Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20)
Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20)
Author: Adolphe Thiers
Release date: March 25, 2014 [eBook #45211]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE
TOME XIV
L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie), le 12 août 1856.
PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.
HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE
FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR M. A. THIERS
TOME QUATORZIÈME
PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1856
LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.
MOSCOU.
Napoléon se prépare à marcher sur Wilna. — Ses dispositions à Kowno pour s'assurer la possession de cette ville et y faire aboutir sa ligne de navigation. — Mouvement des divers corps de l'armée française. — En approchant de Wilna, on rencontre M. de Balachoff, envoyé par l'empereur Alexandre pour faire une dernière tentative de rapprochement. — Motifs qui ont provoqué cette démarche. — L'empereur Alexandre et son état-major. — Opinions régnantes en Russie sur la manière de conduire cette guerre. — Système de retraite à l'intérieur proposé par le général Pfuhl. — Sentiment des généraux Barclay de Tolly et Bagration à l'égard de ce système. — En apprenant l'arrivée des Français, Alexandre se décide à se retirer sur la Dwina au camp de Drissa, et à diriger le prince Bagration avec la seconde armée russe sur le Dniéper. — Entrée des Français dans Wilna. — Orages d'été pendant la marche de l'armée sur Wilna. — Premières souffrances. — Beaucoup d'hommes prennent dès le commencement de la campagne l'habitude du maraudage. — La difficulté des marches et des approvisionnements décide Napoléon à faire un séjour à Wilna. — Inconvénients de ce séjour. — Tandis que Napoléon s'arrête pour rallier les hommes débandés et donner à ses convois le temps d'arriver, il envoie le maréchal Davout sur sa droite, afin de poursuivre le prince Bagration, séparé de la principale armée russe. — Organisation du gouvernement lithuanien. — Création de magasins, construction de fours, établissement d'une police sur les routes. — Entrevue de Napoléon avec M. de Balachoff. — Langage fâcheux tenu à ce personnage. — Opérations du maréchal Davout sur la droite de Napoléon. — Danger auquel sont exposées plusieurs colonnes russes séparées du corps principal de leur armée. — La colonne du général Doctoroff parvient à se sauver, les autres sont rejetées sur le prince Bagration. — Marche hardie du maréchal Davout sur Minsk. — S'apercevant qu'il est en présence de l'armée de Bagration, deux ou trois fois plus forte que les troupes qu'il commande, ce maréchal demande des renforts. — Napoléon, qui médite le projet de se jeter sur Barclay de Tolly avec la plus grande partie de ses forces, refuse au maréchal Davout les secours nécessaires, et croit y suppléer en pressant la réunion du roi Jérôme avec ce maréchal. — Marche du roi Jérôme de Grodno sur Neswij. — Ses lenteurs involontaires. — Napoléon, mécontent, le place sous les ordres du maréchal Davout. — Ce prince, blessé, quitte l'armée. — Perte de plusieurs jours pendant lesquels Bagration réussit à se sauver. — Le maréchal Davout court à sa poursuite. — Beau combat de Mohilew. — Bagration, quoique battu, parvient à se retirer au delà du Dniéper. — Occupations de Napoléon pendant les mouvements du maréchal Davout. — Après avoir organisé ses moyens de subsistance, et laissé à Wilna une grande partie de ses convois d'artillerie et de vivres, il se dispose à marcher contre la principale armée russe de Barclay de Tolly. — Insurrection de la Pologne. — Accueil fait aux députés polonais. — Langage réservé de Napoléon à leur égard, et motifs de cette réserve. — Départ de Napoléon pour Gloubokoé. — Beau plan consistant, après avoir jeté Davout et Jérôme sur Bagration, à se porter sur Barclay de Tolly par un mouvement de gauche à droite, afin de déborder les Russes et de les tourner. — Marche de tous les corps de l'armée française défilant devant le camp de Drissa pour se porter sur Polotsk et Witebsk. — Les Russes au camp de Drissa. — Révolte de leur état-major contre le plan de campagne attribué au général Pfuhl, et contrainte exercée à l'égard de l'empereur Alexandre pour l'obliger à quitter l'armée. — Celui-ci se décide à se rendre à Moscou. — Barclay de Tolly évacue le camp de Drissa, et se porte à Witebsk en marchant derrière la Dwina, dans l'intention de se rejoindre à Bagration. — Napoléon s'efforce de le prévenir à Witebsk. — Brillante suite de combats en avant d'Ostrowno, et au delà. — Bravoure audacieuse de l'armée française, et opiniâtreté de l'armée russe. — Un moment on espère une bataille, mais les Russes se dérobent pour prendre position entre Witebsk et Smolensk, et rallier le prince Bagration. — Accablement produit par des chaleurs excessives, fatigue des troupes, nouvelle perte d'hommes et de chevaux. — Napoléon, prévenu à Smolensk, et désespérant d'empêcher la réunion de Bagration avec Barclay de Tolly, se décide à une nouvelle halte d'une quinzaine de jours, pour rallier les hommes restés en arrière, amener ses convois d'artillerie, et laisser passer les grandes chaleurs. — Son établissement à Witebsk. — Ses cantonnements autour de cette ville. — Ses soins pour son armée, déjà réduite de 400 mille hommes à 256 mille, depuis le passage du Niémen. — Opérations à l'aile gauche. — Les maréchaux Macdonald et Oudinot, chargés d'agir sur la Dwina, doivent, l'un bloquer Riga, l'autre prendre Polotsk. — Avantages remportés les 29 juillet et 1er août par le maréchal Oudinot sur le comte de Wittgenstein. — Napoléon, pour procurer quelque repos aux Bavarois ruinés par la dyssenterie, et pour renforcer le maréchal Oudinot, les envoie à Polotsk. — Opérations à l'aile droite. — Napoléon, après avoir été rejoint par le maréchal Davout et par une partie des troupes du roi Jérôme, charge le général Reynier avec les Saxons, et le prince de Schwarzenberg avec les Autrichiens, de garder le cours inférieur du Dniéper, et de tenir tête au général russe Tormazoff, qui occupe la Volhynie avec 40 mille hommes. — Après avoir ordonné ces dispositions et accordé un peu de repos à ses soldats, Napoléon recommence les opérations offensives contre la grande armée russe, composée désormais des troupes réunies de Barclay de Tolly et de Bagration. — Belle marche de gauche à droite, devant l'armée ennemie, pour passer le Dniéper au-dessous de Smolensk, surprendre cette ville, tourner les Russes, et les acculer sur la Dwina. — Pendant que Napoléon opérait contre les Russes, ceux-ci songeaient à prendre l'initiative. — Déconcertés par les mouvements de Napoléon, et apercevant le danger de Smolensk, ils se rabattent sur cette ville pour la secourir. — Marche des Français sur Smolensk. — Brillant combat de Krasnoé. — Arrivée des Français devant Smolensk. — Immense réunion d'hommes autour de cette malheureuse ville. — Attaque et prise de Smolensk par Ney et Davout. — Retraite des Russes sur Dorogobouge. — Rencontre du maréchal Ney avec une partie de l'arrière-garde russe. — Combat sanglant de Valoutina. — Mort du général Gudin. — Chagrin de Napoléon en voyant échouer l'une après l'autre les plus belles combinaisons qu'il eût jamais imaginées. — Difficultés des lieux, et peu de faveur de la fortune dans cette campagne. — Grande question de savoir s'il faut s'arrêter à Smolensk pour hiverner en Lithuanie, ou marcher en avant pour prévenir les dangers politiques qui pourraient naître d'une guerre prolongée. — Raisons pour et contre. — Tandis qu'il délibère, Napoléon apprend que le général Saint-Cyr, remplaçant le maréchal Oudinot blessé, a gagné le 18 août une bataille sur l'armée de Wittgenstein à Polotsk; que les généraux Schwarzenberg et Reynier, après diverses alternatives, ont gagné à Gorodeczna le 12 août une autre bataille sur l'armée de Volhynie; que le maréchal Davout et Murat, mis à la poursuite de la grande armée russe, ont trouvé cette armée en position au delà de Dorogobouge, avec apparence de vouloir combattre. — À cette dernière nouvelle, Napoléon part de Smolensk avec le reste de l'armée, afin de tout terminer dans une grande bataille. — Son arrivée à Dorogobouge. — Retraite de l'armée russe, dont les chefs divisés flottent entre l'idée de combattre, et l'idée de se retirer en détruisant tout sur leur chemin. — Leur marche sur Wiasma. — Napoléon jugeant qu'ils vont enfin livrer bataille, et espérant décider du sort de la guerre en une journée, se met à les poursuivre, et résout ainsi la grave question qui tenait son esprit en suspens. — Ordres sur ses ailes et ses derrières pendant la marche qu'il projette. — Le 9e corps, sous le maréchal Victor, amené de Berlin à Wilna pour couvrir les derrières de l'armée; le 11e, sous le maréchal Augereau, chargé de remplacer le 9e à Berlin. — Marche de la grande armée sur Wiasma. — Aspect de la Russie. — Nombreux incendies allumés par la main des Russes sur toute la route de Smolensk à Moscou. — Exaltation de l'esprit public en Russie, et irritation soit dans l'armée, soit dans le peuple, contre le plan qui consiste à se retirer en détruisant tout sur les pas des Français. — Impopularité de Barclay de Tolly, accusé d'être l'auteur ou l'exécuteur de ce système, et envoi du vieux général Kutusof pour le remplacer. — Caractère de Kutusof et son arrivée à l'armée. — Quoique penchant pour le système défensif, il se décide à livrer bataille en avant de Moscou. — Choix du champ de bataille de Borodino au bord de la Moskowa. — Marche de l'armée française de Wiasma sur Ghjat. — Quelques jours de mauvais temps font hésiter Napoléon entre le projet de rétrograder, et le projet de poursuivre l'armée russe. — Le retour du beau temps le décide, malgré l'avis des principaux chefs de l'armée, à continuer sa marche offensive. — Arrivée le 5 septembre dans la vaste plaine de Borodino. — Prise de la redoute de Schwardino le 5 septembre au soir. — Repos le 6 septembre. — Préparatifs de la grande bataille. — Proposition du maréchal Davout de tourner l'armée russe par sa gauche. — Motifs qui décident le rejet de cette proposition. — Plan d'attaque directe consistant à enlever de vive force les redoutes sur lesquelles les Russes sont appuyés. — Esprit militaire des Français, esprit religieux des Russes. — Mémorable bataille de la Moskowa, livrée le 7 septembre 1812. — Environ 60 mille hommes hors de combat du côté des Russes, et 30 mille du côté des Français. — Spectacle horrible. — Pourquoi la bataille, quoique meurtrière pour les Russes et complétement perdue pour eux, n'est cependant pas décisive. — Les Russes se retirent sur Moscou. — Les Français les poursuivent. — Conseil de guerre tenu par les généraux russes pour savoir s'il faut livrer une nouvelle bataille, ou abandonner Moscou aux Français. — Kutusof se décide à évacuer Moscou en traversant la ville, et en se retirant sur la route de Riazan. — Désespoir du gouverneur Rostopchin, et ses préparatifs secrets d'incendie. — Arrivée des Français devant Moscou. — Superbe aspect de cette capitale, et enthousiasme de nos soldats en l'apercevant des hauteurs de Worobiewo. — Entrée dans Moscou le 14 septembre. — Silence et solitude. — Quelques apparences de feu dans la nuit du 15 au 16. — Affreux incendie de cette capitale. — Napoléon obligé de sortir du Kremlin pour se retirer au château de Petrowskoié. — Douleur que lui cause le désastre de Moscou. — Il y voit une résolution désespérée qui exclut toute idée de paix. — Après cinq jours l'incendie est apaisé. — Aspect de Moscou après l'incendie. — Les quatre cinquièmes de la ville détruits. — Immense quantité de vivres trouvée dans les caves, et formation de magasins pour l'armée. — Pensées qui agitent Napoléon à Moscou. — Il sent le danger de s'y arrêter, et voudrait, par une marche oblique au nord, se réunir aux maréchaux Victor, Saint-Cyr et Macdonald, en avant de la Dwina, de manière à résoudre le double problème de se rapprocher de la Pologne, et de menacer Saint-Pétersbourg. — Mauvais accueil que cette conception profonde reçoit de la part de ses lieutenants, et objections fondées sur l'état de l'armée, réduite à cent mille hommes. — Pendant que Napoléon hésite, il s'aperçoit que l'armée russe s'est dérobée, et est venue prendre position sur son flanc droit, vers la route de Kalouga. — Murat envoyé à sa poursuite. — Les Russes établis à Taroutino. — Napoléon, embarrassé de sa position, envoie le général Lauriston à Kutusof pour essayer de négocier. — Finesse de Kutusof feignant d'agréer ces ouvertures, et acceptation d'un armistice tacite.
Juin 1812. Séjour de Napoléon à Kowno. Le Niémen venait d'être franchi le 24 juin sans aucune opposition de la part des Russes, et tout annonçait que les motifs qui les avaient empêchés de résister aux environs de Kowno, les en empêcheraient également sur les autres points de leur frontière. Ne doutant pas qu'à sa gauche le maréchal Macdonald, chargé de passer le Niémen près de Tilsit, qu'à sa droite le prince Eugène, chargé de le passer aux environs de Prenn, ne trouvassent les mêmes facilités, Napoléon ne songeait qu'à se porter sur Wilna, pour s'emparer de la capitale de la Lithuanie, et pour se placer entre les deux armées ennemies de manière à ne plus leur permettre de se rejoindre. Toutefois, avant de quitter Kowno, il voulut, tandis que ses corps marcheraient sur Wilna, vaquer à divers soins que sa rare prévoyance ne négligeait jamais. Assurer sa ligne de communication, lorsqu'il se portait en avant, avait toujours été sa première occupation, et c'était plus que jamais le cas d'y penser, lorsqu'il allait s'aventurer à de si grandes distances, à travers des pays si difficiles, et au milieu d'une cavalerie ennemie la plus incommode qu'il y eût au monde.
Soins dont il s'occupe. D'abord il fit lever les ponts jetés au-dessus de Kowno, replacer les bateaux sur leurs haquets, et acheminer l'équipage entier à la suite du maréchal Davout. Il chargea l'infatigable général Éblé de construire à Kowno même un pont sur pilotis, pour rendre certain, dans tous les temps, le passage du Niémen. Ponts fixes jetés sur le Niémen et la Wilia. Il lui ordonna d'en établir un pareil sur la Wilia, afin d'assurer les communications de l'armée dans tous les sens. Les ressources du pays en bois étaient considérables, et quant aux autres parties du matériel nécessaires à l'établissement des ponts, telles que ferrures, cordages et outils, on doit se souvenir qu'il en avait largement approvisionné le corps du génie. Napoléon s'occupa ensuite d'entourer la ville de Kowno d'ouvrages de défense, afin que les partis ennemis ne pussent y pénétrer, et que le vaste dépôt de matières qu'on allait y laisser s'y trouvât en parfaite sûreté. Hôpitaux, manutentions de vivres, magasins, ligne de navigation jusqu'à Wilna. Après ces objets, les hôpitaux pour recevoir les blessés et les malades, les manutentions pour fabriquer le pain, les magasins pour déposer les approvisionnements de tout genre, et par-dessus tout les bateaux propres à remonter la Wilia jusqu'à Wilna, absorbèrent son attention sans relâche, et il donna les ordres convenables pour que, moyennant un seul transbordement, les convois venus de Dantzig par la Vistule, le Frische-Haff, la Prégel, la Deime, le canal de Frédéric, le Niémen, pussent remonter de Kowno jusqu'à Wilna. Difficultés de la navigation sur la Wilia. Malheureusement la Wilia, moins profonde que le Niémen, et de plus très-sinueuse, offrait un moyen de transport presque aussi difficile que celui de terre. On n'estimait pas à moins de vingt jours le temps indispensable pour remonter par la Wilia de Kowno à Wilna, et c'était à peu près le temps exigé pour venir de Dantzig à Kowno. Toutefois Napoléon ordonna de faire l'essai de cette navigation, sauf à organiser d'autres moyens de transport si celui-là ne réussissait point.
Distribution de l'armée russe autour de Wilna. Tout en s'occupant de ces soins avec son activité accoutumée, Napoléon avait mis ses troupes en marche. Les rapports recueillis sur la situation de l'ennemi, obscurs pour tout autre que Napoléon, représentaient l'armée de Barclay de Tolly comme formant une espèce de demi-cercle autour de Wilna, et se liant par un cordon de Cosaques avec celle du prince Bagration, qui était beaucoup plus haut sur notre droite, dans les environs de Grodno. Voici comment, d'après ces rapports, était distribuée autour de nous l'armée du général Barclay de Tolly, particulièrement opposée à la masse principale de nos forces. (Voir la carte no 54.) On disait qu'entre Tilsit et Kowno, vers Rossiena, c'est-à-dire à notre gauche, se trouvait le corps de Wittgenstein, qu'on supposait de vingt et quelques mille hommes (il était de 24 mille); qu'à Wilkomir s'en trouvait un autre, celui de Bagowouth, d'une force moindre (il était de 19 mille hommes en y comprenant le corps de cavalerie d'Ouvaroff); qu'à Wilna même était campée la garde impériale avec les réserves (elle était de 24 mille hommes en y joignant la grosse cavalerie du général Korff); qu'en face de nous sur la route de Wilna, mais un peu sur notre droite, étaient répandues d'autres troupes dont le nombre était inconnu, mais ne devait pas être inférieur aux détachements déjà énumérés. C'étaient le corps de Touczkoff, campé à Nowoi-Troki avec environ 19 mille hommes, celui de Schouvaloff, campé à Olkeniki avec 14 mille, et enfin à l'extrême droite, celui de Doctoroff, établi à Lida avec 20 mille hommes, et lié par les 8 mille Cosaques de Platow à l'armée du prince Bagration. Cette répartition des 130 mille hommes de Barclay de Tolly n'était qu'imparfaitement connue; mais sa distribution en demi-cercle autour de Wilna, en masse plus forte sur notre gauche et notre front, en masse un peu moindre sur notre droite, se liant par des Cosaques à Bagration, était assez clairement entrevue pour que Napoléon pût ordonner la marche de son armée sur Wilna avec une connaissance suffisante des choses.
Marche des corps français sur Wilna, calculée d'après la distribution présumée des troupes russes. Le maréchal Macdonald, à notre extrême gauche, venait de franchir sans difficulté le Niémen à Tilsit. Il avait 11 mille Polonais, 17 mille Prussiens, et il reçut l'ordre de s'avancer sur Rossiena, sans précipitation, de manière à couvrir la navigation du Niémen, et à envahir successivement la Courlande, à mesure que les Russes se replieraient sur la Dwina. Napoléon dirigea le corps du maréchal Oudinot, fort d'environ 36 mille hommes, sur Janowo, et lui enjoignit d'y passer la Wilia pour se porter sur Wilkomir. Il était probable que ce corps rencontrerait celui de Wittgenstein, qui en se retirant de Rossiena devait traverser Wilkomir. Napoléon le renforça d'une division de cuirassiers, détachée du prince Eugène, et appartenant au 3e corps de cavalerie de réserve. Il voulut porter aussi au delà de la Wilia le corps de Ney, qui était également de 36 mille hommes, mais en lui faisant passer cette rivière plus près de Wilna. Oudinot et Ney, marchant parallèlement et très-près l'un de l'autre, étaient assez forts pour tenir tête à quelque ennemi que ce fût, et pour donner le temps de venir à leur secours, si, contre toute vraisemblance, ils rencontraient le gros de l'armée russe. Ils n'avaient donc rien à craindre de Wittgenstein et de Bagowouth, séparés ou réunis, et devaient même les accabler en combinant bien leurs efforts.
Ces précautions, presque surabondantes, prises sur sa gauche, Napoléon résolut de marcher droit devant lui sur Wilna, avec les 20 mille cavaliers de Murat, les 70 mille fantassins de Davout, et les 36 mille soldats éprouvés de la garde. Ayant ainsi directement sous sa main 120 mille combattants au moins, il était certain de vaincre toutes les résistances, et en coupant la ligne russe vers Wilna, de séparer entièrement Barclay de Tolly de Bagration.
Quant aux troupes ennemies répandues sur sa droite, et qui, sans qu'on le sût avec précision, se trouvaient entre Nowoi-Troki et Lida, et formaient la gauche de Barclay, on ne pouvait pas les supposer de plus de 40 mille hommes; or le prince Eugène, qui faisait ses apprêts pour franchir le Niémen à Prenn avec 80 mille, devait avoir raison d'elles, si, contre le plan évident des Russes, elles prenaient l'offensive.
Ces dispositions, ordonnées dès le lendemain du passage du Niémen, s'exécutaient pendant que Napoléon, établi à Kowno, se consacrait aux soins divers que nous venons de retracer. De sa personne il ne devait accourir que lorsque ses avant-postes lui signaleraient la présence de l'ennemi. Marche de Murat et de Davout sur Wilna. D'ailleurs, avec le vaillant Murat à son avant-garde, avec le solide Davout à son corps de bataille, il n'avait guère à craindre une mésaventure. Le 25, Murat et Davout s'avancèrent, l'un à la tête de sa cavalerie, l'autre à la tête de son infanterie, jusqu'à Zismory, après avoir traversé un pays difficile, et où l'armée russe aurait pu facilement les arrêter. Ils avaient cheminé en effet sur le flanc des coteaux boisés qui séparent le lit de la Wilia de celui du Niémen, serrés entre ces coteaux et les bords escarpés du Niémen, et n'ayant pas en cas d'attaque beaucoup d'espace pour se déployer. Le 25 au soir ils couchèrent à Zismory, dans un pays plus facile, l'angle que forment la Wilia et le Niémen étant infiniment plus ouvert. Le lendemain 26, ils allèrent coucher sur la route de Jewe, et ne rencontrèrent sur leur chemin que des Cosaques qui fuyaient à leur approche, en mettant le feu aux granges et aux châteaux lorsqu'ils en avaient le temps. Le ciel était demeuré pur et serein, mais les villages étaient déjà fort éloignés les uns des autres, et les ressources devenaient rares. Les soldats du maréchal Davout, portant leur pain sur le dos, et ayant un troupeau à leur suite, ne manquaient de rien, mais ils étaient un peu fatigués de la longueur des marches, et laissaient parmi les jeunes soldats, surtout parmi les Illyriens et les Hollandais, quelques traînards sur la route. Les chevaux en particulier souffraient beaucoup, et tous les soirs, faute d'avoine, on était obligé de les répandre dans les champs pour y brouter le seigle vert, qui leur plaisait sans les nourrir. L'artillerie de réserve, composée des pièces de douze, et les équipages chargés de munitions et de vivres, étaient en arrière. La cavalerie de Murat, que malheureusement il ménageait peu, la mettant en mouvement dès le matin, et la faisant courir à bride abattue dans tous les sens, était déjà très-fatiguée. Le soigneux et sévère Davout désapprouvait cette imprévoyance, et, quoique peu communicatif, laissait voir ce qu'il pensait. Il n'y avait pas là de quoi rapprocher les deux chefs de notre avant-garde, déjà si dissemblables d'esprit et de caractère.
Le 27 on atteignit Jewe, qui n'est plus qu'à une forte journée de Wilna, et Murat, afin de pouvoir entrer le lendemain de très-bonne heure dans cette ville, se porta sur Riconti, à trois ou quatre lieues en avant de Jewe.
L'approche des Français connue à Wilna le 24 au soir. On ne devait trouver à Wilna ni la cour du czar ni son armée. Le passage du Niémen commencé le 24 au matin avait été connu le 24 au soir à Wilna, pendant que l'empereur Alexandre assistait à un bal donné par le général Benningsen.
Effet produit par cette nouvelle. Cette nouvelle, apportée par un domestique du comte Romanzoff, jeta un grand trouble dans les esprits, et ne fit qu'ajouter à l'extrême confusion qui régnait dans l'état-major russe. Voulant s'entourer de nombreux avis, Alexandre avait emmené avec lui une foule de personnages, tous différents de caractère, de rang et de nation. MM. Araktchejef, Balachoff, Kotchoubey, Wolkonski, Michaux, d'Armfeld, Paulucci, de Stein, Wolzogen, Pfuhl. Indépendamment du général Barclay de Tolly, qui ne donnait pas ses ordres comme général en chef de l'armée, mais comme ministre de la guerre, Alexandre avait auprès de lui le général Benningsen, le grand-duc Constantin, un ancien ministre de la guerre Araktchejef, les ministres de la police et de l'intérieur MM. de Balachoff et Kotchoubey, le prince Wolkonski. Ce dernier remplissait auprès de la personne de l'empereur les fonctions de chef d'état-major. À ces Russes, la plupart animés de passions fort vives, s'étaient joints une quantité d'étrangers de toutes nations, fuyant auprès d'Alexandre les persécutions de Napoléon, ou seulement son influence et sa gloire, qu'ils détestaient. Parmi eux se trouvaient un officier du génie, nommé Michaux, Piémontais d'origine, ayant peu de coup d'œil militaire, mais savant dans son état, et très-considéré par Alexandre; un Suédois, comte d'Armfeld, qui avait été contraint par les événements politiques de la Suède à se réfugier en Russie, homme d'esprit mais peu estimé; un Italien, Paulucci, de beaucoup d'imagination et de pétulance; plusieurs Allemands, particulièrement le baron de Stein, que Napoléon avait exclu du ministère en Prusse, qui était en Allemagne l'idole de tous les ennemis de la France, et qui joignait à un singulier mélange d'esprit libéral et aristocratique un patriotisme ardent; un officier d'état-major instruit, intelligent, actif, aimant à se produire, le colonel Wolzogen; enfin un Prussien, plus docteur que militaire, le général Pfuhl, exerçant sur l'esprit d'Alexandre une assez grande influence, détesté par ce motif de tous les habitués de la cour, se croyant profond et n'étant que systématique, ayant auprès de quelques adeptes la réputation d'un génie supérieur, mais auprès du plus grand nombre celle d'un esprit bizarre, absolu, insociable, incapable de rendre le moindre service, et fait tout au plus pour dominer quelque temps par sa singularité même la mobile et rêveuse imagination d'Alexandre.
C'est au milieu de ces donneurs de conseils que l'empereur Alexandre, ayant plus d'esprit qu'aucun d'eux, mais moins qu'aucun d'eux la faculté de s'arrêter à une idée et d'y tenir, vivait depuis plusieurs mois, lorsque le canon de Napoléon vint l'arracher à ses incertitudes, et l'obliger à se faire un plan de campagne.
Deux opinions partagent les esprits autour de l'empereur Alexandre. Entre ces divers personnages, deux idées n'avaient cessé d'être débattues vivement. Les hommes d'un caractère ardent, qui suivant l'usage n'étaient pas les plus éclairés, voulaient qu'on n'attendît pas Napoléon, qu'on le prévînt au contraire, qu'on se jetât sur la Vieille-Prusse et sur la Pologne, qu'on ravageât ces pays, alliés ou complices de la France, qu'on tâchât même de soulever l'Allemagne en lui tendant une main précoce, sauf, s'il le fallait, à se retirer ensuite, après avoir agrandi de deux cents lieues le désert dans lequel on espérait que Napoléon viendrait s'abîmer. Les uns veulent prendre l'offensive, les autres se retirer dans l'intérieur de l'empire. Les hommes calmes et sensés jugeaient ce projet dangereux, et soutenaient avec raison qu'aller au-devant de Napoléon, c'était lui abréger le chemin, lui épargner par conséquent la plus grave des difficultés de cette guerre, celle des distances, lui offrir presque sur son territoire, à portée de ses ressources, ce qu'il devait désirer le plus, une bataille d'Austerlitz ou de Friedland, bataille qu'il gagnerait sans aucun doute, et qui, une fois gagnée, déciderait la question, ou établirait au moins son ascendant pour tout le reste de la guerre. Ils disaient encore qu'au lieu de diminuer la difficulté des distances, il fallait l'agrandir en se retirant devant Napoléon, en lui cédant du terrain autant qu'il en voudrait envahir, puis quand on l'aurait attiré bien loin, et qu'on le tiendrait dans les profondeurs de la Russie, épuisé de fatigue et de faim, se précipiter sur lui, l'accabler, et le ramener à moitié détruit à la frontière russe. Ce plan présentait l'inconvénient de livrer au ravage, non pas la Pologne ou la Vieille-Prusse, mais la Russie elle-même. Néanmoins la presque certitude du succès était une raison d'un tel poids, qu'aucune considération d'intérêt matériel ne méritait d'être mise en balance avec elle.
L'opinion d'Alexandre favorable au système de retraite à l'intérieur. Cette controverse, commencée à Saint-Pétersbourg, n'avait pas encore cessé à Wilna, lorsque la nouvelle du passage du Niémen vint mettre fin au bal du général Benningsen. Alexandre avait l'esprit trop clairvoyant pour hésiter un instant sur une question pareille. Ménager à Napoléon, sous le climat de la Russie, la campagne que Masséna venait de faire en Portugal sous le climat de la Péninsule, était une tactique trop indiquée pour qu'il songeât à en suivre une autre. De plus il avait eu pour l'adopter une raison décisive, c'était la raison politique. Constamment appliqué à mettre l'opinion de la Russie, de l'Europe, et même de la France de son côté, afin d'aggraver la situation morale de Napoléon vis-à-vis des peuples, il s'était soigneusement gardé de paraître le provocateur, et par suite de ce système s'était promis d'attendre l'ennemi sans aller le chercher. C'est là ce qu'il avait toujours annoncé, et ce qu'il avait fait en se tenant derrière le Niémen, sa frontière naturelle, à ce point qu'il ne l'avait pas même défendue.
Système théorique du général Pfuhl, déduit des campagnes de lord Wellington en Portugal. Cette conduite était toute simple, et dictée par le bon sens. Mais on avait voulu à cette occasion construire tout un système, et c'était le général Pfuhl, auteur de ce système, qui en était le démonstrateur auprès d'Alexandre, qu'avec une certaine apparence de profondeur on était presque toujours assuré de séduire.
À chaque époque, lorsqu'un homme supérieur, s'inspirant non pas d'une théorie, mais des circonstances, exécute de grandes choses, les esprits imitateurs viennent à la suite, et mettent des systèmes à la place des grandes choses que le vrai génie a faites naturellement. Dans le dix-huitième siècle, tout le monde voulait faire l'exercice à la manière de Frédéric, et depuis la bataille de Leuthen construisait des systèmes sur l'ordre oblique, auquel on attribuait tous les succès du monarque prussien. À partir de l'année 1800, et des campagnes du général Bonaparte, qui avait su avec tant d'art manœuvrer sur les ailes et les communications de ses adversaires, on ne parlait que de tourner l'ennemi. À Austerlitz les conseillers d'Alexandre avaient voulu tourner Napoléon, et on sait ce qu'il leur en avait coûté. En 1810, un homme de sens et de caractère, lord Wellington, secondé par les circonstances et un bonheur rare, venait de faire une campagne brillante en Portugal, et on ne parlait plus en Europe que d'agir comme lui. Se retirer en détruisant toutes choses, se réfugier ensuite dans un camp inexpugnable, y attendre l'épuisement d'un ennemi témérairement engagé, enfin revenir sur cet ennemi, l'assaillir, l'accabler, était devenu pour certains esprits, depuis Torrès-Védras, toute la science de la guerre. Le système du général Pfuhl, fort agréé d'Alexandre, est mal accueilli, à cause de sa forme dogmatique, par les généraux russes. C'est de cette science que le général Pfuhl s'était constitué le maître suprême au milieu de l'état-major russe. Excepté le czar, qui se complaisait dans ces fausses profondeurs, le général Pfuhl avait fatigué, blessé tout le monde par son dogmatisme, ses prétentions, son orgueil. Mais Alexandre l'avait accueilli comme un génie méconnu, et lui avait donné à rédiger tout le plan de la guerre.
Le général Pfuhl, après avoir étudié la carte de Russie, y avait remarqué ce que chacun peut y apercevoir au premier aspect, la longue ligne transversale de la Dwina et du Dniéper, qui, en s'ajoutant l'une à l'autre, forment du nord-ouest au sud-est une vaste et belle ligne de défense intérieure. Il voulait donc que les armées russes s'y repliassent, y établissent une espèce de Torrès-Védras invincible, et qu'elles y tinssent la conduite des armées anglaise et espagnole en Portugal. Ayant, dans cette étude attentive de la carte de Russie, remarqué à Drissa sur la Dwina un emplacement qui lui semblait propre à l'établissement d'un camp retranché, il avait proposé d'en construire un dans cet endroit, et Alexandre, adoptant cette proposition, avait envoyé l'ingénieur Michaux sur les lieux pour tracer et faire exécuter les ouvrages. L'officier d'état-major Wolzogen, espèce d'interprète du génie mystérieux du général Pfuhl, allait et venait pour appliquer les idées de son maître sur le terrain. Enfin, à la création de ce camp de Drissa, le général Pfuhl avait ajouté une distribution des forces russes appropriée au système qu'il avait déduit des opérations de lord Wellington en Portugal. Il avait en conséquence demandé deux armées, une principale, une secondaire; l'une sur la Dwina recevant les Français de front, les attirant à sa suite, et devant se retirer au camp de Drissa; l'autre sur le Dniéper, reculant aussi devant les Français, mais destinée à les assaillir en flanc et par derrière, lorsqu'on reprendrait l'offensive pour les accabler. C'est en vertu de ce plan qu'avaient été formées les deux armées de Barclay de Tolly et de Bagration.
Exagérations théoriques du général Pfuhl, qui détruisent les principaux mérites de son plan. C'était assurément une pensée juste, à laquelle Alexandre dut plus tard de grands résultats, que de battre en retraite devant les Français, et de les attirer dans le fond de la Russie, et cette pensée, tout le monde l'avait en Europe. Mais pourquoi un camp retranché, et surtout pourquoi si près de la frontière? C'est ce que tout le monde pouvait se demander, au simple énoncé du plan du général Pfuhl, plan qui n'était, comme on le voit, que l'imitation systématisée de la guerre de Portugal. Si lord Wellington avait songé à un camp retranché, c'est parce qu'il fallait qu'il s'arrêtât assez promptement, sans quoi il eût été précipité dans l'Océan. Le camp retranché pour les Russes c'était l'espace, qui, pour eux, ne finissait qu'au bord de l'Océan glacial. Et puis, placer le point d'arrêt sur la Dwina, c'était vouloir arrêter les Français au début même de leur course, quand ils avaient encore tout leur élan et toutes leurs ressources, comme du reste l'événement le prouva, et s'exposer à être emporté d'assaut. Enfin, en admettant qu'on pût agir utilement contre les flancs de l'ennemi, c'était courir de grands dangers que de diviser dès l'origine la masse principale des forces russes, qui était à peine suffisante pour tenir la campagne, et il eût été beaucoup mieux entendu de laisser aux troupes revenant d'Asie le rôle de cette armée de flanc destinée à harceler les Français, peut-être même à leur fermer la retraite.
Voilà ce que démontrait le simple bon sens, même avant la leçon des événements. Au surplus Alexandre s'était gardé de mettre ce plan en discussion; il l'avait soigneusement réservé pour lui et pour quelques adeptes allemands, et s'était borné à en faire exécuter les préparatifs les plus importants. En attendant il s'était avancé, comme on l'a déjà vu, en deux masses, l'une appuyée sur la Dwina, l'autre sur le Dniéper, ayant pour point de direction, la première Wilna, la seconde Minsk.
Jusque-là, il n'y avait rien à redire, car il était naturel que les deux rassemblements principaux des Russes se formassent derrière ces deux fleuves. Mais les hommes sensés dans l'état-major du czar pensaient qu'on allait bientôt réunir l'une et l'autre armée russe, se présenter ensuite en une seule masse aux Français, sauf à ne pas leur livrer bataille, à se retirer à leur approche, et à attendre, avant de se précipiter sur eux, qu'ils fussent à la fois fatigués, privés de vivres, et engagés assez profondément en Russie pour n'en pouvoir plus revenir. C'était l'avis notamment du général Barclay de Tolly, officier froid, ferme, instruit, issu d'une famille écossaise établie en Courlande, et à cause de cette origine peu agréable aux Russes, qui prennent les étrangers en haine dès que leurs passions nationales commencent à fermenter. Sentiments différents de Barclay de Tolly et de Bagration à l'égard du plan du général Pfuhl. Mais, comme nous l'avons dit, cet avis n'était pas du goût de tout le monde. Les hommes ardents, détestant la France, sa révolution, sa gloire, qu'ils fussent Russes, Suédois, Allemands ou Italiens, ne voulaient pas qu'on fît aux Français l'honneur de reculer devant eux, et prétendaient qu'il fallait prendre l'offensive, se jeter sur la Prusse et la Pologne, pour ravager une plus grande étendue de pays, et soulever l'Allemagne, qui ne demandait qu'à être délivrée. Cette dernière opinion dominait surtout au quartier général du prince Bagration. Ce prince, Géorgien d'origine, brave, ayant du coup d'œil sur le terrain, mais dépourvu des talents d'un général en chef, chargé d'ailleurs, si on avait pris l'offensive, d'envahir la Pologne, aurait voulu aller en avant, et se ruer sur les Français avec une énergie furieuse. Jaloux de Barclay, méprisant les militaires savants, il favorisait autour de lui les déclamations contre les étrangers qui conseillaient Alexandre, et travaillaient, assurait-on, à lui inspirer une conduite timide.
Alexandre s'était ainsi avancé avec ses deux armées, ne se prononçant pas encore, considérant en secret le plan du général Pfuhl comme le salut de l'empire, mais hésitant à le dire, et se réservant de faire successivement exécuter ce plan, au fur et à mesure des événements. Aussi n'avait-il ni voulu ni osé nommer un général en chef, ce qui eût été proclamer un système, et avait-il chargé le général Barclay de Tolly de donner des ordres comme ministre de la guerre. La brusque apparition de Napoléon oblige de prendre un parti. La brusque apparition de Napoléon au delà du Niémen l'obligea de mettre un terme à ces hésitations, et d'arrêter un plan.
Le désir d'Alexandre eût été de convoquer sur-le-champ un conseil de guerre, d'y appeler ses conseillers de toutes les nations, d'y faire exposer le plan du général Pfuhl, non par le général Pfuhl lui-même, incapable de supporter une contradiction, mais par le colonel Wolzogen, son interprète ordinaire, esprit clair et maniable, puis enfin de demander à tous les assistants de se prononcer. N'osant pas exposer aux chances d'une discussion le plan du général Pfuhl, Alexandre confie au général Barclay de Tolly le soin de diriger la retraite sur la Dwina. Mais le colonel Wolzogen lui fit sentir qu'on aboutirait ainsi à un nouveau chaos, et qu'il valait mieux choisir tout simplement un général en chef, auquel on confierait l'exécution du plan jugé le meilleur. Pour un tel rôle le général Barclay de Tolly était le plus indiqué par son obéissance, sa fermeté, ses talents pratiques, et sa qualité de ministre de la guerre. D'ailleurs l'approche de l'ennemi avec une masse écrasante d'environ 200 mille hommes, quand on avait à peine 130 mille combattants à lui opposer, avait fort calmé les partisans de l'offensive, et la plupart des donneurs d'avis ne songeaient même qu'à se retirer pour ne pas tomber dans les mains de Napoléon, qui ne les aurait probablement pas ménagés. Il n'y avait donc pas à craindre qu'on blâmât beaucoup dans le moment un mouvement rétrograde devenu inévitable. En conséquence Alexandre, adoptant l'avis du colonel Wolzogen, qui du reste était le seul admissible au point où en étaient les choses, confia au général Barclay de Tolly, non pas en qualité de général en chef, mais en qualité de ministre de la guerre, le soin d'opérer la retraite de l'armée principale sur la Dwina, dans la direction du camp de Drissa. Ces dispositions arrêtées, il partit avec la foule de ses conseillers, en suivant la route qui par Swenziany et Vidzouy menait à Drissa.
Ce n'était pas chose aisée que d'opérer devant Napoléon, ordinairement prompt comme la foudre, la retraite des six corps russes répandus autour de Wilna, et composant l'armée principale.
Difficultés de la retraite sur la Dwina pour une partie de l'armée russe. Ainsi que nous l'avons dit, le premier de ces corps, sous le comte de Wittgenstein, était à Rossiena, où il formait l'extrême droite des Russes, opposée à l'extrême gauche des Français. Le second, sous le général Bagowouth, était à Janowo; le troisième, composé de la garde russe et des réserves, à Wilna; le quatrième, sous le général Touczkoff, entre Kowno et Wilna, à Nowoi-Troki[1]. Pour ces quatre corps la retraite était facile, car ils n'avaient qu'à se retirer directement sur la Dwina, sans être exposés à trouver les Français sur leur chemin. Il n'y avait pas plus de difficulté pour la grosse cavalerie, distribuée en deux corps de réserve sous les généraux Ouvaroff et Korff, et placée en arrière. Mais le cinquième corps sous le comte Schouvaloff, le sixième sous le général Doctoroff, établis, l'un à Olkeniki, l'autre à Lida, et formant l'extrême gauche du demi-cercle que les Russes décrivaient autour de Wilna, pouvaient, avant d'avoir regagné la route de Swenziany, être arrêtés par les Français, qui déjà étaient en marche sur Wilna. Quant à l'hetman Platow, complétant avec 8 mille Cosaques les 130 mille hommes de l'armée de la Dwina, il était près de Grodno, et on n'avait guère à s'inquiéter pour des coureurs aussi agiles que les siens.
Ordre de retraite aux divers corps de l'armée russe. Le général Barclay de Tolly se hâta de donner à tous ses corps l'ordre de se replier sur la Dwina, en prenant pour but le camp de Drissa, et prescrivit aux deux qui étaient les plus mal placés d'opérer tout de suite leur mouvement de retraite, en tournant autour de Wilna, et en se tenant pendant le trajet le plus loin qu'ils pourraient de cette ville, afin de ne pas rencontrer les Français. Quant à lui, assez dédaigneux pour les donneurs d'avis qui avaient montré tant d'empressement à partir, il affecta de rester à son arrière-garde, et de se retirer lentement avec elle, en disputant le terrain pied à pied. L'ordre envoyé au prince Bagration, au nom de l'empereur lui-même, fut de se reporter sur le Dniéper, en suivant autant que possible la direction de Minsk, afin de se réunir au besoin à l'armée principale, si cette réunion devenait nécessaire. L'hetman Platow, toujours chargé de lier entre eux Barclay de Tolly et Bagration, eut ordre de harceler les Français en courant sur leurs flancs et leurs derrières.
L'empereur Alexandre, en quittant Wilna, charge M. de Balachoff d'une dernière démarche auprès de Napoléon. Avant de quitter Wilna, l'empereur Alexandre, tout en regardant la guerre comme désormais inévitable, et quoique très-décidé à la soutenir énergiquement, voulut tenter une dernière démarche, qui ne pouvait arrêter les hostilités, mais qui devait certainement en rejeter la responsabilité sur Napoléon. Voyant d'après les nouvelles de Saint-Pétersbourg que le général Lauriston avait fondé la demande de ses passe-ports sur la demande que le prince Kourakin avait faite des siens, et sur la prétendue condition imposée aux Français d'évacuer la Prusse, il s'attacha surtout à répondre à ces deux griefs de manière à mettre tous les torts du côté de son adversaire. Nature de la mission confiée à M. de Balachoff. Il fit donc appeler M. de Balachoff, ministre de la police, venu avec lui à Wilna, homme d'esprit et de tact, et le chargea d'aller dire à Napoléon combien il s'étonnait d'une rupture si brusque qu'aucune déclaration de guerre n'avait précédée, combien il trouvait léger le motif tiré d'une demande de passe-ports faite par le prince Kourakin, lorsqu'on savait que ce prince n'était pas autorisé à la faire; combien enfin la prétendue condition d'évacuer la Prusse était elle-même un grief peu sérieux, puisqu'elle avait été proposée, non comme une satisfaction préalable devant précéder toute négociation, mais seulement comme conséquence promise et certaine de tout arrangement pacifique. Alexandre autorisa même M. de Balachoff à déclarer que cette évacuation était si peu une condition absolue, que si les Français voulaient s'arrêter au Niémen, il consentait à négocier tout de suite sur les bases indiquées dans les diverses communications précédentes. Ces ordres donnés, l'empereur Alexandre partit le 26 juin, en adressant à son peuple une proclamation chaleureuse, dans laquelle il prenait l'engagement solennel de ne jamais traiter tant que l'ennemi serait sur le sol de la Russie.
Arrivée de M. de Balachoff aux avant-postes français. Tandis qu'Alexandre s'éloignait, M. de Balachoff courut à la rencontre de l'armée française, et la trouva en route sur Wilna. Il eut d'abord quelque peine à se faire reconnaître comme aide de camp de l'empereur Alexandre, puis fut admis à ce titre, et conduit auprès de Murat, qui, chamarré d'or, la tête couverte de plumets, galopait au milieu de ses nombreux escadrons.
Sa rencontre avec Murat, et l'accueil qu'il reçoit de ce prince. Murat, suivant sa coutume, facile, aimable, mais indiscret, fit le plus gracieux accueil à M. de Balachoff, affecta de déplorer cette nouvelle guerre, de regretter vivement son beau royaume de Naples, de ne désirer aucunement celui de Pologne, de se montrer enfin l'instrument raisonnable d'un maître très-peu raisonnable, et accompagna ces sages propos d'une infinité de démonstrations gracieuses, dont il avait le talent naturel, malgré une éducation peu soignée. Il renvoya ensuite M. de Balachoff aux avant-postes de l'infanterie, qui venaient après ceux de la cavalerie. Accueil tout différent qu'il reçoit du maréchal Davout. M. de Balachoff y rencontra un tout autre accueil. Présenté au maréchal Davout, il fut reçu avec froideur, réserve et silence. Ayant exprimé le désir de pénétrer immédiatement jusqu'à l'empereur Napoléon, il ne put en obtenir l'autorisation. Le maréchal lui allégua ses ordres, et le retint pour ainsi dire prisonnier jusqu'à une réponse du quartier général. Sur la fin du jour, il l'engagea à partager son repas, et le fit asseoir devant une table qui consistait en une porte de maison qu'on avait arrachée de ses gonds et étendue sur des tonneaux, qui n'était chargée que de mets d'une extrême frugalité, s'excusa de cette hospitalité toute militaire, et ne lui adressa pas une parole qui eût trait aux affaires de la guerre ou de la politique. M. de Balachoff obligé d'attendre l'entrée de Napoléon à Wilna pour lui être présenté. Le lendemain matin, l'ordre étant venu de garder M. de Balachoff jusqu'à Wilna, où il devait être reçu par l'Empereur, le maréchal Davout lui laissa sa maison qui ne faisait que d'arriver, l'engagea à s'en servir librement, lui donna pour le garder un officier aussi taciturne que lui-même, et monta à cheval afin d'aller se mettre à la tête de ses troupes. M. de Balachoff dut donc attendre l'entrée des Français à Wilna pour entretenir Napoléon.
Ce même matin du 28 la cavalerie du général Bruyère arriva aux portes de Wilna, en descendant les coteaux qui bordent la Wilia. Elle y rencontra un gros détachement de cavalerie russe appuyé par de l'infanterie et par quelques pièces d'artillerie attelée. Le choc fut assez vif, mais l'avant-garde ennemie, après avoir résisté quelques instants, se replia dans Wilna, en brûlant les ponts de la Wilia, et en mettant le feu aux magasins de vivres et de fourrages que contenait la ville. Entrée des Français à Wilna. Le maréchal Davout, qui suivait à une lieue de distance la cavalerie de Murat, entra dans Wilna avec elle. Accueil que leur font les Lithuaniens. Les Lithuaniens, quoique asservis aux Russes depuis plus de quarante ans, et déjà un peu façonnés au joug, accueillirent les Français avec joie, et se hâtèrent de les aider à réparer le pont de la Wilia. Au moyen de quelques bateaux du pays, on rétablit le passage de la rivière, peu large en cet endroit, et on courut ensuite à la poursuite des Russes, qui se retirèrent rapidement mais sans désordre.
Ainsi la capitale de la Lithuanie venait d'être conquise presque sans coup férir, et après quatre jours seulement d'hostilités. Napoléon, parti la veille de Kowno, et arrivé vers midi, fit son entrée dans Wilna au milieu du concours empressé des habitants, qui peu à peu s'échauffaient, s'animaient au contact de nos soldats, surtout des soldats polonais, et au souvenir de leur antique liberté, que les plus âgés d'entre eux avaient seuls connue, et dont ils avaient souvent raconté les scènes à leurs enfants. Les seigneurs lithuaniens partisans des Russes s'étaient enfuis; ceux qui ne l'étaient pas avaient eu soin de nous attendre. Parmi ces derniers les uns vinrent spontanément, les autres se laissèrent mander. Mais tous se prêtèrent franchement à la création d'autorités nouvelles pour administrer le pays dans l'intérêt de l'armée française, intérêt qui dans le moment était celui de la Pologne elle-même. Toutefois une grande crainte retenait et glaçait leur zèle, c'est que cette tentative de reconstituer la Pologne ne fût pas sérieuse, et que sous peu de mois on ne revît les Russes courroucés rentrer dans Wilna avec des ordres de séquestre et d'exil.
Premières mesures de Napoléon à Wilna. Le premier service à nous rendre était de moudre du grain, de construire des fours, de cuire du pain pour nos soldats, qui arrivaient affamés, non de viande dont ils avaient eu en abondance, mais de pain dont ils avaient été privés presque partout. Le grain n'était pas rare; mais les Russes s'étaient surtout appliqués à détruire les farines, les moulins et les avoines, prévoyant qu'avec du blé on n'aurait pas immédiatement du pain, et que sans avoine nous ne conserverions pas longtemps la grande quantité de chevaux qui suivaient l'armée. Or la ville de Wilna, qui renfermait une population de vingt-cinq mille âmes environ, ne pouvait pas, sous le rapport de la confection du pain, offrir les mêmes ressources que Berlin ou Varsovie. Napoléon ordonna d'employer sur-le-champ à la construction des fours les maçons que le maréchal Davout amenait avec lui, et ceux dont la garde était pourvue. On s'empara en attendant des fours que contenait la ville, et qui suffisaient à peine à cuire trente mille rations par jour. Il en aurait fallu cent mille tout de suite, et dans quelques jours deux cent mille.
Mouvements des divers corps d'armée. Pendant que Napoléon vaquait à ces premiers soins, les divers corps de l'armée exécutaient les mouvements qui leur étaient prescrits, sans autres accidents que ceux qu'on avait à craindre de la fatigue et du mauvais temps. Le maréchal Ney passe la Wilia à Riconti, le maréchal Oudinot à Janowo. Le maréchal Ney, comme on l'a vu, avait dû passer la Wilia plus près de Wilna que le maréchal Oudinot, c'est-à-dire aux environs de Riconti, et il avait marché dans la direction de Maliatouy, apercevant de loin le corps de Bagowouth qui était d'abord à Wilkomir, mais qui dans le mouvement de retraite des corps russes avait quitté ce point pour se diriger sur Swenziany et Drissa. Du reste le maréchal Ney n'eut affaire qu'à l'arrière-garde de Bagowouth, composée de Cosaques, qui s'efforçaient de tout brûler, mais n'en avaient pas toujours le temps, et nous laissaient heureusement encore quelques ressources pour vivre. Le maréchal Oudinot, ayant passé la Wilia au-dessous, c'est-à-dire à Janowo, pour marcher sur Wilkomir, n'y rencontra plus Bagowouth, qui venait d'en partir, mais Wittgenstein, qui de Rossiena s'était reporté sur Wilkomir. Rencontre du maréchal Oudinot avec le corps de Wittgenstein à Deweltowo. Ce dernier se trouva en position à Deweltowo, le 28 au matin, moment même où le gros de l'armée française entrait dans Wilna. Wittgenstein avait 24 mille hommes, beaucoup de cavalerie, et tout ce qu'il fallait d'énergie pour ne pas se retirer timidement devant nous. Il montra au maréchal Oudinot une ligne d'environ 20 mille fantassins, opérant lentement leur retraite, et couverts par une artillerie nombreuse et une cavalerie brillante. Wittgenstein avait rencontré dans le maréchal Oudinot un adversaire qui n'était pas homme à se laisser braver. Le maréchal, n'ayant encore sous la main que sa cavalerie légère, son artillerie attelée, la division d'infanterie Verdier, et les cuirassiers de Doumerc, n'hésita point à se jeter sur les Russes. Après avoir chargé à outrance leur cavalerie, et l'avoir obligée à repasser derrière les lignes de l'infanterie, il aborda celle-ci avec la division Verdier, la força à se replier, et lui tua ou prit environ quatre cents hommes. Il n'eut pas même le temps d'employer ses cuirassiers, et encore moins les divisions Legrand et Merle, qui arrivaient en toute hâte. Il en fut quitte pour une centaine d'hommes morts ou blessés. Les Russes se mirent bientôt hors de portée.
Soldats qui commencent à rester en arrière. Nos troupes, dans le corps du maréchal Oudinot comme dans celui du maréchal Ney, étaient très-fatiguées, tant par les marches qu'elles avaient dû faire jusqu'au Niémen, que par celles qu'elles avaient faites au delà. Elles manquaient de pain, de sel et de spiritueux, et s'ennuyaient de manger de la viande sans sel, avec un peu de farine délayée dans de l'eau. Les chevaux étaient déjà très-affaiblis faute d'avoine, et encore le temps avait-il été beau. Un grand nombre de soldats restés sur les derrières y étaient pour ainsi dire égarés, cherchaient leur chemin, et ne trouvaient personne à qui le demander, car il y avait peu d'habitants, et le peu qu'il y avait ne parlaient que le polonais. Une énorme quantité de charrois, soit d'artillerie, soit de bagages, allongeaient et embarrassaient cette queue de l'armée.
Telle était la situation des choses à notre gauche, au delà de la Wilia. Elle était à peu près la même à notre centre, sur la route directe de Kowno à Wilna, que les dernières divisions du maréchal Davout parcouraient en ce moment, suivies par la garde impériale. Difficultés particulières qu'avait rencontrées le prince Eugène pour arriver aux bords du Niémen. À notre droite, au corps d'armée du prince Eugène, tout était en retard, la tête et la queue. Le prince Eugène ayant eu à traverser non pas la Vieille-Prusse, comme les maréchaux Davout, Oudinot et Ney, mais la Pologne, avait franchi difficilement, au prix de grands efforts et de grandes privations, les sables stériles et mouvants de ces contrées, et n'était arrivé sur le Niémen que le jour même où le gros de l'armée entrait dans Wilna. En passant le Niémen à Prenn, ce prince devait déboucher sur Nowoi-Troki et Olkeniki, points occupés par les corps de Touczkoff et de Schouvaloff, qui ne formaient pas un total de plus de 34 mille hommes, et qui étaient peu capables par conséquent de tenir tête aux 80 mille hommes de l'armée d'Italie. Ce n'étaient donc pas les difficultés naissant de la présence de l'ennemi que le prince Eugène avait à craindre, et les lieux pouvaient seuls faire obstacle à sa marche. Son opération devait s'exécuter du 28 au 30 juin.
Jusque-là, sauf quelques orages passagers, le ciel avait été pur, la chaleur assez vive, sans être encore importune, comme elle l'est souvent dans ces contrées extrêmes, tour à tour privées du soleil en hiver, ou fatiguées de sa présence continue en été. Cependant la Pologne, qu'on avait trouvée si triste dans l'hiver de 1807, se montrait maintenant verdoyante, couverte de vastes forêts, assez agréable d'aspect, mais manquant de la vraie gaieté, celle que l'homme répand dans la nature par sa présence et son travail. Les routes, quoique non ferrées, n'étaient pas trop difficiles encore, le soleil les ayant desséchées.
Orages subits qui enveloppent toute la Pologne. Tout à coup, dans la soirée du 28[2], ces conditions climatériques cessèrent brusquement. Le ciel se couvrit de nuages, et une suite d'orages épouvantables enveloppa la Pologne presque entière. Des torrents de pluie inondèrent les terres, et les amollirent sous les pieds des hommes et des chevaux. Pour comble de malheur, la température changea comme l'aspect du ciel, et devint tout à coup aussi froide qu'humide. Pendant les trois journées du 29 juin au 1er juillet, le temps fut affreux, et les bivouacs devinrent extrêmement pénibles, car il fallut coucher dans une espèce de fange. Beaucoup d'hommes jeunes furent atteints de dyssenterie, et ils le durent non-seulement au rapide changement de la température, mais aussi à une nourriture composée presque uniquement de viande, et souvent de viande de porc. Une partie des divisions du maréchal Davout, qui étaient encore en marche sur Wilna le 29, toute la garde qui les suivait, se trouvant sans abri, car on avait à peine de quoi loger les états-majors dans les rares habitations du pays, eurent de grandes souffrances à essuyer. Les troupes des maréchaux Ney et Oudinot, à la gauche de la Wilia, ne jouirent pas d'un temps meilleur, mais souffrirent un peu moins, parce que le pays qu'elles traversaient n'avait été visité ni par les Russes ni par les Français. Le prince Eugène interrompu dans le passage du Niémen. À droite, les souffrances du corps du prince Eugène, qui en ce moment passait le Niémen, furent plus grandes encore. Le pont avait été jeté le 29 au soir, et une division avait déjà franchi le Niémen, lorsqu'un orage, violent, torrentueux, mêlé de vent, de grêle et de tonnerre, comme les orages des tropiques, emportant les tentes, obligeant les cavaliers à mettre pied à terre, les fantassins à se serrer les uns aux autres, causa une sorte de saisissement universel. On ne pouvait pas même se coucher à terre au milieu de cette inondation. Le passage fut interrompu, et on resta pendant quarante-huit heures une moitié au delà du fleuve, et une autre moitié en deçà. Les Bavarois surtout, qui avaient beaucoup marché et fait une grande consommation de porc, contractèrent en cette occasion le germe d'une dyssenterie qui leur devint bientôt funeste.
On franchit le Niémen cependant, et on s'achemina bientôt sur Nowoi-Troki, mais dans une sorte de désordre produit par l'invasion subite du mauvais temps. Napoléon avait levé les chevaux comme les conscrits par milliers, en Suisse, en Italie, en Allemagne, sans s'inquiéter de leur âge. Il avait bien fait à cet égard quelques sages recommandations, mais les quantités demandées n'avaient pas permis de les suivre. Ces chevaux, attelés trop jeunes et sans éducation préalable à d'immenses charrois, obligés de les traîner à travers les sables de la Pologne, nourris avec du seigle vert au lieu de grain, étaient déjà très-fatigués en arrivant au bord du Niémen. Mortalité qui se déclare parmi les chevaux. Les nuits pluvieuses et froides des 29 et 30 juin en tuèrent plusieurs mille, particulièrement dans le corps du prince Eugène. Voitures abandonnées sur les routes, et livrées au pillage. En deux jours les routes furent couvertes de chevaux morts et de voitures abandonnées. Si les soldats et les officiers du train avaient été plus expérimentés, ils auraient pu parer au mal, du moins en partie, en réunissant en parcs au bord des routes les voitures privées de chevaux, en laissant des détachements pour les garder, et en attelant ensuite avec les chevaux survivants les voitures qu'il importait de faire arriver les premières. Un petit nombre d'entre eux agirent ainsi, mais les autres abandonnèrent les voitures aux traînards affamés, qui ne se firent pas scrupule de les piller. Dans le corps du prince Eugène, où il y avait beaucoup d'Italiens et de Bavarois, le désordre fut extrême. Ce désordre s'introduisit également sur les derrières du maréchal Davout, parmi les Hollandais, les Anséates, les Espagnols du 1er corps. Ces étrangers, peu soucieux de l'honneur d'une armée qui était française, peu attachés à une cause qui n'était pas la leur, furent les premiers à se débander, et à profiter de l'obscurité de cette région forestière pour déserter ou se livrer à la maraude. Parmi nos soldats eux-mêmes il y eut quelque relâchement, mais ce fut seulement parmi les anciens réfractaires arrachés par les colonnes mobiles à la vie errante, et amenés de force au drapeau. Du Niémen à Wilna on vit vingt-cinq à trente mille Bavarois, Wurtembergeois, Italiens, Anséates, Espagnols, Français, s'échappant des rangs, pillant les voitures abandonnées, et après les voitures, les châteaux des seigneurs lithuaniens. Le dommage sans doute n'était pas alarmant, et sur les 400 mille hommes qui venaient de franchir le Niémen, 25 ou 30 mille maraudeurs n'étaient pas une diminution inquiétante de nos forces, si le mal s'arrêtait là; mais il pouvait devenir contagieux, et la perte de 7 à 8 mille chevaux surtout éprouvée en quatre jours était difficile à réparer. Le prince Eugène, dans les troupes duquel le mal avait sévi avec le plus de violence, arrivé à Nowoi-Troki, sur la droite de Wilna, en avertit l'Empereur, bien qu'il n'aimât pas à l'affliger. Les autres commandants adressèrent les mêmes rapports, et signalèrent des symptômes fâcheux dans tous les corps de l'armée.
Napoléon n'était pas homme à s'effrayer de pareils accidents, à l'ouverture d'une campagne qui commençait à peine, et pour laquelle il avait tant multiplié les précautions. Il avait vu d'ailleurs quelque chose de semblable, mais dans une bien moindre proportion, en 1807, et il en avait triomphé. Il ne douta pas de triompher également de ces difficultés, auxquelles il s'était attendu, qu'il regardait comme toutes locales, et qui malheureusement tenaient à des causes générales. Le mal dont l'armée était atteinte, elle ne l'avait pas pris dans les plaines de la Pologne; elle en avait apporté le germe avec elle. Les soldats de Masséna en Portugal quittaient le drapeau pour vivre, mais ils y revenaient le soir, parce qu'ils étaient Français et vieux soldats. Dans l'armée amenée en Russie, si on se fût réduit aux hommes qui étaient Français et vieux soldats, le nombre eût été à peine de la moitié.
Napoléon, pour rallier ses colonnes, et donner à ses convois le temps de rejoindre, prend le parti de faire un séjour à Wilna. Napoléon vit un remède facile à ce mal subit, qui ne l'alarmait que très-médiocrement, c'était de faire à Wilna une halte d'une quinzaine de jours. Avec ce répit on devait selon lui rallier la queue des colonnes, et surtout celle des bagages. La longue traînée de ses convois ne s'étendait pas seulement de Wilna au Niémen, mais du Niémen à la Vistule, de la Vistule à l'Elbe. Les corps n'avaient pas encore reçu la moitié des équipages qui leur étaient destinés. Les lourdes voitures du nouveau modèle étaient restées la plupart en route, mais les plus légères paraissaient devoir arriver. En s'arrêtant quelques jours à Wilna, on était certain de rallier ces dernières, qu'on emmènerait seules avec soi, et quant aux plus lourdes, qui devaient rejoindre postérieurement, on les laisserait sur les derrières de l'armée, où elles auraient plus d'un service à rendre. En même temps on organiserait la Lithuanie, et on y établirait un gouvernement polonais, dont on avait grand besoin.
Danger, en s'arrêtant à Wilna, de rendre inexécutable le plan conçu par Napoléon, et consistant à couper en deux la ligne russe. Ce n'étaient donc pas les occupations utiles qui manquaient pour employer les quinze jours qu'il s'agissait de passer à Wilna. Mais tandis qu'on y séjournerait, le beau plan de Napoléon, consistant à couper en deux la ligne russe, n'allait-il pas devenir inexécutable? Barclay de Tolly et Bagration en rétrogradant, l'un sur la Dwina, l'autre sur le Dniéper, n'allaient-ils pas trouver le moyen de se rejoindre au delà de ces deux fleuves? N'allait-on pas, ce qui était plus grave encore, perdre l'occasion de les atteindre, et de les battre, avant qu'ils eussent réalisé leur projet de retraite indéfinie dans l'intérieur de la Russie? Et n'était-ce pas le cas de se demander, si, à faire une halte pour rallier ses colonnes et ses convois, il n'aurait pas mieux valu la faire à Kowno même, avant d'avoir franchi le Niémen, lorsque l'ennemi immobile, et devant persister à l'être tant que nous ne violerions pas ses frontières, n'avait pas reçu de notre brusque apparition l'avertissement de se retirer en toute hâte sur la Dwina et le Dniéper? Mais maintenant qu'on avait agi autrement, et qu'on avait opéré peut-être quinze jours trop tôt, ne valait-il pas mieux poursuivre témérairement une entreprise témérairement conçue, et marchant avec ce qu'on avait de plus dispos, se jeter sur les Russes, et obtenir un résultat décisif, avant qu'ils eussent le temps de s'enfoncer dans l'intérieur de leur pays? Questions graves, fort difficiles à résoudre après coup, mais qui dans le moment ne parurent point embarrasser Napoléon, car tout en s'arrêtant à Wilna pour rallier les traînards, pour établir une bonne police sur ses derrières, pour réorganiser ses convois, et créer un gouvernement de la Lithuanie, il n'entendait pas renoncer au projet de se placer entre les deux principales armées russes, afin de les isoler l'une de l'autre pendant tout le reste de la campagne. Les circonstances en effet l'autorisaient jusqu'à un certain point à concevoir l'espérance de réaliser toutes ces pensées à la fois.
Profonde combinaison de Napoléon, pour laisser sa gauche et son centre immobiles, tandis que sa droite poursuivra le prince Bagration. À peine entré dans Wilna, c'est-à-dire le lendemain 29 juin, les rapports de la cavalerie légère annoncèrent que beaucoup de troupes russes étaient en marche autour de Wilna, et couraient circulairement de notre droite à notre gauche, sans doute pour rejoindre Barclay de Tolly sur la Dwina. Étaient-ce quelques divisions détachées, n'ayant pu jusqu'ici rejoindre Barclay de Tolly, ou bien la tête de Bagration, cherchant à former sur la Dwina une seule masse avec l'armée principale? Voilà ce qu'il n'était pas possible de discerner encore; mais, dans tous les cas, c'étaient des troupes qu'on était en mesure d'intercepter, et au surplus, si on se trouvait en présence de Bagration lui-même, on ne pouvait avoir affaire qu'à la tête de son corps d'armée, puisqu'il avait à remonter au nord de toute la distance de Grodno à Wilna, et on était certainement à temps de lui barrer le chemin. Napoléon résolut donc, tandis qu'il s'arrêterait par sa gauche devant Barclay de Tolly, de marcher vivement par sa droite, afin d'intercepter la route que devait suivre Bagration, de l'envelopper s'il était possible, ou de l'acculer au moins aux marais de Pinsk, et de le paralyser ainsi pour le reste de la campagne.
Ce qui a été dit dans cette histoire du théâtre de la guerre, indique suffisamment les mouvements que Napoléon avait à exécuter pour atteindre le but qu'il se proposait. Du Rhin au Niémen, Napoléon avait presque toujours marché au nord-est. Après le passage du Niémen, il avait tourné à l'est, et désormais dans cette campagne extraordinaire il allait toujours marcher à l'orient jusqu'à Moscou. Le Niémen franchi, la Wilia remontée jusqu'à Wilna, il allait rencontrer les grandes lignes transversales dont nous avons déjà parlé, celles que forment la Dwina et le Dniéper, et il devait naturellement s'acheminer vers l'espace ouvert que ces fleuves laissent à leur naissance entre Witebsk et Smolensk. (Voir la carte no 54.) Dans ce mouvement, sa gauche faisait face à la Dwina, vers laquelle se dirigeait Barclay de Tolly, et sa droite au Dniéper, où Bagration tendait à se retirer. Voulant tout à la fois ralentir le pas afin de rallier ce qui était en arrière, et poursuivre vivement Bagration afin de le séparer de Barclay de Tolly, il devait s'arrêter par sa gauche, qui n'avait que peu de chemin à faire pour atteindre la Dwina, tandis que par sa droite il tâcherait, en marchant vite, de devancer Bagration sur le Dniéper. Ses dispositions furent admirablement prises en vue de ce double but.
Positions assignées aux corps d'Oudinot, de Ney, de Murat, en face de la Dwina. Macdonald, dirigé d'abord sur Rossiena, eut ordre d'appuyer à droite sur Poniewiez, pour se rapprocher d'Oudinot; celui-ci de se porter également à droite, entre Avanta et Widzouy, pour se serrer sur Ney, et Ney de se tenir vers Swenziany, près de Murat, qui, avec toute sa cavalerie, devait par Gloubokoé suivre l'armée russe en retraite sur la Dwina. Macdonald, Oudinot, Ney, Murat, qui auraient dû former une masse de 120 mille hommes, et depuis la dernière marche en comptaient tout au plus 107 ou 108 mille, avaient ordre de demeurer en observation pour masquer les opérations du reste de l'armée, de rallier leurs traînards, de réunir des grains, de les convertir en farine, de réparer les moulins détruits par les Russes, de construire des fours, d'amener à eux leur grosse artillerie et leurs équipages, d'employer le temps enfin à se concentrer, à se réorganiser, à bien se garder surtout, et à soigneusement étudier les mouvements de l'ennemi.
Pour lier cette gauche immobile, et occupée à se refaire, avec sa droite qui allait être fort agissante, Napoléon prescrivit à Murat d'étendre sa cavalerie de Gloubokoé à Wileika, et, pour ne pas laisser cette cavalerie sans appui, il la fit soutenir par une ou deux des divisions du maréchal Davout arrivées les premières en ligne. Il se proposait de porter bientôt sur ce point, afin d'établir une liaison plus forte entre sa gauche et sa droite, le corps du prince Eugène, qui venait de passer le Niémen à Prenn. Ce dernier s'était arrêté à Nowoi-Troki, pour y prendre un peu de repos et remettre quelque ordre dans ses colonnes.
Le maréchal Davout chargé de poursuivre le prince Bagration. Ce fut avec le corps de Davout, toujours le mieux constitué, le mieux pourvu, le plus propre à supporter l'effet dissolvant des mouvements trop rapides, que Napoléon résolut d'agir sur sa droite, contre les troupes qu'on voyait courir circulairement autour de Wilna. Ce pouvaient être, comme nous venons de le dire, les restes de Barclay lui-même, ou la tête de Bagration: il fallait dans le premier cas les prendre, dans le second les arrêter court, et par un effort vigoureux les acculer aux marais de Pinsk. La cavalerie légère du maréchal Davout, sous les ordres des généraux Pajol et Bordessoulle, fut mise en mouvement dès le 29 juin, celle de Pajol sur la route d'Ochmiana à Minsk, celle de Bordessoulle sur la route de Lida à Wolkowisk. C'étaient les deux grandes routes descendant de Wilna vers la Lithuanie méridionale, et sur lesquelles on pouvait rencontrer ou les détachements retardés de Barclay de Tolly, ou l'armée elle-même de Bagration. Les généraux Pajol et Bordessoulle signalèrent tous deux des colonnes d'infanterie, d'artillerie, de bagages, s'efforçant de remonter assez haut pour tourner autour de Wilna, et aller de notre droite à notre gauche rejoindre la principale armée russe. Ils espéraient l'un et l'autre ramasser quelques débris de ces colonnes; mais il fallait une force plus efficace, c'est-à-dire de l'infanterie, pour opérer une bonne capture.
Marche des diverses divisions chargées de coopérer au mouvement du maréchal Davout. Le 30 au soir, Napoléon fit partir le maréchal Davout, avec la division Compans, pour se porter à la suite du général Pajol dans la direction d'Ochmiana; il dirigea la division Dessaix sur la route de Lida, à la suite du général Bordessoulle; il tint la division Morand prête à marcher à la suite du maréchal Davout, si besoin était. Il pressa le mouvement du prince Eugène, qui, s'étant arrêté à Nowoi-Troki après le passage du Niémen, et recueillant là des bruits contradictoires, craignait de s'aventurer en s'avançant trop vite. Le prince Eugène, en remontant de Nowoi-Troki sur Ochmiana, devait au besoin appuyer le maréchal Davout, ou bien venir prendre sa place dans la ligne de bataille à côté de Murat, de manière à former le centre de l'armée, et en relier la droite avec la gauche. Napoléon prescrivit à la cavalerie du général Grouchy, qui appartenait au prince Eugène, d'aider celle de Bordessoulle, et de se mettre, s'il le fallait, aux ordres du maréchal Davout. Il donna en outre à ce dernier les cuirassiers de Valence.
Toutefois le maréchal Davout, avec les deux divisions Compans et Dessaix, qu'il allait avoir seules sous la main en s'éloignant de Wilna, n'aurait pas suffi pour envelopper Bagration, qui devait compter environ 60 mille hommes, et à qui des bruits contradictoires en attribuaient 100 mille; mais il restait l'extrême droite, formée par le roi Jérôme avec 75 mille hommes, laquelle, débouchant de Grodno, et suivant Bagration en queue pendant qu'on l'arrêterait en tête, devait contribuer à l'envelopper, ou à l'acculer vers les marais de Pinsk.
Ainsi Napoléon, par cet ensemble de mouvements, retenant en observation devant la Dwina ses troupes de gauche, portant vivement sur le Dniéper une partie de ses troupes de droite, tandis que son centre, après s'être reposé à Nowoi-Troki, s'apprêtait à venir se mettre en ligne, Napoléon donnait aux deux tiers de son armée le temps de se rallier, et en faisait agir un tiers tout au plus pour couper la retraite au prince Bagration. On ne pouvait pas combiner avec une habileté plus profonde les mouvements d'une armée immense, en sachant allier tout à la fois le besoin de repos avec la nécessité de certaines opérations actives. Quant à lui, tandis qu'il entrait avec sa prodigieuse activité dans tous les détails administratifs qui intéressaient ses troupes, il donnait en même temps ses soins à la Pologne, dont il était urgent de s'occuper, car on était chez elle, on semblait être venu pour elle, et, si on voulait rendre la guerre heureuse et sérieuse, on ne pouvait pas se passer d'elle.
Pendant que ses corps marchent, Napoléon organise la Lithuanie, et s'efforce d'établir l'ordre sur les derrières de l'armée. Dans ce moment en effet on s'agitait à Varsovie, et au bruit du passage du Niémen par 400 mille soldats sous le grand homme du siècle, on proclamait la reconstitution de la Pologne, on décrétait la réunion de toutes ses provinces en un seul État, on votait enfin l'une de ces confédérations générales par lesquelles les Polonais avaient jadis défendu leur sol et leur indépendance. Il n'était pas possible de faire autrement ni moins, en présence des événements qui se préparaient. Puisque Napoléon était obligé, en s'avançant jusqu'au sein même de la Russie, d'agiter la grave question de la Pologne, dont il traversait le territoire et dont il allait demander les bras, il eût peut-être bien fait d'en prendre son parti, et d'essayer de la reconstituer complétement. Dans ce cas, il aurait dû, comme nous l'avons déjà indiqué, réunir l'armée polonaise en une seule masse de 70 à 80 mille hommes, en former son aile droite, et la porter, en remontant le Bug, vers la Volhynie et la Podolie. Cette aile droite eût plus fidèlement gardé ses flancs, et aurait eu plus de chances d'insurger la Volhynie que les Autrichiens. Il aurait dû en outre, au lieu de constituer à part le gouvernement de la Lithuanie, le réunir immédiatement au gouvernement général de la Pologne. Il eût ainsi, par cette double unité de l'armée et du gouvernement, rendu à la Pologne le sentiment complet de son existence, et lui aurait peut-être imprimé l'élan national dont il avait besoin pour réussir dans l'accomplissement de ses vastes desseins. Motifs qui le portent à organiser la Lithuanie à part. Mais plein à cet égard des doutes que nous avons déjà exposés, ne voulant pas prendre un engagement trop grand sans savoir si les Polonais l'aideraient suffisamment à le tenir, il hésita, comme dans plusieurs occasions décisives de cette campagne, par un sentiment de prudence qui ne répondait pas à la témérité de son entreprise, et s'appliqua à ne rien faire de trop prononcé, à cause de l'Autriche qu'il craignait de s'aliéner, et de la Russie à laquelle il n'entendait pas déclarer une guerre à mort. Ayant déjà divisé l'armée polonaise en plusieurs détachements, qu'il avait placés partout où il y avait des alliés douteux à contenir, il renonça à réunir la Lithuanie à la Pologne, et lui donna une administration séparée. Il faut ajouter qu'il avait pour agir ainsi une raison administrative des plus puissantes. Il était au milieu de la Lithuanie, et c'est là qu'il allait combattre, peut-être s'établir pour une année ou deux: or, la faire dépendre d'un gouvernement placé à plus de cent lieues, gouvernement agité, disputeur, et inactif dans les premiers moments du moins, c'était renoncer à tirer de cette province les ressources dont il avait besoin, et qu'il était certain d'en obtenir en l'administrant lui-même.
Organisation du gouvernement lithuanien. Napoléon donna donc à la Lithuanie une administration distincte et indépendante. C'était à l'égard de la Russie une menace, mais point encore une déclaration de guerre implacable. Il forma une commission de sept membres, et la composa des seigneurs lithuaniens les plus considérables parmi ceux que la Russie n'avait pu gagner, ou avait négligé de s'attacher. Persistant à relier la Pologne à la Saxe, il nomma auprès de cette commission un représentant qui devait en même temps être gouverneur de la province, et choisit pour ces fonctions le comte Hogendorp, officier hollandais dont il avait fait son aide de camp. Les quatre gouvernements secondaires de Wilna, de Grodno, de Minsk, de Byalistok, entre lesquels se sous-divisait la Lithuanie, furent formés chacun d'une commission de trois membres, et d'un intendant dépendant du gouverneur général. Des agents exécutifs furent établis dans chaque district sous le titre de sous-préfets. Ce gouvernement de la Lithuanie, ainsi organisé, fut chargé de recueillir et de conserver les propriétés publiques, de percevoir les impôts, de lever les troupes, de maintenir l'ordre, de rappeler les habitants, de veiller à ce que la moisson fût faite, de rétablir la sûreté des routes, de créer des magasins et des hôpitaux, de contribuer en un mot à la reconstitution de la Pologne par le plus puissant de tous les moyens, celui qui consistait à seconder activement l'armée française. Ce gouvernement, placé sous l'action directe de Napoléon, était du reste autorisé à adhérer à la grande confédération polonaise, qui venait d'être décrétée à Varsovie.
Création de quelques régiments lithuaniens. Le premier acte du nouveau gouvernement fut d'instituer une force publique. Il vota la création de quatre régiments d'infanterie, et de cinq régiments de cavalerie. Sans doute on aurait pu faire davantage avec la population de la Lithuanie, mais les ressources financières et les officiers manquaient. Ces neuf régiments, formant un total de douze mille hommes, devaient coûter quatre millions au moins de première création. Or on n'avait pas la moindre partie de cette somme. Napoléon, qui, une fois engagé dans une semblable aventure, aurait dû ne ménager aucun moyen, ne consentit à avancer que 400 mille francs. On choisit pour colonels de grands propriétaires, ayant servi autrefois, et attirés par l'appât d'un haut grade. On demanda les officiers de grade inférieur au prince Poniatowski. La population lithuanienne, quoique déjà un peu façonnée au joug de la Russie, comme nous l'avons dit, n'était pas sans zèle pour la cause de son indépendance, mais les seigneurs ne pouvaient se défendre de craindre le retour des Russes, et redoutaient singulièrement les exils et les séquestres. La population des campagnes craignait les pillages et la dévastation. La bourgeoisie des villes, moins les Juifs, était parfaitement disposée, mais peu nombreuse et fort gênée. Tous, pauvres ou riches, avaient été ruinés par le blocus continental et le séjour des troupes russes. Enfin on leur parlait de leur indépendance avec une certaine réserve, dont Napoléon ne voulait pas se départir, et on ne mettait de la véhémence qu'en leur parlant de la nécessité des sacrifices à faire. Ces causes atténuant le zèle sans le détruire, les créations dont on avait à s'occuper, déjà fort difficiles par elles-mêmes, en étaient devenues plus difficiles encore.
Juillet 1812. Institution d'une garde nationale à pied dans la ville, et d'une garde nationale à cheval dans les campagnes. Aux régiments de ligne on ajouta des gardes nationales. On commença par créer celle de Wilna, qui devait être de 1500 hommes. La campagne ayant spécialement besoin d'une milice pour le maintien de l'ordre, on créa des gardes-chasse, espèce de garde nationale à cheval, qui convenait aux mœurs du pays, et aux distances à parcourir. Elle fut portée d'abord à quatre escadrons de 120 hommes chacun, un par gouvernement. La garde à cheval doit servir de guide à des détachements de vieille cavalerie qui sont chargés de rétablir l'ordre dans les campagnes et sur les routes. Ces gardes à cheval devaient servir de guides à des détachements de cavalerie française chargés de poursuivre les pillards, les maraudeurs, les bandits. Cette répression du maraudage avait paru à Napoléon le premier soin à prendre, afin d'empêcher la dissolution de l'armée, et de ramener, en la rassurant, la population dans ses demeures. Il fut donc formé des colonnes de vieille cavalerie, qui, ayant en tête des détachements de gardes-chasse polonais, se mirent à courir la campagne, à secourir les seigneurs assaillis dans leurs châteaux, à ramener les paysans cachés dans les bois, à recueillir les hommes de bonne volonté qui n'étaient qu'égarés, à saisir et à fusiller les pillards. Des commissions militaires suivaient ces colonnes de cavalerie, et le lendemain même de leur institution, c'est-à-dire dans la première semaine de juillet, elles firent juger et fusiller des Allemands, des Italiens, des Français, sur la place publique de Wilna.
Malheureusement le mal était déjà bien grand, et le nombre de 25 ou 30 mille débandés s'accroissait au lieu de diminuer par les marches précipitées de plusieurs des corps de l'armée. Il y avait notamment dans le 1er corps, quelque bien tenu qu'il fût par le maréchal Davout, le 33e léger, régiment hollandais, qui s'était presque débandé en entier, et qui pillait impitoyablement le canton de Lida, l'un des plus fertiles du pays. Les châteaux étaient dévastés, les vivres détruits, ce qui, après le passage des Cosaques, avait achevé la ruine de ce canton. Le sous-préfet de Nowoi-Troki, se rendant à son poste, avait été attaqué en route, et était arrivé sans aucune espèce de bagage à Nowoi-Troki. Des courriers venant de Paris avaient déjà été dévalisés. Heureusement les colonnes à cheval commençaient à mettre les pillards en fuite, à rassurer un peu les seigneurs, à ramener les paysans, mais ne pouvaient rattraper les traînards qui s'enfonçaient dans les bois, ou regagnaient le Niémen pour le repasser. Ceux qui prenaient ce dernier parti étaient, du reste, les moins dangereux pour l'armée.
Grand nombre de cadavres d'hommes et de chevaux infectant les routes. Un autre inconvénient à faire cesser sur les routes, était celui des cadavres d'hommes et de chevaux gisant sans sépulture, et infectant l'air, surtout par l'étouffante chaleur qu'on ressentait depuis quelques jours. En Italie, en Allemagne, pays très-peuplés, dès qu'il y avait des morts par le feu ou par toute autre cause, les habitants, intéressés eux-mêmes à la salubrité de leurs contrées, se hâtaient de les ensevelir. Ordinairement même, l'empressement à les dépouiller portait les paysans à ne pas perdre de temps. Mais ici, avec des villages distants de cinq à six lieues les uns des autres, quelquefois de dix, ce genre de soin était absolument négligé, et indépendamment de quelques jeunes soldats morts de fatigue, de faim ou de saisissement, par suite des mauvais temps, huit mille cadavres de chevaux infectaient l'atmosphère. Les colonnes mobiles chargées de les faire ensevelir. Napoléon ajouta aux devoirs imposés aux colonnes qui parcouraient les routes, celui de faire enterrer les cadavres d'hommes et d'animaux.
Il fit établir, de Kœnigsberg à Wilna, une suite de postes militaires, où devaient se trouver un commandant, un magasin, un petit hôpital, un relais de chevaux, et une patrouille chargée de veiller à la sûreté de la route et à l'enterrement des morts.
En même temps qu'il s'occupait de ces divers objets, Napoléon donna tous ses soins à une affaire devenue la plus urgente de toutes celles qui pouvaient attirer son attention, l'affaire des vivres et des convois. Construction des fours. D'abord, avec les maçons de la garde et ceux du maréchal Davout, il ordonna la construction à Wilna de fours capables de cuire cent mille rations par jour. Les charpentiers manquant pour façonner des cintres, on les prit dans les corps. Les briques, seul genre de matériaux qu'on pût employer dans ce pays où la pierre était rare, ne se trouvaient malheureusement qu'à quelque distance de Wilna. À défaut des chevaux de l'artillerie presque tous épuisés, Napoléon n'hésita point à requérir les chevaux de voiture des états-majors, afin de transporter les briques à pied d'œuvre. Chaque jour il allait lui-même examiner le degré d'avancement de ces travaux.
La construction des fours n'était pas la seule des difficultés à vaincre pour assurer à Wilna la subsistance de l'armée. Les grains, malgré les ravages de l'ennemi, étaient assez abondants. Mais les Russes, n'ayant pas toujours le temps de les détruire, s'attaquaient particulièrement aux moulins. Réparation des moulins. Il fallait donc les réparer, ou requérir ceux qui étaient intacts, pour convertir le grain en farine. Provisoirement, on prit les farines du 1er corps, toujours le mieux approvisionné, sauf à lui en tenir compte plus tard. Quant aux boulangers pour pétrir et cuire le pain, on en avait suffisamment, grâce à ceux dont la garde et le 1er corps s'étaient pourvus.
Vastes approvisionnements préparés au moyen des réquisitions. Napoléon songea ensuite à créer de grands magasins, tant à Kowno et à Wilna que dans les villes dont on allait successivement s'emparer. Il résolut de faire en Lithuanie une réquisition de 80 mille quintaux de grains, d'une quantité proportionnée d'avoine, de paille, de foin, de fourrage, etc. Quant à la viande, elle abondait, grâce au bétail qui avait été amené sur pied à la suite des troupes. La dyssenterie même, qui commençait à se répandre, tenait en partie à la grande quantité de viande mangée sans sel, sans pain, sans vin. Napoléon ordonna qu'après ces premières réquisitions on se procurerait, soit à compte des contributions dues par le pays, soit à prix d'argent, un million de quintaux de grains. Si la récolte était bonne, et que la moisson ne fût point troublée par la guerre, il n'était pas impossible de réaliser cet immense approvisionnement.
Moyens de transport, navigation de la Wilia. Les moyens de transport, indispensables à ajouter aux approvisionnements, réclamaient une nouvelle intervention de la puissante volonté de Napoléon. Les premiers convois, dirigés par le colonel Baste, qui en plus d'un endroit avait été obligé de faire curer les canaux, et auquel il en avait coûté des peines infinies pour approprier les bâtiments à la nature des cours d'eau, venaient de franchir la distance de Dantzig à Kowno. Napoléon en ressentit une vraie joie. Mais il restait à faire remonter ces convois de Kowno à Wilna par la rivière sinueuse de la Wilia. C'était un trajet de vingt jours, presque aussi long que celui de Dantzig à Kowno, bien que la distance ne fût que d'un cinquième ou d'un sixième. Napoléon fit réunir des bateaux pour essayer, avec le secours des marins de la garde, d'abréger cette navigation. Son projet, si cet essai ne réussissait pas, était d'y renoncer, et de la remplacer par une grande entreprise de transports par terre, qu'il se proposait de confier à une compagnie de juifs polonais. Les grains n'étant pas difficiles à trouver dans les lieux où l'on était, il limita les objets à transporter aux farines, et après les farines aux spiritueux, aux riz, aux effets d'habillement, aux munitions d'artillerie.
L'organisation des équipages militaires ne donne pas tous les résultats qu'on en avait attendus. L'organisation qu'on avait donnée aux équipages militaires n'avait pas eu les résultats qu'on en attendait. On avait perdu, de l'Elbe au Niémen, une moitié des voitures, un tiers des chevaux, un quart des hommes. Ainsi que nous l'avons dit, les chars légers à la comtoise étaient seuls arrivés. Il en restait toutefois un certain nombre en arrière. On se borne à mener avec soi les voitures les plus légères. Napoléon décida qu'on laisserait à Wilna les chars du nouveau modèle comme trop lourds, qu'on n'amènerait en Russie que les caissons d'ancien modèle et les chars à la comtoise, mais que le train d'artillerie ayant perdu beaucoup de chevaux, et les munitions de guerre lui semblant plus nécessaires que le pain, car si dans les champs on trouvait çà et là quelques vivres, on ne trouvait nulle part des gargousses et des cartouches, on appliquerait à l'artillerie une partie des chevaux des équipages. Quant aux voitures qui resteraient ainsi sans attelages, il ordonna d'y atteler des bœufs, et, lorsqu'on n'aurait pas de bœufs, des chevaux du pays, espèce petite, mais forte, et dure à la fatigue, quoique infectée comme les hommes de l'horrible maladie de la plique. Malheureusement ces ordres étaient plus faciles à donner qu'à exécuter, car il n'était pas aisé de se procurer des jougs pour atteler les bœufs, des fers pour garantir leurs pieds, des bouviers pour les conduire.
Malgré des difficultés déjà vivement senties, Napoléon ne cesse pas d'être rempli de confiance. On voit que de soins divers, d'une multiplicité infinie, et d'un succès douteux, exigeait la téméraire entreprise de transporter 600 mille hommes dans un pays lointain qui pouvait difficilement les nourrir, avec un matériel trop peu éprouvé, et avec un trop grand nombre de jeunes gens mêlés aux vieux soldats, les uns et les autres égaux au feu sans doute, mais fort inégaux à la fatigue. Quoique devenu plus soucieux en voyant de près les obstacles, Napoléon avait encore tout entier le sentiment de sa puissance. En quelques jours en effet il avait conquis la Lithuanie, et coupé en deux l'armée russe; il se flattait de prendre Bagration, ou de le mettre hors de cause pour longtemps, et, malgré la difficulté des lieux, du climat, des distances, il espérait de ses savantes manœuvres des résultats conformes à sa politique et à sa gloire. Raisons de ne pas écouter M. de Balachoff, mais convenance à le bien recevoir. Aussi, tout en recevant poliment le ministre d'Alexandre, M. de Balachoff, était-il résolu à ne pas accepter les propositions dont cet envoyé était porteur. Effectivement, pour Alexandre comme pour Napoléon, il n'était plus temps de chercher à négocier, et l'épée pouvait seule résoudre la terrible question qui venait d'être soulevée. Avant le passage du Niémen, on aurait pu s'aboucher encore, et employer quelques jours à parlementer, personne n'ayant un sacrifice de dignité à faire, puisque Napoléon n'avait pas à repasser le Niémen, et qu'Alexandre n'était pas réduit à traiter sur son sol envahi. Le Niémen passé, l'honneur était gravement engagé d'un côté comme de l'autre. Pour Napoléon, il y avait d'autres raisons encore de ne rien écouter, la saison d'abord, car on était en juillet, et il restait à peine trois mois pour agir, ensuite le temps qu'on allait donner aux Russes en négociant, soit pour amener sur la Vistule les troupes de Turquie, soit pour réunir les troupes de Bagration à celles de Barclay de Tolly. Napoléon (l'avenir lui étant caché comme à tous les mortels) ne devait donc pas écouter les propositions de M. de Balachoff. Ne pas commencer la guerre eût cent fois mieux valu sans doute; mais, la guerre commencée, il était impossible de s'arrêter à Wilna, et la seule chose convenable à faire était de repousser poliment, et même courtoisement, l'envoyé d'Alexandre. Malheureusement Napoléon fit davantage, et ne put s'empêcher de piquer vivement M. de Balachoff, entraînement dont il ne savait plus se défendre, dès qu'il éprouvait quelque contrariété, surtout depuis que l'âge et le succès l'avaient porté à mettre de côté toute contrainte. L'âge tempère, lorsque la vie a été un mélange de succès et de revers; il enivre, au contraire, il aveugle, lorsque la vie n'a été qu'une longue suite de triomphes.
L'accueil que Napoléon fait à M. de Balachoff commence par être poli. Napoléon reçut d'abord M. de Balachoff avec assez de politesse, l'écouta même avec une attention bienveillante, lorsque celui-ci lui dit que son maître avait été étonné de voir la frontière russe violée si brusquement, sans déclaration de guerre, et sur le double prétexte, très-peu sérieux, de la demande de ses passe-ports faite par le prince Kourakin, et de la condition d'évacuer le territoire prussien, exigée comme préalable indispensable de toute négociation. Langage que lui tient cet envoyé russe. Napoléon se laissa répéter qu'on avait vivement blâmé le prince Kourakin, qu'en fait d'évacuation on ne demandait que celle du territoire russe, et que si les Français voulaient repasser, non pas la Vistule et l'Oder, mais le Niémen seulement, on promettait de négocier avec franchise, cordialité et le désir de s'entendre; que la cour de Russie n'avait encore contracté aucun engagement envers l'Angleterre (Alexandre en faisait donner sa parole d'homme et de souverain), que par conséquent il y avait toute chance de revenir au bon accord antérieur; mais que si cette condition n'était pas acceptée, le czar, au nom de sa nation, prenait l'engagement, quelles que fussent les chances de la guerre, de ne point traiter tant qu'il resterait un seul Français sur le sol de la Russie.
Réponse de Napoléon à M. de Balachoff. Napoléon écouta ce langage sans humeur, en homme qui a le sentiment de sa force, et son parti pris. Il répondit qu'il était bien tard pour entrer en pourparlers, et qu'il lui était impossible de repasser le Niémen. Il reproduisit son dire accoutumé, c'est qu'il n'avait armé que parce qu'on avait armé, que tout en armant, il avait voulu négocier, mais que la Russie s'y était refusée; qu'après avoir annoncé l'envoi à Paris de M. de Nesselrode, elle n'en avait plus parlé; que de plus elle avait donné à M. de Kourakin la mission d'exiger une condition déshonorante, celle de repasser la Vistule et l'Oder; que c'étaient là des choses qu'on proposerait à peine au grand-duc de Bade; qu'enfin, pour couronner cette conduite, M. de Kourakin avait persisté à réclamer ses passe-ports, et que M. de Lauriston avait essuyé un refus lorsqu'il avait demandé l'honneur de se transporter auprès de l'empereur Alexandre; qu'alors la mesure avait été comble, et que l'armée française avait dû franchir le Niémen.
M. de Balachoff n'était pas assez instruit des faits pour répondre à ces assertions par la simple vérité. Il se contenta de répéter que son maître souhaitait la paix, et que, libre de tout engagement, il pouvait encore la conclure aux conditions qui avaient, depuis 1807, maintenu la plus parfaite intelligence entre les deux empires.—Vous êtes libre, dit Napoléon, à l'égard des Anglais, je le crois; mais le rapprochement sera bientôt fait. Un seul courrier suffira pour se mettre d'accord et pour serrer les nœuds de la nouvelle alliance. Votre empereur a depuis longtemps commencé à se rapprocher de l'Angleterre; depuis longtemps j'ai vu ce mouvement se produire dans sa politique. Quel beau règne il aurait pu avoir s'il l'avait voulu! Il n'avait pour cela qu'à s'entendre avec moi.... Je lui ai donné la Finlande (grande faute dont Napoléon n'aurait pas dû se vanter!), je lui avais promis la Moldavie et la Valachie, et il allait les obtenir; mais tout à coup il s'est laissé circonvenir par mes ennemis, il s'en est même entouré exclusivement; il a tourné contre moi des armes qu'il devait réserver pour les Turcs, et ce qu'il aura gagné, ce sera de n'avoir ni la Moldavie ni la Valachie...—On dit même, ajouta Napoléon d'un ton interrogateur, que vous avez signé la paix avec les Turcs sans avoir obtenu ces provinces.—M. de Balachoff ayant répondu affirmativement, Napoléon, vivement affecté, sans le témoigner, continua l'entretien.—Votre maître, reprit-il, n'aura donc pas ces belles provinces: il aurait pu cependant les ajouter à son empire, et en un seul règne il aurait ainsi étendu la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube! Catherine la Grande n'en avait pas fait autant. Tout cela il l'aurait dû à mon amitié, et nous aurions eu, lui et moi, la gloire de vaincre les Anglais, qui déjà étaient réduits aux dernières extrémités. Ah! quel beau règne, répéta plusieurs fois Napoléon, aurait pu être celui d'Alexandre!... Mais il a mieux aimé s'entourer de mes ennemis. Il a appelé auprès de lui un Stein, un Armfeld, un Wintzingerode, un Benningsen! Stein, chassé de son pays; Armfeld, un intrigant, un débauché; Wintzingerode, sujet révolté de la France; Benningsen, un peu plus militaire que les autres, mais incapable, qui n'a rien su faire en 1807, et qui ne rappelle à votre maître que d'horribles souvenirs! Recourir à de telles gens, les mettre si près de sa personne!... À la bonne heure, s'ils étaient capables; mais tels quels, on ne peut s'en servir ni pour gouverner, ni pour combattre. Barclay de Tolly en sait, dit-on, un peu plus que les autres; on ne le croirait pas à en juger d'après vos premiers mouvements. Et à eux tous que font-ils? Tandis que Pfuhl propose, Armfeld contredit, Benningsen examine, Barclay, chargé d'exécuter, ne sait que conclure, et le temps se passe ainsi à ne rien faire. Bagration seul est un vrai militaire; il a peu d'esprit, mais il a de l'expérience, du coup d'œil, de la décision.... Et quel rôle fait-on jouer à votre jeune maître au milieu de cette cohue? On le compromet, on fait peser sur lui la responsabilité de toutes les fautes. Un souverain ne doit être à l'armée que lorsqu'il est général. Quand il ne l'est pas, il doit s'éloigner, et laisser agir en liberté un général responsable, au lieu de se mettre à côté de lui pour le contrarier, et assumer toute la responsabilité sur sa tête. Voyez vos premières opérations: il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n'avez pas su défendre Wilna; vous êtes coupés en deux, et chassés de vos provinces polonaises. Votre armée se plaint, murmure, et elle a raison. D'ailleurs je sais votre force; j'ai compté vos bataillons aussi exactement que les miens. Ici, en ligne, vous n'avez pas 200 mille hommes à m'opposer, et j'en ai trois fois autant. Je vous donne ma parole d'honneur que j'ai 530 mille hommes de ce côté de la Vistule. Les Turcs ne vous seront d'aucune utilité; ils ne sont bons à rien, et viennent de le prouver en signant la paix avec vous. Les Suédois sont destinés à être menés par des extravagants. Ils avaient un roi fou; ils le changent, et ils en prennent un qui devient fou aussitôt, car il faut l'être pour s'unir à vous quand on est Suédois. Mais que sont au surplus tous ces alliés ensemble? que peuvent-ils? J'ai de bien autres alliés dans les Polonais! ils sont 80 mille, ils se battent avec rage, et seront bientôt 200 mille. Je vais vous enlever les provinces polonaises; j'ôterai à tous les parents de votre famille régnante ce qui leur reste en Allemagne. Je vous les renverrai tous sans couronne et sans patrimoine. La Prusse elle-même, si vous parvenez à l'ébranler, je l'effacerai de la carte d'Allemagne, et je vous donnerai un ennemi juré pour voisin. Je vais vous rejeter au delà de la Dwina et du Dniéper, et rétablir contre vous une barrière que l'Europe a été bien coupable et bien aveugle de laisser abattre. Voilà ce que vous avez gagné à rompre avec moi et à quitter mon alliance. Quel beau règne, répéta Napoléon, aurait pu avoir votre maître[3]!—
Fin de l'entretien. M. de Balachoff, ayant peine à se contenir, répondit néanmoins avec respect que, tout en reconnaissant la bravoure des armées françaises et le génie de celui qui les commandait, on ne désespérait pas encore chez les Russes du résultat de la lutte dans laquelle on était engagé, qu'on se battrait avec résolution, avec désespoir même, et que Dieu favoriserait sans doute une guerre qu'on croyait juste, car, répétait-il sans cesse, on ne l'avait pas cherchée. La conversation ramenant à peu près les mêmes idées, fut bientôt interrompue, et Napoléon quitta M. de Balachoff pour monter à cheval, après l'avoir fait inviter à dîner pour le même jour.
Napoléon ayant à sa table M. de Balachoff, lui adresse des paroles blessantes. Revenu à la demeure qu'il occupait, et ayant admis M. de Balachoff à sa table, il le traita avec bienveillance, mais avec une familiarité souvent blessante, et le réduisit plusieurs fois à la nécessité de défendre son souverain et sa nation. Il lui parla à diverses reprises de Moscou, de l'aspect de cette ville, de ses palais, de ses temples, comme un voyageur qui va vers un pays questionne ceux qui en reviennent. Napoléon ayant même parlé des diverses routes qui menaient à Moscou, M. de Balachoff, piqué au vif, lui répondit qu'il y en avait plusieurs, que le choix dépendait du point de départ, et que dans le nombre il y en avait une qui passait par Pultawa. Napoléon ayant ensuite amené l'entretien sur les nombreux couvents qu'on trouvait en Pologne, et surtout en Russie, dit que c'étaient là de tristes symptômes de l'état d'un pays, et qu'ils dénotaient une civilisation bien peu avancée. M. de Balachoff répliqua que chaque pays avait ses institutions propres, que ce qui ne convenait pas à l'un pouvait convenir à l'autre. Napoléon ayant insisté, et soutenu que cela dépendait moins des lieux que des temps, et que les couvents ne convenaient plus au siècle actuel, M. de Balachoff, poussé de nouveau à bout, répondit qu'à la vérité l'esprit religieux avait disparu de l'Europe presque entière, mais qu'il en restait encore dans deux pays, l'Espagne et la Russie. Cette allusion aux résistances qu'il avait rencontrées en Espagne, et qu'il pouvait rencontrer ailleurs, déconcerta quelque peu Napoléon, qui, malgré son prodigieux esprit, aussi prompt dans la conversation qu'à la guerre, ne sut que répondre. De même que l'extrême oppression provoque la révolte, l'esprit supérieur qui abuse de sa supériorité provoque quelquefois de justes reparties, auxquelles, pour sa punition, il ne trouve pas de répliques. En quittant M. de Balachoff, Napoléon cherche à pallier ce qu'il lui a dit de désagréable. Tout ce qu'il y avait de sensé dans l'entourage de Napoléon regretta le langage tenu à M. de Balachoff, et en redouta les conséquences. Napoléon le sentit lui-même, et ce repas terminé, il prit M. de Balachoff à part, lui parla plus sérieusement et plus dignement, lui dit qu'il était prêt à s'arrêter et à négocier, mais à condition qu'on lui abandonnerait les anciennes provinces polonaises, c'est-à-dire la Lithuanie, sinon comme possession définitive, au moins comme occupation momentanée pendant la durée des négociations; que la paix il la ferait à la condition d'une coopération entière et sans réserve de la Russie contre l'Angleterre, qu'autrement ce serait duperie à lui de s'arrêter, et de perdre les deux mois qui lui restaient pour tirer de la campagne commencée les grands résultats qu'il en espérait. Il protesta au surplus de ses bons sentiments pour la personne de l'empereur Alexandre, rejeta sur les brouillons dont ce monarque était entouré la mésintelligence qui était survenue entre les deux empires, renvoya ensuite amicalement M. de Balachoff, et lui fit donner ses meilleurs chevaux pour le reconduire aux avant-postes.
Ces ménagements tardifs ne pouvaient réparer le mal qui venait d'être fait. M. de Balachoff, sans être narrateur malveillant, avait à rapporter, s'il voulait seulement être exact, une foule de propos qui devaient blesser profondément Alexandre, et convertir une querelle politique en une querelle personnelle. Napoléon en eut plus tard la preuve. Ainsi, quoique doué au plus haut point de l'art de séduire, quand il se donnait la peine de l'employer, il ne pouvait plus sans danger être mis en présence des hommes avec lesquels il avait à traiter, tant l'irascibilité de la toute-puissance était devenue chez lui violente et difficile à contenir. Sa conversation célèbre avec lord Whitworth en 1803 montre que chez lui le mal était ancien: mais celle qu'il venait d'avoir avec M. de Balachoff, et celle que l'été précédent il avait eue avec le prince Kourakin, prouvent que sous l'influence de succès non interrompus le mal s'était singulièrement accru.
Départ de M. de Balachoff, et sa dernière rencontre avec Murat. M. de Balachoff partit à l'instant même, rencontra encore une fois Murat aux avant-postes, le trouva toujours gracieux, caressant, protestant contre cette nouvelle guerre, se défendant de toute prétention à la royauté de Pologne, et cherchant à faire sa paix personnelle avec Alexandre, tandis qu'il allait le combattre vaillamment sur tous les champs de bataille de la Russie.
Mouvement des divers corps russes pour rejoindre la Dwina. Pendant que Napoléon était à Wilna occupé des soins que nous venons d'énumérer, les armées russes et françaises continuaient leurs mouvements. Les six corps d'infanterie et les deux corps de cavalerie de réserve du général Barclay de Tolly s'étaient mis en route pour rejoindre la Dwina, les plus rapprochés, qui faisaient face à notre gauche, y marchant directement, les autres, placés vers notre droite, et ayant à exécuter un mouvement circulaire autour de Wilna, forçant le pas pour n'être pas coupés par le maréchal Davout. Ordre au prince Bagration de se porter à Minsk. Le cri contre les plans attribués au général Pfuhl, contre la division en deux armées, étant devenu plus violent dans l'état-major russe, et le général Pfuhl ne sachant opposer aux objections qu'on lui faisait que les boutades d'une humeur chagrine, ou le silence dédaigneux d'un prétendu génie méconnu, l'empereur Alexandre avait été obligé de céder au soulèvement des esprits, et d'envoyer au prince Bagration, outre l'instruction déjà donnée de se replier sur le Dniéper, celle de se diriger en toute hâte sur Minsk, afin de pouvoir se réunir à l'armée principale, dès qu'on le jugerait nécessaire.
Marche des corps de Wittgenstein, de Bagowouth et de la garde. En conséquence de ces divers ordres, chacun avait marché le mieux et le plus vite qu'il avait pu. Les trois corps de Barclay de Tolly placés à notre gauche, ceux de Wittgenstein, de Bagowouth et de la garde, qui au début se trouvaient à Rossiena, à Wilkomir, à Wilna, s'étaient retirés dans la direction de Drissa, sans rencontrer d'obstacle, suivis seulement par les maréchaux Macdonald, Oudinot et Ney. L'un d'eux toutefois, comme on l'a vu, avait été assez fortement entamé à Deweltowo par le maréchal Oudinot. Ces corps rejoignent la Dwina sans difficulté. Leur mouvement, grâce à leur position et à l'avance qu'ils avaient, s'était achevé sans difficulté, malgré les poursuites de notre cavalerie. Les corps de Touczkoff et de Schouvaloff parviennent aussi à se retirer, mais en laissant une arrière-garde compromise. Les corps de Touczkoff et de Schouvaloff, placés, le premier à Nowoi-Troki, le second à Olkeniky, l'un et l'autre à droite de Wilna (droite par rapport à nous), s'étant mis en marche dès le 27 juin, veille du jour où nous entrions dans Wilna, avaient eu le temps de se retirer, et avaient pu se soustraire à notre poursuite avant que la cavalerie des généraux Pajol et Bordessoulle et l'infanterie du maréchal Davout parvinssent à les atteindre. Toutefois l'arrière-garde du corps de Schouvaloff se trouvant à Orany n'avait pu dépasser à temps la route d'Ochmiana à Minsk, que suivait le maréchal Davout, et était demeurée entre ce dernier et le Niémen, errant çà et là, et tâchant de rejoindre l'hetman Platow, pour se réfugier avec lui auprès de Bagration. Marches forcées au moyen desquelles le général Doctoroff réussit à se sauver. Restaient enfin le 6e corps, celui du général Doctoroff, et le 2e de cavalerie du général Korff, portés plus loin que les autres sur notre droite, c'est-à-dire à Lida, et ayant un plus long circuit à parcourir pour tourner autour de Wilna. L'ordre de se retirer, expédié pour eux comme pour les autres corps le 26 juin, leur étant parvenu le 27, ils s'étaient mis immédiatement en route, et avaient marché sans relâche sur Ochmiana et Smorgoni. Le vigilant et brave Doctoroff, déjà connu et estimé de notre armée, dirigeait leur mouvement. Il n'avait pas perdu de temps, avait dépassé le 29 la route de Wilna à Minsk, et était arrivé le 30 à Donachewo, ne laissant après lui que des bagages et des arrière-gardes, que les généraux Pajol et Bordessoulle poussaient vivement. Le 1er juillet, il s'était remis en marche pour rejoindre en forçant le pas la grande armée de Barclay de Tolly.
Troupes restées compromises, et errant sur notre droite. Tel était l'état des choses le 1er juillet. Il n'y avait plus à notre droite que quelques détachements de Doctoroff, l'arrière-garde du corps de Schouvaloff sous le général Dorokoff, l'hetman Platow avec huit ou dix mille Cosaques, les uns comme les autres ayant pour unique ressource de se reployer sur le prince Bagration en longeant le Niémen.
Poursuite par le maréchal Davout des corps russes détachés de l'armée de Barclay de Tolly. Le maréchal Davout, parti de Wilna pour soutenir la cavalerie des généraux Pajol et Bordessoulle, et interdire au prince Bagration la retraite sur le Dniéper, avait cheminé aussi vite qu'il avait pu, n'était cependant pas arrivé à temps pour donner aux généraux Pajol et Bordessoulle la force dont ils auraient eu besoin pour entamer le corps de Doctoroff, et continuait à s'avancer sur Minsk, voyant bien tout ce qui lui restait à faire contre le prince Bagration, qu'on avait dans tous les cas séparé de Barclay de Tolly.
Obscurité du pays dans lequel opère ce maréchal. Dans ce pays de forêts et de marécages, déjà fort obscur par lui-même, et dont les habitants rares et peu intelligents ne contribuaient pas à dissiper l'obscurité, les bruits les plus contradictoires circulaient, et tantôt on donnait les troupes que l'on venait de heurter pour les restes de l'armée de Barclay de Tolly, tantôt pour la tête de l'armée du prince Bagration, lequel s'avançait avec 80 mille hommes, selon les uns, avec 100 mille selon les autres. Le maréchal Davout avait une expérience de son métier et une fermeté de caractère qui le garantissaient d'un défaut fréquent et dangereux à la guerre, celui de se grossir les objets. Après avoir marché en avant le 2 et le 3 juillet jusqu'à Volosjin, moitié chemin de Wilna à Minsk, recueillant avec attention et sans trouble les rapports des prisonniers, des habitants, des curés, il discerna clairement qu'à sa gauche un corps lui avait échappé, celui de Doctoroff, et qu'à sa droite des arrière-gardes d'infanterie et de cavalerie, coupées de leurs corps principaux, erraient dans les forêts, où il serait possible de les enfermer et de les prendre en se portant sur Bagration. De quelle force disposait ce dernier? le maréchal l'ignorait. En réalité, Bagration avait environ cinquante et quelques mille hommes avec lui, et s'il se renforçait de l'arrière-garde de Dorokoff, forte de 3 mille fantassins, et des 8 mille Cosaques de Platow, il était en mesure de réunir 65 ou 70 mille combattants.
Le maréchal Davout s'attend à rencontrer le prince Bagration avec 60 ou 70 mille hommes. Le maréchal Davout, d'après des indications générales, attribuait au moins 60 mille hommes au prince Bagration, dont 40 mille d'infanterie. Dans ce pays fourré, où la défensive qu'il entendait si bien était facile, le maréchal n'avait pas peur de rencontrer 40 mille Russes d'infanterie, pouvant leur en opposer 20 mille avec la division Compans qu'il dirigeait lui-même sur la route d'Ochmiana, avec la division Dessaix qui était sur la route de Lida, et qu'il pouvait, par un mouvement transversal, attirer rapidement à lui. Forces dont dispose ce maréchal. Ces deux divisions auraient même dû lui fournir 24 mille hommes d'infanterie, mais tout ce qui était Illyrien, Anséate, Hollandais, tout ce qui était jeune surtout, languissait sur les chemins, ou les pillait. Il n'avait donc que 18 à 20 mille fantassins, mais des meilleurs. Il avait en cavalerie plus qu'il ne lui fallait, c'est-à-dire les hussards et chasseurs des généraux Pajol et Bordessoulle, les cuirassiers Valence détachés du corps de Nansouty, et enfin le corps entier de Grouchy, séparé momentanément du prince Eugène, et lancé par Napoléon dans la direction de Grodno pour établir une communication avec le roi Jérôme. Toute cette cavalerie avait ordre d'obéir au maréchal Davout, et pouvait présenter 10 mille hommes à cheval. Dans ce pays fourré, le maréchal eût certainement préféré trois ou quatre mille hommes d'infanterie à la plus belle cavalerie.
Mouvement du maréchal Davout sur Minsk. Il s'avança néanmoins sur Minsk, n'ayant aucune crainte de rencontrer le prince Bagration, se faisant fort au contraire de l'arrêter et de l'empêcher de gagner le Dniéper, mais ne se flattant pas de l'envelopper et de le prendre avec si peu de monde. C'était, du reste, un résultat déjà très-important que d'opposer des obstacles à sa marche, car on allait ainsi l'obliger de redescendre vers les marais de Pinsk, et si le roi Jérôme, qui avait dû passer le Niémen à Grodno, s'avançait rapidement avec les 70 ou 75 mille hommes dont il disposait, on avait la chance d'enlever la seconde armée russe. Le maréchal Davout fit part de cette situation à Napoléon, et de sa résolution de percer droit sur Minsk, malgré les fantômes dont il marchait entouré sur cette route, lui demanda de le faire appuyer, soit vers sa gauche contre un retour offensif des colonnes qui lui avaient échappé, soit en arrière pour qu'il pût, s'il le fallait, arrêter à lui seul le prince Bagration. Il écrivit en même temps au roi Jérôme de hâter le pas, et d'étendre le bras vers Ivié ou Volosjin, points sur lesquels il était possible de se donner la main, de ne rien négliger enfin pour une réunion qui promettait de si beaux résultats.
L'intrépide maréchal s'avança ainsi, les 3, 4 et 5 juillet, de Volosjin sur Minsk, tantôt heurtant directement la colonne fugitive de Dorokoff, tantôt rencontrant sur sa droite les Cosaques de Platow, qu'on lui signalait toujours comme étant la tête de l'armée de Bagration. Sentant toutefois le danger s'accroître en approchant de Minsk, et voyant s'agrandir aussi la distance qui le séparait de ses renforts, il multipliait les reconnaissances sur sa droite pour savoir au juste ce qu'était cette cavalerie courant de tout côté, si par hasard elle ne serait pas le corps de Bagration lui-même, et s'il n'y aurait pas moyen de communiquer avec le roi Jérôme. Le maréchal ralentit sa marche pour recevoir les secours demandés à Napoléon. Il finit ainsi par ralentir un peu sa marche, et s'arrêta une journée et demie entre Volosjin et Minsk, pour avoir le temps de ramener à lui la division Dessaix, ainsi que la cavalerie de Grouchy lancée à une grande distance, et pour entrer à Minsk à la tête de ses forces réunies.
Napoléon en attendant avait reçu les demandes de secours à lui adressées par le maréchal Davout. Ces demandes étaient fondées, car si avec 20 mille hommes d'infanterie et 10 mille de cavalerie, ce maréchal ne craignait pas d'en rencontrer le double dans un pays très-favorable à la défensive, néanmoins réduit à de telles forces il était obligé d'être circonspect, de s'avancer avec précaution, d'envoyer des reconnaissances à droite et à gauche, de perdre ainsi un temps précieux. Importance de secourir le maréchal Davout. Avec deux divisions de plus, il eût cheminé droit devant lui, sans s'inquiéter s'il pouvait être rejoint par le roi Jérôme; il eût couru à Minsk sans s'arrêter, de Minsk à la Bérézina, de la Bérézina au Dniéper, jusqu'à ce qu'il eût débordé le prince Bagration. Jérôme venant ensuite, on eût enveloppé le prince géorgien, et probablement fait de lui ce qu'on avait fait du général Mack à Ulm. C'était là un si grand résultat, qu'il valait la peine d'y sacrifier toute autre combinaison. Mais pour l'atteindre sûrement, il fallait que le maréchal Davout pût marcher vite, pour marcher vite, qu'il pût marcher sans précaution, et pour marcher sans précaution, qu'il eût des forces suffisantes, et ne fût pas obligé d'attendre une jonction douteuse.
Napoléon comptant sur la jonction du roi Jérôme avec le maréchal Davout, croit avoir envoyé assez de forces contre l'armée de Bagration. Napoléon, préoccupé de trop de combinaisons à la fois, négligea malheureusement ces considérations. Couper Bagration de Barclay de Tolly lui semblait déjà fait, ou à peu près. L'envelopper, le prendre, lui paraissait un désirable et beau triomphe, mais il avait chargé son frère Jérôme de passer le Niémen avec 75 mille hommes à Grodno, et il pensait que, sauf deux ou trois jours de retard, la jonction du maréchal Davout avec le roi de Westphalie était presque infaillible; que ces deux chefs devant réunir cent mille hommes, en finiraient de Bagration, soit qu'ils réussissent à l'envelopper, à le prendre, ou à le battre à plate couture. Il crut donc avoir assez fait pour ce côté de l'immense champ de bataille sur lequel s'exerçait sa prévoyance. Vastes combinaisons pour envelopper l'armée de Barclay de Tolly. En ce moment il méditait une combinaison qui était digne de son vaste génie, et qui devait lui livrer à lui-même Barclay de Tolly, tandis que Bagration serait livré à Davout et à Jérôme, ce qui pouvait amener d'un seul coup la fin de la guerre. Entré le 28 juin à Wilna, ayant employé une dizaine de jours à y rallier ses troupes, et à y réorganiser ses équipages, il se flattait de pouvoir en partir le 9 juillet. Il avait donc imaginé de se diriger sur la Dwina, à la hauteur du camp de Drissa (voir la carte no 54), et, tandis qu'Oudinot et Ney attireraient les yeux de Barclay de Tolly avec environ 60 mille hommes, de manœuvrer derrière eux, de se porter à droite avec les trois divisions restantes de Davout, avec la garde, avec le prince Eugène, avec la cavalerie de Murat, de franchir brusquement la Dwina sur la gauche de l'ennemi, aux environs de Polotsk par exemple, point où la Dwina est très-facile à franchir, d'envelopper la grande armée russe dans son camp de Drissa, de la couper à la fois des routes de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et de ne lui laisser ainsi d'autre ressource que celle de se faire jour ou de mettre bas les armes. Au plan d'une retraite indéfinie qu'il avait parfaitement discerné chez les Russes, Napoléon ne pouvait pas opposer une combinaison plus savante et plus redoutable, et avec les forces dont il disposait, avec son art de manœuvrer devant l'ennemi, toutes les chances étaient en sa faveur.
En effet, même après les marches qu'on avait exécutées, les désertions qu'on avait essuyées, Oudinot et Ney comptaient bien encore 50 et quelques mille hommes, les trois divisions de Davout qu'on avait retenues 30 mille, la garde 26 (en faisant une défalcation dont nous allons bientôt dire le motif), le prince Eugène 70, Murat 15. C'était une force totale de près de deux cent mille hommes, comprenant ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée. Si Napoléon en employait 60 mille à masquer son mouvement, il lui en restait 140 mille pour passer la Dwina sur la gauche de Barclay de Tolly, pour envelopper celui-ci et le détruire. Le résultat semblait certain, et on comprend qu'il enflammât la puissante imagination de Napoléon.
Inconvénient de poursuivre trop de buts à la fois. Il n'y avait ici qu'un tort, c'était de vouloir poursuivre tous les buts à la fois. Il était possible, en effet, que pour atteindre Barclay on manquât Bagration, comme il était possible que pour atteindre Bagration on manquât Barclay. Il eût donc fallu opter, et s'assurer d'abord de la destruction de l'un, sauf à s'attacher ensuite à la destruction de l'autre. Or, en se réservant 200 mille hommes, ce qui n'était pas trop pour l'opération principale, Napoléon en aurait sans doute accordé assez au maréchal Davout pour l'opération secondaire, en lui laissant 100 mille hommes, s'il les lui avait mis dans la main. Mais de ces 100 mille hommes, il y en avait 70 mille conduits par le roi Jérôme, qui avaient dû passer le Niémen à Grodno, et avaient à exécuter un trajet de plus de cinquante lieues pour joindre le maréchal Davout, à travers un pays couvert de forêts et d'affreux marécages.
Napoléon n'envoie d'autres secours au maréchal Davout que la division Claparède et les lanciers rouges. Comptant néanmoins sur cette jonction, Napoléon ne voulut pas se démunir des trois premières divisions du 1er corps, les divisions Morand, Friant, Gudin, qu'il appréciait plus que la garde elle-même; et voulant en même temps donner au maréchal Davout un renfort qui pût lui permettre de subsister seul, en attendant la jonction du roi Jérôme, il détacha de la garde la division Claparède, composée des fameux régiments de la Vistule, et les lanciers rouges sous le général Colbert. C'était une fort belle troupe que la division Claparède, mais recrutée en entrant en Pologne avec des conscrits, il était à craindre qu'elle ne se trouvât réduite de 6 ou 7 mille hommes d'infanterie à 4 ou 5 mille, c'est-à-dire aux vieux soldats; et quant aux lanciers rouges, ils ne comptaient pas plus de 1700 chevaux. Quoique borné à ces six mille hommes de toutes armes, ce renfort n'en était pas moins très-utile, surtout à cause de sa valeur. Napoléon presse la marche du roi Jérôme, pour hâter la jonction de celui-ci avec le maréchal Davout. Napoléon n'envoya pas d'autre secours au maréchal Davout; il y ajouta force excitations au roi Jérôme, pour engager ce prince à marcher vite, et il se prépara lui-même à se mettre en mouvement le 9 ou le 10 juillet, afin de commencer l'opération décisive qu'il avait méditée contre Barclay de Tolly.
Le maréchal Davout, certain avec la division Claparède et les lanciers rouges de réunir 24 mille hommes d'infanterie et 11 mille chevaux, sachant qu'il était couvert sur sa gauche par la présence du prince Eugène, n'éprouva aucune inquiétude de ce qu'il était exposé à rencontrer devant lui. Ayant jadis résisté avec 22 mille Français à 70 mille Prussiens, dans les champs ouverts d'Awerstaedt, il ne craignait pas avec 35 mille hommes de rencontrer 60 mille Russes, dans un pays semé d'obstacles de tout genre, où l'on pouvait derrière un bois, un marais, un pont coupé, arrêter une armée.
Le Niémen, qui de Grodno à Kowno coule droit au nord, présente au-dessus de Grodno une direction toute différente, car des environs de Neswij à Grodno il coule de l'est à l'ouest, en décrivant mille contours. (Voir la carte no 54.) Le maréchal Davout, marchant à l'est avec une légère déviation au sud, avait donc ce fleuve à sa droite. Il était séparé par les nombreuses sinuosités de son cours du prince Bagration et du roi Jérôme. Ayant par de fortes et fréquentes reconnaissances rejeté au delà du Niémen la cavalerie ennemie qu'il avait constamment aperçue sur sa droite, il avait ramené à lui la division d'infanterie Dessaix, toute la cavalerie de Grouchy, et il s'avançait sur Minsk en une masse compacte. Entrée du maréchal Davout à Minsk. Ayant 35 mille hommes environ dans la main, il n'hésita pas à se porter en avant, et entra dans Minsk le 8 juillet au soir avec une simple avant-garde.
Il y trouve d'assez grands magasins. Bien lui prit d'avoir marché sur Minsk si franchement et si vite, car les Cosaques, expulsés à temps par notre cavalerie légère, n'eurent pas le loisir de détruire les magasins de cette ville. Le maréchal y trouva, ce qui était d'un grand prix dans le moment, un approvisionnement de 3,600 quintaux de farine, de 300 quintaux de gruau, de 22 mille boisseaux d'avoine, de 6 mille quintaux de foin, de 15 ou 20 barriques d'eau-de-vie. On avait trouvé de plus à Minsk une manutention où l'on pouvait cuire cent mille rations par jour, des moyens de réparer l'habillement, le harnachement, et beaucoup de zèle pour l'indépendance polonaise, comme dans toutes les grandes villes. Ces circonstances étaient heureuses pour le maréchal Davout, dont le corps ayant marché sans cesse de Kowno à Wilna, de Wilna à Minsk, n'avait pas eu deux jours entiers de repos depuis le 24 juin. Soins que se donne le maréchal pour rétablir la discipline dans son corps d'armée. Ce maréchal se hâta d'en profiter, car même parmi ses troupes, si fortement organisées, le désordre était arrivé au comble. Un tiers de ses soldats était en arrière; les chevaux étaient épuisés, et le 33e léger surtout, régiment hollandais, comme nous l'avons dit, était resté presque tout entier sur les derrières, occupé à piller. Le maréchal n'était pas homme à fléchir, quelque grandes que fussent les excuses qu'on pouvait faire valoir pour ces soldats exténués. Quelques actes de sévérité envers les pillards. Il assembla les compagnies d'élite, les passa en revue, leur dit que c'était sur elles qu'il comptait pour donner de bons exemples, leur témoigna la satisfaction qu'il ressentait de leur excellente conduite, car les capitaines avaient, à très-peu d'exceptions près, des raisons valables à présenter pour chaque homme demeuré en arrière, accorda des éloges et des récompenses à ceux qui les méritaient, mais trouvant les compagnies d'élite du 33e singulièrement incomplètes, les fit défiler à la parade la crosse en l'air, annonça le prochain licenciement du régiment s'il ne se conduisait pas mieux, et toujours impitoyable pour les pillards, fit fusiller sur-le-champ un certain nombre d'hommes qui avaient essayé de piller plusieurs boutiques à Minsk.
Sa sévérité, blâmée par quelques chefs, approuvée par quelques autres, motivée du reste par les circonstances, produisit une salutaire impression, rassura les habitants du pays, intimida les mauvais sujets, et, sans rendre des forces à ceux de ses soldats qui étaient épuisés, ou de la bonne volonté à ceux qui n'en avaient pas pour une telle guerre, réveilla le sentiment du devoir chez les masses, que le mauvais exemple, le goût du pillage, l'impunité assurée dans la profondeur des bois, commençaient à corrompre. Les approvisionnements en céréales trouvés à Minsk étaient heureusement sous forme de farine: le maréchal n'eut donc qu'à faire pétrir et cuire du pain. Il se procura des rations pour dix jours, donna de l'avoine à ses chevaux, et remit tout en ordre parmi ses troupes, afin d'entreprendre bientôt de nouvelles marches.
Motifs du maréchal Davout pour s'arrêter deux ou trois jours à Minsk, afin de s'éclairer sur la marche de l'ennemi. Entré à Minsk le 8 au soir avec son avant-garde, n'y ayant réuni ses divisions que le 9, il les avait déjà un peu rétablies le 10, et il aurait poursuivi son mouvement, si la situation autour de lui n'était devenue des plus ambiguës, et n'avait exigé de nouvelles lumières avant de se porter plus loin. Une fois à Minsk, on pouvait, en faisant quelques pas de plus, arriver sur la Bérézina, et en inclinant un peu à droite se rendre sous les murs de Bobruisk, place forte qui commandait le passage de la Bérézina, ou bien en perçant droit devant soi se transporter jusqu'aux bords du Dniéper à Mohilew. (Voir la carte no 54.) C'était l'un ou l'autre de ces mouvements, le plus ou le moins allongé, qu'il fallait exécuter, suivant que le prince Bagration serait réputé avoir plus ou moins d'avance sur nous. Or, il résultait des détails recueillis de la bouche des prisonniers, des juifs, des curés, des seigneurs, les uns désirant dire la vérité mais l'ignorant, les autres la connaissant mais la voulant taire, il résultait confusément que le prince Bagration s'était d'abord avancé jusqu'au Niémen, vers Nikolajef, puis, qu'après avoir rallié Dorokoff et Platow, il s'était replié vers la petite ville de Neswij, sur la route de Grodno à Bobruisk, qui était la route naturelle de l'armée du Dniéper. Il était donc possible d'arrêter le prince Bagration à Bobruisk même, surtout si on était joint par le roi Jérôme, dont on n'avait que des nouvelles très-vagues, mais qui, après tout, ne devait pas tarder à paraître. Si, effectivement, en marchant sur Bobruisk par Ighoumen on parvenait à arrêter le prince Bagration au passage de la Bérézina, tandis que le roi Jérôme l'assaillirait par derrière, on pouvait l'envelopper de telle façon qu'il n'eût plus que les marais de Pinsk pour asile. Au contraire, en courant jusqu'au Dniéper pour intercepter sa marche à Mohilew, l'incertitude du succès augmentait avec la distance. Combinaisons du maréchal Davout pour intercepter la marche du prince Bagration. Il pouvait se faire en effet qu'arrêté à Mohilew, le général russe descendît plus bas pour passer le Dniéper à Rogaczew, et il était douteux qu'à cette distance le roi Jérôme se trouvât exactement sur ses derrières, et le serrât d'aussi près. En un mot, le cercle dans lequel on cherchait à l'envelopper étant agrandi, il lui restait plus de points pour s'échapper. Le maréchal Davout résolut donc d'attendre encore un jour ou deux pour savoir ce qu'il convenait de faire, en préparant au surplus sa marche sur Ighoumen, marche qui avait l'avantage de le rapprocher également de Mohilew et de Bobruisk, les deux buts dont il fallait qu'on atteignît l'un ou l'autre.
Blâme réitéré contre les retards du roi Jérôme. Sa mauvaise humeur contre le roi Jérôme, ainsi qu'il arrive à tous ceux qui attendent, était extrême, et il ne se faisait faute de la communiquer à Napoléon, qui la reportait à ce prince en termes violents. Dans la vie commune, et plus encore dans la vie militaire, on tient compte de ses propres embarras, et très-peu des embarras d'autrui. C'est ce qu'on pratiquait à l'égard du roi Jérôme et de ses troupes. On se plaignait de leur lenteur, tandis que soldats et généraux s'exténuaient pour ne pas manquer au rendez-vous. Voici en effet ce qui leur était advenu au passage du Niémen, et depuis.
Difficultés qu'éprouve le roi Jérôme pour atteindre le Niémen. Partis des environs de Pultusk, et obligés de suivre la route d'Ostrolenka et Goniondz, pour se rendre à Grodno, à travers un pays pauvre où il fallait tout porter avec soi, sur des chemins où tout fardeau un peu lourd s'enfonçait profondément, les Polonais et les Westphaliens, précédés par le corps de cavalerie du général Latour-Maubourg, avaient eu la plus grande peine à gagner le Niémen dans les derniers jours de juin. Tandis qu'ils se dirigeaient vers Grodno pour y passer le Niémen, le général Reynier se portait sur leur droite avec les Saxons, pour déboucher par Byalistok, et le prince de Schwarzenberg avec environ 30 mille Autrichiens arrivait de la Gallicie à Brezesc-Litowsky. Ce prince, après avoir hésité à franchir le Bug, marchait en tâtonnant sur Proujany, et s'y arrêtait de peur d'être compromis devant les forces de Tormazoff, qu'il s'exagérait beaucoup.
Entrée du prince Jérôme à Grodno. Pressé par les ordres réitérés de l'Empereur, le roi Jérôme, qui avait mis en tête de sa colonne les excellentes troupes du prince Poniatowski, avait sacrifié plus d'un millier de chevaux de trait afin d'arriver plus vite à Grodno, et laissé en outre beaucoup d'hommes en arrière, surtout parmi les recrues des régiments polonais. Le 28 juin, les chevaux-légers polonais, animés d'une véritable rage contre les Russes, avaient atteint Grodno, et vivement refoulé les Cosaques de Platow dans le faubourg de cette ville, qui est situé sur la rive gauche du Niémen par laquelle nous nous présentions. Bientôt ils s'étaient emparés du faubourg lui-même, et avaient fait leurs préparatifs pour passer le fleuve, aidés des habitants, que la présence de leurs compatriotes et la nouvelle de la reconstitution de la Pologne avaient remplis d'enthousiasme. Le 29 juin, Platow, qui avait reçu l'ordre de se replier, avait tout à coup évacué Grodno, et la cavalerie légère polonaise, franchissant le Niémen, avait occupé cette ville, et enlevé plusieurs bateaux de grains que les Russes s'efforçaient de sauver en leur faisant remonter le fleuve. Sans prendre de repos, la cavalerie polonaise avait couru sur la route de Lida, pour se conformer aux ordres de l'état-major général, qui prescrivaient de se lier avec le prince Eugène, dont le passage, comme on l'a vu, s'était opéré à Prenn.
Le roi Jérôme se hâte de préparer des approvisionnements pour son corps d'armée. Le roi Jérôme était arrivé le lendemain 30 juin avec le reste de sa cavalerie, laissant à un ou deux jours en arrière l'infanterie de son corps d'armée. Sur-le-champ il s'était mis à préparer des vivres pour ses troupes, qui étaient harassées, et qui n'avaient pu se faire suivre par leurs convois. Le vaste orage du 29 juin ayant enveloppé la Pologne tout entière, avait dans cette partie du théâtre de la guerre, comme dans les autres, rendu les routes impraticables, causé la mort de quelques hommes, la désertion d'un plus grand nombre, et tué une quantité considérable de chevaux. La population de Grodno, fort sensible, comme toutes les populations nombreuses, à la nouvelle de l'indépendance de la Pologne et à la présence d'un frère de l'Empereur, avait poussé beaucoup d'acclamations, s'était mise en fête, et avait offert au jeune roi de Westphalie des festins et des bals. Le prince s'était prêté à ces hommages, mais sans perdre de temps, car tandis que ses colonnes arrivaient successivement les 1er, 2 et 3 juillet, il ne négligeait rien pour les faire repartir, et tâchait de se procurer quelques quintaux de pain, que toute la joie des habitants de Grodno n'avait pas rendu plus faciles à réunir, et surtout à transporter. Il ne perd pas un moment, et fait repartir ses colonnes en ne leur accordant qu'un jour de repos. Pendant ce temps les lettres de Napoléon, qui ne voulait pas tenir compte des difficultés d'autrui, bien qu'il fût très-frappé des siennes, au point de faire un long séjour à Wilna, les lettres de Napoléon parvenaient coup sur coup au roi Jérôme, et lui apportaient des reproches aussi injustes qu'humiliants contre sa lenteur, son incurie, son goût pour les plaisirs. Jérôme, qui voyait périr autour de lui les hommes et les chevaux à force de marches rapides, n'en avait pas moins acheminé ses colonnes sur la route de Minsk, en ne donnant à chacune d'elles qu'un jour entier de repos, car il faisait partir le 3 celles qui étaient arrivées le 1er, le 4 celles qui étaient arrivées le 2, et ainsi de suite. Il s'était mis par Tzicoutzyn, Joludek, Nowogrodek, à la poursuite de l'armée de Bagration, dont l'imagination polonaise grossissait le chiffre jusqu'à la dire forte de cent mille hommes.
Le roi Jérôme, qui ne possédait pas l'expérience du maréchal Davout pour discerner la vérité à travers les exagérations populaires, avait marché avec une certaine appréhension de ce qu'il pourrait rencontrer, mais avec un complet dévouement aux ordres de son frère, et n'avait perdu ni un jour ni une heure, recommandant sans cesse au général Reynier, qui s'avançait parallèlement à lui par Byalistok et Slonim, de hâter le pas, et de se serrer à la colonne principale. Marche du prince Bagration. Mais le prince Bagration avait six ou sept marches d'avance, et il n'était pas facile de l'atteindre. Le général russe, en effet, parti le 28 juin de Wolkowisk, sur le premier ordre qui lui prescrivait de regagner les bords du Dniéper, avait reçu en route le second qui lui prescrivait de se rapprocher de Barclay de Tolly dans son mouvement de retraite, et s'était porté alors à Nikolajef, afin d'y passer le Niémen, et d'opérer autour de Wilna le mouvement circulaire qui avait sauvé Doctoroff. Là il avait recueilli Dorokoff et Platow, qui lui avaient appris l'arrivée de Davout sur leurs traces, et d'après cet avis, au lieu de s'élever au nord, il était descendu au sud, pour se porter par Nowogrodek, Mir et Neswij, sur Bobruisk. (Voir la carte no 54.) Impossibilité pour le roi Jérôme de l'atteindre. Bien qu'il eût employé deux jours à Neswij pour faire reposer ses troupes, exténuées par la chaleur et la marche, il était en mesure d'en partir le 10 juillet, et il aurait fallu que le roi Jérôme y arrivât le 10 même pour l'atteindre. Or c'était chose impossible. Il y avait de Grodno à Neswij, en passant par Nowogrodek, près de 56 lieues, et le roi de Westphalie, parti de Grodno le 4, en faisant pendant huit jours sept lieues par jour, ce qui était excessif sur de telles routes et au milieu des chaleurs de juillet, ne pouvait pas être rendu à Neswij avant le 12. Tout le zèle du monde était impuissant en présence de telles difficultés.
Le prince harcelait sans cesse ses généraux, harcelé qu'il était lui-même par les lettres de Napoléon. Ces lettres lui disaient qu'ayant dû arriver à Grodno le 30 juin, il devait être rendu le 10 juillet à Minsk, auprès du maréchal Davout, à quoi le prince piqué au vif répondait qu'entré le 30 à Grodno avec une simple avant-garde, il n'avait eu ses colonnes d'infanterie que le 2 et le 3 juillet, qu'il lui avait fallu ramener sa cavalerie légère envoyée en reconnaissance sur Lida, préparer ensuite des vivres, qu'il n'avait donc pu partir que le 4; que la route était jalonnée d'hommes morts de chaleur, de traînards exténués, de convois abandonnés faute de chevaux; que sa cavalerie vivait par miracle, que son infanterie se nourrissait de viande sans sel, sans pain, sans eau-de-vie, et était déjà, grâce à cette nourriture, à la chaleur et aux fatigues, décimée par la dyssenterie.
Arrivée du roi Jérôme à Nowogrodek le 10 juillet. Le roi de Westphalie ainsi persécuté par son intraitable frère, parvint le 10 juillet à Nowogrodek, où il se trouvait à quatorze lieues de Bagration qui était à Neswij, et à vingt de Davout qui était à Minsk. Il avait fait sept lieues par jour pendant six jours, et on ne pouvait certainement pas lui en demander davantage. En approchant, le fantôme de Bagration avait pris des proportions moins effrayantes, et de 100 mille hommes il était ramené à 60 mille, ce qui était beaucoup encore pour les forces de Jérôme, car les 30 mille Polonais étaient réduits à 23 ou 24 mille, les 18 mille Westphaliens à 14, les 10 mille cavaliers de Latour-Maubourg à 6 ou 7 mille, ce qui faisait 45 mille hommes au plus. Les Saxons étaient réduits de 17 mille à 13 ou 14, et ils se trouvaient à deux journées du corps principal. Le roi Jérôme pouvait donc rencontrer 60 mille Russes avec 45 mille Polonais et Westphaliens, les Saxons étant trop loin de lui pour le joindre à temps. Il faut ajouter que si les Polonais étaient fort aguerris et fort animés, les Westphaliens l'étaient fort peu. Néanmoins, le prince craignant son frère beaucoup plus que l'ennemi, il continua de marcher devant lui, quoi qu'il pût en advenir.
Le jour même du 10 sa cavalerie légère, ayant couru au delà de Nowogrodek sur la route de Mir, rencontra l'arrière-garde du prince Bagration, composée de 6 mille Cosaques, de 2 mille cavaliers réguliers, et de 2 mille hommes d'infanterie légère. Combat de la cavalerie contre l'arrière-garde du prince Bagration. Le général Rozniecki avec six régiments, les uns de chasseurs, les autres de lanciers polonais, comprenant au plus 3 mille chevaux, ne put retenir l'ardeur de sa cavalerie, se trouva engagé contre 10 mille hommes, se battit avec la plus grande bravoure, soutint plus de quarante charges, perdit 500 hommes, en mit un millier hors de combat, et fut enfin dégagé par le général Latour-Maubourg, qui survint avec la grosse cavalerie.
Telle avait été la conduite du roi Jérôme jusqu'au 11 juillet. Le maréchal Davout n'avait pas encore pu communiquer avec lui, par une raison facile à comprendre. Ce maréchal portait ses reconnaissances sur sa droite jusqu'au Niémen, sans oser toutefois le dépasser: si en même temps le roi Jérôme eût porté les siennes vers sa gauche, sur le Niémen aussi, une rencontre eût été possible. Napoléon impatienté des prétendues lenteurs du roi Jérôme le place sous les ordres du maréchal Davout. Mais ce prince, tout occupé de Bagration, dirigeait ses reconnaissances dans un sens absolument opposé, c'est-à-dire vers sa droite, à la suite de l'ennemi. Il n'y avait donc pas moyen qu'il rencontrât les patrouilles du maréchal Davout. De son côté le maréchal, qui était à Minsk depuis le 8 juillet, y était rempli d'une impatience qu'il exprimait chaque jour à Napoléon, et celui-ci, ne se contenant plus, envoya à son frère l'ordre de se ranger, aussitôt la réunion opérée, sous le commandement du maréchal Davout. Il expédia en même temps cet ordre au maréchal, pour qu'il pût en faire usage dans le moment opportun. Rien n'eût été plus simple que de placer un jeune prince, même portant une couronne, sous un vieux guerrier blanchi dans le métier des armes: mais si une telle disposition, prise dès le commencement de la campagne, eût été naturelle, elle pouvait, adoptée après coup, à titre de punition, produire des froissements fâcheux, et compromettre tous les résultats qu'elle était destinée à sauver.
Situation des choses du 12 au 15 juillet, et possibilité à cette époque d'atteindre et d'envelopper le prince Bagration. En effet, sans aucun changement de commandement, seulement avec la bonne volonté des uns et des autres, d'ailleurs bien assurée, les combinaisons de Napoléon pouvaient parfaitement s'accomplir. Bagration, resté à Neswij jusqu'au 11 juillet, s'était décidé à descendre sur Bobruisk, pour éviter la rencontre du maréchal Davout qu'il croyait supérieur en forces, pour passer la Bérézina sous la protection de cette place, et pour se rendre ensuite sur le Dniéper. Il avait, dans cette intention, chargé le général Raéffskoi de former l'avant-garde avec le 7e corps russe, et s'était chargé de former lui-même l'arrière-garde avec le 8e, afin de tenir tête à Jérôme, dont la cavalerie devenait extrêmement pressante. Parti de Neswij le 11, il était le 12 à Romanow, et ne s'était avancé le 13 que jusqu'à Slouck. Il ne pouvait pas être avant le 16 à Bobruisk, et il lui fallait bien deux jours pour rallier son monde, et franchir la Bérézina avec tous ses équipages. Or Jérôme, rendu à Nowogrodek le 10 avec l'infanterie polonaise, s'était mis immédiatement en route pour Neswij, était arrivé le 12 à Mir, et le 13 à Neswij. Averti de la présence du prince Bagration sur la route de Bobruisk, de celle du maréchal Davout à Ighoumen, il était prêt à marcher, et pouvait être le 17 à Bobruisk, c'est-à-dire à un moment où le prince Bagration y serait encore, et bien avant que celui-ci eût franchi la Bérézina avec tout son matériel. Le maréchal Davout de son côté, ayant ses avant-gardes près d'Ighoumen, pouvait être en trois jours à Bobruisk, c'est-à-dire y arriver le 16 s'il partait le 13, le 17 s'il partait le 14, ce qui était facile. Dans ce cas, le maréchal Davout débouchant sur Bobruisk par la gauche de la Bérézina, tandis que le roi Jérôme s'y présenterait par la rive droite, le premier avec 35 mille hommes, le second avec 45 mille sans les Saxons, et avec 58 mille si les Saxons le rejoignaient, il était possible d'accabler Bagration, et de lui faire essuyer un véritable désastre. Il est vrai que le prince Jérôme était séparé du maréchal Davout par une région marécageuse et boisée, à travers laquelle les communications étaient difficiles, et qu'il était probable qu'on ne parviendrait à se donner la main que sous Bobruisk même, que dès lors on serait séparé jusque-là par toute la masse du corps de Bagration, qui pouvait avec de l'énergie et de l'habileté se jeter tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre des généraux français. En revanche, les troupes de Bagration étaient harassées de fatigue, fort ébranlées par une retraite précipitée, et au contraire il n'y avait rien d'égal en valeur à celles du maréchal Davout, en animation à celles du prince Poniatowski. Les Westphaliens sous les yeux de leur jeune roi montraient du zèle, et Reynier arrivait avec les Saxons, qui étaient excellents. On était donc autorisé en ce moment à concevoir les plus belles espérances. Le roi Jérôme, quoique ne se rendant pas un compte bien clair de cette situation, actuellement assez obscure, mais sachant le maréchal Davout près de lui, et ayant rencontré quelques-unes de ses patrouilles de cavalerie, lui écrivit qu'il était à Neswij, prêt à marcher sur Bobruisk, et l'invita à s'y rendre par Ighoumen, en lui promettant, et en se promettant à lui-même les plus heureux résultats de cette réunion.
Après avoir attendu à Minsk jusqu'au 12, le maréchal Davout s'avance par Ighoumen sur Bobruisk. Le maréchal Davout avait attendu à Minsk jusqu'au 12, n'osant pas se porter au delà parce qu'il n'avait que deux divisions françaises d'infanterie. Apprenant enfin le 13 par une lettre de Jérôme que ce prince était à Neswij, qu'on était à la veille de se réunir sous Bobruisk, il n'hésita plus à marcher, et prit la résolution de partir le lendemain 14 pour Ighoumen. (Voir la carte no 54.) Un repos de trois jours avait remis et rallié ses troupes, lui avait permis de cuire du pain, d'en charger ses voitures, et de tout disposer pour de nouvelles marches forcées. Pour rendre plus certain le concert entre les divers corps, ce maréchal signifie au roi Jérôme la décision qui le place sous ses ordres. En même temps, voulant rendre plus certain le concert de toutes les forces qui allaient se trouver réunies, n'étant pas fâché en outre de réduire à la position de son subordonné un jeune prince dont il avait été plus d'une fois mécontent pendant son séjour sur l'Elbe, il lui communiqua la décision de Napoléon pour le cas de réunion des deux corps d'armée, et prenant le rôle de général en chef, lui prescrivit, du reste avec beaucoup d'égards, de marcher par Neswij et Slouck sur Bobruisk, tandis que lui-même y marcherait par Ighoumen. Il lui indiqua dans la même lettre quelques routes de traverse par lesquelles ils pourraient se donner la main au moyen de leur cavalerie légère.
Vif déplaisir du roi Jérôme en recevant la dépêche qui le place sous les ordres du maréchal Davout. Bien qu'il y eût quatre jours de marche pour une armée entre les corps du prince Jérôme et du maréchal Davout, il n'y avait pas trente heures pour des officiers à cheval. L'ordre de Davout, parti le 13 juillet, arriva le 14 dans la journée à Neswij. Le prince Jérôme, qui avait été jusque-là de très-bonne volonté, éprouva un violent mouvement de dépit en recevant les dépêches du maréchal. Cette position subordonnée envers le commandant du 1er corps, qui ne lui eût pas plu, même à l'origine, lui étant infligée comme une sorte de punition, le mit au désespoir, et il se crut profondément humilié. Sans doute il avait lieu d'être froissé, il était victime de reproches injustes, et condamné, aux yeux de tout son corps d'armée, à une véritable humiliation. Mais les humiliations sont en général ce qu'on les fait soi-même par la manière de les prendre. Si on se montre blessé, elles blessent; si on les accepte comme une simple condition des choses, elles relèvent souvent au lieu d'abaisser. Le jeune roi de Westphalie se hâtant de reconnaître les titres que le vieux maréchal avait au commandement, et concourant avec zèle à un éclatant triomphe, eût partagé sa gloire, peut-être sauvé la campagne de 1812 et, en sauvant cette campagne, épargné à son frère et à sa famille une grande catastrophe.
Ce prince se démet du commandement. Quoi qu'il en soit, cédant à un sentiment fort explicable, il résolut non pas de désobéir, mais de résigner son commandement. Malheureusement, de toutes les résolutions il n'en pouvait pas prendre une plus funeste pour le succès des conceptions de son frère. Il fit appeler son chef d'état-major, le général Marchand, lui remit le commandement en chef, le chargea de l'exercer en attendant la jonction avec le maréchal Davout, et, dans le désir de pourvoir au plus pressé, convint avec lui de porter les Polonais à une marche en avant sur la route de Slouck, pour soutenir au besoin la cavalerie du général Latour-Maubourg, et faire un pas de plus sur la route de Bobruisk. Il porta à Neswij ses Westphaliens, qu'il n'avait point la pensée de retirer de l'armée, ne se réserva pour son escorte personnelle que quelques compagnies de sa garde, et rapprocha de Neswij les Saxons qui n'en étaient plus qu'à une journée. De sa personne il rétrograda vers Mir et Nowogrodek, pour y attendre les ordres de l'Empereur, et retourner dans ses États si ces ordres n'étaient pas conformes à sa dignité telle qu'il la comprenait.
Efforts du maréchal Davout pour l'engager à reprendre le commandement. Un officier courut auprès du maréchal Davout pour lui porter la résolution du jeune prince, et le joignit le 15 à Ighoumen. Le maréchal, en recevant cette réponse, ne se conduisit pas avec la fermeté qui convenait à son caractère. Au lieu de garder le commandement dont il s'était saisi trop vite, et de le manier avec la vigueur que réclamaient les circonstances, il craignit d'avoir blessé un roi, un frère de l'Empereur, et se hâta de lui écrire une lettre pleine de ménagements, pour l'engager à rester à la tête des troupes polonaises et westphaliennes, toujours il est vrai sous ses ordres, lui promettant l'entente la plus cordiale, et faisant valoir à ses yeux la grande raison du service de l'Empereur, alors la seule alléguée, car de la France il n'en était plus guère question dans le langage du temps. Il fit partir sur-le-champ un officier pour porter cette lettre au jeune prince, et corrigeant par sa vigilance des hésitations qui n'étaient pas ordinaires à son caractère, il disposa les choses de manière que le temps de ces allées et venues ne fût pas entièrement perdu pour le succès des opérations militaires. Tout en ayant l'œil sur Bobruisk, il étendait son attention au delà, pour veiller à ce qui se passait de l'autre côté de la Bérézina, et s'assurer si l'ennemi ne songeait pas à la franchir, ce qui alors aurait dû le décider à courir au Dniéper, c'est-à-dire à Mohilew. Déjà il avait envoyé la cavalerie de Grouchy à Borisow, pour s'emparer de cette ville, de son pont sur la Bérézina, de ses magasins. Le pont avait été sauvé, mais les magasins n'avaient pu l'être. Il fit jeter plusieurs autres ponts sur la Bérézina, notamment aux environs de Jakzitcy (voir la carte no 55), et il y achemina ses forces dès le 15, parce que là il avait l'avantage d'être à une marche en avant d'Ighoumen, et plus près à la fois de Bobruisk et de Mohilew. Malheureusement ce n'est pas lui qu'il eût fallu d'abord rapprocher de Bobruisk, car il en était le plus voisin, mais l'armée du roi de Westphalie, qui en était à trois journées, et que tous ces débats retardaient déplorablement, au moment d'atteindre le résultat peut-être le plus important de la campagne.
Le roi Jérôme persiste à renoncer au commandement. Lorsque cette lettre arriva à Neswij, le roi Jérôme n'y était plus; il l'avait quitté le 16, après avoir fait opérer une espèce de mouvement rétrograde à ses troupes, dans l'intention très-approuvable qu'on va voir. À Neswij, on était séparé d'Ighoumen par une région marécageuse et boisée, à travers laquelle les communications étaient presque impraticables, excepté pour la cavalerie légère. Il fallait donc, pour se joindre au maréchal Davout, ou se porter directement par la grande route sur Bobruisk, en avertissant le maréchal de s'y trouver de son côté, ce qui exposait à rencontrer au lieu du maréchal le prince Bagration lui-même, ou bien, en se reportant à gauche, contourner la région difficile dont il s'agit, et aller par Romanow, Timkowiczy, Ouzda, Dukora, regagner Ighoumen, détour qui n'exigeait pas moins de quatre jours. (Voir la carte no 55.) Le prince Jérôme, jugeant avec raison que le plan décisif mais hardi de se jeter tous à la fois sur Bobruisk cessait d'être praticable, avait pensé qu'il fallait acheminer ses troupes par le grand contour d'Ouzda et de Dukora vers Ighoumen, ce qui d'ailleurs semblait conforme à quelques indications antérieures du maréchal Davout et du quartier général. En conséquence il avait envoyé les Westphaliens à Ouzda, et laissé les Polonais à Timkowiczy, sur la route de Bobruisk, de manière à appuyer au besoin la cavalerie de Latour-Maubourg, qui poussait ses courses jusqu'aux portes de Bobruisk. Cela fait, il était parti pour Nowogrodek.
Le conflit élevé entre le roi Jérôme et le maréchal Davout entraîne une perte de temps, qui rend impossible l'opération sur Bobruisk. C'est sur la route de Nowogrodek, et le 17, qu'il reçut la lettre du maréchal Davout, et il y répondit en persistant dans sa résolution, réponse qui ne devait arriver que le 18 ou le 19 au maréchal. Dès ce moment, la grande combinaison de Napoléon était avortée, car il aurait fallu être tous ensemble sous Bobruisk le 17, et ce n'était plus possible. Tout ce qu'on pouvait faire désormais, l'occasion d'arrêter et d'envelopper Bagration sur la Bérézina étant manquée, c'était de le devancer sur le Dniéper, en allant occuper Mohilew. Mais alors les résultats ne devaient plus être les mêmes. En arrêtant le prince Bagration sur la Bérézina, on ne lui laissait guère de retraite que vers Mozyr et les marais de Pinsk, où l'on avait le moyen de l'assaillir, de l'envelopper, de le prendre tout entier. Le maréchal Davout se décide à marcher sur Mohilew. En l'arrêtant seulement sur le Dniéper, on réussissait à l'empêcher de passer par Mohilew, mais il redescendait alors sur Staroi-Bychow (voir la carte no 55); si même on l'arrêtait vers ce dernier point, il pouvait descendre encore sur Rogaczew, et dans le premier cas c'étaient cinq ou six jours qu'on lui faisait perdre, et dix ou douze dans le second. Ce n'était plus, comme on l'avait espéré, sa ruine ou son annulation pour toute la campagne; c'était un résultat utile, mais nullement décisif.
Le maréchal Davout, sans attendre les dernières réponses du prince, avait résolu, sur la nouvelle de quelques mouvements de l'ennemi au delà de la Bérézina, de renoncer à une opération combinée sur Bobruisk, et de marcher sur Mohilew, afin de ne pas laisser échapper tous les résultats à la fois. Il avait dès le 16 acheminé ses troupes par Jakzitcy au delà de la Bérézina; le 17, il suivit lui-même avec le reste de son corps d'armée, et se dirigea par Pogost sur le Dniéper, dans la direction de Mohilew. Dispositions du maréchal en se portant sur Mohilew. Ayant reçu en route des lettres du roi Jérôme qui lui annonçaient les résolutions définitives de ce prince, il prit le parti de donner des ordres à tout le corps d'armée, qui n'avait plus que lui pour chef. Il ordonna aux Westphaliens de se rendre par Ouzda, Dukora et Borisow à Orscha, afin de les placer sur le Dniéper, entre lui et la grande armée, qu'il savait en marche vers la haute Dwina. En attendant l'arrivée des Westphaliens, qui ne pouvait avoir lieu avant huit ou dix jours, il dirigea sur Orscha la cavalerie de Grouchy, pour établir le plus tôt possible sa liaison avec la grande armée. Il prescrivit aux Polonais, corps sur lequel il comptait le plus, de s'acheminer vers Mohilew, par Ouzda, Dukora et Ighoumen, en contournant la région marécageuse et boisée qui l'avait séparé de Jérôme. C'était un trajet de six jours au moins. S'il pouvait réunir les Polonais à temps, il devait avoir cinquante et quelques mille hommes, c'est-à-dire de quoi accabler Bagration. Quant à la cavalerie de Latour-Maubourg, il la chargea d'envelopper Bobruisk, et de harceler cette place en ayant soin de se tenir sur la Bérézina et de se lier avec Mohilew. Restaient les Saxons, et à la droite des Saxons les Autrichiens, dont on verra bientôt l'emploi tel que l'ordonna Napoléon.
Ainsi, de la combinaison imaginée pour envelopper et prendre le prince Bagration, il ne restait plus que la chance de l'arrêter à Mohilew, et de l'obliger à passer le Dniéper au-dessous, ce qui retardait beaucoup, mais ne rendait pas impossible sa jonction avec Barclay de Tolly.
Irritation de Napoléon contre le maréchal Davout et le roi Jérôme, en apprenant le conflit élevé entre eux. Lorsque Napoléon apprit cette mésaventure, il en conçut une vive irritation contre le maréchal Davout et le roi Jérôme, mais beaucoup plus vive contre ce dernier. Il reprocha au maréchal Davout d'avoir pris trop tôt le commandement (les deux armées n'étant pas encore véritablement réunies), et, le commandement pris, de ne l'avoir pas exercé avec une vigueur suffisante. Il reprocha au roi Jérôme de lui avoir fait perdre le fruit de l'une de ses plus belles manœuvres, et le laissa retourner en Westphalie en gardant les Westphaliens. À qui faut-il imputer la principale faute, dans le conflit qui fit échouer la manœuvre contre le prince Bagration? Il ne se reprocha point à lui-même, ce qui eût été plus juste, d'avoir, par une habitude royale, digne tout au plus de Louis XIV, confié à un jeune homme dévoué, brave, mais sans expérience, une armée de 80 mille hommes, puis, lorsque ce jeune prince n'avait commis encore aucune faute, de l'avoir gourmandé, humilié de toutes les manières, comme s'il avait été responsable de la résistance des éléments, de s'être ensuite brusquement décidé à le subordonner à un maréchal, parti qu'il aurait fallu prendre dès l'origine, dans l'intérêt des opérations, et non après coup, à titre de punition; de n'avoir prévu ni l'esclandre qui devait en résulter, ni la conséquence bien plus grave de faire manquer une manœuvre décisive et des plus savantes qu'il eût jamais imaginées; enfin, et par-dessus tout, de n'avoir pas accordé au maréchal Davout le renfort d'une ou de deux divisions, renfort qui aurait mis ce maréchal en mesure de ne pas faire dépendre ses mouvements d'une jonction des plus problématiques. Voilà ce que Napoléon ne se dit point, et ce qui révèle chez lui, non pas une déchéance de son esprit, qui était tout aussi vaste, tout aussi prompt, tout aussi fertile qu'à aucune autre époque, mais les progrès de cette humeur despotique, fantasque et intempérante, qui ne tient pas plus compte des caractères que des éléments, qui traite les hommes, la nature, la fortune, comme des sujets trop heureux de lui obéir, bien impertinents de ne pas le faire toujours, humeur fatale et puérile tout à la fois, prenant même chez les hommes du plus grand génie quelque chose de l'enfant qui désire tout ce qu'il voit, veut tout ce qu'il désire, le veut sur-le-champ, sans admettre un délai ni un obstacle, et crie, commande, s'emporte, ou pleure, quand il ne l'obtient pas. C'est là bien plus que la déchéance de l'esprit, c'est celle du caractère, gâté par le despotisme, et c'est la vraie cause qu'on verra dominer d'une manière désastreuse dans les événements qui vont suivre!
À défaut du grand résultat qu'il n'espère plus, Napoléon compte sur le maréchal Davout pour rejeter le prince Bagration sur le bas Dniéper. Quoiqu'il n'espérât plus le succès de sa manœuvre contre l'armée du Dniéper, il y avait une chose qu'il espérait encore, et qu'il attendait avec une pleine confiance du maréchal Davout, c'est que le prince Bagration serait rejeté bien bas sur le Dniéper, au-dessous de Mohilew au moins, ce qui condamnerait la seconde armée russe à faire un long détour, et l'empêcherait de venir au secours de Barclay de Tolly en temps utile. Napoléon ordonna donc au maréchal Davout de tenir ferme à Mohilew; il prescrivit au prince de Schwarzenberg de s'approcher de la grande armée avec le corps autrichien, en remontant la Lithuanie du sud au nord par Proujany, Slonim et Minsk (voir la carte no 54), et aux Saxons de rétrograder pour aller prendre la place des Autrichiens sur le haut Bug, aux frontières de la Volhynie et du grand-duché de Varsovie. Il avait, en effet, promis à son beau-père de faire servir les Autrichiens sous ses ordres directs, et pour ce motif il travaillait à les rapprocher du quartier général; de plus, il ne comptait pas assez sur eux pour leur confier à la fois la mission de garder le grand-duché, et la mission d'insurger la Volhynie, et il aimait bien mieux, avec raison, confier l'une et l'autre aux Saxons, possesseurs de la Pologne actuelle, et probablement de la Pologne future.
Ces dispositions ordonnées, il revint tout entier à son autre manœuvre, qui était bien plus importante encore que celle dont nous venons de raconter l'avortement, car s'il réussissait en marchant par sa droite, à glisser avec la plus grande partie de ses forces devant le camp de Drissa, à déborder Barclay de Tolly, à le tourner en passant la Dwina à l'improviste, à le couper à la fois de Moscou et de Saint-Pétersbourg, il rendait impossible le projet de retraite indéfinie conçu par les Russes, ou les réduisait à ne l'exécuter qu'avec des débris désorganisés, et pouvait espérer de voir bientôt un nouveau Darius envoyer des suppliants au camp d'un nouvel Alexandre!
Napoléon revient à sa grande manœuvre contre Barclay de Tolly. Pour le succès de ce grand mouvement, le séjour fait à Wilna était regrettable. Entré le 28 juin dans cette ville, Napoléon y était encore le 16 juillet au matin: mais ce temps avait été rigoureusement nécessaire pour arrêter la désertion dans les corps, pour leur expédier l'artillerie restée en arrière et attelée avec une partie des chevaux des équipages de vivres, pour réorganiser ces équipages en les réduisant aux voitures les plus légères, pour cuire du pain, pour assurer huit ou dix jours de subsistance à la garde, condition de discipline, indispensable même dans ce corps d'élite, pour procurer au gros de l'armée une réserve de vivres destinée aux corps qui n'auraient absolument rien trouvé sur les routes, pour atteler enfin les équipages de pont. Bien que dix-huit jours se fussent écoulés, pas une heure n'avait été perdue pour assurer autant que possible ces résultats de première nécessité. Ils étaient enfin à peu près certains, et dès ce moment, Napoléon, plein de confiance, attendait tout de son génie et de la bravoure de ses troupes. Il lui était arrivé à Wilna des nouvelles du monde entier. On ne pouvait plus douter, malgré la dissimulation des Turcs, de leur paix avec les Russes, car, après en avoir reçu la confidence orgueilleuse de M. de Balachoff, Napoléon venait d'en acquérir la presque certitude de ses agents à Constantinople. En même temps l'adhésion de Bernadotte à la cause de la Russie n'était plus à mettre en question. Napoléon pouvait donc, dans un avenir prochain, prévoir l'arrivée sur sa droite des armées russes de Tormazoff et de Tchitchakoff, et peut-être une descente des Suédois sur ses derrières. Ces nouvelles, il est vrai, étaient contre-balancées par des nouvelles favorables d'Angleterre et d'Amérique, car on annonçait la mort de M. Perceval, assassiné à l'entrée du Parlement, un revirement prochain dans la politique britannique, enfin la certitude d'une déclaration de guerre de l'Amérique à la Grande-Bretagne. Inquiétantes ou favorables, Napoléon ne tenait compte de ces rumeurs lointaines, et, avec raison, faisait tout consister dans le succès des grandes opérations qu'il allait entreprendre. Préparatifs du mouvement de Napoléon sur la Dwina. Il avait acheminé déjà la cavalerie légère de la garde sous le général Lefebvre-Desnoëttes, pour préparer son mouvement, en réunissant des farines, en construisant des fours, en protégeant le corps des pontonniers qui devait ménager à l'armée le passage non-seulement des rivières, mais des nombreux marécages dont le pays était couvert. Derrière la cavalerie légère, Napoléon avait fait partir la jeune garde sous Mortier, la vieille garde sous Lefebvre. La première devait passer par Lowaritsky, Michaelisky, Danilowitsky, la seconde par Swenziany et Postavy, et toutes deux devaient aboutir à Gloubokoé, où Napoléon allait fixer son quartier général, en face de la Dwina, entre Drissa et Polotsk. (Voir les cartes nos 54 et 55.) Napoléon avait envoyé derrière Mortier et Lefebvre la réserve de l'artillerie de la garde, sur laquelle il comptait particulièrement pour les jours de bataille, et avait recommandé de la mener lentement, pour ne pas mettre les chevaux hors de service. Il avait en outre déjà dirigé sur le même point, mais un peu à gauche, et derrière Murat, les trois divisions Morand, Friant, Gudin, qu'il avait gardées par devers lui, pour exécuter avec elles la partie la plus difficile de sa manœuvre, celle qui se ferait le plus près de l'ennemi, au point même où l'on tournerait autour des Russes pour les envelopper. Marche de tous les corps d'armée vers la Dwina. Il avait en même temps fait exécuter à Ney, Oudinot et Macdonald un mouvement de gauche à droite, porté Ney de Maliatoui sur Widzouy, Oudinot d'Avanta sur Rimchanoui, Macdonald de Rossiena sur Poniewiez, avec l'instruction de côtoyer l'ennemi sans l'aborder, de se charger de pain, de porter sur voitures la farine qu'on pourrait recueillir, de se faire suivre par tout le bétail qu'on pourrait ramasser. Sur sa droite, Napoléon avait enfin mis le prince Eugène en mouvement de Nowoi-Troki sur Ochmiana, Smorgoni, Wileika, en lui adressant les mêmes recommandations. Le prince Eugène avait perdu la moitié des Bavarois par la fatigue et la dysenterie, et son corps était déjà fort amoindri. Il devait former la droite de Napoléon, et se lier par la cavalerie de Grouchy avec le maréchal Davout.
Avant de quitter Wilna, Napoléon donna ses derniers ordres pour assurer toutes les parties du service pendant son absence. M. de Bassano laissé à Wilna pour y représenter Napoléon pendant son absence. Ne voulant pas se priver des talents, du zèle, de la probité de M. Daru, et ayant besoin d'un autre lui-même à Wilna, il résolut d'y laisser le duc de Bassano, sur le dévouement et l'application duquel il pouvait compter entièrement, et l'y laissa en effet avec autorisation d'ouvrir non-seulement la correspondance diplomatique, mais la correspondance administrative et militaire, de communiquer à chaque chef de corps ce qu'il aurait intérêt à savoir, de donner même des ordres pour tout ce qui intéresserait l'approvisionnement de l'armée. Il conclut avec les juifs polonais un marché pour les transports de Kowno à Wilna. Décidément la navigation de la Wilia avait été reconnue presque impraticable, et on était résolu à employer les transports par terre. Les nombreux convois qui, grâce au zèle du colonel Baste, parvenaient journellement de Dantzig à Kowno, et contribuaient à remplir cette dernière ville de matières de toute espèce, durent désormais rompre charge à Kowno pour terminer par terre leur trajet jusqu'à Wilna. Il y avait à Wilna mille voitures au moins d'artillerie et d'équipages restées sans attelages. On les avait rangées dans un vaste parc, et en plein air pour les garantir du feu. Napoléon ordonna d'en atteler une partie avec deux mille chevaux, petits mais forts, que le maréchal Macdonald avait levés en Samogitie. Il envoya l'ordre au général Bourcier, laissé en Hanovre, d'acheter de nouveau en Allemagne, et à quelque prix que ce fût, tout ce qu'on pourrait trouver de chevaux de selle et de trait, et de les expédier immédiatement sur Wilna. Enfin, pour correspondre au mouvement que l'armée active allait faire en avant, il voulut que l'armée de réserve en exécutât un pareil. Mouvement ordonné à la réserve afin de la rapprocher de l'armée active. Il prescrivit au maréchal Victor, qui commandait le 9e corps à Berlin, de s'avancer sur Dantzig; au maréchal Augereau, qui commandait le 11e corps, composé de quatrièmes bataillons et des régiments de réfractaires, de remplacer le duc de Bellune à Berlin. Les cohortes dont Napoléon avait prescrit l'organisation avant de quitter Paris, durent remplacer sur la frontière de France les troupes du 11e corps. À Wilna même, il restait sous le général Hogendorp, nommé gouverneur de la Lithuanie, et mis sous l'autorité de M. de Bassano, une garnison mobile formée de toutes les troupes en marche, laquelle habituellement ne serait pas moindre de 20 mille hommes, et s'appuierait sur des ouvrages de campagne que Napoléon avait fait exécuter lui-même. Dans l'intérieur de Wilna, les fours, les hôpitaux dont il s'était si fort occupé, étaient achevés. Il y avait des fours pour cuire cent mille rations, des hôpitaux pour recevoir dix mille malades, et des officiers pour recueillir et incorporer les traînards que les colonnes mobiles parviendraient à ramasser. Le nombre des traînards était déjà de 40 mille au moins, surtout parmi les étrangers. On en avait recouvré à peine deux ou trois mille; les autres étaient occupés à piller. La plupart, surtout parmi les Allemands, repassaient le Niémen.
Tout ce que la prévoyance humaine permettait de faire pour corriger les inconvénients d'une entreprise qui était probablement la plus téméraire des siècles, ayant été prescrit, Napoléon résolut de partir dans la nuit du 16 au 17 juillet. Napoléon, avant de quitter Wilna, reçoit les députés de la diète polonaise. Avant de quitter Wilna, il ne put se dispenser de recevoir les représentants de la diète polonaise réunie extraordinairement à Varsovie. On se souvient que M. de Pradt, archevêque de Malines, avait été, au défaut de M. de Talleyrand, chargé d'aller à Varsovie exciter et diriger l'élan patriotique des Polonais. Ce qui s'était passé à Varsovie pendant les opérations de l'armée française en Lithuanie. Ce personnage, incapable de se gouverner au milieu d'une commotion populaire, était arrivé à son poste, et avait trouvé les Polonais fort émus par l'idée d'une reconstitution prochaine, disposés comme de coutume à se battre vaillamment, mais ruinés par le blocus continental, manquant de confiance dans le succès de cette guerre et dans les résolutions de Napoléon à leur égard, proposant tous une chose différente, et autant que jamais agités, bruyants, désunis. Se faire écouter au milieu du chaos des volontés discordantes, tempérer les violents, exciter les tièdes, concilier les jaloux, amuser les chimériques, amener enfin à force de souplesse et de vigueur la masse étourdissante et étourdie à des volontés sensées, fortes, uniformes, est un art supérieur, que la nature seule ne suffit pas à donner si l'expérience ne l'a pas mûri, et qui ne s'acquiert que dans les pays libres. L'archevêque de Malines, surpris, déconcerté, n'ayant que quelques saillies spirituelles pour tout manége, ne savait comment se tirer de ce chaos. Mais la passion suppléant à tout, les Polonais aboutirent à l'idée d'une diète générale, convoquée immédiatement, et qui, suivant l'antique usage, proclamerait, outre la reconstitution de la Pologne, la confédération de toutes ses provinces, et la levée en masse de la population contre la Russie. Le pauvre roi de Saxe, sur la tête duquel était tombée la couronne de Pologne, avait pourvu d'avance les ministres du grand-duché des pouvoirs nécessaires, et ceux-ci s'étaient prêtés avec empressement à la convocation de la diète. Cette diète, assemblée extraordinairement, s'était réunie sur-le-champ, avait choisi pour président le respectable prince Adam Czartoryski, octogénaire, et jadis maréchal de l'une des anciennes diètes, avait proclamé au milieu d'un enthousiasme universel le rétablissement de la Pologne, la confédération de toutes ses provinces, l'insurrection de celles qui étaient encore sous des maîtres étrangers, et une démarche auprès de Napoléon pour le supplier de laisser tomber de sa bouche souveraine ce grand mot: La Pologne est rétablie.
La diète s'était séparée en instituant une commission chargée de la représenter, et de remplir en quelque sorte le rôle de la souveraineté nationale, tandis que les ministres du grand-duché rempliraient celui du pouvoir exécutif. C'était une assez grande difficulté que de faire marcher ensemble ces représentants de la souveraineté nationale et ces agents du pouvoir exécutif, les uns et les autres voulant jouer les deux rôles à la fois, mais ce n'était pas la plus grande. Il aurait fallu sans perdre de temps diriger leur ardeur vers les deux objets essentiels, la levée des hommes et la propagation de l'insurrection en Lithuanie, en Volhynie, en Podolie. Embarras et inhabileté de l'archevêque de Malines. Si l'abbé de Pradt avait eu de l'argent, un mandat étendu, et un véritable génie d'action, il aurait peut-être réussi à tirer de ces éléments en fermentation une force organisée, capable d'aller insurger la Volhynie et la Podolie, tandis que Napoléon aurait organisé la Lithuanie, qu'il venait d'insurger par sa présence. Mais Napoléon ne lui avait pas donné une obole, lui avait fait compter à peine ses appointements, et lui avait accordé un mandat équivoque comme la confiance qu'il avait dans ses talents politiques et administratifs. Aussi tout ce que l'abbé de Pradt avait pu et su faire, avait été d'aider les Polonais à rédiger le manifeste qui annonçait la reconstitution de la Pologne, document écrit avec quelque talent, mais sans convenance, et paraissant composé plutôt à Paris qu'à Varsovie. Cette pièce rédigée, on était tombé d'accord d'envoyer à Wilna une députation pour porter à Napoléon l'acte de la diète, et provoquer de sa part une déclaration solennelle. M. de Pradt avait été forcé de consentir à cette démarche, fort embarrassante pour Napoléon, mais inévitable et naturelle, il faut en convenir, de la part des Polonais.
Députation polonaise envoyée à Napoléon. Les députés, qui étaient les sénateurs Joseph Wybiski et Valentin Sobolewski, les nonces Alexandre Beniski, Stanislas Soltyk, Ignace Stadnicki, Matthieu Wodzinski, Ladislas Tarnowski, et Stanislas Alexandrowicz, arrivèrent à Wilna un peu avant le départ de Napoléon, avec mission de lui présenter une adresse, et d'en obtenir une réponse qui pût être communiquée au monde entier.
Motifs de l'extrême réserve que Napoléon veut garder à l'égard des députés polonais. Cette manière de le presser désobligeait Napoléon plus qu'elle ne l'étonnait, et il se recueillit pour trouver une réponse qui, sans décourager les Polonais, ne l'entraînât pas à plus d'engagements qu'il n'en voulait prendre. Ce n'était pas, nous l'avons déjà dit, la liberté des Polonais qui l'effrayait, car, au contraire, on excitait partout en son nom l'esprit insurrectionnel; ce n'était pas précisément la crainte de l'Autriche, car, si le sacrifice de la Gallicie déplaisait à celle-ci, l'Illyrie pouvait la consoler; mais c'était, surtout depuis qu'il avait passé le Niémen, la crainte de rendre la paix avec la Russie trop difficile. De loin Napoléon avait considéré cette guerre sinon comme aisée, au moins comme très-praticable; de près il la jugeait mieux, et entrevoyait la difficulté de suivre les armées russes dans les profondeurs de leur territoire, si on ne parvenait à les saisir avant leur retraite. Il voulait donc que la querelle restât une de celles qu'une bataille gagnée avec éclat peut terminer, tandis que s'il s'était proposé pour but essentiel le rétablissement de la Pologne, il eût fallu pour l'obtenir réduire la Russie à la dernière extrémité. Ajoutez qu'il aurait voulu voir la Pologne sortir toute faite d'un élan d'enthousiasme, tandis qu'elle ne pouvait renaître que d'une lente et laborieuse réorganisation, peu favorisée en ce moment par les circonstances. Dans cette disposition d'esprit, il adressa aux Polonais une réponse ambiguë, qui avait l'inconvénient ordinaire aux réponses ambiguës, celui d'en dire trop pour les uns, trop peu pour les autres, trop pour la Russie, trop peu pour les Polonais.
Discours des députés polonais. Napoléon reçut la députation l'avant-veille de son départ de Wilna. Le sénateur Joseph Wybiski, homme d'esprit, souvent employé par les Français en Pologne, porta la parole, et, dans un discours assez long, dit que la diète du duché de Varsovie, réunie pour satisfaire aux besoins des armées de la France, avait senti qu'elle avait des devoirs d'un ordre plus élevé à remplir; que d'une voix unanime elle s'était constituée en confédération générale, avait proclamé la Pologne rétablie, et déclaré nuls, arbitraires et criminels les actes qui l'avaient partagée; qu'aux yeux du monde civilisé et de la postérité, l'acte qui avait enlevé son existence à la Pologne, nation indépendante, ancienne en Europe, signalée par ses services envers la chrétienté, était un acte d'usurpation, de perfidie et d'ingratitude, un abus indigne de la force, qui ne pouvait constituer aucun droit, et devait cesser avec la force dont il était le produit; que cette force, en effet, longtemps du côté des oppresseurs, passait aujourd'hui du côté des opprimés par l'arrivée miraculeuse du grand homme du siècle, suscité par la Providence pour changer la face du monde; qu'il n'avait à dire qu'un mot: Le royaume de Pologne existe, et qu'à l'instant ce mot deviendrait l'équivalent de la réalité; que rien ne lui faisait obstacle; que la guerre était commencée seulement depuis huit jours, et que déjà il recevait leurs hommages dans la capitale des Jagellons; que les aigles françaises étaient plantées sur les bords de la Dwina et du Borysthène, aux limites de l'ancienne Moscovie; que les Polonais étaient d'ailleurs seize millions d'hommes prêts à se dévouer pour leur libérateur, et qu'ils juraient tous de mourir pour la sainte cause de leur indépendance; que le rétablissement de la Pologne était non-seulement un grand intérêt pour la France, mais presque un devoir d'honneur pour elle, car l'inique partage qui avait fait la honte du dix-huitième siècle avait signalé la décadence de la maison de Bourbon, et que c'était au glorieux fondateur de la quatrième dynastie à réparer les faiblesses et les fautes de la troisième; que quant à eux ils poursuivraient par tous les moyens ce noble but, et ne se reposeraient qu'après l'avoir atteint, avec l'approbation et l'aide du glorieux et tout-puissant Empereur des Français.
Réponse de Napoléon aux députés polonais. Napoléon, après avoir écouté avec un certain malaise l'expression brillante de ces pensées, répondit par le discours étudié qui suit:
«Messieurs les députés de la confédération de Pologne,
»J'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire.
»Polonais, je penserais et j'agirais comme vous; j'aurais voté comme vous dans l'assemblée de Varsovie: l'amour de la patrie est la première vertu de l'homme civilisé.
»Dans ma position, j'ai bien des intérêts à concilier, et bien des devoirs à remplir. Si j'eusse régné lors du premier, du second ou du troisième partage de la Pologne, j'aurais armé tout mon peuple pour vous soutenir. Aussitôt que la victoire m'a permis de restituer vos anciennes lois à votre capitale et à une partie de vos provinces, je l'ai fait avec empressement, sans toutefois prolonger une guerre qui eût fait couler encore le sang de mes sujets.
»J'aime votre nation: depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, sur les champs d'Italie comme sur ceux d'Espagne.
»J'applaudis à tout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts que vous voulez faire; tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions, je le ferai.
»Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir de réduire vos ennemis à reconnaître vos droits; mais, dans ces contrées si éloignées et si étendues, c'est surtout sur l'unanimité des efforts de la population qui les couvre que vous devez fonder vos espérances de succès.
»Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en Pologne; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses États, et que je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que la Lithuanie, la Samogitie, Witebsk, Polotsk, Mohilew, la Volhynie, l'Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j'ai vu dans la grande Pologne, et la Providence couronnera par le succès la sainteté de votre cause; elle récompensera ce dévouement à votre patrie qui vous a rendus si intéressants, et vous a acquis tant de droits à mon estime, et à ma protection sur laquelle vous devez compter dans toutes les circonstances.»
Ce discours fort sensé, fort raisonnable, qui devait avoir si peu de succès parmi les Polonais, n'était pas en lui-même une faute, quoi qu'on en ait dit depuis, mais il était la suite d'une faute immense, celle d'être venu dans cette région lointaine, où il n'y avait qu'une chose à faire, c'était de tenter le rétablissement de la Pologne, et où cependant cette chose unique était presque impraticable, car pour l'accomplir il fallait d'abord le concours zélé de ceux qu'elle tendait à dépouiller, la Prusse et l'Autriche, il fallait de plus le dévouement absolu de ceux qu'elle intéressait, les Polonais, lesquels au lieu de se dévouer complétement faisaient dépendre leur dévouement des engagements téméraires qu'on prendrait avec eux, de façon qu'il s'agissait, avec des volontés, ou contraintes comme celles des Prussiens et des Autrichiens, ou hésitantes comme celles des Polonais et des Français, d'entreprendre la plus difficile, la plus nouvelle de toutes les tâches, tellement nouvelle qu'elle est encore sans exemple dans l'histoire, la tâche de reconstituer un État détruit!
Cette faute, Napoléon la sentait déjà en approchant de la difficulté, et par ce motif se ménageait trop peut-être, tandis que les Polonais défiants se ménageaient encore davantage! Triste présage, qui n'était pas le seul, de tous les malheurs de cette campagne!
Effet produit par la réponse de Napoléon. Objet de plus d'une négociation avec les députés de Varsovie, le discours de Napoléon ne les désobligea pas précisément, car il leur était à peu près connu d'avance, sinon dans ses termes, du moins dans son sens, mais il produisit un premier effet assez fâcheux à Wilna même, malgré l'enthousiasme excité par la présence des Français victorieux. Comment, se disaient les Lithuaniens, Napoléon nous demande de nous dévouer à lui, de lui prodiguer notre sang, nos ressources, sans compter ce qu'il faut souffrir de ses soldats, et il ne veut pas même prononcer le mot que la Pologne est rétablie! Qui le retient? Ce n'est pas la Prusse, soumise, abaissée; l'Autriche, dépendante de lui et facile à dédommager en Illyrie; la Russie, dont les armées sont déjà en fuite! Qu'est-ce donc? Est-ce qu'il n'aurait pas la volonté de nous rendre notre existence? Est-ce qu'il serait venu ici seulement pour gagner une bataille contre les Russes, puis pour s'en aller sans rien entreprendre de sérieux, que d'ajouter, comme en 1809, un demi-million de Polonais au grand-duché, en laissant la plus grande partie d'entre nous exposés aux exils et aux séquestres?....—À ces doutes d'autres Lithuaniens répondaient que Napoléon avait raison, qu'il était dans une position délicate, qu'il avait des ménagements à garder, mais qu'à travers ces ménagements il était facile de lire sa vraie pensée, qui était de rétablir la Pologne si on l'aidait sérieusement; qu'il fallait donc le seconder de toutes ses forces, se lever en masse, et lui fournir ainsi les moyens d'achever l'œuvre commencée. Mais ceux qui parlaient de la sorte, éclairés, modérés, équitables, sentant la nécessité de ne pas ménager les sacrifices, et de vaincre les hésitations de Napoléon à force de dévouement, étaient, à cause de ces vertus mêmes, les moins nombreux. Pour la masse, la réserve de Napoléon devait être un prétexte, dont allaient se couvrir toutes les faiblesses, toutes les avarices, tous les calculs personnels.
Départ de Napoléon pour Gloubokoé. Napoléon partit de Wilna le 16 au soir, après avoir séjourné dix-huit jours dans cette capitale de la Lithuanie. Il passa par Swenziany, et arriva le 18 au matin à Gloubokoé. Il trouva encore sur son chemin beaucoup de traînards et de voitures abandonnées. La chaleur extrême du mois de juillet fatiguait singulièrement les hommes et les chevaux, et de plus on était fréquemment arrêté par la destruction des ponts. Difficultés de la marche. Dans ces contrées marécageuses et boisées, le nombre des ponts était infini. Il en fallait pour traverser non-seulement les rivières et les ruisseaux, mais les eaux stagnantes qui couvraient les campagnes. Les Russes les avaient détruits autant qu'ils avaient pu, et on ne devait pas compter pour les réparer sur les habitants très-clairsemés. Aussi le corps des pontonniers était-il fort occupé, et pour suffire à sa tâche il avait besoin de tout le dévouement dont il était rempli, et du noble exemple de son chef le général Éblé.
Établissement de Napoléon à Gloubokoé. Gloubokoé était une petite ville, construite en bois, comme toutes celles de ces contrées, et ayant pour bâtiment principal, non pas un château, mais un gros couvent. Napoléon s'y logea, et se hâta, suivant son usage, d'y préparer un établissement qui pût servir de lieu d'étape à l'armée.
Pendant ce temps les différents corps opéraient leur mouvement et défilaient successivement devant le camp de Drissa, comme s'ils avaient dû l'attaquer, bien qu'ils eussent ordre de n'en rien faire. (Voir les cartes nos 54 et 55.) Marche du corps de Murat. Murat ayant séjourné quelques jours en avant de Swenziany, à Opsa, avec la cavalerie des généraux Nansouty et Montbrun, avec les trois divisions du maréchal Davout, défila devant le camp de Drissa, en se tenant à quelques lieues en arrière, et vint se poster en face de Polotsk, tout près de Gloubokoé, et sous la main de Napoléon. Pendant cette marche le général Sébastiani se laissa surprendre par la cavalerie russe, qui ayant franchi la Dwina afin d'observer nos mouvements, profita de ce que nous nous gardions mal, pour assaillir le général Saint-Geniès. Ce dernier se défendit vaillamment, mais fut enlevé avec quelques centaines d'hommes. Au bruit de cette apparition notre cavalerie accourut, fondit sur les Russes, leur prit le général Koulnieff qui commandait l'expédition, et les força de repasser la Dwina. Sauf cet accident, le mouvement de Murat s'accomplit conformément aux ordres de Napoléon. Les troupes vivaient partie de ce qu'elles apportaient, partie de ce qu'elles ramassaient dans le pays que les Russes n'avaient pas eu le temps de dévaster.
Marche du corps de Ney. Ney suivait Murat; il exécuta un mouvement pareil, et alla se placer sur la gauche des divisions Morand, Friant et Gudin. Ses troupes, venant après celles de Murat, avaient trouvé les villages déjà épuisés, mais elles furent dédommagées par les voitures de vivres restées en arrière, et s'en servirent pour se nourrir. On n'économisait pas la viande, qui abondait, mais on était forcé d'économiser le pain, qui était rare. On donnait aux soldats ration entière de viande, et demi-ration de pain. Ils suppléaient au pain en mettant du riz dans leur soupe, et à défaut de riz du seigle grillé. La chaleur et l'alimentation avaient causé la dyssenterie chez les jeunes soldats, et il était à craindre qu'elle ne devînt contagieuse.
Marche du corps d'Oudinot. Après Ney marchait Oudinot. Celui-ci, défilant en vue de Dunabourg, où les Russes avaient construit une forte tête de pont sur la Dwina, ne sut pas se contenir, et, malgré les recommandations de Napoléon, assaillit l'ouvrage, que les Russes abandonnèrent. L'incident n'eut pas de suite, et le maréchal Oudinot vint à son tour se ranger sur la gauche de Ney. Tous ces corps se trouvèrent donc réunis dans un espace de quelques lieues, les uns ayant dépassé le camp de Drissa devant lequel ils avaient défilé, les autres restant en face, et tous placés sous la main de Napoléon, qui était à Gloubokoé avec la garde. Le maréchal Macdonald seul s'était tenu à quelque distance sur la gauche, entre Poniewiez et Jacobstadt, couvrant à la fois la Samogitie, qui valait la peine d'être soustraite aux ravages des Cosaques, et le cours du Niémen, que suivaient nos convois pour remonter jusqu'à Kowno.
Marche du corps du prince Eugène. Les mouvements ordonnés sur la droite de Napoléon s'étaient exécutés aussi ponctuellement. C'était le prince Eugène qui devait occuper cette partie de la ligne, et former la liaison avec le maréchal Davout sur le Dniéper. Après avoir rallié son monde et ses équipages à Nowoi-Troki (voir les cartes nos 54 et 55), il en était parti, avait suivi la route de Minsk jusqu'à Smorgoni, puis l'avait coupée, et s'était porté à Wileika. Le général Colbert, renvoyé en arrière avec les lanciers rouges par le maréchal Davout, l'y avait précédé, et avait sauvé quelques magasins. Le prince Eugène s'y procura pour deux jours de vivres, ce qui lui vint fort en aide, et il continua sa route par Dolghinow jusqu'à Bérézino, aux sources de la Bérézina. En cet endroit, un canal, dit canal de Lepel, réunissait la Bérézina qui est un affluent du Dniéper, avec l'Oula qui est un affluent de la Dwina. On peut donc considérer ce canal comme la jonction de la mer Noire avec la Baltique. Il s'y trouvait des bateaux, et des approvisionnements que les Russes n'avaient pas eu le temps de détruire. Le prince Eugène s'appliqua à les recueillir, et surtout à veiller au maintien d'une navigation qui pouvait être fort utile à l'armée. Le 21 il devait être rendu à Kamen, et n'avait plus qu'un pas à faire pour toucher à la Dwina, entre Oula et Beschenkowiczy, à un endroit où cette rivière est si facile à franchir qu'en été on la traverse à gué.
Napoléon se trouve en face de Barclay de Tolly avec une masse de deux cent mille hommes. Napoléon avait ainsi tous ses corps à sa portée, et disposait de près de 200 mille hommes, répandus sur un espace de quelques lieues. La marche avait, il est vrai, encore réduit le nombre des combattants; mais sans Macdonald, posté à gauche, sans Davout et le corps de Jérôme, restés au loin sur la droite, Napoléon avait au moins 190 mille hommes présents au drapeau, et les meilleurs de toute l'armée. Il pouvait donc accabler Barclay de Tolly, et se préparait en effet à franchir la Dwina sur la gauche de celui-ci, pour le tourner et l'envelopper, comme il en avait formé le projet. Jusqu'ici tout marchait selon ses désirs. Il n'attendait, pour exécuter ses grands desseins, que l'arrivée de la grosse artillerie, toujours un peu en retard, et comptait être en mesure d'agir du 22 au 23 juillet. En attendant il s'occupait avec son activité accoutumée de créer à Gloubokoé une étape pourvue de tout ce qui est nécessaire à une armée. Il avait trouvé, outre le couvent qu'il occupait, d'autres couvents assez riches. Le voisinage du canal de Lepel offrait aussi des ressources. Avec ces divers moyens, il avait ordonné de préparer des magasins, des hôpitaux et une manutention. Vingt-quatre fours étaient déjà en construction, et tout promettait entre Wilna et Witebsk un point intermédiaire bien approvisionné.
Importance des mouvements du maréchal Davout, et leur simultanéité avec ceux de Napoléon. Tandis que Napoléon opérait son mouvement, le maréchal Davout continuait le sien, qui, sans avoir la même importance, en avait une fort grande encore, puisqu'il s'agissait d'arrêter Bagration à Mohilew, et, en lui interdisant le passage du Dniéper sur ce point, de le forcer à redescendre plus bas, et à exécuter un long détour pour rejoindre par delà le Dniéper et la Dwina, la grande armée de Barclay de Tolly. Le succès de la résistance du maréchal Davout importait donc au succès de la manœuvre de Napoléon, puisqu'elle devait retarder la jonction de Bagration avec Barclay, et les obliger à se réunir plus loin et plus tard. Si le maréchal Davout avait eu tout le corps du roi Jérôme sous la main, il eût non-seulement arrêté, mais accablé Bagration. Le maréchal Davout à Mohilew. Malheureusement les troupes du roi Jérôme, comme on l'a vu, dès qu'elles ne passaient plus par Bobruisk avaient six à huit jours de marche à faire pour le rejoindre, et il était avec les divisions Compans, Dessaix et Claparède, et une division de cuirassiers, à Mohilew, où il avait couru en toute hâte, pour barrer le chemin à Bagration. (Voir les cartes nos 54 et 55.) Le reste de sa cavalerie était répandu à gauche pour le lier au prince Eugène, et à droite pour veiller sur les troupes polonaises et westphaliennes actuellement en marche.
Détour du prince Bagration pour éviter le maréchal Davout. Quant au prince Bagration, ayant traversé librement la Bérézina à Bobruisk, sans y être accablé par Davout et Jérôme réunis, il se regardait comme sauvé, car en arrière il avait pour se couvrir contre Jérôme la place forte de Bobruisk, et par devant il espérait atteindre le Dniéper à Mohilew sans rencontrer d'obstacle. Il ne croyait pas y trouver encore le maréchal Davout, et, en tout cas, il commençait à ne plus le craindre, étant renseigné assez exactement sur les forces de ce maréchal. Le 21 au soir, en effet, il approchait de Mohilew, avait ainsi franchi l'espace qui sépare la Bérézina du Dniéper, et comptait environ 60 mille hommes prêts à combattre.
Forces dont le maréchal Davout dispose à Mohilew. Le maréchal Davout, comme nous venons de le dire, occupait Mohilew avec les divisions Compans, Dessaix, Claparède. Ses forces, réduites par la marche, l'étaient aussi par les détachements qu'il avait été obligé de laisser dans plusieurs postes. Il avait placé à Minsk le 33e léger, pour s'y rallier et y tenir garnison, et il avait été contraint de répandre sa cavalerie dans un espace immense, pour se lier aux troupes de Jérôme d'un côté, à celles de Napoléon de l'autre. Il n'avait conservé sous la main que les cuirassiers Valence, avec la cavalerie légère des généraux Pajol et Bordessoulle, et pouvait présenter à l'ennemi 22 mille hommes d'infanterie, 6 mille de cavalerie, c'est-à-dire 28 mille combattants contre 60 mille. Mais grâce à la qualité de ses soldats et à la nature des lieux, il craignait peu l'ennemi, et n'était pas plus troublé à Mohilew qu'il ne l'avait été jadis à Awerstaedt. Le 21 au soir, ses troupes eurent une chaude alerte. Chaude alerte le 21 juillet au soir. La cavalerie légère de Bordessoulle était sur la route de Staroi-Bychow, par laquelle arrivait l'avant-garde de Bagration. Un escadron placé aux avant-postes fut assailli par le corps de Platow, et fort maltraité. Heureusement que le 85e de ligne, établi en arrière, arrêta par sa fusillade les nombreux escadrons de Platow, et les obligea de se replier. On en fut quitte pour la perte de quelques hommes et de quelques chevaux. Mais cette vive escarmouche annonçait l'arrivée prochaine de toute l'armée du Dniéper.
Reconnaissance opérée le 22 au matin par le maréchal Davout en avant de Mohilew. Le lendemain matin 22, le maréchal, avec sa vigilance ordinaire, se porta dès la pointe du jour sur le terrain où il s'attendait à combattre, et en fit une soigneuse reconnaissance, accompagné du général Haxo. La route de Staroi-Bychow, sur laquelle avait eu lieu l'escarmouche de la veille, n'était autre que celle de Bobruisk, qui, après avoir couru directement de la Bérézina au Dniéper, se redressait presque à angle droit vers Staroi-Bychow, et remontait la rive droite du Dniéper jusqu'à Mohilew. (Voir la carte no 55.) Le maréchal, et le général Haxo, sortis de Mohilew, descendirent cette route, qui, bordée d'un double rang de bouleaux comme toutes les routes du pays, se prolongeait entre le Dniéper qu'elle avait à gauche, et le ruisseau de la Mischowska qu'elle avait à droite. Après avoir cheminé entre la Mischowska et le Dniéper l'espace de trois ou quatre lieues, ils virent la Mischowska tourner brusquement à gauche dans la direction du Dniéper, et envelopper ainsi d'un obstacle continu le terrain long et étroit qu'ils venaient de parcourir. Description des environs de Mohilew. Au point où la Mischowska se détournait pour se jeter dans le Dniéper, se trouvait un moulin, dit moulin de Fatowa, et pourvu d'une retenue d'eau. La Mischowska coupait ensuite la route en passant sous un pont surmonté d'un gros bâtiment, qu'on appelait auberge de Saltanowka, et allait se perdre dans le Dniéper. Le terrain ainsi circonscrit se présenta tout de suite au maréchal Davout et au général Haxo comme celui où il fallait combattre, et où l'on avait la plus grande chance de tenir tête à l'ennemi, quelles que fussent sa force et son énergie. Ils firent barricader le pont, créneler l'auberge de Saltanowka et le moulin de Fatowa, et couper la digue qui retenait les eaux du moulin, de manière que l'ennemi ne pût point s'en servir pour passer le ruisseau. Le maréchal Davout confia la garde de ces deux postes aux cinq bataillons du 85e de ligne, sous le général Friédérichs, et plaça en arrière, sous le général Dessaix, le 108e pour servir de réserve. Ces deux régiments composaient toute la division Dessaix, le 33e léger ayant été laissé à Minsk. Le maréchal disposa son artillerie le mieux possible, et du reste le lieu était favorable à cette arme, car la route de Staroi-Bychow par laquelle les Russes devaient arriver après avoir traversé des bois, débouchait tout à coup sur un terrain dégarni que nos canons pouvaient couvrir de mitraille.
Distribution que le maréchal Davout fait de ses forces en avant de Mohilew. Ces précautions prises sur son front, le maréchal remonta vers Mohilew, pour s'assurer si on ne chercherait pas à traverser la Mischowska sur sa droite, ce qui aurait rendu vaine la résistance opposée au pont de Saltanowka et au moulin de Fatowa. En remontant en effet à une lieue en arrière, se trouvait au bord de la Mischowska le petit village de Seletz, par lequel l'ennemi aurait pu franchir le ruisseau. Le maréchal y établit un des quatre régiments de la division Compans, le 61e, avec une forte artillerie, qui avait, comme au moulin de Fatowa, l'avantage de pouvoir tirer d'une rive à l'autre, et au milieu d'un terrain dont les bois venaient d'être coupés. Un peu plus en arrière le maréchal plaça encore en réserve les deux autres régiments de la division Compans, les 57e et 111e de ligne, avec les cuirassiers Valence, pour fondre sur quiconque aurait forcé le passage de la Mischowska. Enfin, comme dernière précaution, le maréchal rangea la division polonaise Claparède derrière la division Compans, pour lier avec la ville de Mohilew les troupes qui gardaient la route de Staroi-Bychow. Le général Pajol, avec sa cavalerie légère et le 25e de ligne (quatrième régiment de Compans), fut chargé de surveiller la route d'Ighoumen par Pogost, celle que le maréchal avait suivie de la Bérézina au Dniéper, en cas qu'une portion de l'armée russe tentât de s'y présenter pour tourner la position de Mohilew. Après ces vigoureuses et habiles dispositions, le maréchal attendit avec sang-froid l'attaque du lendemain.
Le 23 juillet au matin le prince Bagration attaque le maréchal Davout sur la route de Mohilew. Le lendemain, 23 juillet, en effet, dès qu'il fit jour, le prince Bagration, après avoir laissé le 8e corps (celui de Borosdin) sur la route de Bobruisk, pour se couvrir contre la poursuite possible mais peu probable du roi Jérôme, porta en avant le 7e corps (celui de Raéffskoi) sur le pont de Saltanowka et le moulin de Fatowa, avec ordre d'enlever ces deux postes à tout prix.
Première tentative de la division Kolioubakin sur le pont et l'auberge de Saltanowka. La division Kolioubakin attaqua le pont de Saltanowka, et la division Paskewitch le moulin de Fatowa. L'une et l'autre, rangées à la lisière des bois, n'avaient mis à découvert que leur artillerie et leurs tirailleurs. Ces derniers avaient essayé de s'embusquer dans les broussailles, et derrière tous les accidents de terrain. Mais les tirailleurs français, mieux abrités derrière l'auberge de Saltanowka et le moulin de Fatowa, et tirant très-juste, causaient à l'ennemi beaucoup plus de mal qu'ils n'en éprouvaient. L'artillerie française, de son côté, démontait à chaque instant les pièces russes. Après quelque temps de ce combat désavantageux, la division Kolioubakin voulut s'avancer sur le pont de Saltanowka, mais elle fut accueillie par un tel feu de mousqueterie et de mitraille qu'elle se vit obligée de reculer, et de rentrer dans le bois.
Le maréchal était accouru au bruit du canon, et ayant reconnu que tout se passait bien sur son front, s'était reporté en arrière, au village de Seletz, pour savoir si une attaque de flanc ne le menacerait pas de ce côté. S'étant assuré que le danger n'y était pas imminent, il avait placé un peu plus en avant le 61e, qui d'abord était au village de Seletz, et avait fait avancer également les 57e et 111e, ainsi que les cuirassiers, discernant bien que le plus grand effort de l'ennemi se dirigerait sur le front de la position. Il y était immédiatement retourné de sa personne.
Nouvel effort de la division Kolioubakin sur le pont de Saltanowka, et attaque de la division Paskewitch sur le moulin de Fatowa. Effectivement les Russes tentaient en ce moment un énergique et dernier effort. La division Kolioubakin, débouchant en masse par la grande route, s'avançait en colonne serrée sur le pont de Saltanowka, et la division Paskewitch, se déployant à découvert devant le moulin de Fatowa, venait border la retenue d'eau malgré les feux bien dirigés de notre artillerie. Le général Friédérichs, avec le 85e, accueillit la division Kolioubakin par un feu de mousqueterie si bien nourri, qu'après avoir d'abord marché franchement vers le pont, elle se mit à hésiter, et finit bientôt par battre en retraite. La division Paskewitch trouvant dans le ruisseau un obstacle moins insurmontable, essaya de le franchir en passant sur la digue qui retenait les eaux du moulin. À cette vue, un bataillon du 108e, conduit par un officier brave jusqu'à la témérité, courut à la rencontre des assaillants, les joignit à la baïonnette, et les obligea de repasser le ruisseau. Malheureusement, au lieu de se contenter de cet avantage, il franchit à son tour l'obstacle si vivement disputé, et déboucha au milieu du terrain découvert qui s'étendait au delà. À peine arrivé sur ce terrain, il se trouva au centre d'un cercle de feux partant de la lisière des bois, fut ensuite abordé à la baïonnette, et ramené en deçà du ruisseau, après avoir laissé une centaine d'hommes dans les mains des Russes, et en avoir perdu beaucoup plus par l'effet meurtrier de leur mousqueterie.
Tous les efforts des Russes sur ces deux points énergiquement repoussés. C'était le moment où le maréchal arrivait après avoir parcouru les derrières de la position. Il rallia le bataillon revenu en désordre, lui commanda quelques manœuvres sous le feu pour lui rendre son sang-froid, et jeta la cavalerie légère sur plusieurs pelotons ennemis qui avaient eu l'audace de franchir le ruisseau. Puis il amena toute son artillerie, qui donnant en plein sur le terrain découvert où la division Paskewitch s'était déployée, et couvrant celle-ci de mitraille, la força de rentrer de nouveau dans les bois. Ainsi, du moulin de Fatowa au pont de Saltanowka, les Russes s'étaient épuisés en efforts impuissants, et ils tombaient dans la proportion de trois ou quatre pour un Français.
Pourtant la division Paskewitch essaya de remonter sur notre droite, en longeant la Mischowska et la lisière des bois jusqu'à la hauteur du village de Seletz. Elle suivit le bord de la coupe pour se mettre à l'abri de notre artillerie, et parvint ainsi jusqu'en face du village de Seletz. Ses éclaireurs franchirent même le ruisseau. Les voltigeurs du 61e se précipitèrent aussitôt sur ceux qui avaient commis cette imprudence, et les forcèrent à repasser. Puis le régiment tout entier, s'élançant au delà de la Mischowska, entra dans le bois, et prenant à revers la coupe dont les Russes occupaient le bord, les obligea d'évacuer précipitamment cette partie du champ de bataille. Sur notre front le général Friédérichs exécuta, entre le moulin de Fatowa et le pont de Saltanowka, une manœuvre semblable. Avec quelques compagnies d'élite il traversa le ruisseau, pénétra dans le bois sans être aperçu, tourna l'espace découvert dans lequel les Russes s'étaient déployés en face du moulin, et les assaillit par derrière à l'improviste. Nos grenadiers et voltigeurs firent à la baïonnette un vrai carnage de l'ennemi, et dégagèrent ainsi tout le front du champ de bataille. On voulut alors prendre l'offensive. Après avoir repoussé les Russes, on prend l'offensive contre eux, et on les poursuit l'espace d'une lieue. On débarrassa le pont de Saltanowka, et on se porta en masse sur la grande route de Staroi-Bychow. Après avoir poursuivi les Russes pendant une lieue, on aperçut sur un terrain découvert le prince Bagration en position avec tout le reste de son armée. Sur ce nouveau terrain, le combat, jusque-là si avantageux, allait nous devenir aussi funeste qu'il l'avait été pour les Russes sur les bords de la Mischowska. L'intrépide Compans, dont la sagesse égalait la bravoure, arrêta l'ardeur de ses troupes, et les ramena en arrière, pour ne pas convertir en une alternative de succès et de revers ce beau combat défensif, qui n'avait été jusque-là qu'une victoire non interrompue. Il ne fut pas poursuivi. Le prince Bagration, épouvanté des pertes qu'il avait faites (environ 4 mille morts ou blessés jonchaient les bords de la Mischowska), et informé que des renforts allaient arriver au maréchal Davout, crut devoir rétrograder sur Staroi-Bychow, pour y passer le Dniéper et se porter ensuite sur Micislaw.
Résultats du combat de Mohilew. Ainsi se termina ce glorieux combat, dans lequel les 28 mille hommes du 1er corps avaient arrêté les 60 mille hommes de Bagration. Il est vrai que 20 mille Russes seulement avaient combattu; mais il n'y avait pas eu plus de 8 à 9 mille Français véritablement engagés, et pour 4 mille morts ou blessés perdus par les Russes, les Français n'avaient à regretter qu'un millier d'hommes, dont une centaine du 108e restés prisonniers au delà de la Mischowska. Si le prince Bagration avait mieux connu le terrain, il aurait pu exécuter sur la droite si allongée du maréchal une attaque dangereuse avec le corps de Borosdin. Mais il restait l'infanterie des généraux Compans et Claparède, les cuirassiers du général Valence, et il ne lui eût pas été facile de passer sur le corps de pareilles troupes. On doit ajouter aussi que si, dans cette journée du 23, le prince Poniatowski avait eu le temps de paraître par Jakzitcy sur les derrières ou le flanc du prince Bagration, même après l'occasion de Bobruisk manquée, il aurait pu faire encore essuyer à cette armée russe un sanglant désastre. On a vu plus haut les causes fatales qui en avaient décidé autrement.
Le maréchal Davout employa la journée du lendemain à ramasser ses blessés, et à recueillir des nouvelles des Polonais et des Westphaliens, ne voulant pas avant leur arrivée sortir de cette espèce de camp retranché qui lui avait été si utile. Il disposa tout pour remonter le Dniéper jusqu'à Orscha, afin de se rapprocher de Napoléon, qui, comme nous l'avons dit, attendait à Gloubokoé l'instant propice pour tourner par Polotsk et Witebsk l'armée russe de Barclay de Tolly. Empêcher le prince Bagration de rejoindre l'armée principale était désormais impossible, car on ne pouvait le suivre indéfiniment au delà du Dniéper; mais on avait retardé sa jonction avec Barclay de Tolly, et ce résultat, quoique bien inférieur à celui qu'on avait espéré d'abord, suffisait à l'accomplissement du principal dessein de Napoléon.
Position de Napoléon le 23 juillet devant la Dwina. C'était le 22 ou le 23 au plus tard que Napoléon, dans ses profonds calculs, avait choisi pour exécuter sa grande manœuvre. Il était à Gloubokoé, ayant à sa droite vers Kamen le prince Eugène, devant lui, vers Ouchatsch, la cavalerie de Murat, les trois divisions Morand, Friant, Gudin, à sa gauche enfin, Ney et Oudinot, vis-à-vis du camp de Drissa. Il avait à Gloubokoé même la garde impériale. Il se tenait ainsi avec 190 mille hommes environ, prêt à traverser la Dwina sur la gauche de Barclay de Tolly. Le succès du maréchal Davout était une circonstance heureuse pour l'exécution de son dessein, mais en ce moment il se passait une révolution singulière dans l'état-major russe.
Situation de l'armée russe. Barclay de Tolly, ainsi qu'on l'a vu, s'était replié sur le camp de Drissa, et cette manœuvre avait excité le mécontentement au plus haut degré. Dans les rangs inférieurs de l'armée, où prédominaient les passions nationales, le seul fait de reculer devant les Français avait blessé profondément le sentiment général. Soulèvement des esprits contre le plan de retraite sur la Dwina. Dans la partie plus élevée, capable d'apprécier la sagesse d'un plan de retraite continue, l'établissement au camp de Drissa ne présentait à l'esprit de personne un sens raisonnable. En effet, l'idée de se retirer à l'intérieur était fondée sur l'espérance et la presque certitude d'épuiser les Français par une longue marche, et de tomber sur eux lorsqu'ils seraient décimés par la fatigue, la faim et le froid. Un camp retranché n'ajoutait pas beaucoup d'avantages à ce plan, car, ainsi que nous l'avons dit, l'espace indéfini était le véritable abri des Russes, et ils n'avaient pas besoin d'un Torrès-Védras, n'étant pas acculés à l'extrémité de leur continent. Fausseté de l'idée qui avait fait choisir le camp de Drissa. Mais en tout cas, un camp sur la Dwina, placé sur le chemin des Français, au début pour ainsi dire de leur course, quand ils avaient encore toutes leurs forces et toutes leurs ressources, était un non-sens, puisque Napoléon pouvait ou forcer ce camp, ou le tourner, sans compter qu'il lui était facile, en profitant de l'immobilité obligée de l'armée principale, de pénétrer par sa droite dans la trouée qui sépare les sources de la Dwina de celles du Dniéper, et de couper en deux, pour le reste de la campagne, la longue ligne des armées russes. Le mouvement du maréchal Davout contre le prince Bagration, la concentration de Napoléon à Gloubokoé, révélaient déjà cette intention de la manière la plus frappante. Enfin le camp lui-même sur la Drissa n'offrait aucune sécurité sous le rapport de sa construction. Généralement on se couvre d'un fleuve qu'on veut défendre, ici, au contraire, on s'était placé en avant du fleuve, en y appuyant ses derrières et ses ailes. Mauvaise construction du camp de Drissa. Sur l'indication du général Pfuhl, les ingénieurs russes avaient choisi un rentrant profond que la Dwina forme à Drissa, et s'y étaient adossés, comme s'ils avaient été moins soucieux de se rendre inexpugnables sur leur front que sur leurs flancs et leurs derrières. Il est vrai que sur le front de ce camp on avait cherché à se créer par d'immenses ouvrages une sorte d'inexpugnabilité artificielle, qui pût défier tous les efforts de l'ennemi. On avait fermé le rentrant dans lequel on s'était logé par une première ligne d'ouvrages de 3,300 toises de développement, allant de l'un à l'autre coude de la Dwina. C'étaient des abatis, des épaulements en terre très-difficiles à escalader, et de plus hérissés d'artillerie. En seconde ligne, on avait construit dix redoutes, liées par des espèces de courtines, et armées également d'une artillerie très-nombreuse. Une partie de l'armée russe occupait ces ouvrages, et le reste, rangé en arrière en masses profondes, présentait une réserve formidable. Quatre ponts devaient assurer la retraite de cette armée, si elle était obligée d'évacuer la position. Quoique ce camp dût opposer de grands obstacles, même à l'impétuosité des Français, il est bien vrai qu'il se prêtait merveilleusement à la manœuvre de Napoléon, qui songeait à le tourner, et à venir y enfermer Barclay de Tolly. Si en effet Napoléon avait le temps de passer la Dwina et de se porter sur les derrières de l'armée russe, on n'imagine pas comment celle-ci aurait pu défiler par ces quatre ponts devant deux cent mille Français.