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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 02 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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L'acte de déportation signé par le Premier Consul le 4 janvier.

Le 4 janvier (14 nivôse), le Premier Consul, après avoir fait rédiger la liste définitive, prit un arrêté par lequel il déportait hors du territoire de la République les individus inscrits sur cette liste, et, sans aucune hésitation, apposa sa signature au bas de cet arrêté.

Le 5 janvier (15 nivôse), le Sénat assemblé renchérit encore sur la délibération du Conseil d'État, et déclara que la résolution du Premier Consul était une mesure conservatrice de la Constitution.

Le lendemain ces malheureux furent réunis, et dirigés sur la route de Nantes, pour être embarqués, et envoyés sur des terres lointaines. Il y avait parmi eux quelques députés de la Convention, plusieurs Membres de l'ancienne Commune, tout ce qui restait des assassins de septembre, et le fameux Rossignol, l'ancien général de l'armée révolutionnaire. Sans doute ces hommes ne méritaient aucun intérêt, du moins pour la plupart; mais toutes les formes de la justice étaient violées à leur égard, et ce qui prouve le danger de la violation de ces formes sacrées, c'est que plusieurs des désignations faites par la police furent contestées, et avec une grande apparence de raison. Il fallait quelque force morale, dans le moment, pour réclamer en faveur de ces proscrits; cependant il y en eut quelques-uns qui, sur des recommandations d'hommes courageux, furent justement rayés de la liste de proscription, et dispensés à Nantes de l'embarquement fatal. Que sur une recommandation influente, un individu puisse obtenir ou ne pas obtenir la faveur d'un gouvernement, soit; mais qu'il suffise d'une recommandation pour être sauvé de la proscription, qu'il suffise de ne pas trouver un ami ou courageux ou influent, pour y être compris, voilà ce qui doit révolter tout sentiment de justice, et prouver que, les formes violées, il ne reste dans la société que le plus horrible arbitraire! Et néanmoins, ce temps était éclatant de gloire! il était tout plein de l'amour de l'ordre, de la haine du sang! Mais on sortait du chaos révolutionnaire, on n'avait aucun respect des règles, on les trouvait incommodes, insupportables. Quand on parlait de cet acte arbitraire, il suffisait d'un seul mot pour le justifier. Ces misérables, disait-on, se sont couverts de sang, ils s'en couvriraient encore, si on les laissait faire; on les traite bien mieux qu'ils n'ont traité leurs victimes. Et en effet, si cet acte, sous le rapport de la violation des formes, égalait tout ce qu'on avait vu aux époques antérieures, il présentait avec le passé deux différences: on frappait pour la plupart des scélérats, et on ne versait pas leur sang! Triste excuse, nous en convenons, mais qu'il faut présenter cependant, pour faire remarquer que l'année dix-huit cent n'avait rien de commun avec l'année quatre-vingt-treize.

Quand ces malheureux furent acheminés vers Nantes, on eut la plus grande peine à les sauver des fureurs de la populace, dans toutes les villes qu'ils traversèrent, tant le sentiment public était prononcé contre eux. Sous l'empire de ce sentiment, il se passa encore quelque chose de plus déplorable, Procès de Ceracchi, Aréna, Demerville et Topino-Lebrun. ce fut la condamnation de Ceracchi, Aréna, Demerville et Topino-Lebrun. On se souvient qu'au mois d'octobre précédent (vendémiaire), ces brouillons étaient entrés dans un complot, tendant à assassiner le Premier Consul à l'Opéra. Mais aucun d'eux n'avait eu le courage, ni peut-être même l'intention bien arrêtée, de contribuer à l'exécution du complot. Les agents de police qu'on leur fournit, et auxquels ils donnèrent des poignards, développèrent en eux, plus qu'elle n'y était, la résolution du crime. Mais, en tout cas, ils ne s'étaient pas présentés sur le lieu de l'exécution, et Ceracchi, arrêté seul à l'Opéra, n'était pas même armé de l'un des poignards, qu'ils s'étaient distribués entre eux. C'étaient des déclamateurs qui souhaitaient certainement la destruction du Premier Consul, mais qui jamais n'auraient osé la consommer. On les jugea le 9 janvier (19 nivôse), au moment même où se passaient les événements que nous venons de raconter. Les avocats, sentant la terrible influence qu'exerçait sur l'esprit du jury l'événement du 3 nivôse, firent de vains efforts pour la combattre. Cette influence fut irrésistible sur le jury, qui est de toutes les juridictions la plus dominée par l'opinion publique, et qui a les avantages et les inconvénients de cette disposition. Quatre de ces malheureux furent condamnés à mort; c'étaient Ceracchi, Aréna, Demerville et Topino-Lebrun. Ce dernier méritait quelque intérêt, et devint un éclatant exemple de la cruelle mobilité des destinées, pendant les révolutions! Ce jeune Topino-Lebrun était peintre de quelque talent, et élève du célèbre David. Partageant l'exaltation des artistes, il avait été juré au tribunal révolutionnaire; mais il s'y était montré beaucoup moins impitoyable que ses collègues. Il fit venir le respectable défenseur des victimes de ce temps, l'avocat Chauveau-Lagarde, qui témoigna vainement de son humanité. Singulier retour de la fortune! l'ancien juré du tribunal révolutionnaire, accusé à son tour, appelait aujourd'hui à son aide l'ancien défenseur des victimes de ce sanglant tribunal! Mais ce secours, donné généreusement, ne put le sauver. Tous les quatre, condamnés le 9 janvier (19 nivôse), furent, après un inutile pourvoi devant le tribunal de cassation, exécutés le 31 janvier...

Découverte des auteurs de la machine infernale.

Pendant ce temps, l'horrible mystère de la machine infernale s'éclaircissait peu à peu. M. Fouché avait envoyé auprès de Georges des agents pour s'informer de Carbon, de ce qu'il était devenu, du logement qu'il occupait. Il avait appris, par cette voie, que Carbon avait des sœurs demeurant à Paris, et il avait, de plus, connu leur domicile. La police s'y rendit, et y trouva un baril de poudre. Elle obtint de la plus jeune sœur de Carbon la révélation du nouveau logement dans lequel il était allé se cacher. C'était chez des personnes fort respectables, les demoiselles de Cicé, sœurs de M. de Cicé, autrefois archevêque de Bordeaux, et ministre de la justice. Ces demoiselles, le prenant pour un émigré rentré, dont les papiers n'étaient pas en règle, lui avaient procuré un refuge chez d'anciennes religieuses, vivant en commun dans un quartier reculé de Paris. Ces malheureuses, qui, tous les jours, rendaient grâces au ciel de ce que le Premier Consul avait échappé à la mort, car elles se considéraient toutes comme perdues s'il avait cessé de vivre, avaient donné asile, sans s'en douter, à l'un de ses assassins. La police se transporta chez elles le 18 janvier (28 nivôse), arrêta Carbon, et avec lui toutes les personnes qui l'avaient reçu. Il fut le même jour confronté avec les témoins précédemment appelés à déposer, et reconnu. D'abord il nia tout, puis finit par avouer sa participation au crime, mais participation innocente suivant lui; car, à l'en croire, il ignorait à quel usage la charrette et le baril étaient destinés. Il dénonça Limoëlan et Saint-Réjant. Limoëlan avait eu le temps de s'enfuir, et de passer à l'étranger. Mais Saint-Réjant, renversé par l'explosion, à demi mort pendant quelques minutes, n'avait eu que le temps et la force de changer de logement. Un agent de Georges, employé à le soigner, et qu'on avait laissé en liberté dans l'espoir, en suivant ses traces, de trouver celles de Saint-Réjant, servit à indiquer sa demeure. On s'y rendit, et on le trouva encore malade des suites de ses blessures. Bientôt il fut confronté, reconnu, et convaincu par une foule de témoignages qui ne permettaient aucun doute. On trouva sous son lit une lettre à Georges, dans laquelle il rapportait avec quelques déguisements les principales circonstances du crime, et se justifiait auprès de son chef de n'avoir pas réussi. Carbon et Saint-Réjant furent envoyés au tribunal criminel, qui fit tomber leurs exécrables têtes.

Lorsque tous ces détails furent publiés, les accusateurs obstinés du parti révolutionnaire, les défenseurs complaisants du parti royaliste, furent surpris et confus. Les ennemis de M. Fouché éprouvèrent aussi un certain embarras. La sûreté de son jugement était reconnue, et sa faveur rétablie auprès du Premier Consul. Mais il avait fourni une arme dont ses ennemis se servirent avec justice. Puisqu'il était si sûr de son fait, pourquoi, disait-on, avait-il laissé proscrire les révolutionnaires?—Il méritait en effet ce grave reproche. Le Premier Consul, qui ne se souciait guère des formes violées, et ne songeait qu'aux résultats obtenus, ne laissa voir aucun regret. Il trouva que ce qu'on avait fait, était bien fait, de tous points; qu'il était débarrassé de ce qu'il appelait l'état-major des Jacobins, et que le 3 nivôse prouvait seulement une chose, la nécessité de veiller sur les royalistes, aussi bien que sur les terroristes.—Fouché, dit-il, a mieux jugé que beaucoup d'autres; il a raison; il faut avoir l'œil ouvert sur les émigrés rentrés, sur les Chouans, et sur tous les gens de ce parti.—

Cet événement diminua beaucoup l'intérêt qu'inspiraient ces royalistes, qu'on appelait complaisamment les victimes de la terreur, et diminua beaucoup aussi le déchaînement contre les révolutionnaires. M. Fouché y gagna non pas en estime, mais en crédit.

Les douloureux sentiments dont la machine, appelée depuis infernale, venait d'être la cause, avaient bientôt disparu devant la joie produite par la paix de Lunéville. Tous les jours ne sont pas heureux, sous le gouvernement même le plus heureux. Celui du Consulat avait l'avantage inouï, si des impressions de tristesse s'emparaient un moment des esprits, de pouvoir les dissiper à chaque instant par un résultat grand, nouveau, imprévu. Quelques scènes lugubres, mais courtes, dans lesquelles il figurait comme le sauveur de la France, que tous les partis voulaient détruire, et après ces scènes, des victoires, des traités, des actes réparateurs qui fermaient des plaies profondes ou ravivaient la prospérité publique, tel était le spectacle qu'alors il donnait sans cesse. Le général Bonaparte en sortait toujours plus grand, plus cher à la France, plus clairement destiné au pouvoir suprême.

Seconde session du Corps Législatif.

La seconde session du Corps Législatif était commencée. On poursuivait en ce moment la discussion et l'adoption de plusieurs lois, dont la principale, celle des tribunaux spéciaux, n'avait plus de véritable importance, après ce qu'on venait de faire. Mais l'opposition du Tribunat contestait ces lois au gouvernement, cela suffisait pour qu'il y tînt. La première était relative aux archives de la République. Elle était devenue nécessaire, depuis que l'abolition des anciennes provinces avait livré au désordre un grand nombre de vieux titres et de documents, ou très-utiles encore, ou très-curieux. Il fallait décider dans quel lieu seraient déposés une foule d'actes, tels que les lois, les traités, etc. Rejet de la loi sur les archives du royaume. C'était là une mesure d'ordre, sans aucune signification politique. Le Tribunat vota contre la loi, et après avoir, suivant l'usage, envoyé ses trois orateurs au Corps Législatif, en obtint le rejet à une grande majorité. Le Corps Législatif, quoique fort attaché au gouvernement, était, comme les assemblées dévouées, jaloux de montrer quelquefois son indépendance dans les mesures de détail, et il le pouvait assurément sans danger à propos d'une loi qui se bornait à décider le dépôt, ici ou là, de certains documents séculaires.

Fév. 1801.

Les deux assemblées étaient saisies dans le moment d'une loi plus importante, mais aussi étrangère que la précédente, à la politique. Il s'agissait des justices de paix, dont le nombre avait été reconnu trop grand. Portées à six mille, à l'époque de leur première institution, elles n'avaient pas atteint le but qu'on s'était proposé en les créant. Les hommes capables de bien remplir de telles fonctions, manquaient dans beaucoup de cantons. Elles avaient failli par un autre endroit. Loi sur les justices de paix. On avait voulu leur confier la police judiciaire; elles s'en étaient mal acquittées, et d'ailleurs le caractère paternel et bienveillant de leur juridiction, en avait éprouvé une certaine altération. Le projet du gouvernement proposait deux modifications aux justices de paix: d'abord leur réduction de six mille à deux mille six cents, et ensuite l'attribution de la police judiciaire à d'autres magistrats. Le projet était raisonnable, et présenté dans des intentions excellentes; mais il rencontra une vive opposition dans le Tribunat. Plusieurs orateurs parlèrent contre, surtout M. Benjamin Constant. Néanmoins il fut adopté au Tribunat par 59 voix contre 32, et au Corps Législatif par 218 contre 41.

Une autre loi, plus sujette à discussion, et d'une nature tout à fait politique, était présentée dans le moment; c'était la loi qui avait pour but d'instituer les tribunaux spéciaux. Mais celle-là même avait perdu sa plus grande utilité, depuis que le Premier Consul avait institué des commissions militaires, à la suite des colonnes mobiles qui poursuivaient le brigandage, depuis surtout qu'il n'avait pas hésité à proscrire arbitrairement les révolutionnaires jugés dangereux. Ces commissions militaires avaient déjà produit de salutaires effets. Les juges en habit de guerre qui les composaient, ne craignaient pas les accusés; ils rassuraient les témoins chargés de déposer, et souvent ces témoins n'étaient que les soldats eux-mêmes, qui avaient arrêté les brigands, et les avaient surpris les armes à la main. Une prompte et rigoureuse justice, venant après l'emploi très-actif de la force, avait singulièrement contribué à rétablir la sûreté des routes. Les escortes placées sur l'impériale des diligences, obligées souvent de livrer des combats meurtriers, avaient intimidé les brigands. Les attaques étaient moins fréquentes, la sécurité commençait à renaître, grâce à la vigueur du gouvernement et des tribunaux, grâce aussi à la fin de l'hiver. La loi proposée venait donc quand le mal était déjà moindre; mais elle avait une utilité, celle de régulariser la justice militaire établie sur les grandes routes, et de faire planer sur le brigandage une mesure permanente et tout à fait légale. Voici quelle était l'organisation imaginée.

Loi sur les tribunaux spéciaux.

Les tribunaux spéciaux devaient être composés de trois juges ordinaires, tous membres du tribunal criminel, de trois militaires, et de deux adjoints, ces derniers choisis par le gouvernement, et ayant les qualités requises pour être juges. Les militaires ne pouvaient donc avoir la majorité. Le gouvernement avait la faculté d'établir ces tribunaux dans les départements où il le croirait utile. Ils étaient appelés à connaître des crimes commis sur les grandes routes et dans les campagnes, par des bandes armées, des attentats dirigés contre les acquéreurs de biens nationaux, et enfin des assassinats tentés avec préméditation, contre les chefs du gouvernement. Ce dernier article comprenait les crimes tels que la machine infernale, le complot de Ceracchi et Aréna, etc. Le tribunal de cassation était chargé de juger, toutes affaires cessantes, les cas de compétence douteux. Cette institution devait être abolie de plein droit, deux ans après la paix générale.

On pouvait objecter à ces tribunaux tout ce qu'on peut objecter à la justice exceptionnelle. Mais il y avait à dire en leur faveur, que jamais société plus profondément agitée, n'avait exigé des moyens plus prompts et plus extraordinaires, pour la calmer. Sous le rapport de la fidélité à la Constitution, on faisait valoir l'article de cette constitution, qui permettait au Corps Législatif de la suspendre dans les départements, où cela serait jugé nécessaire. Le cas des juridictions extraordinaires était évidemment compris dans cet article, car la suspension de la Constitution entraînait l'établissement immédiat de la justice militaire. Du reste, la discussion était vaine, dans un pays et dans un temps où l'on venait de proscrire cent trente individus sans jugement, et où l'on venait d'établir des commissions militaires en plusieurs départements, sans que l'opinion publique élevât la moindre réclamation. Il faut même le reconnaître, la loi proposée était, à côté de tous ces faits, un retour à la légalité. Mais elle fut vivement, aigrement attaquée par les opposants ordinaires, par MM. Daunou, Constant, Ginguené et autres. Elle ne passa dans le Tribunat qu'à la majorité de 49 voix contre 41. Au Corps Législatif, la majorité fut beaucoup plus grande, car le projet obtint 192 voix contre 88. Mais une minorité de 88 voix dépassait le chiffre ordinaire de la minorité, dans cette assemblée toute dévouée au gouvernement. On attribua ce grand nombre de suffrages négatifs, à un discours de M. Français de Nantes, dans lequel il fit entendre au Corps Législatif un langage peut-être trop peu mesuré.—M. Français de Nantes a bien fait, répondit le Premier Consul, à ses collègues Cambacérès et Lebrun, qui semblaient désapprouver ce discours. Il vaut mieux avoir moins de voix, et prouver qu'on sent les injures, et qu'on est décidé à ne pas les tolérer.—

Le Premier Consul tint des propos beaucoup plus vifs encore, à une députation du Sénat, qui lui apportait une résolution de ce corps. Il s'exprima de la manière la plus hardie, et on l'entendit, dans plusieurs colloques, dire nettement, que si on l'incommodait outre mesure, que si on voulait l'empêcher de rendre la paix et l'ordre à la France, il compterait sur l'opinion qu'elle avait de lui, et gouvernerait par des arrêtés consulaires. À chaque instant son ascendant s'accroissait avec le succès, sa hardiesse avec son ascendant, et il ne se donnait plus la peine de dissimuler l'étendue de ses volontés.

Il rencontra une opposition plus vive encore dans les questions de finances qui furent les dernières traitées dans cette session. C'était cependant la partie la plus méritoire des travaux du gouvernement, et la plus particulièrement due à l'intervention personnelle du Premier Consul.

Lois de finances destinées à liquider le passé.

Nous avons exposé bien des fois les moyens employés pour assurer la perception et le versement régulier des revenus de l'État. Ces moyens avaient parfaitement réussi. Il était rentré en l'an VIII (1799-1800), la somme de 518 millions, ce qui égalait la valeur d'une année entière de l'impôt, car le budget en dépenses et en recettes ne s'élevait pas alors au delà de 500 millions. Sur ces 518 millions, 172 appartenaient aux années V, VI et VII, et 346 millions à l'an VIII. Tout n'était pas acquitté pour ces quatre années; il fallait en achever la liquidation, pour entrer enfin avec l'an IX (1800-1801), qui était l'année courante, dans une complète régularité. L'an IX devait se suffire à lui-même, car les impôts pouvaient produire de 500 à 520 millions, et il ne fallait pas davantage pour couvrir les dépenses du pied de paix. La comptabilité par exercice avant été établie, et dès lors, les recettes de l'an IX devant être exclusivement appliquées aux dépenses de l'an IX, les recettes de l'an X aux dépenses de l'an X, et ainsi de suite, l'avenir était assuré. L'équilibre des dépenses et des recettes rétabli pour l'an IX. Mais pour le passé, c'est-à-dire pour les années V, VI, VII et VIII, il restait un déficit à combler. On y consacrait les rentrées quotidiennes, provenant des contributions arriérées de ces diverses années. Mais ces contributions arriérées, qu'on demandait principalement à la propriété foncière, la réduisaient à une gêne fort grande. Dans la réunion des conseils généraux des départements, réunion qui venait d'avoir lieu pour la première fois, 87 conseils généraux sur 106 avaient réclamé contre le fardeau excessif des contributions directes. On était donc obligé, comme nous l'avons dit plus haut, de renoncer à une partie des contributions arriérées, si l'on voulait exiger dans l'avenir un acquittement ponctuel et intégral de l'impôt. Une loi fut présentée, afin d'autoriser les administrations locales à dégrever les contribuables trop chargés. Cette loi ne rencontra point d'obstacles. Mais il devait en résulter une insuffisance de ressources assez notable pour les années V, VI, VII et VIII. On évaluait cette insuffisance pour les trois années V, VI et VII à 90 millions, et pour l'an VIII en particulier, à 30 millions. On distinguait l'an VIII (1799-1800) des années V, VI et VII, parce que l'an VIII appartenait au Consulat.

Il fallait décider comment on ferait face à ces déficits. Il restait environ 400 millions de biens nationaux disponibles; et c'est ici que le bon sens du Premier Consul exerça la plus heureuse influence sur les projets de finances, et fit prévaloir le meilleur emploi possible de la fortune publique.

Moyens employés pour liquider les exercices antérieurs à l'an IX.

Ne pouvant pas vendre à volonté les biens nationaux, on avait toujours disposé de leur valeur par anticipation, au moyen d'un papier qu'on avait émis sous des noms divers, et qui devait servir à payer ces biens. Depuis la chute des assignats, le dernier nom imaginé pour cette sorte de papier, était celui de rescriptions. Dans le cours de l'an VIII, on avait négocié quelques-unes de ces rescriptions, avec moins de désavantage que par le passé, mais avec beaucoup trop de désavantage encore, pour qu'il fût sage d'y recourir. Ces valeurs se négociaient à perte dès le premier jour de leur émission, étaient bientôt avilies, passaient alors dans les mains des spéculateurs, qui, par ce moyen, achetaient les domaines nationaux à vil prix. C'est ainsi qu'une ressource précieuse avait été follement dissipée, au grand détriment de l'État, au grand avantage des agioteurs. Les 400 millions restants, si on réussissait à les sauver du désordre dans lequel tant d'autres millions avaient péri jusqu'à ce jour, devaient acquérir bientôt, avec le temps et la paix, une valeur trois ou quatre fois plus considérable. Le Premier Consul était résolu à ne pas les dépenser, comme l'avaient été les quelques milliards déjà dévorés.

Le Premier Consul substitue les créations de rentes aux aliénations de biens nationaux.

Il fallait cependant une ressource immédiate. Le Premier Consul la chercha dans les rentes, qui déjà, depuis son avénement, avaient recouvré une certaine valeur. Elles étaient montées, du cours de 10 et 12, à celui de 25 et 30 après Marengo; elles avaient dépassé celui de 50 depuis la paix de Lunéville; on annonçait qu'elles atteindraient le cours de 60 à la paix générale. À ce taux, on pouvait commencer à en faire usage; car il y avait moins de dommage à vendre des rentes que des biens nationaux. Le Premier Consul, sans vouloir ouvrir un emprunt, imagina de payer avec des rentes certains créanciers de l'État, et d'affecter à la caisse d'amortissement une somme équivalente en domaines fonciers, que cette caisse vendrait plus tard, lentement, à leur valeur véritable, de manière à compenser ainsi l'augmentation qu'on allait ajouter à la dette publique. Ce fut là le principe des lois de finances proposées cette année.

Liquidation particulière des années V, VI et VII.

Les créances qui restaient à liquider pour les trois dernières années du Directoire, V, VI et VII, passaient pour des créances véreuses. Elles étaient le plus indigne reste des six cents millions de fournitures, faites sous le Directoire. Pour entrer dans des voies nouvelles, on voulut respecter ces créances, quelles que fussent leur origine et leur nature. Elles s'élevaient à une somme d'environ 90 millions; mais presque toutes vendues à des spéculateurs, elles perdaient 75 pour cent sur la place. On imagina de les acquitter au moyen d'une rente, constituée au taux de 3 pour cent. Le total de ces dettes montant à 90 millions, il fallait, à 3 pour cent, une rente de 2,700,000 francs pour y faire face. Cette rente, au prix actuel des fonds publics, représentait une valeur réelle de 27 ou 30 millions, et devait en représenter une de 40 au moins, dans les huit ou dix mois qui ne pouvaient manquer de s'écouler, avant que la liquidation fût achevée. Les créances qu'il s'agissait d'acquitter, perdant sur la place 75 pour cent, et le capital de 90 millions dont elles se composaient, étant réduit en réalité à 22 ou 23, on les payait beaucoup plus qu'elles ne valaient en leur accordant une rente de 2,700,000 francs, puisque cette rente, vendue sur-le-champ, aurait produit 27 ou 30 millions, et allait en produire bientôt 40.

Liquidation de l'an VIII.

Les créances de l'an VIII restant à liquider, étaient d'une nature toute différente. Elles représentaient des services exécutés pendant la première année du gouvernement consulaire, lorsque déjà l'ordre régnait dans l'administration. Sans doute, ces services, exécutés dans un temps où la détresse était grande encore, avaient été payés à un taux fort élevé; mais il eût été contraire à l'honneur du gouvernement consulaire, de traiter ses engagements, qui étaient tout récents, qui n'avaient pas été comme ceux du Directoire rangés au nombre des valeurs discréditées, et négociés comme tels, de les traiter de la même manière que ceux qui appartenaient aux années V, VI et VII. On n'hésita donc pas à solder intégralement, et à sa valeur nominale, l'excédant des dépenses de l'an VIII. Il était actuellement évalué à 60 millions; mais la rentrée des contributions arriérées de l'an VIII devait le réduire à 30. On résolut d'en acquitter une partie, 20 millions, avec une rente constituée à 5 pour cent, ce qui faisait un million de rentes. Nous dirons tout à l'heure comment on fit face au surplus de 10 millions.

Mars 1801.

L'an IX (1800-1801) semblait devoir se suffire à lui-même, dans l'hypothèse à peu près certaine d'une fin prochaine de la guerre, car la paix continentale conclue à Lunéville, devait bientôt amener la paix maritime. Le budget ne se votait pas alors une année d'avance; il se votait dans l'année même, pendant laquelle s'exécutait la dépense. On présentait, par exemple, et on discutait en ventôse an IX, le budget de l'an IX, c'est-à-dire en mars 1801 le budget de 1801. On évaluait dans le moment à 415 millions, les dépenses et les recettes de cet exercice (les frais de perception et divers services locaux comptés en dehors, ce qui suppose une centaine de millions en plus, et signifie 515 au lieu de 415). Mais l'évaluation de 415 millions en dépenses et recettes, était inférieure à la réalité, car alors comme aujourd'hui la réalité dépassait toujours les prévisions. Nous montrerons même plus tard que le chiffre de 415 millions monta jusqu'à 500. Heureusement, le produit de l'impôt devait s'élever autant que la dépense, au-dessus de la somme prévue. On s'attendait bien à ce double excédant; mais craignant, du reste à tort, que l'excédant des recettes n'égalât point l'excédant des dépenses, on voulut s'assurer une ressource supplémentaire. Il restait 10 millions à trouver, comme nous venons de le dire, pour compléter le solde de l'an VIII; on supposait qu'il faudrait 20 millions pour le solde de l'an IX: c'étaient 30 millions à se procurer en deux ans. On se décida, pour cette somme uniquement, à recourir à une aliénation de biens nationaux. Quinze millions de ces biens à vendre par an, ne dépassaient pas la somme d'aliénations qu'on pouvait exécuter avec avantage et sans désordre, dans le cours d'une année. En chargeant de ce soin la caisse d'amortissement, qui s'en était déjà très-habilement acquittée, on était assuré d'obtenir à un prix avantageux le placement de cette portion des domaines de l'État. De la sorte, le passé se trouvait liquidé, et le présent en équilibre. Il n'y avait plus qu'une seule opération à exécuter, pour terminer la réorganisation des finances de l'État, c'était de régler définitivement le sort de la dette publique.

Règlement définitif de la dette publique.

Le moment était venu, en effet, d'en fixer le montant, de mettre les forces de la caisse d'amortissement en rapport avec ce montant reconnu, et de faire, dans ce but, un usage convenable des 400 millions de biens nationaux, qui se trouvaient encore à la disposition de l'État.

La dette publique était telle que l'avait laissée la banqueroute, banqueroute déclarée par le Directoire, mais préparée par la Convention et l'Assemblée Constituante. Un tiers de cette dette avait été maintenu sur le grand livre; c'est la portion que, dans la langue du temps, on avait appelée Tiers consolidé. Un intérêt de 5 pour cent avait été affecté à ce tiers, sauvé de la banqueroute. Il en avait été inscrit au grand livre pour 37 millions (intérêt et non pas capital). Il en restait à inscrire une somme assez considérable. Deux tiers avaient été mobilisés, autre expression du temps, c'est-à-dire rayés du grand livre, et consacrés au payement des biens nationaux, ce qui les avait amenés à n'être plus que de véritables assignats. Une loi postérieure avait achevé de les avilir, en les réduisant à un seul usage, celui de payer exclusivement les propriétés bâties, et point du tout les terres ou les bois faisant partie des propriétés nationales.

Il fallait mettre un terme à cet état de choses, et pour cela porter au grand livre le reste du tiers consolidé, que le gouvernement antérieur avait différé d'inscrire, pour être dispensé d'en servir l'intérêt. La justice et le bon ordre des finances voulaient qu'on en finît. On proposa de porter au grand livre pour un million et demi de tiers consolidés, mais avec intérêt seulement à partir de l'an XII. Cette partie de la dette, bien qu'ajournée à deux ans sous le rapport de la jouissance des revenus, acquérait sur-le-champ, par le fait seul de l'inscription, une valeur presque égale aux portions déjà inscrites; et on donnait de plus une valeur très-grande à tout le reste du tiers provisoire, par cette démonstration d'exactitude. Il restait une somme considérable à inscrire, soit en tiers consolidés, proprement dits, soit en dettes des émigrés, que l'État avait prises à sa charge, en confisquant leurs biens, soit en dettes de la Belgique, qui avaient été la condition de la conquête. Il y avait enfin les deux tiers mobilisés, fort avilis à cette époque, et dont il était juste de ménager un emploi aux porteurs. On en offrit la conversion en tiers consolidés, à raison de cinq capitaux pour cent capitaux. Il était probable que les porteurs se hâteraient d'accepter cette offre. On proposa de créer pour cela un million de rentes, et si ce premier essai réussissait, on se promettait d'avoir bientôt absorbé la valeur entière des deux tiers mobilisés. On fixa de plus un délai fatal, à l'égard des biens nationaux payables en bons des deux tiers. Ce délai fatal expiré, les biens non payés devaient faire retour à l'État.

On estimait qu'en ajoutant aux 37 millions de tiers consolidés, déjà inscrits au grand livre, la somme de 20 millions de rentes, on ferait face à la somme du tiers consolidé restant à inscrire, aux deux tiers mobilisés, dont on voulait offrir la conversion, enfin aux dettes des émigrés et de la Belgique. Le total devait former par conséquent une dette publique de 57 millions, en rentes perpétuelles. Il existait 20 millions de rentes viagères, 19 millions de pensions civiles et religieuses (celles-ci servies à l'ancien clergé dont on avait pris les biens), et enfin 30 millions de pensions militaires, c'est-à-dire une dette viagère de 69 millions. Il s'éteignait de celle-ci environ 3 millions par an. On pouvait donc espérer en quelques années, au moyen des extinctions sur la dette viagère, de couvrir les augmentations successives qu'allait subir la dette perpétuelle, par suite des nouvelles inscriptions au grand livre. On devait par conséquent, même en liquidant tout le passé, ne jamais dépasser un chiffre de 100 millions, pour le service annuel de la dette publique, dont moitié environ en rente perpétuelle, moitié en rente viagère. La situation devenait alors celle-ci: une dette de 100 millions, un budget de 500 millions, tant en recettes qu'en dépenses, et de 600 en comptant les frais de perception. C'était une situation certainement bien meilleure que celle de l'Angleterre, qui avait une dette annuelle de près de 500 millions, par rapport à un revenu de mille à onze cents millions. Ajoutez qu'il restait à la France la ressource des contributions indirectes, c'est-à-dire les impôts sur les boissons, sur le tabac, sur le sel, etc., non encore rétablis, et qui devaient fournir un jour d'immenses produits.

Le Premier Consul voulut proportionner les ressources de la Caisse d'amortissement à l'accroissement de la dette. Il venait de décider la création de 2,700,000 francs de rentes, pour combler le déficit des années V, VI et VII, de 1 million pour le déficit de l'an VIII, et de plusieurs autres millions encore, pour l'inscription du tiers consolidé, pour la conversion des deux tiers mobilisés, etc... Il fit adjuger à la Caisse d'amortissement un capital de 90 millions en biens nationaux, aliénable à sa convenance, et employable en rachats de rentes. Le Premier Consul lui fit transférer en outre une rente de 5,400,000 francs appartenant à l'instruction publique, et qui fut remplacée comme on le verra tout à l'heure.

Les biens nationaux étaient préservés du gaspillage par cette combinaison, car la Caisse, les aliénant lentement et à propos, ou les gardant même s'il lui convenait, ne devait pas renouveler les dilapidations qu'on avait eu jadis à déplorer. Pour sauver le reste plus sûrement encore, le Premier Consul voulut en appliquer une notable partie à divers autres services, auxquels il portait une grande sollicitude, tels que l'instruction publique et les invalides. L'instruction publique lui paraissait le service le plus important de l'État, celui surtout auquel un gouvernement éclairé comme le sien, ayant une société nouvelle à fonder, devait se hâter de pourvoir. Quant aux invalides, c'est-à-dire aux militaires blessés, ceux-là composaient en quelque sorte sa famille, étaient les soutiens de son pouvoir, les instruments de sa gloire: il leur devait tous ses soins; il leur devait quelque chose du milliard, autrefois promis par la République aux défenseurs de la patrie.

Le Premier Consul n'aimait pas à voir ces grands services dépendre du budget, de ses variations, de ses insuffisances. En conséquence il fit allouer 120 millions de biens nationaux à l'instruction publique, et 40 à l'entretien des Invalides. Il y avait là de quoi doter richement la noble institution qu'il voulait consacrer un jour à l'enseignement de la jeunesse française, et de quoi doter aussi plusieurs hospices d'invalides, comme celui qui doit son origine à Louis XIV. Que ces allocations fussent ou ne fussent pas maintenues plus tard, c'étaient pour le moment 160 millions sauvés du désordre des aliénations, et une décharge annuelle pour le budget. Ainsi sur les 400 millions restant des biens nationaux, 10 millions étaient donnés aux dépenses de l'an VIII, 20 à celles de l'an IX, 90 à la Caisse d'amortissement, 120 à l'instruction publique, 40 aux Invalides. C'était une somme totale de 280 millions sur 400, dont on trouvait un emploi immédiatement utile, sans recourir au système des aliénations. Sur cette somme de 280 millions, 10 seulement pour l'an VIII, 20 pour l'an IX, devaient être aliénés en deux ans, ce qui ne présentait aucun inconvénient: les 90 millions affectés à la Caisse d'amortissement ne devaient être vendus que très-lentement, lorsque la Caisse en aurait indispensablement besoin, peut-être même pas du tout. Les 120 de l'instruction publique, les 40 des Invalides, ne pouvaient jamais être mis en vente. Il restait, sur le total de 400 millions, 120 millions disponibles et sans affectation. En réalité on n'aliénait que 30 millions sur 400; le reste demeurait comme gage de divers services, ou comme réserve disponible, avec la certitude d'acquérir bientôt, au profit de l'État, une valeur double ou triple au moins.

En résumé, on profitait du retour du crédit pour substituer la ressource des créations de rentes à celle des aliénations de biens nationaux; on acquittait avec une très-faible portion de ces biens, et une création de rentes, le restant à payer des ans V, VI, VII, VIII; on achevait la liquidation de la dette publique, et on en assurait le service d'une manière certaine et régulière. Après avoir ainsi réglé le passé, sauvé le reste des domaines de l'État, fixé le sort de la dette, on devait avoir annuellement 100 millions de rentes à servir, des moyens d'extinction suffisants, enfin un budget en équilibre de 500 millions sans les frais de perception, de 600 avec ces frais.

Vives attaques contre la liquidation des dettes arriérées.

Une telle distribution de la fortune publique, conçue avec autant d'équité que de bon sens, aurait dû rencontrer l'approbation générale. Cependant une opposition violente s'éleva dans le Tribunat. Les 415 millions demandés pour l'année courante de l'an IX furent accordés sans difficulté; mais les opposants se plaignirent de ce que le budget n'était pas voté un an d'avance; reproche injuste, car rien n'était disposé alors pour une telle manière de procéder. Elle n'était pas pratiquée encore en Angleterre, et elle faisait même question parmi les financiers. Les mêmes opposants reprochèrent au règlement de l'arriéré de renouveler la banqueroute à l'égard des créanciers des années V, VI et VII, en ne consolidant leurs créances qu'à 3 pour cent au lieu de 5, comme on le faisait pour ceux de l'an VIII. Ils reprochèrent au règlement de la dette de priver les porteurs du tiers consolidé de l'intérêt de leurs rentes pendant deux ans, puisque cet intérêt ne devait courir qu'à partir de l'an XII. Ces deux reproches étaient peu fondés; car, ainsi qu'on l'a vu, les créanciers des ans V, VI et VII, en obtenant une rente constituée à 3 pour cent, recevaient plus que ne valaient leurs créances; et quant à la portion des tiers consolidés dont l'inscription était ordonnée, on rendait aux porteurs un grand service par le fait seul de l'inscription. Si, en effet, on avait différé cette inscription d'un an ou deux encore, comme avait déjà fait le gouvernement antérieur, on aurait enlevé aux porteurs non-seulement l'intérêt, mais le bienfait de la consolidation définitive. C'était déjà une grande amélioration pour eux que de reprendre le travail de cette consolidation.

Le Tribunat rejette le plan de finances proposé.

Pour ces minces objections, le Tribunat s'échauffa, ne tint aucun compte des réponses qui lui furent adressées, et rejeta le plan de finances à la majorité de 56 voix contre 30, dans la séance du 19 mars (28 ventôse). Quelques cris de Vive la République! éclatèrent même dans les tribunes, ce qui n'était pas arrivé depuis long-temps, et ce qui rappelait de sinistres souvenirs de la Convention. Sur la demande de MM. Riouffe et de Chauvelin, le président fit évacuer les tribunes.

Le surlendemain, 21 mars (30 ventôse), dernier jour de la session de l'an IX, le Corps Législatif entendit la discussion du projet. Trois tribuns devaient l'attaquer, et trois conseillers d'État le défendre. M. Benjamin Constant était au nombre des trois tribuns. Il fit valoir d'une manière brillante les objections élevées contre le plan du gouvernement. Néanmoins le Corps Législatif en prononça l'adoption à la majorité de 227 voix contre 58. Le Premier Consul devait se tenir pour satisfait. Mais il ne savait pas, et on ne savait pas encore autour de lui, qu'il faut faire le bien, sans s'étonner, sans s'inquiéter des injustices, qui en sont souvent le prix. Et quel homme eut jamais autant de gloire que le Premier Consul, pour se dédommager de quelques attaques, ou légères ou indiscrètes? D'ailleurs, malgré ces attaques, les dispositions étaient excellentes à l'égard du gouvernement. La majorité dans le Corps Législatif était des cinq sixièmes au moins, et dans le Tribunat, dont le vote n'était pas décisif, elle était des deux tiers. Il y avait peu à s'étonner, peu à s'effrayer de si faibles minorités. Mais, quoique entouré de l'admiration universelle, l'homme qui gouvernait alors la France ne savait pas supporter les mesquines critiques dont son administration était l'objet. Le temps du vrai gouvernement représentatif n'était pas venu: les opposants n'en avaient pas plus les principes et les mœurs, que le gouvernement lui-même. Ce qui achèvera de peindre les opposants du Tribunat, c'est que l'acte odieux contre les révolutionnaires ne fut pas même de leur part le sujet d'une observation. On profita de ce que l'acte n'était pas déféré à la Législature pour se taire. On déclamait sur les choses peu importantes ou irréprochables, on laissait passer inaperçue une impardonnable infraction à toutes les règles de la justice. Ainsi vont la plupart du temps les hommes et les partis.

Du reste, les stériles agitations de quelques opposants, méconnaissant le mouvement général des esprits et les besoins du temps, faisaient peu de sensation. Le public était tout entier au spectacle des travaux immenses qui avaient procuré à la France la victoire et la paix continentale, et qui devaient lui procurer bientôt la paix maritime.

Au milieu de ses occupations militaires et politiques, le Premier Consul, ainsi que nous l'avons fait remarquer bien des fois, ne cessait de donner son attention aux routes, aux canaux, aux ponts, à l'industrie et au commerce.

Le Premier Consul et quelques ingénieurs.

Routes.

Nous avons déjà dit quel était le délabrement des routes, et quels étaient les moyens employés par le Premier Consul pour suppléer à l'insuffisance du produit des barrières. Il avait ordonné un ample examen de la question; mais, comme il arrive le plus souvent, la difficulté consistait bien plutôt dans le défaut d'argent, que dans le choix d'un bon système. Il alla droit au but, et affecta sur le budget de l'an IX de nouvelles sommes, prises sur les fonds généraux du trésor, pour continuer les réparations extraordinaires déjà commencées. Canaux. On parlait beaucoup aussi de canaux. Les esprits, dégoûtés des agitations politiques, se reportaient volontiers vers tout ce qui touchait à l'industrie et au commerce. Canal de Saint-Quentin. Le canal connu aujourd'hui sous le nom de canal de Saint-Quentin, liant la navigation de la Seine et de l'Oise avec celle de la Somme et de l'Escaut, c'est-à-dire, liant la Belgique avec la France, était abandonné. On n'avait jamais pu se mettre d'accord sur la manière d'exécuter le percement, au moyen duquel on devait passer de la vallée de l'Oise dans celles de la Somme et de l'Escaut. Les ingénieurs étaient divisés de sentiment. Le Premier Consul s'y rendit de sa personne, les entendit tous, jugea la question, et la jugea bien. Le percement fut décidé, et continué dans la direction la meilleure, celle même qui a réussi. La population de Saint-Quentin l'accueillit avec transport, et à peine était-il retourné à Paris, que les habitants de la Seine-Inférieure lui adressèrent une députation, pour lui demander à leur tour quarante-huit heures de son temps. Il promit une visite prochaine à la Normandie. Il fit décider et confier à des compagnies l'établissement, à Paris, de trois nouveaux ponts sur la Seine, celui qui aboutit au Jardin des Plantes, et qu'on appelle pont d'Austerlitz, celui qui rattache l'île de la Cité à l'île Saint-Louis, celui enfin qui conduit du Louvre au palais de l'Institut. Il s'occupait en même temps de la route du Simplon, Route du Simplon. premier projet de sa jeunesse, projet toujours le plus cher à son cœur, le plus digne de prendre place dans l'avenir, à côté des souvenirs de Rivoli et de Marengo. On se souvient que, dès qu'il eut fondé la République Cisalpine, le Premier Consul voulut la rapprocher de la France par une route qui, partant de Lyon ou de Dijon, passant à Genève, traversant le Valais, tombant sur le lac Majeur et Milan, permît en tout temps de déboucher au milieu de la Haute-Italie, avec cinquante mille hommes et cent bouches à feu. Faute d'une route pareille, on avait été obligé de franchir le Saint-Bernard. Maintenant que la République Cisalpine venait d'être reconstituée au congrès de Lunéville, il était temps plus que jamais, d'établir une grande communication militaire entre la Lombardie et la France. Le Premier Consul avait sur-le-champ ordonné les travaux nécessaires. Le général Turreau, que nous avons vu descendre du Petit-Saint-Bernard avec des légions de conscrits, pendant que le général Bonaparte descendait du Grand-Saint-Bernard avec ses troupes aguerries, le général Turreau avait reçu ordre de porter son quartier-général à Domo-d'Ossola, au pied même du Simplon. Ce général devait protéger les travailleurs, et les aider avec les bras de ses soldats.

Hospices établis dans les Alpes.

À ce magnifique ouvrage, le Premier Consul voulut en ajouter un autre en commémoration du passage des Alpes. Les Pères du Grand-Saint-Bernard avaient rendu de véritables services à l'armée française. Aidés de quelque argent, ils avaient, pendant dix jours, soutenu par des aliments et du vin les forces de nos soldats. Le Premier Consul en avait gardé une vive reconnaissance. Il décida l'établissement de deux hospices semblables, l'un au Mont-Cenis, l'autre au Simplon, tous deux succursales du couvent du Grand-Saint-Bernard. Ils devaient contenir quinze religieux chacun, et recevoir de la République Cisalpine une dotation considérable en biens fonds. Cette république n'avait rien à refuser à son fondateur. Mais, comme ce fondateur aimait en toutes choses une prompte exécution, il fit exécuter les travaux de premier établissement avec l'argent de la France, afin qu'aucun retard ne fût apporté à ces belles créations. Ainsi, de magnifiques routes, des établissements d'une noble bienfaisance, devaient attester aux âges futurs le passage à travers les Alpes du moderne Annibal.

À côté de ces vues grandes ou bienfaisantes, se développaient des vues d'un autre genre, et qui avaient pour objet une création bien autrement utile, celle du Code civil. Le Premier Consul avait chargé de la rédaction de ce code plusieurs jurisconsultes éminents, MM. Portalis, Tronchet, Bigot de Préameneu. Leur travail était achevé, et venait d'être communiqué au tribunal de cassation, ainsi qu'aux vingt-neuf tribunaux d'appel, depuis cours royales. L'avis de toute la magistrature ainsi recueilli, le travail allait être soumis au Conseil d'État, et solennellement discuté sous la présidence du Premier Consul. On se proposait ensuite de le présenter au Corps Législatif dans la session prochaine, celle de l'an X.

Toujours prêt à ordonner de grands travaux, mais toujours prêt aussi à récompenser grandement leurs auteurs, le Premier Consul venait d'employer son influence à porter M. Tronchet au Sénat. Il récompensait en lui un grand jurisconsulte, un des auteurs du Code civil, et, ce qui n'était pas indifférent à ses yeux, sous le rapport de la signification politique, le courageux défenseur de Louis XVI.

Tout s'organisait donc à la fois, avec l'ensemble qu'un esprit vaste peut mettre dans ses œuvres, avec la rapidité que peut y apporter une volonté ardente, et déjà ponctuellement obéie. Le génie qui faisait ces choses était extraordinaire sans doute; mais, il faut le dire, la situation aussi extraordinaire que le génie. Le général Bonaparte avait la France et l'Europe à remuer, et pour levier la victoire; il avait à rédiger tous les codes de la nation française, et en même temps tous les esprits disposés à recevoir ses lois; il avait des routes, des canaux, des ponts à construire, et personne pour lui contester les ressources; il avait même des nations prêtes à lui fournir leurs trésors, comme les Italiens, par exemple, pour contribuer à l'ouverture du Simplon, ou pour doter les hospices placés au sommet des Alpes. C'est que la Providence ne fait rien à demi: à un grand génie, elle procure une grande œuvre, et, à toute grande œuvre, un grand génie.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE HUITIÈME.

LIVRE NEUVIÈME.

LES NEUTRES.

Suite des négociations avec les diverses cours de l'Europe.—Traité avec la cour de Naples.—Exclusion des Anglais des ports des Deux-Siciles, et obligation contractée par le gouvernement napolitain, de recevoir à Otrante une division française.—L'Espagne promet d'exiger par la force l'interdiction aux Anglais des côtes de Portugal.—Vastes projets maritimes du Premier Consul, tendant à faire agir de concert les forces navales de l'Espagne, de la Hollande et de la France.—Moyens imaginés pour secourir l'Égypte.—L'amiral Ganteaume, à la tête d'une division, sort de Brest par une tempête, et se dirige vers le détroit de Gibraltar, pour se rendre aux bouches du Nil.—Coalition générale de toutes les nations maritimes contre l'Angleterre.—Préparatifs des neutres dans la Baltique.—Ardeur belliqueuse de Paul Ier.—Détresse de l'Angleterre.—Une affreuse disette la tourmente.—Son état financier et commercial avant la guerre, et depuis.—Ses charges et ses ressources également doublées.—Déchaînement contre M. Pitt.—Son dissentiment avec Georges III, et sa retraite.—Ministère Addington.—L'Angleterre, malgré ses embarras, fait tête à l'orage, et envoie dans la Baltique les amiraux Nelson et Parker, pour rompre la coalition des neutres.—Plan de Nelson et de Parker.—Ils se décident à forcer le passage du Sund.—La côte suédoise étant mal défendue, la flotte anglaise passe le Sund, presque sans difficulté.—Elle se porte devant Copenhague.—L'avis de Nelson, avant de s'engager dans la Baltique, est de livrer bataille aux Danois.—Description de la position de Copenhague, et des moyens adoptés pour défendre cette importante place maritime.—Nelson fait une manœuvre hardie, et vient s'embosser dans la Passe royale, en face des bâtiments danois.—Bataille meurtrière.—Vaillance des Danois, et danger de Nelson.—Il envoie un parlementaire au prince régent de Danemark, et obtient par ce moyen les avantages d'une victoire.—Suspension d'armes de quatorze semaines.—Dans l'intervalle, on apprend la mort de Paul Ier.—Événements qui se sont passés en Russie.—Exaspération de la noblesse russe contre l'empereur Paul, et disposition à se débarrasser de ce prince par tous les moyens, même par un crime.—Le comte Pahlen.—Son caractère et ses projets.—Sa conduite avec le grand-duc Alexandre.—Projet d'assassinat caché sous un projet d'abdication forcée.—Scène affreuse au palais Michel, dans la nuit du 23 mars.—Mort tragique de Paul Ier.—Avènement d'Alexandre.—La coalition des neutres dissoute par la mort de l'empereur Paul.—Armistice de fait dans la Baltique.—Le Premier Consul essaie, en offrant le Hanovre à la Prusse, de la retenir dans la ligue des neutres.—L'Angleterre, satisfaite d'avoir dissous cette ligue par la bataille du Copenhague, et d'être délivrée de Paul Ier, songe à profiter de l'occasion, pour traiter avec la France, et pour réparer les fautes de M. Pitt.—Le ministère Addington fait offrir la paix au Premier Consul, par l'intermédiaire de M. Otto.—Acceptation de cette proposition, et ouverture à Londres d'une négociation entre la France et l'Angleterre.—La paix va devenir générale sur terre et sur mer.—Progrès de la France depuis le 18 brumaire.

Le Premier Consul veut profiter de la paix du continent pour amener la paix maritime.

La paix avec l'empereur et avec l'Empire ayant été signée à Lunéville, en février 1801, le Premier Consul était impatient d'en recueillir les conséquences. Ces conséquences devaient être de conclure la paix avec les États du continent qui ne s'étaient pas encore rapprochés de la République, de les contraindre à fermer leurs ports à l'Angleterre, de tourner contre celle-ci toutes les forces des neutres, de s'unir aux neutres pour préparer quelque grande opération contre le territoire et le commerce britanniques, de conquérir enfin par cet ensemble de moyens la paix maritime, complément indispensable de la paix continentale. Tout annonçait que ces grandes et heureuses conséquences ne se feraient pas long-temps attendre.

Ratification du traité de Lunéville par la diète le 9 mars.

La Diète germanique avait ratifié la signature donnée par l'empereur au traité de Lunéville. On n'avait point à craindre qu'il en fût autrement, car l'Autriche disposait des États ecclésiastiques, les seuls véritablement opposés au traité. Quant aux princes séculiers, comme ils devaient être indemnisés de leurs pertes, avec la ressource des sécularisations, ils avaient intérêt à voir promptement acceptées les stipulations arrêtées entre l'Autriche et la France. Ils étaient en outre placés sous l'influence de la Prusse, que la France avait disposée à trouver bon ce qu'on venait de faire à Lunéville. D'ailleurs tout le monde alors voulait la paix, et était prêt à y contribuer, même par des sacrifices. Seulement la Prusse, en ratifiant la signature donnée par l'empereur, sans pouvoirs de la Diète, avait voulu accorder une ratification, qui eût plutôt la forme de la tolérance que celle de l'approbation, et qui réservât pour l'avenir les droits de l'Empire. Mais, la proposition de la Prusse, qui, tout en ratifiant le traité, contenait un blâme indirect pour l'Empereur, n'obtint point la majorité. Le traité fut ratifié, purement et simplement, par un conclusum du 9 mars 1801 (18 ventôse an IX). Les ratifications furent échangées à Paris le 16 mars (25 ventôse). Il ne restait plus qu'à régler le système des indemnités, ce qui devait être le sujet de négociations ultérieures.

La paix était donc faite avec la plus grande partie de l'Europe. Elle n'était pas encore signée avec la Russie, mais on était, comme on va le voir, engagé avec elle et les cours du Nord, dans une grande coalition maritime. On avait à Paris deux ministres russes à la fois, M. de Sprengporten pour l'affaire des prisonniers, M. de Kalitscheff pour le règlement des questions générales. Ce dernier venait d'arriver dans les premiers jours de mars (milieu de ventôse).

Restaient la cour de Naples et le Portugal à contraindre, pour que le continent tout entier fût fermé à l'Angleterre.

Marche de Murat sur Naples, afin de contraindre cette cour à la paix.

Murat s'était avancé vers l'Italie méridionale avec un corps d'élite, celui qui avait été formé au camp d'Amiens. Renforcé par plusieurs détachements tirés de l'armée du général Brune, il s'était porté à Foligno, afin d'obliger la cour de Naples à condescendre aux volontés de la France. Sans l'intérêt témoigné par l'empereur de Russie en faveur de cette cour, le Premier Consul aurait peut-être donné tout de suite à la maison de Parme le royaume des Deux-Siciles, afin d'arracher ce beau pays à une famille ennemie. Mais les dispositions manifestées par l'empereur Paul ne lui permettaient pas une telle résolution. Il voulait d'ailleurs ménager l'opinion de l'Europe, et, pour cela, il fallait éviter autant que possible le bouleversement des anciennes royautés. Il était donc prêt à concéder la paix à la cour de Naples, pourvu qu'elle rompît avec l'Angleterre. Mais cette détermination était la plus difficile de toutes à obtenir. Murat s'avança jusqu'aux frontières du royaume, en ayant soin d'éviter Rome, et en prodiguant au Pape les plus grands témoignages de respect. Armistice de 30 jours. La cour de Naples ne résista plus, et signa un armistice qui stipulait, suivant les vœux du Premier Consul, l'exclusion des Anglais des ports des Deux-Siciles. Cependant l'armistice était court; il était de trente jours; il fallait, les trente jours écoulés, signer une paix définitive. Le marquis de Gallo, l'un des négociateurs de Campo-Formio, qui se vantait de connaître le Premier Consul, et d'avoir sur lui autant d'influence que M. de Cobentzel, s'était rendu à Paris. Envoi de M. de Gallo à Paris. Il espérait qu'en s'appuyant sur ces relations toutes personnelles, sur la protection de la légation de Russie, et sur les recommandations de l'Autriche, il pourrait obtenir les conditions désirées par la cour de Naples, et consistant dans la simple neutralité. La prétention était ridicule, car une cour qui avait donné le signal de la seconde coalition, qui nous avait fait une guerre acharnée, qui avait enfin traité les Français indignement, ne devait pas, lorsqu'elle était à notre discrétion, en être quitte pour se séparer purement et simplement de l'Angleterre. C'était bien le moins qu'on l'obligeât, de gré ou de force, à faire contre l'Angleterre autant qu'elle avait fait contre la France.

Renvoi de M. de Gallo.

M. de Gallo ayant montré quelque suffisance à Paris, ayant même paru s'appuyer, plus qu'il ne convenait, sur la légation russe, on mit une prompte fin à sa négociation. M. de Talleyrand lui déclara qu'un plénipotentiaire français était parti pour se rendre à Florence, que la négociation était par conséquent transportée dans cette ville, qu'il ne pouvait d'ailleurs traiter avec un négociateur, qui n'avait pas le pouvoir de consentir à la seule condition considérée comme essentielle, c'est-à-dire à l'expulsion des Anglais des ports des Deux-Siciles, condition qui était désirée par l'empereur Paul autant que par le Premier Consul lui-même. En conséquence M. de Gallo dut quitter Paris sur-le-champ. On venait, en effet, de faire partir pour Florence M. Alquier, rappelé de Madrid depuis que Lucien Bonaparte avait été envoyé en Espagne. M. Alquier avait des instructions et des pouvoirs pour traiter.

Ce plénipotentiaire se rendit à Florence en toute hâte, et y trouva le chevalier Micheroux, le même qui avait signé un armistice avec Murat, et qui venait de recevoir les pleins pouvoirs de sa cour. La négociation, transportée en ces lieux, faite sous les baïonnettes de l'armée française, ne devait plus rencontrer les mêmes difficultés qu'à Paris. Le traité de paix fut signé le 18 mars 1801 Paix signée avec la cour de Naples le 18 mars. (27 ventôse an IX). On peut dire qu'il était modéré, si on le compare à la situation de la cour de Naples à l'égard de la République française. On laissait à cette branche de la maison de Bourbon l'intégralité de ses États. On ne lui demandait que la portion fort insignifiante de territoire, qu'elle possédait dans l'île d'Elbe. C'était Porto-Longone et la banlieue environnante. L'île d'Elbe appartenait alors partie à la Toscane, partie aux Deux-Siciles. L'intention du Premier Consul était de la donner tout entière à la France. Un historien des traités s'est fort élevé contre cette prétendue violence, comme si ce n'était pas là le plus simple droit de la victoire. Sauf cet insignifiant sacrifice, la cour de Naples ne perdait rien. Clôture des ports des Deux-Siciles aux Anglais. Elle s'obligeait à fermer ses ports aux Anglais, à donner à la France trois frégates, armées et rendues à Ancône. Le Premier Consul les destinait à l'Égypte. La plus importante stipulation du traité était secrète. Elle obligeait le gouvernement napolitain à recevoir une division de 12 à 15 mille Français dans le golfe de Tarente, et à les nourrir pendant tout le temps de cette occupation. Le golfe de Tarente occupé par une division de 15 mille Français. L'intention véritable et sans arrière-pensée du Premier Consul, était de les porter là, pour secourir l'Égypte. Ainsi placés, ils n'avaient que la moitié du chemin à faire pour se rendre à Alexandrie. Un dernier article stipulait la restitution des objets d'arts qui avaient été choisis à Rome pour la France, qui se trouvaient tout encaissés quand l'armée napolitaine avait pénétré dans les États du Pape en 1799, et dont la cour de Naples s'était emparée pour son propre compte. Une indemnité de 500 mille francs était accordée aux Français, qui avaient été pillés ou vexés par les bandes indisciplinées des Napolitains.

Tel fut ce traité de Florence, qu'on peut considérer comme un acte de clémence, quand on songe à la conduite antérieure de la cour de Naples, mais qui était parfaitement adapté aux vues du Premier Consul, uniquement occupé du soin de fermer les ports du continent à l'Angleterre, et de s'assurer des positions avantageuses pour communiquer avec l'Égypte.

Il ne stipula rien encore avec le Pape, dont le plénipotentiaire traitait à Paris la plus importante des questions, la question religieuse. Il était mécontent du roi de Piémont, qui avait livré la Sardaigne aux Anglais, et mécontent aussi du peuple piémontais, qui avait montré des dispositions peu amicales aux Français. Il voulut donc rester libre de tout engagement, à l'égard de cette partie si importante de l'Italie.

Intimité de la cour d'Espagne avec le Premier Consul.

Restaient l'Espagne et le Portugal. Tout marchait au mieux de ce côté. La cour d'Espagne, enchantée des stipulations de Lunéville, qui assuraient la Toscane au jeune infant de Parme, avec le titre de roi, se montrait tous les jours plus dévouée au Premier Consul et à ses projets. Un événement prévu, la chute de M. d'Urquijo, loin de nuire à nos relations, n'avait fait que les rendre plus intimes. On ne l'avait pas cru d'abord, car M. d'Urquijo était en Espagne une espèce de révolutionnaire, duquel on aurait dû attendre plus de faveur pour la France que de la part de tout autre. Mais le résultat avait prouvé que c'était là une erreur. Chute de M. d'Urquijo. M. d'Urquijo avait gouverné fort peu de temps. Voulant corriger certains abus, il avait fait adresser au Pape, par le roi Charles IV, une lettre tout entière écrite de la main royale, et qui contenait une suite de propositions pour la réforme du clergé espagnol. Le Pape, effrayé de voir l'esprit réformateur s'introduire même en Espagne, s'était adressé au vieux duc de Parme, frère de la reine, pour se plaindre de M. d'Urquijo, et pour le peindre comme un mauvais catholique. Il n'en fallait pas davantage pour perdre M. d'Urquijo dans l'esprit du roi. Le prince de la Paix, ennemi déclaré de M. d'Urquijo, avait profité de l'occasion, et lui avait porté le dernier coup pendant un voyage de la cour. Par ces influences réunies, M. d'Urquijo venait d'être destitué avec une brutalité sans exemple. On l'avait enlevé de chez lui, et transporté hors de Madrid comme un criminel d'État. M. de Cevallos, parent et créature du prince de la Paix, avait été nommé son successeur. Ce prince était redevenu depuis ce moment, le véritable premier ministre de la cour d'Espagne. Comme il avait quelquefois montré une certaine opposition à l'alliance intime avec la France, probablement pour avoir occasion de blâmer le ministère espagnol, on craignait que cette révolution ministérielle ne fût nuisible aux projets du Premier Consul. Mais Lucien Bonaparte, arrivé récemment à Madrid, et jugeant bien la situation, négligea M. de Cevallos, espèce de titulaire impuissant, et se mit directement en rapport avec le prince de la Paix. Il fit entendre à ce prince que c'était lui qu'on regardait à Paris comme le véritable premier ministre de Charles IV, Le prince de la Paix redevenu personnage influent du gouvernement espagnol. qu'on s'en prendrait à lui seul de toutes les difficultés que la politique française rencontrerait en Espagne, et qu'on serait à son égard, amis ou ennemis, suivant sa conduite. Le prince de la Paix qui avait soulevé de nombreuses haines, et notamment celle de l'héritier présomptif, profondément irrité de l'état d'oppression dans lequel il était condamné à vivre, le prince de la Paix, qui se sentait perdu si le roi et la reine venaient à mourir, regarda comme très-précieuse l'amitié des Bonaparte, et se hâta de préférer leur alliance à leur hostilité. Dès ce jour les affaires se traitèrent directement entre le prince de la Paix et Lucien. M. d'Urquijo, se sentant trop faible pour résoudre la question du Portugal, avait sans cesse différé une explication positive sur ce sujet. Il avait fait à la France mille promesses, jamais suivies de résultat. Le prince de la Paix avoua, dans ses entretiens avec Lucien, que jusqu'ici on n'avait rien voulu faire, que M. d'Urquijo avait amusé la France avec de belles paroles, mais il déclara qu'il était prêt, quant à lui, à se concerter avec le Premier Consul, pour agir efficacement contre le Portugal, si toutefois on parvenait à être d'accord sur certains points. Conditions mises par le prince de la Paix à l'opération dirigée contre le Portugal. Il demandait d'abord l'adjonction d'une division française de vingt-cinq mille hommes, car l'Espagne était hors d'état d'en mettre plus de vingt mille sur pied, tant cette belle monarchie était déchue. La présence d'une force française pouvait alarmer le roi et la reine; il fallait donc pour les rassurer tous les deux, que cette force fût placée sous le commandement d'un général espagnol. Ce général devait être le prince de la Paix lui-même. Enfin les provinces du Portugal dont on allait faire la conquête, devaient rester en dépôt entre les mains du roi d'Espagne jusqu'à la paix générale; en attendant, on tiendrait les ports du Portugal fermés à l'Angleterre.

Le prince de la Paix nommé généralissime des troupes dirigées contre le Portugal.

Ces propositions furent admises par le Premier Consul, avec le plus grand empressement, et renvoyées à l'acceptation du roi Charles IV. Ce prince dominé par la reine, qui l'était elle-même par le prince de la Paix, consentit à la guerre contre son gendre, à condition qu'on n'enlèverait à celui-ci aucune partie de son territoire, qu'on l'obligerait seulement à rompre avec les Anglais, et à entrer dans l'alliance de la France et de l'Espagne. Ces vues ne répondaient pas tout à fait à celles du prince de la Paix, qui désirait, disait-on à Madrid, se ménager une principauté en Portugal. Quoi qu'il en soit, il fut obligé de se soumettre, et il reçut le grade de généralissime. Sommation fut faite à la cour de Lisbonne de s'expliquer avant quinze jours, et de choisir entre l'Angleterre et l'Espagne, celle-ci appuyée par la France. En attendant, on commença, des deux côtés des Pyrénées, les préparatifs de cette guerre. Le prince de la Paix, devenu généralissime des troupes espagnoles et françaises, enleva au roi jusqu'à ses propres gardes, pour arriver à composer une armée. Il amusa la cour avec des revues, avec des fêtes guerrières, et se livra aux plus beaux rêves de gloire militaire. Le Premier Consul, de son côté, se hâta de diriger vers l'Espagne une partie des troupes qui rentraient en France. Une division française se prépare à entrer en Espagne pour servir sous les ordres du prince de la Paix. Il forma une division de 25 mille hommes, bien armés et bien équipés. Le général Leclerc était chargé de commander l'avant-garde. Le générai Gouvion-Saint-Cyr, qu'il regardait avec raison comme l'un des généraux les plus capables du temps, devait commander le corps d'armée tout entier, et suppléer à la parfaite incapacité du prince généralissime.

Il était convenu que ces troupes, mises en mouvement dès le mois de mars, seraient prêtes à entrer en Espagne, dans le courant d'avril.

L'Europe concourait donc tout entière à nos desseins. Sous l'influence du Premier Consul, les États du Midi fermaient leurs ports à l'Angleterre, et les États du Nord se liguaient activement contre elle. Dans cette situation, il fallait que cette puissance eût des forces partout: dans la Méditerranée, pour bloquer l'Égypte; au détroit de Gibraltar, pour arrêter le mouvement des flottes françaises, de l'une à l'autre mer; sur la côte de Portugal, pour secourir cet allié menacé; devant Rochefort et Brest, pour bloquer la grande escadre franco-espagnole, qui était prête à mettre à la voile; dans le Nord, pour contenir la Baltique, et empêcher le soulèvement des neutres. Il lui en fallait dans l'Inde enfin, pour y maintenir sa domination et ses conquêtes.

Combinaisons maritimes du Premier Consul.

Le Premier Consul voulait saisir ce moment unique où les forces britanniques, obligées d'être partout à la fois, seraient nécessairement disséminées, pour essayer quelque grande expédition; la principale, celle qui lui tenait le plus à cœur, avait pour objet de secourir l'Égypte. Il avait de grands devoirs envers l'armée conduite par lui au delà des mers, et abandonnée ensuite pour venir au secours de la France. Il considérait d'ailleurs la colonie fondée sur les bords du Nil, comme la plus belle de ses œuvres. Il lui importait de prouver au monde, qu'en portant trente-six mille hommes en Orient, il avait, non pas cédé aux inspirations d'une jeune et ardente imagination, mais tenté une entreprise sérieuse, susceptible d'être conduite à bonne fin. On a vu les efforts essayés pour négocier un armistice naval, qui permît de faire entrer six frégates dans le port d'Alexandrie. Cet armistice, comme on s'en souvient, n'avait pas été conclu. N'ayant pas assez de ressources financières, pour suffire aux armements de terre et de mer, le Premier Consul n'avait pas pu entreprendre encore la vaste opération qu'il projetait pour secourir l'Égypte. Maintenant, délivré de la guerre continentale, pouvant exclusivement diriger ses ressources vers la guerre maritime, ayant l'étendue presque entière des côtes de l'Europe à sa disposition, il méditait, pour conserver l'Égypte, des projets aussi grands et aussi hardis que ceux qu'il avait exécutés pour la conquérir. La saison d'hiver s'y prêtait, en rendant impossible la continuation des croisières anglaises.

Bâtiments partis de tous les ports de France, d'Espagne et d'Italie, pour porter des secours en Égypte.

En attendant, des bâtiments de toute espèce, de commerce ou de guerre, depuis de simples avisos jusqu'à des frégates, partaient de tous les ports de la Hollande, de la France, de l'Espagne, de l'Italie, et même des côtes de Barbarie, pour porter en Égypte des nouvelles de France, des rafraîchissements, des denrées d'Europe, du vin, des munitions de guerre. Quelques-uns de ces bâtiments étaient pris, mais la plupart entraient dans Alexandrie, et il ne se passait pas une semaine sans qu'on eût au Kaire des nouvelles du gouvernement, et des signes de l'intérêt que lui inspirait la colonie.

Modèle d'un vaisseau de 74, adapté aux passes d'Alexandrie.

Le Premier Consul formait en outre une marine adaptée aux parages de l'Égypte. Il avait arrêté le modèle d'un vaisseau de 74, qui pût joindre à une grande force l'avantage de franchir les passes d'Alexandrie, sans décharger son artillerie[11]. Les ordres étaient donnés pour en exécuter un certain nombre, d'après ce modèle.

Pendant qu'il prenait tous ces soins pour soutenir le moral de l'armée d'Égypte, en lui envoyant fréquemment des nouvelles et des secours partiels, le Premier Consul préparait une vaste expédition, pour lui faire arriver d'un seul coup un grand secours en matériel et en troupes. Les armées rentraient sur le sol de la France. Elles allaient peser sur nos finances; mais, en revanche, elles présentaient au gouvernement de grands moyens, pour inquiéter, peut-être pour frapper l'Angleterre. Trente mille hommes étaient restés dans la Cisalpine, 10 mille en Piémont, 6 mille en Suisse; 15 mille s'acheminaient vers le golfe de Tarente; 25 mille se dirigeaient vers le Portugal; 25 mille étaient stationnés en Hollande. C'étaient 111 mille hommes, qui devaient vivre encore aux dépens de l'étranger. Le reste allait se trouver à la charge du trésor français, mais tout à fait à la disposition du Premier Consul. Un camp se formait en Hollande, un autre dans la Flandre française, un troisième à Brest. Un quatrième était déjà réuni dans la Gironde, soit pour le Portugal, soit pour fournir des troupes d'embarquement à Rochefort. Les corps revenant d'Italie se réunissaient vers Marseille et Toulon. La division de 15 mille hommes, destinée à se rendre dans le golfe de Tarente, devait occuper Otrante, en vertu d'un article secret du traité avec Naples, y couvrir les rades environnantes de nombreuses batteries et préparer un mouillage, où une flotte pourrait venir embarquer une division de 10 ou 12 mille hommes, afin de les porter en Égypte. L'amiral Villeneuve était parti pour ordonner sur les lieux mêmes les dispositions nécessaires à un tel embarquement.

Les forces navales de la Hollande, de la France, de l'Espagne, et quelques restes de la marine italienne, placés auprès de ces divers rassemblements de troupes, devaient faire craindre à l'Angleterre des expéditions dirigées sur tous les points à la fois: sur l'Irlande, sur le Portugal, sur l'Égypte et les Indes.

Distribution des trois marines de France, d'Espagne et de Hollande.

Le Premier Consul s'était concerté avec l'Espagne et la Hollande, relativement à l'emploi des trois marines. En réunissant les débris de l'ancienne puissance hollandaise, on pouvait encore armer cinq bâtiments de haut bord et quelques frégates. Il y avait à Brest trente vaisseaux, dont quinze français, quinze espagnols, retenus dans ce port depuis deux ans. Le Premier Consul était convenu avec l'Espagne des dispositions suivantes. Cinq vaisseaux hollandais, réunis à cinq vaisseaux français et à cinq des vaisseaux espagnols de Brest, devaient se rendre au Brésil, pour protéger ce beau royaume, et empêcher l'Angleterre de se dédommager avec les colonies portugaises, de l'entreprise tentée en ce moment contre le Portugal. Vingt vaisseaux espagnols et français devaient, suivant cette convention, rester à Brest, et se tenir prêts à tout moment à jeter une armée en Irlande. Une division française, sous l'amiral Ganteaume, s'organisait, dans ce même port de Brest, pour se rendre, disait-on, à Saint-Domingue et y rétablir les dominations française et espagnole. Une autre division française s'équipait à Rochefort, et une division espagnole de cinq vaisseaux au Ferrol, dans le but de porter des troupes aux Antilles, et de recouvrer la Trinité, par exempte, ou la Martinique. L'Espagne, par le traité qui lui assurait la Toscane en échange de la Louisiane, avait promis de donner à la France six vaisseaux tout armés, de les livrer à Cadix, et de profiter des ressources de cet ancien arsenal pour réorganiser une partie des forces qu'elle y avait autrefois.

Le Premier Consul, en faisant ces arrangements, ne disait pas au cabinet espagnol sa véritable pensée, parce qu'il redoutait l'indiscrétion de ce cabinet. Il voulait bien envoyer une partie des forces combinées au Brésil et dans les Antilles, pour y atteindre le but avoué, et y attirer les flottes anglaises; mais, à Brest, il ne songeait qu'à une seule expédition, c'était celle de Ganteaume, annoncée pour Saint-Domingue, et destinée en réalité pour l'Égypte. Il avait ordonné de choisir les sept vaisseaux de l'escadre, les plus fins marcheurs, ainsi que deux frégates et un brick. Ces bâtiments devaient transporter cinq mille hommes de débarquement, des munitions de tout genre, des bois, des fers, des médicaments, et les denrées d'Europe les plus désirables en Égypte. Le Premier Consul avait ordonné de refaire le chargement déjà presque terminé, et de le recommencer d'après des dispositions nouvelles. Il voulait en effet que chaque vaisseau contînt un assortiment complet de tous les objets préparés pour la colonie, et non pas la totalité d'une même chose, afin que, si l'un d'eux était pris, l'expédition ne manquât pas entièrement des objets que contiendrait le bâtiment enlevé par l'ennemi. Cette disposition contrariait les habitudes de la marine, rendait plus difficile l'arrimage des bâtiments, mais la volonté absolue du Premier Consul avait vaincu tous les obstacles. Son aide-de-camp Lauriston était à Brest, joignant aux lettres dont il était porteur l'influence de sa présence et de ses excitations.

L'expédition de Rochefort, annoncée pour les Antilles, avait encore l'Égypte pour destination. On travaillait à l'équiper le plus rapidement possible. L'aide-de-camp Savary en pressait le départ, et y faisait arriver des troupes, détachées du corps d'armée du Portugal. La division de 25 mille hommes qui allait bientôt passer les Pyrénées, étant réunie dans la Gironde, fournissait un moyen commode pour dissimuler le but de l'expédition de Rochefort. On lui avait emprunté, en effet, sans que personne s'en doutât, quelques bataillons, afin de les placer sur l'escadre. Cette escadre devait être confiée au plus remarquable peut-être des hommes de mer que la France eût alors, à l'amiral Bruix. Cet amiral joignait à un esprit supérieur, toujours rare chez les hommes civils comme chez les hommes de guerre, une grande connaissance de la mer, et s'était signalé en 1799 par la belle croisière de la Méditerranée, si souvent citée. Lorsqu'au dernier moment, le général Bonaparte aurait dit son secret au cabinet de Madrid, l'amiral Bruix devait rallier en passant la division espagnole du Ferrol, toucher à Cadix pour y rallier la division donnée par l'Espagne, se rendre ensuite à Otrante, embarquer les troupes réunies sur ce point, et d'Otrante faire voile vers l'Égypte.

Division de Cadix sous Dumanoir.

Cette division de Cadix, donnée par l'Espagne, se composait de six beaux vaisseaux, qu'on armait avec la plus grande hâte. L'amiral Dumanoir venait de partir en poste pour Cadix, afin d'en presser l'équipement. Des troupes de matelots s'acheminaient par terre vers ce port. On y envoyait en même temps de petits bâtiments chargés de marins, pour contribuer en les désarmant à former les équipages des bâtiments de guerre.

Ganteaume sort du port de Brest avec sa division.

Ces nombreuses expéditions devaient attirer l'attention des Anglais sur tous les points à la fois, la diviser, la troubler, et l'une d'elles, profitant de ce trouble, avait la chance presque certaine d'arriver en Égypte. Voulant profiter de la mauvaise saison, qui rendait difficile et intermittente la croisière ennemie devant Brest, le Premier Consul tenait à faire partir avant le printemps l'escadre de l'amiral Ganteaume. Ses ordres à cet égard étaient formels; mais il ne lui était pas facile de communiquer à ses généraux de mer l'audace qui animait ses généraux de terre. L'amiral Ganteaume lui avait paru hardi et heureux, car c'était lui qui l'avait transporté miraculeusement d'Alexandrie à Fréjus. Mais ce n'était là qu'une illusion. Cet officier, marin très-expérimenté, connaissant bien les parages du Levant, brave au feu, était d'ailleurs un esprit incertain, et pliant sous le fardeau, dès qu'on le chargeait d'une grande responsabilité. L'expédition était prête; on avait embarqué plusieurs familles d'employés, en leur disant qu'elles allaient à Saint-Domingue; cependant on hésitait encore à partir. Savary, armé des ordres du Premier Consul, vainquit toutes les difficultés, et força Ganteaume à mettre à la voile. Des croiseurs ennemis s'en aperçurent, signalèrent le départ des Français à l'escadre de blocus, et Ganteaume fut obligé de revenir mouiller dans la rade extérieure, celle de Bertheaume. Il feignit alors de rentrer dans la rade intérieure, afin de persuader aux Anglais qu'il n'avait d'autre but que celui d'exercer ses équipages, en faisant des évolutions.

Enfin, le 23 janvier (3 pluviôse), par une tempête affreuse, qui dispersa la croisière ennemie, il mit à la voile, et, malgré les plus grands dangers, sortit heureusement du port de Brest, s'acheminant vers le détroit de Gibraltar. Le secours de Ganteaume était d'autant plus désirable, que la fameuse expédition, consistant en quinze ou dix-huit mille Anglais, tantôt destinée au Ferrol, tantôt à Cadix, tantôt au midi de la France, se dirigeait dans ce moment vers l'Égypte. Elle était dans la rade de Macri, vis-à-vis l'île de Rhodes, attendant la saison des débarquements, et l'achèvement des préparatifs faits par les Turcs.

L'ordre était donné à tous les journaux de la capitale de ne rien dire des mouvements qui se remarquaient dans les ports de France, à moins qu'ils n'empruntassent leurs nouvelles au Moniteur[12].

Avant de suivre les opérations de nos escadres vers le Midi, il faut se reporter vers le Nord, et voir ce qui se passait alors entre l'Angleterre et les neutres.

Danger que court en ce moment l'Angleterre.

Les plus grands dangers s'accumulaient en cet instant sur la tête du gouvernement britannique. La guerre avait enfin éclaté entre ce gouvernement et les puissances de la Baltique. La déclaration des neutres, semblable à celle qu'ils avaient faite en 1780, n'étant qu'une simple déclaration de leurs droits, l'Angleterre aurait pu dissimuler encore avec eux, ne pas prendre cette déclaration, qui s'adressait d'une manière générale à toutes les parties belligérantes, comme lui étant directement adressée, et s'appliquer pour l'instant à éviter les collisions, en ayant soin de ménager les bâtiments des Danois, des Suédois, des Prussiens et des Russes. Elle avait, en effet, beaucoup plus d'intérêt à se maintenir en paix avec le nord de l'Europe qu'à gêner le commerce des petites puissances maritimes avec la France. D'ailleurs le besoin qu'elle éprouvait dans le moment des blés étrangers, lui rendait à elle-même la liberté des neutres temporairement nécessaire. À la rigueur, elle n'avait de mesures de représailles à exercer qu'envers la Russie; car entre tous les membres de la ligue de neutralité, il n'y avait que l'empereur Paul qui eût ajouté à la déclaration la mesure de l'embargo. Encore l'avait-il fait bien plus pour la question de Malte que pour l'un des points contestés du droit maritime.

Mais l'Angleterre, dans son orgueil, avait répondu à une exposition de principes par un acte de violence, et frappé d'embargo tous les navires russes, suédois et danois. Elle n'avait exclu de ces rigueurs que le commerce de la Prusse, qu'elle ménageait encore, parce qu'elle espérait la détacher de la coalition, et surtout parce que cette puissance avait le Hanovre sous sa main.

L'Angleterre en 1801, dans la position de la France en 1793.

L'Angleterre se trouvait donc à la fois en guerre avec la France et l'Espagne, ses vieilles ennemies; avec les cours de Russie, de Suède, de Prusse, ses anciennes alliées; elle venait d'être abandonnée par l'Autriche depuis la paix de Lunéville, par la cour de Naples depuis le traité de Florence. Le Portugal, son dernier pied-à-terre sur le continent, allait lui être enlevé aussi. Sa situation était devenue celle de la France en 1793. Elle était réduite à lutter seule contre l'Europe entière, avec moins de dangers, il est vrai, que la France, et aussi moins de mérite à se défendre, parce que sa position insulaire la préservait du péril d'une invasion. Mais, pour rendre cette similitude de situation plus singulière et plus complète, l'Angleterre était en proie à une affreuse famine. Son peuple manquait des aliments de première nécessité. Tout cela était dû à l'entêtement de M. Pitt, et au génie du général Bonaparte. M. Pitt et le général Bonaparte sont les auteurs de ce changement de fortune. M. Pitt n'ayant pas voulu traiter avant Marengo, le général Bonaparte ayant désarmé une partie de l'Europe par ses victoires, et tourné l'autre contre l'Angleterre par sa politique, étaient incontestablement, l'un et l'autre, les auteurs de ce prodigieux changement de fortune.

Mauvaise récolte en grains, et famine qui en est la suite.

Le cas était grave pour d'Angleterre, et il faut reconnaître que, dans ce moment, elle ne se laissa point abattre. La récolte de l'année précédente en grains, ayant été inférieure d'un tiers aux récoltes moyennes, toutes les réserves antérieures avaient été consommées. L'année 1800 ayant encore présenté un déficit d'un quart, la disette s'en était suivie. Cette disette avait été doublement aggravée par la guerre générale, et par la guerre particulière avec les puissances maritimes, parce que les approvisionnements en grains venaient ordinairement de la mer du Nord. Si donc la mauvaise récolte était la cause première de la famine, il était vrai de dire que la guerre en était une cause aggravante. N'aurait-elle influé que sur les prix, par la gêne apportée au commerce de la Baltique, elle aurait déjà exercé sur la détresse publique une influence des plus fâcheuses. Tous les impôts présentaient cette année des déficits inquiétants. L'income tax, les droits sur les consommations, faisaient craindre une insuffisance dans le revenu de 75 à 100 millions de francs[13]. Les charges de l'année étaient énormes. Il fallait, pour y suffire, ajouter aux recettes ordinaires un emprunt de 625 à 650 millions[14]. Le total des dépenses de l'année pour les trois royaumes (l'Irlande venait d'être réunie), devait, avec les intérêts de la dette créée par M. Pitt, s'élever à la somme de 1,723 millions de francs[15], somme énorme en tout temps, mais surtout en 1800, car à cette époque, les budgets n'avaient pas encore reçu l'accroissement considérable que les quarante ans écoulés leur ont valu en tout pays. La France, comme nous l'avons dit, n'avait alors à supporter qu'une dépense de 600 millions. Le chiffre de la dette anglaise était, suivant l'usage, fort contesté; mais en prenant les évaluations mêmes du gouvernement[16], elle s'élevait en capital à 12 milliards 109 millions de francs[17]. Elle exigeait annuellement, pour le service de l'intérêt et de l'amortissement, une dépense de 504 millions[18], sans compter la dette d'Irlande, et les emprunts garantis pour le compte de l'empereur d'Allemagne. On accusait M. Pitt d'avoir, pour la guerre de la Révolution, accru le capital de la dette de plus de 7 milliards 500 millions[19]. D'après les aveux du gouvernement, il l'avait accru de 7 milliards 454 millions[20].

Augmentation simultanée des charges et des ressources de l'Angleterre pendant la guerre.

Mais il faut dire que l'Angleterre présentait un véritable phénomène d'accroissement en tout genre, et que la richesse y était augmentée dans la même proportion que les charges. Outre la conquête de l'Inde, achevée par la destruction de Tippoo-Saëb, outre la conquête d'une partie des colonies françaises, espagnoles et hollandaises, à laquelle venait de s'ajouter l'acquisition de l'île de Malte, l'Angleterre avait envahi le commerce du monde entier. D'après les états officiels, les importations, qui avaient été en 1781, vers la fin de la guerre d'Amérique, de 318 millions de francs[21], et en 1792, au commencement de la guerre de la Révolution, de 491 millions[22], venaient, en 1799, de s'élever à 748 millions[23]. Les exportations en produits manufacturés de l'Angleterre, qui avaient été en 1781 de 190 millions de francs[24], en 1792 de 622 millions[25], venaient de s'élever en 1799, à 849 millions[26]. Ainsi tout était triplé depuis la fin de la guerre d'Amérique, et à peu près doublé depuis la guerre de la Révolution. En 1788, le commerce anglais avait employé 13,827 navires et 107,925 matelots; il venait d'employer en 1801, 18,877 navires, et 143,661 matelots. Le revenu des impôts de consommation était monté de 183 millions de francs[27], à 389 millions[28]. La puissance de l'amortissement, qui était en 1784 de 25 millions de francs[29], se trouvait portée à 137 millions[30] en 1800.

Forces navales de l'Angleterre en 1801.

Toutes les forces de l'empire britannique avaient donc reçu un accroissement du double ou du triple depuis vingt ans, et si la gêne était grande dans le moment, c'était la gêne du riche. Il est bien vrai que l'Angleterre avait une dette de plus de 12 milliards, une charge annuelle de 500 millions pour le service de cette dette; qu'elle avait à supporter cette année une dépense de 1,700 millions, et un emprunt à faire de 600 millions, pour subvenir à ses besoins. Tout cela était énorme sans doute, si on songe d'ailleurs aux valeurs du temps; mais l'Angleterre avait aussi des forces proportionnées à ces charges. Quoiqu'elle ne fût pas puissance continentale, elle comptait 193 mille hommes de troupes réglées, 109 mille de milices et fencibles, en tout 302 mille hommes. Elle possédait 814 bâtiments de guerre de toute grandeur, en construction, en réparation, en armement, en course. Dans le nombre se trouvaient 100 vaisseaux de ligne et 200 frégates sous voile, répandus dans toutes les mers; 20 vaisseaux et 40 frégates de réserve, prêts à sortir des ports. On ne pouvait donc pas estimer sa force effective, à moins de 120 vaisseaux de ligne et 250 frégates, montés par 120 mille matelots. À ces forces matérielles colossales, l'Angleterre joignait une foule d'officiers de marine du plus grand mérite, et à leur tête un grand homme de mer, Nelson. C'était un caractère bizarre, violent, qu'il ne fallait pas charger d'un commandement où la politique serait mêlée à la guerre; et tout récemment encore il en avait donné la preuve à Naples, en laissant compromettre son nom par des femmes, dans les sanglantes exécutions ordonnées par le gouvernement napolitain. Mais au milieu du danger c'était un héros; il y déployait autant d'intelligence que d'audace. Les Anglais étaient justement fiers de sa gloire.

Ce qu'avaient fait la France et l'Angleterre de 1792 à 1804, l'une sur terre, l'autre sur mer.

L'Angleterre et la France ont rempli le siècle présent de leur formidable rivalité. Le moment auquel nous sommes parvenus dans ce récit, est l'un des plus remarquables de la lutte qu'elles ont soutenue l'une contre l'autre. Toutes deux venaient de combattre pendant huit années. La France, avec des ressources financières beaucoup moins vastes, mais plus solides peut-être, parce qu'elles étaient fondées sur un revenu territorial, la France avec une population double, avec l'enthousiasme qu'inspire une belle cause, avait résisté à l'Europe, porté son territoire jusqu'au Rhin et aux Alpes, obtenu la domination de l'Italie, et une influence décisive sur le continent. L'Angleterre, avec les produits du commerce du monde, avec une puissante marine, avait acquis sur les mers la prépondérance que la France venait d'acquérir sur terre. Elle avait jeté, en les soldant, les puissances européennes sur sa rivale, et les avait poussées à se battre, jusqu'à se faire détruire. Mais tandis qu'elle les exposait à être écrasées pour son service, elle prenait les colonies de toutes les nations, opprimait les neutres, se vengeait des succès de la France sur terre, par une intolérable domination sur mer; et cependant bien que victorieuse sur cet élément, elle n'avait pu empêcher la France de se créer en Égypte un magnifique établissement maritime, menaçant même pour les Indes britanniques.

Opinion de l'Europe en 1801 à l'égard de la France et de l'Angleterre.

Il s'opérait alors, comme nous l'avons déjà dit ailleurs, un revirement étrange dans l'opinion générale. La France, admirablement gouvernée, paraissait, aux yeux du monde, humaine, sage, tranquille, et, ce qui va si bien ensemble, victorieuse et modérée. Tandis que tous les cabinets lui revenaient, tous s'apercevaient en même temps du rôle de dupe qu'ils avaient joué à la suite de la politique anglaise. L'Autriche s'était fait battre pour l'Angleterre autant que pour elle-même. Pour cette même Angleterre, l'empire germanique avait été démembré. Les puissances du Nord, la Russie en tête, reconnaissaient enfin que, sous prétexte de poursuivre un but moral, en combattant la Révolution française, elles n'avaient servi qu'à procurer à l'Angleterre le commerce de l'univers. Aussi tout le monde en cet instant se tournait-il contre la dominatrice des mers. Paul Ier en avait donné le signal avec l'impétuosité de son caractère; la Suède l'avait suivi sans hésiter; le Danemark et la Prusse l'avaient suivi également, quoique avec moins de résolution. L'Autriche, vaincue et revenue de ses illusions, dévorait son chagrin en silence, et, pour le moment du moins, se promettait de résister long-temps à l'influence des subsides britanniques.

L'Angleterre recueillait les conséquences de la politique qu'elle avait adoptée; elle avait doublé ses colonies, son commerce, ses revenus, sa marine, mais elle avait doublé aussi sa dette, ses dépenses, ses charges, ses ennemis, et elle présentait, à côté d'une fortune immense, la hideuse misère d'un peuple mourant de faim. La France, l'Espagne, la Russie, la Prusse, le Danemark, la Suède, étaient ligués contre elle. La France, l'Espagne et la Hollande réunies comptaient 80 vaisseaux armés et pouvaient en armer davantage. La Suède en comptait 28, la Russie 35, le Danemark 23. C'était donc une masse totale de 166 vaisseaux, force bien supérieure à celle de la marine britannique. Mais l'Angleterre avait, de son côté, un grand avantage, c'était d'avoir affaire à une coalition; de plus ses armements surpassaient en qualité ceux de tous les coalisés. Il n'y avait que les vaisseaux danois et français qui pussent tenir tête aux siens; encore le pouvaient-ils difficilement en combattant en escadres nombreuses, la marine anglaise étant devenue la plus manœuvrière du monde. Cependant le danger devenait menaçant, car si la lutte durait, le général Bonaparte était capable de tenter quelque expédition formidable, et s'il réussissait à traverser le détroit avec une armée, l'Angleterre était perdue.

La vieille fortune de M. Pitt allait, comme celle de M. de Thugut, fléchir devant la fortune naissante du jeune général Bonaparte. M. Pitt avait eu la plus brillante destinée de son siècle, après celle du Grand-Frédéric. Il avait quarante-trois ans seulement, et il comptait déjà dix-sept ans de domination, et d'une domination à peu près absolue, dans un pays libre. Mais sa fortune était vieille, et celle du général Bonaparte était jeune au contraire; elle naissait à peine. Les fortunes se succèdent dans l'histoire du monde, comme les êtres dans l'univers, elles ont leur jeunesse, leur décrépitude et leur mort. La fortune bien autrement prodigieuse du général Bonaparte, devait un jour succomber, mais en attendant elle devait voir succomber sous son ascendant, celle du plus grand ministre de l'Angleterre.

Déchaînement contre M. Pitt.

La Grande-Bretagne semblait menacée d'une espèce de bouleversement social. Le peuple, réduit à une affreuse disette, se soulevait partout, pillait dans les campagnes les belles habitations de l'aristocratie britannique, et dévastait dans les villes les boutiques de boulangers ou les magasins de denrées. Il se trouvait à Londres en 1801, comme à Paris en 1792, d'aveugles amis de ce peuple, qui provoquaient des mesures contre les prétendus accapareurs, et réclamaient le maximum, sauf, il est vrai, la dénomination, qui était différente. Cependant ni le gouvernement, ni le Parlement ne paraissaient disposés à céder à ces folles demandes. On reprochait à M. Pitt toutes les souffrances du moment; on disait que c'était lui qui, en accablant le pays d'impôts, en doublant la dette, avait fait monter les objets de première nécessité à un prix exorbitant; que c'était lui qui, en s'obstinant à poursuivre une guerre insensée, en refusant de traiter avec la France, avait fini par tourner toutes les nations maritimes contre l'Angleterre, et par enlever au peuple anglais la ressource indispensable des grains de la Baltique. Ardeur de l'opposition contre M. Pitt ébranlé. L'opposition voyant pour la première fois depuis dix-sept ans, M. Pitt ébranlé, redoublait d'ardeur. M. Fox, qui avait depuis si long-temps négligé de siéger au Parlement, venait d'y reparaître. MM. Sheridan, Tierney, les lords Grey et Holland, multipliaient leurs attaques, et ce qui n'arrive pas toujours aux oppositions passionnées, avaient raison cette fois contre leurs adversaires. M. Pitt, malgré son assurance accoutumée, avait peu de chose à répondre, en effet, quand on lui demandait pourquoi il n'avait pas traité avec la France lorsque le Premier Consul proposait la paix avant la journée de Marengo? pourquoi tout récemment encore, et avant Hohenlinden, il n'avait pas consenti, sinon à l'armistice naval, qui aurait donné aux Français des chances de se maintenir en Égypte, du moins à la négociation séparée qui était par eux offerte? pourquoi il avait si maladroitement laissé perdre l'occasion de faire évacuer l'Égypte, en refusant de ratifier la convention d'El-Arisch? pourquoi il n'avait pas ménagé les neutres, en cherchant à gagner du temps avec eux? pourquoi il n'avait pas imité lord North, qui en 1780 se garda bien de répondre à la déclaration des puissances maritimes, par une déclaration de guerre? pourquoi il s'était mis ainsi l'Europe entière sur les bras, pour des questions douteuses de droit des gens, sur lesquelles toutes les nations différaient d'avis, et qui, dans ce moment, intéressaient peu l'Angleterre? pourquoi, dans le but d'interdire à la France l'arrivée de quelques bois de construction, de quelques fers, de quelques chanvres, qui n'étaient pas capables de relever sa marine, il exposait l'Angleterre à être privée de blés étrangers? pourquoi enfin une armée anglaise s'était vainement promenée de Mahon au Ferrol, du Ferrol à Cadix, sans aucun résultat utile?—l'opposition, comparant la conduite des affaires de l'Angleterre avec celle des affaires de la France, demandait à M. Pitt, avec une amère ironie, ce qu'il avait à dire de ce jeune Bonaparte, de ce jeune téméraire, qui, suivant le langage ministériel, devait, comme ses prédécesseurs, n'avoir qu'une existence éphémère, et qui ne méritait même pas qu'on daignât traiter avec lui?

M. Pitt avait peine à tenir tête à MM. Fox, Sheridan, Tierney, aux lords Grey et Holland, lui adressant ces pressantes questions à la face de l'Angleterre, épouvantée du nombre de ses ennemis, et troublée par les cris d'un peuple affamé demandant du pain sans l'obtenir.

À tout cela M. Pitt répondait faiblement. Il répétait toujours son argument favori, que, s'il n'avait pas fait la guerre, la constitution anglaise aurait péri; et il citait comme exemple, Venise, Naples, le Piémont, la Suisse, la Hollande, les États ecclésiastiques d'Allemagne, comme si on pouvait croire que ce qui était arrivé à quelques puissances italiennes ou allemandes de troisième ordre, serait arrivé à la puissante Angleterre, et à sa constitution libérale. Il répondait, et cette fois avec plus de raison, que si la France avait beaucoup grandi sur terre, l'Angleterre avait beaucoup grandi sur mer; que sa marine s'était couverte de gloire; que si sa dette et ses impôts étaient doublés, sa richesse était doublée aussi, et que sous tous les rapports, l'Angleterre était plus puissante aujourd'hui qu'avant la guerre. Tout cela ne pouvait être contesté. M Pitt ajoutait, du reste, que le Premier Consul, paraissant établi d'une manière plus solide, on se disposait à traiter avec lui. Mais quant à ce qui regardait les droits de la neutralité, il se montrait inflexible. Si l'Angleterre, disait-il, se rendait aux doctrines des puissances neutres, il suffirait d'une chaloupe canonnière, pour convoyer le commerce du monde entier. L'Angleterre ne pourrait plus rien contre le négoce de ses ennemis; elle ne pourrait plus empêcher l'Espagne de recevoir les trésors du Nouveau-Monde, ni la France de recevoir les munitions navales du Nord. Il faut, s'écriait-il, nous envelopper de notre drapeau, et nous ensevelir sous les mers, plutôt que de permettre l'admission de tels principes, dans le droit maritime des nations.

Deux sessions du Parlement venaient de se succéder l'une à l'autre, sans intervalle. En novembre 1800, s'était assemblé pour la dernière fois ce qu'on appelait le Parlement d'Angleterre et d'Écosse; en janvier 1801 s'était assemblé pour la première fois le Parlement uni des trois royaumes, en vertu du bill qui réunissait l'Irlande à la Grande-Bretagne. Dans ces deux sessions, les discussions avaient continué sans relâche, et avec une singulière violence. M. Pitt était visiblement affaibli, non pas sous le rapport du nombre des suffrages dans le Parlement, mais sous le rapport de l'influence et de l'autorité morales. Tout le monde sentait qu'en s'obstinant à faire la guerre contre la France, il avait dépassé le but et manqué, la veille de Marengo, la veille de Hohenlinden, l'occasion de traiter avantageusement. Manquer l'occasion est, pour les hommes d'État comme pour les hommes de guerre, un malheur irréparable. Le moment de faire la paix une fois passé, la fortune avait tourné contre M. Pitt. Il se sentait, et on le sentait vaincu, par le génie du jeune général Bonaparte.

Mesures relatives à la disette.

On doit lui rendre, ainsi qu'à l'Angleterre, la justice de reconnaître que, pendant cette affreuse disette, les mesures employées furent pleines de modération. Le maximum fut repoussé. On se contenta d'accorder des primes considérables à l'importation des grains, d'interdire l'emploi du froment dans la distillerie, de ne plus donner les secours des paroisses en argent, ce qui aurait augmenté le prix du pain, mais en matières alimentaires, telles que viandes salées, légumes, etc. Une proclamation royale, adressée à toutes les classes aisées qui pouvaient varier leurs aliments, les engageait à faire dans l'intérieur des maisons la moindre consommation possible de pain. Enfin on expédia des flottes nombreuses pour aller chercher du riz dans l'Inde, du blé en Amérique, et dans la Méditerranée. On tâcha même d'en extraire de France, en faisant la contrebande sur les côtes de la Bretagne et de la Vendée.

Cependant, au milieu de cette détresse courageusement supportée, M. Pitt ne négligeait pas le soin de la guerre et il avait tout disposé pour une campagne audacieuse dans la Baltique, dès que la saison le permettrait. Il voulait frapper le Danemark, puis la Suède, et se porter jusqu'au fond du golfe de Finlande, pour y menacer la Russie. Mais on ignore, même dans sa patrie, si, en cet instant, il souhaitait sérieusement demeurer à la tête des affaires d'Angleterre. Toujours est-il qu'il souleva dans le sein du cabinet deux questions, dont l'une, fort peu convenable dans un tel moment, amena sa retraite. On a vu qu'après de grands efforts, tentés l'année précédente, il avait obtenu ce qu'on appelait l'union de l'Irlande, c'est-à-dire, la réunion en un seul, des parlements d'Irlande, d'Écosse et d'Angleterre. Cette mesure avait semblé une sorte de victoire politique, en présence surtout des tentatives réitérées de la République Française pour faire insurger l'Irlande. Mais elle n'avait été arrachée à l'indépendance des Irlandais, qu'en donnant aux catholiques l'espérance formelle de leur émancipation. On avait dit en effet aux catholiques que jamais ils n'obtiendraient leur affranchissement des préjugés d'un parlement irlandais, assertion parfaitement vraie; mais il paraît qu'on avait fait des promesses, équivalant à des engagements positifs, ce qu'on ne peut s'empêcher de considérer comme une faute grave, s'il est vrai que ces engagements fussent de telle nature, que M. Pitt fût personnellement obligé d'accorder l'émancipation ou de se retirer. C'était promettre une chose alors impossible. Quoi qu'il en soit, au mois de février 1801, dès la première convocation du parlement uni, M. Pitt demanda l'émancipation au roi Georges III. Ce prince, à la fois protestant et dévot, crut son serment compromis par une telle mesure; il la refusa obstinément. M. Pitt lui demanda une autre chose, celle-ci fort sensée, c'était de ne pas considérer l'occupation du Hanovre par la Prusse, comme un acte d'hostilité, et de ménager cette puissance, afin de se conserver une relation au moins sur le continent. Le sacrifice était trop grand pour un prince de la maison de Hanovre. La querelle entre le roi et le ministre s'échauffa, et, le 8 février 1801, Démission de M. Pitt. M. Pitt donna sa démission avec la plupart de ses collègues, MM. Dundas, Windham, et lord Grenville, etc. Cette démission, après un ministère de dix-sept années, dans des circonstances si extraordinaires, produisit la plus vive surprise. On ne put se décider à la regarder comme naturelle, on prêta des motifs secrets à M. Pitt, et il s'établit dès lors une opinion populaire, que les historiens ont propagée depuis, c'est que M. Pitt, voyant venir la nécessité d'une paix momentanée, avait consenti à se mettre à l'écart pour quelques mois, afin de laisser faire cette paix par d'autres que par lui, et de revenir ensuite au timon des affaires, quand cette nécessité d'un moment serait passée. Ce sont là de ces motifs que le vulgaire prête aux hommes publics, et que les écrivains mal informés répètent comme ils les ont recueillis. M. Pitt n'avait prévu ni la paix d'Amiens, ni sa courte durée[31]; il ne croyait pas, d'ailleurs, la paix incompatible avec sa présence aux affaires, puisqu'il avait consenti aux fameuses négociations de Lille en 1797, et que tout récemment encore il avait nommé M. Thomas Grenville pour se rendre à Lunéville. Mais M. Pitt s'était beaucoup avancé avec les catholiques; il avait commis une faute que commettent souvent les hommes publics, celle de sacrifier à l'intérêt du jour l'intérêt du lendemain. Ayant trop promis, il sentait l'embarras de manquer à ses promesses, dans une position grave, où quelques ennemis de plus suffisaient pour l'accabler. Il est vrai qu'il affirma beaucoup depuis n'avoir jamais contracté des engagements positifs à l'égard de l'émancipation des catholiques, et c'était nécessaire pour le justifier d'une telle imprudence. Quoiqu'on en puisse penser, il n'y eut jamais une occasion où les périls d'un pays permissent, commandassent au même degré, d'ajourner l'exécution des engagements pris, car en 1801 l'Angleterre avait au dedans la famine, et au dehors la guerre avec toute l'Europe. Cependant M. Pitt se retira, et on ne peut considérer cette retraite autrement que comme une faiblesse d'un homme supérieur. Il est évident qu'entouré d'embarras effrayants, M. Pitt ne fut pas fâché d'échapper à cette situation, sous le prétexte honorable d'une fidélité inviolable à ses engagements. Il donna sa démission, au grand désespoir du roi, au grand mécontentement du parti ministériel, au grand effroi de l'Angleterre, qui voyait, avec une profonde anxiété, des hommes nouveaux et inexpérimentés, saisir en ce moment le timon des affaires. Formation du ministère Addington. M. Pitt se fit remplacer par M. Addington, qui était sa créature, et qu'il avait fait porter à la présidence des Communes, pendant une longue suite d'années. Lord Hawkesbury, depuis lord Liverpool, remplaça M. Grenville aux affaires étrangères. C'étaient des hommes sages, modérés, mais peu capables, tous deux amis de M. Pitt, et pendant quelque temps dirigés par ses conseils. Ce fut là le motif qui contribua, plus qu'aucun autre, à faire dire et croire que la retraite de M. Pitt était simulée.

Georges III atteint d'un nouvel accès de démence.

Ces violentes agitations avaient mis la faible raison de Georges III à une épreuve trop forte. Il fut saisi d'un nouvel accès de démence, et, pendant près d'un mois, se trouva hors d'état de régner. M. Pitt avait donné sa démission; M. Addington et lord Hawkesbury étaient ministres désignés, mais n'étaient pas encore entrés en charge. M. Pitt, quoiqu'il eût cessé d'être ministre, fut véritablement roi d'Angleterre, pendant cette crise de près d'un mois, et le fut du consentement de tout le monde. Des explications eurent lieu sur ce sujet, dans la Chambre des Communes. Elles étaient d'une nature fort délicate; elles furent demandées, et données dans le plus noble langage, par MM. Sheridan et Pitt. Toutes les motions d'usage en Angleterre sur l'état du pays avaient été suspendues, et il pouvait venir à quelques esprits défiants la pensée que M. Pitt prolongeait volontairement l'espèce de royauté dont il jouissait.—Qu'on veuille bien, dit-il, nous en croire; dans le cas où nous ne pourrions plus recevoir des ordres de la bouche de Sa Majesté, nous proposerions des mesures qu'il n'est pas besoin de définir, mais que nous ne ferions pas attendre un seul jour. Nous restons, par devoir, dans une situation extraordinaire, et que nous ne voudrions pas, pour tout au monde, faire durer un instant de plus que la stricte nécessité.—M. Sheridan répondit à ces paroles, en témoignant l'entière confiance que ni M. Pitt, ni aucun autre ministre, ne voudrait profiter de l'état de la santé du roi, pour prolonger d'une minute un pouvoir équivalent à la royauté même.

La plus délicate réserve fut observée. Le mot qui caractérisait la véritable situation du roi, celui de folie, ne fut pas prononcé une seule fois; et on attendit avec anxiété, mais avec une dignité parfaite, la fin de cette crise extraordinaire. Pendant ce temps, M. Pitt faisait voter les subsides, que personne ne contestait; les flottes anglaises se préparaient dans les ports, et les amiraux Parker et Nelson sortaient d'Yarmouth avec 47 voiles, se dirigeant vers la Baltique.

Au milieu de mars, le roi fut enfin rétabli. M. Pitt transmit les rênes du gouvernement à M. Addington et à lord Hawkesbury. Les nouveaux ministres s'expliquant, suivant l'usage, à leur entrée en charge, ne manquèrent pas de déclarer à la tribune du Parlement, qu'ils étaient pleins d'estime pour leurs prédécesseurs, et qu'ils considéraient leur politique comme une politique salutaire, qui avait sauvé l'Angleterre. Ils affirmèrent, en conséquence, qu'ils se conduiraient d'après les mêmes principes et d'après les mêmes errements.—Que venez-vous donc faire au pouvoir? leur dirent MM. Sheridan, Grey, Fox. Si c'est pour tenir la même conduite, les ministres qui sortent étaient beaucoup plus capables que vous de gérer les affaires du royaume.—

Vie et caractère de M. Pitt.

Des hommes impartiaux, membres du Parlement, blâmèrent M. Pitt d'abandonner le gouvernement de l'État dans un moment aussi difficile, et de se retirer sans des raisons suffisantes. L'opposition elle-même eut le tort de lui reprocher de faire sa retraite aux dépens du roi, en publiant que le roi refusait l'émancipation, mesure extrêmement populaire. Ce reproche était déraisonnable, et contraire aux vrais principes constitutionnels. M. Pitt, en se retirant, était bien obligé de dire pourquoi; et, si le roi lui avait refusé l'émancipation, il avait parfaitement le droit de le déclarer. Il le dit, du reste, dans un langage d'une extrême convenance. Mais il demeurait évident que ce refus était plutôt un prétexte qu'un motif véritable, et que M. Pitt reculait devant une situation plus forte que son courage. Son étoile venait de pâlir devant une étoile naissante, destinée à jeter un bien autre éclat que la sienne. Quoiqu'il ait reparu depuis aux affaires, pour y mourir, sa fin véritable date de ce jour. M. Pitt, après avoir régné dix-sept ans, laissait son pays accru en richesses et en dettes, à la fois plus grand et plus chargé. C'était un orateur accompli, comme organe du gouvernement, un chef de parti habile et puissant, mais un homme d'État peu éclairé, ayant commis de grandes fautes, et tout plein des préjugés de sa nation. C'est l'Anglais qui a le plus haï la France. Cette considération ne doit pas nous rendre injustes: sachons honorer le patriotisme, même quand il a été employé à combattre le nôtre.

Bien que M. Addington et lord Hawkesbury ne fussent pas comparables à M. Pitt, le mouvement était donné, et le navire britannique allait marcher quelque temps encore, de l'impulsion que lui avait imprimée la main du ministre déchu. Les subsides étaient demandés et obtenus; les flottes anglaises étaient lancées vers la Baltique, pour vider la grande question du droit des neutres, et une armée, transportée sur les vaisseaux de l'amiral Keith, s'acheminait vers l'Orient pour disputer l'Égypte aux Français.

L'amiral Parker, marin vieux et expérimenté, sachant se conduire dans les circonstances difficiles, commandait en chef la flotte de la Baltique. Nelson était à côté de lui, pour le cas où il faudrait livrer bataille. Celui-ci, en effet, n'était propre qu'à combattre; mais il était doué d'un heureux instinct pour la guerre, et raisonnait bien sur les choses de son état. Il voulait que, sans attendre la seconde partie de la flotte anglaise, on franchît le Sund, pour se porter tout de suite à Copenhague, que par un acte de vigueur on détachât le Danemark de la coalition, et qu'on vînt ensuite se placer dans la Baltique, au milieu de toutes les flottes coalisées, empêchant leur jonction, et leur faisant dès lors la loi à toutes. Cette combinaison était juste, mais on était en mars, les glaces couvraient encore les mers du nord, et suffisaient à elles seules pour empêcher une jonction, que du reste Nelson avait raison de craindre, car elle eût mis fort en danger l'escadre britannique.

Cette escadre, forte de 17 vaisseaux de haut bord, et de 30 frégates ou bâtiments légers, parut le 30 mars dans le Cattégat. Le Cattégat est le premier golfe que forme le Danemark, en se rapprochant de la Suède.

Les neutres faisaient leurs préparatifs avec une extrême activité. L'empereur Paul, plein de son ardeur accoutumée, avait stimulé la Suède, le Danemark, la Prusse, et menacé de son inimitié ceux qui ne se montreraient pas aussi zélés qu'il l'était lui-même. Le Danemark et la Prusse auraient mieux aimé commencer par négocier; mais les menaces de Paul, les conseils, non pas menaçants, mais sévères du Premier Consul, accompagnés de la promesse formelle des secours de la France, avaient entraîné ces deux cours. Le Danemark d'ailleurs, voyant les Anglais répondre à une déclaration de principes par une déclaration de guerre, n'avait pas cru qu'il lui fût permis de reculer, et il se mettait en mesure de résister avec énergie. La Prusse, pressée entre la Russie et la France, ayant perdu le rôle de médiatrice depuis que Paul Ier et le Premier Consul s'étaient attachés l'un à l'autre, et, au lieu de les conduire, réduite à les suivre, attendant dès lors de leur bonne volonté seule un partage des indemnités allemandes avantageux à ses intérêts, la Prusse voulut leur complaire par sa fermeté. La Prusse pour complaire à la Russie et à la France, se prononce avec énergie. Elle tint donc tête à l'Angleterre, et répondit à ses ménagements, par des protestations de fidélité à la cause des neutres. Elle interdit aux Anglais toutes les côtes de la mer du Nord, depuis la Hollande jusqu'au Danemark; elle leur ferma les embouchures de l'Ems, du Weser, de l'Elbe, et plaça des troupes et des batteries aux points principaux de ces embouchures. Enfin, elle fit occuper le Hanovre par un corps d'armée. Cette démarche était la plus grave et la plus décisive de toutes. Le Premier Consul l'en récompensa par des témoignages éclatants de satisfaction, et par la promesse positive d'un partage avantageux pour elle des indemnités germaniques.

Le Danemark, de son côté, fit occuper Hambourg et Lubeck. Le petit port de Cuxhaven, qui appartenait aux Hambourgeois, et qui était le seul dans lequel les Anglais auraient pu aborder, avait déjà été occupé par la Prusse. Ainsi donc, il ne restait aux Anglais que la mer et leurs vaisseaux. Ils n'avaient pas un seul point où ils pussent jeter l'ancre. C'était à eux à se rouvrir par la force les accès du continent.

Le Sund.—Pourquoi la côte de Suède n'était pas défendue.

Il fallait, pour pénétrer du Cattégat dans la Baltique, traverser le fameux détroit du Sund. (Voir la carte no 17.) Ce détroit est formé par le rapprochement de la côte du Danemark avec la côte de Suède. Entre Helseneur et Helsingborg, il est large de 2,300 toises. Les batteries, placées sur les deux rivages opposés, pourraient croiser leurs feux, mais pas assez pour causer un grand dommage à une flotte. Cependant, comme le canal est plus profond vers la côte de Suède, les bâtiments de guerre d'une grande dimension sont obligés de se rapprocher de cette côte, et, en la défendant par des batteries, on aurait pu rendre le passage difficile pour les Anglais. Mais la côte suédoise n'était pas armée, et ne l'avait jamais été antérieurement. En effet, elle ne présente aucun port où les vaisseaux de commerce soient tentés d'aborder. Il n'y a dans le Sund d'autre port que celui d'Helseneur, appartenant au Danemark; et de là est venu qu'on a élevé des défenses sur la côte danoise, et presque aucunes sur la côte suédoise. On a construit sur la première la forteresse de Kronenbourg, parfaitement armée. De là aussi est venu l'usage de payer aux Danois, et point aux Suédois, le péage établi sur le Sund. Dans un tel état de choses, il aurait fallu créer sur la côte de Suède des ouvrages qui n'existaient pas. Le roi Gustave-Adolphe, qui était, après Paul, le plus animé des membres de la ligue, en avait parlé au czar, lors de son récent voyage à Pétersbourg; mais ils avaient reconnu impossible de faire le moindre ouvrage, dans cette saison, sur un sol impénétrable au fer pendant les gelées de l'hiver. Gustave-Adolphe venait aussi d'avoir une entrevue avec le prince de Danemark, alors régent du royaume, celui même qui est mort il y a peu d'années (1841), après un long et honorable règne. Ils s'étaient tous deux entretenus de ce sujet; et le prince-régent, par une raison particulière au Danemark, avait paru se soucier fort peu que la Suède armât ses côtes[32]. Le Sund fut donc faiblement défendu du côté des Suédois. On se contenta d'une vieille batterie de 8 pièces, établie depuis long-temps sur le point le plus saillant du rivage. D'ailleurs, bien qu'on ait beaucoup blâmé cette résolution depuis, il est certain que le Sund, même fortement armé des deux côtés, n'aurait pas présenté des dangers sérieux aux Anglais; car, la largeur étant de 2,300 toises, les vaisseaux placés au milieu du canal se trouvaient à 1,150 toises des batteries, et devaient en être quittes dès lors pour quelque dommage dans leur voilure.

Le grand et le petit Belt.

Il y a encore une autre entrée de la Baltique que celle du Sund, ce sont les deux bras de mer qui séparent, l'un l'île de Seeland de l'île de Fionie, l'autre l'île de Fionie de la côte du Jutland, bras connus sous les noms de grand et petit Belt. Les Anglais devaient être peu tentés de prendre ce chemin, où ils étaient exposés à rencontrer plus d'une batterie danoise, mais surtout des bas-fonds, qui rendaient cette navigation extrêmement dangereuse pour des vaisseaux de haut bord. Le passage du Sund était donc le plus probable.

Préparatifs des Danois.

Les Danois concentrèrent toute leur défense, non pas au Sund même, mais plus bas, dans le canal qui fait suite au Sund, c'est-à-dire devant Copenhague. Les deux côtes de Danemark et de Suède, après s'être rapprochées vers le Sund, s'éloignent l'une de l'autre, et forment un canal long de vingt lieues, large de trois à douze, semé de récifs, de bas-fonds, dans lequel on ne navigue qu'en suivant des passes étroites, et la sonde à la main. La ville de Copenhague est située sur la plus importante de ces passes, à vingt lieues environ du Sund, dans la direction du sud. (Voir la carte no 17.) C'est là que les Danois avaient fait de grands préparatifs, et qu'ils attendaient l'ennemi. Le poste qu'ils occupaient ne fermait pas précisément l'entrée de la Baltique, comme nous l'expliquerons tout à l'heure, mais il obligeait les Anglais à venir les combattre dans une position bien défendue, et préparée de longue main. Le prince royal avait fait de promptes et nombreuses dispositions. Il avait placé en avant de Copenhague des bâtiments rasés, chargés de canons, et formant de redoutables batteries; il armait en outre une escadre de 10 vaisseaux de ligne, qui n'attendait plus que les matelots de la Norwége pour compléter ses équipages. On sait que la marine danoise était la meilleure du Nord.

Préparatifs des Suédois et des Russes.

À ces préparatifs du Danemark se joignaient ceux de la Suède et de la Russie. La Suède avait disposé des troupes sur ses côtes, depuis Gothenbourg jusqu'au Sund, et armé Calscrona dans la Baltique, ainsi que tous les points accessibles de cette mer. Le roi Gustave-Adolphe pressait l'amiral Cronstedt d'achever l'armement de la flotte suédoise. Cette flotte comptait déjà 7 vaisseaux et 2 frégates, prêts à mettre à la voile, dès que la mer serait débarrassée des glaces de l'hiver. Les Russes avaient 12 vaisseaux tout prêts à Revel, et qui n'étaient, comme ceux des Suédois, retenus que par les glaces. Les coalisés n'avaient pas fait, sans doute, tout ce qui aurait été possible, si à leur tête s'était trouvé un gouvernement actif comme l'était celui de France à cette époque; mais, en réunissant à temps les 7 vaisseaux des Suédois, les 12 vaisseaux des Russes, aux vaisseaux danois devant Copenhague, on aurait formé une flotte de 30 bâtiments de haut bord et de 10 à 12 frégates, établie dans une position formidable, où les Anglais n'auraient pu combattre sans péril, et devant laquelle cependant ils n'auraient pu passer en la négligeant. La négliger, en effet, pour s'engager dans la Baltique, c'était laisser sur leurs derrières une force imposante, capable de leur fermer la porte de cette mer, et de leur en interdire la sortie en cas de revers. Mais pour réunir à temps ces divisions navales, il aurait fallu une célérité dont les trois gouvernements neutres n'étaient guère capables. Ils se hâtaient sans doute; mais, comptant trop sur la prolongation de la mauvaise saison, ils ne s'y étaient pas pris assez à temps pour préparer leurs moyens, et l'énergique promptitude des Anglais avait de beaucoup devancé la leur.

Sommation adressée par les Anglais au Danemark, avant de passer le Sund.

Le 21 mars, une frégate anglaise toucha à Helseneur, et vint y débarquer M. Vansittart, chargé de faire une dernière sommation au gouvernement danois. M. Vansittart remit à M. Drumond, chargé d'affaires d'Angleterre, l'ultimatum du cabinet britannique. Cet ultimatum consistait à exiger des Danois qu'ils se retirassent de la confédération maritime des neutres, qu'ils ouvrissent leurs ports aux Anglais, et qu'ils revinssent à l'arrangement provisoire du mois d'août précédent, en vertu duquel ils avaient promis de ne plus convoyer leurs bâtiments de commerce. Le prince de Danemark rejeta vivement l'idée d'une telle défection, répondit que le Danemark et ses alliés n'avaient point fait une déclaration de guerre, qu'ils s'étaient bornés à publier leurs principes en matière de droit maritime; que les Anglais étaient les agresseurs, car ils avaient répondu à des thèses du droit des gens par un embargo; Noble réponse du Danemark. que le Danemark ne commencerait pas les hostilités, mais qu'il repousserait énergiquement la force par la force. La brave population de Copenhague appuya noblement par son adhésion le prince qui la représentait avec tant de dignité. Elle était tout entière sous les armes, et, à l'appel du prince-régent, avait formé des milices et des corps volontaires. Huit cents étudiants avaient pris le mousquet; tout ce qui pouvait tenir une pioche aidait les ouvriers du génie à exécuter les travaux de défense; on élevait partout des retranchements. MM. Drumond et Vansittart partirent brusquement de Copenhague, en menaçant cette ville malheureuse des foudres de l'Angleterre.

Le 24 ils rejoignirent la flotte, qui dès lors fit ses dispositions pour commencer les hostilités.

Conseil de guerre à bord de la flotte anglaise.

Nelson et le commandant en chef Parker tinrent un conseil de guerre à bord de la flotte. On discuta le plan des opérations. Les uns voulaient passer par le Sund, les autres par le grand Belt. Nelson soutint que peu importait de passer par l'un ou l'autre détroit; qu'il fallait le plus tôt possible entrer dans la Baltique, et se porter en avant de Copenhague, afin d'empêcher la jonction des coalisés. Une fois entrées dans la Baltique, les forces anglaises devaient se diriger, partie sur Copenhague pour y frapper un coup sur les Danois, partie sur la Suède et la Russie pour y détruire les flottes du Nord. On avait une vingtaine de vaisseaux de ligne, 25 ou 30 frégates et bâtiments de divers échantillons. Il se faisait fort, avec 12 vaisseaux, d'aller détruire toutes les flottes suédoises et russes; le reste devait attaquer et foudroyer Copenhague. Quant à la passe à franchir, Nelson aimait mieux braver quelques coups de canon en forçant le Sund que de braver les bas-fonds dangereux du grand et du petit Belt.

Passage du Sund le 30 mars.

Parker, moins entreprenant, fit une tentative sur le grand Belt le 26 mars. Plusieurs bâtiments légers de la flottille ayant touché, le commandant en chef ramena l'escadre, et prit la résolution de forcer le Sund. Le 30 mars au matin, il s'engagea dans ce passage célèbre. En ce moment soufflait une bonne brise de nord-ouest, telle qu'il la fallait pour naviguer dans ce canal, qui se dirige du nord-ouest au sud-est jusqu'à Helseneur, et descend ensuite presque perpendiculairement du nord au sud. L'escadre favorisée par le vent s'avançait hardiment, à égale distance des deux rivages, Nelson à l'avant-garde, Parker au centre, l'amiral Graves à l'arrière-garde. Les vaisseaux de haut bord formaient une seule colonne au milieu du canal. Sur leurs flancs, deux flottilles de bombardes s'étaient rapprochées, l'une de la côte de Danemark, l'autre de la côte de Suède, pour tirer de plus près sur les batteries ennemies. Dès que l'escadre fut en vue d'Helseneur, la forteresse de Kronenbourg se hâta de commencer le feu. Cent bouches de gros calibre vomirent à la fois des bombes et des boulets rouges. Mais l'amiral anglais s'étant aperçu que la côte de Suède se taisait, ou à peu près, car la vieille batterie de huit pièces tirait à peine, s'en rapprocha aussitôt, et les Anglais passèrent en se raillant des Danois, dont les projectiles mouraient à deux cents toises de leurs vaisseaux. La flottille de bombardes, qui avait serré de près le rivage danois, reçut et envoya une grande quantité de bombes; mais elle eut à peine quelques blessés, et n'atteignit que quatre hommes parmi les Danois, dont deux furent tués et deux blessés. Dans Helseneur, une seule maison eut à souffrir du feu des Anglais, et ce fut, par une singularité remarquable, la maison du consul d'Angleterre.

La flotte tout entière mouilla vers midi au milieu du golfe, à l'île de Hueen.

Description de Copenhague.

Le golfe, comme nous venons de le dire, descend du nord au sud, l'espace de vingt lieues environ; il s'élargit ou se rétrécit depuis trois jusqu'à douze lieues, et ne présente que quelques passes navigables. À vingt lieues à peu près au sud, on trouve Copenhague, située à l'ouest du golfe, sur la côte du Danemark, s'élevant à peine au-dessus des eaux, et formant un plan légèrement incliné, qui rase la mer de ses feux. Le golfe est fort large en cet endroit, et divisé par l'île basse de Saltholm en deux canaux navigables; l'un qui s'appelle passe de Malmo, longe la côte de Suède, et n'est que peu accessible aux grands bâtiments; l'autre, qui s'appelle Drogden, longe la côte de Danemark, et ordinairement est préféré par la navigation. Ce dernier est divisé lui-même par un banc de sable qu'on appelle le Middel-Grund, en deux passes: l'une, sous le nom de Passe-Royale, côtoie la ville de Copenhague; l'autre, sous le nom de Passe-des-Hollandais, est située de l'autre côté du Middel-Grund. C'est dans la Passe-Royale que les Danois s'étaient établis, laissant l'autre ouverte aux Anglais, et songeant ainsi plutôt à défendre Copenhague qu'à interdire l'entrée de la Baltique à l'ennemi. Mais il était bien certain que Parker et Nelson ne s'engageraient pas dans la Baltique, sans faire tomber auparavant les défenses de Copenhague, et sans détruire les forces maritimes que les neutres y pouvaient réunir.

Les moyens de défense des Danois consistaient en batteries fixes, situées à droite et à gauche du port, et en une ligne de batteries flottantes, ou vaisseaux rasés, amarrés dans le milieu de la Passe-Royale, tout le long de Copenhague, de manière à éloigner de la place le feu de l'ennemi. En commençant par le nord de la position, se trouvait un ouvrage, dit des Trois-Couronnes, construit en maçonnerie, presque complètement fermé à la gorge, commandant l'entrée même du port, et liant ses feux avec la citadelle de Copenhague. Il était armé de 70 pièces de canon, du plus gros calibre. Quatre vaisseaux de ligue, dont deux à l'ancre, deux sous voile, plus une frégate sous voile aussi, barraient le chenal qui conduit au port. De ce fort, dit des Trois-Couronnes, en descendant au sud, vingt carcasses de gros bâtiments, chargées de canons et fortement amarrées, remplissaient le milieu de la Passe-Royale, et venaient se lier à des batteries en terre, placées sur l'île d'Amack. Ainsi la ligne de défense des Danois s'appuyait à gauche au fort des Trois-Couronnes, à droite à l'île d'Amack, occupant dans sa longueur, et interceptant absolument, le milieu de la Passe-Royale. L'ouvrage des Trois-Couronnes ne pouvait être forcé, défendu qu'il était par 70 bouches à feu, et cinq bâtiments, dont trois sous voile. La ligne d'embossage, au contraire, composée de carcasses immobiles, était trop longue, pas assez serrée, privée de la ressource des manœuvres, et, dans le dessein qu'on avait eu d'obstruer le milieu de la passe, placée trop en avant du point d'appui de la droite, c'est-à-dire des batteries fixes de l'île d'Amack. Cette île n'est que la continuation de la côte sur laquelle Copenhague est assise. La ligne d'embossage pouvait donc être attaquée par la droite. Si elle eût été composée d'une division sous voile, capable de se mouvoir, ou bien si elle eût été plus serrée, plus fortement appuyée au rivage, les Anglais ne seraient pas sortis sains et saufs de cette attaque. Mais les Danois tenant beaucoup à leur escadre de guerre, qu'ils n'étaient pas assez riches pour remplacer si elle venait à être détruite, n'ayant pas d'ailleurs reçu encore tous leurs matelots de la Norwége, pour l'équiper, l'avaient renfermée dans l'intérieur du port, et avaient cru qu'il suffisait de vaisseaux hors de service, pour remplir la fonction de batteries flottantes contre les Anglais.

Leurs plus braves matelots, commandés par des officiers intrépides, servaient l'artillerie de ces vieux bâtiments amarrés.

Les Anglais, arrivés à Copenhague bien avant la jonction devant cette ville de toutes les marines neutres, pouvaient passer à l'est du Middel-Grund, négliger les Danois embossés dans la Passe-Royale, et descendre par la passe dite des Hollandais dans la Baltique. Ils auraient fait ce trajet, toujours hors de portée des feux de Copenhague. Mais ils laissaient sur leurs derrières une force imposante, capable de leur fermer la retraite, en cas qu'un événement malheureux les ramenât affaiblis, ou dépourvus de ressources, au passage du Sund. Il valait bien mieux profiter de l'isolement des Danois, frapper sur eux un coup décisif, les détacher de la confédération, et, après s'être emparé par ce moyen des clefs de la Baltique, se porter en toute hâte sur les Suédois et sur les Russes. Ce plan était à la fois hardi et sage; il réunit les avis, rarement conformes, de Parker et de Nelson.

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