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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 02 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Bataille de Hohenlinden, livrée le 3 décembre 1800.

Le 3 décembre, au matin, les Français étaient déployés entre Hohenlinden et Harthofen. Moreau, à cheval avant le jour, était à la tête de son état-major; et, un peu plus loin, Richepanse et Decaen exécutaient le mouvement qui leur était prescrit, de la route d'Ebersberg sur celle de Hohenlinden.

De leur côté les quatre corps autrichiens s'avançaient simultanément, chacun le plus vite qu'il pouvait, sentant le prix du temps, dans une saison où l'on avait si peu de jour, soit pour marcher, soit pour combattre. Une neige épaisse obscurcissait l'air et empêchait de distinguer les objets à la distance la plus rapprochée. L'archiduc Jean, à la tête du centre, s'était enfoncé dans le défilé de la forêt, de Mattenboett à Hohenlinden, et l'avait presque franchi, bien avant que le général Riesch à sa gauche, les généraux Baillet-Latour et Kienmayer à sa droite, eussent pu arriver sur le champ de bataille, embarrassés qu'ils étaient dans des chemins horribles. Le jeune prince avait enfin paru à la lisière des bois, en face de la division Grandjean et de la division Ney, toutes deux rangées en bataille, en avant du village de Hohenlinden. La 108e demi-brigade, de la division Grandjean, était déployée, ayant sur ses ailes la 46e et la 57e, formées en colonne serrée. Le 4e de hussards, le 6e de ligne l'appuyaient en arrière. De part et d'autre on ouvre un feu très-vif d'artillerie. Les Autrichiens abordent la 108e, qui leur résiste de pied ferme. Ils font filer à travers le bois huit bataillons de grenadiers hongrois, pour la tourner par sa droite. Première attaque contre la division Grandjean, à l'entrée de la plaine de Hohenlinden. À cette vue, les généraux Grouchy et Grandjean accourent avec la 46e au secours de la 108e, qui était débordée, et commençait à perdre du terrain. Ils pénètrent dans le bois, et engagent un combat furieux au milieu des sapins, presque corps à corps, avec les grenadiers hongrois. Un bataillon de la 57e s'enfonce plus avant, déborde les Hongrois, et les oblige à se réfugier dans l'épaisseur de la forêt. Cette attaque repoussée. La division Grandjean demeure ainsi victorieuse, et empêche la colonne autrichienne de se déployer dans la plaine de Hohenlinden.

MOREAU. (À Hohenlinden).

Après quelques instants de repos, l'archiduc Jean dirige une nouvelle attaque sur Hohenlinden, et sur la division Grandjean. Cette seconde attaque est repoussée comme la première. Dans ce moment, on commençait à voir, du côté de Kronaker, les troupes autrichiennes de Baillet-Latour, qui se montraient à notre gauche, à la lisière des bois, prêtes à déboucher dans la plaine de Hohenlinden. La neige, qui avait cessé de tomber pour quelques instants, permettait de les discerner facilement. Mais elles n'étaient pas encore en mesure d'agir; et du reste les divisions Bastoul et Legrand s'apprêtaient à les recevoir. Tout à coup, on aperçoit une sorte d'agitation, de flottement, dans les troupes autrichiennes du centre, qui n'avaient pu sortir encore du défilé de la forêt. Quelque chose d'extraordinaire semble se passer sur leurs derrières. Moreau, avec une sagacité qui fait honneur à son coup d'œil militaire, remarque cette circonstance, et dit à Ney: C'est le moment de charger; Richepanse et Decaen doivent être sur les derrières des Autrichiens.—Sur-le-champ il ordonne aux divisions Ney et Grandjean, qui étaient à droite et à gauche de Hohenlinden, de se former en colonnes d'attaque, de charger les Autrichiens placés à la lisière de la forêt, et de les refouler dans ce long défilé, dans lequel ils étaient demeurés enfermés jusqu'ici. Ney les aborde de front, Grouchy avec la division Grandjean les prend par le flanc, et tous deux les poussent vivement dans cette gorge, où ils s'accumulent pêle-mêle, avec leur artillerie et leur cavalerie.

Mouvement de Richepanse contre l'armée autrichienne engagée dans la forêt d'Ebersberg.

En cet instant même, à l'autre bout du défilé, à Mattenboett, se passaient les événements que Moreau avaient prévus et préparés. Richepanse et Decaen, obéissant aux ordres qu'ils avaient reçus de lui, s'étaient rabattus de la route d'Ebersberg sur celle de Hohenlinden. Richepanse, le plus rapproché de Mattenboett, était parti sans attendre Decaen, et s'était enfoncé audacieusement dans cette contrée de bois, de ravins, qui séparait les deux routes, marchant pendant qu'on se battait à Hohenlinden, et faisant des efforts inouïs pour traîner avec lui, dans ces terres inondées, six pièces de petit calibre. Il avait déjà traversé heureusement le village de Saint-Christophe, quand le corps du général Riesch, destiné à flanquer le centre des Autrichiens, y était arrivé; mais il avait dépassé Saint-Christophe avec une seule brigade, laissant la seconde, celle de Drouet, aux prises avec l'ennemi. Richepanse, comptant sur Decaen pour dégager la brigade Drouet, avait, sans perdre un moment, marché sur Mattenboett, où son instinct militaire lui disait que se trouvait le point décisif. Bien qu'il ne lui restât que deux demi-brigades d'infanterie, la 8e et la 48e, un seul régiment de cavalerie, le 1er de chasseurs, et six bouches à feu, environ six mille hommes, il avait continué son mouvement, traînant à bras son artillerie, qui roulait presque toujours dans la boue. Arrivé à Mattenboett, à l'autre bout du défilé de la forêt, dont nous venons de dire que Ney attaquait la tête, il rencontre une troupe de cuirassiers, pied à terre, la bride de leurs chevaux passée à leurs bras; il se jette sur eux, et les fait prisonniers. Puis se déployant dans le petit terrain ouvert, qui entoure Mattenboett, il range la 8e à droite, la 48e à gauche, et lance le 1er de chasseurs sur huit escadrons de cavalerie, qui, en le voyant, s'étaient formés pour le charger. Le 1er de chasseurs, après une charge vigoureuse, est ramené, et se replie derrière la 8e demi-brigade. Celle-ci, croisant la baïonnette, arrête l'élan de la cavalerie autrichienne. En ce moment, la position de Richepanse devient critique. Ayant laissé sa seconde brigade en arrière, pour tenir tête au corps de Riesch, enveloppé lui-même de toutes parts, il pense qu'il ne doit pas donner aux Autrichiens le temps d'apercevoir sa faiblesse. Il confie au général Walther, avec la 8e demi-brigade et le 1er de chasseurs, le soin de contenir l'arrière-garde ennemie, qui se disposait à combattre, et lui, avec la 48e seulement, il se rabat à gauche, et prend la résolution hardie de s'enfoncer à la suite des Autrichiens, dans le défilé de la forêt. Quelque hasardeuse que fût sa résolution, elle était aussi sensée que vigoureuse; car la colonne de l'archiduc, engouffrée dans ce défilé, devait avoir en tête le gros de l'armée française, et, en se jetant en désespéré sur ses derrières, il était probable qu'on y produirait un grand désordre, et qu'on amènerait des résultats considérables. Richepanse forme aussitôt la 48e en colonnes, et, marchant l'épée à la main, au milieu de ses grenadiers, pénètre dans la forêt, essuie sans s'ébranler un feu violent de mitraille, puis rencontre deux bataillons hongrois, qui accourent pour l'arrêter. Richepanse veut soutenir de la voix et du geste ses braves soldats, mais ils n'en ont pas besoin.—Ces hommes-là sont à nous, s'écrient-ils, marchons.—On marche, en effet, on culbute les bataillons hongrois. Bientôt on trouve des masses de bagages, d'artillerie, d'infanterie, accumulées pêle-mêle en cet endroit. Richepanse cause à cette multitude une terreur indicible, et la jette dans un affreux désordre. Au même instant il entend des cris confus à l'autre extrémité de ce défilé. En avançant, ces cris plus distincts révèlent la présence des Français. C'est Ney qui, partant de Hohenlinden, a pénétré par la tête du défilé, et a poussé devant lui la colonne autrichienne, que Richepanse a poussée par derrière, en la prenant en queue.

Ney et Richepanse se joignent, se reconnaissent, et s'embrassent, ivres de joie, en voyant un si beau résultat. On fond de toute part sur les Autrichiens, qui, fuyant dans les bois, se jettent partout aux pieds du vainqueur. On fait des milliers de prisonniers, on prend toute l'artillerie et les bagages. Richepanse, abandonnant à Ney le soin de recueillir ces trophées, revient à Mattenboett, où le général Walther est resté avec une demi-brigade, et un seul régiment de cavalerie. Il trouve ce brave général percé d'une balle, porté sur les bras de ses soldats, mais le visage rayonnant de contentement, et dédommagé de ses souffrances par la satisfaction d'avoir contribué à une manœuvre décisive. Richepanse le dégage, revient à Saint-Christophe, où il avait laissé la brigade Drouet, seule aux prises avec le corps de Riesch. Mais toutes ses prévisions s'étaient vérifiées, dans cette heureuse journée. Le général Decaen était arrivé à temps, avait dégagé la brigade Drouet, et repoussé le corps de Riesch, après lui avoir fait un grand nombre de prisonniers.

On était déjà parvenu à la moitié du jour. Le centre de l'armée autrichienne, enveloppé, avait succombé tout entier. La gauche, sous le général Riesch, arrivée trop tard pour arrêter Richepanse, atteinte et rejetée sur l'Inn par Decaen, était en pleine retraite, après avoir essuyé des pertes considérables. Avec de tels résultats au centre et à la gauche des Autrichiens, l'issue de la journée ne pouvait plus être douteuse.

Combat à l'extrême gauche, entre les divisions Bastoul et Legrand, et les corps de Baillet-Latour et Kienmayer.

Pendant ces événements, les divisions Bastoul et Legrand, placées à la gauche de l'éclaircie de Hohenlinden, avaient eu sur les bras l'infanterie des généraux Baillet-Latour et Kienmayer. Ces divisions avaient fort à faire, car elles étaient inférieures de moitié à l'ennemi; elles avaient de plus le désavantage du lieu, car la tête des ravins boisés, par lesquels les Autrichiens débouchaient dans la petite plaine de Hohenlinden, dominait un peu cette plaine découverte, et permettait d'y faire un feu plongeant. Mais les généraux Bastoul et Legrand, sous les ordres du général Grenier, se soutenaient vigoureusement, secondés par le courage de leurs braves soldats. Heureusement d'ailleurs, la réserve de cavalerie de d'Hautpoul était là pour les appuyer, ainsi que la seconde brigade de Ney, celui-ci n'étant entré dans le défilé qu'avec une seule.

Les deux divisions françaises, d'abord accablées par le nombre, avaient perdu un peu de terrain. Abandonnant la lisière des bois, elles s'étaient repliées dans la plaine, mais avec un aplomb rare, et en montrant à l'ennemi une héroïque fermeté. Deux demi-brigades de la division Legrand, la 51e et la 42e, ramenées sur Harthofen, avaient à combattre l'infanterie autrichienne de Kienmayer, et de plus une division de cavalerie attachée à ce corps. Tantôt faisant un feu nourri sur l'infanterie, tantôt croisant la baïonnette sur la cavalerie, elles opposaient à toutes les attaques une résistance invincible. Mais dans ce moment, Grenier, apprenant la nouvelle du succès obtenu au centre, forme la division Legrand en colonnes, la fait appuyer par les charges de la cavalerie de d'Hautpoul, et ramène le corps de Kienmayer jusqu'à la lisière des bois. De son côté, le général Bonnet, avec une brigade de la division Bastoul, charge les Autrichiens, et les culbute dans le vallon dont ils avaient essayé de sortir. En même temps les grenadiers de la brigade Jola, la seconde de Ney, fondent sur Baillet-Latour, et le repoussent. L'impulsion de la victoire, communiquée à ces braves troupes, double leur ardeur et leurs forces. Elles précipitent enfin les deux corps de Baillet-Latour et de Kienmayer, l'un sur Isen, l'autre sur Lendorf, dans cette contrée basse et difficile, de laquelle ils avaient tenté vainement de déboucher, pour envahir le plateau de Hohenlinden.

Grands résultats de cette bataille.

Moreau revient dans ce moment du fond de la forêt, avec un détachement de la division Grandjean, afin de porter secours à sa gauche, si vivement attaquée. Mais là, comme sur tous les autres points, il trouve ses soldats victorieux, transportés de joie, félicitant leur général d'un si beau triomphe. Le triomphe était beau en effet. L'armée autrichienne avait encore plus de peine à sortir de ces bois, qu'elle n'en avait eu à y pénétrer. On voyait partout des corps égarés, qui, ne sachant où fuir, tombaient dans les mains de l'armée victorieuse, et mettaient bas les armes. Il était cinq heures, la nuit couvrait de ses ombres le champ de bataille. On avait tué ou blessé 7 à 8 mille hommes à l'ennemi, fait 12 mille prisonniers, pris 300 voitures et 87 pièces de canon, résultats bien rares à la guerre. L'armée autrichienne avait donc perdu en un jour près de 20 mille soldats, presque toute son artillerie, ses bagages, et, ce qui était plus grave encore, toute sa force morale.

Cette bataille est la plus belle de celles qu'a livrées Moreau, et assurément l'une des plus grandes de ce siècle, qui en a vu livrer de si extraordinaires. On a dit à tort qu'il y avait un autre vainqueur de Marengo que le général Bonaparte, et que c'était le général Kellermann. On pourrait dire, avec bien plus de raison, qu'il y a un autre vainqueur de Hohenlinden que le général Moreau, et que c'est le général Richepanse; car celui-ci, sur un ordre un peu vague, avait exécuté la plus belle manœuvre. Mais, quoique moins injuste, cette assertion serait injuste encore. Laissons à chaque homme la propriété de ses œuvres, et n'imitons pas ces tristes efforts de l'envie, qui cherche partout un autre vainqueur que le vainqueur lui-même.

Moreau, en s'avançant le long de l'Inn, depuis Kufstein jusqu'à Mühldorf, sans avoir choisi un point précis d'attaque, sans avoir concentré sur ce point toutes ses forces, pour ne faire ailleurs que de simples démonstrations, Moreau avait ainsi exposé sa gauche dans la journée du 1er décembre. Mais ce ne pouvait être là qu'un avantage d'un moment laissé à l'ennemi; et en se retirant dans le fond du labyrinthe de Hohenlinden, en y attirant les Autrichiens, en rabattant à propos son centre sur sa gauche, d'Ebersberg sur Mattenboett, il avait exécuté l'une des plus heureuses manœuvres connues dans l'histoire de la guerre. On a dit que Richepanse avait marché sans ordre[5]; cela est inexact: l'ordre avait été donné, ainsi que nous l'avons rapporté, mais il était trop général, pas assez détaillé. Rien de ce qui pouvait arriver n'avait été prévu. Moreau s'était borné à prescrire à Richepanse et à Decaen, de se rabattre d'Ebersberg sur Saint-Christophe, sans désigner la route, sans prévoir ni la présence du corps de Riesch, ni aucun des accidents possibles, et même probables, au milieu de cette forêt remplie d'ennemis; et, sans un officier aussi vigoureux que Richepanse, il aurait pu recueillir un désastre au lieu d'un triomphe. Mais la fortune a toujours sa part dans les succès militaires. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle fut très-grande ici, et même plus grande que de coutume.

On a reproché à Moreau, tandis qu'il combattait avec six divisions sur douze, d'en avoir laissé trois sous le général Sainte-Suzanne sur le Danube, trois sous le général Lecourbe sur l'Inn supérieur, et d'avoir ainsi exposé sa gauche, sous le général Grenier, à combattre dans la proportion d'un contre deux. Ce reproche assurément est plus grave, et plus mérité; mais ne ternissons pas un aussi beau triomphe, et ajoutons, pour être justes, que dans les plus belles œuvres des hommes il y a des taches, que dans les plus belles victoires il y a des fautes, des fautes que la fortune répare, et qu'il faut admettre comme un accompagnement ordinaire des grandes actions guerrières.

Après cette importante victoire, il fallait poursuivre vivement l'armée autrichienne, marcher sur Vienne, faire tomber, en se portant en avant, les défenses du Tyrol, déterminer ainsi un mouvement rétrograde dans toute la ligne des Autrichiens, depuis la Bavière jusqu'à l'Italie; car la retraite des troupes de l'Inn entraînait celle des troupes du Tyrol, et la retraite de ces dernières rendait inévitable l'abandon du Mincio. Mais pour obtenir tous ces résultats, il fallait forcer l'Inn, puis la Salza, qui se jette dans l'Inn, et forme une seconde ligne à franchir après la première. Dans le moment, on pouvait tout attendre de la vive impulsion donnée à notre armée par la journée de Hohenlinden.

Moreau, dès qu'il eut accordé quelque repos à ses troupes, porta sa gauche et une partie de son centre sur la route de Mühldorf, menaçant à la fois les ponts de Kraibourg, Mühldorf et Braunau, afin de persuader à l'ennemi qu'il voulait traverser l'Inn dans sa partie inférieure. Mais pendant ce temps Lecourbe, qui, quelques mois auparavant, avait si glorieusement passé le Danube dans la journée d'Hochstett, était chargé avec la droite de passer l'Inn, aux environs de Rosenheim. (Voir la carte no 15.) Ce général avait découvert un endroit, celui de Neubeurn, où la rive gauche que nous occupions, dominait la rive droite occupée par l'ennemi, et où l'on pouvait établir avantageusement l'artillerie, afin de protéger le passage. Ce point fut donc choisi. On perdit malheureusement plusieurs jours à réunir le matériel nécessaire, et ce ne fut que le 9 décembre au matin, six jours après la grande bataille de Hohenlinden, que Lecourbe fut en mesure d'agir.

Moreau avait soudainement reporté son armée sur l'Inn supérieur. Les trois divisions du centre avaient été dirigées de Wasserbourg sur Aibling, à peu de distance de Rosenheim, prêtes à secourir Lecourbe. La gauche les avait remplacées dans leurs positions, et le général Collaud, avec deux divisions du corps de Sainte-Suzanne, avait été porté en avant de l'Isar, à Erding.

Passage de l'Inn le 9 décembre.

Le 9 décembre au matin (18 frimaire), Lecourbe commença les travaux du passage devant Neubeurn. C'était la division Montrichard qui devait franchir l'Inn la première. Le général Lemaire plaça sur les hauteurs de la rive gauche une batterie de 28 pièces de canon, et balaya tout ce qui se présentait sur la rive droite. Il n'y avait dans cette partie de l'Inn que le corps de Condé, trop faible pour opposer une résistance sérieuse. Après avoir écarté par un feu continu d'artillerie tous les détachements ennemis, les pontonniers se jetèrent dans des barques, suivis de quelques bataillons d'élite, destinés à protéger leurs travaux. En deux heures et demie le pont fut établi, et la division Montrichard put commencer à déboucher. Elle s'avança sur les Autrichiens, qui se mirent en retraite, et descendirent la rive droite de l'Inn, jusque vis-à-vis Rosenheim. Ils prirent une forte position à Stephanskirchen. Pendant ce mouvement, les divisions du centre, placées devant Rosenheim même, avaient fait leurs efforts pour empêcher les Autrichiens de détruire tout à fait le pont de cette ville. N'y ayant pas réussi, elles remontèrent l'Inn, et le passèrent à Neubeurn, afin de seconder Lecourbe. Le corps de Condé, renforcé de quelques secours, s'appuyait d'un côté au pont détruit de Rosenheim, de l'autre au petit lac de Simm-Sée. Lecourbe fit tourner ce lac par un détachement, et obligea l'ennemi à se retirer, après une résistance qui fut peu meurtrière.

L'Inn était donc franchi, et ce formidable obstacle qui devait, disait-on, arrêter l'armée française, était vaincu. Lecourbe venait ainsi de cueillir un nouveau laurier, dans la campagne d'hiver. La marche ne se ralentit pas. Le lendemain on jeta un pont devant Rosenheim, pour faire passer le reste du centre. Grenier avec la gauche traversa l'Inn, sur les ponts de Wasserbourg et de Mühldorf, que l'ennemi avait abandonnés sans les détruire.

Il fallait se hâter de pousser les Autrichiens jusqu'aux bords de la Salza, qui coule derrière l'Inn, et se réunit à ce fleuve, un peu au-dessus de Braunau. (Voir la carte no 15.) La Salza est comme un second bras de l'Inn lui-même. Quand on veut franchir l'Inn près des montagnes, il faut en quelque sorte le franchir deux fois, tandis qu'en le passant aux environs de Braunau, après sa réunion avec la Salza, on n'a qu'un seul passage à exécuter. Mais alors le volume de ses eaux est doublé, et la difficulté de le traverser de vive force, augmentée en proportion. Ce motif, et le désir de surprendre l'ennemi, qui ne s'attendait pas à voir les Français tenter le passage au-dessus de Rosenheim, avaient décidé le choix de Moreau.

Lecourbe, appuyé des divisions du centre, s'avança rapidement, malgré toutes les difficultés que lui présentait ce pays montueux, coupé de bois, de rivières, de lacs; pays difficile en tout temps, mais plus difficile encore au milieu de décembre. L'armée autrichienne, quoique frappée de tant de revers, se maintenait cependant. Le sentiment de l'honneur, réveillé par le danger de la capitale, lui fit tenter encore de nobles efforts pour nous arrêter. La cavalerie autrichienne couvrait la retraite, chargeant avec vigueur les corps français qui s'avançaient trop témérairement. On passa l'Alz, qui porte les eaux du lac de Chiem-Sée dans l'Inn; on franchit Traunstein; on arriva enfin près de la Salza, pas loin de Salzbourg.

Il restait là, devant Salzbourg même, une forte position à occuper. L'archiduc Jean crut pouvoir y concentrer ses troupes, espérant leur ménager un succès, qui relèverait leur courage, et ralentirait un peu l'audacieuse poursuite des Français. Il s'y concentra en effet le 13 décembre (22 frimaire).

Position de l'archiduc Jean devant Salzbourg, et danger de Lecourbe.

La ville de Salzbourg est placée sur la Salza. (Voir la carte no 15.) En avant de cette rivière coule une autre petite rivière, la Saal, qui descend des montagnes voisines, et vient se joindre à la Salza au-dessous de Salzbourg. Le terrain entre les deux cours d'eau, est uni, marécageux, couvert de bouquets de bois, d'un accès partout difficile. C'est là que l'archiduc Jean avait pris position, la droite à la Salza, la gauche aux montagnes, le front couvert par la Saal. Son artillerie battait cette plage unie. Sa cavalerie, rangée sur les parties découvertes et solides du terrain, était prête à charger les corps français qui oseraient prendre l'offensive. Son infanterie était solidement appuyée à la ville de Salzbourg.

Le 14 au matin, Lecourbe, entraîné par son ardeur, franchit à gué la Saal, essuya plusieurs charges de cavalerie sur les grèves qui bordent la rivière, et les supporta bravement; mais bientôt, le brouillard épais qui couvrait la plaine se dissipant, il aperçut en avant de Salzbourg une ligne formidable de cavalerie, d'artillerie et d'infanterie. C'était l'armée autrichienne tout entière. En présence de ce danger il se conduisit avec beaucoup d'aplomb, mais il fit quelques pertes.

Decaen dégage heureusement Lecourbe en passant la Salza.

Heureusement la division Decaen passait en ce moment la Salza vers Laufen, d'une manière presque miraculeuse. La veille l'avant-garde de cette division, trouvant le pont de Laufen détruit, avait parcouru les rives de la Salza, couvertes partout de tirailleurs ennemis, et s'était mise à la recherche d'un passage. Elle avait aperçu sur la rive opposée une barque. À cette vue, trois chasseurs de la 14e, se jetant à la nage, étaient parvenus sur l'autre bord, malgré le froid le plus vif, et un courant encore plus rapide que celui de l'Inn. Après s'être battus corps à corps avec plusieurs tirailleurs autrichiens, ils avaient enlevé et ramené la barque. Quelques centaines de Français s'en étaient servis pour passer successivement sur la rive opposée, avaient occupé un village, tout près du pont détruit de Laufen, et s'y étaient barricadés de telle manière, qu'un petit nombre d'entre eux suffisaient à le défendre. Les autres avaient fondu sur l'artillerie autrichienne, l'avaient enlevée, s'étaient emparés de tous les bateaux existants sur la rive droite de la Salza, et avaient ainsi procuré à la division, restée sur la rive gauche, des moyens de passage. Le lendemain 14 au matin, la division Decaen avait passé tout entière, et remontant jusqu'à Salzbourg, survint à l'instant même où Lecourbe se trouvait seul engagé contre toute l'armée autrichienne. Il était impossible d'arriver plus à propos. L'archiduc, averti du passage des Français et de leur marche sur Salzbourg, se hâta de décamper, et Lecourbe fut ainsi dégagé du grave péril, auquel le hasard et son ardeur l'avaient exposé.

Toutes les défenses de l'Inn et de la Salza étaient donc tombées. Dès ce moment, aucun obstacle ne couvrait l'armée autrichienne, et ne pouvait lui rendre la force de résister à l'armée française. Il restait, il est vrai, 25 mille hommes dans le Tyrol, qui auraient pu inquiéter nos derrières; mais ce n'est pas quand on est victorieux, et que la démoralisation s'est emparée de l'ennemi, qu'on a des tentatives hardies à redouter. Moreau, après avoir laissé le corps de Sainte-Suzanne, en arrière pour investir Braunau, et occuper l'espace compris entre l'Inn et l'Isar, Moreau, enhardi par le succès à chaque pas qu'il faisait, marcha sur la Traun et l'Ens, qui n'étaient plus capables de l'arrêter. (Voir la carte no 14.) Richepanse faisait l'avant-garde, soutenu par Grouchy et Decaen. La retraite des Autrichiens s'opérait en désordre. À tout instant on ramassait des hommes, des voitures, des canons. Richepanse livra de brillants combats à Frankenmarkt, à Vœklabruck, à Schwanstadt. Ayant sans cesse affaire à la cavalerie autrichienne, il enleva jusqu'à 1,200 chevaux à la fois. Le 20 décembre (29 frimaire), on avait franchi la Traun, on marchait sur Steyer, pour y passer l'Ens.

Le jeune archiduc Jean, que tant de désastre avaient complètement abattu, venait d'être remplacé par l'archiduc Charles, qu'on tirait enfin de sa disgrâce, pour lui confier une tâche désormais impossible, celle de sauver l'armée autrichienne. Il arriva, et vit avec douleur le spectacle que lui offraient ces soldats de l'empire, qui, après avoir noblement résisté aux Français, demandaient enfin qu'on cessât de les sacrifier à une politique funeste, et universellement réprouvée. Il envoya M. de Meerfeld à Moreau, pour proposer un armistice. Moreau voulut bien accorder quarante-huit heures, à condition que, dans ce délai, cet officier reviendrait de Vienne, muni des pouvoirs de l'empereur; mais il stipula toutefois que, dans l'intervalle, l'armée française pourrait s'avancer jusqu'à l'Ens.

Le 21, il passa l'Ens à Steyer; ses avant-postes se montrèrent sur l'Ips et l'Erlaf. Il était aux portes de Vienne; il pouvait avoir la tentation d'y entrer, et de se donner la gloire qu'aucun général français n'avait eue encore, de pénétrer dans la capitale de l'empire. Moreau refuse d'entrer dans Vienne. Mais l'âme modérée de Moreau n'aimait pas à pousser la fortune à bout. L'archiduc Charles lui engageait sa parole qu'on ne suspendrait les hostilités que pour traiter immédiatement de la paix, aux conditions qu'avait toujours exigées la France, notamment celle d'une négociation séparée. Moreau, plein d'une juste estime pour ce prince, se montra disposé à l'en croire.

Plusieurs de ses lieutenants l'excitèrent à conquérir Vienne. Il vaut mieux, leur répondit-il, conquérir la paix... Je n'ai pas de nouvelles de Macdonald et de Brune; je ne sais pas si l'un a réussi à pénétrer dans le Tyrol, si l'autre est parvenu à franchir le Mincio. Augereau est bien loin de moi, bien compromis; je pousserais peut-être les Autrichiens au désespoir, en voulant les humilier. Il vaut mieux nous arrêter, et nous contenter de la paix, car c'est pour elle seule que nous combattons.—

Armistice de Steyer, signé le 25 décembre.

C'étaient là de sages et louables sentiments. Le 25 décembre (4 nivôse an IX), il consentit donc à signer à Steyer une nouvelle suspension d'armes, dont les conditions furent les suivantes: Il y avait cessation d'hostilités en Allemagne, entre les armées autrichiennes et les armées françaises, commandées par Moreau et Augereau. Les généraux Brune et Macdonald devaient recevoir l'invitation de signer un semblable armistice, pour les armées des Grisons et d'Italie. On livrait aux Français toute la vallée du Danube, le Tyrol compris, plus les places de Braunau, Wurtzbourg, les forts de Scharnitz et de Kufstein, etc... Les magasins autrichiens étaient mis à leur disposition. Aucun détachement de forces ne pouvait être envoyé en Italie, s'il arrivait qu'une suspension d'armes ne fût pas consentie par les généraux opérant dans cette contrée. Cette disposition était commune aux deux armées.

Gloire de Moreau.

Moreau se contenta de ces conditions, comptant avec raison sur la paix, et la préférant à des triomphes plus éclatants, mais plus hasardeux. Une belle gloire entourait son nom, car sa campagne d'hiver surpassait encore celle du printemps. Après avoir franchi le Rhin dans cette première campagne du printemps, et avoir acculé les Autrichiens au Danube, pendant que le Premier Consul passait les Alpes; après les avoir ensuite délogés de leur camp d'Ulm par la bataille d'Hochstett, et les avoir rejetés sur l'Inn, il avait repris haleine pendant la belle saison, et, recommençant sa marche en hiver, par le froid le plus rigoureux, il les avait accablés à Hohenlinden, puis les avait rejetés de l'Inn sur la Salza, de la Salza sur la Traun et l'Ens, les poussant en désordre jusqu'aux portes de Vienne. Il leur accordait enfin, en s'arrêtant à quelques lieues de la capitale, le temps de signer la paix. Il y avait là sans doute des tâtonnements, des lenteurs, des fautes enfin, que des juges sévères ont depuis relevées amèrement, comme pour venger sur la mémoire de Moreau les injustices commises sur la mémoire de Napoléon; mais il y avait des succès soutenus, justifiés par une conduite sage et ferme. Il faut respecter toutes les gloires, et ne pas détruire l'une pour venger l'autre. Moreau avait su commander cent mille hommes, avec prudence et vigueur; personne, Napoléon mis à part, ne l'a fait aussi bien dans ce siècle; et si la place du vainqueur de Hohenlinden est à une immense distance de celle du vainqueur de Rivoli, de Marengo et d'Austerlitz, cette place est belle encore, et serait restée belle, si des égarements criminels, funeste produit de la jalousie, n'avaient souillé plus tard une vie jusque-là noble et pure.

Augereau dégagé par l'armistice, d'une position hasardée.

L'armistice d'Allemagne arrivait heureusement pour tirer de sa position hasardée l'armée gallo-batave commandée par Augereau. Le général autrichien Klenau, qui était toujours resté à une assez grande distance de l'archiduc Jean, s'était tout à coup réuni à Simbschen, et, par cette réunion de forces, avait mis Augereau en danger. Mais celui-ci avait défendu la Rednitz avec bravoure, et avait ainsi gagné la fin des hostilités. La retraite des Autrichiens en Bohême le tirait d'embarras, et l'armistice le mettait à couvert contre les périls d'une position trop dénuée de soutien, depuis que Moreau se trouvait aux portes de Vienne.

Passage du Splugen par Macdonald.

Pendant ces événements en Allemagne, les hostilités continuaient dans les Alpes et en Italie. Le Premier Consul, voyant dès le début de la campagne, que Moreau pouvait se passer du secours de l'armée des Grisons, avait ordonné à Macdonald de franchir le Splugen, de se jeter par-dessus la grande chaîne des Alpes, dans la Valteline, de la Valteline dans le Tyrol italien, de se porter ensuite sur Trente, de déborder ainsi la ligne du Mincio, pour faire tomber par cette manœuvre toute la résistance des Autrichiens dans les plaines d'Italie. Aucune objection, tirée de la hauteur du Splugen, ou de la rigueur de la saison, n'avait pu ébranler le Premier Consul. Il avait constamment répondu que, partout où deux hommes pouvaient poser le pied, une armée avait le moyen de passer, et que les Alpes étaient plus faciles à franchir pendant la gelée que pendant la fonte des neiges, époque à laquelle il avait lui-même traversé le Saint-Bernard. C'était le raisonnement d'un esprit absolu, qui veut à tout prix atteindre son but. L'événement prouva que, dans les montagnes, l'hiver présentait des dangers au moins égaux à ceux du printemps, et que de plus il condamnait les hommes à d'horribles souffrances.

Le général Macdonald se mit en mesure d'obéir, et le fit avec toute l'énergie de son caractère. (Voir la carte no 1.) Après avoir laissé la division Morlot dans les Grisons, pour garder les débouchés qui communiquent des Grisons dans l'Engadine (vallée supérieure de l'Inn), il s'approcha du Splugen. Depuis quelque temps, la division Baraguay-d'Hilliers était dans la Haute-Valteline, menaçant l'Engadine du côté de l'Italie, tandis que Morlot la menaçait du côté des Grisons. Avec le gros de son armée, 12 mille hommes environ, Macdonald commença son mouvement, et gravit les premières pentes du Splugen. Le passage de cette haute montagne, étroit et tournant pendant une montée de plusieurs lieues, présentait les plus grands dangers, surtout dans cette saison, où de fréquentes tourmentes encombraient la route de monceaux énormes de neige et de glace. On avait placé l'artillerie et les munitions sur des traîneaux, et chargé les soldats de biscuits et de cartouches. La première colonne, composée de cavalerie et d'artillerie, aborda le passage par un beau temps; mais elle fut tout à coup assaillie par une tempête affreuse. Une avalanche emporta la moitié d'un escadron de dragons, et remplit les soldats de terreur. Cependant on ne perdit pas courage. Après trois jours, la tourmente ayant cessé, on essaya de nouveau de franchir cette redoutable montagne. La neige l'avait encombrée. On se faisait précéder par des bœufs, qui foulaient cette neige en y enfonçant jusqu'au poitrail; puis des travailleurs la battaient fortement; l'infanterie, en y passant, achevait de la rendre solide; enfin des sapeurs élargissaient les passages trop étroits, en taillant la glace à coups de hache. C'est après tous ces travaux, que la route devenait praticable à la cavalerie et à l'artillerie. Les premiers jours de décembre furent ainsi employés à faire passer les trois premières colonnes. Les soldats endurèrent ces horribles souffrances avec une patience admirable, se nourrissant de biscuit et d'un peu d'eau-de-vie. La quatrième et dernière colonne allait enfin atteindre le sommet du col, lorsqu'une nouvelle tourmente le ferma encore une fois, dispersa en entier la 104e demi-brigade, et ensevelit une centaine d'hommes. Le général Macdonald était là. Il rallia ses soldats, les soutint contre le péril et la souffrance, fit rouvrir avec des efforts inouïs le chemin barré par des blocs de neige glacée, et déboucha enfin avec tout le reste de son corps dans la Valteline.

Cette tentative, vraiment extraordinaire, avait transporté au delà de la grande chaîne, et aux portes même du Tyrol italien, la majeure partie de l'armée des Grisons. Le général Macdonald, comme il en avait ordre, chercha dès qu'il eut passé le Splugen, à se concerter avec Brune, pour se porter aux sources du Mincio et de l'Adige, et faire tomber ainsi toute la ligne défensive des Autrichiens, qui s'étendait des Alpes à l'Adriatique.

Brune ne voulut pas se priver d'une division entière pour aider Macdonald, mais il consentit à détacher la division italienne de Lecchi, laquelle dut remonter de la vallée de la Chiesa jusqu'à la Rocca d'Anfo.

Attaque du mont Tonal par les soldats de Macdonald.

Macdonald essaya donc en remontant la Valteline, d'attaquer le mont Tonal, qui donne entrée dans le Tyrol et la vallée de l'Adige. Mais ici, quoique la hauteur fût moindre qu'au Splugen, la glace était tout aussi amoncelée; et, de plus, le général Wukassowich avait couvert de retranchements les principaux abords du mont Tonal. Le 22 et le 23 décembre, le général Vandamme essaya l'attaque à la tête d'un corps de grenadiers, et la renouvela plusieurs fois avec un courage héroïque. Ces braves gens firent des efforts incroyables, mais inutiles. Plusieurs fois, marchant sur la glace, et à découvert, sous un feu meurtrier, ils arrivèrent jusqu'aux palissades du retranchement, essayèrent de les arracher, mais, la terre étant gelée, ne purent y réussir. Il était inutile de s'obstiner davantage; on résolut de passer dans la vallée de l'Oglio, de la descendre jusqu'à Pisogno, pour se porter ensuite dans la vallée de la Chiesa. On voulait ainsi traverser les montagnes dans une région moins élevée, et par des passages moins défendus. Macdonald, descendu jusqu'à Pisogno, franchit les cols qui le séparaient de la vallée de la Chiesa, fit sa jonction avec la brigade Lecchi vers la Rocca d'Anfo, et se trouva transporté au delà des obstacles qui le séparaient du Tyrol italien et de l'Adige. Macdonald réussit à pénétrer dans le Tyrol. Il pouvait arriver à Trente, avant que le général Wukassowich eût opéré sa retraite des hauteurs du mont Tonal, et prendre position, entre les Autrichiens qui défendaient, au milieu des Alpes, les sources des fleuves, et les Autrichiens qui en défendaient le cours inférieur, dans les plaines de l'Italie.

Brune, avant de forcer le Mincio, avait attendu que Macdonald eût fait assez de progrès, pour que les attaques fussent à peu près simultanées, dans les montagnes et dans la plaine. Sur 125 mille hommes répandus en Italie, il avait, comme nous l'avons dit, 100 mille soldats valides, éprouvés, et remis de leurs souffrances; une artillerie parfaitement organisée par le général Marmont, et une excellente cavalerie. Situation de Brune sur le Mincio. Vingt mille hommes à peu près gardaient la Lombardie, le Piémont, la Ligurie, la Toscane. Une faible brigade, commandée par le général Petitot, observait les troupes autrichiennes, qui, sorties de Ferrare, menaçaient Bologne. La garde nationale de cette dernière ville était prête d'ailleurs à se défendre contre les Autrichiens. Les Napolitains traversaient de nouveau l'État Romain pour marcher sur la Toscane; mais Murat, avec les 10 mille hommes du camp d'Amiens, se portait à leur rencontre. Brune, après avoir pourvu à la garde des diverses parties de l'Italie, pouvait diriger environ 70 mille hommes sur le Mincio. Le général Bonaparte, qui connaissait parfaitement ce théâtre d'opérations, lui avait recommandé soigneusement de concentrer, le plus possible, ses troupes dans la Haute-Italie; de ne tenir aucun compte de ce que les Autrichiens entreprendraient vers les rives du Pô, dans les Légations, même en Toscane; de rester ferme, comme il l'avait fait lui-même autrefois aux débouchés des Alpes; et il lui répétait sans cesse, que lorsque les Autrichiens auraient été battus entre le Mincio et l'Adige, c'est-à-dire sur la ligne par laquelle ils entrent en Italie, tout ce qui aurait passé le Pô, pénétré dans l'Italie centrale, n'en serait que plus compromis.

Les Autrichiens firent mine, en effet, de sortir de Ferrare, de menacer Bologne; mais le général Petitot sut les contenir, et la garde nationale de Bologne montra de son côté l'attitude la plus ferme.

Brune, se conformant d'abord aux instructions qu'il avait reçues, s'avança jusqu'au Mincio, du 20 au 24 décembre (29 frimaire au 3 nivôse), enleva les positions que les Autrichiens avaient occupées en avant de ce fleuve, et fit ses dispositions pour le passer le 25 au matin. Le général Delmas commandait son avant-garde, le général Moncey sa gauche, le général Dupont sa droite, le général Michaud sa réserve. Outre la cavalerie et l'artillerie répandues dans les divisions, il avait une réserve considérable de cavalerie et d'artillerie.

En racontant les premières campagnes du général Bonaparte[6], nous avons déjà décrit ce théâtre de tant d'événements mémorables; il faut néanmoins retracer en quelques mots la configuration des lieux. (Voir la carte no 1.) La masse des eaux du Tyrol se jette par l'Adige dans l'Adriatique: aussi l'Adige forme-t-il une ligne d'une grande force. Mais, avant de parvenir à la ligne de l'Adige, on en trouve une moins importante, c'est celle du Mincio. Les eaux de quelques vallées latérales à celle du Tyrol, d'abord accumulées dans le lac de Garda, se déversent ensuite dans le Mincio, s'arrêtent quelque peu à Mantoue, autour de laquelle elles forment une inondation, puis se jettent dans le Pô. Il y avait donc une double ligne à franchir; celle du Mincio d'abord, celle de l'Adige ensuite, cette dernière beaucoup plus considérable et plus forte. Il fallait franchir l'une et l'autre, et si on le faisait assez promptement pour donner la main à Macdonald, qui marchait par la Rocca d'Anfo et par Trente sur le Haut-Adige, on pouvait séparer l'armée autrichienne qui défendait le Tyrol, de l'armée autrichienne qui défendait le Mincio, et enlever la première.

La ligne du Mincio, longue tout au plus de 7 à 8 lieues, s'appuyant au lac de Garda d'un côté, à Mantoue de l'autre, hérissée d'artillerie, et défendue par 70 mille Autrichiens, sous le commandement du comte de Bellegarde, n'était pas facile à forcer. L'ennemi avait à Borghetto et Vallegio un pont bien retranché, qui lui permettait d'agir sur les deux rives. Le fleuve n'était pas guéable en cette saison; on avait encore augmenté la masse de ses eaux, en fermant tous les canaux de dérivation.

Dispositions de Brune pour le passage du Mincio.

Brune, après avoir réuni ses colonnes, eut la singulière idée de passer le Mincio sur deux points à la fois, à Pozzolo et à Mozzembano. Sur ces deux points, le lit du fleuve formait un contour, dont la convexité était tournée de notre côté; de plus, la rive droite, que nous occupions, dominait la rive gauche qu'occupaient les Autrichiens, de manière qu'à Mozzembano comme à Pozzolo, l'on pouvait établir des feux supérieurs et convergents sur la rive ennemie, et couvrir ainsi l'opération du passage. Mais sur l'un et l'autre point, on trouvait les Autrichiens solidement assis derrière le Mincio, couverts de gros retranchements, appuyés ou sur Mantoue ou sur Peschiera. Les avantages et les inconvénients du passage étaient donc à peu près les mêmes, à Pozzolo comme à Mozzembano. Mais ce qui devait décider Brune à préférer l'un des deux points, n'importe lequel, sauf à faire une fausse démonstration sur l'autre, c'est qu'entre ces deux points se trouvait une tête de pont, celle de Borghetto, actuellement occupée par l'ennemi. Les Autrichiens pouvaient donc déboucher par cette tête de pont, et se jeter sur l'une des deux opérations pour la troubler: il ne fallait, par conséquent, en essayer qu'une, mais avec toutes ses forces.

Tentative de passer le Mincio sur deux points.

Brune n'en persista pas moins dans son double projet, apparemment pour diviser l'attention de l'ennemi, et, le 25 décembre, disposa toutes choses pour un double passage. Mais des difficultés survenues dans les transports, difficultés très-grandes en cette saison, empêchèrent que tout fût prêt à Mozzembano, point où se trouvait Brune lui-même avec la plus grande partie de ses troupes, et l'opération fut remise au lendemain. Il semble dès lors que le second passage aurait dû être contremandé; mais Brune, ayant toujours considéré la tentative vers Pozzolo comme une simple diversion, pensa que la diversion produirait bien plus sûrement son effet, si elle précédait de 24 heures l'opération principale.

Combat de Dupont pour passer à Pozzolo.

Dupont, qui commandait à Pozzolo, était un officier plein d'ardeur; il s'avança, le 25 au matin, sur le bord du Mincio, couronna d'artillerie les hauteurs de Molino-della-Volta, qui dominaient la rive opposée, jeta un pont en très-peu de temps, et, favorisé par un brouillard épais, réussit à porter sur la rive gauche la division Wattrin. Pendant ce temps, Brune demeurait immobile avec la gauche et les réserves à Mozzembano; le général Suchet, placé entre deux avec le centre, masquait le pont autrichien de Borghetto. Le général Dupont se trouvait donc avec un seul corps sur la rive gauche, en présence de toute l'armée autrichienne. Le résultat était facile à prévoir. Le comte de Bellegarde, allant au plus pressé, dirigea sur Pozzolo la masse de ses forces. Le général Dupont fit avertir son voisin Suchet et le général en chef du succès du passage, et du danger auquel ce succès l'exposait. Le général Suchet, en brave et loyal compagnon d'armes, courut au secours de la division Dupont: mais, quittant Borghetto, il fit demander à Brune de pourvoir à la garde de ce débouché, qu'il laissait découvert par son mouvement vers Pozzolo. Brune, au lieu d'accourir avec toutes ses forces sur le point où un accident heureux venait d'ouvrir à son armée le passage du Mincio, Brune, toujours occupé de son opération du lendemain sur Mozzembano, ne quitta pas sa position. Il approuva le mouvement du général Suchet, en lui recommandant toutefois de ne pas trop se compromettre au delà du fleuve, et se contenta d'envoyer la division Boudet pour masquer le pont de Borghetto.

Mais le général Dupont, impatient de profiter de son succès, s'était tout à fait engagé. Il avait passé le Mincio, enlevé Pozzolo, qui est situé sur la rive gauche, et porté successivement au delà du fleuve les divisions Wattrin et Monier. L'une de ses ailes était appuyée à Pozzolo, et l'autre au Mincio, sous la protection des batteries élevées de la rive droite.

Les Autrichiens marchaient avec tous leurs renforts sur cette position. Ils étaient précédés par une grande quantité de pièces de canon. Heureusement notre artillerie, placée à Molino-della-Volta, et tirant d'une rive à l'autre, protégeait nos soldats par la supériorité de son feu. Les Autrichiens se précipitèrent avec fureur sur les divisions Wattrin et Monier. La 6e légère, la 28e et la 40e de ligne, faillirent être accablées; mais elles résistèrent avec une admirable bravoure, à tous les assauts réunis de l'infanterie et de la cavalerie autrichienne. Cependant la division Monier, surprise dans Pozzolo par une colonne de grenadiers, en fut délogée. Dans ce moment, le corps de Dupont, détaché de son principal point d'appui, allait être jeté dans le Mincio. Mais le général Suchet arrivait sur l'autre rive avec la division Gazan, et apercevant des hauteurs de Molino-della-Volta le grave péril de son collègue Dupont, engagé avec 10 mille hommes contre 30 mille, se hâta de lui dépêcher des renforts. Retenu toutefois par les ordres de Brune, il n'osa pas lui envoyer toute la division Gazan, et ne jeta que la brigade Clauzel au delà du fleuve. Cette brigade était insuffisante, et Dupont allait succomber malgré ces secours, lorsque le reste de la division Gazan, couronnant la rive opposée, d'où l'on pouvait tirer à mitraille, même à coups de fusil sur les Autrichiens, les accabla d'un feu meurtrier, et les arrêta ainsi tout court. Les troupes de Dupont soutenues reprirent l'offensive, et firent reculer les Autrichiens. Le générai Suchet, voyant le danger croître à chaque instant, prit le parti de faire passer sur l'autre bord la division Gazan tout entière. On se disputa dès lors avec acharnement le point important de Pozzolo. Ce village fut pris et repris six fois. À neuf heures du soir, on se battait encore au clair de la lune, et par un froid rigoureux. Enfin, les Français restèrent maîtres de la rive gauche, mais ils avaient perdu l'élite de quatre divisions. Les Autrichiens avaient laissé 6 mille morts ou blessés sur le champ de bataille; les Français, à peu près autant. Sans l'arrivée du général Suchet notre aile droite eût été écrasée; et encore n'osa-t-il pas s'engager complètement, retenu qu'il était par les ordres du général en chef. Si M. de Bellegarde avait porté là toute son armée, ou s'il eût débouché du pont de Borghetto, pendant que Brune était immobile à Mozzembano, il aurait pu faire essuyer un désastre au centre et à la droite de l'armée française.

Heureusement il n'en fut rien. Le Mincio se trouvait donc franchi sur un point. Brune persista dans le projet de le passer le lendemain, 26 décembre, vers Mozzembano, s'exposant ainsi à courir de nouveau les chances d'une opération de vive force. Il couvrit de 40 pièces de canon les hauteurs de Mozzembano, et, favorisé par les brouillards de la saison, réussit à jeter un pont. Les Autrichiens, fatigués de la journée précédente, croyant peu à un second passage, opposèrent une moindre résistance que la veille, et se laissèrent enlever les positions environnantes de Sallionzo et de Vallegio.

Toute l'armée, portée au delà du Mincio, marche sur l'Adige.

L'armée entière déboucha de la sorte au delà du Mincio, et put marcher, toutes ses divisions réunies, sur la seconde ligne, celle de l'Adige. La tête de pont de Borghetto devait tomber naturellement par le mouvement offensif de nos colonnes. On eut encore le tort de sacrifier plusieurs centaines de nos braves soldats pour la conquête d'un point qui ne pouvait tenir. On y prit 1,200 Autrichiens.

Les Français étaient victorieux, mais au prix d'un sang précieux, que les généraux Bonaparte et Moreau n'auraient pas manqué d'épargner à l'armée. Lecourbe passait autrement les fleuves d'Allemagne. Brune, ayant forcé le Mincio, s'avança sur l'Adige, qu'il aurait dû franchir immédiatement. Il ne fut prêt à en opérer le passage que le 31 décembre (10 nivôse). Le 1er janvier le général Delmas avec l'avant-garde traversa heureusement le fleuve au-dessus de Vérone, à Bussolengo. Le général Moncey avec la gauche dut le remonter jusqu'à Trente, tandis que le reste de l'armée le redescendait pour envelopper Vérone.

Janv. 1801.

Le comte de Bellegarde se trouvait en ce moment dans un grave péril. Une partie des troupes du Tyrol sous le général Laudon s'étaient retirées devant Macdonald, et se repliaient sur Trente. Le général Moncey, avec son corps, y marchait de son côté, en remontant l'Adige. Le général Laudon, pris entre les corps de Macdonald et de Moncey, devait succomber, à moins qu'il n'eût le temps de se sauver dans la vallée de la Brenta, qui, coulant au delà de l'Adige, vient, après beaucoup de contours, aboutir à Bassano. Brune, s'il passait brusquement l'Adige, et poussait vivement le comte de Bellegarde par delà Vérone, jusqu'à Bassano même, pouvait prévenir sur ce dernier point le corps du Tyrol, et l'enlever tout entier, en lui fermant le débouché de la Brenta.

Un acte peu loyal du général Laudon, et la lenteur de Brune, excusée, il est vrai, par la saison, dégagèrent le corps du Tyrol de tous ces périls.

Le général autrichien Laudon se sauve par un subterfuge.

Macdonald était en effet parvenu jusqu'à Trente, tandis que le corps de Moncey s'y était rendu de son côté. Le général Laudon, enfermé entre ces deux corps, eut recours au mensonge. Il annonça au général Moncey qu'un armistice venait d'être signé en Allemagne, et que cet armistice était commun à toutes les armées; ce qui était faux, car la convention signée à Steyer par Moreau ne s'appliquait qu'aux armées opérant sur le Danube. Le général Moncey, par excès de loyauté, crut à la parole du général Laudon, et lui ouvrit les passages qui conduisent dans la vallée de la Brenta. Celui-ci put ainsi rejoindre le comte de Bellegarde dans les environs de Bassano.

Armistice de Trévise.

Mais les désastres d'Allemagne étaient connus. L'armée autrichienne, battue en Italie, poussée par une masse de 90 mille hommes, depuis la réunion des troupes de Macdonald et de Brune, ne pouvait plus tenir. Un armistice fut proposé à Brune, qui se hâta de l'accepter, et le signa le 16 janvier à Trévise. Brune, pressé d'en finir, se contenta d'exiger la ligne de l'Adige, avec les places de Ferrare, Peschiera, Portolegnago. Il ne songea pas à se faire donner Mantoue. Ses instructions cependant lui enjoignaient de ne s'arrêter qu'à l'Isonzo, et de conquérir Mantoue. Cette place était la seule qui en valût la peine; car toutes les autres devaient tomber naturellement. Il importait surtout de l'occuper, pour être fondé, à demander au congrès de Lunéville qu'elle fût laissée à la Cisalpine.

Tandis que ces événements se passaient dans la haute Italie, les Napolitains pénétraient en Toscane. Le comte de Damas, qui commandait un corps de 16 mille hommes, dont 8 mille Napolitains, s'était avancé jusqu'à Sienne. Le général Miollis, obligé de garder tous les postes de la Toscane, n'avait pas plus de 3,500 hommes disponibles, la plupart italiens. Il marcha néanmoins sur les Napolitains. Courtes opérations en Toscane. Les braves soldats de la division Pino se jetèrent sur l'avant-garde du comte de Damas, la culbutèrent, entrèrent de vive force dans Sienne, et passèrent au fil de l'épée un bon nombre d'insurgés. Le comte de Damas fut obligé de se replier. D'ailleurs Murat, s'avançant avec ses grenadiers, allait lui arracher la signature d'un troisième armistice.

La campagne était donc partout finie, et la paix assurée. Sur tous les points la guerre nous avait réussi. L'armée de Moreau, flanquée par celle d'Augereau, avait pénétré jusqu aux portes de Vienne; celle de Brune, secondée par celle de Macdonald, avait franchi le Mincio et l'Adige, et s'était portée jusqu'à Trévise. Bien qu'elle n'eût point entièrement rejeté les Autrichiens au delà des Alpes, elle leur avait enlevé assez de territoire, pour fournir au négociateur français à Lunéville, de puissants arguments contre les prétentions de l'Autriche en Italie. Murat allait achevée de soumettre la cour de Naples.

Joie du Premier Consul en apprenant les succès des armées françaises.

En apprenant la bataille de Hohenlinden, le Premier Consul, qu'on disait jaloux de Moreau, fut rempli d'une joie sincère[7]. Cette victoire ne perdait rien à ses yeux de son prix parce qu'elle lui venait d'un rival. Il se croyait si supérieur à tous ses compagnons d'armes, en gloire militaire et en influence politique, qu'il n'éprouvait de jalousie pour aucun d'eux. Voué sans réserve au soin de pacifier et de réorganiser la France, il apprenait avec une vive satisfaction tout événement qui contribuait à lui faciliter sa tâche, dût cet événement agrandir les hommes, dont on devait plus tard faire ses rivaux.

Ce qui lui déplut dans cette campagne, ce fut l'inutile effusion de sang français à Pozzolo, et surtout la faute si grave de n'avoir point exigé Mantoue. Il refusa de ratifier la convention de Trévise, et déclara qu'il allait ordonner la reprise des hostilités, si la place de Mantoue n'était immédiatement remise à l'armée française.

Reprise des négociations de Lunéville.

Dans ce moment, Joseph Bonaparte et M. de Cobentzel étaient à Lunéville, dans l'attente des événements qui se passaient sur le Danube et sur l'Adige. C'est une singulière situation que celle de deux négociateurs, traitant pendant que l'on se bat, témoins en quelque sorte du duel de deux grands peuples, et attendant à chaque instant la nouvelle, non pas de la mort, mais de l'épuisement de l'un ou de l'autre. M. de Cobentzel montra dans cette occasion une vigueur de caractère, qui peut être donnée en exemple aux hommes qui sont appelés à servir leur pays, dans des circonstances malheureuses. Il ne se laissa déconcerter ni par la défaite des Autrichiens à Hohenlinden, ni par le passage de l'Inn, de la Salza, de la Traun, etc. Fermeté de M. de Cobentzel. À tous ces événements il répondait, avec un flegme imperturbable, que tout cela était fâcheux sans doute, mais que l'archiduc Charles était remis de ses souffrances, qu'il arrivait à la tête des levées extraordinaires de la Bohême et de la Hongrie, qu'il amenait au secours de la capitale 25 mille Bohémiens, 75 mille Hongrois; qu'en avançant davantage les Français trouveraient une résistance à laquelle ils ne s'attendaient pas. Du reste, il persistait dans toutes les prétentions de l'Autriche, notamment dans celle de ne pas traiter sans un plénipotentiaire anglais, qui couvrît au moins de sa présence les négociations réelles qui pourraient s'établir entre les deux légations. Quelquefois même il lui arrivait de dire qu'il se retirerait à Francfort, et qu'il ferait évanouir ainsi les espérances de paix, dont le Premier Consul avait besoin d'entretenir les esprits. À cette menace, le Premier Consul, qui ne tergiversait guère, quand on voulait l'intimider, fit répondre à M. de Cobentzel, que, s'il quittait Lunéville, toute chance d'accommodement serait à jamais perdue, que la guerre serait poussée à outrance, jusqu'à l'entière destruction de la monarchie autrichienne.

Ordre donné à M. de Cobentzel de conclure la paix.

Au milieu de cette lutte diplomatique, M. de Cobentzel reçut la nouvelle de l'armistice de Steyer, l'ordre de l'empereur de traiter à tout prix, et surtout de vives instances pour faire étendre à l'Italie l'armistice déjà convenu pour l'Allemagne; car on n'avait rien fait, si, ayant arrêté l'une des deux armées françaises qui marchaient sur Vienne, on laissait l'autre marcher au même but, par le Frioul et la Carinthie. En conséquence M. de Cobentzel déclara, le 31 décembre, qu'il était prêt à traiter sans le concours de l'Angleterre, qu'il consentait à signer des préliminaires de paix ou un traité définitif, comme on le voudrait, mais qu'avant de se compromettre définitivement en se séparant de l'Angleterre, il demandait que l'on signât un armistice, commun à l'Italie et à l'Allemagne, et qu'on s'expliquât sur les conditions de la paix, au moins d'une manière générale. Conditions de l'Autriche. Quant à lui, il faisait connaître ses conditions: l'Oglio pour limite de l'Autriche en Italie, plus les Légations; et en même temps le rétablissement des ducs de Modène et de Toscane dans leurs anciens États.

Ces conditions étaient déraisonnables. Le Premier Consul ne les aurait pas même admises, avant les triomphes de la campagne d'hiver, et encore moins après.

On se souvient des préliminaires du comte de Saint-Julien. Le traité de Campo-Formio y était adopté pour base, avec cette différence que certaines indemnités promises à l'Autriche pour divers petits territoires, seraient prises en Italie au lieu de l'être en Allemagne. Nous avons déjà indiqué, ce que cela voulait dire: le traité de Campo-Formio assignait à la République Cisalpine et à l'Autriche l'Adige pour limite; en promettant à l'Autriche des indemnités en Italie, on lui faisait espérer le Mincio, par exemple, au lieu de l'Adige comme frontière; mais le Mincio tout au plus, et jamais le territoire des Légations, dont le Premier Consul entendait disposer autrement.

Conditions de la France.

Les idées du Premier Consul étaient désormais arrêtées. Il voulait que l'Autriche payât les frais de la campagne d'hiver; il voulait qu'elle eût purement et simplement l'Adige, et qu'elle perdît ainsi toute indemnité, soit en Allemagne, soit en Italie, pour les petits territoires cédés sur la rive gauche du Rhin. Quant aux Légations, il entendait se les réserver pour le faire servir à diverses combinaisons. Jusqu'ici elles avaient appartenu à la République Cisalpine. Son projet était de les lui laisser, ou bien de les consacrer à l'agrandissement de la maison de Parme, promis par traité à la cour d'Espagne. Dans ce dernier cas il aurait donné Parme à la Cisalpine, la Toscane à la maison de Parme, ce qui était un agrandissement considérable, et les Légations au grand-duc de Toscane. Quant au duc de Modène, l'Autriche avait promis par le traité de Campo-Formio de l'indemniser de son duché perdu, au moyen du Brisgau. C'était à elle à tenir ses engagements envers ce prince.

Le Premier Consul souhaitait une autre chose fort bien entendue, mais fort difficile à faire accepter à l'Autriche. Il voulait n'être pas réduit, comme après la paix de Campo-Formio, à tenir un congrès avec les princes de l'empire, pour obtenir individuellement de chacun d'eux, l'abandon formel de la rive gauche du Rhin à la France. Il se souvenait du congrès de Rastadt, terminé par l'assassinat de nos plénipotentiaires; il se souvenait de la peine qu'on avait eue à traiter avec chaque prince en particulier, et à convenir avec tous ceux qui perdaient des territoires, d'un système d'indemnités qui les satisfît. En conséquence il demandait que l'empereur signât comme chef de la maison d'Autriche pour ce qui regardait sa maison, et comme empereur pour ce qui regardait l'Empire. En un mot, il voulait avoir d'un seul coup la reconnaissance de nos conquêtes, soit de la part de l'Autriche, soit de la part de la Confédération germanique.

Il ordonna donc à son frère Joseph de signifier à M. de Cobentzel, comme définitivement arrêtées, les conditions suivantes: la rive gauche du Rhin à la France.—La limite de l'Adige à l'Autriche et à la Cisalpine, sans abandon des Légations.—Les Légations au duc de Toscane.—La Toscane au duc de Parme.—Parme à la Cisalpine.—Le Brisgau à l'ancien duc de Modène.—Enfin la paix signée par l'empereur tant pour lui que pour l'Empire.—Quant à l'armistice en Italie, il voulait bien l'accorder, à condition de la remise immédiate de la place de Mantoue à l'armée française.

Comme le Premier Consul connaissait la manière de traiter des Autrichiens, et particulièrement celle de M. de Cobentzel, il voulut couper court à beaucoup de difficultés, à beaucoup de résistances, à beaucoup de menaces d'un désespoir simulé; et il imagina une manière nouvelle de signifier son ultimatum. Singulière manière de signifier à l'Autriche l'ultimatum de la France. Le Corps Législatif venait de s'assembler; on lui proposa, le 2 janvier (12 nivôse), de déclarer que les quatre armées commandées par les généraux Moreau, Brune, Macdonald et Augereau, avaient bien mérité de la patrie. Un message, joint à cette proposition, annonçait que M. de Cobentzel venait enfin de s'engager à traiter sans le concours de l'Angleterre, et que la condition définitive de la paix était le Rhin pour la France, l'Adige pour la République Cisalpine. Le message ajoutait que, dans le cas où ces conditions ne seraient pas acceptées, on irait signer la paix à Prague, à Vienne et à Venise.

Cette communication fut accueillie avec transport à Paris, mais causa une vive émotion à Lunéville. M. de Cobentzel éleva de grandes doléances contre la dureté de ces conditions, surtout contre leur forme. Il se plaignit amèrement de ce que la France semblait faire le traité toute seule, sans avoir à négocier avec personne. Néanmoins il tint ferme, déclara que l'Autriche ne pouvait pas céder sur tous les points, qu'elle aimerait mieux succomber les armes à la main que d'accéder à de telles conditions. Débats avec M. de Cobentzel. M. de Cobentzel consentait cependant à reculer de l'Oglio jusqu'à la Chiesa, qui coule entre l'Oglio et le Mincio, à condition d'avoir Peschiera, Mantoue, Ferrare, sans obligation de démolir ces places. Il consentait à indemniser le duc de Modène avec le Brisgau; mais il insistait sur la restitution des États du duc de Toscane. Il parlait de garanties formelles à donner à l'indépendance du Piémont, de la Suisse, du Saint-Siége, de Naples, etc... Quant à la paix avec l'Empire, il déclarait que l'empereur allait demander des pouvoirs à la Diète germanique, mais que ce monarque ne prendrait pas sur lui de traiter pour elle, sans y être autorisé. Il insistait encore sur la signature d'un armistice en Italie, déclarant que, quant à ce qui regardait Mantoue, remettre cette place à l'armée française, c'était livrer immédiatement l'Italie aux Français, et s'ôter tout moyen de résistance, si les hostilités venaient à recommencer. M. de Cobentzel, joignant les caresses à la fermeté, s'efforça de toucher Joseph, en lui parlant des dispositions de l'empereur pour la France, et particulièrement pour le Premier Consul, en lui insinuant même que l'Autriche pourrait bien s'allier à la République française, et qu'une telle alliance serait fort utile contre le mauvais vouloir caché, mais réel, des cours du nord.

Joseph, qui était très-doux, ne laissait pas que d'être sensible à un certain degré, aux plaintes, aux menaces, aux caresses de M. de Cobentzel. Le Premier Consul remontait son énergie par de nombreuses dépêches. Langage prescrit à Joseph par le Premier Consul. Il vous est interdit, lui mandait-il, d'admettre aucune discussion sur le principe posé dans l'ultimatum: le Rhin, l'Adige. Tenez ces deux conditions pour irrévocables. Les hostilités ne cesseront en Italie qu'avec la remise de Mantoue. Si elles recommencent, le thalweg de l'Adige se trouvera reporté sur la crête des Alpes Juliennes, et l'Autriche sera exclue de l'Italie. Quand l'Autriche, ajoutait le Premier Consul, parlera de son amitié et de son alliance, répondez que les gens qui viennent de se montrer si attachés à l'alliance anglaise, ne sauraient tenir à la nôtre. Ayez en négociant l'attitude du général Moreau, et imposez à M. de Cobentzel l'attitude de l'archiduc Jean.—

M. de Cobentzel cède enfin le double principe de la ligne du Rhin et de l'Adige.

Enfin, après plusieurs jours de résistance, des nouvelles plus alarmantes arrivant à chaque instant des bords du Mincio (il faut ne pas oublier que les événements s'étaient prolongés en Lombardie plus qu'en Allemagne), M. de Cobentzel consentit, le 15 janvier 1801 (25 nivôse), à ce que l'Adige fût adopté pour limite des possessions de l'Autriche en Italie. Il cessa de parler du duc de Modène, mais renouvela la demande formelle du rétablissement du duc de Toscane dans ses États. Il consentit encore à déclarer que la paix de l'Empire serait signée à Lunéville, mais après que l'empereur se serait fait donner des pouvoirs par la Diète germanique. Ce plénipotentiaire réclamait dans le même protocole l'armistice pour l'Italie, mais sans accorder la condition que la France y mettait, la remise immédiate de Mantoue à nos troupes. Sa crainte était, qu'après l'abandon de ce point d'appui, la France ne lui imposât des conditions plus dures; et, quelque effrayante que lui parût la reprise des hostilités en Italie, il ne voulait pas encore se démunir de ce gage.

Cette opiniâtreté à défendre son pays dans une situation si difficile, était naturelle et honorable; cependant elle finissait par être imprudente, et elle amena des conséquences que M. de Cobentzel n'avait pas prévues.

Les événements du nord secondent les prétentions du Premier Consul.

Ce qui se passait dans le nord contribuait autant que les victoires de nos armées, à élever les exigences du Premier Consul. Il avait pressé jusqu'à ce moment la paix avec l'Autriche, d'abord pour avoir la paix, et ensuite pour se garantir contre les retours si fréquents du caractère de l'empereur Paul. Depuis quelques mois, il est vrai, ce prince montrait un vif ressentiment contre l'Autriche et l'Angleterre, mais une manœuvre du cabinet autrichien ou anglais pouvait ramener le czar à la coalition, et alors la France aurait eu encore l'Europe entière sur les bras. C'est cette crainte qui avait porté le Premier Consul à braver les inconvénients d'une campagne d'hiver, afin d'écraser l'Autriche, pendant qu'elle était privée du concours des forces du continent. La tournure que venaient de prendre les événements dans le nord lui ôtant toute crainte de ce côté, il était devenu à la fois plus patient, et plus exigeant. Paul, en effet, avait rompu formellement avec ses anciens alliés, et s'était jeté tout à fait dans les bras de la France, avec cette chaleur qu'il mettait à toutes ses actions. Déjà fort disposé à se conduire ainsi, par l'effet qu'avaient produit sur son esprit les merveilles de Marengo, la restitution des prisonniers russes, l'offre de l'île de Malte, enfin les flatteries adroites et délicates du Premier Consul, il avait été définitivement entraîné par un dernier événement. On se souvient que le Premier Consul, désespérant de sauver Malte, étroitement bloquée par les Anglais, avait eu l'heureuse idée d'offrir cette île à Paul Ier, que ce prince avait reçu cette offre avec transport, qu'il avait chargé M. de Sprengporten d'aller à Paris remercier le chef du gouvernement français, de recevoir les prisonniers russes, et de les conduire à Malte pour y tenir garnison. Mais dans l'intervalle le général Vaubois, réduit à la dernière extrémité, avait été contraint de rendre l'île aux Anglais. Cet événement, qui, en toute autre circonstance, aurait dû affliger le Premier Consul, le chagrina peu. J'ai perdu Malte, dit-il, mais j'ai placé la pomme de discorde entre les mains de mes ennemis.—En effet, Paul se hâta de réclamer auprès de l'Angleterre le siége de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem; mais le cabinet britannique se garda de le rendre, et répondit par un refus pur et simple. Paul n'y tint plus. Il mit l'embargo sur les vaisseaux anglais, en fit arrêter jusqu'à 300 à la fois dans les ports de la Russie, et ordonna même de couler à fond ceux qui chercheraient à se sauver. Cette circonstance, jointe à la querelle des neutres exposée plus haut, ne pouvait manquer d'amener une guerre. Le czar se mit à la tête de cette querelle, et, appelant à lui la Suède, le Danemark, la Prusse même, leur proposa de renouveler la ligue de neutralité maritime de 1780. Il invita le roi de Suède à venir à Pétersbourg pour conférer sur ce grave sujet. Le roi Gustave s'y rendit, et fut reçu magnifiquement. Paul, plein de la manie qui le possédait, tint à Saint-Pétersbourg un grand chapitre de Malte, reçut chevaliers le roi de Suède et tous les personnages qui l'accompagnaient, et prodigua sans mesure les honneurs de l'ordre. Mais il fit quelque chose de plus sérieux, et renouvela sur-le-champ la ligue de 1780. La célèbre déclaration de 1780 renouvelée le 26 décembre 1800. Le 26 décembre fut signée, par les ministres de Russie, de Suède et de Danemark, une déclaration, par laquelle ces trois puissances maritimes s'engageaient à maintenir, même par les armes, les principes du droit des neutres. Elles énuméraient tous ces principes dans leur déclaration, sans omettre un seul de ceux que nous avons déjà mentionnés, et que la France venait de faire reconnaître par l'Amérique. Elles s'engageaient en outre à réunir leurs forces, pour les diriger en commun contre toute puissance, quelle qu'elle fût, qui porterait atteinte aux droits qu'elles disaient leur appartenir. Le Danemark, quoique fort zélé pour les intérêts des neutres, aurait voulu cependant ne pas procéder si vite; mais les glaces le couvraient pour trois mois; il espérait qu'avant le retour de la belle saison, l'Angleterre aurait cédé, ou du moins que les préparatifs des neutres de la Baltique seraient suffisants, pour empêcher la flotte britannique de se présenter devant le Sund, comme elle venait de le faire au mois d'août. La Prusse adhère à la déclaration des neutres. La Prusse, qui aurait voulu négocier aussi sans se prononcer avec autant de promptitude; fut entraînée comme la Suède et le Danemark, et adhéra deux jours après à la déclaration de Pétersbourg.

C'étaient là des événements graves, et qui assuraient à la France l'alliance de tout le nord de l'Europe contre l'Angleterre; mais ce n'étaient pas là tous les succès diplomatiques du Premier Consul. L'empereur Paul avait proposé à la Prusse de s'entendre avec la France sur ce qui se passait à Lunéville, et de convenir à trois des bases de la paix générale. Or, les idées que ces deux puissances[8] venaient de communiquer à Paris, étaient exactement celles que la France cherchait à faire prévaloir à Lunéville.

La Prusse et la Russie concédaient sans contestation à la République française, la rive gauche du Rhin; seulement elles demandaient une indemnité pour les princes qui perdaient des portions de territoire, mais uniquement pour les princes héréditaires, et au moyen de la sécularisation des États ecclésiastiques. C'était justement le principe que repoussait l'Autriche, et qu'admettait la France. La Russie et la Prusse demandaient l'indépendance de la Hollande, de la Suisse, du Piémont, de Naples, ce qui, dans le moment, n'était en rien contraire aux projets du Premier Consul. L'empereur Paul ne se mêlait des intérêts de Naples et du Piémont, qu'à cause du traité d'alliance conclu avec ces États en 1798, lorsqu'il avait fallu les entraîner dans la guerre de la seconde coalition; mais il n'entendait protéger Naples, qu'à condition que cette cour romprait avec l'Angleterre. Quant au Piémont, il ne réclamait qu'une légère indemnité pour la cession de la Savoie à la France. Il trouvait bon, et la Prusse avec lui, que la France réprimât l'ambition de l'Autriche en Italie, et la réduisît à la limite de l'Adige. Paul enfin était si ardent, qu'il demandait au Premier Consul de se lier étroitement à lui contre l'Angleterre, au point de s'engager à ne faire de paix avec elle, qu'après la restitution de Malte à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. C'était plus que ne voulait le Premier Consul, qui craignait des engagements aussi absolus. Paul, désirant que les dehors répondissent à l'état vrai des choses, établit, au lieu de communications clandestines entre M. de Krudener et le général Beurnonville à Berlin, une négociation publique à Paris même. En conséquence, il nomma un plénipotentiaire, M. de Kalitscheff, pour aller traiter ostensiblement avec le cabinet français. M. de Kalitscheff avait ordre de se rendre immédiatement en France. Ce négociateur était porteur d'une lettre destinée au Premier Consul, et de plus écrite de la propre main de l'empereur Paul. Nous avions déjà M. de Sprengporten à Paris, nous allions avoir M. de Kalitscheff; il n'était pas possible de désirer une réconciliation plus éclatante de la Russie avec la France.

Tout était donc changé en Europe, au nord comme au midi. Au nord, les puissances maritimes, en guerre ouverte avec l'Angleterre, cherchaient à se liguer avec nous et contre elle, par des engagements absolus. Au midi, l'Espagne s'était enchaînée à nous par les liens les plus étroits; elle menaçait le Portugal pour l'obliger à rompre avec la Grande-Bretagne. Enfin l'Autriche, vaincue en Allemagne et en Italie, abandonnée à nos coups par toutes les puissances, n'avait pour se défendre que l'audacieuse obstination de son négociateur à Lunéville.

Ces événements, préparés par l'habileté du Premier Consul, venaient d'éclater, coup sur coup, dans les premiers jours de janvier. La Prusse et la Russie, en effet, manifestaient leurs vues pour la paix du Continent, et Paul annonçait de sa propre main au Premier Consul l'envoi de M. de Kalitscheff, au moment même où M. de Cobentzel, cédant sur la limite de l'Adige, mais se défendant opiniâtrement sur tout le reste, refusait la remise de Mantoue pour prix d'un armistice en Italie.

Conséquences des événements du nord à l'égard des négociations de Lunéville.

Le Premier Consul voulut suspendre immédiatement la marche de la négociation à Lunéville. Il fit donner des instructions à Joseph, et lui écrivit[9] pour tracer à notre légation une conduite nouvelle. Dans un état de crise comme celui où se trouvait l'Europe, il jugeait peu convenable de se presser. On pourrait, en effet, avoir trop cédé, ou stipulé quelque chose qui contrarierait les vues des cours du nord. Croyant d'ailleurs que M. de Kalitscheff allait arriver sous peu de jours, il voulait l'avoir vu, avant de s'engager définitivement. Ordre fut donc donné à Joseph de temporiser au moins pendant dix jours, avant de signer, et d'exiger des conditions encore plus dures que les précédentes.

L'Autriche avait consenti à se renfermer sur l'Adige. Le Premier Consul voulait entendre aujourd'hui par là, que le duc de Toscane ne resterait pas en Italie, et recevrait comme le duc de Modène une indemnité en Allemagne. Son projet définitif était de ne laisser en Italie aucun prince autrichien. Laisser le duc de Toscane en Toscane, c'était, suivant lui, donner Livourne aux Anglais; le transporter dans les Légations, c'était ménager un pied à terre à l'Autriche, au delà du Pô. Vues définitives du Premier Consul sur l'Italie. En conséquence, il s'arrêtait à l'idée de transférer la Toscane à la maison de Parme, comme on l'avait stipulé à Madrid; de confier par conséquent Livourne à la marine espagnole, et de composer dès lors la République Cisalpine de toute la vallée du Pô; car, d'après ce plan, elle aurait le Milanais, le Mantouan, Plaisance, Parme, Modène et les Légations. Le Piémont, situé à l'origine de cette vallée, ne serait plus qu'un prisonnier de la France. L'Autriche, ramenée au delà de l'Adige, était jetée à une extrémité de l'Italie; Rome, Naples étaient confinées à l'autre extrémité; la France, placée au centre par la Toscane et la Cisalpine, contenait et dominait cette superbe contrée.

Joseph Bonaparte eut donc pour nouvelles instructions d'exiger, que le duc de Toscane fût, comme le duc de Modène, transporté en Allemagne; que le principe de la sécularisation des États ecclésiastiques servît à indemniser les princes héréditaires allemands, aussi bien que les princes italiens dépossédés par la France; que la paix avec l'Empire fût signée en même temps que la paix avec l'Autriche, sans même attendre les pouvoirs de la Diète; que l'on ne stipulât rien sur Naples, Rome, le Piémont, par le motif que la France, tout en voulant conserver ces États, désirait auparavant s'entendre avec eux sur les conditions de leur conservation; enfin que Mantoue fût remise à l'armée française, sous peine d'une reprise immédiate des hostilités.

Rien n'est plus simple, quand une négociation n'est pas terminée, quand un traité n'est pas signé, rien n'est plus simple que de modifier les conditions proposées. Le cabinet français était donc dans son droit, en changeant ses premières conditions; mais il faut reconnaître que le changement ici était brusque et considérable.

Abandon de Mantoue par M. de Cobentzel.

M. de Cobentzel, pour trop attendre, pour trop demander, pour s'obstiner à méconnaître sa vraie position, avait perdu le moment favorable. Suivant sa coutume, il se récria beaucoup, et menaça la France du désespoir de l'Autriche. Il était pressé néanmoins d'obtenir l'armistice pour l'Italie, et dès lors résigné à livrer Mantoue; mais il craignait, après avoir livré ce boulevard, d'être à la merci de la France, et de voir surgir de nouvelles exigences. Dans cette disposition d'esprit, il se montra méfiant, questionneur, et ne rendit Mantoue qu'à la dernière extrémité. Enfin, le 26 janvier (6 pluviôse), il signa la remise de cette place à l'armée française, moyennant un armistice en Italie, et une prolongation d'armistice en Allemagne. Les négociateurs firent partir des courriers de Lunéville même, pour prévenir sur l'Adige une effusion de sang, qui était imminente.

Les conférences des jours suivants se passèrent, à Lunéville, en vives discussions. M. de Cobentzel disait qu'on lui avait promis le rétablissement du grand-duc, le jour même où il avait consenti à la limite de l'Adige. Joseph répondait que cela était vrai, mais qu'on accordait le rétablissement de ce prince en Allemagne; que chaque État profitait de sa situation présente, pour traiter plus avantageusement; que la France, en agissant ainsi, appliquait les propres principes exprimés par M. de Thugut, dans ses lettres de l'hiver dernier; que d'ailleurs le grand-duc, dont il s'agissait maintenant, serait en Toscane isolé de l'Autriche, et compromis; que dans les Légations, au contraire, il serait trop bien placé, car il servirait de lien entre l'Autriche, Rome et Naples, c'est-à-dire entre les ennemis de la France, et que de cela, on n'en voulait à aucun prix. Il fallait donc renoncer à le placer soit en Toscane, soit dans les Légations.

Après de vives controverses, M. de Cobentzel semblait consentir enfin à ce que les indemnités pour le grand-duc fussent prises en Allemagne; mais il ne voulait pas admettre le principe absolu de la sécularisation des États ecclésiastiques. Les États ecclésiastiques étaient à la dévotion de l'Autriche, notamment les trois électeurs-archevêques de Trêves, de Cologne et de Mayence, tandis que les princes héréditaires, au contraire, étaient souvent opposés à son influence dans la Diète germanique. L'Autriche consentait aux sécularisations, entendues de telle façon, que les petits États ecclésiastiques serviraient à indemniser non-seulement les princes héréditaires de Bavière, Wurtemberg, Orange, mais les grands princes ecclésiastiques, tels que les archevêques de Trêves, Cologne et Mayence; alors son influence aurait été en partie maintenue en Allemagne. Joseph Bonaparte avait ordre de se refuser obstinément à cette proposition. Il ne devait admettre le principe des sécularisations qu'au profit des princes héréditaires seulement. Enfin, M. de Cobentzel ne voulait pas signer la paix de l'Empire, sans pouvoirs de la Diète. À l'en croire, c'était pour ne pas manquer aux formes; mais, en réalité, c'était pour ne pas rendre trop évident le rôle qu'on jouait ordinairement à l'égard des membres du corps germanique, rôle qui consistait à les compromettre avec la France toutes les fois que l'Autriche y avait intérêt, et à les abandonner ensuite quand la guerre avait été malheureuse. En 1797, elle avait livré Mayence à l'armée française, ce qui avait été jugé fort sévèrement par toute l'Allemagne; et aujourd'hui, signer pour l'Empire sans pouvoirs de la Diète, semblait à M. de Cobentzel un nouveau fait bien grave, à joindre à tous les faits antérieurs, que les princes allemands reprochaient à leur souverain. Joseph Bonaparte répondait à ces raisons, qu'on découvrait bien le véritable motif de l'Autriche, qu'elle craignait de se compromettre avec le corps germanique, mais que ce n'était pas à la France à entrer dans de telles considérations; que, quant à la question de forme, il y avait l'exemple de la paix de Baden en 1714, signée par l'empereur, sans les pouvoirs de la Diète; que d'ailleurs on lui demandait uniquement de sanctionner ce que la députation de l'Empire avait déjà consenti à Rastadt, c'est-à-dire l'abandon de la rive gauche du Rhin à la France, et que son refus serait un triste service rendu à l'Allemagne, car les armées françaises resteraient dans les territoires occupés par elles, jusqu'à la paix avec l'Empire, tandis que, si la paix était commune à tous les princes allemands, l'évacuation suivrait immédiatement les ratifications.

Fév. 1801.

Ces discussions durèrent plusieurs jours. Cependant M. de Cobentzel était pressé de conclure. De son côté, la légation française, qui avait d'abord voulu différer de quelques jours la signature du traité, avertie aujourd'hui que M. de Kalitscheff ne devait pas arriver aussi prochainement à Paris qu'on l'avait cru d'abord, ne voyait plus d'avantage à temporiser; elle désirait en finir aussi. L'ordre, en effet, venait d'être donné aux deux plénipotentiaires de se mettre d'accord, et, afin de décider M. de Cobentzel, on avait autorisé Joseph Bonaparte à faire l'une de ces concessions, qui, au dernier moment, servent de prétexte à un négociateur épuisé, pour se rendre avec honneur. Le thalweg du Rhin était la limite assignée à la France et à l'Allemagne; il en résultait que Dusseldorf, Ehrenbreitstein, Philipsbourg, Kehl, Vieux-Brisach, situés sur la rive droite, quoique attachés à la rive gauche par beaucoup de liens, devaient rester à la confédération germanique. Mais Cassel, faubourg de Mayence sur la rive droite, était un sujet de contestation, car ce faubourg était difficile à détacher de la ville même. On autorisa Joseph à céder Cassel, mais à condition de le démanteler. De la sorte, Mayence n'était plus une tête de pont fortifiée, donnant passage en tout temps sur la rive droite du Rhin.

Le 9 février 1801 (20 pluviôse an IX), eut lieu la dernière conférence. Suivant l'usage, on ne fut jamais plus près de rompre, que le jour où l'on était près de s'entendre définitivement. M. de Cobentzel insista vivement sur le maintien du grand-duc de Toscane en Italie, sur l'indemnité destinée aux princes allemands, indemnité qu'il voulait rendre commune aux princes ecclésiastiques de premier ordre, sur l'inconvénient enfin de signer pour le corps germanique, sans avoir les pouvoirs de la Diète. Un article relatif aux dettes de la Belgique fit naître aussi de grandes difficultés. Sur tout cela enfin, il déclara qu'il n'oserait pas conclure sans recourir à Vienne. Là-dessus, Joseph répondit que son gouvernement lui enjoignait de déclarer les négociations rompues, si on ne terminait pas sans désemparer; il ajoutait que cette fois l'Autriche serait rejetée au delà des Alpes Juliennes. Enfin il céda Cassel, outre toutes les positions fortifiées de la rive droite, mais à la condition que la France les démolirait avant de les évacuer, et que ces fortifications ne seraient pas rétablies.

Signature du traité de Lunéville, le 9 février 1801.

À cette concession, M, de Cobentzel se rendit, et le traité fut signé le 9 février 1801, à cinq heures et demie du soir, à la grande joie de Joseph, à la grande douleur de M. de Cobentzel, qui n'avait au surplus rien à se reprocher, car, s'il avait compromis les intérêts de sa cour, c'était pour avoir voulu les trop bien défendre.

Tel fut le célèbre traité de Lunéville, qui terminait la guerre de la deuxième coalition, et, pour la seconde fois, concédait la rive gauche du Rhin à la France, avec une situation dominante en Italie. En voici les dispositions essentielles.

Le thalweg du Rhin, depuis sa sortie du territoire helvétique, jusqu'à son entrée sur le territoire batave formait la limite de la France et de l'Allemagne. Dusseldorf, Ehrenbreitstein, Cassel, Kehl, Philipsbourg, Vieux-Brisach, situés sur la rive droite, restaient à l'Allemagne, mais après avoir été démantelés. Les princes héréditaires qui faisaient des pertes sur la rive gauche, devaient être indemnisés. Il n'était pas parlé des princes ecclésiastiques, ni du mode des indemnités; mais il était bien entendu que tout ou partie des territoires ecclésiastiques fourniraient la matière de l'indemnité. L'empereur, à Lunéville comme à Campo-Formio, cédait les provinces belgiques à la France, ainsi que les petits territoires qu'il possédait sur la rive gauche, tels que le comté de Falkenstein, le Frickthal, une enclave entre Zurzach et Bâle. Il abandonnait de plus le Milanais à la Cisalpine. Il n'obtenait d'autre indemnité pour cela que les États vénitiens jusqu'à l'Adige, qui lui étaient précédemment assurés par le traité de Campo-Formio. Il perdait l'évêché de Salzbourg, qui lui avait été promis par un article secret du même traité. Sa maison, en outre, était privée de la Toscane, cédée à la maison de Parme. Une indemnité en Allemagne était promise au duc de Toscane. Le duc de Modène conservait la promesse du Brisgau.

L'Italie se trouvait donc constituée sur une base beaucoup plus avantageuse pour la France, qu'à l'époque du traité de Campo-Formio. L'Autriche continuait d'avoir l'Adige pour limite, mais la Toscane était enlevée à sa maison, et donnée à une maison dépendante de la France; les Anglais étaient exclus de Livourne; toute la vallée du Pô, depuis la Sesia et le Tanaro jusqu'à l'Adriatique, appartenait à la République Cisalpine, fille dépendante de la République française; le Piémont enfin, confiné aux sources du Pô, dépendait de nous. Ainsi, maîtres de la Toscane et de la Cisalpine, nous occupions toute l'Italie centrale, et nous empêchions les Autrichiens de donner la main au Piémont, au Saint-Siége et à Naples.

L'Autriche avait perdu à la première coalition la Belgique et la Lombardie, outre Modène pour sa maison. Elle perdait à la seconde l'évêché de Salzbourg pour elle-même, la Toscane pour sa maison; ce qui entraînait une position un peu inférieure en Allemagne, mais très-inférieure en Italie. Ce n'était pas trop assurément pour tant de sang répandu, pour tant d'efforts imposés à la France.

Le principe des sécularisations n'était pas explicitement, mais implicitement posé, puisque l'on promettait d'indemniser les princes héréditaires, sans parler des princes ecclésiastiques. Évidemment l'indemnité ne pouvait être demandée qu'aux princes ecclésiastiques eux-mêmes.

La paix était déclarée commune aux Républiques batave, helvétique, cisalpine et ligurienne. Leur indépendance était garantie. Rien n'était dit à l'égard de Naples, du Piémont et du Saint-Siége. Ces États dépendaient du bon vouloir de la France, qui, du reste, était liée à l'égard du Piémont et de Naples, par l'intérêt que l'empereur Paul portait à ces deux cours, et à l'égard du Saint-Siége, par les projets religieux du Premier Consul.

Cependant le Premier Consul, comme on l'a vu, n'avait encore voulu s'expliquer avec personne relativement au Piémont. Mécontent du roi de Sardaigne, qui livrait ses ports aux Anglais, il tenait à conserver sa liberté, à l'égard d'un territoire placé si près de la France, et qui lui importait si fort.

L'empereur signait la paix pour lui-même, comme souverain des États Autrichiens, et pour tout le corps germanique, comme empereur d'Allemagne. La France promettait secrètement l'emploi de son influence auprès de la Prusse, pour la disposer à trouver bonne cette manière de procéder de l'empereur. Les ratifications devaient être échangées sous trente jours, par l'Autriche et par la France. Les armées françaises ne devaient évacuer l'Allemagne qu'après que les ratifications auraient été échangées à Lunéville, mais devaient l'avoir évacuée entièrement un mois après cet échange.

Ici, comme à Campo-Formio, la liberté de tous les détenus pour cause politique était stipulée. Il était convenu que les Italiens renfermés dans les prisons de l'Autriche, Moscati et Caprara notamment, seraient relâchés. Le Premier Consul n'avait cessé de demander cet acte d'humanité, depuis l'ouverture du congrès.

Le général Bonaparte était arrivé au pouvoir le 9 novembre 1799 (18 brumaire an VIII); on était parvenu au 9 février 1801 (20 pluviôse an IX); il s'était par conséquent écoulé quinze mois tout juste, et déjà la France, en partie réorganisée au dedans, complètement victorieuse au dehors, était en paix avec le continent, en alliance avec le nord et le midi de l'Europe contre l'Angleterre. L'Espagne s'apprêtait à marcher contre le Portugal; la reine de Naples se jetait à nos pieds; la cour de Rome négociait à Paris l'arrangement des affaires religieuses.

Le général Bellavène, chargé de porter le traité, partit de Lunéville le 9 février au soir, et arriva en courrier extraordinaire à Paris. Le texte même du traité qu'il apportait fut inséré immédiatement au Moniteur. Paris fut soudainement illuminé; une joie vive et générale éclata de toute part; on rendit mille actions de grâces au Premier Consul, pour cet heureux résultat de ses victoires et sa politique.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE SEPTIÈME.

LIVRE HUITIÈME.

MACHINE INFERNALE.

Complots dirigés contre la vie du Premier Consul.—Trois agents de Georges, les nommés Carbon, Saint-Réjant, Limoëlan, forment le projet de faire périr le Premier Consul par l'explosion d'un baril de poudre.—Choix de la rue Saint-Nicaise et du 3 nivôse, pour l'exécution de ce crime.—Le Premier Consul sauvé par la dextérité de son cocher.—Émotion générale.—Le crime attribué aux révolutionnaires, et aux faiblesses du ministre Fouché pour eux.—Déchaînement des nouveaux courtisans contre ce ministre.—Son silence et son sang-froid.—Il découvre en partie la vérité, et la fait connaître; mais on n'en persiste pas moins à poursuivre les révolutionnaires.—Irritation du Premier Consul.—Projet d'une mesure arbitraire.—Délibération à ce sujet dans le sein du Conseil d'État.—On se fixe après de longues discussions, et on aboutit à la résolution de déporter un certain nombre de révolutionnaires sans jugement.—Quelques résistances, mais bien faibles, opposées à cet acte arbitraire.—On examine s'il aura lieu par une loi, ou par une mesure spontanée du gouvernement, déférée seulement au Sénat, sous le rapport de la constitutionnalité.—Ce dernier projet l'emporte.—La déportation prononcée contre cent trente individus qualifiés de terroristes.—Fouché, qui les savait étrangers à l'attentat du 3 nivôse, consent néanmoins à la mesure qui les proscrit.—Découverte des vrais auteurs de la machine infernale.—Supplice de Carbon et Saint-Réjant.—Injuste condamnation de Topino-Lebrun, Aréna, etc.—Session de l'an IX.—Nouvelles manifestations de l'opposition dans le Tribunat.—Loi des tribunaux spéciaux pour la répression du brigandage sur les grandes routes.—Plan de finances pour la liquidation des années V, VI, VII et VIII.—Budget de l'an IX.—Règlement définitif de la dette publique.—Rejet par le Tribunat, et adoption par le Corps Législatif, de ce plan de finances.—Sentiment qu'éprouve le Premier Consul.—Continuation de ses travaux administratifs.—Routes.—Canal de Saint-Quentin.—Ponts sur la Seine.—Travaux du Simplon.—Religieux du grand Saint-Bernard établis au Simplon et au Mont-Cenis.

Déc. 1800.

Tandis que la situation extérieure de la France devenait tous les jours plus brillante, que l'Autriche et l'Allemagne signaient la paix, que les puissances du nord se liguaient avec nous pour résister à la domination maritime de l'Angleterre, que le Portugal et le royaume de Naples se fermaient pour elle, et que tout enfin réussissait comme à souhait à un gouvernement victorieux et modéré, la situation intérieure offrait le spectacle, quelquefois horrible, des dernières convulsions des partis expirants. On a déjà vu, malgré la prompte réorganisation du gouvernement, le brigandage infestant les grandes routes, et les factions au désespoir essayant l'assassinat contre la personne du Premier Consul. Les derniers efforts des partis, dirigés contre la personne du Premier Consul. C'étaient là les conséquences inévitables de nos anciennes discordes. Les hommes que la guerre civile avait formés au crime, et qui ne pouvaient plus se résigner à une vie paisible et honnête, cherchaient une occupation sur les grands chemins. Les factions abattues, désespérant de vaincre les grenadiers de la garde consulaire, essayaient de détruire, par des moyens atroces, l'invincible auteur de leur défaite.

Affreux brigandages sur les grandes routes.

Le brigandage s'était encore accru à l'approche de l'hiver. On ne pouvait plus parcourir les routes, sans s'exposer à y être pillé ou assassiné. Les départements de la Normandie, de l'Anjou, du Maine, de la Bretagne, du Poitou, étaient comme jadis les théâtres de ce brigandage. Mais le mal s'était propagé. Plusieurs départements du centre et du midi, tels que ceux du Tarn, de la Lozère, de l'Aveyron, de la Haute-Garonne, de l'Hérault, du Gard, de l'Ardèche, de la Drôme, de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, des Hautes et Basses-Alpes, du Var, avaient été infestés à leur tour. Dans ces départements, les troupes de brigands s'étaient recrutées des assassins du midi, qui, sous prétexte de poursuivre les Jacobins, égorgeaient, pour les voler, les acquéreurs de biens nationaux; des jeunes gens qui ne voulaient pas obéir à la conscription, et de quelques soldats que la misère avait chassés de l'armée de Ligurie, pendant le cruel hiver de 1799 à 1800. Ces malheureux, une fois engagés dans cette vie criminelle, y avaient pris goût, et il n'y avait que la force des armes, et la rigueur des lois, qui pussent les en détourner. Ils arrêtaient les voitures publiques; ils enlevaient chez eux les acquéreurs de biens nationaux, souvent aussi les propriétaires riches, les transportaient dans les bois, comme le sénateur Clément de Ris, par exemple, qu'ils avaient détenu pendant vingt jours, faisaient subir d'horribles tortures à leurs victimes, quelquefois leur brûlaient les pieds jusqu'à ce qu'elles se rachetassent, en livrant des sommes considérables. Ils s'attaquaient surtout aux caisses publiques, et allaient chez les percepteurs eux-mêmes, s'emparer des fonds de l'État, sous prétexte de faire la guerre au gouvernement. Des vagabonds, qui, au milieu de ces temps de trouble, avaient quitté leur province pour se livrer à la vie errante, leur servaient d'éclaireurs, en exerçant dans les villes le métier de mendiants. Ces misérables, s'informant de tout pendant qu'ils étaient occupés à mendier, signalaient aux brigands leurs complices ou les voitures à arrêter, ou les maisons à piller.

Il fallait de petits corps d'armée pour combattre ces bandes. Quand on parvenait à les atteindre, la justice ne pouvait sévir, car les témoins n'osaient pas déposer, et les jurés craignaient de prononcer des condamnations. Les mesures extraordinaires sont toujours regrettables, moins par les rigueurs qu'elles entraînent, que par l'ébranlement qu'elles causent à la constitution d'un pays, surtout quand cette constitution est nouvelle. Mais ici des mesures de ce genre étaient inévitables, car la justice ordinaire, après avoir été essayée, venait d'être reconnue impuissante. On avait préparé un projet de loi pour instituer des tribunaux spéciaux, destinés à réprimer le brigandage. Ce projet, présenté au Corps Législatif réuni dans le moment, était l'objet des plus vives attaques de la part de l'opposition. Le Premier Consul, exempt de ces scrupules de légalité, qui ne naissent que dans les temps calmes, et qui, même lorsqu'ils arrivent à être petits ou étroits, sont du moins un signe heureux de respect pour le régime légal, le Premier Consul n'avait pas hésité à recourir aux lois militaires, en attendant l'adoption du projet actuellement en discussion. Comme il fallait employer des corps de troupes pour réprimer ces bandes de brigands, la gendarmerie n'étant plus assez forte pour les combattre, il crut pouvoir assimiler cette situation à un état de guerre véritable, qui autorisait l'application des lois propres à l'état de guerre. Il forma plusieurs petits corps d'armée, qui parcouraient les départements infestés, et que suivaient des commissions militaires. Tous les brigands pris les armes à la main étaient jugés en quarante-huit heures, et fusillés.

L'horreur qu'inspiraient ces scélérats était si grande et si générale, que personne n'osait élever un doute ni sur la régularité, ni sur la justice de ces exécutions. Pendant ce temps, des scélérats d'une autre espèce méditaient, par des moyens différents et plus atroces encore, la ruine du gouvernement consulaire. Tandis que Demerville, Ceracchi, Aréna, étaient soumis à une instruction judiciaire, leurs adhérents du parti révolutionnaire continuaient à former mille projets, plus insensés les uns que les autres. Ils avaient imaginé d'assassiner le Premier Consul dans sa loge à l'Opéra, et avaient à peine osé, comme on a vu, se saisir de leurs poignards. Maintenant ils rêvaient autre chose. Tantôt ils voulaient provoquer un tumulte à la sortie de l'un des théâtres, et, au milieu de ce tumulte, égorger le Premier Consul; tantôt ils voulaient l'enlever sur la route de la Malmaison, et l'assassiner après l'avoir enlevé. Tout cela, en vrais déclamateurs de clubs, ils le disaient partout, et tout haut, de telle manière que la police était informée heure par heure de chacun de leurs projets. Mais tandis qu'ils parlaient sans cesse, pas un d'eux n'était assez hardi pour mettre la main à l'œuvre. M. Fouché les craignait peu, et néanmoins les surveillait avec une attention continuelle. Cependant, parmi leurs nombreuses inventions, il en était une plus redoutable que les autres, et qui avait donné beaucoup d'éveil à la police. Un nommé Chevalier, ouvrier employé dans les fabrications d'armes, établies à Paris sous la Convention, avait été surpris travaillant à une machine affreuse. C'était un baril rempli de poudre et de mitraille, auquel était ajusté un canon de fusil avec une détente. Cette machine était évidemment destinée à faire sauter le Premier Consul. L'inventeur fut saisi, et jeté en prison. Cette nouvelle invention fit quelque bruit, et contribua davantage à tenir tous les regards fixés sur ceux qu'on appelait les Jacobins et les terroristes. Leur réputation de quatre-vingt-treize leur valait d'être plus redoutés qu'ils ne le méritaient. Le Premier Consul, ainsi que nous l'avons déjà dit, partageait à leur égard l'erreur du public, et ayant toujours affaire au parti révolutionnaire, tantôt avec les honnêtes gens de ce parti, mécontents d'une réaction trop rapide, tantôt avec les scélérats rêvant le crime dont ils n'avaient plus l'énergie, s'en prenait aux révolutionnaires de toutes choses, n'en voulait qu'à eux, ne parlait de punir qu'eux seuls. M. Fouché persistait, mais en vain, à ramener son attention sur les royalistes. Il aurait fallu des faits graves, pour redresser l'opinion du Premier Consul, et celle du public à ce sujet. Malheureusement il s'en préparait d'atroces.

Trois agents de Georges envoyés à Paris pour assassiner le Premier Consul.

Georges, revenu de Londres dans le Morbihan, regorgeait d'argent, grâce aux Anglais, et dirigeait secrètement les pillards de diligences. Il avait envoyé à Paris quelques sicaires avec mission d'assassiner le Premier Consul. Parmi eux se trouvaient les nommés Limoëlan et Saint-Réjant, tous deux éprouvés dans les horreurs de la guerre civile, et le second, ancien officier de marine, ayant quelques connaissances en artillerie. À ces deux hommes s'était joint un troisième, appelé Carbon, personnage subalterne, digne valet de ces grands criminels. Arrivés les uns après les autres à Paris, vers la fin de novembre 1800 (premiers jours de frimaire), ils cherchaient le moyen le plus sûr de tuer le Premier Consul, et ils avaient fait dans les environs de Paris, plus d'un essai, avec des fusils à vent. Le ministre Fouché, averti de leur présence et de leur projet, les faisait observer avec soin. Mais par la maladresse de deux agents employés à les suivre, il les avait perdus de vue. Tandis que la police s'efforçait de ressaisir leurs traces, ces scélérats s'étaient enveloppés des plus épaisses ténèbres. Ne déclamant pas comme les jacobins, ne livrant leur secret à personne, ils préparaient un horrible forfait, qui n'a été égalé qu'une fois, c'est de nos jours. Projet de la machine dite infernale. La machine de Chevalier leur avait inspiré l'idée de faire mourir le Premier Consul, au moyen d'un baril de poudre chargé de mitraille. Ils résolurent de disposer ce baril sur une petite charrette, et de le placer dans l'une des rues étroites qui aboutissaient alors au Carrousel, et que le Premier Consul traversait souvent en voiture. Ils achetèrent un cheval, une charrette, et louèrent une remise, en se faisant passer pour marchands forains. Saint-Réjant qui était, comme nous venons de le dire, officier de marine et artilleur, fit les expériences nécessaires, se rendit plusieurs fois au Carrousel, pour voir sortir des Tuileries la voiture du Premier Consul, calculer le temps qu'elle mettait à se rendre aux rues voisines, et tout disposer de manière que le baril fît explosion à propos. Ces trois hommes adoptèrent, pour l'accomplissement de leur projet, un jour où le Premier Consul devait se rendre à l'Opéra, afin d'entendre un oratorio de Haydn, la Création, qu'on exécutait pour la première fois. C'était le 3 nivôse (24 décembre 1800). Ils choisirent pour théâtre du crime la rue Saint-Nicaise, qui aboutissait du Carrousel à la rue de Richelieu, et que le Premier Consul avait l'habitude de traverser fort souvent. Dans cette rue, plusieurs détours consécutifs devaient ralentir la voiture la mieux conduite. Le jour arrivé, Carbon, Saint-Réjant et Limoëlan conduisirent leur charrette rue Saint-Nicaise, et se séparèrent ensuite. Tandis que Saint-Réjant était chargé de mettre le feu au baril de poudre, les deux autres devaient se placer en vue des Tuileries, pour venir l'avertir, dès qu'ils verraient paraître la voiture du Premier Consul. Saint-Réjant avait eu la barbarie de donner à garder à une jeune fille de quinze ans, le cheval attelé à cette horrible machine. Quant à lui, il se tenait tout prêt à mettre le feu.

Dans ce moment, en effet, le Premier Consul, épuisé de travail, hésitait à se rendre à l'Opéra. Mais il se laissa persuader par les vives instances de ceux qui l'entouraient, et partit des Tuileries à huit heures un quart. Les généraux Lannes, Berthier et Lauriston l'accompagnaient. Un détachement de grenadiers à cheval lui servait d'escorte. Heureusement ces grenadiers suivaient la voiture au lieu de la précéder. Elle arriva dans le passage étroit de la rue Saint-Nicaise, sans avoir été annoncée, ni par le détachement, ni par les complices eux-mêmes. Ceux-ci ne vinrent pas prévenir Saint-Réjant, soit que la peur les en eût empêchés, soit qu'ils n'eussent point reconnu l'équipage du Premier Consul. Saint-Réjant lui-même n'aperçut la voiture que lorsqu'elle avait un peu dépassé la machine. Le Premier Consul sauvé par la dextérité de son cocher. Il fut vivement heurté par un des gardes à cheval, mais il ne se déconcerta pas, mit le feu, et se hâta de s'enfuir. Le cocher du Premier Consul, qui était fort adroit, et qui conduisait ordinairement son maître avec une extrême rapidité, avait eu le temps de franchir l'un des tournants de la rue, quand l'explosion se fit tout à coup entendre. La secousse fut épouvantable; la voiture faillit être renversée; toutes les glaces furent brisées; la mitraille vint déchirer la façade des maisons voisines. Un des grenadiers à cheval reçut une légère blessure, et une quantité de personnes mortes ou mourantes encombrèrent sur-le-champ les rues d'alentour. Le Premier Consul et ceux qui l'accompagnaient crurent d'abord qu'on avait tiré sur eux à mitraille; ils s'arrêtèrent un instant, surent bientôt ce qui en était, et continuèrent leur route. Le Premier Consul voulut se rendre à l'Opéra. Il montra un visage calme, impassible, au milieu de l'émotion extraordinaire qui de toutes parts éclatait dans la salle. On disait déjà que, pour l'atteindre, des brigands avaient fait sauter un quartier de Paris.

Colère du Premier Consul contre les Jacobins, auxquels il attribue la machine infernale.

Il ne resta que peu de moments à l'Opéra et revint immédiatement aux Tuileries, où, sur le bruit de l'attentat, une foule immense était accourue. Sa colère, qu'il avait contenue jusque-là, fit alors explosion.—Ce sont les Jacobins, les terroristes, s'écria-t-il, ce sont ces misérables en révolte permanente, en bataillon carré contre tous les gouvernements, ce sont les assassins des 2 et 3 septembre, les auteurs du 31 mai, les conspirateurs de prairial; ce sont ces scélérats qui, pour m'assassiner, n'ont pas craint d'immoler des milliers de victimes. J'en vais faire une justice éclatante...—Il n'était pas besoin d'une impulsion partant de si haut, pour déchaîner l'opinion contre les révolutionnaires. Leur réputation exagérée, et leurs tentatives depuis deux ou trois mois, étaient de nature à leur faire attribuer tous les crimes. Dans ce salon, où affluaient surtout les personnes jalouses de faire remarquer leur empressement, il n'y eut bientôt qu'un cri contre ce qu'on appelait les terroristes. Les nombreux ennemis de M. Fouché se hâtèrent de profiter de l'occasion, et de se répandre en invectives contre lui. Sa police, disait-on, ne voyait rien, laissait tout faire; elle était d'une indulgence criminelle pour le parti révolutionnaire. Cela tenait aux ménagements de M. Fouché pour ses anciens complices. La vie du Premier Consul n'était plus en sûreté dans ses mains. Déchaînement contre le ministre de la police Fouché. En un instant, le déchaînement contre ce ministre fut au comble; le soir même on proclamait sa disgrâce. Quant à M. Fouché, retiré dans un coin du salon des Tuileries, avec quelques personnes qui ne partageaient pas l'entraînement général, il se laissait accuser avec le plus grand sang-froid. Son air d'incrédulité excitait davantage encore la colère de ses ennemis. Toutefois il ne voulait pas dire ce qu'il savait, par la crainte de nuire au succès des recherches commencées. Mais, se rappelant les agents de Georges, suivis quelque temps par la police, perdus plus tard de vue, il n'hésitait pas, dans sa pensée, à leur imputer le crime. Certains membres du Conseil d'État ayant voulu adresser quelques observations au Premier Consul, et lui exprimer leur doute sur les vrais auteurs de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, il s'emporta vivement.—On ne me fera pas prendre le change, s'écria-t-il; il n'y a ici ni chouans, ni émigrés, ni ci-devant nobles, ni ci-devant prêtres. Je connais les auteurs, je saurai bien les atteindre, et leur infliger un châtiment exemplaire.—En disant cela, sa parole était véhémente, son geste menaçant. Ses flatteurs approuvaient, excitaient cette colère, qu'il aurait fallu contenir au lieu de l'exciter, après l'horrible événement qui venait d'ébranler toutes les imaginations.

Le lendemain les mêmes scènes se renouvelèrent. Suivant un usage récemment établi, le Sénat, le Corps Législatif, le Tribunat, le Conseil d'État, les tribunaux, les autorités administratives, les états-majors, se rendirent chez le Premier Consul, pour lui témoigner leur douleur et leur indignation, sentiments sincères, et universellement partagés. Jamais, en effet, chose pareille ne s'était vue. La Révolution avait habitué les esprits aux cruautés des partis victorieux, mais pas encore aux noires trames des partis vaincus. On était saisi de surprise et d'épouvante; on craignait le retour de ces atroces tentatives, et on se demandait avec effroi ce que deviendrait la France, si l'homme qui retenait seul ces misérables, venait à être frappé. Tous les corps de l'État, admis aux Tuileries, exprimaient des vœux ardents pour le héros pacificateur, qui avait promis de donner, et qui donnait en effet la paix au monde. La forme des discours était banale, mais le sentiment qui les remplissait tous était aussi vrai que profond. Le Premier Consul dit au conseil municipal: «J'ai été touché des preuves d'affection que le peuple de Paris m'a données, dans cette circonstance. Je les mérite, parce que l'unique but de mes pensées, de mes actions, est d'accroître la prospérité et la gloire de la France. Tant que cette troupe de brigands s'est attaquée directement à moi, j'ai pu laisser aux lois le soin de les punir; mais puisqu'ils viennent, par un crime sans exemple dans l'histoire, de mettre en danger une partie de la population de la capitale, la punition sera aussi prompte que terrible. Assurez, en mon nom, le peuple de Paris, que cette poignée de scélérats dont les crimes ont failli déshonorer la liberté, sera bientôt réduite à l'impuissance de nuire.»

Cri de vengeance général contre les auteurs du crime.

Tout le monde applaudissait à ces paroles de vengeance, car il n'y avait personne qui, pour son compte, n'en proférât de pareilles. Les gens sages entrevoyaient avec peine que le lion en colère franchirait peut-être la barrière des lois; mais la multitude demandait des supplices. Dans Paris l'agitation était extrême. Les royalistes rejetaient le crime sur les révolutionnaires, et les révolutionnaires sur les royalistes. Les uns et les autres étaient de bonne foi, car le crime était demeuré le secret profond de ses auteurs. Chacun dissertait sur ce sujet, et, suivant son penchant à condamner tel parti plutôt que tel autre, trouvait des raisons également plausibles pour accuser les royalistes ou les révolutionnaires. Les ennemis de la Révolution, tant anciens que nouveaux, disaient que les terroristes avaient pu seuls inventer un forfait aussi atroce, et citaient comme preuve concluante de leur opinion, la machine de l'armurier Chevalier, récemment découverte. Les gens sages, au contraire, restés fidèles à la Révolution, demandaient pourquoi les brigands des grandes routes, les Chauffeurs, qui commettaient tant de crimes, qui chaque jour déployaient un raffinement de cruauté sans exemple, et venaient notamment d'enlever le sénateur Clément de Ris, pourquoi ces hommes ne pourraient pas être, aussi bien que les prétendus terroristes, les auteurs de l'horrible explosion de la rue Saint-Nicaise. Du reste, il faut ajouter que les esprits calmes pouvaient à peine se faire écouter en ce moment, tant l'opinion générale était émue, et tendait à condamner le parti révolutionnaire. Mais, le croirait-on? au milieu de ce conflit d'imputations diverses, il y avait, des deux côtés, des hommes assez légers, ou assez pervers, pour tenir un tout autre langage. Certains royalistes factieux, souhaitant la destruction du Premier Consul à tout prix, et s'en rapportant à l'opinion commune qui attribuait le crime aux terroristes, admiraient l'atroce énergie, le secret profond, qu'il avait fallu pour commettre un tel attentat. Les révolutionnaires, au contraire, semblaient presque envier de tels mérites pour leur parti, et il y avait parmi eux des fanfarons de crime, qui avaient la coupable folie d'être presque fiers de l'événement exécrable qu'on leur imputait. Il faut des temps de guerre civile pour rencontrer tant de légèreté et de perversité de langage chez des hommes qui seraient incapables de commettre eux-mêmes les actes qu'ils osent approuver.

Au surplus, tous ceux qui parlaient de cet événement étaient dans une complète erreur. Le ministre Fouché se doutait seul des vrais coupables.

Tandis qu'il était occupé à les découvrir, tout le monde se demandait comment on pourrait faire pour prévenir désormais des tentatives du même genre. On était si habitué alors aux mesures violentes, qu'on trouvait presque naturel de s'emparer des hommes connus pour être d'anciens terroristes, et de les traiter comme en quatre-vingt-treize ils avaient traité leurs victimes. Les deux sections du Conseil d'État, que ce sujet concernait plus particulièrement, les sections de législation et de l'intérieur, s'assemblèrent deux jours après l'événement, le 26 décembre (5 nivôse), pour rechercher, entre les projets divers qui se présentaient à l'esprit, celui qui était le plus admissible. Divers moyens de répression imaginés contre les révolutionnaires. Comme on discutait alors le projet de loi sur les tribunaux spéciaux, on imagina d'y ajouter deux articles. Le premier instituait une commission militaire pour juger les crimes commis contre les membres du gouvernement; le second attribuait au Premier Consul la faculté d'éloigner de Paris les hommes dont la présence dans la capitale serait jugée dangereuse, et de les punir de la déportation s'ils essayaient de se soustraire à ce premier exil.

Discussion dans le sein du Conseil d'État.

Après l'examen préalable de ce sujet dans le sein des deux sections de législation et de l'intérieur, le Conseil d'État se réunit tout entier sous la présidence du Premier Consul. M. Portalis exposa ce qui s'était passé le matin dans les deux sections, et soumit leurs propositions au Conseil assemblé. Le Premier Consul, impatient, trouva ces propositions insuffisantes. Un simple changement de juridiction lui parut trop peu de chose pour la circonstance. Il voulait enlever les Jacobins en masse, fusiller ceux qui seraient convaincus d'avoir participé au crime, et déporter les autres. Mais il voulait faire cela par mesure extraordinaire, afin d'être plus sûr du résultat.—L'action d'un tribunal spécial, dit-il, sera lente, et n'atteindra pas les vrais coupables. Il ne s'agit pas ici de faire de la métaphysique judiciaire. Les esprits métaphysiques ont tout perdu en France depuis dix années. Il faut juger la situation en hommes d'État, et y porter remède en hommes résolus. Quel est le mal qui nous tourmente? Il y a en France dix mille scélérats, répandus sur le sol entier, qui ont persécuté tous les honnêtes gens, et qui se sont souillés de sang. Tous ne sont pas coupables au même degré, il s'en faut. Beaucoup sont susceptibles de repentir, et ne sont pas des criminels incorrigibles; mais tant qu'ils voient le quartier-général établi à Paris, et les chefs formant impunément des complots, ils conservent de l'espérance, ils se tiennent en haleine. Frappez hardiment les chefs, et les soldats se disperseront. Ils retourneront au travail, auquel les a enlevés une révolution violente; ils oublieront cette orageuse époque de leur vie, et redeviendront des citoyens paisibles. Les honnêtes gens qui tremblent sans cesse, se rassureront et se rattacheront à un gouvernement qui aura su les protéger. Il n'y a pas de milieu ici: ou il faut tout pardonner comme Auguste, ou bien il faut une vengeance prompte, terrible, proportionnée au crime. Il faut frapper autant de coupables qu'il y a eu de victimes. Il faut fusiller quinze ou vingt de ces scélérats, et en déporter deux cents. Par ce moyen on débarrassera la République de perturbateurs qui la désolent; on la purgera d'une lie sanglante.....—Le Premier Consul s'animait davantage en prononçant chacune de ces paroles, et, s'irritant par la désapprobation même qu'il apercevait sur certains visages: Je suis, s'écria-t-il, je suis si convaincu de la nécessité et de la justice d'une grande mesure pour purger la France et la rassurer tout à la fois, que je suis prêt à me constituer moi seul en tribunal, à y faire comparaître les coupables, à les interroger, à les juger, à faire exécuter leur condamnation. La France entière m'applaudira, car ce n'est pas ma personne que je cherche à venger ici. Ma fortune, qui m'a préservé tant de fois sur les champs de bataille, saura bien me préserver encore. Je ne songe pas à moi, je songe à l'ordre social que j'ai mission de rétablir, à l'honneur national que j'ai mission de laver d'une souillure abominable.—

Cette scène avait glacé de surprise et de crainte une partie du Conseil d'État. Quelques hommes partageant les passions sincères, mais immodérées, du Premier Consul, applaudissaient à ses discours. La très-grande majorité reconnaissait avec regret dans ses paroles le langage que les révolutionnaires avaient tenu eux-mêmes quand ils avaient proscrit des milliers de victimes. Ils avaient dit aussi que les aristocrates mettaient la République en danger, qu'il fallait s'en défaire par les moyens les plus prompts et les plus sûrs, et que le salut public valait bien quelques sacrifices. La différence était grande assurément; car, au lieu de brouillons sanguinaires, qui, dans leur aveugle fureur, avaient fini par se prendre eux-mêmes pour des aristocrates, et par s'égorger les uns les autres, on voyait un homme de génie marchant avec suite et vigueur vers un noble but, celui de remettre en ordre la société bouleversée. Malheureusement il voulait y arriver, non par la lente observation des règles, mais par des moyens prompts et extraordinaires, comme ceux qu'on avait employés à la bouleverser. Son bon sens, son cœur généreux, et l'horreur du sang, alors générale, étaient là, pour empêcher des exécutions sanglantes; mais, excepté l'effusion du sang, on était disposé à tout se permettre à l'égard des hommes qu'on qualifiait alors des noms de Jacobins et de terroristes.

Des objections s'élevèrent dans le sein du Conseil d'État, timidement toutefois, car le soulèvement qu'inspirait partout le crime de la rue Saint-Nicaise glaçait le courage de ceux qui auraient voulu opposer quelque résistance à des actes arbitraires. Cependant un personnage qui ne craignait pas de tenir tête au Premier Consul, et qui le faisait sans adresse, mais avec franchise, l'amiral Truguet, voyant qu'il s'agissait de frapper les révolutionnaires en masse, éleva des doutes sur les véritables auteurs du crime. On veut, dit-il, se défaire des scélérats qui troublent la République, soit; mais des scélérats, il y en a de plus d'un genre. Les émigrés rentrés menacent les acquéreurs de biens nationaux; les chouans infestent les grandes routes; les prêtres rentrés enflamment dans le midi les passions du peuple; on corrompt l'esprit public par des pamphlets.....—L'amiral Truguet faisait allusion par ces dernières paroles au fameux pamphlet de M. de Fontanes, dont nous avons parlé plus haut. À ces mots, le Premier Consul, piqué au vif, et allant droit à son interlocuteur: De quels pamphlets parlez-vous? lui dit-il.—De pamphlets qui circulent publiquement, répondit l'amiral Truguet.—Désignez-les, reprit le Premier Consul.—Vous les connaissez aussi bien que moi, répliqua l'homme courageux qui osait braver un tel courroux.

On n'avait pas encore vu, dans le sein du Conseil d'État, une scène pareille. Les circonstances faisaient éclater le caractère impétueux de l'homme qui tenait alors dans ses mains les destinées de la France. Là-dessus il s'emporta, et déploya toute l'éloquence de la colère.—Nous prend-on, s'écria-t-il, pour des enfants? Croit-on nous entraîner avec ces déclamations contre les émigrés, les chouans, les prêtres? parce qu'il y a encore quelques attentats partiels dans la Vendée, va-t-on nous demander comme autrefois de déclarer la patrie en danger?... La France a-t-elle jamais été dans une situation plus brillante, les finances en meilleure voie, les armées plus victorieuses, la paix plus près d'être générale? Si les chouans commettent des crimes, je les ferai fusiller. Mais faut-il que je recommence à proscrire, pour le titre de noble, de prêtre, de royaliste? Faut-il que je renvoie dans l'exil dix mille vieillards, qui ne demandent qu'à vivre paisibles, en respectant les lois établies? N'avez-vous pas vu Georges lui-même, faire égorger en Bretagne de pauvres ecclésiastiques, parce qu'il les voyait se rapprocher peu à peu du gouvernement? faut-il que je proscrive encore pour une qualité? que je frappe ceux-ci parce qu'ils sont prêtres, ceux-là parce qu'ils sont anciens nobles? Ne savez-vous pas, messieurs les membres du Conseil, qu'excepté deux ou trois, vous passez tous pour des royalistes? Vous, citoyen Defermon, ne vous prend-on pas pour un partisan des Bourbons? Faut-il que j'envoie le citoyen Portalis à Sinnamary, le citoyen Devaisne à Madagascar, et puis que je me compose un conseil à la Babœuf? Allons, citoyen Truguet, on ne me fera pas prendre le change; il n'y a de menaçants pour notre repos que les septembriseurs. Ils ne vous épargneraient pas vous-même; et vous auriez beau leur dire que vous les avez défendus aujourd'hui au Conseil d'État, ils vous immoleraient comme moi, comme tous vos collègues.—

Il n'y avait qu'un mot à répondre à cette vive apostrophe, c'est qu'il ne fallait proscrire personne pour une qualité, ni les uns pour la qualité de royalistes, ni les autres pour celle de révolutionnaires. Le Premier Consul avait à peine achevé ses dernières paroles, qu'il se leva brusquement, et mit fin à la séance.

Le consul Cambacérès, toujours calme, avait un art infini pour obtenir par la douceur ce que son impérieux collègue voulait emporter par l'unique puissance de sa volonté. Il assembla le lendemain les deux sections chez lui, s'efforça d'excuser en quelques mots la vivacité du Premier Consul, affirma, ce qui était vrai, qu'il acceptait volontiers la contradiction, quand on n'y mêlait ni amertume ni personnalité; et il essaya de ramener les esprits à l'idée d'une mesure extraordinaire. Ceci n'était pas digne de sa modération accoutumée; mais quoique très-habitué à conseiller sagement le Premier Consul, il cédait quand il le voyait tout à fait résolu, et surtout quand il s'agissait de réprimer les terroristes. M. Portalis, qui avait le mérite de ne pas vouloir proscrire les autres, quoiqu'il eût été proscrit lui-même, revint à l'idée des deux sections, proposant d'ajouter deux articles à la loi des tribunaux spéciaux. Cependant le consul Cambacérès insista, et fit prévaloir l'idée d'une mesure extraordinaire, sauf à la discuter ensuite de nouveau, devant les sections réunies. Dans cette espèce de huis-clos, les paroles furent encore très-vives. M. Rœderer cria fort contre les Jacobins, imputa leurs crimes aux ménagements de M. Fouché, et alla jusqu'à provoquer une déclaration du Conseil d'État, dans laquelle on demanderait la destitution de ce ministre.

M. Cambacérès réprima tous ces écarts de zèle, et convoqua les sections chez le général Bonaparte, en présence duquel on tint une espèce de conseil privé, composé des Consuls, des deux sections de l'intérieur et de législation, et des ministres des affaires étrangères, de l'intérieur et de la justice. Les préventions étaient si grandes contre M. Fouché, qu'on ne l'avait pas même appelé à ces conférences.

La proposition d'une résolution extraordinaire fut de nouveau présentée, et longuement discutée. Il fallut plusieurs séances de ce même conseil privé, avant de se mettre d'accord. Enfin, on convint de prendre une mesure générale, contre ce qu'on appelait les terroristes. Mais il restait une question grave, c'était la forme même de cette mesure. Il s'agissait de savoir si on procéderait au moyen d'un acte spontané du gouvernement, ou au moyen d'une loi. Le Premier Consul, ordinairement si hardi, voulait une loi. Il tenait à compromettre les grands corps de l'État dans cette occasion, et le déclarait assez ouvertement.—Les Consuls sont irresponsables, dit-il, mais les ministres ne le sont pas, et celui qui signera une telle résolution pourrait être un jour recherché. Il ne faut pas compromettre un individu seul; il faut que le Corps Législatif partage la responsabilité de l'acte proposé. Les Consuls eux-mêmes, ajouta-t-il, ne savent pas ce qui peut arriver. Quant à moi, tant que je vivrai, je ne crains pas que quelqu'un ose venir me demander compte de mes actions. Mais je puis être tué, et alors je ne réponds pas de la sûreté de mes deux collègues. Ce serait à votre tour à gouverner, dit-il en riant au second consul Cambacérès, et vous n'êtes pas fort sur vos étriers. Mieux vaut une loi, pour le présent comme pour l'avenir.—

Il se passa dans ce moment une scène singulière. Ceux mêmes qui répugnaient à la mesure voulurent qu'elle fût prise, non pas au moyen d'une loi, mais au moyen d'une résolution spontanée du gouvernement. Ils désiraient en faire peser sur le gouvernement la responsabilité tout entière, et ils ne voyaient pas qu'ils lui laissaient prendre ainsi la funeste habitude d'agir seul, et de sa pleine autorité. On dit, pour appuyer cette opinion, que la loi ne passerait pas, que les avis commençaient à être partagés sur les vrais auteurs du crime, que le Corps Législatif reculerait devant une liste de proscription, qu'on s'exposerait dès lors au plus grave des échecs. MM. Rœderer et Regnaud de Saint-Jean-d'Angely se prononcèrent eux-mêmes dans ce sens. Le Premier Consul répondit à ce dernier: Depuis que le Tribunat vous a rejeté une ou deux lois, vous êtes saisi d'épouvante. Il y a bien, il est vrai, quelques Jacobins dans le Corps Législatif, mais ils sont dix à douze au plus. Ils font peur aux autres, qui savent que, sans moi, sans le 18 brumaire, on les aurait égorgés. Ces derniers ne me feront pas défaut en cette occasion; la loi passera.—

On insista, et M. de Talleyrand, se rangeant à l'avis de ceux qui craignaient les chances d'une loi, donna au Premier Consul la raison la plus capable de le toucher, c'est qu'au dehors l'acte en serait plus imposant. On y verrait, disait-il, un gouvernement qui osait et savait se défendre des anarchistes.—Le Premier Consul se rendit à cet argument, mais imagina un terme moyen qui fut adopté; c'était d'en référer au Sénat, pour que ce corps examinât si l'acte était attentatoire ou non à la Constitution. On se souvient sans doute que, d'après la Constitution de l'an VIII, le Sénat ne votait point les lois, mais qu'il pouvait les casser, s'il les jugeait contraires à la Constitution. Il avait le même pouvoir à l'égard des mesures du gouvernement. Résolution de déporter un certain nombre d'hommes qualifiés de terroristes. L'idée du Premier Consul fut donc trouvée bonne, et on chargea M. Fouché de dresser une liste des principaux terroristes, afin de les déporter dans les déserts du Nouveau-Monde. Les deux sections du Conseil d'État furent chargées de rédiger les motifs. Le Premier Consul devait signer la résolution, et le Sénat déclarer si elle était contraire ou non à la Constitution.

Janv. 1801.
On commence à se douter des vrais auteurs du crime.

Cette mesure contre les terroristes, illégale et arbitraire en elle-même, n'avait pas même la justice que l'arbitraire peut avoir quelquefois, quand il frappe sur les vrais coupables; car les terroristes n'étaient pas les auteurs du crime. On commençait alors à se douter de la vérité. Le ministre Fouché et le préfet de police Dubois n'avaient cessé de se livrer aux plus actives recherches, et ces recherches n'étaient pas restées sans succès. La violence de l'explosion avait fait disparaître presque tous les instruments du forfait. La jeune fille, à qui Saint-Réjant avait donné le cheval à garder, avait été mise en pièces; il ne restait que les pieds et les jambes de cette infortunée. Les bandes de fer appartenant aux roues de la charrette, avaient été jetées à une grande distance. Partout on avait trouvé, épars et fort éloignés les uns des autres, les débris des objets employés à commettre le crime, et propres à en faire découvrir les auteurs. Cependant il subsistait quelques vestiges de la charrette et du cheval. On rapprocha ces vestiges, on en composa un signalement, on le fit connaître au public par la voie des journaux, et on appela tous les marchands de chevaux de Paris. Par un heureux hasard, le premier propriétaire du cheval le reconnut parfaitement, et désigna un marchand grainetier auquel il l'avait vendu. Ce marchand, appelé, déclara avec une complète franchise tout ce qu'il savait. Il avait revendu le cheval à deux individus, se faisant passer pour marchands forains. Il avait communiqué deux ou trois fois avec eux, et les signalait d'une manière très circonstanciée. Un loueur de voitures, qui avait prêté pour quelques jours la remise dans laquelle la charrette avait été déposée, fit aussi une déclaration fort précise. Il désigna les mêmes individus, et donna des indications tout à fait conformes à celles qu'on tenait du marchand grainetier. Le tonnelier qui avait vendu le baril, et l'avait cerclé avec du fer, fournit des renseignements entièrement concordants avec les premiers. Toutes ces dépositions s'accordaient parfaitement, quant à la taille, à la figure, aux vêtements, à la qualification des individus dénoncés. Lorsque tous ces témoins eurent été entendus, on eut recours à une épreuve décisive. On tira de prison, pour les faire comparaître devant eux, plus de deux cents révolutionnaires arrêtés à cette occasion. Ces confrontations durèrent pendant les journées des 1er, 2, 3 et 4 janvier (11, 12, 13, 14 nivôse), et amenèrent la certitude qu'aucun des révolutionnaires arrêtés n'était auteur du crime, car aucun n'était reconnu. Et on ne pouvait douter de la bonne foi des témoins qui donnaient ces signalements, car presque tous s'étaient spontanément offerts à déposer, et mettaient un grand zèle à seconder la police. Il y avait donc certitude à peu près acquise que les révolutionnaires étaient innocents. La certitude, il est vrai, ne pouvait devenir complète que par la découverte des véritables auteurs. Mais une circonstance grave accusait les agents de Georges, envoyés depuis plus d'un mois à Paris, et toujours considérés par M. Fouché comme les vrais coupables. Quoiqu'on eût perdu leurs traces, cependant, jusqu'au 3 nivôse, ils avaient encore été aperçus, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, sans qu'on pût arriver jusqu'à les saisir. Mais, depuis le 3 nivôse, ils avaient entièrement disparu: on aurait dit qu'ils s'étaient ensevelis sous terre. Cette disparition, si subite et si complète, à partir du jour du crime, était une circonstance frappante. Ajoutez à cela que l'un des signalements donnés par les témoins, concordait tout à fait avec le signalement du nommé Carbon. M. Fouché, d'après tous ces indices, croyant plus que jamais que les vrais auteurs étaient les Chouans, se hâta d'envoyer un émissaire auprès de Georges, pour obtenir des informations sur Carbon, Saint-Réjant et Limoëlan. Dans l'intervalle, il avait fait assez de confidences, pour ébranler la conviction de bien des gens, même celle du Premier Consul, qui cependant ne voulait abandonner sa première opinion que sur une certitude entière.

Tel était l'état de l'instruction au 4 janvier (14 nivôse), jour où fut définitivement arrêté l'acte qui frappait les hommes qualifiés de terroristes[10].

On était successivement tombé d'accord sur tous les points; on n'avait jamais songé d'une manière sérieuse à un tribunal qui jugerait sommairement, et ferait fusiller les terroristes; on s'était toujours arrêté à l'idée de déporter un certain nombre d'entre eux, et, après bien des discussions, on était convenu de les déporter en vertu d'un acte des Consuls, déféré à l'approbation du Sénat. Tout étant arrêté avec les principaux membres du Conseil et du Sénat, le reste ne pouvait plus être qu'une vaine formalité.

M. Fouché, qui, sans savoir toute la vérité, en connaissait cependant une partie, M. Fouché, battu de tous les côtés, eut la faiblesse de se prêter à une mesure dirigée, il est vrai, contre des hommes souillés de sang, mais point auteurs du crime qu'on voulait punir dans le moment. De tous ceux qui participèrent à cet acte de proscription, il était donc le plus inexcusable; mais on l'attaquait de toutes parts, on l'accusait de complaisance à l'égard des révolutionnaires, et il n'eut pas le courage de résister. Il fit lui-même au Conseil d'État le rapport, sur lequel fut fondée la résolution des Consuls.

Dans ce rapport, présenté au Conseil d'État le 1er janvier 1801 (11 nivôse), on dénonçait une classe d'hommes, qui, depuis dix ans, s'étaient couverts de tous les crimes, qui avaient versé le sang des prisonniers de l'Abbaye, envahi et violenté la Convention, menacé le Directoire, et qui, réduits aujourd'hui au désespoir, s'armaient du poignard pour frapper la République dans la personne du Premier Consul. Tous ces hommes, disait-on, n'ont pas été pris le poignard à la main; mais tous sont universellement connus pour être capables de l'aiguiser et de le prendre. On ajoutait que les formes tutélaires de la justice n'étaient pas faites pour eux; on proposait donc de les enlever, et les déporter hors du territoire de la République.

L'examen du rapport fit naître la question de savoir, si on ne devait pas y dénoncer les Jacobins comme auteurs du 3 nivôse. Le Premier Consul eût grand soin de s'y opposer. On le croit, dit-il, mais on ne le sait pas (il commençait, en effet, à être ébranlé dans sa conviction); on les déporte pour le 2 septembre, le 31 mai, les journées de prairial, la conspiration de Babœuf, pour tout ce qu'ils ont fait, pour tout ce qu'ils pourraient faire encore.—

Une liste de cent trente individus condamnés à la déportation, suivait ce rapport. On ne se bornait pas à les déporter; mais, ce qui était plus cruel peut-être, on ajoutait au nom de plusieurs d'entre eux la qualification de Septembriseurs, sans autre autorité pour les qualifier ainsi que la notoriété publique.

Le Conseil d'État éprouva une visible répugnance en entendant ces cent trente noms, car on eût dit qu'il était appelé à rédiger une liste de proscription. Le conseiller Thibaudeau dit qu'on ne pouvait composer une telle liste dans le sein du Conseil. Je ne suis pas assez insensé, repartit avec humeur le Premier Consul, pour vous faire prononcer sur des individus; je vous soumets seulement le principe de la mesure.—Le principe fut approuvé; il y eut cependant quelques suffrages contraires.

On proposa ensuite la question de savoir, si la mesure serait un acte de haute police de la part du gouvernement, ou une loi rendue dans les formes accoutumées. On s'était mis d'accord préalablement; on confirma les résolutions déjà secrètement arrêtées, et il fut décidé que la mesure serait un acte spontané du gouvernement, déféré seulement au Sénat, pour prononcer sur la question de constitutionnalité.

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