avait pris l'habitude, en vivant avec les modérés, de n'attendre de violence que de la part des révolutionnaires. L'un de ses conseillers, toutefois, cherchait à redresser cette erreur de son esprit: c'était M. Fouché, le ministre de la police.
Dans ce gouvernement, réduit presque à un homme, tous les ministres s'étaient effacés, excepté deux, MM. Fouché et de Talleyrand. Seuls ils avaient conservé le privilége d'être tant soit peu aperçus, à travers cette auréole éblouissante dont le général Bonaparte était entouré, et dans laquelle disparaissaient toutes les figures, hors la sienne. Le général Berthier venait de remplacer Carnot au département de la guerre, parce qu'il était plus souple, plus résigné au rôle modeste de comprendre et de rendre les idées de son chef, ce qu'il faisait avec une clarté, une précision vraiment admirables. Ce n'était pas un petit mérite que d'être le digne chef d'état-major du plus grand capitaine du siècle, et peut-être de tous les siècles. Mais Berthier, à côté du Premier Consul, ne pouvait avoir aucune importance comme directeur des opérations militaires. La marine, à cette époque, attirait peu l'attention. Les finances n'exigeaient que l'application ferme et persévérante, mais obscure, de quelques principes d'ordre, posés une fois pour toujours. La police et les affaires étrangères formaient les deux seuls ministères importants. La police, au contraire, avait une grande importance, à cause du vaste arbitraire dont le gouvernement était armé; et, avec la police, les affaires étrangères, à cause des relations à rétablir avec le monde entier. Pour la police, il fallait au Premier Consul un homme qui connût les partis et les individus dont les partis se composaient: c'était la cause de l'influence acquise par le ministre Fouché. À l'égard des affaires extérieures, quoique le Premier Consul fût le meilleur personnage à présenter à l'Europe, il fallait pourtant un intermédiaire de tous les instants, plus doux, plus patient que lui: et c'était la cause de l'influence acquise par M. de Talleyrand. MM. Fouché et de Talleyrand se partageaient donc la seule portion de crédit politique dont jouissaient alors les ministres.
La police n'était pas à cette époque ce qu'elle est heureusement devenue depuis, une simple surveillance sans pouvoir, chargée uniquement d'avertir et de saisir la justice. Elle était le dépôt, dans les mains d'un seul homme, d'un immense arbitraire. Le ministre de la police pouvait exiler ceux-ci comme révolutionnaires, ceux-là comme émigrés rentrés; assigner aux uns et aux autres le lieu de leur résidence, souvent même les jeter dans une maison de force, sans craindre les révélations de la presse ou de la tribune, alors impuissantes et décriées; il pouvait lever ou maintenir le séquestre sur les biens des proscrits de toutes les époques, rendre ou retirer à un prêtre son église, supprimer ou réprimander un journal qui déplaisait, enfin désigner tout individu à la défiance ou à la faveur d'un gouvernement, qui avait dans ce moment un nombre extraordinaire de places à distribuer, et qui eut bientôt les richesses de l'Europe à prodiguer à ses créatures. Le ministre auquel les lois du temps conféraient de telles attributions, quoique placé sous l'autorité supérieure et vigilante du Premier Consul, avait donc sur toutes les existences un pouvoir redoutable.
M. Fouché, chargé d'exercer ce pouvoir, ancien oratorien et ancien conventionnel, était un personnage intelligent et rusé, ni bon ni méchant, connaissant bien les hommes, surtout les mauvais, les méprisant sans distinction; employant l'argent de la police à nourrir les fauteurs de troubles, autant qu'à les surveiller; toujours prêt à donner du pain ou une place aux individus fatigués d'agitations politiques; procurant ainsi des amis au gouvernement, s'en procurant surtout à lui-même; se créant mieux que des espions crédules ou trompeurs, mais des obligés qui ne manquaient jamais de l'instruire de ce qu'il avait intérêt à savoir; ayant de ces obligés dans tous les partis, même parmi les royalistes, qu'il savait ménager et contenir à propos; toujours averti à temps, n'exagérant jamais le danger, ni à lui-même ni à son maître; distinguant bien un imprudent d'un homme vraiment à craindre, sachant avertir l'un, poursuivre l'autre; faisant, en un mot, la police mieux qu'on ne l'a jamais faite, car elle consiste à désarmer les haines autant qu'à les réprimer; ministre supérieur, si son indulgence extrême avait eu un autre principe que l'indifférence la plus complète au bien et au mal; si son activité incessante avait eu un autre mobile qu'un besoin de se mêler de tout, qui le rendait incommode et suspect au Premier Consul, et lui donnait souvent les apparences d'un intrigant subalterne: du reste, sa physionomie, intelligente, vulgaire, équivoque, rendait bien les qualités et les défauts de son âme.
Le Premier Consul, jaloux de sa confiance, ne l'accordait pas facilement, à moins qu'il n'eût pour les hommes une estime entière. Il se servait de M. Fouché, mais en se défiant de lui. Aussi cherchait-il quelquefois à le suppléer ou à le contrôler, en donnant de l'argent à son secrétaire de Bourrienne, au commandant de Paris, Murat, surtout à son aide-de-camp Savary, pour se composer ainsi plusieurs polices contradictoires. Mais M. Fouché savait toujours convaincre de gaucherie et de puérilité ces polices secondaires, se montrait seul bien informé, et, tout en contrariant le Premier Consul, le ramenait néanmoins à lui, par cette manière de traiter les hommes, dans laquelle il n'entrait ni amour ni haine, mais une application suivie à les arracher, un à un, à la vie agitée des factions.
M. Fouché, fidèle à demi au parti révolutionnaire, ménageait volontiers ses anciens amis, et osait, à leur sujet, contredire le Premier Consul. Connaissant bien leur situation morale, appréciant surtout les scélérats du royalisme, il ne cessait de répéter que le péril, s'il y en avait, était bien plus du côté des royalistes que du côté des révolutionnaires, et qu'on aurait lieu de s'en apercevoir bientôt. Il avait même le mérite, qu'il n'eut pas long-temps, de soutenir qu'on ferait bien de déserter un peu moins la Révolution et ses idées. Entendant déjà les flatteurs de l'époque, dire qu'il fallait aller plus vite en réaction, ne pas tenir compte des préjugés de la Révolution, et revenir à quelque chose qui ressemblât à la monarchie, moins les Bourbons, il osait blâmer, sinon le but, du moins l'imprudence avec laquelle certaines gens y marchaient. Tout en admettant la justesse de ses avis, donnés avec bon sens, mais sans franchise et sans dignité, le Premier Consul en était frappé, mais pas content. Il reconnaissait, en ne l'aimant pas, les services de ce personnage.
M. de Talleyrand jouait un rôle en tout contraire: il n'avait ni affection pour M. Fouché, ni ressemblance avec lui. Tous deux, anciens prêtres, et sortis, le premier du haut clergé, le second du bas clergé, n'avaient de commun, que d'avoir profité de la Révolution pour dépouiller, l'un la robe du prélat, l'autre le petit habit du professeur oratorien. C'est un spectacle étrange, il faut l'avouer, spectacle qui peint bien cette société profondément bouleversée, que ce gouvernement, composé d'un militaire et de deux prêtres abjurateurs de leur état, et, quoique ainsi composé, n'en ayant pas moins d'éclat, de grandeur, d'influence dans le monde.
TALLEYRAND.
M. de Talleyrand, issu de la plus haute extraction, destiné aux armes par sa naissance, condamné à la prêtrise par un accident qui l'avait privé de l'usage d'un pied, n'ayant aucun goût pour cette profession imposée, devenu successivement prélat, homme de cour, révolutionnaire, émigré, puis enfin ministre des affaires étrangères du Directoire, M. de Talleyrand avait conservé quelque chose de tous ces états: on trouvait en lui de l'évêque, du grand seigneur, du révolutionnaire. N'ayant aucune opinion bien arrêtée, seulement une modération naturelle qui répugnait à toutes les exagérations; s'appropriant à l'instant même les idées de ceux auxquels il voulait plaire par goût ou par intérêt; s'exprimant dans un langage unique, particulier à cette société dont Voltaire avait été l'instituteur; plein de reparties vives, poignantes, qui le rendaient redoutable autant qu'il était attrayant; tour à tour caressant ou dédaigneux, démonstratif ou impénétrable, nonchalant, digne, boiteux sans y perdre de sa grâce, personnage enfin des plus singuliers, et tel qu'une révolution seule en peut produire, il était le plus séduisant des négociateurs, mais en même temps incapable de diriger comme chef les affaires d'un grand État: car, pour diriger, il faut de la volonté, des vues et du travail, et il n'avait aucune de ces choses. Sa volonté se bornait à plaire, ses vues consistaient en opinions du moment, son travail était nul. C'était, en un mot, un ambassadeur accompli, mais point un ministre dirigeant; bien entendu qu'on ne prend ici cette expression que dans son acception la plus élevée. Du reste, il n'avait pas un autre rôle sous le gouvernement consulaire. Le Premier Consul, qui ne laissait à personne le droit d'avoir un avis sur les affaires de guerre ou de diplomatie, ne l'employait qu'à négocier avec les ministres étrangers, d'après ses propres volontés, ce que M. de Talleyrand faisait avec un art qu'on ne surpassera jamais. Toutefois, il avait un mérite moral, c'était d'aimer la paix sous un maître qui aimait la guerre, et de le laisser voir. Doué d'un goût exquis, d'un tact sûr, même d'une paresse utile, il pouvait rendre de véritables services, seulement en opposant à l'abondance de parole, de plume et d'action du Premier Consul, sa sobriété, sa parfaite mesure, son penchant même à ne rien faire. Mais il agissait peu sur ce maître impérieux, auquel il n'imposait ni par le génie, ni par la conviction. Aussi n'avait-il pas plus d'empire que M. Fouché, même moins, tout en étant aussi employé, et plus agréable.
Du reste, M. de Talleyrand disait tout le contraire de ce que disait M. Fouché. Aimant l'ancien régime, moins les personnes et les préjugés ridicules d'autrefois, il conseillait de refaire le plus tôt possible la monarchie, ou l'équivalent, en se servant de la gloire du Premier Consul à défaut de sang royal; ajoutant que, si on voulait avoir la paix prochaine et durable avec l'Europe, il fallait se hâter de lui ressembler. Et, tandis que le ministre Fouché, au nom de la Révolution, conseillait de n'aller pas trop vite, M. de Talleyrand conseillait, au nom de l'Europe, de n'aller pas si lentement.
Le Premier Consul prisait le bon sens vulgaire de M. Fouché, mais goûtait les grâces de M. de Talleyrand, n'en croyait absolument ni l'un ni l'autre, sur aucun sujet, et, quant à sa confiance, l'avait donnée, donnée tout entière, mais à un autre que ces deux hommes, c'était à son collègue Cambacérès. Caractère et rôle de M. Cambacérès. Celui-ci, peu brillant par l'esprit, avait un bon sens rare, et un dévouement sans bornes au Premier Consul. Ayant tremblé dix ans de sa vie sous des proscripteurs de toute espèce, il aimait avec une sorte de tendresse le maître puissant qui lui procurait enfin la faculté de respirer à l'aise. Il chérissait sa puissance, son génie, sa personne, de laquelle il n'avait reçu, et n'espérait recevoir que du bien. Connaissant les faiblesses des hommes, même les plus grands, il conseillait le Premier Consul, comme il faut conseiller quand on veut être écouté, avec une bonne foi parfaite, des ménagements infinis, jamais pour faire briller sa sagesse, toujours pour être utile à un gouvernement, qu'il aimait comme lui-même, l'approuvant toujours en public, en toutes choses, quoi qu'il eût fait, ne se permettant de le désapprouver qu'en secret, dans un tête-à-tête absolu avec le Premier Consul; se taisant quand il n'y avait plus de remède, et que la critique ne pouvait être qu'un vain plaisir de blâmer; parlant toujours, et avec un courage bien méritoire chez le plus timide des hommes, quand il était temps de prévenir une faute, ou d'agir sur la conduite générale des affaires. Et, comme s'il fallait qu'un caractère qui se contient sans cesse, s'échappe au moins par quelque côté, le consul Cambacérès laissait voir avec ses inférieurs une vanité puérile, vivait avec quelques courtisans subalternes, qui brûlaient devant lui un encens grossier, se promenait presque tous les jours au Palais-Royal dans un costume ridiculement magnifique, et cherchait, dans la satisfaction d'une gourmandise devenue proverbiale, des plaisirs qui suffisaient à son âme vulgaire et sage. Qu'importent au surplus quelques travers, à côté d'une raison supérieure!
Le Premier Consul pardonnait volontiers ces travers à son collègue, et faisait de lui un cas considérable. Il appréciait ce bon sens supérieur, qui ne voulait jamais briller, mais être utile, qui éclairait toutes choses d'une lumière tempérée et vraie. Il appréciait surtout la sincérité de son attachement, riait de ses travers, toujours avec égards, et lui rendait le plus grand des hommages, celui de ne dire tout qu'à lui, de n'être jamais inquiet que de son jugement. Aussi ne recevait-il d'influence que de lui seul, influence à peine soupçonnée, et à cause de cela très-grande.
Le consul Cambacérès était propre surtout à tempérer ses emportements à l'égard des personnes, sa précipitation à l'égard des choses. Au milieu de ce conflit de deux tendances opposées, l'une poussant à une réaction précipitée, l'autre, au contraire, combattant cette réaction, M. Cambacérès, inflexible quand il s'agissait du maintien de l'ordre, était, dans tout le reste, toujours prononcé pour qu'on allât moins vite. Il ne contestait pas le but auquel on tendait visiblement. Qu'on décernât un jour au Premier Consul tout le pouvoir qu'on voudrait, soit, mais pas trop tôt, répétait-il sans cesse. Il voulait surtout qu'on préférât toujours la réalité à l'apparence, le pouvoir véritable à ce qui n'en était que l'ostentation. Un Premier Consul pouvant tout ce qu'il voulait pour le bien, lui semblait valoir beaucoup mieux qu'un prince couronné, gêné dans son action. Agir et se cacher, surtout ne jamais agir trop vite, composait toute sa sagesse. Ce n'est pas là le génie sans doute, mais c'est la prudence; et pour fonder un grand État, il faut des deux.
M. Cambacérès avait pour le Premier Consul un autre genre d'utilité que celui de le conseiller avec une raison supérieure, c'était de gouverner le Sénat. Ce corps, ainsi que nous l'avons dit, avait une immense importance, puisqu'il faisait toutes les élections. Dans les premiers moments, on l'avait en quelque sorte abandonné à M. Sieyès, comme dédommagement du pouvoir exécutif, déféré tout entier au général Bonaparte. M. Sieyès, d'abord satisfait d'abdiquer, et vivant à sa terre de Crosne, commençait à ressentir quelque humeur de sa nullité, car il n'y a jamais eu d'abdication sans regret. S'il avait eu de la volonté et de la suite, il aurait pu enlever le Sénat au Premier Consul, et alors il ne serait plus resté d'autre ressource qu'un coup d'État. Mais M. Cambacérès, sans bruit, sans ostentation, s'insinuant peu à peu dans ce corps, y occupait le terrain que la négligence boudeuse de M. Sieyès lui abandonnait. On savait que c'était par lui qu'il fallait parvenir au Premier Consul, source de toute faveur, et c'est à lui qu'on s'adressait en effet. Il en profitait avec un art infini et toujours caché, pour contenir ou ramener les opposants. Mais cela se faisait avec une telle discrétion que personne ne songeait à s'en plaindre. Dans un temps où le repos était devenu la vraie sagesse, où le repos même était nécessaire pour faire renaître un jour le goût de la liberté, on n'ose blâmer, on n'ose appeler du nom de corrupteur, l'homme qui d'un côté tempérait le maître imposé par les événements, et de l'autre arrêtait les imprudences d'une opposition qui n'avait ni but, ni à-propos, ni lumières politiques.
Quant au consul Lebrun, le général Bonaparte le traitait avec égards, même avec affection, mais comme un personnage se mêlant peu des affaires, l'administration exceptée. Il le chargeait de veiller au détail des finances, et de le tenir surtout au courant de ce que faisaient ou pensaient les royalistes, dont ce troisième consul était souvent entouré. C'était une oreille, un œil qu'il avait parmi eux, n'attachant d'ailleurs qu'un pur intérêt de curiosité à ce qui pouvait venir de ce côté.
Pour avoir une idée exacte de l'entourage du Premier Consul, il faut dire un mot de sa famille. Il avait quatre frères, Joseph, Lucien, Louis et Jérôme. Nous ferons connaître, en leur temps, les deux derniers. Joseph et Lucien avaient seuls alors quelque importance. Joseph et Lucien Bonaparte. Joseph, l'aîné de tous, avait épousé la fille d'un riche et honorable négociant de Marseille. Il était doux, assez fin, agréable de sa personne, et causait à son frère moins d'ennuis qu'aucun autre. C'était à lui que le Premier Consul réservait l'honneur de négocier la paix de la République, avec les États de l'ancien et du nouveau monde. Il l'avait chargé de conclure le traité qui se préparait avec l'Amérique, et venait de le nommer plénipotentiaire à Lunéville, cherchant ainsi à lui ménager un rôle qui plût à la France. Lucien, actuellement ministre de l'intérieur, était un homme d'esprit, mais d'un esprit inégal, inquiet, ingouvernable, et n'ayant pas assez de talent, quoiqu'il en eût, pour racheter ce qui lui manquait sous le rapport du bon sens. Tous deux flattaient le penchant du Premier Consul à s'élever jusqu'au pouvoir suprême; et cela se conçoit. Le génie du Premier Consul, sa gloire, étaient choses à lui personnelles: une qualité seule pouvait être transmissible à sa famille, c'était la qualité princière, s'il la prenait un jour, en la préférant à celle de premier magistrat de la République. Ses frères étaient de ceux qui disaient avec le moins de retenue, que la forme actuelle du gouvernement n'avait été qu'une transition, imaginée pour ménager les préjugés révolutionnaires, mais qu'il fallait en prendre son parti, et que si on voulait fonder quelque chose de vraiment stable, on ne pouvait se dispenser de donner au pouvoir plus de concentration, d'unité et de durée. La conclusion de tout cela était facile à tirer. Le Premier Consul, comme tout le monde le sait, n'avait pas d'enfants, ce qui embarrassait fort ceux qui rêvaient déjà la transformation de la république en monarchie. Il était en effet difficile de prétendre qu'on voulait assurer la transmission régulière et naturelle du pouvoir, dans la famille d'un homme qui n'avait pas d'héritiers. Aussi, bien que dans l'avenir ce défaut d'héritiers pût être un avantage personnel pour les frères du Premier Consul, c'était alors un argument contre leurs projets, et ils reprochaient souvent à madame Bonaparte un malheur, dont ils la disaient la cause. Brouillés avec elle par jalousie d'influence, ils l'avaient peu ménagée auprès de son mari, et la poursuivaient de leurs propos, répétant sans cesse et bien haut, qu'il fallait absolument au Premier Consul une femme qui lui donnât des enfants, que ce n'était point là un intérêt privé, mais public, et qu'une résolution à cet égard devenait indispensable, si on voulait assurer l'avenir de la France. Ils lui faisaient répéter par toutes les bouches ces funestes discours, pleins pour elle de la plus sinistre conclusion. L'épouse en apparence si fortunée du Premier Consul était donc, en ce moment, bien loin d'être heureuse.
Joséphine Bonaparte, mariée d'abord au comte de Beauharnais, puis au jeune général qui avait sauvé la Convention au 13 vendémiaire, et maintenant partageait avec lui une place qui commençait à ressembler à un trône, était créole de naissance, et avait toutes les grâces, tous les défauts ordinaires aux femmes de cette origine. Bonne, prodigue et frivole, point belle, mais parfaitement élégante, douée d'un charme infini, elle savait plaire beaucoup plus que des femmes qui lui étaient supérieures en esprit et en beauté. La légèreté de sa conduite dépeinte à son mari, sous de fâcheuses couleurs, lorsqu'il revint d'Égypte, le remplit de colère. Il voulut s'éloigner d'une épouse, qu'à tort ou à raison il croyait coupable. Elle pleura long-temps à ses pieds; ses deux enfants, Hortense et Eugène de Beauharnais, très-chers tous les deux au général Bonaparte, pleurèrent aussi: il fut vaincu, et ramené par une tendresse conjugale, qui, pendant bien des années, fut victorieuse chez lui de la politique. Il oublia les fautes vraies ou supposées de Joséphine, et l'aima encore, mais jamais comme dans les premiers temps de leur union. Les prodigalités sans bornes, les imprudences fâcheuses, auxquelles chaque jour elle se livrait, causaient souvent à son mari des mouvements d'impatience, dont il n'était pas maître; mais il pardonnait avec la bonté de la puissance heureuse, et ne savait pas être irrité long-temps contre une femme, qui avait partagé les premiers moments de sa grandeur naissante, et qui, en venant s'asseoir un jour à côté de lui, semblait avoir amené la fortune avec elle.
JOSÉPHINE.
Madame Bonaparte était une véritable femme de l'ancien régime, dévote, superstitieuse, et même royaliste, détestant ce qu'elle appelait les Jacobins, lesquels le lui rendaient bien; ne recherchant que les gens d'autrefois, qui, rentrés en foule, comme nous l'avons dit, venaient la visiter le matin. Ils l'avaient connue femme d'un homme honorable, et assez élevé en rang et en dignité militaire, l'infortuné Beauharnais, mort sur l'échafaud révolutionnaire; ils la trouvaient l'épouse d'un parvenu, mais d'un parvenu plus puissant qu'aucun prince de l'Europe; ils ne craignaient pas de venir lui demander des faveurs, tout en affectant de la dédaigner. Elle mettait de l'empressement à leur faire part de sa puissance, à leur rendre des services. Elle s'appliquait même à faire naître chez eux un genre d'illusion, auquel ils se prêtaient volontiers, c'est qu'au fond le général Bonaparte n'attendait qu'une occasion favorable pour rappeler les Bourbons, et leur rendre un héritage qui leur appartenait. Et, chose singulière, cette illusion, qu'elle se plaisait à provoquer chez eux, elle aurait presque voulu la partager aussi; car elle eût préféré voir son époux sujet des Bourbons, mais sujet protecteur de ses rois, entouré des hommages de l'ancienne aristocratie française, plutôt que monarque couronné par la main de la nation. C'était une femme d'un cœur très-faible. Bien que légère, elle aimait cet homme qui la couvrait de gloire et l'aimait davantage depuis qu'elle en était moins aimée. N'imaginant pas qu'il pût mettre un pied audacieux sur les marches du trône, sans tomber aussitôt sous le poignard des républicains ou des royalistes, elle voyait confondus dans une ruine commune, ses enfants, son mari, elle-même. Mais, en supposant qu'il parvînt sain et sauf sur ce trône usurpé, une autre crainte assiégeait son cœur: elle n'irait pas s'y asseoir avec lui. Si on faisait un jour le général Bonaparte roi ou empereur, ce serait évidemment sous prétexte de donner à la France un gouvernement stable, en le rendant héréditaire; et malheureusement les médecins ne lui laissaient plus l'espérance d'avoir des enfants. Elle se rappelait à ce sujet la singulière prédiction d'une femme, espèce de pythonisse alors en vogue, qui lui avait dit: Vous occuperez la première place au monde, mais pour peu de temps.—Elle avait déjà entendu les frères du Premier Consul prononcer le mot fatal de divorce. L'infortunée, que les reines de l'Europe auraient pu envier, à ne juger de son sort que par l'éclat extérieur dont elle était entourée, vivait dans les plus affreux soucis. Chaque progrès de sa fortune ajoutait des apparences à son bonheur, et des chagrins à sa vie; et, si elle parvenait à échapper à ses peines cuisantes, c'était par une légèreté de caractère, qui la sauvait des préoccupations prolongées. L'attachement du général Bonaparte pour elle, ses brusqueries, quand il s'en permettait, réparées à l'instant même par des mouvements d'une parfaite bonté, finissaient aussi par la rassurer. Entraînée d'ailleurs, comme tous les gens de ce temps, par un tourbillon étourdissant, elle comptait sur le dieu des révolutions, sur le hasard; et, après de vives agitations, elle revenait à jouir de sa fortune. Elle essayait, en attendant, de détourner son mari des idées d'une grandeur exagérée, osait même lui parler des Bourbons, sauf à essuyer des orages, et, malgré ses goûts, qui auraient dû lui faire préférer M. de Talleyrand à M. Fouché, elle avait pris ce dernier en gré, parce que, tout jacobin qu'il était, disait-elle, il osait faire entendre la vérité au Premier Consul; et à ses yeux, faire entendre la vérité au Premier Consul, c'était lui conseiller la conservation de la République, sauf à augmenter son pouvoir consulaire. MM. de Talleyrand et Fouché, croyant se rendre plus forts en pénétrant dans la famille du Premier Consul, s'y introduisaient en flattant chaque côté comme il aimait à être flatté. M. de Talleyrand cherchait à complaire aux frères, en disant qu'il fallait imaginer pour le Premier Consul une autre position que celle qu'il tenait de la Constitution. M. Fouché cherchait à complaire à madame Bonaparte, en disant que l'on commettait de graves imprudences, et qu'on perdrait tout, en voulant tout brusquer. Cette manière de pénétrer dans sa famille, d'en exciter les agitations en s'y mêlant, déplaisait singulièrement au Premier Consul. Il le témoignait souvent, et, quand il avait quelque communication à faire aux siens, en chargeait son collègue Cambacérès, qui, avec sa prudence accoutumée, entendait tout, ne disait rien que ce qu'on lui ordonnait de dire, et s'acquittait de ce genre de commission avec autant de ménagement que d'exactitude.
Une circonstance assez étrange venait de donner à toutes ces agitations intérieures un objet présent et positif. Le prince, qui fut depuis Louis XVIII, exilé alors, avait tenté une démarche singulière, et peu réfléchie. Beaucoup de royalistes, pour expliquer et excuser leur retour vers le nouveau gouvernement, feignaient de croire ou croyaient en effet, que le général Bonaparte voulait rappeler les Bourbons. Ces hommes, qui n'avaient pas lus ou pas su lire, l'histoire de la révolution d'Angleterre, et y découvrir les terribles leçons dont elle est pleine, venaient tout à coup d'y découvrir une analogie qui charmait leurs espérances: c'était le rappel des Stuarts par le général Monck. Ils supprimaient Cromwell, dont cependant le rôle était assez grand pour n'être pas oublié. Ils avaient fini par produire une opinion factice, qui était arrivée jusqu'à Louis XVIII. Ce prince, doué de tact et d'esprit, avait eu la maladresse d'écrire au général Bonaparte lui-même, et lui avait fait parvenir plusieurs lettres, qu'il croyait dignes, mais qui ne l'étaient pas, et qui ne prouvaient qu'une chose, les illusions ordinaires de l'émigration. Voici la première de ces lettres.
«20 février 1800.
Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous, monsieur, n'inspirent jamais d'inquiétude. Vous avez accepté une place éminente, et je vous en sais gré. Mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation. Sauvez la France de ses propres fureurs, vous aurez rempli le premier vœu de mon cœur: rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à l'État pour que je puisse acquitter par des places importantes la dette de mes aïeux et la mienne.
Louis.»
Le Premier Consul fut fort surpris en recevant cette lettre, et demeura incertain, ne sachant s'il fallait y répondre. Elle lui avait été transmise par le consul Lebrun, qui l'avait reçue lui-même de l'abbé de Montesquiou. Le Premier Consul, absorbé par la multiplicité des affaires au début de son gouvernement, laissa passer le temps sans faire de réponse. Le prince, impatient comme un émigré, écrivit une seconde lettre encore plus empreinte de la crédulité de son parti, encore plus regrettable pour sa dignité. La voici.
«Depuis long-temps, général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français: clément par caractère, je le serais encore par raison.
»Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione, d'Arcole, le conquérant de l'Italie et de l'Égypte, ne peut pas préférer à la gloire une vaine célébrité. Cependant vous perdez un temps précieux: nous pouvons assurer le repos de la France; je dis nous, parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela, et qu'il ne le pourrait sans moi.
»Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple.
Louis.»
Cette fois, le Premier Consul ne crut pas pouvoir se dispenser de répondre. Au fond, il n'avait jamais eu aucun doute sur ce qu'il avait à faire à l'égard des princes déchus. Indépendamment de toute ambition, il regardait comme impraticable et funeste le rappel des Bourbons. C'est de conviction qu'il les repoussait, quel que fût d'ailleurs son désir d'être le maître de la France. Sa femme avait été instruite de son secret, son secrétaire aussi; et bien qu'il ne leur fît pas l'honneur de les admettre à de telles délibérations, il leur donna ses motifs. Sa femme s'était jetée presque à ses pieds, pour le supplier de laisser au moins quelque espérance aux Bourbons; il la repoussa avec humeur, et s'adressant à son secrétaire: Vous ne connaissez pas ces gens-là, lui dit-il; si je leur rendais leur trône, ils croiraient l'avoir recouvré par la grâce de Dieu. Ils seraient bientôt entourés, entraînés par l'émigration; ils bouleverseraient tout, en voulant tout refaire, même ce qui ne peut pas être refait. Que deviendraient les nombreux intérêts créés depuis quatre-vingt-neuf? Que deviendraient, et les acquéreurs de biens nationaux, et les chefs de l'armée, et tous les hommes qui ont engagé dans la révolution, leur vie et leur avenir? Après les hommes, que deviendraient les choses? Que deviendraient les principes pour lesquels on a tant combattu? Tout cela périrait, mais ne périrait pas sans conflit; il y aurait une affreuse lutte; des milliers d'hommes succomberaient Jamais, non jamais, je ne prendrai une aussi funeste résolution.—Il avait raison. Tout intérêt personnel à part, il faisait bien. Sa dictature, qui retardait l'établissement de la liberté politique en France, liberté d'ailleurs bien difficile alors, sa dictature achevait le triomphe de la Révolution française, que Waterloo même, à condition d'arriver quinze ans plus tard, ne pouvait plus détruire.
Sa réponse devait être conforme à sa pensée, et ne pas laisser plus d'espérances qu'il n'en voulait donner. On ne peut juger que par le texte même de sa lettre, de la grandeur d'expression avec laquelle il répondit à l'imprudente démarche du prince exilé.
«Paris, le 20 fructidor an VIII (7 septembre 1800).
»J'ai reçu, monsieur, votre lettre; je vous remercie des choses honnêtes que vous me dites.
»Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France; il vous faudrait marcher sur cinq cent mille cadavres.
»Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France; l'histoire vous en tiendra compte.
»Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille: je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite.
Bonaparte.»
Il se répandit de cela quelque chose, et les desseins personnels du Premier Consul n'en devinrent que plus évidents.
Ce sont toujours les tentatives des partis contre un pouvoir naissant, qui hâtent ses progrès, et l'encouragent à oser tout ce qu'il médite. Une tentative plus ridicule que criminelle, des républicains contre le Premier Consul, hâta une démonstration, tout aussi ridicule, de la part des hommes qui voulaient précipiter son élévation: ni l'une ni l'autre n'aboutirent.
Les déclamateurs patriotes, plus bruyants et beaucoup moins redoutables que les agents du royalisme, se réunissaient souvent chez un ancien employé du comité de salut public, resté sans fonctions. Il s'appelait Demerville; il parlait beaucoup, colportait des brochures contre le gouvernement, et n'était guère capable de faire davantage. Chez lui se rendaient le Corse Aréna, l'un des membres des Cinq-Cents qui avaient fui par la fenêtre, lors du 18 brumaire; Topino-Lebrun, peintre de quelque talent, élève de David, participant à l'exaltation révolutionnaire des artistes de ce temps-là; puis beaucoup de réfugiés italiens, qui étaient exaspérés contre le général Bonaparte, de ce qu'il protégeait le Pape, et ne rétablissait pas la République Romaine. Le principal, le plus bruyant de ces derniers, était un sculpteur du nom de Ceracchi. Ces brouillons, ordinairement assemblés chez Demerville, y tenaient les propos les plus absurdes. Il fallait, disaient-ils, en finir; on avait beaucoup de monde avec soi, Masséna, Carnot, Lannes, Sieyès, Fouché lui-même. Il n'y avait qu'à frapper le tyran, et tous les vrais républicains se prononceraient alors; tous se réuniraient pour relever la République expirante. Mais il fallait trouver un Brutus pour frapper le nouveau César. Il ne s'en présentait pas. Un militaire sans emploi, nommé Harrel, vivant par désœuvrement et par misère avec ces déclamateurs, indigent et mécontent comme eux, leur parut l'homme de main dont ils avaient besoin. Ils lui firent des propositions, qui l'effrayèrent beaucoup. Dans son agitation, il s'ouvrit à un commissaire des guerres, avec lequel il avait quelques liaisons, et qui lui conseilla de faire part de ce qu'il savait au gouvernement. Ce nommé Harrel alla trouver le secrétaire du Premier Consul, M. de Bourrienne, et le général Lannes, commandant de la garde consulaire. Le Premier Consul, averti par eux, fit donner par la police de l'argent à Harrel, ainsi que l'ordre de se prêter à tout ce que lui proposeraient ses complices. Ces misérables conspirateurs croyaient avoir rencontré dans cet individu un véritable homme d'exécution; mais ils trouvaient que ce n'était pas assez d'un. Harrel leur proposa de leur en amener d'autres. Ils y consentirent, et Harrel leur amena des agents de M. Fouché. Après avoir donné dans ce piége, ils songèrent à se procurer des poignards, pour armer Harrel et ses compagnons. Cette fois ils s'en chargèrent eux-mêmes, et apportèrent des poignards achetés par Topino-Lebrun. Enfin ils firent choix du lieu pour frapper le Premier Consul, et ce fut l'Opéra, nommé alors théâtre des Arts. Ils fixèrent le moment, et ce fut le 10 octobre (18 vendémiaire an IX), jour où le Premier Consul devait assister à la première représentation d'un opéra nouveau. La police avertie avait pris ses précautions. Le Premier Consul se rendit au théâtre de l'Opéra, suivi de Lannes, qui, veillant sur lui avec la plus grande sollicitude, avait doublé la garde, et placé autour de sa loge les plus braves de ses grenadiers. Les prétendus assassins vinrent en effet au rendez-vous, mais pas tous, et pas armés. Topino-Lebrun n'y était pas, Demerville non plus. Aréna et Ceracchi se présentèrent seuls. Ceracchi s'était plus approché que les autres de la loge du Premier Consul, mais il était sans poignard. Il n'y avait de hardis, de présents sur les lieux, et d'armés, que les conspirateurs placés par la police sur le théâtre du crime. On arrêta Ceracchi, Aréna, et successivement tous les autres, mais la plupart chez eux, ou dans les maisons dans lesquelles ils étaient allés chercher un refuge.
Cette affaire produisit un grand éclat; elle ne le méritait pas. Certainement, la police, que les hommes ignorants, étrangers à la connaissance des choses, accusent ordinairement de fabriquer elle-même les complots qu'elle découvre, la police n'avait pas inventé celui-ci, mais on peut dire qu'elle y avait pris trop de part. Les conspirateurs souhaitaient sans aucun doute la mort du Premier Consul, mais ils étaient incapables de le frapper de leurs propres mains, et en les encourageant, en leur fournissant ce qui était le plus difficile à trouver, de prétendus exécuteurs, on les avait entraînés dans le crime, plus qu'ils ne s'y seraient engagés, si on les avait livrés à eux-mêmes. Si tout cela ne devait aboutir qu'à une punition sévère mais temporaire, comme on doit l'infliger à des fous, soit; mais les envoyer à la mort par une telle voie, c'était plus qu'il n'est permis de faire, même quand il s'agit de protéger une vie précieuse. On n'y regardait pas alors de si près; on instruisit sur-le-champ une procédure, qui devait conduire ces malheureux à l'échafaud.
Cette tentative causa une épouvante générale. Jusqu'ici, ce qu'on avait vu pendant la Révolution, c'était ce qu'on appelait alors des journées, c'est-à-dire des attaques à main armée; mais on était rassuré contre de tels assauts par la puissance militaire du gouvernement. On n'avait pas songé encore à l'assassinat, et à la possibilité de voir le Premier Consul frappé à l'improviste, malgré l'entourage de ses grenadiers. La tentative de Ceracchi, dont le ridicule n'était pas connu, fut une sorte d'avertissement, qui effraya tout le monde. La crainte de se voir replongé dans le chaos envahit tous les esprits, et fit naître en faveur du Premier Consul une sorte d'entraînement. La foule courut aux Tuileries. Le Tribunat, le seul des corps de l'État qui fut réuni en ce moment, puisqu'il tenait une séance par quinzaine dans l'intervalle des sessions, s'y rendit en corps. Toutes les autorités publiques suivirent cet exemple. Une multitude d'adresses furent envoyées au Premier Consul. Elles pouvaient toutes se résumer par ces paroles du corps municipal de Paris:
«Général, disait-il, nous venons, au nom de nos concitoyens, vous exprimer l'indignation profonde qu'ils ont ressentie à la nouvelle de l'attentat médité contre votre personne. Trop d'intérêts se rattachent à votre existence, pour que les complots qui l'ont menacée ne deviennent pas un sujet de douleur publique, comme les soins qui l'ont garantie seront un sujet de reconnaissance et de joies nationales.
»La Providence qui en vendémiaire an VIII vous ramena d'Égypte, qui à Marengo sembla vous préserver de tous les périls, qui enfin, le 18 vendémiaire an IX, vient de vous sauver de la fureur des assassins, est, permettez-nous de le dire, la providence de la France, bien plus que la vôtre. Elle n'a pas voulu qu'une année si belle, si pleine d'événements glorieux, destinée à occuper une si grande place dans le souvenir des hommes, fût terminée tout à coup par un crime détestable..... Que les ennemis de la France cessent de vouloir votre perte et la nôtre; qu'ils se soumettent à cette destinée qui, plus puissante que tous les complots, assurera votre conservation et celle de la République... Nous ne vous parlons pas des coupables, ils appartiennent à la loi...»
Ces adresses, jetées toutes dans le même moule, répétaient au Premier Consul qu'il n'avait pas le droit d'être clément, que sa vie appartenait à la République, et devait être défendue comme le bonheur public, dont elle était le gage. Il faut ajouter que ces manifestations étaient sincères. Tout le monde se croyait en péril avec le Premier Consul. Quiconque n'était pas factieux souhaitait sa conservation. Les royalistes croyaient, s'il venait à mourir, rebrousser chemin vers l'échafaud ou l'exil; les révolutionnaires croyaient voir la contre-révolution triomphante par les armes de l'étranger.
Le Premier Consul apporta un soin particulier, et digne de remarque, à diminuer l'opinion qu'on se faisait du péril auquel il avait été exposé. Il ne voulait pas qu'on crût que sa vie dépendait du premier venu, et regardait cela comme aussi nécessaire à sa sûreté qu'à sa dignité. S'entretenant avec les autorités chargées de le complimenter, il leur disait à toutes que le danger dont on était si alarmé, n'avait eu rien de sérieux; il leur expliquait comment, entouré des officiers de la garde consulaire, et d'un piquet de ses grenadiers, il était complétement garanti contre les sept ou huit misérables qui avaient voulu l'atteindre. Il croyait, beaucoup plus que ses paroles ne pouvaient le faire supposer, au péril dont sa vie était menacée; mais il jugeait utile de se montrer à toutes les imaginations, entouré des grenadiers de Marengo, et inaccessible, au milieu d'eux, aux coups des assassins.
De plus graves complots que celui dont on faisait tant de bruit, et ourdis par d'autres mains, se préparaient dans l'ombre. On en avait le vague sentiment, et on se disait que ces tentatives se renouvelleraient plus d'une fois. Ce fut pour les partisans du Premier Consul, une occasion de répéter qu'il fallait quelque chose de plus stable qu'un pouvoir éphémère, reposant sur la tête d'un seul homme, et pouvant disparaître sous le coup de poignard d'un assassin. Les frères du Premier Consul, MM. Rœderer, Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, de Talleyrand, de Fontanes, et beaucoup d'autres, étaient dans ces idées, les uns par conviction, les autres pour plaire au maître, tous, comme il arrive ordinairement, par un mélange de sentiments sincères et intéressés. Il sortit de là un pamphlet anonyme, fort singulier, fort remarquable, qui avait, disait-on, pour auteur Lucien Bonaparte, mais qui par la rare élégance du langage, par la connaissance classique de l'histoire, aurait dû être attribué à son véritable auteur, c'est-à-dire à M. de Fontanes lui-même. Pamphlet de M. de Fontanes qui produit un grand effet. Ce pamphlet fut l'occasion d'un assez grand mouvement dans les esprits, pour mériter d'être mentionné ici. Il marque l'un des pas que fit le général Bonaparte, dans la carrière du pouvoir suprême. Le titre était celui-ci: Parallèle entre César, Cromwell, Monck et Bonaparte. L'auteur comparait d'abord le général Bonaparte à Cromwell, et ne lui trouvait aucune ressemblance avec ce personnage principal de la révolution d'Angleterre. Cromwell, disait-il, était un fanatique, un chef de factieux sanguinaire, assassin de son roi, vainqueur uniquement dans la guerre civile, conquérant de quelques cités ou provinces d'Angleterre, un barbare enfin, qui avait ravagé les universités d'Oxford et de Cambridge. C'était un scélérat habile, ce n'était pas un héros. L'analogue de Cromwell dans la Révolution française serait Robespierre, si Robespierre avait eu du courage, et si, la France n'ayant eu à combattre que la Vendée, il en avait été le vainqueur. Le général Bonaparte, au contraire, étranger aux maux de la Révolution, avait couvert d'une gloire immense des crimes qui n'étaient pas les siens. Il avait aboli la fête barbare instituée en l'honneur du régicide; il mettait fin aux horreurs du fanatisme révolutionnaire; il honorait les sciences et les arts, rétablissait les écoles, ouvrait le temple des arts. Il n'avait pas fait la guerre civile; il avait conquis, non des cités, mais des royaumes. Quant à Monck, qu'avait de commun cet esprit incertain, ce transfuge de tous les partis, ne sachant où il marchait, ayant fait échouer le vaisseau de la révolution à la monarchie, comme il aurait pu le faire échouer à la république, qu'avait de commun ce triste personnage avec le général Bonaparte, cet esprit si ferme, sachant si clairement ce qu'il voulait?... Le titre de duc d'Albemarle avait pu contenter la vanité du vulgaire général Monck, «mais croit-on que le bâton de maréchal, ou que l'épée de connétable, suffît à l'homme devant qui l'univers s'est tu?... Ne sait-on pas qu'il est de certaines destinées qui appellent la première place?... Et d'ailleurs, si Bonaparte pouvait jamais imiter Monck, ne voit-on pas que la France serait replongée dans les horreurs d'une nouvelle révolution? Les tempêtes au lieu de se calmer renaîtraient de toutes parts...»
Après avoir repoussé ces comparaisons, l'auteur ne trouvait dans toute l'histoire, d'analogue au général Bonaparte, que César. Il lui reconnaissait la même grandeur militaire, la même grandeur politique, mais il lui découvrait une dissemblance. César, à la tête des démagogues romains, avait opprimé le parti des honnêtes gens, et détruit la république; le général Bonaparte, au contraire, avait relevé en France le parti des honnêtes gens, et rabaissé celui des méchants.
Tout cela était vrai; l'œuvre entreprise jusqu'ici par le général Bonaparte était bien plus morale que celle de César.
Après toutes ces comparaisons, il fallait conclure... Heureuse la république, s'écriait l'auteur, si Bonaparte était immortel! «Mais où sont, ajoutait-il, où sont ses héritiers? où sont les institutions qui peuvent maintenir ses bienfaits et perpétuer son génie? le sort de trente millions d'hommes ne tient qu'à la vie d'un seul homme! Français, que deviendriez-vous si à l'instant un cri funèbre vous annonçait que cet homme a vécu?»
L'auteur examinait ici les chances diverses qui se présenteraient à la mort du général Bonaparte. Retomberait-on sous le joug d'une assemblée? mais le souvenir de la Convention était là, pour éloigner de l'esprit de tout le monde une pareille supposition. Se jetterait-on dans les bras du gouvernement militaire? mais où était l'égal du général Bonaparte? La République comptait sans doute de grands généraux, mais lequel effaçait assez tous les autres, pour prévenir toute rivalité, et empêcher que les armées ne s'égorgeassent, dans l'intérêt de leur chef particulier?... À défaut du gouvernement des assemblées, à défaut du gouvernement des prétoriens, voulait-on recourir à la dynastie légitime, qui était sur la frontière, tendant les bras à la France?... mais c'était la contre-révolution, et le retour de Charles II et de Jacques II en Angleterre, le sang ruisselant à leur apparition, étaient des exemples suffisants pour éclairer les peuples... et si l'on avait besoin d'exemples plus récents, la rentrée que la reine de Naples et son imbécile époux venaient de faire dans leur royaume infortuné, était une leçon écrite en caractères de sang!... Français! vous dormez au bord d'un abîme! Tel était le dernier mot de ce singulier écrit.
Tout ce qu'il contenait, sauf les flatteries de langage, était vrai; mais c'étaient des vérités bien prématurées, à en juger par l'impression qu'elles produisirent. Lucien, ministre de l'intérieur, employa les moyens dont il disposait, pour répandre cet écrit dans toute la France. Il en remplit Paris et les provinces, ayant bien soin d'en cacher l'origine. Le pamphlet produisit un grand effet. Au fond, il disait ce que tout le monde pensait; mais il exigeait de la France un aveu qu'un orgueil fort légitime ne lui permettait pas encore de faire. On avait aboli, huit ans auparavant, une royauté de quatorze siècles, et il fallait sitôt venir avouer aux pieds d'un général de trente ans, qu'on s'était trompé, et le prier de faire revivre cette royauté dans sa personne! On voulait bien lui donner un pouvoir égal à celui des rois, mais il fallait au moins sauver les apparences, ne fût-ce que dans l'intérêt de la dignité nationale. D'ailleurs, ce jeune guerrier avait remporté d'admirables victoires, déjà rendu un commencement de sécurité au pays; mais il commençait à peine la réconciliation des partis, la réorganisation de la France, la rédaction de ses lois; il n'avait surtout pas encore donné la paix au monde. Il lui restait donc bien des titres à conquérir, qu'il était assuré, d'ailleurs, de réunir bientôt sur sa glorieuse tête.
L'impression fut générale et pénible. De tous côtés les préfets mandèrent que l'écrit produisait un fâcheux effet, qu'il donnait quelque raison à la faction démagogique, que les Césars provoquaient des Brutus, que la brochure était imprudente et regrettable. À Paris, l'impression était la même. Dans le sein du Conseil d'État, la désapprobation ne se cachait point. Le Premier Consul, soit qu'il eût pris part au pamphlet, soit qu'il eût été compromis à son insu par des amis impatients et maladroits, crut devoir le désavouer, surtout aux yeux du parti révolutionnaire. Il appela M. Fouché, et lui demanda publiquement comment il laissait circuler de tels écrits.—Je connais l'auteur, répondit le ministre.—Si vous le connaissez, reprit le Premier Consul, il fallait le mettre à Vincennes.—Je ne pouvais pas le mettre à Vincennes, ajouta M. Fouché, car c'était votre propre frère.—À ce mot, le général Bonaparte se plaignit amèrement de ce frère, qui l'avait déjà compromis plus d'une fois. L'aigreur s'ensuivit à l'égard de Lucien Bonaparte. Un jour, celui-ci n'ayant pas été exact à un conseil des ministres, ce qui lui arrivait souvent, et beaucoup de plaintes s'élevant contre son administration, le Premier Consul témoigna sur son compte un vif mécontentement, et parut même vouloir le révoquer immédiatement. Mais le consul Cambacérès conseilla d'y mettre plus d'égards, et de ne pas enlever à Lucien le portefeuille de l'intérieur, sans lui donner un dédommagement convenable. Le Premier Consul y consentit. M. Cambacérès imagina l'ambassade d'Espagne, et fut chargé de l'offrir à Lucien. Il la lui fit accepter sans difficulté. Lucien partit, et bientôt on ne songea plus à l'imprudent pamphlet.
Ainsi une première tentative d'assassinat contre le Premier Consul avait provoqué en sa faveur une première tentative d'élévation; mais l'une était aussi folle, que l'autre était maladroite. Il fallait que le général Bonaparte achetât, par de nouveaux services, une augmentation d'autorité, que personne ne définissait encore avec précision, mais que tout le monde prévoyait confusément dans l'avenir, et à laquelle lui ou ses amis aspiraient déjà d'une manière ouverte. Du reste, sa fortune allait lui fournir, en services rendus, en dangers évités, des titres immenses auxquels la France ne résisterait plus.[Retour à la Table des Matières]
FIN DU LIVRE SIXIÈME.
LIVRE SEPTIÈME.
HOHENLINDEN.
Paix avec les États-Unis et les Régences Barbaresques.—Réunion du Congrès de Lunéville.—M. de Cobentzel se refuse à une négociation séparée, et veut au moins la présence d'un plénipotentiaire anglais, pour couvrir la négociation réelle entre l'Autriche et la France.—Le Premier Consul, afin de hâter la conclusion, ordonne la reprise des hostilités.—Plan de la campagne d'hiver.—Moreau est chargé de franchir l'Inn, et de marcher sur Vienne.—Macdonald avec une seconde armée de réserve a ordre de passer des Grisons dans le Tyrol.—Brune avec 80 mille hommes est destiné à forcer l'Adige et le Mincio.—Plan du jeune archiduc Jean, devenu généralissime des armées autrichiennes.—Son projet de tourner Moreau, manqué par des fautes d'exécution.—Il s'arrête en route, et veut assaillir Moreau dans la forêt de Hohenlinden.—Belle manœuvre de Moreau, supérieurement exécutée par Richepanse.—Mémorable bataille de Hohenlinden.—Grands résultats de cette bataille.—Passage de l'Inn, de la Salza, de la Traun, de l'Ens.—Armistice de Steyer.—L'Autriche promet de signer la paix immédiatement.—Opérations dans les Alpes et en Italie.—Passage du Splugen par Macdonald, au milieu des horreurs de l'hiver.—Arrivée de Macdonald dans le Tyrol italien.—Dispositions de Brune pour passer le Mincio sur deux points.—Vice de ces dispositions.—Le général Dupont essaie un premier passage à Pozzolo, et attire sur lui seul le gros de l'armée autrichienne.—Le Mincio est forcé, après une effusion de sang inutile.—Passage du Mincio et de l'Adige.—Heureuse fuite du général Laudon au moyen d'un mensonge.—Les Autrichiens battus demandent un armistice en Italie.—Signature de cet armistice à Trévise.—Reprise des négociations à Lunéville.—Le principe d'une paix séparée admis par M. de Cobentzel.—Le premier Consul veut faire payer à l'Autriche les frais de cette seconde campagne, et lui impose des conditions plus dures que dans les préliminaires de M. de Saint-Julien.—Il pose pour ultimatum la limite du Rhin en Allemagne, la limite de l'Adige en Italie.—Courageuse résistance de M. de Cobentzel.—Cette résistance, quoique honorable, fait perdre à l'Autriche un temps précieux.—Pendant qu'on négocie à Lunéville, l'empereur Paul, à qui le Premier Consul avait cédé l'île de Malte, la réclame des Anglais, qui la refusent.—Colère de Paul Ier.—Il appelle à Pétersbourg le roi de Suède, et renouvelle la ligue de 1780.—Déclaration des neutres.—Rupture de toutes les cours du Nord avec la Grande-Bretagne.—Le Premier Consul en profite pour être plus exigeant envers l'Autriche.—Il veut, outre la limite de l'Adige, l'expulsion de l'Italie de tous les princes de la maison d'Autriche.—Le grand-duc de Toscane doit avec le duc de Modène être transporté en Allemagne.—M. de Cobentzel finit par céder, et signe avec Joseph Bonaparte, le 9 février 1801, le célèbre traité de Lunéville.—La France obtient pour la seconde fois la ligne du Rhin dans toute son étendue, et reste à peu près maîtresse de l'Italie.—L'Autriche est rejetée au delà de l'Adige.—La République Cisalpine doit comprendre le Milanais, le Mantouan, le duché de Modène et les Légations.—La Toscane destinée à la maison de Parme, sous le titre de royaume d'Étrurie.—Le principe des sécularisations posé pour l'Allemagne.—Grands résultats obtenus par le Premier Consul dans l'espace de quinze mois.
Joseph Bonaparte venait de signer à Morfontaine, avec MM. Ellsworth, Davie et Van-Murray, le traité qui rétablissait la paix entre la France et l'Amérique. C'était le premier traité conclu par le gouvernement consulaire. Il était naturel que la réconciliation de la France avec les différentes puissances du globe commençât par la république qu'elle avait en quelque sorte mise au monde. Le Premier Consul avait permis qu'on ajournât les difficultés relatives au traité d'alliance du 6 février 1778; mais en revanche il avait exigé l'ajournement des réclamations des Américains relatives aux bâtiments capturés. Il jugeait avec raison que, dans le moment, il fallait se contenter de la reconnaissance des droits des neutres. C'était donner sur les mers un allié de plus à la France, et un ennemi de plus à l'Angleterre; c'était un nouveau ferment ajouté à la querelle maritime qui s'élevait dans le Nord, et qui de jour en jour devenait plus grave. En conséquence les principaux articles du droit des neutres, tel au moins que le professent la France et tous les États maritimes, ces articles furent insérés intégralement dans le nouveau traité.
Ces articles étaient ceux que nous avons déjà fait connaître.
1o Le pavillon couvre la marchandise, par conséquent le neutre peut transporter toute marchandise ennemie, sans être recherché.
2o Il n'y a d'exception à cette règle que pour la contrebande de guerre, et cette contrebande ne s'étend pas aux denrées alimentaires, ni aux munitions navales, bois, goudrons, chanvres, mais uniquement aux armes et munitions de guerre confectionnées, telles que poudre, salpêtre, pétards, mèches, balles, boulets, bombes, grenades, carcasses, piques, hallebardes, épées, ceinturons, pistolets, fourreaux, selles de cavalerie, harnais, canons, mortiers avec leurs affûts, et généralement toutes armes, munitions de guerre, et ustensiles à l'usage des troupes.
3o Le neutre peut aller de tout port à tout port; il n'y a d'exception à sa liberté de naviguer qu'à l'égard des ports réellement bloqués, et il n'y a de ports réellement bloqués que ceux qui sont gardés par une force telle qu'il y ait un danger sérieux à vouloir forcer le blocus.
4o Le neutre doit subir la visite pour constater sa qualité véritable; mais le visiteur doit se tenir à portée de canon, n'envoyer qu'un canot et trois hommes; et si le neutre est convoyé par un bâtiment de guerre, la visite ne peut avoir lieu, la présence du pavillon militaire étant une garantie suffisante contre toute espèce de fraude.
Le traité contenait d'autres stipulations de détail, mais ces quatre dispositions principales, qui constituent véritablement le droit des neutres, étaient une importante victoire; car les Américains, en les adoptant, étaient obligés d'en exiger l'application à leur commerce de la part des Anglais, ou bien forcés de faire la guerre.
La signature de ce traité fut solennellement célébrée à Morfontaine, belle terre que Joseph, plus riche que ses frères, grâce à son mariage, avait acquise depuis quelque temps. Le Premier Consul s'y rendit, accompagné d'une société nombreuse et brillante. D'élégantes décorations, placées dans le château et les jardins, montraient partout la France et l'Amérique unies. On porta des toasts analogues à la circonstance. Le Premier Consul proposa celui-ci: «Aux mânes des Français et des Américains, morts sur le champ de bataille, pour l'indépendance du Nouveau-Monde.»
Lebrun proposa cet autre: «À l'union de l'Amérique avec les puissances du Nord, pour faire respecter la liberté des mers.» Enfin Cambacérès proposa le troisième: Au successeur de Washington!
On attendait avec impatience M. de Cobentzel à Lunéville, pour savoir si sa cour était disposée à conclure la paix. Le Premier Consul, s'il n'était pas satisfait de la marche des négociations, était décidé à reprendre les hostilités, quelque avancée que fût la saison. Il ne comptait plus les obstacles pour rien, depuis qu'il avait franchi le Saint-Bernard, et croyait qu'on pouvait se battre sur la neige et la glace, aussi bien que sur une terre couverte de verdure ou de moissons. L'Autriche, au contraire, désirait gagner du temps, parce qu'elle s'était engagée avec l'Angleterre à n'accepter aucune paix séparée, avant le mois de février suivant, Arrivée de M. de Cobentzel à Lunéville. c'est-à-dire février 1801 (pluviôse an IX). Craignant fort la reprise des hostilités, elle venait de faire demander une troisième prolongation d'armistice. Le Premier Consul avait péremptoirement refusé, par le motif que M. de Cobentzel n'était pas encore arrivé à Lunéville. Il ne voulait se laisser vaincre à cet égard que lorsqu'il verrait le plénipotentiaire autrichien rendu sur le lieu même de la négociation. Enfin M. de Cobentzel arriva le 24 octobre 1800 à Lunéville. Il fut reçu à la frontière et sur toute la route, au bruit du canon, et avec de grands témoignages de considération. Le général Clarke avait été nommé gouverneur de Lunéville, pour en faire les honneurs aux membres du congrès, et pour qu'il pût s'acquitter convenablement de ce soin, on avait mis à sa disposition des fonds et de beaux régiments. Joseph s'y était rendu de son côté, accompagné de M. de Laforêt pour secrétaire. À peine M. de Cobentzel était-il arrivé, que le Premier Consul, tenant à se convaincre par lui-même des dispositions du négociateur autrichien, lui adressa l'invitation de venir passer quelques jours à Paris. M. de Cobentzel[3] n'osa pas s'y refuser, et s'achemina vers Paris avec beaucoup de déférence. Il y était rendu le 29 octobre. On lui accorda sur-le-champ une nouvelle prolongation d'armistice de vingt jours. Le Premier Consul l'entretint ensuite de la paix, et des conditions auxquelles on pourrait la conclure. M. de Cobentzel pour quelques jours à Paris. M. de Cobentzel n'était pas fort rassurant sur la question d'une négociation séparée, et, quant aux conditions, il apportait des prétentions tout à fait déplacées. L'Autriche avait sur l'Italie des vues impossibles à satisfaire, et elle voulait, si on ne lui accordait qu'en Allemagne les indemnités promises en Italie par le traité de Campo-Formio, elle voulait, ou en Bavière, ou dans le Palatinat, ou en Souabe, des concessions de territoire exorbitantes. Le Premier Consul se permit quelques mouvements de vivacité. Cela lui était arrivé déjà dans les négociations de Campo-Formio, avec ce même M. de Cobentzel; mais, l'âge et la puissance venant, il se contenait encore moins qu'autrefois. M. de Cobentzel se plaignit amèrement, disant n'avoir jamais été traité de la sorte, ni par Catherine, ni par Frédéric, ni par l'empereur Paul lui-même. Retour de M. de Cobentzel à Lunéville. Il demanda donc à retourner à Lunéville, et on le laissa repartir, imaginant qu'il valait mieux négocier pied à pied avec lui, par l'intermédiaire de Joseph. Ce dernier, doux, calme, et assez intelligent, était plus propre que son frère à ce travail de patience.
M. de Cobentzel et Joseph Bonaparte, réunis à Lunéville, échangèrent leurs pleins pouvoirs le 9 novembre (18 brumaire). Joseph avait ordre de lui adresser les trois questions suivantes: 1o avait-il l'autorisation de traiter? 2o avait-il celle de traiter séparément de l'Angleterre? 3o traiterait-il pour l'empereur, au nom seul de la maison d'Autriche, ou au nom de l'empire germanique tout entier?
Les pouvoirs échangés et reconnus valables, ce qu'on examina d'une manière très-minutieuse, à cause de la mésaventure de M. de Saint-Julien, on s'expliqua sur la limite de ces pouvoirs. M. de Cobentzel n'hésita pas à déclarer qu'il ne pouvait pas traiter sans la présence au congrès d'un plénipotentiaire anglais. Après échange des pouvoirs, M. de Cobentzel refuse de traiter sans l'Angleterre. Quant à la question de savoir s'il traiterait pour la maison d'Autriche seule ou pour l'empire tout entier, il déclara qu'il lui fallait des instructions nouvelles.
Ces réponses furent mandées à Paris. Sur-le-champ le Premier Consul fit annoncer à M. de Cobentzel que les hostilités seraient reprises à la fin de l'armistice, c'est-à-dire aux derniers jours de novembre; que le congrès, du reste, ne serait pas tenu de se dissoudre; que, les hostilités continuant, on pourrait négocier, mais que les armées françaises ne s'arrêteraient dans leur marche que lorsque le plénipotentiaire autrichien aurait consenti à traiter sans l'Angleterre.
Dans ces entrefaites, le Premier Consul avait pris à l'égard de la Toscane une précaution devenue indispensable. Le général autrichien Somma-Riva y était resté avec quelques centaines d'hommes, conformément à la convention d'Alexandrie; mais il continuait de faire des levées en masse, avec l'argent de l'Angleterre. Occupation de la Toscane. Dans le moment, on annonçait un débarquement à Livourne de ces mêmes troupes anglaises, que depuis si long-temps on promenait de Mahon au Ferrol, du Ferrol à Cadix. Les Napolitains, de leur côté, s'avançaient sur Rome, et les Autrichiens s'étendaient dans les Légations, au delà des limites tracées par l'armistice, s'efforçant ainsi de tendre la main à l'insurrection toscane. Le Premier Consul voyant que, pendant que l'on cherchait à gagner du temps, on s'apprêtait à mettre l'armée française entre deux feux, enjoignit au général Dupont de marcher sur la Toscane, et à Murat, commandant du camp d'Amiens, de se rendre sur-le-champ en Italie. Il avait plusieurs fois averti les Autrichiens de ce qu'il était prêt à faire, si on ne suspendait les mouvements de troupes commencés en Toscane; et voyant qu'on ne tenait aucun compte de ses avis, il en avait effectivement donné l'ordre. Le général Dupont avec les brigades Pino, Malher, Carra-Saint-Cyr, traversa rapidement l'Apennin, et occupa Florence, tandis que le général Clément allait de Lucques à Livourne. Nulle part on ne trouva de résistance. Cependant les insurgés se réunirent dans la ville d'Arezzo, qui s'était déjà signalée contre les Français, lors de la retraite de Macdonald en 1799. Il fallut la prendre d'assaut, et la punir. Cela fut fait, moins sévèrement peut-être qu'elle ne l'avait mérité par sa conduite envers nos soldats. La Toscane fut dès lors soumise tout entière. Les Napolitains furent arrêtés dans leur marche, et les Anglais repoussés du sol d'Italie, au moment même où ils allaient entrer à Livourne. Deux jours plus tard ils débarquaient 12 mille hommes.
De toute part les armées étaient en mouvement depuis les bords du Mein jusqu'aux bords de l'Adriatique, depuis Francfort jusqu'à Bologne. Les hostilités d'ailleurs étaient dénoncées. L'Autriche effrayée fit une dernière tentative par l'intermédiaire de M. de Cobentzel, tentative qui prouvait sa bonne volonté d'en finir, mais l'embarras résultant de ses malheureux engagements avec l'Angleterre. M. de Cobentzel s'adressa donc à Joseph Bonaparte, et, prenant un ton de confiance, lui demanda plusieurs fois si on pouvait compter sur la discrétion du gouvernement français. Rassuré à cet égard par Joseph, il lui montra une lettre, dans laquelle l'empereur témoignant les inquiétudes qu'il venait de témoigner lui-même, relativement au danger d'une indiscrétion, mais s'en remettant à sa connaissance des hommes et des choses, l'autorisait à faire l'ouverture qui suit. Secrète ouverture de l'Autriche. L'Autriche consentait enfin à se détacher de l'Angleterre, et à traiter séparément, à deux conditions, auxquelles elle tenait d'une manière absolue: premièrement un secret inviolable jusqu'au 1er février 1801, époque où finissaient ses engagements avec l'Angleterre, avec promesse formelle, si la négociation ne réussissait pas, de rendre toutes les pièces écrites de part et d'autre; secondement l'admission d'un plénipotentiaire anglais à Lunéville, pour couvrir par sa présence la négociation véritable. À ces deux conditions, l'Autriche consentait à traiter immédiatement, et demandait une nouvelle prolongation d'armistice.
La proximité de Paris permit une réponse immédiate. Le Premier Consul ne voulut à aucun prix admettre un négociateur anglais à Lunéville. Il consentait bien à suspendre de nouveau les hostilités, à la condition d'une paix signée secrètement, si cela convenait à l'Autriche, mais signée en quarante-huit heures. Les conditions de cette paix se trouvaient déjà fort éclaircies par la discussion sur les préliminaires. C'étaient les suivantes. Le Rhin pour frontière de la République française en Allemagne; le Mincio pour frontière de l'Autriche en Italie, au lieu de l'Adige qu'elle avait en 1797, mais avec la cession de Mantoue à la Cisalpine; le Milanais, la Valteline, Parme et Modène à la Cisalpine; la Toscane au duc de Parme; les Légations au duc de Toscane; enfin, comme dispositions générales, l'indépendance du Piémont, de la Suisse, de Gênes. C'était le fond des préliminaires Saint-Julien, avec une seule différence, l'abandon de Mantoue à la Cisalpine, pour punir l'Autriche de son refus de ratification. Mais le Premier Consul exigeait que le traité fût signé en quarante-huit heures, autrement il annonçait la guerre immédiate et à outrance. Dans le cas de l'acceptation, il s'engageait à un secret absolu jusqu'au 1er février, et à une nouvelle suspension des hostilités.
L'Autriche ne voulait ni aller aussi vite, ni concéder autant de choses en Italie. Se faisant des illusions sur les conditions qu'elle était en mesure d'obtenir, elle rejeta la proposition française. Les hostilités furent donc immédiatement reprises. M. de Cobentzel et Joseph restèrent à Lunéville, attendant, pour se faire de nouvelles communications, les événements qui allaient se passer à la fois sur le Danube, sur l'Inn, sur les Grandes-Alpes et sur l'Adige.
La reprise des hostilités avait été annoncée pour le 28 novembre (7 frimaire an IX). Tout était prêt pour cette campagne d'hiver, l'une des plus célèbres et des plus décisives de nos annales.
Le Premier Consul avait disposé cinq armées sur le vaste théâtre de cette guerre. Son projet était de les diriger de Paris, sans se mettre de sa personne à leur tête. Toutefois il n'avait pas renoncé à se rendre en Allemagne ou en Italie, et à prendre le commandement direct de l'une d'elles, si un revers imprévu, ou toute autre cause, rendait sa présence nécessaire. Ses équipages étaient à Dijon, tout prêts à s'acheminer sur le point où il serait obligé de se transporter.
Ces cinq armées étaient celles d'Augereau sur le Mein, de Moreau sur l'Inn, de Macdonald dans les Grisons, de Brune sur le Mincio, de Murat en marche vers l'Italie, avec les grenadiers d'Amiens. Augereau avait sous ses ordres 8 mille Hollandais, 12 mille Français, en tout 20 mille hommes; Moreau, 130 mille, dont 110 mille à l'armée active. L'armée de celui-ci avait été portée à cette force considérable, par le recrutement, par la rentrée des malades et des blessés, par la réunion du corps de Sainte-Suzanne. La remise de Philipsbourg, d'Ulm, d'Ingolstadt, avait en outre permis à Moreau de concentrer toutes ses troupes entre l'Isar et l'Inn. Macdonald pouvait disposer de 15 mille hommes dans les Grisons. Brune en Italie était à la tête de 125 mille soldats, dont 80 mille sur le Mincio, 12 mille en Lombardie, Piémont et Ligurie, 8 mille en Toscane, 25 mille aux hôpitaux. Le corps de Murat présentait une force de 10 mille grenadiers. Cela faisait un total de 300 mille combattants. Si on ajoute à ce nombre 40 mille hommes en Égypte et aux colonies, 60 mille dans l'intérieur et sur les côtes, on verra que la République, depuis l'administration du Premier Consul, comptait à peu près 400 mille soldats sous les armes. Les 300 mille placés sur le théâtre de la guerre, dont 250 mille valides et capables d'agir immédiatement, étaient pourvus de tout, grâce aux ressources réunies du trésor, et des contributions sur les pays conquis. La cavalerie était bien montée, surtout celle d'Allemagne; l'artillerie était nombreuse et parfaitement servie. Moreau comptait 200 bouches à feu, Brune 180. On était donc bien plus préparé qu'au printemps, et nos armées avaient en elles-mêmes une confiance sans bornes.
Des juges éclairés, mais sévères, ont demandé pourquoi le Premier Consul, au lieu de diviser en cinq corps, l'ensemble de ses forces actives, n'avait pas, suivant ses propres principes, formé deux grandes masses, l'une de 170 mille hommes sous Moreau, marchant sur Vienne par la Bavière; l'autre de 130 mille sous Brune, passant le Mincio, l'Adige, les Alpes, et menaçant Vienne par le Frioul. C'est en effet le plan qu'il adopta lui-même en 1805; mais l'exposé des faits fera comprendre ses motifs, et prouvera avec quelle connaissance profonde des hommes et des choses, il savait, suivant les circonstances, diversifier l'application des grands principes de la guerre.
Nos deux armées principales, celle de Moreau, celle de Brune, étaient placées des deux côtés des Alpes, à peu près à la même hauteur, la première le long de l'Inn, la seconde le long du Mincio. (Voir la carte no 1.) Moreau devait forcer la ligne de l'Inn, Brune celle du Mincio. Ces deux armées étaient au moins égales en force numérique, immensément supérieures en force morale, à celles qui leur étaient opposées. Restait entre elles deux la chaîne des Alpes, formant en cet endroit ce qu'on appelle le Tyrol. Les Autrichiens avaient le corps du général Iller dans le Tyrol allemand, et celui du général Davidovich dans le Tyrol italien. Le général Macdonald avec les 15 mille hommes qui lui étaient confiés, et qu'on avait qualifiés du titre de seconde armée de réserve, devait occuper ces deux corps, et attirer toute leur attention, en les laissant incertains sur le point d'attaque qu'il choisirait; car, placé dans les Grisons, il était libre de se jeter ou directement dans le Tyrol allemand, ou par le Splugen dans le Tyrol italien. Le titre que portait son armée, les doutes répandus sur sa force, devaient faire craindre encore quelque coup extraordinaire, et elle était là pour profiter du prestige produit par le passage du Saint-Bernard. On n'avait pas assez cru à la première armée de réserve, on allait trop croire à la seconde. Dès lors Moreau et Brune, n'ayant plus d'inquiétude du côté des Alpes, pouvaient sans craindre pour leurs flancs, se porter en avant, avec la totalité de leurs forces.
La petite armée d'Augereau était destinée à surveiller les levées en masse de la Franconie et de la Souabe, soutenues par le corps autrichien de Simbschen. Elle couvrait ainsi la gauche et les derrières de Moreau. Enfin Murat, avec 10 mille grenadiers et une forte artillerie, devait jouer à l'égard de Brune, le rôle qu'Augereau allait jouer à l'égard de Moreau. Il devait couvrir la droite et les derrières de Brune contre les insurgés de l'Italie centrale, contre les Napolitains, les Anglais, etc.
Ces précautions de prudence étaient celles qu'il convient de prendre, quand on reste dans les conditions de la guerre ordinaire. Or le Premier Consul y était nécessairement enfermé, quand il avait pour exécuteurs de ses plans, deux généraux comme Brune et Moreau. Moreau, le meilleur des deux et l'un des meilleurs de l'Europe, n'était cependant pas homme à faire ce que le Premier Consul, devenu empereur, fit lui-même en 1805, lorsque, réunissant une force considérable sur le Danube, et laissant une force moindre en Italie, il marcha d'une manière foudroyante sur Vienne, ne s'inquiétant ni pour ses flancs ni pour ses derrières, et plaçant sa sûreté dans la vigueur écrasante des coups qu'il portait à l'ennemi principal. Mais Moreau, mais Brune, n'étaient pas hommes à se comporter ainsi. Il fallait donc, en les dirigeant, se placer dans les conditions de la guerre méthodique; il fallait garder leurs flancs et leurs derrières, les mettre en sécurité sur ce qui pouvait se passer autour d'eux, car ni l'un ni l'autre n'était en mesure de dominer les accidents par la grandeur et la vigueur de sa marche. C'est pourquoi Macdonald fut placé dans le Tyrol, Augereau en Franconie, Murat dans l'Italie centrale.
Ces dispositions n'auraient dû changer, que si l'état des affaires intérieures avait permis au Premier Consul de faire la guerre de sa personne; mais tout le monde était d'accord qu'il ne devait pas en ce moment quitter le centre du gouvernement. Son absence, pendant la courte campagne de Marengo, avait eu d'assez grands inconvénients, pour ne pas s'y exposer de nouveau, sans une nécessité absolue.
Les dispositions des Autrichiens étaient de tout point inférieures aux nôtres. Leurs armées, à peu près égales en nombre aux armées françaises, ne les valaient d'ailleurs sous aucun autre rapport. Elles n'étaient pas encore remises de leurs défaites récentes. L'archiduc Jean commandait en Allemagne, le maréchal Bellegarde en Italie. Le corps de Simbschen, destiné à former le noyau des levées de la Souabe et de la Franconie, s'appuyait sur le général Klenau. Celui-ci commandait un corps intermédiaire, placé à cheval sur le Danube, se liant par sa droite avec le corps de Simbschen, par sa gauche avec l'armée principale de l'archiduc. Les généraux Simbschen et Klenau comptaient à eux deux 24 mille hommes, indépendamment des troupes de partisans levées en Allemagne. Le général Klenau était destiné à suivre les mouvements du général Sainte-Suzanne, à se rapprocher de l'archiduc si Sainte-Suzanne se rapprochait de Moreau, à se réunir au corps de Simbschen, si Sainte-Suzanne se réunissait à la petite armée d'Augereau.
L'archiduc Jean avait 80 mille hommes sous sa main, dont 60 mille Autrichiens en avant de l'Inn, 20 mille Wurtembergeois ou Bavarois derrière les retranchements de ce fleuve. Le général Iller commandait 20 mille hommes dans le Tyrol, indépendamment de 10 mille Tyroliens. Le maréchal Bellegarde en Italie était à la tête de 80 mille soldats, bien établis derrière le Mincio. Enfin, 10 mille Autrichiens, détachés vers Ancône et la Romagne, devaient seconder les Napolitains et les Anglais, dans le cas où ceux-ci feraient une tentative vers l'Italie centrale ou méridionale. C'était donc une force principale de 224 mille hommes, qui, avec les Mayençais, les Tyroliens, les Napolitains, les Toscans, les Anglais, pouvait s'élever à 300 mille environ. Le Premier Consul en faisant désarmer les Toscans, en fermant Livourne aux Anglais, en contenant les Napolitains, avait pris une précaution fort utile, et fort propre à empêcher l'augmentation des forces ennemies.
Par une sorte de résolution commune, les deux parties belligérantes se disposaient à vider la querelle en Allemagne, entre l'Inn et l'Isar. Les opérations avaient commencé le 28 novembre (7 frimaire), par un temps rigoureux, qui produisait une pluie très-froide en Souabe, une gelée affreuse dans les Alpes. Tandis qu'Augereau, s'avançant par Francfort, Aschaffembourg, Wurtzbourg et Nuremberg, livrait un combat brillant à Burg-Eberach, séparait les levées mayençaises du corps de Simbschen, et neutralisait ce dernier pour le reste de la campagne; tandis que Macdonald, après avoir assez long-temps occupé les Autrichiens vers les sources de l'Inn, s'apprêtait à franchir, malgré la saison, la grande chaîne des Alpes, pour se jeter hardiment dans le Tyrol italien, et faciliter à Brune l'attaque de la ligne du Mincio, Moreau, avec la masse principale de ses forces, s'avançait entre l'Isar et l'Inn, sur un champ de bataille long-temps étudié par lui, cherchant une rencontre décisive avec la grande armée autrichienne.
Il est nécessaire de faire bien connaître le terrain sur lequel allaient se rencontrer les Français et les Autrichiens, dans l'une des occasions les plus importantes de nos longues guerres. (Voir la carte no 14.) Nous avons décrit ailleurs le bassin du Danube, composé de ce grand fleuve, et d'une suite d'affluents, qui, tombant brusquement des Alpes, viennent grossir successivement la masse de ses eaux. Ces affluents, avons-nous dit, sont les lignes que doit défendre une armée autrichienne qui veut couvrir Vienne, et que doit conquérir une armée française qui veut marcher sur cette capitale. Dans la campagne d'été, Moreau, comme on s'en souvient, après avoir pénétré de la vallée du Rhin dans celle du Danube, et avoir franchi l'Iller, le Lech, l'Isar, s'était arrêté entre l'Isar et l'Inn. Il était maître du cours de l'Isar, dont il occupait tous les points principaux, Munich d'abord, puis Freising, Moosburg, Landshut, etc. Il s'était porté en avant de ce fleuve, et se trouvait en face de l'Inn, occupé en force par les Autrichiens.
L'Isar et l'Inn (voir la carte no 15), sortis tous les deux des Alpes, coulent ensemble vers le Danube, séparés par une distance à peu près constante, de dix à douze lieues. Se dirigeant d'abord au nord, l'Isar jusqu'à Munich, l'Inn jusqu'à Wasserbourg, ils se détournent tous deux vers l'est, jusqu'à ce qu'ils tombent dans le Danube, l'Isar à Deggendorf, l'Inn à Passau. Nous étions maîtres de l'Isar, il fallait forcer l'Inn; mais l'Inn, large, profond, défendu à sa sortie des montagnes par le fort de Kufstein, et dans la partie inférieure de son cours par la place de Braunau, couvert entre ces deux points d'une quantité de retranchements, l'Inn était une barrière difficile à franchir. Voulait-on le forcer dans la partie supérieure de son cours, entre Kufstein, Rosenheim et Wasserbourg, on trouvait des difficultés locales presque insurmontables; on avait de plus l'armée du Tyrol sur son flanc droit. Voulait-on le forcer dans la partie inférieure de son cours, entre Braunau et Passau, près du point où il se réunit au Danube, on s'exposait à faire par la gauche une marche allongée, dans un pays difficile, boisé, marécageux, en prêtant le flanc à l'armée autrichienne, qui par Mühldorf et Braunau, avait le moyen de se jeter sur l'aile droite de l'armée française. Ces deux inconvénients étaient jugés extrêmement graves. Si les Autrichiens, ayant soin de se bien garder et d'observer avec vigilance tous les passages de l'Inn, se bornaient à la défensive, Moreau pouvait rencontrer des obstacles presque invincibles. Mais tel n'était pas leur projet. L'offensive était résolue dans l'état-major autrichien. Le jeune archiduc Jean, la tête pleine des nouvelles théories inventées par les Allemands, et jaloux aussi d'imiter quelque chose des grands mouvements du général Bonaparte, imagina un plan fort étendu, qui n'était même pas mal conçu, au dire des bons juges. Malheureusement ce plan était vain, parce qu'il ne reposait pas sur l'appréciation exacte des circonstances présentes. Le voici, tel qu'on est parvenu à le connaître.
Moreau était établi sur le terrain qui sépare l'Isar de l'Inn. Entre Munich et Wasserbourg, ce terrain, formé d'un plateau élevé, couvert d'une forêt épaisse, s'abaisse en se rapprochant du Danube, et, en s'abaissant, se déchire, forme des ravins nombreux, reste boisé dans quelques parties, devient marécageux dans d'autres, ne présente enfin de tout côté que des accès très-difficiles. Moreau était en possession de ce plateau, de la forêt qui le couvre, et des routes qui le parcourent. De Munich, où était son quartier-général, deux routes aboutissent à l'Inn, l'une donnant directement par Ebersberg sur Wasserbourg, l'autre obliquant à gauche, et passant par Hohenlinden, Haag, Ampfing et Mühldorf. L'une et l'autre traversaient la sombre forêt de sapins, qui recouvre cette région élevée. C'est dans cette formidable retraite, formée par un pays montueux et boisé, abordable par deux routes, dont Moreau était maître, qu'il fallait venir le chercher, pour se mesurer avec lui. Les autres chemins ne consistaient qu'en des voies fort étroites, destinées uniquement à l'exploitation des bois, et impraticables pour les gros transports d'une armée.
Le jeune archiduc projeta une grande manœuvre. Il ne voulut pas aborder de front la position de Moreau, mais la tourner, en débouchant par les ponts de Mühldorf, Neu-Œtting et Braunau. Laissant une vingtaine de mille hommes, Bavarois, Wurtembergeois, émigrés de Condé, pour disputer l'Inn, il se proposait de prendre l'offensive avec 60 mille Autrichiens, et de cheminer sur la gauche de Moreau, dans cette contrée moitié boisée, moitié marécageuse, qui s'étend entre l'Inn et l'Isar, près des points où ils se réunissent au Danube. Si le jeune archiduc franchissait rapidement cette contrée difficile, par Eggenfelden, Neumarkt, Vilsbiburg, et arrivait à temps à Landshut sur l'Isar, il pouvait remonter l'Isar sur nos derrières, jusqu'à Freising, le passer à Freising même, se porter ensuite sur une chaîne de hauteurs qui commence à Dachau, et qui domine la plaine de Munich. Placé sur ce point, il menaçait dangereusement la ligne de retraite de Moreau et l'obligeait à évacuer le pays entre l'Inn et l'Isar, à traverser Munich en toute hâte, afin de prendre une position rétrograde sur le Lech. Mais, pour assurer le succès d'une telle manœuvre, il fallait en avoir bien calculé tous les moyens d'exécution; et, après s'y être engagé, il fallait un grand caractère pour en braver les chances menaçantes; car on avait à parcourir un pays presque impraticable, dans une détestable saison, et en côtoyant sans cesse un ennemi, qui n'était pas prompt et audacieux, il est vrai, mais intelligent, ferme, difficile à déconcerter.
Les troupes des deux nations étaient en mouvement dès les 26 et 27 novembre (5 et 6 frimaire) pour commencer les hostilités le 28 (7 frimaire). Le général autrichien Klenau, placé sur le Danube pour soutenir Simbschen contre la petite armée d'Augereau, avait attiré l'attention du général Sainte-Suzanne, commandant le quatrième corps de Moreau. Entraînés ainsi l'un et l'autre, assez loin du théâtre principal des événements, ils étaient sur le Danube, le général Sainte-Suzanne vers Ingolstadt, le général Klenau vers Ratisbonne.
Moreau avait porté son aile gauche, forte de 26 mille hommes, et placée sous les ordres du général Grenier, sur la grande route de Munich à Mühldorf, par Hohenlinden, Haag et Ampfing, lui faisant occuper ainsi les pentes de cette espèce de plateau, qui s'étend entre les deux fleuves. Son centre, qu'il commandait en personne, et qui s'élevait à environ 34 mille hommes[4], occupait la route directe de Munich à Wasserbourg par Ebersberg. L'aile droite, sous Lecourbe, d'environ 26 mille hommes, était placée le long de l'Inn supérieur, aux environs de Rosenheim, observant le Tyrol par une division. Moreau n'avait par conséquent sous sa main que sa gauche et son centre, à peu près 60 mille hommes. Il avait mis son armée en mouvement, pour faire une forte reconnaissance depuis Rosenheim jusqu'à Mühldorf, et pour forcer l'ennemi à dévoiler ses intentions. Moreau, qui ne savait pas, comme le général Bonaparte, deviner les projets de son adversaire, ou les dicter lui-même en prenant fortement l'initiative, Moreau était réduit à tâtonner, pour découvrir ce qu'il ne savait ni deviner ni commander. Mais il s'avançait prudemment, et, s'il était surpris, réparait vite, avec un grand calme, le dommage de la surprise.
Les journées des 29 et 30 novembre (8, 9 frimaire an IX) furent employées par l'armée française à reconnaître la ligne de l'Inn, par l'armée autrichienne à franchir cette ligne, et à traverser le bas pays, entre l'Inn, le Danube et l'Isar. Moreau força les avant-postes autrichiens à se replier, porta sa droite sous Lecourbe à Rosenheim, son centre sous ses ordres directs à Wasserbourg, sa gauche sous Grenier sur les hauteurs d'Ampfing. De ces hauteurs on domine, mais de très-loin, les bords de l'Inn. La gauche de l'armée française était un peu compromise; car, en voulant suivre le mouvement de l'Inn jusqu'à Mühldorf, elle était à quinze lieues de Munich, tandis que le reste de l'armée n'en était qu'à dix. Aussi Moreau avait-il eu soin de la faire soutenir par une division du centre, celle que commandait le général Grandjean. Mais c'était une faute de s'avancer ainsi en trois corps, distants à ce point les uns des autres, et de ne pas aborder l'Inn en masse, en se présentant devant un seul débouché, sauf à faire de fausses démonstrations sur plusieurs. Cette faute faillit entraîner de graves conséquences.
L'armée autrichienne avait passé par Braunau, Neu-Œtting, Mühldorf, et traversé la région basse dont nous avons déjà parlé. Une partie des troupes de l'archiduc, récemment arrivées, avaient eu à peine le temps de se reposer. L'archiduc Jean, effrayé des premières difficultés d'exécution renonce à son plan. Elles cheminaient péniblement dans cette région tantôt boisée, tantôt coupée de petites rivières, la Vils, la Rott, l'Isen, qui descendent du plateau qu'occupait l'armée française. Les petits chemins qu'il fallait suivre étaient défoncés; les gros transports avaient la plus grande peine à s'y mouvoir. Le jeune archiduc et ses conseillers, qui n'avaient prévu aucune de ces circonstances, furent effrayés de l'entreprise, une fois commencée. Notre aile gauche, avancée jusque vers Ampfing et Mühldorf, les inquiétait, et leur faisait craindre d'être coupés de l'Inn. Ils avaient voulu déborder Moreau, et ils avaient peur d'être débordés à leur tour. Il aurait fallu prévoir ce danger, et se préparer sur le Danube, entre Ratisbonne et Passau, une nouvelle base d'opérations, en cas qu'on fût séparé de l'Inn. Mais on n'en avait rien fait. Dans toute opération hardie, il faut prévoir d'abord les difficultés d'exécution, puis, l'exécution commencée, persévérer avec caractère dans ce qu'on a voulu; car il est rare que les dangers qu'on fait courir à son adversaire, on ne les coure pas soi-même. L'état-major autrichien, dès les premiers pas, fut surpris, effrayé de ce qu'il avait projeté, et changea subitement son plan. Au lieu de persister à gagner l'Isar, pour le remonter sur nos derrières, il s'arrêta tout court, et imagina de se rabattre sur notre gauche, pour livrer bataille sur-le-champ. C'était aborder la difficulté de front, et tout entière; car il fallait, en remontant le lit des rivières, gravir le terrain élevé que nous occupions, et pénétrer ensuite dans la forêt, où nous étions depuis long-temps établis. L'archiduc Jean se décide à livrer immédiatement bataille. On pouvait, au début, avoir un avantage sur notre gauche, un peu compromise; mais, ce succès obtenu, on trouvait notre armée concentrée dans un vrai labyrinthe, dont elle connaissait et occupait toutes les issues.
Le 1er décembre, en effet (10 frimaire an IX), l'archiduc Jean porta la plus grande partie de son armée sur notre gauche, par trois chemins à la fois: la vallée de l'Isen, la grande chaussée de Mühldorf à Ampfing, enfin le pont de Kraibourg sur l'Inn. La vallée de l'Isen, prenant naissance sur les flancs du plateau boisé, décrit précédemment, permettait de tourner la position très-allongée de notre gauche. Un corps de 15 mille hommes la remontait. Un autre corps marchait droit sur la grande route de Mühldorf, laquelle, après avoir gravi les hauteurs d'Ampfing, conduit, à travers la forêt, jusqu'à Hohenlinden et Munich. Enfin un détachement, franchissant l'Inn à Kraibourg, passant par Aschau, prenait en flanc notre aile gauche, malheureusement aventurée jusqu'à Ampfing. Quarante mille hommes allaient, dans le moment, en aborder vingt-six mille.
Aussi la journée fut-elle vive et difficile pour ces vingt-six mille hommes, commandés par le général Grenier. Ney, qui défendait les hauteurs d'Ampfing, y déploya cette incomparable vigueur qui le distinguait à la guerre. Il fit des prodiges de bravoure, et réussit à se retirer sans accident. Menacé par le corps qui avait passé l'Inn à Kraibourg, et qui pénétrait dans le défilé d'Aschau, il fut heureusement dégagé par la division Grandjean, que Moreau, comme nous l'avons dit, avait détachée de son centre pour appuyer sa gauche. La division Legrand, qui était dans la vallée de l'Isen, remonta cette vallée en rétrogradant sur Dorfen. Moreau, voyant la supériorité des Autrichiens, eut le bon esprit de ne pas s'obstiner, et opéra sa retraite avec le plus grand ordre.
Il ressort de ces premiers mouvements, que Moreau n'avait pas su pénétrer les projets de l'ennemi, et qu'en s'avançant sur tous les débouchés de l'Inn à la fois, au lieu de diriger une attaque sur un seul point, il avait compromis sa gauche. La valeur extraordinaire de ses troupes, la vigueur de ses lieutenants, qui, dans l'exécution, étaient des généraux accomplis, avaient tout réparé.
Mais ce n'était là qu'un début insignifiant. Moreau avait abandonné les abords de sa position, et s'était retiré au centre de la vaste forêt de Hohenlinden. Il fallait le forcer dans cette redoutable retraite. Son sang-froid, sa vigueur allaient se retrouver ici, face à face avec l'inexpérience de l'archiduc, infatué d'un premier succès.
Nous avons déjà dit que deux routes traversent la forêt: l'une, de droite, qui tombe directement de sur l'Inn par Ebersberg et Wasserbourg; l'autre, de gauche, qui passe par Hohenlinden, Mattenboett, Haag, Ampfing, et joint l'Inn à Mühldorf, par un trajet plus allongé. (Voir la carte no 16.) C'est sur cette dernière route que les Autrichiens se portaient en masse, les uns suivant le défilé qu'elle forme à travers la forêt, les autres remontant avec peine le lit des petites rivières, qui donnaient accès sur le flanc de notre position. Moreau jugea sur-le-champ cette situation, la jugea sainement, et conçut une pensée à laquelle il dut de grands résultats: c'était de laisser engager dans la forêt les Autrichiens, déjà aux prises avec sa gauche, et puis, lorsqu'ils y seraient bien engagés, de rabattre son centre de la route d'Ebersberg sur la route de Hohenlinden, pour les surprendre dans ce coupe-gorge, et les y détruire. Il fit ses dispositions en conséquence.
La route de gauche, ou de Hohenlinden, adoptée par les Autrichiens, après avoir quitté les bords de l'Inn et gravi les hauteurs d'Ampfing, parcourait jusqu'à Mattenboett des coteaux alternativement boisés ou découverts, puis de Mattenboett à Hohenlinden, s'enfonçait dans un bois épais, et formait là un long défilé, bordé de hauts sapins. À Hohenlinden même la forêt s'éclaircissait tout à coup. Une petite plaine déboisée, et semée de quelques hameaux, s'étendait à droite et à gauche de la route; au milieu se trouvaient le village de Hohenlinden, et le relais de poste. C'est là que devait aboutir l'armée autrichienne, tant la colonne principale, cheminant dans le défilé de la forêt, que les détachements remontant la rivière de l'Isen, pour déboucher par diverses issues sur la gauche de notre position.
Moreau déploya, dans cette petite plaine de Hohenlinden, son aile gauche sous Grenier, plus la division Grandjean, déjà détachée du centre, enfin toutes les réserves d'artillerie et de cavalerie.
À droite de la route et du village de Hohenlinden, il plaça la division Grandjean, commandée ce jour-là par le général Grouchy; à gauche, la division Ney; plus à gauche encore, à la lisière des bois, et à la tête des chemins par lesquels devaient arriver les colonnes autrichiennes remontant la vallée de l'Isen, les divisions Legrand et Bastoul, l'une et l'autre rangées en avant des villages de Preisendorf et de Harthofen. Les réserves de cavalerie et d'artillerie étaient en arrière de ces quatre divisions d'infanterie, déployées au milieu de la plaine. Le centre, réduit aux deux divisions Richepanse et Decaen, se trouvait à quelques lieues de là, sur la route de droite, aux environs d'Ebersberg. Moreau fit parvenir à ces deux divisions l'ordre, un peu vaguement rédigé, mais positif, de se jeter de la route de droite sur la route de gauche, d'arriver aux environs de Mattenboett, et d'y surprendre l'armée autrichienne, engouffrée dans la forêt. Cet ordre n'était ni précis, ni clair, ni détaillé, comme doivent l'être des ordres bien conçus et bien donnés, comme l'étaient ceux du général Bonaparte. Il n'indiquait pas la route à suivre, ne prévoyait aucun des accidents possibles; il laissait tout à faire à l'intelligence des généraux Decaen et Richepanse. On pouvait, du reste, s'en fier à eux, du soin de suppléer à tout ce que ne disait pas le général en chef. Moreau prescrivit en outre à Lecourbe, qui formait sa droite vers le Tyrol, au général Sainte-Suzanne, qui formait sa gauche vers le Danube, de se rapprocher en hâte du lieu sur lequel allait se passer l'événement décisif de la campagne. Mais l'un se trouvait à quinze lieues au moins, l'autre à vingt-cinq, et ils étaient, par conséquent, hors de portée. Ce n'est pas ainsi qu'en agissait le général Bonaparte, la veille des grandes batailles; il ne laissait pas, dans de pareils moments, une moitié de ses forces à de telles distances. Mais, pour amener à temps, sur le point où se décident les destinées, toutes les parties dont se compose une armée nombreuse, il faut une prévoyance supérieure, que les plus grands hommes possèdent seuls, et sans laquelle on peut être encore un excellent général. Moreau allait combattre près de 70 mille Autrichiens avec moins de 60 mille Français: c'était plus qu'il n'en fallait, avec les soldats dont se composaient alors nos légions.
L'archiduc Jean, ignorant tout cela, était enivré de son succès du 1er décembre (10 frimaire). Il était jeune, et il avait vu rétrograder devant lui cette redoutable armée du Rhin, que, depuis bien des années, les généraux autrichiens n'avaient plus l'art d'arrêter. Il se reposa le 2 décembre (11 frimaire), ce qui laissa le temps à Moreau de faire les dispositions que nous venons de rapporter; et il prépara tout, pour traverser dans la journée du 3 décembre (12 frimaire), la vaste forêt de Hohenlinden. Ce général, un peu nouveau dans sa profession, n'imaginait pas que l'armée française pût lui opposer la moindre résistance sur la route qu'il allait parcourir. Tout au plus croyait-il la trouver en avant de Munich.
Il divisa son armée en quatre corps. (Voir la carte no 16.) Le principal, celui du centre, composé de la réserve, des grenadiers hongrois, des Bavarois, de la plus grande partie de la cavalerie, des bagages, de cent pièces de canon, devait suivre la grande route de Mühldorf à Hohenlinden, franchir le défilé qu'elle forme à travers la forêt, et déboucher ensuite dans la petite plaine de Hohenlinden. Le général Riesch, qui avait passé l'Inn à Kraibourg, dans la journée du 1er décembre, avec une douzaine de mille hommes, devait flanquer le centre, et déboucher dans l'éclaircie de Hohenlinden, à gauche des Autrichiens, à droite des Français. À l'autre extrémité de ce champ de bataille, les corps de Baillet-Latour et de Kienmayer, qui étaient engagés dans la vallée de l'Isen, devaient continuer à la remonter, et déboucher à quelque distance l'un de l'autre, le premier par Isen sur Kronaker et Preisendorf, le second par Lendorf sur Harthofen, tous deux dans la plaine déboisée de Hohenlinden. Ils avaient ordre de ne pas perdre de temps, de laisser même leur artillerie en arrière, le corps du centre en amenant une grande quantité par la chaussée principale, et de ne porter, en fait de bagages, que ce qui était nécessaire pour faire la soupe du soldat.
Ainsi les quatre corps de l'armée autrichienne, marchant à une assez grande distance les uns des autres, dans cette épaisse forêt, un seul, celui du centre, sur une grande route ferrée, les trois autres dans des chemins uniquement destinés à l'exploitation des bois, avaient rendez-vous dans cette éclaircie, qui s'étendait entre Hohenlinden et Harthofen, exposés à ne pas arriver ensemble, et à faire, pendant le trajet, bien des rencontres imprévues. Les Bavarois ayant rejoint les Autrichiens, l'armée de l'archiduc s'élevait en ce moment à 70 mille hommes.