Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Déchaînement contre le général Pfuhl, et contre l'empereur lui-même. Quoi qu'il en soit, le cri dans l'armée russe était universel. Les uns s'en prenaient à l'idée même de battre en retraite devant les Français, les autres à l'idée de s'arrêter sitôt, les autres encore à celle de laisser Napoléon s'élever sur la gauche de l'armée principale, et s'interposer ainsi entre Barclay de Tolly et Bagration. Tous unanimement imputaient l'idée qui leur déplaisait au général Pfuhl, après lui aux étrangers qui semblaient ses complices, et après ces étrangers à l'empereur Alexandre qui les patronait. L'Italien Paulucci lui-même, qui cherchait à se faire pardonner son origine par la violence de son langage, avait dit à Alexandre que son conseiller Pfuhl était un idiot ou un traître, à quoi Alexandre avait répondu en envoyant l'arrogant interpellateur à trente lieues sur les derrières. Mais la colère générale n'en était devenue que plus vive.
On demande tout haut que l'empereur Alexandre quitte l'armée. Bientôt on ne s'était plus borné à blâmer le plan de campagne; on avait commencé à blâmer la présence même de l'empereur à l'armée, et à crier contre l'esprit de cour transporté dans les camps, là où il faut un chef dirigeant seul les opérations militaires, et point de ces réunions de courtisans propres seulement à troubler celui qui commande, à ébranler la confiance de ceux qui obéissent, à substituer enfin la confusion à cette unité absolue, qui est l'indispensable condition des succès à la guerre. On s'était mis à dire qu'Alexandre ne pouvait pas commander, qu'il ne le voulait même pas, bien qu'il ne fût point dépourvu d'intelligence militaire, et que, ne commandant pas, il empêchait de commander, parce qu'une déférence inévitable pour ses avis, la crainte d'encourir son blâme ou celui de ses familiers, devaient ôter toute décision au chef d'armée le plus résolu; qu'il fallait la liberté de verser, même en se trompant, des torrents de sang, et n'avoir pas derrière soi un maître mesurant la quantité de ce sang versé, la regrettant, ou la reprochant aux généraux; que dès lors n'agissant pas et empêchant d'agir, il fallait qu'Alexandre s'en allât, et emmenât même son frère, aussi incommode que lui, et pas plus utile. Étrange spectacle que celui de ce czar, type achevé dans l'Europe moderne de la souveraineté absolue, dépendant de ses principaux courtisans, et presque exclu de l'armée par une sorte d'émeute de cour! tant est profonde l'illusion du despotisme! On ne commande véritablement qu'en proportion des volontés qu'on est capable de concevoir et d'exécuter: le grade, le rang n'y font rien, et le maître le plus absolu sur le trône le plus redouté, n'est souvent que le valet d'un valet qui sait ce que son maître ignore. Le génie seul commande parce qu'il voit et veut, et lui-même il dépend des bons conseils, car il ne saurait tout voir, et si, aveuglé par l'orgueil, il écarte ces conseils, il aboutit à la folie, et par la folie à la ruine!
L'aristocratie militaire russe, qui tour à tour intimidant ou soutenant Alexandre, l'avait conduit peu à peu à résister à la domination française, n'était pas disposée, maintenant qu'elle l'avait entraîné à la guerre, à se laisser gêner dans la manière de la soutenir. Elle la voulait violente, acharnée, désespérée; elle était même résolue à sacrifier au besoin toutes les richesses, tout le sang de la nation, et n'admettait pas qu'un empereur, patriote sans doute, mais doux, humain, variable, vînt arrêter ses patriotiques fureurs.
Démarche tentée auprès d'Alexandre pour l'engager à quitter l'armée. Dans leur animation, les principaux personnages de cette aristocratie militaire convinrent de tenter une démarche auprès de l'empereur Alexandre, pour lui faire abandonner le plan du général Pfuhl et l'établissement au camp de Drissa, pour le décider à remonter la Dwina jusqu'à Witebsk, où l'on serait en mesure de rejoindre l'armée de Bagration par Smolensk. Ces points une fois obtenus, ils se promirent de tenter davantage, et d'inviter Alexandre à quitter l'armée. Ils prirent pour colorer cette invitation d'une manière convenable, un prétexte non-seulement respectueux mais flatteur. Ils durent alléguer que la direction de la guerre n'était pas actuellement la principale tâche du gouvernement, que le soin d'en réunir les moyens était plus important encore; que derrière l'armée qui allait combattre, il en fallait une, et deux au besoin; que pour les avoir il fallait les obtenir du patriotisme de la nation, qu'Alexandre, adoré d'elle en ce moment, en obtiendrait tout ce qu'il voudrait; qu'il fallait donc qu'il se rendît dans les principales villes, à Witebsk, à Smolensk, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, qu'il convoquât toutes les classes de la population, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, et leur demandât les derniers sacrifices; que ce service était à la fois plus urgent et plus utile que tous ceux qu'il pourrait rendre en restant à l'armée; que c'était à ses généraux à combattre ou à mourir sur le seuil de la patrie, et à lui à s'en aller chercher d'autres enfants dévoués de cette même patrie, pour mourir partout où il serait nécessaire, fût-ce dans les extrêmes profondeurs de la Russie. Et on doit reconnaître à l'honneur de cette aristocratie impérieuse et dévouée, qui douze ans auparavant s'était débarrassée violemment d'un prince en démence, et qui aujourd'hui éloignait de l'armée un prince gênant, on doit reconnaître qu'elle était sincère, et qu'en l'écartant elle ne voulait qu'une chose, verser le sang de l'armée et le sien, plus à son aise, et en plus grande abondance.
L'ancien ministre de la guerre Araktchejef, homme d'une capacité ordinaire, mais d'un caractère énergique, le ministre de la police Balachoff, osèrent écrire un avis qu'ils remirent signé à Alexandre, et par lequel ils concluaient à son départ immédiat pour Moscou, d'après les motifs que nous venons de retracer. Les chefs de corps Bagowouth, Ostermann, supplièrent Alexandre, avec une énergie qui dépassait la simple prière, d'ordonner l'abandon immédiat du camp de Drissa, et un mouvement de droite à gauche sur Witebsk, pour déjouer, en se réunissant au prince Bagration, la manœuvre de Napoléon, que l'on commençait à soupçonner.
Alexandre cède aux instances impérieuses de ses généraux, et convoque un conseil de guerre. Alexandre, touché des observations qu'on venait de lui présenter sur les inconvénients de sa présence à l'armée, frappé également du danger de la position prise à Drissa, sentit s'évanouir toutes ses résolutions. Il convoqua un conseil de guerre où il admit à siéger non-seulement son propre état-major, mais celui du général Barclay de Tolly. Il y appela l'ancien ministre de la guerre Araktchejef, l'ingénieur Michaux, et le colonel Wolzogen, confident du général Pfuhl. Alexandre, après avoir expliqué le plan dans son ensemble, chargea le colonel Wolzogen de le justifier dans ses détails. Celui-ci, en convenant que certains travaux avaient été assez mal conçus, défendit cependant l'emplacement du camp de Drissa par des arguments plus ou moins spécieux. Ces arguments, au surplus, étaient sans force contre les objections que soulevait le plan du général Pfuhl. Si, en effet, il s'agissait d'un plan de retraite calculée, c'était trop tôt que de s'arrêter à la Dwina, car on s'exposait à être assailli par les Français au moment où ils disposaient encore de toutes leurs ressources; de plus, en se retirant sur Drissa on leur laissait la faculté de s'interposer entre les deux armées de la Dwina et du Dniéper; enfin, si des corps agissant sur les ailes de l'ennemi pouvaient se concevoir, ce n'était pas un motif pour diviser en deux la principale masse des forces russes, au point de n'être nulle part en état de faire face à l'ennemi. La résolution d'abandonner le camp de Drissa est unanimement adoptée. Quoique ces raisons ne fussent distinctement exprimées par aucun membre de l'état-major russe, elles agitaient confusément tous les esprits. Aussi M. de Wolzogen s'empressa-t-il lui-même d'admettre la nécessité de quitter immédiatement le camp de Drissa et de se porter sur Witebsk, où l'on donnerait la main à Bagration, qu'on espérait rejoindre à Smolensk. Cet avis, conforme à tout ce qu'on désirait, ne pouvait rencontrer de contradicteur, et il fut adopté unanimement.
Ainsi fut abandonnée par une sorte de révolte des esprits la partie ridiculement systématique du plan du général Pfuhl, qui consistait à chercher à Drissa ce que lord Wellington avait trouvé aux lignes de Torrès-Védras. Toutefois Alexandre n'abandonna pas la partie essentielle du plan, qui, du reste, appartenait à tous les esprits sensés, celle de se retirer dans l'intérieur. Alexandre quitte l'armée avec ses conseillers militaires, et laisse au général Barclay de Tolly le soin de diriger les opérations en qualité de ministre de la guerre. Il confia l'exécution de cette pensée au général Barclay de Tolly, sans lui donner le titre de général en chef, afin de ménager l'amour-propre du prince Bagration, et il lui laissa la qualité de ministre de la guerre, qui lui subordonnait tous les chefs de corps. Il sentit en outre qu'il fallait s'éloigner, car il gênait les généraux par sa présence, assumait une responsabilité effrayante, et éprouvait au milieu de tant d'avis divers un tourment d'esprit insupportable. Il accepta donc volontiers le rôle dont on lui suggérait l'idée, celui d'aller à Moscou soulever les populations russes contre les Français, et il quitta sans différer le quartier général, emmenant tous les importuns conseillers dont Barclay de Tolly ne voulait point, et l'armée encore moins que lui. Le général Pfuhl partit pour Saint-Pétersbourg avec l'ancien ministre Araktchejef, le Suédois Armfeld, et autres. L'Italien Paulucci, d'abord disgracié pour sa franchise, fut nommé gouverneur de Riga.
Barclay de Tolly, resté seul à la tête de l'armée avec la qualité de ministre de la guerre, était de tous les généraux russes le plus capable de la bien diriger. Instruit, connaissant à fond les détails de son métier, flegmatique et opiniâtre, il n'avait qu'un inconvénient, c'était d'inspirer à ses subordonnés de vives jalousies qu'il ne pouvait faire taire par une supériorité reconnue, et d'être responsable aux yeux de l'armée d'un système de retraite qui, tout raisonnable qu'il était, la blessait profondément. Pour le moment, il adhéra de grand cœur à la pensée d'évacuer le camp de Drissa, de remonter la Dwina jusqu'à Witebsk, de s'établir là en face de Smolensk, où l'on espérait que Bagration arriverait bientôt en remontant le Dniéper, et de tendre la main à celui-ci en se portant au besoin au milieu de la trouée qui sépare les sources de la Dwina de celles du Dniéper. Par ce mouvement il allait nous interdire la route de Moscou, mais celle de Saint-Pétersbourg restait ouverte. Afin de la fermer autant que possible, il résolut de laisser en position sur la basse Dwina, entre Polotsk et Riga, le corps du comte de Wittgenstein, lequel avec 25 mille hommes, bientôt augmentés des troupes de Finlande et des réserves du nord de l'empire, couvrirait l'importante place de Riga, et menacerait le flanc gauche des Français, tandis que l'armée du Danube, si elle revenait de Turquie à temps, menacerait leur flanc droit.
Le général Barclay de Tolly remonte la Dwina pour se porter à Witebsk. Ces dispositions arrêtées, Barclay de Tolly se mit en marche le 19 juillet, et remonta la Dwina, l'infanterie sur la rive droite, la cavalerie sur la rive gauche. Cette dernière en remontant la rive gauche occupée par les Français, pouvait avoir avec eux plus d'un engagement; mais elle avait la ressource de repasser la Dwina à gué, ce qui, dans cette saison, et au-dessus de Polotsk, était facile. Le général Doctoroff devait former l'arrière-garde. Après la séparation du corps de Wittgenstein et les pertes résultant de la marche, Barclay de Tolly conservait encore environ 90 mille hommes. L'adjonction du prince Bagration pouvait lui procurer 150 mille hommes. Parti le 19, il marcha par les deux rives de la Dwina, les 20, 21, 22 juillet, en se tenant à une assez grande distance des Français, qui, dans leur projet de manœuvre, avaient résolu de ne pas trop s'approcher des Russes.
Au milieu des mouvements confus de la cavalerie russe, Napoléon discerne le plan de l'ennemi, consistant à rejoindre le prince Bagration entre Witebsk et Smolensk. Napoléon, qui, lorsqu'il était en opération, avait les yeux continuellement fixés sur l'ennemi, devait ne pas tarder à s'apercevoir d'un tel mouvement, bien que la cavalerie russe s'appliquât à le couvrir, et à le dissimuler par des reconnaissances dirigées dans tous les sens. Il remarqua bientôt, à travers l'agitation de cette cavalerie, un mouvement vers la haute Dwina, qui pour les Français était de gauche à droite, et de droite à gauche pour les Russes. Avec son incomparable discernement, il reconnut tout de suite que Barclay de Tolly remontait la Dwina vers Witebsk, pour tendre la main à Bagration, qui de son côté remonterait probablement le Dniéper jusqu'à Smolensk. Napoléon persiste dans son dessein contre l'armée de Barclay de Tolly, et suit son mouvement sur Witebsk. Cette manœuvre de l'ennemi fut loin de le décourager de son grand dessein, bien au contraire. Si les Russes avaient décampé de Drissa pour s'enfoncer directement dans l'intérieur de la Russie, il aurait pu désespérer de les atteindre, mais Barclay s'élevant sur la Dwina par un mouvement transversal, pendant que Bagration allait s'élever sur le Dniéper par un mouvement semblable, il avait toujours la chance de s'interposer entre l'un et l'autre, pour exécuter son plan primitif. Le maréchal Davout après avoir obligé le prince Bagration à descendre le Dniéper, devait être bien avant celui-ci à Smolensk, et Napoléon n'avait qu'à remonter lui-même la Dwina, en s'élevant vivement par sa droite, pour trouver le moyen de faire à Witebsk ce qu'il n'avait pu faire à Polotsk, c'est-à-dire de passer la Dwina sur la gauche de Barclay de Tolly, de le déborder, et de le prendre à revers, pourvu toutefois que les circonstances ne lui fussent pas complétement défavorables.
Son plan était donc tout aussi réalisable; il fallait seulement l'exécuter plus à droite. Il n'en différa pas d'un seul jour l'exécution, et en aurait même devancé le moment, si la réunion de son matériel l'avait permis. Le prince Eugène était le 22 juillet à Kamen; Murat, avec la cavalerie, avec les trois divisions détachées du 1er corps, était tout près sur la gauche du prince Eugène; Ney, Oudinot venaient après, et la garde les suivait par Gloubokoé. (Voir la carte no 55.) Napoléon mit toute cette masse en marche sur Beschenkowiczy. Se doutant cependant qu'il devait rester des forces ennemies sur la basse Dwina, il prescrivit au maréchal Oudinot de franchir ce fleuve à Polotsk, de refouler au-dessous les troupes qu'il y rencontrerait, et de s'appliquer à couvrir la gauche de la grande armée. En défalquant Macdonald, laissé en Samogitie pour veiller sur le Niémen, en défalquant Oudinot, destiné à se tenir vers Polotsk, il restait à Napoléon, avec Murat, avec les trois divisions du 1er corps, avec Ney, avec le prince Eugène, environ 150 mille hommes. Sur sa droite, il devait retrouver le maréchal Davout à la tête de ses trois divisions et de toutes les forces qui avaient composé le corps de Jérôme. Il était donc en mesure de frapper sur Barclay de Tolly un coup terrible.
Marche sur Beschenkowiczy. Le prince Eugène franchit l'Oula le 23, et se porta avec quelques troupes légères sur Beschenkowiczy, petit bourg situé au bord de la Dwina, d'où l'on pouvait distinguer les mouvements de l'armée russe au delà du fleuve. C'était l'arrière-garde de Doctoroff qu'on apercevait en ce moment sur la route de Witebsk. Sur la rive gauche de la Dwina que nous occupions, des arrière-gardes de cavalerie se montrèrent dans la direction de Witebsk, et se replièrent, mais en se défendant avec plus de ténacité que de coutume, ce qui fit naître l'espérance de voir les Russes accepter enfin la bataille qu'on désirait si ardemment. Napoléon ordonna au prince Eugène, qui n'avait pu se porter sur Beschenkowiczy qu'avec une avant-garde, d'y réunir le lendemain 24 son corps tout entier, ainsi que la cavalerie Nansouty, et d'y jeter un pont sur la Dwina pour aller en reconnaissance de l'autre côté. Quant à lui, il avait déjà quitté Gloubokoé avec son quartier général, et il était à une demi-marche en arrière du prince Eugène. Il fit exécuter au reste de l'armée un mouvement général dans le même sens.
Reconnaissance au delà de la Dwina. Le 24, le prince Eugène porta son corps à Beschenkowiczy. Tandis que la cavalerie légère du général Nansouty, dépassant Beschenkowiczy, courait sur la route d'Ostrowno, le prince dispersa ses voltigeurs le long de la Dwina, pour en écarter les Russes, qu'on voyait sur l'autre rive, et fit approcher son artillerie afin de les tenir encore plus loin. Les pontonniers de son corps, amenés en cet endroit, se jetèrent hardiment dans le fleuve pour entreprendre l'établissement d'un pont. Ils l'eurent en peu d'heures rendu praticable, de manière que les troupes purent commencer à y passer. La cavalerie bavaroise du général Preysing, qui était attachée à l'armée d'Italie, impatiente de se montrer au delà de la Dwina, se précipita dans l'eau sans hésiter, traversa le fleuve à gué, et courut nettoyer l'autre rive. Ses escadrons, mieux conservés que l'infanterie bavaroise, galopant à la suite des Russes, se firent admirer de toute l'armée par la précision et la rapidité de leurs manœuvres.
Cette reconnaissance confirme Napoléon dans son projet de marcher sur Witebsk, pour essayer de déborder et de tourner Barclay de Tolly. Vers le milieu de l'après-midi, un grand tumulte de chevaux annonça la présence de Napoléon. Les troupes d'Italie, qui ne l'avaient pas encore vu, le saluèrent de bruyantes acclamations, auxquelles il répondit par un brusque salut, tant il était occupé de l'objet qui l'amenait. Il descendit précipitamment de cheval pour adresser quelques observations au chef des pontonniers, puis, se remettant en selle, il traversa le pont au galop, et, suivant à toute bride la cavalerie bavaroise, il se porta au loin sur la rive gauche de la Dwina, pour observer la marche des Russes. Bien qu'avec sa prodigieuse sagacité il devinât la vérité sur les moindres rapports des officiers d'avant-garde, il voulait toujours, quand il le pouvait, avoir vu les choses de ses propres yeux.
Après avoir couru l'espace de deux ou trois lieues, il revint convaincu que l'armée russe avait défilé tout entière sur Witebsk, et il résolut de s'avancer plus vite et plus hardiment encore dans cette direction, pour se placer violemment, s'il le fallait, entre Witebsk et Smolensk, entre Barclay de Tolly et Bagration. Il ordonna donc au prince Eugène et au général Nansouty de s'acheminer, le lendemain 25, sur Ostrowno. Murat, qui précédemment avait marché de sa personne avec la cavalerie de Montbrun et les trois divisions Morand, Friant, Gudin, dut se mettre à la tête de la cavalerie maintenant que l'armée était réunie, et précéder le prince Eugène dans le mouvement sur Ostrowno.
Le lendemain 25, on partit de très-bonne heure. Le général Bruyère ouvrait la marche avec sept régiments de cavalerie légère, et un régiment d'infanterie de la division Delzons, le 8e léger. Suivaient les cuirassiers Saint-Germain; quant aux cuirassiers Valence, formant le complément du corps du général Nansouty, ils étaient, comme on l'a vu ailleurs, détachés auprès du maréchal Davout.
Premier combat d'Ostrowno, livré le 25 juillet. Ce même jour le général Barclay de Tolly, voulant retarder les progrès des Français en leur disputant le terrain pied à pied, avait placé en avant d'Ostrowno le 4e corps (celui d'Ostermann), avec une brigade de dragons, avec les hussards de la garde, les hussards de Soumy, et une batterie d'artillerie à cheval. Ces troupes étaient en reconnaissance entre Ostrowno et Beschenkowiczy.
Le général Piré avec le 8e de hussards et le 16e de chasseurs à cheval, s'avançait sur la route d'Ostrowno, large, droite, bordée de bouleaux, lorsqu'au sommet d'une petite montée il découvrit tout à coup la cavalerie légère russe escortant son artillerie à cheval. On ne se fut pas plutôt reconnu, que le 8e de hussards et le 16e de chasseurs furent couverts de mitraille. Le général Piré fondant alors avec ces deux régiments sur la cavalerie russe, mit d'abord en fuite le régiment qui occupait le milieu de la route, chargea ensuite le second qui était dans la plaine à droite, revint sur le troisième qui était dans la plaine à gauche, et après s'être défait de tout ce qu'il y avait devant lui de troupes à cheval, se jeta sur les pièces, sabra les canonniers, et enleva huit bouches à feu. Murat arriva au moment de ce brillant fait d'armes suivi par la seconde brigade du général Bruyère, et par les cuirassiers de Saint-Germain. Il prit la direction du mouvement.
À peine avait-il gravi la légère éminence au pied de laquelle venait d'avoir lieu cette première rencontre, qu'il aperçut dans la plaine au delà le corps d'Ostermann tout entier, appuyé d'un côté à la Dwina, et de l'autre à des coteaux boisés. Sur-le-champ, il fit ses dispositions pour tenir tête à cette infanterie nombreuse, que flanquaient plusieurs milliers de chevaux. À sa gauche vers la Dwina, il rangea ses régiments de cuirassiers sur trois lignes. Au centre, il déploya le 8e léger, afin de répondre au feu de l'infanterie russe, et le fit soutenir par une partie de la cavalerie du général Bruyère. Il rangea sur sa droite le reste de cette cavalerie, qui se composait du 6e de lanciers polonais, du 10e de hussards polonais, et d'un régiment de uhlans prussiens. Il envoya dire au prince Eugène d'accourir le plus tôt possible avec la division d'infanterie Delzons.
Ces dispositions n'étaient pas achevées, que les dragons d'Ingrie s'avancèrent pour charger son extrême droite. Les Polonais, que la vue des Russes animait d'une singulière ardeur, exécutèrent un changement de front à droite, se précipitèrent au galop sur les dragons d'Ingrie, les rompirent, en tuèrent un grand nombre, et en prirent deux ou trois cents. En un instant, cette partie du champ de bataille se trouva balayée, et on donna ainsi à l'infanterie de la division Delzons du temps pour arriver. Dans cet intervalle, les deux bataillons déployés du 8e léger occupaient le milieu du champ de bataille, et protégeaient notre cavalerie contre le feu de l'infanterie russe. Pour s'en débarrasser, le général Ostermann envoya contre eux trois bataillons détachés de sa gauche. Brillante conduite de la cavalerie française. Murat fit aussitôt charger ces trois bataillons par quelques escadrons, et les força de se replier. Notre cavalerie remplissait ainsi chacune des heures de la journée par des combats brillants, en attendant l'apparition de l'infanterie. Le comte Ostermann n'osant plus aborder notre cavalerie de front, fit, à la faveur des bois, avancer plusieurs autres bataillons sur notre droite, et en poussa aussi deux sur notre gauche, dans le même dessein. Murat, qui jusqu'à ce moment encore n'avait que de la cavalerie, lança contre les bataillons qui se présentaient sur sa droite les lanciers et hussards polonais et les uhlans prussiens. Cette cavalerie étrangère, fondant à toute bride sur les bataillons russes, les culbuta, et les contraignit de rentrer dans le bois. À l'aile opposée, le 9e de lanciers, soutenu par un régiment de cuirassiers, rompit avec la même vigueur les bataillons russes envoyés contre notre gauche, et les mit dans la nécessité de rétrograder.
Il y avait plusieurs heures que durait cette lutte incessante de la cavalerie française contre toute l'infanterie russe, lorsque arriva enfin la division Delzons, qui du reste avait marché aussi vite qu'elle avait pu, et à la vue de ses lignes profondes, le comte Ostermann se mit en retraite sur Ostrowno. Cette journée, qui nous avait coûté tout au plus 3 à 4 cents hommes, avait fait perdre aux Russes 8 bouches à feu, 7 ou 8 cents prisonniers, et 12 ou 15 cents hommes mis hors de combat. Notre cavalerie s'était signalée par la vigueur, la promptitude et l'à-propos de ses manœuvres, grâce surtout à Murat, qui possédait au plus haut degré l'art difficile, non de la ménager, mais de s'en servir.
Ce combat annonçait de la part des Russes l'intention de disputer le terrain, et peut-être de livrer bataille. Rien ne convenait davantage à Napoléon, qui en persistant dans la résolution de s'interposer entre Barclay de Tolly et Bagration, et surtout de déborder le premier, ne demandait pas mieux que d'y parvenir au moyen d'une bataille, laquelle aurait pu lui procurer sur-le-champ tous les résultats qu'il attendait d'une savante manœuvre. Il ordonna donc au prince Eugène et à Murat de se porter en masse le lendemain sur Ostrowno, et de dépasser même ce point, pour approcher le plus possible de Witebsk.
Second combat d'Ostrowno, livré le 26 juillet. Le lendemain en effet, Murat et Ney ayant bien concerté leurs mouvements s'avancèrent fortement serrés l'un à l'autre. La cavalerie légère et les deux bataillons du 8e léger ouvraient la marche, puis venaient les cuirassiers Saint-Germain, et enfin la division d'infanterie du général Delzons. La division Broussier était à une heure en arrière. On traversa ainsi Ostrowno dès le matin, et à deux lieues au delà on trouva l'ennemi rangé derrière un gros ravin, avec de fortes masses d'infanterie et de cavalerie. On avait devant soi la division Konownitsyn, que Barclay de Tolly avait envoyée pour soutenir le corps d'Ostermann, et le remplacer au besoin. Le champ de bataille présentait les mêmes caractères que les jours précédents. Remontant la vallée de la Dwina, nous avions à droite des coteaux couverts de bois, au centre la grande route bordée de bouleaux, traversée de ravins sur lesquels étaient jetés de petits ponts, et à gauche la Dwina décrivant de nombreux circuits, et souvent guéable en cette saison.
Vers huit heures, au bord du ravin derrière lequel l'ennemi était établi, on rencontra ses tirailleurs. Notre cavalerie légère fut obligée de se replier et de laisser à l'infanterie le soin de forcer l'obstacle. Murat se tint un peu en arrière avec ses escadrons, se contentant pour le moment d'envoyer au delà de la Dwina une partie de ses chevaux-légers, afin de battre l'estrade et de menacer le flanc des Russes. Le général Delzons arrivé devant le ravin qui nous arrêtait, dirigea sur les bois épais qui étaient à notre droite le 92e de ligne, avec un bataillon de voltigeurs du 106e, sur la gauche un régiment croate appuyé par le 84e de ligne, et garda au centre le reste du 106e en réserve. L'artillerie, mise en batterie par le général d'Anthouard, dut protéger de son feu l'attaque qu'allait exécuter l'infanterie.
Tandis que les troupes de droite essayaient de gravir les hauteurs boisées sous un feu très-vif, celles de gauche, conduites par le général Huard, s'approchèrent du ravin, le franchirent, et parvinrent à s'établir sur un plateau que l'ennemi évacua. Le centre suivit ce mouvement. Le 8e léger, l'artillerie, la cavalerie allèrent successivement occuper le plateau abandonné par l'ennemi. Pendant que la gauche, composée du régiment croate et du 84e, poursuivait son succès sans s'inquiéter de ce qui arrivait à l'aile opposée, et s'engageait fort avant, la droite ne faisait pas des progrès aussi rapides, et s'épuisait en vains efforts pour pénétrer dans l'épaisseur des bois, défendus par une infanterie nombreuse. Notre aile droite était ainsi retenue en arrière, tandis que notre centre se portait en avant, et notre gauche plus en avant encore. Le général Konownitsyn discernant cette situation, dirigea contre notre gauche et notre centre toutes ses réserves, et les conduisit vigoureusement à l'attaque. Le régiment croate et le 84e, qui ne s'attendaient pas à ce brusque retour, se trouvant pris en flanc, furent bientôt ramenés à la hauteur du centre. Déjà même ils allaient être culbutés dans le ravin, et notre artillerie courait le danger d'être enlevée, lorsque Murat, prompt comme l'éclair, se précipitant avec les lanciers polonais sur la colonne russe, renversa le premier bataillon, et se servant de ses lances contre cette infanterie rompue, joncha la terre de morts. Au même instant le chef de bataillon Ricard, à la tête d'une compagnie du 8e léger, se porta au secours de nos pièces dont l'ennemi était près de s'emparer. Eugène lança également le 106e, tenu jusque-là en réserve, pour appuyer le 84e et les Croates. Ces efforts réunis arrêtèrent les masses russes, ramenèrent notre gauche en avant, et maintinrent notre centre. Pendant ce temps, Murat, Eugène, Junot (celui-ci commandait l'armée d'Italie sous Eugène) étaient accourus à notre droite, où le général Roussel à la tête du 92e de ligne et des voltigeurs du 106e avait la plus grande peine à vaincre le double obstacle des hauteurs et des bois. Junot se mit à la tête du 92e, l'électrisa par sa présence, et notre droite triomphante força enfin les Russes à se retirer.
Murat et Eugène apercevant au delà des troupes de Konownitsyn d'autres colonnes profondes (c'étaient celles d'Ostermann), sur un terrain toujours plus accidenté, craignaient, quoique victorieux, de se trop engager, car ils ne savaient s'il convenait à Napoléon de provoquer une action générale. Mais tout à coup ils furent tirés d'embarras par les cris de Vive l'Empereur! qui signalaient ordinairement l'approche de Napoléon. Il parut en effet suivi de son état-major, jeta un coup d'œil sur le champ de bataille, qu'il trouva jonché de morts, mais de morts russes beaucoup plus que de morts français, et reconnut clairement l'intention de l'ennemi, qui n'était pas encore de livrer bataille, mais de disputer fortement le terrain pour ralentir notre mouvement. Il ordonna de le poursuivre sans relâche jusqu'au soir.
Durant cette poursuite, que la droite était toujours obligée d'exécuter en se soutenant sur le flanc de hauteurs boisées, le brave général Roussel qui disputait le terrain d'un bouquet de bois à l'autre, fut atteint d'un coup de feu, et mourut en emportant les regrets de l'armée.
Résultats du second combat d'Ostrowno. Cette seconde journée nous avait coûté 1200 hommes, dont 400 morts, les autres blessés. Les Russes en avaient perdu environ deux mille. Nous n'avions pas pris de canons, et nous avions fait peu de prisonniers. Les troupes, du reste, s'étaient conduites avec la plus rare valeur.
Napoléon passa cette nuit au milieu de l'avant-garde, résolu à se mettre dès le matin à la tête de ses troupes, car chaque pas qu'on faisait rendait la situation plus grave, et pouvait amener des événements importants. Il avait prescrit aux trois divisions détachées du 1er corps, à la garde, et au maréchal Ney de rejoindre la tête de l'armée le plus promptement possible, afin d'être en mesure de livrer bataille, s'il trouvait l'ennemi disposé à la recevoir. Les Bavarois épuisés de fatigue avaient été laissés en arrière à Beschenkowiczy, pour couvrir les communications avec Polotsk, poste assigné à Oudinot, et avec Wilna, centre de toutes nos ressources et de toutes nos communications.
Combat livré le 27, en avant de Witebsk. Le lendemain dès la pointe du jour, Napoléon, suivi du prince Eugène, du roi Murat, se porta en avant, pour tout ordonner lui-même dans cette journée. On était fort près de Witebsk, dont on découvrait déjà les clochers sur notre gauche, au bord de la Dwina, et au pied d'un coteau. Un ravin nous séparait de l'ennemi, et le pont qui servait à le passer avait été brûlé. Plus loin on découvrait une plaine assez étendue, dans laquelle une nombreuse arrière-garde, composée de cavalerie et d'infanterie légères, s'apprêtait à disputer le passage du ravin. Au fond de la plaine enfin, on apercevait une petite rivière, se jetant dans la Dwina près de Witebsk, et au delà de cette rivière, l'armée russe en bataille, présentant une masse qu'on pouvait évaluer à 90 ou 100 mille hommes. Voulait-elle enfin livrer bataille, pour nous empêcher de nous établir entre elle et Bagration, et de pénétrer dans la trouée qui sépare la Dwina du Dniéper? Son attitude autorisait à le penser, et aussitôt Napoléon envoya aides de camp sur aides de camp, afin de presser l'arrivée du reste de l'armée. Pour la journée il ne fallait s'attendre qu'à un nouveau choc de notre avant-garde contre l'arrière-garde russe, mais pour le lendemain la bataille semblait certaine. Napoléon l'appelait de tous ses vœux; l'armée partageait ses désirs et ses espérances.
En approchant du ravin qui nous séparait de l'arrière-garde ennemie, il fallut s'arrêter pour rétablir le pont, et défiler ensuite par ce pont, qui était fort étroit. Napoléon se plaça un peu à gauche en arrière, sur une éminence d'où son regard embrassait toute l'étendue du champ de bataille. Les chasseurs de la garde se rangèrent devant lui. La journée était superbe, le soleil étincelant, la chaleur extrêmement vive. L'armée d'Italie formait comme les jours précédents la tête de notre colonne, de compagnie avec la cavalerie du général Nansouty. La division Delzons ayant combattu la veille, avait cédé le pas à la vaillante division Broussier. Le général Broussier se hâta de faire réparer le pont, ce qui prit un peu de temps, après quoi le 16e de chasseurs à cheval, de la brigade Piré, passa le ravin, suivi de 300 voltigeurs du 9e de ligne. Ces troupes, défilant par la gauche au pied de l'éminence où était Napoléon, s'avancèrent dans la plaine pendant que les régiments de Broussier franchissaient le pont. Ces régiments vinrent l'un après l'autre se former en carré dans la plaine, le 53e en tête, les autres en échelons successifs. En même temps le général de brigade Bertrand de Sivray, avec le 18e d'infanterie légère, se dirigea vers les hauteurs boisées qui bordaient notre droite.
Brillante aventure de trois cents voltigeurs du 9e de ligne. Pendant que ces mouvements s'opéraient sous la protection d'une nombreuse artillerie, le 16e de chasseurs s'étant trop avancé à gauche, avec les voltigeurs du 9e, attira un orage sur sa tête. Le comte Pahlen lança sur lui les Cosaques de la garde impériale russe. Le 16e n'ayant personne pour le soutenir s'il chargeait, résolut d'attendre de pied ferme la charge de l'ennemi, en l'amortissant par ses feux de carabine. Il attendit en effet les escadrons russes avec sang-froid, fit sur eux une décharge générale, et abattit un bon nombre de cavaliers, mais pas assez pour arrêter leur impulsion. Il fut donc heurté vivement et ramené en arrière. Au même instant, la plus grande partie de la cavalerie russe s'ébranla, et vint fondre sur notre gauche. Les trois cents voltigeurs du 9e semblèrent perdus et comme engloutis au milieu de cette multitude de sabres levés sur leurs têtes. Cependant ils se rapprochèrent du ravin sans se désunir, se pelotonnèrent sous les ordres de deux braves officiers, les capitaines Guyard et Savary, et continuèrent à faire un feu nourri contre les nombreux escadrons qui les chargeaient. Cette nuée de cavaliers poursuivant son mouvement en avant, arriva presque au pied du monticule où se trouvait Napoléon, et vint menacer notre artillerie jusqu'à la hauteur de nos carrés. Mais le premier de ces carrés, formé par le 53e de ligne, reçut avec l'aplomb des vieilles troupes d'Italie les charges de la cavalerie russe, et les arrêta court; puis s'avançant, sans se rompre, dégagea le 16e de chasseurs et les trois cents voltigeurs du 9e, qui étaient restés comme noyés au milieu d'un flot d'assaillants. L'armée, qui assistait à ce spectacle avec une vive émotion, vit avec joie le petit groupe des voltigeurs du 9e sortir sain et sauf de cette effrayante mêlée. Napoléon, qui n'avait pas cessé de l'observer avec sa lunette, quitta la position qu'il occupait, franchit le ravin, et passant à cheval devant ces braves voltigeurs: Qui êtes-vous, mes amis? leur dit-il.—Voltigeurs du 9e de ligne, et tous enfants de Paris, répondirent ces vaillants jeunes gens.—Eh bien, vous êtes des braves, et vous avez tous mérité la croix.—Ils le saluèrent des cris de Vive l'Empereur! et il se porta ensuite auprès des carrés de la division Broussier. Celle-ci s'avançait dans la plaine, ayant son artillerie dans l'intervalle des carrés, et poursuivant à coups de canon la nombreuse cavalerie de Pahlen. Bientôt arrivèrent, au centre la cavalerie Nansouty, à droite la division Delzons. Les Russes ne croyant pas prudent de tenir contre de pareilles forces, repassèrent la petite rivière de la Loutcheza, derrière laquelle leur armée était en bataille. Probabilité d'une bataille pour le 28 juillet. On avait ainsi gagné la moitié du jour, et si toutes nos troupes avaient été réunies, Napoléon eût accepté sur l'heure la bataille qu'on semblait lui offrir. Mais il n'avait sous la main qu'une partie trop insuffisante de son armée. Il résolut donc d'employer le reste de cette journée en reconnaissances, en études du terrain, en concentrations de forces. Après avoir observé la ligne ennemie, et assigné dans son esprit la place que chacun de ses corps occuperait le lendemain, il vint bivouaquer au milieu de ses troupes, que les succès des jours précédents et la perspective d'une grande bataille remplissaient de joie. Joie de l'armée. Nos soldats souhaitaient un événement décisif, quelque sanglant qu'il pût être. Cette marche sans résultat les fatiguait. Ils cheminaient par une chaleur de 27 degrés Réaumur; ils avaient peu d'eau-de-vie, presque pas de pain, et mangeaient la plupart du temps de la viande cuite sans sel. De braves soldats dans une position qui leur déplaît, désirent toujours une bataille, ne serait-ce qu'à titre de changement. La fatigue avait fort éclairci nos rangs. Les derniers combats nous avaient enlevé près de 3 mille hommes, sur lesquels 11 ou 1200 morts, et 1800 blessés. Le départ des Bavarois nous avait affaiblis d'environ 15 mille hommes. Il restait, avec les deux corps de cavalerie des généraux Nansouty et Montbrun, avec l'armée d'Italie, avec les trois divisions du 1er corps, avec la garde, et le maréchal Ney, environ 125 mille hommes, et des meilleurs. C'était plus qu'il n'en fallait pour venir à bout de Barclay de Tolly. On se promettait de l'écraser le lendemain.
Le général Barclay de Tolly résolu un moment à livrer bataille. En effet, Barclay de Tolly avait pris l'audacieuse détermination de livrer bataille. Les plaintes amères de ses soldats, leurs outrages même (car il s'entendait quelquefois insulter par eux, à cause de cette retraite continue dans laquelle il s'obstinait), n'auraient pas suffi pour le faire changer de conduite, si une puissante considération n'était venue le décider. Un pas de plus en arrière, et la communication entre Witebsk et Smolensk était interceptée, et Bagration, auquel il avait donné rendez-vous à Babinowiczi, était arrêté dans sa marche, peut-être pris entre Davout et Napoléon, dès lors détruit. Ses motifs pour tout risquer dans une journée. Il résolut donc, quel que pût être le danger, de livrer, en arrière de la petite rivière de la Loutcheza, une bataille acharnée, avec ce qu'il avait de forces. La séparation du corps de Wittgenstein et les longues marches l'avaient réduit à moins de 100 mille hommes. Les trois derniers jours de combat lui en avaient coûté plus de 7 mille, en morts, blessés ou prisonniers. Il lui restait ainsi 90 mille hommes environ, soutenus, il est vrai, par le courage du désespoir, contre 125 mille, animés par le courage qui naît de l'esprit militaire à son plus haut degré d'énergie. La chance était périlleuse; mais le moment était de ceux où l'on ne doit plus calculer, et où il faut sauver les empires par des résolutions désespérées.
La nouvelle du combat de Mohilew et de la retraite de Bagration au delà du Dniéper, l'amène à renoncer à son dessein. Il avait donc employé toute la journée à se préparer, lorsqu'un officier arrivé en toute hâte lui apporta soudainement de puissantes raisons de changer d'avis. C'était un aide de camp du prince Bagration, qui venait lui annoncer le combat de Mohilew et les conséquences de ce combat. Bagration, que Davout avait forcé de passer le Dniéper beaucoup plus bas que Mohilew, était obligé de faire un plus long détour pour rejoindre Barclay de Tolly dans l'ouverture qui sépare les sources des deux fleuves. Ce n'était plus par Orscha, point du Dniéper le plus rapproché de la Dwina, que Bagration conservait l'espoir de se réunir à Barclay de Tolly, mais tout au plus par Smolensk. (Voir la carte no 55.) Telles étaient les nouvelles qu'apportait l'aide de camp du prince Bagration. Dès lors, on pouvait rétrograder encore sans compromettre la jonction des deux armées derrière la ligne du Dniéper et de la Dwina, et il était inutile de livrer une bataille extrêmement dangereuse, pour un but placé plus loin sans doute, mais nullement compromis par un nouveau mouvement rétrograde. Retraite de l'armée russe. Déchargé de cette responsabilité immense, Barclay prit le parti de décamper dans la nuit même. Le 27 fort tard, lorsque la fatigue commençait à endormir la vigilance des Français, l'ordre de retraite, communiqué à tous les chefs de corps, fut exécuté avec un ensemble, une précision, un silence remarquables. On laissa des feux allumés et l'arrière-garde du comte Pahlen sur les bords de la Loutcheza, afin de tromper complètement l'ennemi, et l'on se retira en trois colonnes, celle de droite composée des 6e et 5e corps (Doctoroff et la garde) par la route de Roudnia sur Smolensk; celle du centre, composée du 3e corps (Touczkoff), par Kolycki sur Poreczié; celle de gauche, composée des 2e et 4e corps (Bagowouth et Ostermann), par Janowiczi sur Poreczié. Ce dernier point, où tendaient deux des colonnes russes, était situé derrière une petite rivière marécageuse et boisée, la Kasplia. Cette rivière, coulant de Smolensk à Sourage, barre en quelque sorte l'espace de dix-huit à vingt lieues qui s'étend entre les sources du Dniéper et celles de la Dwina, et ferme pour ainsi dire les portes de la Moscovie. (Voir la carte no 55.) Position prise par l'armée russe derrière la Kasplia, pour couvrir l'espace entre Witebsk et Smolensk. Établi à Poreczié avec le gros de ses forces, derrière une région de bois et de marais, protégé par le cours sinueux et fangeux de la Kasplia, libre de se porter sur Sourage, au bord de la Dwina, ou sur Smolensk, au bord du Dniéper, Barclay de Tolly pouvait attendre quelques jours la jonction de Bagration, en couvrant à la fois les routes de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Cette résolution, prise avec autant de promptitude que l'avait été la veille celle de combattre, exécutée avec une rare précision, honorait le jugement et le caractère militaire du général en chef Barclay de Tolly, et prouvait que, livré à lui-même, moins contrarié tantôt par l'aristocratie militaire qui gouvernait l'empire, tantôt par les passions populaires qui dominaient l'armée, il aurait pu diriger sagement les opérations de cette guerre si grave et si difficile.
Regrets de l'armée française lorsqu'elle s'aperçoit que l'armée russe a décampé pour éviter la bataille. Le 28 juillet, Napoléon, à cheval de très-grand matin, et entouré de ses lieutenants, courait sur les bords de la Loutcheza, où il se flattait de trouver un nouveau Friedland, et surtout cette paix qu'il avait si légèrement abandonnée, et qu'il regrettait maintenant comme on regrette tout ce qu'on a trop facilement délaissé. Malgré une brillante arrière-garde fièrement conduite par le comte Pahlen, il n'était guère possible de tromper un œil aussi exercé que celui de Napoléon, et il reconnut bien vite que les Russes, après s'être hardiment posés devant lui la veille, venaient de décamper pour éviter la bataille. Ignorant les motifs qui les avaient décidés tour à tour à combattre et à rétrograder, il put croire que cette montre d'une résolution qu'ils n'avaient pas, et à laquelle avait succédé une retraite si brusque, n'était de leur part qu'un calcul pour attirer l'armée française à leur suite, la fatiguer et l'épuiser. Cette pensée, qui pénétra beaucoup plus avant dans l'esprit de ses lieutenants que dans le sien, attrista les officiers et les soldats. Vive poursuite des Russes malgré une chaleur étouffante. On se mit immédiatement en marche par une chaleur accablante de 27 à 28 degrés Réaumur, pour tâcher de recueillir quelques débris de cette armée fugitive, et, malgré la fatigue des jours précédents, on courut à perte d'haleine. Mais la cavalerie du comte Pahlen, quoique ne refusant pas les charges de la nôtre, finissait toujours par se retirer et par évacuer le terrain disputé.
Occupation de Witebsk par un détachement. À peine eut-on fait les premiers pas, qu'on aperçut à gauche sur la Dwina la ville de Witebsk, capitale de la Russie Blanche, peuplée de vingt-cinq mille habitants, et assez commerçante. L'un de nos détachements y entra sans difficulté, chassant devant lui des bandes de Cosaques, qui, semblables à des oiseaux malfaisants, ne se retiraient jamais sans souiller les lieux qu'ils traversaient. Ils n'avaient pas eu le temps de brûler cette ville assez jolie, mais ils avaient détruit les principaux magasins, et surtout mis les moulins hors de service. Les habitants, à l'exception de quelques prêtres et de quelques marchands, avaient fui à notre approche, épouvantés par le bruit fort exagéré des ravages que nous avions commis en Pologne, ravages presque nuls dans les villes protégées par la présence de l'armée, mais trop réels dans les campagnes livrées sans défense aux pillards isolés.
Napoléon entré dans Witebsk pour juger par ses propres yeux de l'importance de cette ville, et de l'étendue des ressources qu'elle pourrait lui offrir, y passa quelques instants, prit possession du palais du gouverneur, palais peu somptueux mais suffisant pour sa simplicité toujours grande à la guerre, et puis, après avoir donné les ordres les plus indispensables, partit pour regagner à toute bride la tête de ses colonnes. La chaleur du jour était suffocante, et, quand on la comparait au froid glacial qu'on serait exposé à éprouver plus tard, semblait une dérision de la nature. Les chevaux et les hommes tombaient sur la route, par le double effet de la mauvaise nourriture et de la chaleur, et ceux de nos soldats qui à la suite de Napoléon avaient déjà vu tant de pays divers, ne se rappelaient pas avoir respiré en Égypte un air plus brûlant, chargé d'un sable plus fin et plus étouffant. Chose étrange, tandis que nous laissions sur les chemins quantité de traînards, nous ne rencontrions pas un seul Russe en arrière, quoiqu'ils fussent bien moins alertes que les Français. Mais ayant toujours marché au milieu de leurs magasins, ils n'avaient eu à supporter aucune privation, et de plus ils avaient pour les retenir dans les rangs le stimulant de la crainte, car, tandis que nos soldats en s'attardant étaient assurés d'être recueillis par leurs camarades, eux n'avaient que la chance d'être pris ou sabrés par notre cavalerie acharnée à les poursuivre.
Après avoir en vain poursuivi les Russes pendant toute une journée, Napoléon prend le parti de s'arrêter. On chemina ainsi pendant plusieurs lieues sur les traces de l'armée russe, sans trouver un seul homme de qui on pût savoir la vérité. On finit pourtant vers la chute du jour par en ramasser quelques-uns, qui n'avaient pu soutenir la rapidité de cette marche, et soit à la direction lointaine des colonnes qu'on apercevait de temps en temps des points culminants du terrain, soit aux réponses des hommes recueillis sur la route, on crut découvrir que l'ennemi se retirait, partie sur Smolensk, partie entre Smolensk et Sourage, dans l'intention évidente de se réunir au prince Bagration. Napoléon avait été jour par jour informé des opérations du maréchal Davout, du combat de Mohilew, des conséquences de ce combat, du détour auquel le prince Bagration était condamné, détour qui retardait, mais qui n'empêchait pas sa réunion avec Barclay de Tolly; il avait donc tous les éléments nécessaires pour bien juger des projets de l'ennemi. Après avoir suivi les Russes jusqu'à la fin du jour, il s'arrêta de sa personne en un petit endroit appelé Haponowtschina. Là il conféra quelques instants avec Murat et Eugène, reconnut avec eux l'inutilité et le danger d'une poursuite prolongée, car le projet de déborder Barclay de Tolly devenait impraticable, celui-ci étant aussi bien sur ses gardes, et ayant sur nous autant d'avance. Ne pouvant pas le déborder, on ne pouvait pas davantage empêcher sa réunion avec Bagration, qui était en marche au delà du Dniéper pour le rejoindre derrière la Dwina. Tout ce qu'il y avait de possible, en s'obstinant dans cette poursuite, c'était d'obliger les deux généraux russes à opérer leur jonction dix ou quinze lieues plus loin, et cet avantage de peu d'importance ne valait pas l'inconvénient d'épuiser les forces de l'armée. La cavalerie était dans un état pitoyable; l'artillerie avait la plus grande peine à suivre. Résolution de séjourner quelques jours à Witebsk. Napoléon promit donc à Eugène et à Murat de s'arrêter de nouveau afin de procurer quelques jours de repos aux troupes, de rallier les hommes en arrière, et de refaire des magasins avec les ressources du pays que les Russes n'avaient pas eu le temps de détruire.
Cette résolution adoptée, Napoléon se sépara d'Eugène et de Murat, qu'il laissa avec leurs troupes, et rentra dans Witebsk le soir même.
Ainsi ses combinaisons de l'ouverture de la campagne, qui étaient au nombre des plus belles qu'il eût jamais conçues, avaient échoué, quoiqu'il eût battu l'ennemi dans toutes les rencontres, quoiqu'il lui eût déjà fait perdre environ 15 mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et lui eût arraché plusieurs de ses meilleures provinces, telles que la Lithuanie et la Courlande. Par quelles causes avaient échoué toutes les combinaisons de la campagne. Quelques fautes d'exécution avaient sans doute contribué à cet insuccès, comme celle de s'être trop hâté de franchir le Niémen, et de n'avoir pas, avant tout éveil donné à l'ennemi, passé à Kowno le temps qu'il fallut passer à Wilna pour rallier l'armée et ses bagages; comme celles d'avoir trop compté sur la jonction du roi Jérôme avec le maréchal Davout, de n'avoir pas mis celui-ci en mesure à lui seul de poursuivre et d'envelopper le prince Bagration; d'avoir, en traitant trop mal son jeune frère, amené une fâcheuse interruption de commandement, d'avoir enfin en toutes choses trop peu compté avec les hommes et les éléments. Mais indépendamment de ces fautes, l'insuccès provenait, comme ces fautes elles-mêmes, de l'imprudence de cette guerre, consistant à tenter avec des soldats violemment arrachés à tous les pays, et précipitamment enrégimentés, des marches sans fin, dans des contrées immenses, trop peu fertiles et trop peu habitées pour suppléer à tout ce qu'il est impossible de porter avec soi; d'avoir, non pas manqué de penser aux difficultés d'une telle entreprise, ou négligé les moyens de les vaincre, mais d'avoir trop facilement cru à l'efficacité des moyens employés; d'avoir agi, en un mot, avec tout l'enivrement d'un pouvoir abusé par la continuité des succès, et par la soumission générale des peuples. Remarquons cependant que la folie de cette guerre étant commencée, si Napoléon eût été plus fou encore, s'il eût marché droit devant lui, sans s'arrêter dix-huit jours à Wilna pour y rallier ses troupes et ses convois, il aurait sans doute laissé beaucoup plus de monde en arrière, mais il eût peut-être aussi accablé Barclay de Tolly d'un côté, Bagration de l'autre, et frappé des coups terribles, qui auraient pu amener la paix, qui auraient suffi dans tous les cas à remplir grandement cette première campagne, et l'auraient dispensé d'aller chercher au fond de la Russie les résultats éclatants dont il avait besoin pour conserver son prestige, pour imposer à l'Europe, pour tenir ses troupes en haleine. Plus tard il eût recueilli une partie des hommes laissés en chemin, les plus solides au moins, et du reste il n'en eût jamais perdu autant qu'il en perdit bientôt, pour courir après un triomphe qui le fuyait sans cesse. Napoléon n'avait peut-être pas exécuté assez témérairement des combinaisons trop témérairement conçues. On voit déjà ici, comme on le verra dans la suite, cette fatale guerre marquée au coin d'un double caractère, celui d'une conception téméraire, et d'une exécution incertaine, du génie, en un mot, qui commence les fautes, s'en repent aussitôt après les avoir commencées, et échoue par l'hésitation même que ce repentir produit dans son action. Oserons-nous le dire? Plus aveuglé, Napoléon eût peut-être mieux réussi! Il faut ajouter que, quoique sa santé ne fût pas atteinte, son activité semblait moindre, qu'il allait plus souvent en voiture, moins souvent à cheval, soit que la chaleur, un embonpoint croissant, eussent quelque peu appesanti non pas son esprit mais son corps, soit que l'énormité de ce qu'il avait entrepris effrayât, énervât sa volonté jadis si forte et si ardente, soit, dirions-nous enfin si nous partagions davantage les superstitions humaines, que la fortune inconstante ou fatiguée cessât de seconder ses desseins!
Certes, il restait encore à Napoléon bien des combinaisons à imaginer, et son inépuisable génie n'était pas à bout de ressources. Barclay de Tolly, dont on n'avait pu empêcher la jonction avec le prince Bagration, et qui de 90 mille hommes allait se trouver porté à 140 mille par la réunion des deux armées de la Dwina et du Dniéper, n'en devenait pas invincible pour les 250 mille hommes que Napoléon était en mesure de lui opposer après avoir rallié le maréchal Davout; Barclay de Tolly, qu'on n'avait pu jusqu'alors ni surprendre ni envelopper, n'était pas tout à coup devenu tellement clairvoyant qu'il fût impossible d'endormir sa vigilance, et de faire tomber sur sa tête l'un de ces coups imprévus sous lesquels avaient succombé depuis quinze ans les plus vaillantes armées de l'Europe. Nécessité du parti pris par Napoléon de se reposer quinze jours à Witebsk. Les résultats merveilleux qui signalaient chez Napoléon tous ses débuts de campagne n'étaient donc qu'ajournés, et en attendant on avait des résultats solides, la Lithuanie, la Courlande conquises, et, de plus, l'ascendant des troupes françaises sur les troupes ennemies maintenu dans tout son éclat. On pouvait donc se reposer à Witebsk sans de trop sombres pensées; et si le repos qu'on avait pris à Wilna prêtait à la critique, celui qu'on allait prendre à Witebsk était à l'abri de tout reproche; car à Wilna, au prix de trente ou quarante mille traînards de plus, il eût été possible d'arriver à temps sur les derrières de Bagration, sur le flanc de Barclay, mais à Witebsk on ne pouvait rien, qu'agrandir davantage en s'avançant le cercle que Barclay et Bagration allaient décrire pour se rejoindre, sans arriver à interrompre ce cercle nulle part, sans faire autre chose que sacrifier à un résultat insignifiant l'armée tout entière, en l'exposant à périr actuellement de chaleur, de peur que plus tard elle ne pérît de froid.
Distribution de la grande armée dans l'espace compris entre la Dwina et le Dniéper. Napoléon s'installa donc pour douze ou quinze jours dans le palais du gouverneur de Witebsk avec sa cour militaire. Il distribua ses corps d'armée autour de lui, de manière à se garder de toute surprise, à les nourrir le mieux possible, à leur préparer une réserve de vivres pour les prochains mouvements, et à pouvoir se concentrer à propos sur les points où il faudrait agir. Il établit à Witebsk même la garde impériale; en avant de lui à Sourage, petite ville située au-dessus de Witebsk sur la Dwina, le prince Eugène; un peu à droite, vers Roudnia, au milieu de l'espace compris entre la Dwina et le Dniéper, et derrière le rideau de bois qui longeait les bords de la Kasplia, le maréchal Ney, et en avant de celui-ci, à tous les débouchés par où l'ennemi pouvait se présenter, la masse entière de la cavalerie. (Voir la carte no 55.) Il fit camper derrière Ney, entre Witebsk et Babinowiczi, les trois divisions du 1er corps, qui attendaient avec impatience le moment de se réunir au chef sévère mais paternel sous lequel elles avaient l'habitude de vivre et de combattre.
Réunion du maréchal Davout à la grande armée, et distribution des troupes de ce maréchal. Le maréchal Davout, en effet, avait remonté le Dniéper, après le combat de Mohilew. Il s'était établi à Orscha, où il gardait le Dniéper, comme à Witebsk Napoléon gardait la Dwina. Il avait étendu la cavalerie de Grouchy sur sa gauche, pour se lier vers Babinowiczi avec la grande armée, et avait jeté sur sa droite la cavalerie légère de Pajol et Bordessoulle, pour suivre et observer au delà du Dniéper le prince Bagration, qui faisait un grand détour par Micislaw afin de rejoindre Barclay de Tolly vers Smolensk. Le maréchal Davout avait enfin rallié les Westphaliens et les Polonais, exténués les uns et les autres par une marche de plus de cent cinquante lieues, exécutée du 30 juin au 28 juillet, dans un pays difficile et la plupart du temps sans vivres. Les Polonais étaient à Mohilew, les Westphaliens entre Mohilew et Orscha. Le général Latour-Maubourg, avec sa cavalerie fatiguée, se retirait lentement de Bobruisk sur Mohilew, observant les troupes détachées de Tormazoff. Reynier, à la tête des Saxons destinés à garder le grand-duché, se croisait avec les Autrichiens, qui étaient en marche vers la grande armée.
Napoléon rend à chaque commandant en chef les troupes momentanément détachées de son corps. Napoléon établi ainsi sur la haute Dwina avec la garde et le prince Eugène, ayant entre la Dwina et le Dniéper, Murat, Ney, les trois premières divisions du maréchal Davout, et sur le Dniéper même le reste des troupes de ce maréchal, plus les Westphaliens et les Polonais, était dans une position inattaquable, et en mesure de préparer de nouvelles opérations. Son intention était, en s'occupant des besoins de ses soldats, de recomposer chaque corps suivant sa formation primitive, de rendre au prince Eugène la cavalerie de Grouchy, et même les Bavarois, de rendre au général Montbrun les cuirassiers de Valence un moment prêtés au maréchal Davout, de rendre à celui-ci ses trois premières divisions d'infanterie, de lui confier outre le 1er corps, les Westphaliens, les Polonais, et la cavalerie de réserve du général Latour-Maubourg.
Soins pour les vivres, les hôpitaux, les magasins. Suivant sa coutume, Napoléon ordonna qu'on employât sur-le-champ les ressources qu'offrait le pays, pour procurer aux troupes la subsistance qui leur avait manqué pendant la marche, et leur ménager une réserve de huit à dix jours de vivres. À Witebsk, il y avait quelques provisions, notamment en vin, sucre, café, et on en disposa pour les hôpitaux. Les bords de la Dwina étaient assez bien cultivés, et le pays au delà, en entrant en Russie Blanche, de Witebsk à Newel et Wielij, présentait çà et là du grain et du bétail. Les magasins des Russes avaient été généralement détruits, mais on en avait conservé quelques portions qu'on transportait en ce moment sur les voitures du pays à la suite de Barclay de Tolly. Notre cavalerie profita de l'occasion, et fit des prises assez importantes en avant des cantonnements du prince Eugène. À Liosna, Roudnia, Babinowiczi, c'est-à-dire entre la Dwina et le Dniéper, les Russes n'ayant fait que passer, et nos traînards n'ayant pu se répandre encore, il restait des moyens de subsistance. À Orscha, sur le Dniéper, le maréchal Davout avait trouvé de quoi préparer l'approvisionnement de ses troupes. Au delà du Dniéper, d'Orscha à Micislaw, s'étendait une contrée fertile, et où il y avait beaucoup de moulins. Malheureusement ils avaient été la plupart mis hors de service. Napoléon ordonna de les rétablir, de construire des fours, de former des magasins, particulièrement à Witebsk et à Orscha, où il prétendait placer ses deux principaux points d'appui sur la Dwina et sur le Dniéper. On manquait d'hôpitaux, surtout à Witebsk, où l'on avait à soigner, outre les 1800 blessés français restés des trois combats d'Ostrowno, 5 à 600 blessés russes, sans compter un nombre considérable de malades. Le bon et habile chirurgien Larrey, véritable héros d'humanité, soignant les blessés de l'ennemi afin que l'ennemi soignât les nôtres, se donnait à Witebsk des peines infinies pour suppléer aux effets d'ambulance qui n'étaient pas encore arrivés. Napoléon lui fit livrer tout ce qu'on trouva de meilleur dans les couvents. Il profita en outre de la présence du maréchal Davout à Orscha pour faire préparer à Orscha même, ainsi qu'à Borisow et à Minsk, des hôpitaux capables de recevoir douze mille malades.
Effrayante diminution d'effectif dans les corps, et appels faits pour la constater. Si quelque chose peut donner une idée de la difficulté des opérations militaires à de si grandes distances, et avec de si grandes masses d'hommes, c'est l'étendue et la multiplicité des souffrances de nos soldats, malgré tous les efforts de génie faits pour les prévenir. Les combats livrés par la cavalerie de Poniatowski à Mir, par le corps de Davout à Mohilew, par la grande armée à Ostrowno, par Oudinot à Deweltowo, et par divers corps en plusieurs autres lieux, nous avaient tout au plus coûté 6 à 7 mille hommes en morts ou blessés, et cependant 150 mille hommes environ avaient déjà disparu des rangs dans les marches du Niémen au Dniéper et à la Dwina. Les chefs de corps en parlaient avec tant d'insistance à Napoléon, qu'après s'être décidé, par ce motif, à faire une nouvelle halte à Witebsk, il ordonna pour connaître l'étendue du mal des appels dans tous les régiments[4]. En commençant cette revue détaillée des corps de l'extrême gauche à l'extrême droite, du maréchal Macdonald vers Riga, jusqu'au général Reynier vers Brezesc, sur une ligne de plus de deux cents lieues, on trouvait les tristes résultats suivants. Pertes dans les corps des maréchaux Macdonald, Oudinot et Ney. Le maréchal Macdonald, qui avait sous ses ordres des Prussiens et des Polonais organisés de longue main, qui avait eu cinquante lieues tout au plus à parcourir, et très-peu de privations à endurer, n'avait subi qu'une perte de 6 mille hommes. De 30 mille combattants, il était réduit à 24 mille. Le maréchal Oudinot, qui avec la division des cuirassiers Doumerc, détachée du corps de cavalerie de Grouchy, comptait environ 38 mille combattants au passage du Niémen, n'en conservait pas plus de 22 à 23 mille à Polotsk. Il attribuait cette désolante diminution à la désertion qui s'était produite parmi les troupes étrangères, telles que les Croates, les Suisses, les Portugais. Parmi les Français, la désertion ne s'était manifestée que chez les jeunes gens. Le maréchal Ney, qui avait possédé 36 mille hommes au début des opérations, affirmait à Witebsk n'en pouvoir pas mettre en ligne plus de 22 mille. Les étrangers, c'est-à-dire les Illyriens et les Wurtembergeois, étaient dans ce corps comme dans les autres la cause principale de la diminution d'effectif. Pertes de la cavalerie. Murat, avec la cavalerie de réserve des généraux Nansouty et Montbrun, était réduit de 22 mille cavaliers à 13 ou 14 mille. Il faut ajouter que la cavalerie légère attachée à chaque corps d'armée avait diminué dans une proportion beaucoup plus forte encore, par suite du service fatigant des avant-gardes, et de la protection dont il fallait sans cesse entourer les troupes envoyées au fourrage. Elle ne présentait plus que la moitié de sa force primitive. Pertes de la garde impériale. La garde impériale elle-même ne comptait plus que 27 ou 28 mille hommes environ au lieu de 37 mille, ce qui était dû aux pertes de la jeune infanterie, à celles de la cavalerie légère constamment employée aux reconnaissances que l'Empereur ordonnait directement, et surtout à l'incroyable disparition des nouvelles recrues dans la division Claparède. Cette division était tombée de 7 mille fantassins à moins de 3 mille. Ne consistant plus à son retour d'Espagne que dans le cadre des régiments, on l'avait recrutée avec de jeunes Polonais, qui avaient tous succombé à la fatigue ou à la tentation de rentrer chez eux. C'est ainsi que la garde elle-même, quoique toujours bien pourvue, comptait déjà 10 mille hommes de moins. La vieille garde était la seule troupe qui n'eût rien perdu.
Pertes de l'armée d'Italie. Le corps du prince Eugène, évalué à 80 mille hommes lors du passage du Niémen, n'était plus que de 45 mille, dont 2 mille environ perdus par le feu. Une affreuse dyssenterie, devenue épidémique parmi les Bavarois, les avait réduits de 27 à 13 mille. Cette maladie était due à une nourriture où il entrait plus de viande que de pain, à la viande de porc mangée sans sel, à la privation de vin, à la fraîcheur des bivouacs succédant brusquement à l'étouffante chaleur des jours, enfin et par-dessus tout aux marches rapides, à la jeunesse des hommes, à leur peu de penchant à servir. On regardait ce corps comme à peu près hors d'état d'être utile, et on l'avait laissé à Beschenkowiczy, parce que chaque jour de marche lui occasionnait mille malades[5]. La division italienne était le corps qui après les Bavarois avait le plus souffert de la dyssenterie. La garde italienne elle-même, composée d'hommes de choix, n'en avait pas été exempte. Les belles divisions françaises Broussier et Delzons avaient mieux résisté à cette rude vie de marches et de privations. D'avril à juillet elles étaient venues de Vérone à Witebsk, de l'Adriatique aux sources de la Dwina. Elles avaient perdu par le feu 2 mille hommes à Ostrowno, et 3 mille par la fatigue, ce qui de 20 mille les avait réduites à 15. C'était un grand avantage sur la division italienne Pino, qui de 11 mille hommes était tombée à 5 mille. Le corps du maréchal Davout avait moins diminué que les autres, grâce à sa forte composition. Situation un peu meilleure des troupes du maréchal Davout. S'il n'avait eu dans ses rangs des Hollandais, des Hambourgeois, des Illyriens, des Espagnols, on aurait à peine compté une réduction d'un dixième dans son effectif. Par suite de ce mélange, et par suite aussi de l'incorporation des réfractaires dans ses régiments, il ne pouvait plus mettre en ligne que 52 ou 53 mille hommes au lieu de 72. Le corps de Jérôme, composé des Westphaliens, des Polonais, des Saxons, de la cavalerie de Latour-Maubourg, avait essuyé les pertes suivantes: les Polonais étaient réduits de 30 mille hommes à 22 mille, les Westphaliens de 18 à 10, les Saxons de 17 à 13, la cavalerie Latour-Maubourg de 10 à 6 environ.
Ainsi l'armée active, qui au passage du Niémen comprenait 400 mille combattants, et près de 420 mille hommes de toutes armes avec les parcs, ne comptait plus que 255 mille soldats, excellents sans doute, tous fort solides, tous présents au drapeau, mais pas trop nombreux assurément si on voulait pénétrer au cœur de la Russie. Il est vrai qu'il y avait 140 mille hommes en seconde ligne, entre le Niémen et le Rhin, et 50 à 60 mille malades dans les divers hôpitaux de l'Allemagne et de la Pologne, et qu'on pouvait de ces 200 mille individus tirer d'utiles renforts. En laissant sous les maréchaux Macdonald et Oudinot 60 mille hommes sur la Dwina, 20 mille environ sur le Dniéper sous le général Reynier, il restait de l'armée active 175 mille hommes à porter en avant. Il faut observer que les 30 mille Autrichiens du prince de Schwarzenberg, actuellement en marche vers Minsk, devaient bientôt grossir ce nombre, et que des 140 mille échelonnés entre le Niémen et le Rhin, Napoléon pouvait tirer 30 mille bons soldats sous le maréchal Victor, pour les rapprocher de ses derrières. Quant à la réserve confiée au maréchal Augereau, quant aux diverses garnisons de l'Allemagne, elles étaient nécessaires pour faire face aux Suédois, et il était impossible de les déplacer. Ainsi, en ajoutant aux 60 mille hommes des maréchaux Macdonald et Oudinot laissés sur la Dwina les 30 mille hommes du maréchal Victor, en ajoutant aux 20 mille hommes du général Reynier laissés entre le Bug et le Dniéper les 30 mille Autrichiens, Napoléon avait environ 175 mille hommes à mener avec lui, ou sur Moscou ou sur Saint-Pétersbourg, ses flancs étant fortement protégés. On pouvait sans doute avec cette masse qui était organisée frapper encore des coups décisifs, mais il était cruel, après un mois de campagne, et sans aucune grande bataille, d'être ramené à de telles proportions.
Causes de la diminution des effectifs. Les causes de cette étrange diminution ont déjà été indiquées. Les dernières marches venaient de les révéler encore plus clairement. L'armée d'Italie avait fait de mars à juillet six cents lieues, l'armée partie du Rhin cinq cents. On avait réuni 150 mille chevaux pour traîner les munitions et nourrir l'armée, mais une moitié de ces chevaux avait déjà succombé faute de trouver à se nourrir eux-mêmes, et une partie considérable de nos convois avait dû être abandonnée sur les routes. Les privations jointes à la longueur des marches avaient ainsi empêché beaucoup d'hommes, même de bonne volonté, de suivre leur corps. Les étrangers de toutes les nations, Illyriens, Italiens, Espagnols, Portugais, Hollandais, Allemands, Polonais, s'entendant difficilement les uns avec les autres et avec les habitants des pays traversés, faisant de l'armée une Babel, ne se sentant aucun goût à servir avec nous, se battant bien par amour-propre quand ils étaient sous nos yeux, mais hors du champ de bataille n'éprouvant pas le moindre scrupule dès qu'ils étaient fatigués ou indisposés de rester en arrière, ayant dans les forêts de la Pologne une retraite assurée pour se cacher, disparaissaient à vue d'œil. Quelques-uns mouraient ou pourrissaient dans les hôpitaux, quelques autres exerçaient le métier de brigands, le plus grand nombre s'écoulaient à travers l'Allemagne favorisés par les habitants, et la plupart du temps rentraient chez eux. Après les étrangers, les réfractaires et les jeunes soldats français étaient les plus enclins à quitter les rangs, les jeunes soldats par démoralisation, les réfractaires par goût pour la vie errante. Il ne restait sous le drapeau que les anciens soldats, ou bien ceux qu'un tempérament plus militaire avait promptement associés à l'esprit des vieilles bandes, et ils formaient, comme on vient de le voir, un total de 250 et quelques mille hommes. À commettre la témérité de cette campagne si lointaine, il eût certainement mieux valu n'avoir avec soi que 250 mille hommes au lieu de 400 mille, car on n'en aurait eu que 250 mille à nourrir, et de plus on n'aurait pas infecté le pays d'une multitude de déserteurs, dont la conduite pouvait devenir contagieuse. C'était en effet l'exemple de la désertion bien plus encore que la perte matérielle de 150 mille hommes dont il fallait s'inquiéter, car peu à peu cette facilité à quitter le drapeau, jusqu'à ce jour étrangère à nos soldats, en entraînait beaucoup qui jamais n'y auraient pensé s'ils n'avaient eu continuellement sous les yeux le spectacle de la désertion. À la contagion de l'exemple se joignaient mille fâcheux prétextes pour s'éloigner des rangs. Tous les soirs la course aux vivres, l'attention à donner à d'immenses bagages, le soin des troupeaux menés à la suite de l'armée, l'artillerie régimentaire que Napoléon avait voulu confier aux régiments d'infanterie, et qui détournait de leur service habituel beaucoup d'excellents fantassins pour en faire de mauvais artilleurs, enfin la mortalité des chevaux qui mettait forcément à pied une multitude de cavaliers réduits à se traîner péniblement à la suite des corps, grossissaient cette triste queue qu'on aperçoit ordinairement après le passage des armées, et qui bientôt s'allonge, se corrompt, devient même infecte, en proportion du mauvais état des troupes. Inquiétudes que causent à Napoléon les diminutions d'effectif. C'était cet ensemble de causes qui préoccupait surtout Napoléon, plus encore que le nombre si considérable d'hommes dont il allait être matériellement privé, car, à la rigueur, avec 100 mille hommes distribués sur ses flancs, et une masse bien compacte de 150 mille autres portés en avant, il n'eût pas été impossible de frapper sur la Russie un coup mortel; mais à voir ce qui se passait, il était à craindre que les 250 mille hommes qui lui restaient ne fussent bientôt réduits à 200, à 100, et même à beaucoup moins. Napoléon en avait dans certains moments le pressentiment sinistre, et prenait pour parer à ce danger les précautions les plus minutieuses et les plus profondément calculées. Voici celles qu'il adopta pendant le séjour qu'il fit à Witebsk.
La gendarmerie d'élite, troupe sans pareille pour la qualité des hommes, exerçant ordinairement la police sur les derrières de l'armée, et se composant de 3 à 400 cavaliers, lui parut insuffisante, malgré les colonnes mobiles dont on l'avait renforcée, et il ordonna d'envoyer de Paris au quartier général tout ce qui restait dans les dépôts de la garde. Moyens qu'il emploie pour y remédier. Il créa, ce qu'il n'avait pas fait encore, et ce qui attestait bien l'état fâcheux des troupes, deux inspecteurs de la grande armée, qui, sous le titre d'aides-majors généraux de l'infanterie et de la cavalerie, étaient chargés de veiller à la situation de ces deux armes, à leur tenue, à leur effectif, à leurs besoins. Ils devaient s'assurer de la force vraie des régiments au moment de chaque action, et s'occuper surtout des petits dépôts que l'armée laissait sur sa route. Nomination de deux inspecteurs généraux de l'infanterie et de la cavalerie pour la grande armée. Napoléon fit, pour ces fonctions, deux choix excellents, tant sous le rapport de la vigilance que sous celui de la connaissance de chaque arme, ce fut, pour l'infanterie, le comte Lobau, pour la cavalerie, le comte Durosnel. Malheureusement la multiplication des emplois ne remédie pas plus aux abus que la multiplication des médecins n'assure la guérison des malades. Napoléon chercha avec plus de raison dans cette seconde halte, qu'il se proposait de faire à Witebsk, et que la chaleur, indépendamment de tout autre motif, aurait rendue nécessaire, dans le ralliement des hommes, dans l'arrivée des convois, qu'un délai de douze ou quinze jours devait singulièrement faciliter, dans le soin à réunir une nouvelle réserve de vivres qu'on essayerait cette fois de transporter réellement à la suite de l'armée, le remède au mal qui l'inquiétait. Toujours dans le désir de réveiller le sentiment de la discipline chez ses soldats, il voulut passer lui-même des revues sur la place de Witebsk, qu'il agrandit en faisant abattre quelques-unes des maisons en bois qui l'obstruaient. Revues continuelles de troupes sur la grande place de Witebsk. Là il inspecta d'abord les diverses brigades de la garde impériale, puis les corps qui étaient à sa portée, examinant lui-même en détail la tenue des hommes, leur armement, leur équipement, et parlant aux soldats et aux officiers un langage fait pour exciter dans leurs cœurs les plus nobles sentiments. Dans l'une de ces revues, il reçut le général Friant en qualité de colonel-commandant des grenadiers à pied de la garde, dignité qui était vacante par la mort du général Dorsenne, et dont il voulut récompenser l'un des trois anciens divisionnaires du maréchal Davout. Cette réception eut lieu aux applaudissements de toute l'armée. Le général Friant était alors le modèle accompli de ces vertus guerrières formées sous la République, non corrompues par les prospérités de l'Empire, et consistant dans la modestie, la probité, le dévouement au drapeau, la profonde science du métier unie à un véritable héroïsme. Napoléon, après avoir serré dans ses bras cet homme rare, dont les cheveux avaient déjà blanchi sous les armes, lui dit: Allocution au général Friant. Mon cher Friant, vous ne prendrez ce commandement qu'à la fin de la campagne; ces soldats-ci vont tout seuls, et il faut que vous restiez avec votre division, où vous aurez encore de grands services à me rendre. Vous êtes l'un de ces hommes que je voudrais pouvoir placer partout où je ne puis pas être moi-même.—
Napoléon n'était pas le seul dans l'armée à s'être aperçu de la grave difficulté des distances, surtout dans un pays mal cultivé parce qu'il était mal peuplé, avec un ennemi qui se retirait sans cesse par nécessité et par calcul. Dans le premier élan on n'avait pas douté d'atteindre les Russes, et de les battre une fois atteints, mais la chaleur, la mauvaise nourriture, ayant tout à coup abattu les forces, on commençait à mesurer les espaces parcourus, à s'inquiéter de ceux qu'il faudrait parcourir encore, et on se demandait avec une sorte de chagrin quand est-ce qu'on pourrait joindre l'armée ennemie[6]. L'armée discerne clairement le danger de cette guerre, consistant surtout dans les distances à parcourir. C'était le sujet des entretiens des généraux, des officiers et des soldats eux-mêmes.—Ces misérables fuient toujours! s'écriaient les soldats.—Ces rusés, disaient beaucoup d'officiers, veulent nous entraîner à leur suite, nous fatiguer, nous épuiser, et nous assaillir quand nous serons assez réduits en nombre et en force physique pour n'être plus à craindre.— Idée de s'arrêter à Witebsk très-répandue. Cette dernière pensée avait surtout germé dans les rangs les plus élevés de l'armée, et on entendait se demander autour de Napoléon s'il ne serait pas temps de s'arrêter, puisqu'on était arrivé aux véritables limites qui séparaient l'ancienne Pologne de la Moscovie, et pour ainsi dire l'Europe de l'Asie; de s'établir solidement sur la Dwina et sur le Dniéper, de fortifier Witebsk et Smolensk, de prendre Riga à gauche, de s'étendre à droite jusqu'en Volhynie et en Podolie, d'insurger ces provinces, d'organiser la Pologne, de lui créer une armée, un gouvernement, de préparer aussi les cantonnements d'hiver, et d'y attendre avec des troupes réorganisées, bien armées, bien nourries, cantonnées sur une bonne frontière, que les Russes vinssent nous redemander la Pologne les armes à la main. Dans ce cas la réponse ne présentait pas de doute, et il n'y avait pas un soldat qui ne fût certain de la faire victorieuse.
Réponse de Napoléon à cette manière de penser. Ces idées étaient justes assurément, et pourtant elles soulevaient de fortes objections. Aussi Napoléon, qui voyait tout, qui savait tout, éprouvait-il une sorte d'impatience à entendre les propos d'hommes sensés, ayant en grande partie raison, mais négligeant un côté important de la vérité. Condamné dans ces pays dépeuplés par la nature et par la guerre à vivre en tête à tête avec ses lieutenants, y mettant même plus de condescendance que de coutume à cause de l'anxiété dont il les voyait saisis, il répondait à leurs opinions, dont il ne méconnaissait pas la justesse, par les graves réflexions qui suivent.
D'abord ces cantonnements, disait-il, n'étaient pas si faciles à établir qu'on le pensait. Le Dniéper et la Dwina, qui dans le moment semblaient des frontières, n'en seraient plus dans trois mois. La gelée et la neige en feraient des plaines, sur lesquelles une légère cavité marquerait tout au plus le cours des fleuves. Que seraient alors quelques points tels que Dunabourg, Polotsk, Witebsk, Smolensk, Orscha, Mohilew, distants de trente ou quarante lieues les uns des autres, et très-légèrement fortifiés? Comment défendre, contre des troupes que l'hiver serait loin de paralyser, contre la facilité du traînage, une pareille ligne de cantonnements? Et ces soldats français, si prompts par nature, devenus plus prompts encore par l'habitude des dernières guerres, comment les retenir, et leur faire prendre patience, sous le plus triste climat du monde, pendant neuf mois entiers, depuis août de la présente année jusqu'à juin de l'année suivante, sans être même assuré de les bien nourrir pendant ce long intervalle de temps? Interrompre en août une campagne commencée à la fin de juin!... Comment leur expliquer une telle timidité, comment la faire comprendre à l'Europe? Et celle-ci, habituée à nos coups de foudre, en nous voyant hésiter, tâtonner, nous arrêter après quelques combats, brillants mais sans résultat, n'allait-elle pas nous regarder d'un œil moins humble, douter de nous, et peut-être s'agiter sur nos derrières? L'Espagne (dans laquelle de fâcheux événements commençaient à se produire, ainsi qu'on le verra bientôt), l'Espagne n'allait-elle pas nous créer des embarras, qui, peu inquiétants lorsque la grande armée était placée entre l'Elbe et le Rhin, deviendraient graves lorsqu'elle serait avec son chef confinée pour un temps indéterminé entre le Niémen et le Borysthène? Avait-on mesuré toutes ces difficultés, et beaucoup d'autres auxquelles on devrait songer, quand on était si prompt à conseiller de s'arrêter?—
Telles étaient les objections que Napoléon adressait à ceux qui considéraient l'établissement sur le Dniéper et la Dwina comme un résultat suffisant de la campagne, et il y avait bien d'autres objections encore qu'il taisait, quoiqu'il les sût bien, car s'il était plus prompt que personne, par caractère, par habitude, par ambition, à se jeter dans d'inextricables difficultés, il était plus prompt aussi que personne à découvrir ces difficultés, quand il s'y était jeté, et s'il les niait, ce n'était pas par ignorance, mais par répugnance à s'avouer ses fautes, par calcul, et un peu aussi par ce besoin d'illusions qui porte à se nier à soi-même des choses qu'on sait être vraies, comme si en les niant on en diminuait la réalité. Il savait, par exemple, sans en convenir, que les esprits commençaient à s'éloigner de lui, même en France, qu'en Europe ils étaient profondément exaspérés, que dans l'armée, qui composait sa véritable clientèle, la fatigue avait déjà produit le refroidissement, la critique, la méfiance, et que, dans cette situation, il ne pouvait se soutenir qu'à force de coups d'éclat.
Napoléon ne repousse pas absolument l'idée de s'arrêter sur la Dwina et le Dniéper, mais il veut auparavant avoir rétabli par quelque grand triomphe le prestige de ses armes. Du reste, l'idée de ne point dépasser les limites de la Pologne, qui se répandait autour de lui, il n'en méconnaissait pas le mérite; il était même prêt à y adhérer, et à en faire le principe de sa conduite, mais après avoir exécuté certaines opérations qu'il méditait encore, après avoir remporté quelque triomphe signalé, car il ne désespérait pas, après ce second repos d'une quinzaine, de frapper quelque grand coup, qui maintiendrait tout entier le prestige de ses armes, et lui permettrait de s'arrêter aux frontières de la Moscovie, sans que le monde ni la France doutassent de lui, point important à ne jamais oublier. Au surplus, les divergences sur ce sujet n'avaient encore aucune gravité, car malgré quelques doutes surgissant çà et là, la confiance en lui était entière parmi ses soldats et ses généraux, et si la fatigue inspirait parfois des moments de tristesse, elle ne suggérait à personne l'idée d'un désastre.
Mouvements de tous ses corps dirigés dans cette pensée. Napoléon, nourrissant le projet de nouvelles et décisives opérations, dirigeait dans ce sens les mouvements des corps d'armée qui actuellement ne prenaient point part au repos de Witebsk. On a vu que sur la Dwina il avait ordonné au maréchal Oudinot de marcher l'épée haute sur le comte de Wittgenstein, de le pousser sur Sebej, route de Saint-Pétersbourg par Pskow, afin de dégager la gauche de la grande armée (voir la carte no 54); qu'il avait ordonné au maréchal Macdonald d'appuyer le mouvement du maréchal Oudinot, de se porter sur la basse Dwina, afin de faire tomber Dunabourg, et de préparer le siége de Riga, ce qui devait assurer non-seulement l'occupation paisible de la Courlande, mais probablement aussi la possession des deux forts points d'appui de Dunabourg et de Riga. On a vu enfin que vers le Dniéper il avait ordonné au général Reynier avec les Saxons, au prince de Schwarzenberg avec les Autrichiens, de se croiser, et de se rendre, le prince de Schwarzenberg à Minsk, le général Reynier à Brezesc ou Kobrin, ce dernier ayant mission de couvrir le grand-duché et d'insurger la Volhynie. Ces ordres étaient actuellement ou exécutés ou en cours d'exécution, dans la mesure des circonstances et du talent de ceux qui étaient chargés de les exécuter.
Le maréchal Oudinot passe la Dwina à Polotsk. Le maréchal Oudinot, dont le corps était réduit de 38 mille hommes à 28 mille au plus[7], avait successivement défilé devant Dunabourg, Drissa, Polotsk, et enfin passé la Dwina à Polotsk même. Il avait d'abord, par ordre de Napoléon, laissé sa troisième division, composée de Suisses, d'Illyriens, de Hollandais, sous le général Merle, au camp de Drissa, pour détruire les ouvrages de ce camp aussi célèbre qu'inutile. Mais des bras épuisés et privés d'outils (le matériel du génie était resté en arrière) n'avaient pu avancer beaucoup cette importante démolition; et le maréchal se trouvant infiniment trop faible devant le corps de Wittgenstein, qui avait été porté par les renforts du prince Repnin à 30 mille hommes, avait rappelé à lui la division Merle. Afin de se conformer à l'ordre de s'élever jusqu'à Sebej sur la route de Saint-Pétersbourg, il avait poussé le 28 juillet une moitié de sa cavalerie légère sur la petite rivière de la Drissa (l'un des affluents de la Dwina), et avait successivement échelonné ses première et seconde divisions avec les cuirassiers entre la Drissa et Polotsk. Pour se garder contre les Russes de Wittgenstein, établis au delà de la Drissa, dans une direction presque perpendiculaire à son flanc gauche, il avait posté à Lazowka le reste de sa division légère, et la division étrangère du général Merle. (Voir la carte no 55.) Le 29, il avait fait un pas en avant, passé la Drissa au gué de Sivotschina, porté son avant-garde près de Kliastitsoui, rangé ses deux principales divisions un peu en arrière, et laissé la division Merle à la garde du gué de Sivotschina. Quelques détachements de cavalerie et d'infanterie légère le liaient avec Polotsk.
Combat du maréchal Oudinot contre le corps de Wittgenstein, livré le 29 juillet à Jakoubowo. Telle était sa situation le 29 juillet, second jour de l'entrée de la grande armée à Witebsk. Ce jour-là de fortes attaques de cavalerie, vers la tête et la queue de sa colonne, ne lui laissèrent aucun doute sur les projets offensifs des Russes. L'arrestation de deux officiers ennemis lui apprit en outre que le comte de Wittgenstein, marchant diagonalement vers lui, viendrait heurter sa tête à Kliastitsoui. Il crut devoir le prévenir, et s'avança jusqu'au village et château de Jakoubowo, à l'entrée d'une petite plaine entourée de bois. Le comte de Wittgenstein déboucha en effet dans cette plaine le 29 au matin, et attaqua vivement le village et le château de Jakoubowo. Le maréchal Oudinot confiant la défense de ce poste à la première brigade de la division Legrand, plaça le 26e léger dans Jakoubowo même, et établit le 56e de ligne un peu à gauche, en liaison avec les bois. Il garda en réserve la seconde brigade, commandée par le général Maison. Le combat fut très-acharné de part et d'autre. Le 26e disputa bravement à l'ennemi le village de Jakoubowo, et le 56e tâcha de lui enlever la lisière des bois. Un moment les Russes pénétrèrent dans le village de Jakoubowo, et même dans la cour du château. Aussitôt deux compagnies du 26e, fondant sur eux à la baïonnette, les repoussèrent, leur tuèrent deux ou trois cents hommes, et leur en prirent à peu près autant. De tous côtés on les refoula de la plaine dans les bois. Mais à la lisière de ces bois ils avaient une artillerie nombreuse et bien servie, qui ne nous permettait pas de rester déployés, à moins de prendre l'offensive et de nous engager dans les bois eux-mêmes pour les enlever, attaque difficile que le maréchal ne voulait pas risquer, étant incertain de ce qui se passait sur ses derrières. Il craignait en effet, et avec raison, tandis qu'il se défendait en tête, d'être pris à revers, et coupé de Polotsk, où il avait ses parcs et son matériel. Il crut donc plus sage de rétrograder sur la Drissa, de la repasser au gué de Sivotschina, et d'attendre l'ennemi dans cette position. Rapproché de Polotsk, que la division Merle et la cavalerie légère suffisaient à couvrir, il pouvait réunir derrière la Drissa les deux divisions françaises Legrand et Verdier avec les cuirassiers, et si les Russes tentaient de passer la Drissa devant lui, il avait en se précipitant sur eux tous les moyens de leur faire essuyer un sanglant échec.
Août 1812. Il employa la journée du 31 à opérer ce mouvement rétrograde, et il se trouva le soir en deçà du gué de Sivotschina, ayant ses tirailleurs le long de la Drissa, les deux divisions Legrand et Verdier à quelque distance en arrière, les cuirassiers prêts à soutenir l'infanterie, la division Merle en observation vers Polotsk. Nos tirailleurs avaient ordre, si les Russes passaient la Drissa, de ne leur résister qu'autant qu'il le faudrait pour les attirer, et de prévenir à l'instant le quartier général de leur approche.
Combat de la Drissa le 1er août. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, les Russes marchèrent sur la Drissa, et dès le matin du 1er août commirent l'imprudence de la traverser. C'est ce qu'attendait le maréchal Oudinot. Aussitôt qu'il les vit engagés au delà de la rivière, il lança d'abord sur eux la première brigade de la division Legrand, et puis la seconde. Courir sur les Russes, les pousser, les culbuter dans la Drissa, fut l'affaire d'un instant. On leur tua ou blessa près de deux mille hommes, et on leur en prit plus de deux mille, avec une partie de leur artillerie. La division Verdier s'étant mise à leur poursuite, franchit après eux la Drissa, et, emportée par son ardeur, se laissa entraîner trop loin. Elle enleva encore beaucoup d'hommes aux Russes, mais malheureusement elle s'en laissa prendre quelques-uns lorsqu'il fallut repasser la Drissa. Ce faible dédommagement accordé par la fortune aux Russes n'empêcha point que cette journée ne fût pour eux un sanglant échec: ils y perdirent 4 à 5 mille hommes en morts, blessés ou prisonniers; les jours précédents leur en avaient coûté 2 à 3 mille. Malgré des avantages brillants, le maréchal Oudinot croit prudent de ne pas dépasser Polotsk. Nous avions perdu de notre côté dans cette suite de combats, de 3 à 4 mille hommes, dont 5 ou 600 morts, 2 mille blessés et plusieurs centaines de prisonniers. La fatigue nous avait mis en outre quelques hommes hors de service. Le maréchal Oudinot, certain d'avoir pour quelque temps dégoûté les Russes de s'attaquer à lui, ne se trouvant pas assez fort pour s'éloigner de la Dwina avec 24 mille soldats très-fatigués, jugea plus convenable de revenir à Polotsk même, où il avait ses parcs, ses vivres, et où il pouvait laisser s'écouler en sûreté, et dans une sorte de bien-être, les chaleurs qui avaient forcé Napoléon lui-même à s'arrêter à Witebsk. L'avantage d'être à cinq ou six lieues en avant de Polotsk, toujours inquiet pour ses flancs et pour ses derrières, obligé d'épuiser ses chevaux afin d'amener au camp les vivres qu'on avait à Polotsk, ne valait pas les peines que cette position offensive devait coûter. Il n'y avait à la quitter qu'un seul inconvénient, c'était de perdre l'effet moral des succès obtenus. Le maréchal Oudinot informa Napoléon de ce qu'il avait fait pendant ces derniers jours, et déclara que, si on ne lui accordait du repos et des renforts, il serait dans l'impossibilité d'accomplir la tâche qui lui était imposée.
Occupation de la Courlande par le maréchal Macdonald. Pendant que le maréchal Oudinot agissait de la sorte, le maréchal Macdonald, avec la division polonaise Grandjean, et les 17 mille Prussiens qui lui étaient confiés, s'était porté sur la Dwina, et avait conquis la Courlande par une marche rapide. (Voir la carte no 54.) Les Russes en se retirant, pris en flanc par les Prussiens, avaient essuyé dans les environs de Mitau un échec assez grave, et s'étaient repliés précipitamment sur Riga, nous livrant Mitau et toute la Courlande. C'était un fait digne de remarque que la vigueur avec laquelle se battaient pour nous des alliés qui nous détestaient, et qui ne faisaient la guerre qu'à contre-cœur. L'honneur militaire, si vivement excité chez eux par notre présence, les rendait presque plus braves pour nous qu'ils ne l'avaient été contre nous. Il faut ajouter que tandis que les alliés appartenant à de petites armées, comme les Bavarois, les Wurtembergeois, les Westphaliens, désertaient individuellement quand ils pouvaient, les Prussiens et les Autrichiens, retenus par la puissance de l'esprit militaire, qui est toujours proportionnée à la grandeur des armées, ne désertaient pas, sauf à nous abandonner en masse par une révolution dans les alliances, quand le moment serait venu.
Le maréchal Macdonald entreprit avec les Prussiens le blocus de Riga, et à la tête de la division polonaise Grandjean s'approcha de Dunabourg, prudemment toutefois, car cette ville passait pour très-fortifiée. Mais les Russes ne voulant pas éparpiller leurs forces, et se contentant de défendre l'importante place maritime de Riga, après avoir livré la tête de pont de Dunabourg aux troupes du maréchal Oudinot, livrèrent bientôt la ville elle-même aux troupes polonaises du général Grandjean. La tâche du maréchal Macdonald se trouvait dès lors bien simplifiée, puisque des deux places de Riga et de Dunabourg il n'avait plus à prendre que la première. Embarras du maréchal Macdonald, obligé de s'étendre de Riga à Polotsk. Mais cette tâche seule suffisait pour l'arrêter longtemps, et peut-être pendant toute la campagne. En effet, il avait été contraint de laisser aux environs de Tilsit et de Memel pour veiller sur la navigation du Niémen et du Kurische-Haff, et aux environs de Mitau pour garder la Courlande, 5 mille hommes du corps prussien. Il en conservait tout au plus 10 mille devant Riga, dont les ouvrages offraient un immense développement, et contenaient une garnison de 15 mille hommes. Il lui restait la division polonaise Grandjean, réduite de 12 mille soldats à 8 mille, et il était obligé avec cette division de surveiller l'espace de Riga à Polotsk, qui est d'environ soixante-dix lieues. Que faire avec si peu de monde, sur une ligne aussi vaste, avec tant d'objets proposés, imposés même à son zèle?
Ce maréchal demande à titre de renfort l'une des divisions du maréchal Victor. Il se hâta d'instruire le quartier général de sa situation dans des termes sensés, même un peu ironiques, qui n'étaient pas propres à plaire, et qui rappelaient l'ancienne opposition militaire de l'armée du Rhin. Il déclara que sans une adjonction de forces considérables il ne réussirait ni à prendre Riga, ni à se tenir en relation constante avec le corps d'Oudinot, car la division Grandjean étant forcément détournée du blocus de Riga pour rester en observation devant Dunabourg, on ne pourrait pas même approcher des ouvrages de Riga; et quant à cette division, ayant à couvrir un espace de soixante-dix lieues, elle serait dans l'impossibilité de maintenir la liberté des communications sur une pareille étendue de pays. Dans cette situation, ce qu'il y avait de plus simple à proposer, c'était la réunion du corps du maréchal Macdonald avec celui du maréchal Oudinot, car alors Wittgenstein eût été infailliblement battu, Wittgenstein battu et repoussé au loin, la Courlande eût été couverte, le Niémen eût été mis à l'abri de toute insulte, Riga, il est vrai, n'eût pas été assiégé, et encore moins pris, mais enfin une supériorité décidée nous aurait été acquise à l'aile gauche de notre ligne d'opérations. Au lieu de proposer cette réunion des deux corps, qui était possible et même nécessaire, mais qui eût exigé de sa part un désintéressement peu commun, car il aurait été subordonné au maréchal Oudinot, le maréchal Macdonald sollicita une augmentation de forces, qu'il n'avait aucune chance d'obtenir. Il demanda notamment qu'on lui adjoignît une ou deux des divisions du maréchal Victor, qui se formaient, comme on l'a vu, entre Dantzig et Tilsit. C'était une manière assurée de ne rien obtenir.
Événements à l'autre extrémité du théâtre de la guerre. À l'autre extrémité du vaste théâtre de cette guerre, à cent cinquante lieues au sud-est, c'est-à-dire vers le cours supérieur du Bug, il venait de se produire certains accidents qui ne pouvaient manquer d'entraîner quelques changements dans les projets de Napoléon. (Voir la carte no 54.) Le général Reynier avec les Saxons avait dû rétrograder de Neswij sur Slonim, de Slonim sur Proujany, pour couvrir le grand-duché, et envahir plus tard la Volhynie. Mouvement croisé du général Reynier et du prince de Schwarzenberg. Le prince de Schwarzenberg avec l'armée autrichienne avait dû marcher en sens contraire, s'élever de Proujany sur Slonim et Neswij, pour venir joindre le quartier général, disposition conforme aux désirs de l'empereur d'Autriche qui voulait que son armée ne reçût d'ordre que de Napoléon lui-même, et aux défiances de Napoléon qui n'entendait pas remettre la défense de ses derrières à une armée autrichienne. Le général Reynier, dans ce mouvement croisé avec le prince de Schwarzenberg, avait vu ce prince, et était convenu avec lui du remplacement des postes autrichiens par les postes saxons sur la ligné du Bug et de la Mouckawetz, qui nous séparait des Russes. Ces précautions prises, le général Reynier avait continué son mouvement, et envoyé des détachements pour remplacer les Autrichiens à Pinsk, à Kobrin, à Brezesc.
Marche du général Tormazoff sur le grand-duché. À ce même moment, celui où Napoléon entrait dans Witebsk, le général russe Tormazoff s'était enfin mis en marche, conformément à l'ordre qu'il avait reçu de menacer le flanc droit des Français, mission dont le prince Bagration ne pouvait plus s'acquitter depuis qu'il avait dû rejoindre la grande armée russe. En attendant que l'amiral Tchitchakoff, engagé dans de vastes projets du côté de la Turquie, pût ou les exécuter, ou se rabattre sur la Pologne, le général Tormazoff, à la tête d'environ 40 mille hommes, était seul chargé d'une diversion sur nos ailes, et marchait hardiment vers le haut Bug. Il avait répandu environ une douzaine de mille hommes de Bobruisk à Mozyr, de Mozyr à Kiew, pour se tenir en communication avec le prince Bagration d'un côté, avec l'amiral Tchitchakoff de l'autre. C'était une précaution contre les tentatives que pourraient faire sur ses derrières les Autrichiens réunis en Gallicie. Bien que la cour de Vienne eût fait donner à Saint-Pétersbourg l'assurance que ses efforts en faveur des Français se borneraient à l'envoi des 30 mille hommes du prince de Schwarzenberg, néanmoins, le général Tormazoff n'avait pas voulu se porter en avant sans prendre ses précautions contre les éventualités de la politique autrichienne, et après avoir laissé sur ses derrières les forces que nous venons de mentionner, il s'était avancé avec environ 28 mille hommes sur le haut Bug, menaçant le grand-duché, que le général Reynier devait défendre avec 12 à 13 mille Saxons. Les Cosaques étaient alors en possession, quoique bien peu redoutables pour des troupes régulières, de répandre l'épouvante dans toutes les contrées où on les annonçait, et en effet la soudaineté de leurs apparitions, jointe à leur barbarie, avait de quoi effrayer les peuples qui n'étaient point en armes. Précédant de quinze à vingt lieues le général Tormazoff sur le Bug, ils avaient excité dans toute la Pologne une terreur singulière, et qui contrastait fort avec les grandes résolutions qu'affichaient les Polonais. Cette terreur devint bien plus vive et plus motivée quand le général Tormazoff lui-même, avec 28 mille hommes de troupes régulières, s'approcha de Kobrin, l'un des postes que les Autrichiens venaient de céder aux Saxons. Le général russe apprenant la situation isolée d'un détachement saxon à Kobrin, enlève ce corps de deux mille hommes. Le général Tormazoff, instruit par les juifs, qui trahissaient partout la cause de la Pologne, de la présence d'un détachement saxon à Kobrin, résolut de signaler son approche par un coup d'éclat sur ce détachement, qui par malheur était dénué d'appui. Il marcha sur Kobrin, qu'occupait le général saxon Klengel avec sa petite troupe. Cet officier, brave mais imprudent, au lieu de se replier, s'obstina à tenir dans une ville tout ouverte, et où il lui était impossible de se défendre. Il fut assailli, enveloppé, et après avoir combattu avec une rare vaillance, obligé de remettre son épée au général ennemi. Cette rencontre, qui eut lieu le 27 juillet, coûta aux Saxons environ 2 mille hommes, en morts, blessés ou prisonniers.
Terreur panique à Varsovie lorsqu'on apprend l'approche du général Tormazoff. Cet accident, qui avait son importance dans l'état d'affaiblissement auquel le corps saxon se trouvait réduit, était plus fâcheux encore par son effet moral. Il produisit, surtout à Varsovie, une impression des plus pénibles. Ces infortunés Polonais, qui s'étaient jetés avec ardeur dans un projet d'insurrection générale, en apprenant que les Russes étaient si près de chez eux, virent les exils, les séquestres suspendus sur leurs têtes, et un grand nombre donnèrent le dangereux exemple de réunir ce qu'ils avaient de plus précieux pour passer sur la rive gauche de la Vistule. Bien qu'ils eussent appelé de tous leurs vœux la folle guerre que Napoléon soutenait en ce moment, ils en craignaient les conséquences maintenant qu'elle était commencée. Ils reprochaient à ce grand capitaine de s'engager imprudemment au delà de la Dwina et du Dniéper, de les laisser sans appui, comme s'il avait pu faire autrement que de s'avancer beaucoup pour obtenir sur les Russes un triomphe décisif, comme s'ils n'avaient pas dû lui répondre eux-mêmes de la sûreté de ses derrières, au lieu de lui laisser la peine de les couvrir. À cette occasion ils se plaignaient du froid discours de Wilna, imputaient à la tiédeur de ce discours la tiédeur des Polonais, oubliant que c'était à eux à provoquer par leur ardeur l'ardeur de Napoléon, et à vaincre ses hésitations par des résolutions énergiques, et même téméraires. Malheureusement, ainsi que nous l'avons dit, l'armée en Pologne était seule dévouée sans mesure; la nation regardait, jugeait, critiquait la témérité de la marche de Napoléon, comme si cette témérité eût été plus grande que celle qu'on exigeait de lui en voulant qu'il reconstituât la Pologne.
Demande de secours adressée par M. de Pradt au général Reynier et à M. de Bassano. On se mit donc à élever à Varsovie les plaintes les plus vives, et à demander instamment à M. de Pradt des secours dont ce prélat ambassadeur ne disposait point. Celui-ci, après avoir perdu la tête au milieu des cris du concile, n'était guère capable de résister aux émotions d'une capitale épouvantée, et avait montré moins de caractère encore que certains habitants de Varsovie. Il usa de sa seule ressource; il écrivit à M. de Bassano d'un côté, au général Reynier de l'autre, pour réclamer des envois de troupes. Le général Reynier tout occupé de sauver l'armée saxonne, ne s'occupe guère des demandes de l'ambassadeur de France. Le général Reynier, qui avait une tout autre tâche à remplir que de protéger Varsovie, car il lui fallait avec 11 mille Saxons tenir tête à 30 mille Russes, répondit à l'ambassadeur que c'était aux habitants de Varsovie à se défendre eux-mêmes, et que quant à lui il avait autre chose à faire que de s'occuper de leur sûreté. Par une lettre fort pressante il engagea le prince de Schwarzenberg à rétrograder sur-le-champ, afin de l'aider à repousser l'ennemi, sauf à reprendre sa marche vers le quartier général quand on aurait arrêté les Russes, et occupé derrière les marais de Pinsk une forte position qui ne leur permît guère de se porter plus avant[8]. Le prince de Schwarzenberg se hâte d'aller au secours des Saxons. Le prince de Schwarzenberg, rapidement averti de cette échauffourée, car le bruit en avait retenti dans toute la Pologne, répondit au général Reynier qu'il sentait le danger de la situation, et qu'il allait, malgré les ordres du quartier général, rétrograder pour venir à son secours. Quant à M. de Bassano, il répondit avec assez d'ironie aux terreurs de M. de Pradt, et ne pouvant rien statuer relativement aux demandes de secours, les adressa toutes au quartier général.
Napoléon accueillit mal ces nouvelles, surtout par rapport à ceux qui s'étaient laissé si facilement intimider. Il approuva complétement la détermination qu'avait prise le prince de Schwarzenberg de rétrograder sur Proujany pour secourir le général Reynier, et plaça même ce dernier sous les ordres du commandant autrichien. Il enjoignit au prince de Schwarzenberg de marcher résolûment, avec les 40 mille hommes qu'il allait avoir, sur Tormazoff, qui n'en pouvait compter plus de 30 mille, de le pousser à outrance, jusqu'à ce qu'on l'eût rejeté en Volhynie. Il lui promit, cette tâche remplie, de le rappeler au quartier général, conformément aux désirs de l'empereur d'Autriche, et écrivit à celui-ci pour lui demander d'envoyer un renfort au corps autrichien. Bien qu'il ignorât les secrètes relations subsistant entre la cour d'Autriche et la cour de Russie, Napoléon voyait clairement qu'il n'obtiendrait guère au delà des 30 mille hommes du prince de Schwarzenberg; mais il aurait du moins voulu que ces 30 mille hommes fussent toujours tenus au complet, et sans de prompts renforts ils ne pouvaient pas l'être, car ils n'étaient pas plus épargnés que nous par les fatigues. Il aurait voulu aussi qu'un corps d'armée autrichien, qui était actuellement réuni en Gallicie, et dont on lui avait fait espérer le concours, fût autorisé à prendre une attitude menaçante du côté de la Volhynie, ce qui aurait obligé le général Tormazoff à se montrer moins téméraire; mais il le demanda sans y compter beaucoup, et insista particulièrement sur l'envoi d'un renfort de 7 à 8 mille hommes au prince de Schwarzenberg.
Ces mesures suffisaient pour tenir à distance le corps de Tormazoff et pour le réduire à une complète impuissance, à moins que l'amiral Tchitchakoff ne vînt bientôt doubler ses forces. C'était assez en effet de quarante mille Autrichiens et Saxons pour ramener le général russe en Volhynie; mais il fallait se tenir en communication avec ces quarante mille hommes, qui allaient se trouver à cent lieues au moins d'Orscha, point où s'appuyait la droite de la grande armée. Mesures de Napoléon pour garantir ses ailes pendant sa marche en avant. Napoléon consentit à se priver de l'une des trois divisions du prince Poniatowski, laquelle dut rester cantonnée entre Minsk et Mohilew pour nous garantir contre les surprises des Cosaques, et se lier par des postes de cavalerie avec la gauche du corps autrichien.
Notre droite était ainsi assurée, du moins pour le moment. Quant à notre gauche, Napoléon prit des mesures moins efficaces, quoiqu'elles pussent actuellement paraître suffisantes. Il blâma fort le mouvement rétrograde du maréchal Oudinot sur Polotsk, ne tenant pas assez compte de l'état des troupes, et préoccupé exclusivement de l'effet moral de ce mouvement, soit sur les Russes, soit sur l'Europe, qui recueillait avidement les moindres détails de cette guerre. Il s'attacha, d'après les calculs fort ingénieux qu'il avait faits sur les documents enlevés aux Russes, à prouver au maréchal Oudinot que le comte de Wittgenstein ne devait avoir que 30 mille soldats, de très-mauvaise qualité, qu'il ne pouvait dès lors être à craindre pour 20 mille Français aguerris, et lui ordonna de marcher hardiment sur l'ennemi et de le rejeter au loin sur la route de Saint-Pétersbourg. Afin de laisser le maréchal sans objection, il résolut de lui envoyer le corps bavarois, qui était, comme tous nos alliés, bon un jour d'action, mais qui fondait ensuite à vue d'œil par la fatigue, la maladie et la désertion. Napoléon continuait à compter ce corps pour 15 ou 16 mille hommes (bien qu'il ne fût plus que de 13 mille), et estimant le corps du maréchal Oudinot à 24 mille, il prétendit qu'avec 40 mille hommes on devait accabler Wittgenstein. Il trouvait un avantage de plus à placer les Bavarois à Polotsk, c'était de leur rendre la santé et une partie de leur effectif par le repos et la bonne nourriture. De toutes les troupes bavaroises il ne garda que la cavalerie légère, qui continua de servir auprès du prince Eugène, et qui était excellente. Avec ce renfort, il ne doutait pas d'être bientôt débarrassé de Wittgenstein sur sa gauche comme il espérait l'être prochainement de Tormazoff sur sa droite par la réunion du prince de Schwarzenberg avec le général Reynier. Du reste, dans sa pensée, les opérations qu'il allait exécuter avec l'armée principale devaient bientôt ranger au nombre des circonstances insignifiantes de cette guerre les événements qui se passeraient sur ses ailes. Napoléon se flattant que le maréchal Oudinot rejetterait le comte de Wittgenstein sur Sebej et Pskow, en concluait que le maréchal Macdonald pourrait immédiatement après concentrer son corps tout entier sur Riga, et commencer le siége de cette place. Aussi refusa-t-il de lui accorder l'une des divisions du duc de Bellune dont il ne voulait pas disloquer le corps, mais il le lui indiqua comme un secours éventuel qu'il pourrait au besoin appeler à son aide, et qui en attendant, placé sur ses derrières, lui apporterait un grand appui moral. À ces raisonnements, qui ne valaient pas quelques régiments de plus, Napoléon ajouta un nombre plus qu'ordinaire de croix d'honneur pour les Prussiens qui avaient vaillamment combattu contre les Russes.
Ordres de Napoléon au maréchal Victor pour le rapprocher de ses derrières. Tandis qu'il s'occupait ainsi d'assurer ses ailes pendant les mouvements offensifs qu'il préparait, Napoléon n'avait pas cessé de veiller à ses derrières, confiés au maréchal Victor et au maréchal Augereau, le premier vers Kœnigsberg, le second vers Berlin. Il avait par son active correspondance travaillé à procurer au maréchal Victor 25 mille hommes d'infanterie, 3 à 4 mille hommes de cavalerie, et 60 bouches à feu. Il avait fort recommandé à ce maréchal, ordinairement très-soigneux, la discipline des troupes, et projetait de l'appeler bientôt à Wilna, pour qu'il pût, si le cas s'en présentait, prêter secours soit au maréchal Macdonald, soit au maréchal Oudinot, soit au prince de Schwarzenberg. Il s'était occupé également de hâter l'organisation des quatrièmes bataillons et des régiments de réfractaires destinés au maréchal Augereau, des cohortes de gardes nationales chargées de remplacer sur les frontières de l'Empire les troupes attirées à Berlin, des régiments lithuaniens enfin qu'on espérait porter à 12 mille hommes, et pour lesquels l'argent manquait absolument. Utile emploi du temps passé à Witebsk. Napoléon n'avait donc pas perdu son temps à Witebsk, et ce n'était pas, du reste, son habitude. Il y était depuis une dizaine de jours, et, outre qu'il avait ménagé à ses soldats un repos nécessaire, qu'il leur avait fait passer sous des cabanes de feuillage le temps des plus fortes chaleurs, il avait obtenu l'avantage de rallier, sinon toutes les parties de l'artillerie en arrière, au moins quelques-unes, d'avoir notamment amené cent bouches à feu de la garde avec un double approvisionnement, d'avoir réuni 600 voitures du train à Witebsk, 6 à 700 entre Kowno et Witebsk, ce qui faisait environ 1300, et permettait de charrier dix ou douze jours de vivres pour une masse de 200 mille hommes, enfin d'avoir donné le temps au prince Eugène par des courses au delà de la Dwina, à Ney par des courses entre la Dwina et le Dniéper, à Davout par des recherches actives au delà du Dniéper, de réunir six à sept jours de vivres, sans compter l'alimentation quotidienne. Napoléon en avait réuni pour environ dix jours à Witebsk, et les destinait à la garde. Le maréchal Davout avait en outre préparé à Orscha où il s'était établi d'abord, à Doubrowna où il s'était transporté ensuite, à Rassasna où il avait cantonné sa cavalerie, des magasins, des fours et des ponts. Par ordre de Napoléon, il avait jeté à Rassasna quatre ponts de radeaux sur le Dniéper. L'abondance des bois, le mouvement très-lent des rivières, rendaient ce genre de pont facile et de bon usage dans ces contrées, et l'on y avait souvent recours.
Napoléon après avoir refait ses troupes et réorganisé ses équipages, songe à reprendre l'offensive. Tout était donc prêt pour un nouveau mouvement, qu'on avait cette fois l'espérance de rendre décisif. Après avoir profondément médité sur les opérations qu'on pouvait essayer en ce moment, Napoléon adopta celle qui lui semblait la seule praticable, et dont la conception était digne de son génie. En présence d'un ennemi qui s'étudiait à échapper sans cesse, il avait tendu d'abord à couper sa ligne en deux, puis à déborder, à tourner, à envelopper chacune des deux parties de cette ligne, de manière à les détruire l'une et l'autre avant qu'elles eussent le temps de fuir. Cette manœuvre était désormais impossible depuis la réunion du prince Bagration avec le général Barclay de Tolly, réunion qui portait l'armée russe, après les pertes du feu et de la fatigue, à 140 mille hommes environ. Mais il n'était pas impossible, en renonçant à couper en deux cette armée, d'essayer encore de la déborder, de la tourner, de la prendre à revers, ce qui l'aurait mise hors d'état d'éviter une grande bataille, et l'aurait obligée de l'accepter dans les conditions les plus désavantageuses. Il forme le projet de s'écouler sans être aperçu devant les Russes, de passer le Dniéper, de remonter ce fleuve, de surprendre Smolensk, et de déboucher à l'improviste sur la gauche des deux armées ennemies pour les tourner. En conséquence de cette donnée que lui inspiraient les lieux et la situation, Napoléon résolut, en profitant du rideau de bois et de marécages qui le séparait des Russes (voir la carte no 55), de s'écouler clandestinement devant eux par un mouvement de gauche à droite, semblable à celui qu'il s'était proposé d'exécuter devant le camp de Drissa, de se porter des bords de la Dwina à ceux du Dniéper, de Witebsk à Rassasna, de passer le Dniéper, de le remonter rapidement jusqu'à Smolensk, de surprendre cette ville qui n'était pas défendue, d'en déboucher brusquement avec toute la masse de ses forces sur la gauche des Russes, qui se trouveraient ainsi débordés et tournés; de pousser, si la fortune le secondait, son mouvement à fond, et peut-être de renouveler contre Bagration et Barclay réunis ce qu'il avait voulu faire contre Barclay seul, et ce qu'il avait exécuté jadis avec tant de succès contre Mélas et Mack. Immenses conséquences de ce plan s'il peut réussir. Avec un de ces moments de faveur que la fortune lui avait tant de fois prodigués, il pouvait, il devait réussir, et alors quels résultats! Probablement la paix arrachée à la Russie définitivement soumise, et le sceptre du monde remis en ses mains!
Ce mouvement toutefois, quoique bien couvert par la nature de ce pays boisé et marécageux, présentait un inconvénient, celui d'être très-allongé, car la droite de l'armée, qui sous le maréchal Davout était à Rassasna, devait avoir fait trente lieues avant d'arriver à Smolensk, et la gauche, qui était avec le prince Eugène à Sourage, devait en faire à peu près autant pour remplacer le maréchal Davout à Rassasna, et ce n'était qu'après ce trajet qu'on pourrait commencer à se trouver sur la gauche de l'ennemi. Mais il était presque impossible de s'y prendre autrement, et d'ailleurs le rideau de bois et de marais qui nous séparait des Russes était si épais, Napoléon était si habile dans les marches, qu'on avait bien des chances de réussir. On aurait pu, il est vrai, abréger beaucoup ce trajet, en se dispensant de passer le Dniéper, en cheminant entre ce fleuve et la gauche des Russes, en s'épargnant ainsi la prise de Smolensk, et en tournant de plus près l'ennemi qu'on voulait envelopper. Mais on aurait de la sorte échangé une difficulté contre une autre; on aurait échangé la difficulté de surprendre les Russes contre la difficulté de refouler brusquement leur gauche, formée en ce moment par le vaillant Bagration, de la refouler si vite, si victorieusement, qu'on empêchât le reste de l'armée de nous échapper. Le maréchal Davout consulté approuve entièrement le plan proposé. Napoléon avant de prendre son parti consulta le maréchal Davout, comme le plus capable de donner sur cette grave question un avis utile, et comme le mieux placé d'ailleurs pour apprécier la situation des deux armées. Après l'avoir entendu, il se décida pour le mouvement le plus allongé, celui qui consistait à passer le Dniéper, à le remonter par la rive gauche, à enlever Smolensk, et à déboucher à l'improviste sur la gauche des Russes, surprise et débordée[9].
Force de l'armée française employée à cette nouvelle opération. Cette belle et vaste manœuvre étant résolue, Napoléon ordonna de tout préparer pour le départ des divers corps d'armée du 10 au 11 août. Le maréchal Davout devait rallier par Babinowiczi et Rassasna ses trois divisions, Morand, Friant, Gudin, les réunir aux divisions Dessaix, Compans, aux Polonais, aux Westphaliens, et se tenir prêt avec la cavalerie du général Grouchy à venir couvrir les débouchés de Rassasna et de Liady, près desquels il était décidé que l'armée passerait le Dniéper. En déduisant de l'armée polonaise la division Dombrowski, laissée à Minsk, l'ensemble de ces corps pouvait former une masse de 80 mille hommes environ, placés sous la main du maréchal Davout. La cavalerie Montbrun et Nansouty sous Murat, le corps du maréchal Ney, devaient s'écouler par Liosna et Lioubawiczi sur Liady et Rassasna, et y franchir le Dniéper tout près du maréchal Davout, auquel ils apporteraient ainsi un renfort de 36 mille hommes. Enfin le prince Eugène partant de Sourage, la garde de Witebsk, pour passer par Babinowiczi et Rassasna, devaient ajouter, la garde 25 mille hommes, le prince Eugène 30 mille, c'est-à-dire 55 mille hommes à la masse totale de l'armée française, du moins à la partie qui était prête à se porter en avant. Le général Latour-Maubourg pouvant y ajouter 5 à 6 mille cavaliers, s'il était appelé à rejoindre, il fallait évaluer à 175 mille combattants présents au drapeau, les forces avec lesquelles Napoléon se préparait à frapper le coup décisif. Si on compte en outre 18 ou 20 mille Saxons et Polonais à droite vers le Dniéper (non compris les Autrichiens), 60 mille Français et alliés à gauche sur la Dwina, ce qui fait 80 mille, on retrouve les 250 ou 255 mille hommes restant des 420 mille qui avaient passé le Niémen. Napoléon laissait à Witebsk pour y garder ce point très-important sur la Dwina, et de plus ses magasins et ses hôpitaux, environ 6 à 7 mille soldats, se composant d'un régiment de flanqueurs de la garde, d'un régiment de tirailleurs, de trois bataillons de marche, et des hommes isolés qu'on espérait ramasser. Ces corps devaient bientôt rejoindre, mais être remplacés par d'autres, de manière à former comme à Wilna une garnison mobile, et toujours suffisamment nombreuse. La cavalerie légère fut chargée de battre le pays sur les deux rives de la Dwina pour ramener les maraudeurs à Witebsk, en leur disant que leurs régiments allaient partir, et que s'ils restaient ils seraient pris par les Cosaques.
Pendant que Napoléon songe à prendre l'offensive, les Russes y pensent de leur côté. Tandis que tout se disposait pour cette grande opération, les Russes de leur côté en préparaient une moins bien concertée, et qui n'avait pas les mêmes chances de réussir. Le prince Bagration s'était réuni par Smolensk à l'armée principale. Après les pertes essuyées devant Mohilew et dans les marches, il n'amenait pas plus de 45 mille hommes à Barclay de Tolly, et portait ainsi à 135 mille hommes environ, peut-être à 140, l'armée totale opposée à Napoléon. Ce qui subsistait du plan général adopté par l'empereur Alexandre, et modifié depuis par les événements, c'était la résolution, tout en continuant à se retirer devant l'armée française, de profiter chemin faisant des fautes qu'elle pourrait commettre. Or on croyait en avoir aperçu une fort grave dans la dispersion apparente de ses cantonnements. En les voyant commencer à Sourage, se continuer par Witebsk, Liosna, Babinowiczi, jusqu'à Doubrowna, on les supposait dispersés sur plus de trente lieues. Ils croient les cantonnements de l'armée française dispersés, et veulent les surprendre. On ne savait pas qu'aussitôt qu'on aurait percé le rideau des bois et des marécages, on rencontrerait Murat avec 14 mille cavaliers, appuyé immédiatement par les 22 mille fantassins du maréchal Ney, ce qui faisait tout de suite 36 mille combattants d'une qualité admirable, capables de tenir tête au triple de forces, devant être rejoints en quelques heures par les 30 mille hommes des divisions Morand, Friant, Gudin! on ne savait pas qu'on recevrait en flanc les 25 mille hommes du prince Eugène et les 30 mille de la garde; que de telles troupes, de tels généraux, disposés d'ailleurs avec tant d'art les uns à côté des autres, n'étaient pas faciles à surprendre, à troubler et à mettre en déroute par une attaque imprévue sur l'un de leurs cantonnements! Quoi qu'il en soit, les généraux russes, qui formaient plutôt une oligarchie militaire qu'un état-major subordonné à un seul chef, car, ainsi qu'on l'a vu, le général Barclay de Tolly ne commandait au prince Bagration qu'en qualité de ministre de la guerre, les généraux russes, tout en trouvant fort sage l'idée de se retirer jusqu'à ce qu'on eût suffisamment affaibli l'armée française, ne cédaient à cette idée qu'à contre-cœur, et en éprouvant à tout moment le désir d'essayer d'une bataille, s'il se présentait une occasion favorable de la livrer. Surtout depuis que les deux armées étaient réunies, et que du nombre de 90 mille hommes on était revenu à celui de 140 mille environ, il y avait des raisons de plus à faire valoir en faveur du projet de risquer une bataille. Le prince Bagration, avec son ardeur accoutumée, était à la tête de ceux qui voulaient combattre. Dans la masse de l'armée, où l'on n'était pas assez éclairé pour apprécier le mérite d'une retraite calculée, on qualifiait de lâches tous ceux qui parlaient de reculer encore. Les soldats allaient jusqu'à insulter le brave Barclay de Tolly, ce que celui-ci supportait avec une indifférence apparente, mais avec un chagrin intérieur, d'autant plus profond qu'il était plus caché. Dans certains moments même, le mouvement des esprits étant poussé jusqu'à l'insubordination, il avait été obligé de faire fusiller quelques mutins trop audacieux dans leurs démonstrations. Conseil de guerre convoqué par le général Barclay de Tolly. Pourtant il assembla le 5 août un conseil de guerre auquel assistèrent, outre les deux généraux en chef Barclay de Tolly et Bagration, le grand-duc Constantin, le général Yermolof et le colonel Toll, l'un chef d'état-major, l'autre quartier-maître général de la première armée, le comte de Saint-Priest, chef d'état-major de la seconde, et le colonel Wolzogen, représentant le plus distingué du système de retraite. Continuation du conflit élevé dans le camp russe entre ceux qui veulent une retraite indéfinie, et ceux qui sont portés à combattre. Le colonel Toll fit valoir, avec la vivacité et les formes tranchantes qui lui étaient propres, l'idée de l'offensive, et eut le succès qu'on a toujours quand on parle dans le sens de la passion dominante. Le général Barclay de Tolly et le colonel Wolzogen firent valoir en vain les avantages d'une retraite, qui avait pour but d'attirer les Français dans les profondeurs de la Russie, et de les assaillir seulement quand ils seraient assez affaiblis pour qu'on pût infailliblement triompher de leur valeur. On ne les comprit pas, ou l'on feignit de ne pas les comprendre, et on fit à leurs raisonnements l'accueil le plus froid. Barclay de Tolly n'avait d'étranger que le nom, le colonel Wolzogen avait à la fois le nom et l'origine. On leur laissa voir assez clairement la défiance qu'ils inspiraient, et l'offensive fut immédiatement résolue, bien que contraire à toute raison. Il n'était pas probable, en effet, que l'empereur Napoléon fût devenu tout à coup un général assez novice pour camper pendant quinze jours si près de l'ennemi sans avoir pris ses précautions. On lui supposait plus de 200 mille hommes sous la main, ce qui était exagéré; mais il suffisait qu'il en eût 100 mille seulement, à portée les uns des autres, pour qu'avec les 140 mille hommes dont on disposait, et dont on pouvait tout au plus faire concourir 80 sur un même point, on fût arrêté court, et, vingt-quatre heures après une attaque imprudente, enveloppé, entraîné, Dieu sait à quelles conséquences. Mais il est rare que les hommes conservent leur raison en présence d'une idée dominante. Avant cette guerre, le penchant à l'imitation avait dirigé tous les esprits vers une retraite semblable à celle de lord Wellington en Portugal; depuis le commencement des hostilités, la passion nationale avait tourné les mêmes esprits à la fureur de combattre. Le projet d'une attaque sur les cantonnements français l'emporte dans le conseil de guerre. Barclay de Tolly céda, et il fut convenu qu'on attaquerait le 7 août, en trois colonnes; que deux de ces colonnes, composées des troupes de la première armée, s'avanceraient par la haute Kasplia sur Inkowo, contre les cantonnements de Murat, point milieu de la ligne des Français qu'on estimait le plus faible, et que la troisième colonne, composée de la seconde armée sous le prince Bagration, s'avancerait de Smolensk sur Nadwa, pour seconder l'effort des deux autres. (Voir la carte no 55.)
Le 7 août les colonnes russes se mettent en mouvement. Le 7 en effet on se mit en marche conformément au plan adopté. Le 8 une forte avant-garde de troupes à cheval, formée par les Cosaques de Platow et par la cavalerie du comte Pahlen, s'approcha d'Inkowo, où le général Sébastiani était cantonné avec la cavalerie légère de Montbrun, et un bataillon du 24e léger appartenant au maréchal Ney. Le général Barclay de Tolly avait voulu être de sa personne à cette avant-garde, afin de juger par ses propres yeux de ce qui allait se passer. Le général Sébastiani, doué de sagacité politique plus que de sagacité militaire, s'était laissé approcher sans presque s'en douter, et s'était borné à mander à son chef, le général Montbrun, que ses postes étant fort resserrés depuis la veille il craignait d'avoir bientôt de la peine à vivre. Sur ce simple indice le général Montbrun était accouru, et le 8 au matin, quoique malade, il était monté à cheval, et avait vu 12 mille chevaux fondre sur les 3 mille du général Sébastiani. Le général Sébastiani se laisse surprendre, mais les cantonnements de la cavalerie, repliés sur le corps de Ney, présentent une résistance que l'ennemi désespère de vaincre. Le bataillon du 24e, conduit par un vigoureux officier, arrêta longtemps par son feu cette nuée de cavaliers, et les généraux Montbrun et Sébastiani furent obligés de les charger plus de quarante fois dans la journée. Enfin après avoir perdu 4 à 500 hommes, notamment une compagnie entière du 24e, ces deux généraux regagnèrent les cantonnements du maréchal Ney, et ils trouvèrent dans le corps de ce maréchal un appui invincible. Les Russes firent halte. Cette tentative leur prouva que si quelques postes français n'étaient pas en ce moment sur leurs gardes, la masse était impossible à entamer. Ils aperçurent même du côté de Poreczié, vis-à-vis des cantonnements du prince Eugène, une extrême vigilance, et des masses de troupes considérables, ce qui était naturel, car il y avait là beaucoup d'infanterie. Cette remarque fit croire à Barclay de Tolly que les Français avaient changé de position, qu'ils s'étaient reportés sur leur gauche, pour tourner la droite des Russes vers les sources de la Dwina, et les couper de la route de Saint-Pétersbourg. Les Russes renoncent à l'offensive, et se rejettent sur leur droite. Frappé de cette crainte, Barclay de Tolly qui marchait à contre-cœur, envoya d'une aile à l'autre un contre-ordre général, et prescrivit un mouvement rétrograde à ses deux principales colonnes, celles qui lui obéissaient directement, afin d'opérer tout de suite une forte reconnaissance sur sa droite. Bien lui en prit, car s'il se fût obstiné dans cette marche offensive, il aurait reçu en flanc le choc des 120 mille hommes venant de la Dwina, aurait été poussé sur les 55 mille qui gardaient le Dniéper, et probablement se serait vu étouffé entre les uns et les autres. Quant à Bagration, il resta sur la route en avant de Smolensk, vers Nadwa.
Ces mouvements assez obscurs de l'ennemi furent mandés le 9 août au quartier général. Il était difficile d'en pénétrer l'intention, mais Napoléon avait une telle impatience d'être aux prises avec les Russes, qu'il se réjouissait de les rencontrer, n'importe où, n'importe comment. Ayant à sa droite et un peu en avant Murat et Ney, vers Liosna, en arrière les divisions Morand, Friant et Gudin, pouvant lui-même accourir avec le prince Eugène et la garde, il était certain d'accabler les Russes, et en les poussant au Dniéper de les livrer vaincus à Davout, qui les aurait ramassés par milliers. Il prescrivit à tout le monde d'être sur ses gardes, et voulut attendre le développement des desseins de l'ennemi avant d'entreprendre sa grande manœuvre. Napoléon entreprend l'exécution du grand mouvement qu'il avait projeté. Mais le 9 et le 10 août s'étant passés sans que les Russes qui rétrogradaient lui eussent donné signe de vie, il supposa que les mouvements qui avaient attiré son attention n'avaient été que des changements de cantonnements, et il mit l'armée en marche. Le temps ayant été affreux le 10, on ne marcha que les 11 et 12[10]. Les corps de Murat, de Ney et d'Eugène, les trois divisions Morand, Friant, Gudin, enfin la garde, s'ébranlèrent, chacun de leur côté, dès le 11 au matin, précédés par le général Éblé avec l'équipage de pont. Murat et Ney défilèrent derrière les bois et les marécages qui s'étendaient de Liosna à Lioubawiczi, et vinrent aboutir au bord du Dniéper en face de Liady. Là on travaillait à jeter deux ponts qui devaient être praticables le 13. Tous les corps de l'armée, après avoir défilé derrière le rideau des bois et des marécages, passent le Dniéper entre Rassasna et Liady. Le prince Eugène suivit Murat et Ney à la distance d'une journée par Sourage, Janowiczi, Liosna, Lioubawiczi. Les divisions Morand, Friant, Gudin, se rendirent par Babinowiczi à Rassasna, où elles franchirent le Dniéper sur quatre ponts jetés à l'avance. La garde les avait suivies. Toute l'armée le 13 au soir, et dans la nuit du 13 au 14, passa le Dniéper, et le lendemain 14 au matin 175 mille hommes se trouvèrent rassemblés au delà de ce fleuve, le cœur plein d'espérance, ayant Napoléon à leur tête, et croyant marcher à des triomphes prochains et décisifs. Jamais on n'avait vu tant d'hommes, de chevaux, de canons, véritablement réunis sur un même point, car lorsque les historiens parlent de cent mille hommes, ce qui du reste est rare, il faut bien se garder d'entendre cent mille hommes réellement présents au drapeau, mais cent mille supposés présents, ce qui signifie quelquefois la moitié. Aspect magnifique de la grande armée. Ici les 175 mille hommes mentionnés, résidu de 420 mille, y étaient tous. L'affluence d'hommes, d'animaux, de voitures de guerre était extraordinaire. C'était au premier aspect une sorte de confusion, qui bientôt laissait apercevoir l'ordre qu'une volonté supérieure savait y faire régner. Le soleil avait ressuyé les chemins, et on marchait à travers d'immenses plaines, couvertes de belles moissons, sur une large route bordée de quatre rangs de bouleaux, sous un ciel étincelant de lumière, mais moins chaud que les jours précédents. On remontait la rive gauche du Dniéper qu'on venait de passer, et dont les eaux peu abondantes dans cette partie de son cours, coulant lentement dans un lit sinueux et profondément encaissé, répondaient médiocrement à l'idée que l'armée s'en était faite d'après le nom antique de Borysthène: c'est qu'on était à la source de ce fleuve, et que les fleuves comme les hommes sont humbles au début de leur carrière. Ce vaste mouvement d'armée, l'un des plus beaux qu'on ait jamais exécutés, s'était opéré dans les journées des 11, 12, 13 août, sans que les Russes en eussent rien aperçu. Ils étaient encore occupés à tâtonner, à nous chercher sur leur droite, tandis que nous venions de tourner leur gauche, et n'osaient déjà plus s'avancer, malgré leur plan d'attaque contre nos cantonnements soi-disant dispersés.
Marche sur Smolensk. Le 14 au matin, Murat avec la cavalerie des généraux Nansouty et Montbrun, précédée par celle du général Grouchy, marchait sur Krasnoé. Ney le suivait avec son infanterie légère. Tout jusqu'ici se passait comme on le désirait. Napoléon avait ordonné de se porter en avant, et de remonter le Dniéper dans la direction de Smolensk.
Combat de Krasnoé le 14 août. Un peu avant Krasnoé, on découvrit l'ennemi pour la première fois. Les troupes qu'on aperçut étaient celles de la division Névéroffskoi, forte de 5 à 6 mille hommes d'infanterie, de 1500 de cavalerie, et placée par le prince Bagration en observation à Krasnoé, pour couvrir Smolensk contre les tentatives possibles du maréchal Davout. Jetée seule sur la gauche du Dniéper, tandis que Bagration et toute l'armée russe étaient sur la droite, elle courait un grave danger. La cavalerie légère de Bordessoulle marchant avec celle de Grouchy, se précipita sur l'ennemi, et le refoula dans Krasnoé. Ney avec quelques compagnies du 24e léger, entra dans Krasnoé, en chassa les Russes à la baïonnette, et bientôt se fit voir au delà. Mais au delà existait un ravin, et sur ce ravin un pont rompu. Il fallait rétablir le pont, et en attendant l'artillerie se trouvait arrêtée. La cavalerie tournant à gauche descendit le long du ravin, trouva un passage fangeux qu'elle parvint à franchir, et courut à la poursuite des Russes. Le général Névéroffskoi avait formé son infanterie en un carré compact, avec lequel il suivait la large route bordée de bouleaux qui menait à Smolensk, et tirait parti le mieux qu'il pouvait de l'obstacle que ces arbres présentaient aux attaques de notre cavalerie. Profitant de ce que nous n'avions pas d'artillerie, il faisait à chaque halte feu de toute la sienne, et couvrait nos cavaliers de mitraille. Mais chaque fois que le terrain arrêtait ce gros carré russe, et le forçait à se désunir pour défiler, nos escadrons profitaient à leur tour de l'occasion, le chargeaient, y pénétraient, lui prenaient des hommes et du canon, sans réussir toutefois à le disperser, car il se reformait aussitôt l'obstacle franchi. Caractère et résultat du combat de Krasnoé. Ces fantassins pelotonnés ainsi les uns contre les autres, défendant leurs drapeaux et leur artillerie, et sans cesse assaillis par une nuée de cavaliers, se retirèrent jusqu'au bourg de Korytnia, après nous avoir mis hors de combat 4 ou 500 cavaliers morts ou blessés, mais laissant en nos mains 8 bouches à feu, 7 à 800 morts, et un millier de prisonniers. Si nous avions eu notre artillerie et notre infanterie, ils eussent certainement succombé jusqu'au dernier.
Notre avant-garde s'arrêta en avant de Korytnia, le gros de l'armée n'ayant pas dépassé Krasnoé.
Le lendemain on ne fit qu'une étape fort courte, afin de se remettre ensemble. Le maréchal Davout avait rendu à la garde la division polonaise Claparède, à Nansouty les cuirassiers Valence, et avait repris ses trois divisions d'infanterie Morand, Friant, Gudin, fort heureuses de se retrouver sous leur ancien chef. Les Polonais que commandait Poniatowski, les Westphaliens que Napoléon avait confiés au général Junot, étaient rentrés sous les ordres directs du quartier général, et se tenaient à la hauteur de l'armée, vers son extrême droite. La cavalerie de Grouchy, en attendant que le prince Eugène, qui avait le plus de chemin à faire, eût rejoint, marchait avec l'avant-garde de Murat et de Ney.
Le 15 août on célèbre en pleine marche la fête de Napoléon. Le 15 on voulut sur ces bords lointains du Dniéper célébrer la fête de Napoléon, au moins par quelques salves d'artillerie. Tous les maréchaux vinrent, entourés de leurs états-majors, lui présenter leurs hommages. Le canon retentit au même instant, et comme l'Empereur se plaignait de ce qu'on usait des munitions précieuses à la distance où l'on se trouvait, les maréchaux lui répondirent que c'était avec la poudre prise aux Russes à Krasnoé qu'ils faisaient tirer le canon des réjouissances. Il sourit à cette réponse, et accueillit volontiers les vivat de l'armée comme un signe de son ardeur guerrière. Hélas! ni lui ni ses soldats ne se doutaient des désastres affreux qui, dans ces mêmes lieux, les attendaient trois mois plus tard!
Arrivée de l'armée sous les murs de Smolensk. Le lendemain 16 août, l'avant-garde eut ordre de marcher sur Smolensk, où l'on espérait entrer par surprise, car n'ayant rencontré que la division Névéroffskoi, dont un tiers était pris ou détruit, on supposait que cette ville devait être peu gardée, et par conséquent destinée à nous appartenir en quelques heures. Dans ce pays rapproché des pôles, et dans cette saison, il faisait grand jour avant trois heures du matin. La cavalerie de Grouchy se porta en avant avec l'infanterie de Ney. Arrivée sur les coteaux qui dominent Smolensk, d'où l'on plonge sur la ville bâtie au bord du Dniéper, elle put juger que l'espérance de la surprendre était peu fondée. On découvrit en effet au delà du Dniéper une troupe nombreuse qui entrait dans les murs de Smolensk. C'était le 7e corps, celui de Raéffskoi, que Bagration, commençant à s'apercevoir de notre mouvement, y avait dirigé en toute hâte. Lui-même, s'avançant à marches forcées par la rive droite du Dniéper, dont nous remontions la rive gauche, courait au secours de l'antique cité de Smolensk, place frontière de la Moscovie, qui était chère aux Russes, et que pendant plusieurs siècles ils avaient violemment disputée aux Polonais.
Ney tombé dans une embuscade de Cosaques est sauvé par sa cavalerie légère. À peine Ney s'était-il approché d'un ravin qui le séparait de la ville, qu'il fut assailli par plusieurs centaines de Cosaques embusqués, reçut une balle dans le collet de son habit, et ne fut dégagé qu'avec beaucoup de difficulté par la cavalerie légère du 3e corps. Ayant aperçu à sa gauche qu'une partie de l'enceinte de Smolensk était fermée par une citadelle pentagonale en terre (voir la carte no 57), il essaya de l'enlever avec le 46e de ligne. Mais ce régiment, accueilli par une grêle de balles, perdit 3 ou 400 hommes, et fut obligé de se retirer. Inutile tentative sur la citadelle de Smolensk. Ney, ignorant à quel point la ville était abordable de ce côté, et ne voulant pas d'ailleurs risquer une échauffourée avant d'être rejoint par Napoléon, s'arrêta pour l'attendre. Peu à peu le reste du 3e corps arriva, et se rangea en ligne sur les hauteurs d'où l'on découvrait Smolensk au-dessous de soi. Ney s'établit à gauche et près du Dniéper avec son infanterie, pendant que la cavalerie de Grouchy débouchait sur la droite, et se portait à la rencontre d'un gros corps de cavalerie russe. Ce corps ayant fait mine de nous charger, le 7e de dragons se précipita sur lui au galop, l'aborda vigoureusement, et le refoula sur la ville. Murat, toujours au milieu de ses cavaliers, battit lui-même des mains en voyant cette charge du 7e de dragons. L'artillerie attelée de Grouchy étant accourue sous un officier aussi hardi qu'habile, le colonel Griois, couvrit d'obus les escadrons russes, et les obligea de rentrer dans les faubourgs de Smolensk.
On employa ainsi le temps jusqu'à l'arrivée de l'Empereur et de l'armée. Napoléon survint vers le milieu du jour, et Ney se hâta de lui montrer le pourtour de la place qu'il avait déjà reconnu.
Description de Smolensk. Smolensk, comme nous venons de le dire, est sur le Dniéper, au pied de deux rangées de coteaux qui resserrent le cours du fleuve (voir la carte no 57). La vieille ville, de beaucoup la plus importante, est sur la rive gauche, par laquelle nous arrivions; la ville nouvelle, dite faubourg de Saint-Pétersbourg, est située sur la rive droite, par laquelle arrivaient les Russes. Un pont les réunit. La vieille ville est entourée d'un ancien mur en briques, épais de quinze pieds à sa base, haut de vingt-cinq, et de distance en distance flanqué de grosses tours. Un fossé avec chemin couvert et glacis, le tout mal tracé, précédait et protégeait alors ce mur, très-antérieur à la science de la fortification moderne. En avant et autour de la ville on apercevait de grands faubourgs, l'un dit de Krasnoé, sur la route de Krasnoé, touchant au Dniéper; l'autre au centre, dit de Micislaw, du nom de la route qui vient y aboutir; un troisième plus au centre, dit de Roslawl, par le même motif; un quatrième à droite, dit de Nikolskoié; un cinquième et dernier, dit de Raczenska, formant l'extrémité du demi-cercle et allant s'appuyer au Dniéper. Des hauteurs sur lesquelles l'armée était venue successivement se ranger, on découvrait la vieille ville, son enceinte flanquée de tours, ses rues tortueuses et inclinées vers le fleuve, une belle et antique cathédrale byzantine, le pont qui joignait les deux rives du Dniéper, au delà enfin la nouvelle ville s'élevant sur les coteaux vis-à-vis. Arrivée de Bagration et de Barclay de Tolly sous les murs de Smolensk. On voyait arriver par la rive droite du Dniéper des troupes nombreuses, dont la marche rapide annonçait que les soldats russes accouraient en masse pour défendre une cité qui leur était presque aussi chère que Moscou. Napoléon, s'il n'avait plus l'espoir de surprendre Smolensk, et de déborder facilement Barclay de Tolly, s'en dédommageait par l'espérance de voir l'armée russe déboucher tout entière pour livrer bataille. Napoléon dédommagé de ne pouvoir surprendre Smolensk, par l'espérance d'une grande bataille. Une grande victoire gagnée sous les murs de cette ville, suivie des conséquences qu'il savait tirer de toutes ses victoires, lui suffisait. Il avait appris par une profonde expérience qu'à la guerre ce n'est pas toujours le succès cherché qui se réalise, mais que s'il y en a un, et qu'il soit grand, peu importe que ce ne soit pas celui qu'on a prévu et désiré.
En effet, le prince Bagration remontait en toute hâte la rive droite du Dniéper, par un mouvement parallèle au nôtre, et Barclay, venant de son côté par la route transversale qui mène de la Dwina au Dniéper, commençait à paraître sur les hauteurs opposées à celles que nous occupions. L'un et l'autre avertis des desseins de Napoléon, et revenus de leur projet d'offensive, se portaient avec empressement à la défense de l'antique cité russe, et, bien que ce fût une grande imprudence que de combattre dans cette position, livrer Smolensk sans la disputer était une honte qu'ils ne pouvaient supporter, quel que dût être le résultat. Distribution des rôles entre Bagration et Barclay de Tolly pour la défense de Smolensk. On ne discuta point, on céda à un mouvement involontaire, et on se distribua sur-le-champ les rôles sans aucune contestation[11]. Il y en avait deux à remplir, tous deux fort importants. Le premier, le plus indiqué, était celui de défendre Smolensk. Mais si, tandis qu'on se battait pour Smolensk, Napoléon ne faisant qu'une attaque simulée, passait le Dniéper au-dessus, ce qui était possible, le fleuve dans cette saison et en cet endroit étant guéable, on pouvait être tourné, coupé à la fois de Moscou et de Saint-Pétersbourg, et exposé à un vrai désastre, celui même dont on était menacé sans qu'on s'en doutât, depuis le début de la campagne. Il fut donc convenu que le prince Bagration avec la seconde armée irait prendre position au-dessus de Smolensk, sur le bord du Dniéper, pour en surveiller les gués, tandis que Barclay de Tolly disputerait la ville elle-même aux Français. Cette distribution des rôles était la plus naturelle, car il était plus facile au prince Bagration, arrivé le premier, et ayant de l'avance sur le reste de l'armée russe, de se porter au-dessus de Smolensk. Il partit immédiatement, et alla se poster avec 40 mille hommes derrière la petite rivière de la Kolodnia, affluent du Dniéper. Troupes chargées de défendre Smolensk. Le général Raéffskoi, qui avec le 4e corps avait gardé Smolensk pendant la journée du 15 et la matinée du 16, dut l'évacuer et y être remplacé par les troupes de Barclay de Tolly. Celui-ci confia la défense de Smolensk au 6e corps, commandé par l'un des officiers les plus solides de l'armée russe, le général Doctoroff. Il lui adjoignit la division Konownitsyn, les débris de la division Névéroffskoi, celle qui avait combattu à Krasnoé, et rangea le reste de son armée de l'autre côté du Dniéper, dans la nouvelle ville, et sur les coteaux au-dessus. Les Français au nombre de 140 mille hommes[12] occupant en amphithéâtre les hauteurs de la rive gauche du Dniéper, les Russes occupant au nombre de 130 mille celles de la rive droite, présentaient les uns pour les autres le spectacle le plus saisissant et le plus extraordinaire!
Tout ce que Napoléon, avec son regard si exercé, parvint à discerner dans ce qui se passait devant lui, c'est que l'armée russe accourait tout entière pour défendre une ville qui lui tenait fort à cœur.
Les Russes s'arrêtant enfin, Napoléon ne pouvait ni reculer, ni tâtonner devant eux, et leur laisser l'avantage de lui avoir disputé un point tel que Smolensk. Nécessité pour Napoléon de ne pas tâtonner devant Smolensk, et d'enlever cette ville de vive force. Il aurait pu sans doute remonter le Dniéper, peut-être le traverser à gué au-dessus de Smolensk, et exécuter un peu plus haut sa grande manœuvre. Mais d'une part il n'avait pas eu le temps de reconnaître le fleuve, et de s'assurer si le passage en était facile, de l'autre il devait hésiter à tenter en présence de l'ennemi une telle opération, surtout en laissant aux Russes le pont de Smolensk, par lequel ils étaient maîtres de déboucher à tout instant, et de lui couper à lui-même sa ligne de communication. Enlever Smolensk sous leurs yeux par un acte de vigueur, était donc la seule opération conforme à sa situation, conforme à son caractère, et capable de lui conserver l'ascendant des armes, dont il avait plus que jamais besoin.
Distribution des corps français autour de Smolensk. Napoléon rangea immédiatement ses troupes en ligne. À gauche contre le Dniéper, vis-à-vis du faubourg de Krasnoé, il plaça les trois divisions de Ney; au centre, vis-à-vis des faubourgs de Micislaw et de Roslawl, les cinq divisions de Davout; à droite, devant les faubourgs de Nikolskoié et de Raczenska, les Polonais de Poniatowski, impatients d'attaquer la ville tant disputée aux Russes par leurs aïeux; à l'extrême droite enfin, sur un plateau le long du Dniéper, la masse de la cavalerie française. En arrière et au centre de ce vaste demi-cercle, il établit la garde impériale, et sur les hauteurs, dans les emplacements les mieux choisis, sa formidable artillerie, qui allait couvrir de feux plongeants la malheureuse cité russe!
Le corps du prince Eugène était encore à trois ou quatre lieues en arrière, à Korytnia, le long du Dniéper. Junot, chargé de venir avec les Westphaliens appuyer les Polonais, s'était trompé de route. Mais les 40 mille hommes auxquels s'élevaient ces deux détachements de l'armée n'étaient pas nécessaires pour accabler l'ennemi. Toute la seconde moitié de la journée du 16 fut ainsi employée par les Français et les Russes à s'asseoir dans leurs positions, sans engagement sérieux de part ni d'autre, sauf, du côté des Français, un feu d'artillerie continuel qui causait dans la ville de grands ravages, et y tuait beaucoup d'hommes à cause de l'entassement des troupes.
Reconnaissance faite par Napoléon le 17 au matin. Le lendemain matin 17, Napoléon, montant à cheval de très-bonne heure, voulut observer ce que faisait l'ennemi, et, entouré de ses lieutenants, parcourut le demi-cercle des hauteurs sur lesquelles il avait campé. On voyait distinctement les 30 mille hommes de Doctoroff, de Konownitsyn et de Névéroffskoi prendre leurs positions dans la ville et les faubourgs, tandis que le reste des deux armées russes demeurait immobile sur les hauteurs. Au nombre des suppositions que Napoléon avait regardées comme admissibles, mais comme peu vraisemblables, était celle que les Russes, maîtres de Smolensk, pouvant à volonté passer et repasser le Dniéper à l'abri de fortes murailles, viendraient lui offrir la bataille pour sauver une ville à laquelle ils attachaient un grand prix. Il y avait en effet à côté de Smolensk, vers notre droite, un plateau bien situé, entouré d'un ravin, et sur lequel Napoléon se préparait à déployer sa cavalerie. Il n'eût pas été impossible que cet emplacement tentât les Russes, et même pour les y attirer Napoléon avait eu le soin de ne pas l'occuper encore, et de tenir sa cavalerie en arrière. Rien ne lui aurait plus convenu assurément qu'une pareille faute de la part des Russes. Mais venir livrer une bataille au delà du Dniéper, en l'ayant ainsi à dos s'ils étaient battus, eût été de leur part une bévue telle, qu'on ne devait guère l'espérer. D'ailleurs ils ne songeaient pas en ce moment à livrer bataille, mais à verser du sang pour Smolensk, et ce sacrifice à la passion nationale était tout ce qu'on pouvait attendre d'eux.
Napoléon, avant d'attaquer, attend quelques heures, pour voir si les Russes ne songeraient pas à déboucher de Smolensk et à livrer bataille. Napoléon cependant laissa s'écouler deux ou trois heures avant de prendre un parti, afin d'épuiser jusqu'à la dernière les chances d'une action générale. Autour de lui, il s'élevait plus d'une réflexion sur la difficulté d'enlever Smolensk d'assaut, contre trente mille Russes qui venaient de s'y enfermer. Il les écoutait sans y répondre. Comme aucune des idées qu'une situation militaire pouvait faire naître ne manquait de surgir dans son esprit, il entrevit la possibilité de franchir le Dniéper au-dessus de Smolensk, et de déboucher à l'improviste sur la gauche des Russes, ce qui l'aurait replacé dans la pleine exécution de sa grande manœuvre. Mais pour tenter sans imprudence une telle opération, il aurait fallu qu'elle pût s'opérer avec une extrême célérité, c'est-à-dire que le fleuve fût guéable, que ses soldats pussent le franchir en y entrant jusqu'à la poitrine, et que, passant le Dniéper comme jadis le Tagliamento devant l'archiduc Charles, ils vinssent déborder rapidement la gauche des Russes, et les prendre à revers. Il était en effet indispensable qu'une telle opération s'accomplît en quelques instants, car si on était réduit à jeter des ponts en présence de l'ennemi, les Russes viendraient infailliblement se placer en masse sur le point de passage, et opposer des obstacles presque insurmontables à l'établissement des ponts, ou bien ils déboucheraient par Smolensk sur notre flanc et nos derrières, pour couper notre ligne de communication, ou bien enfin ils décamperaient et nous échapperaient de nouveau, en nous laissant, il est vrai, Smolensk, mais en nous dérobant encore l'occasion de combattre. Recherche d'un gué au-dessus de Smolensk, afin de passer le Dniéper sur la gauche des Russes. Tout dépendait donc d'une question: le fleuve était-il guéable au-dessus de Smolensk, et très-près de notre position actuelle? car remonter beaucoup plus haut, et laisser le débouché de Smolensk ouvert sur nos derrières, était une imprudence inadmissible. Ruminant toutes ces considérations dans son esprit, Napoléon envoya un détachement de cavalerie au bord du fleuve, avec mission de chercher un gué. Le fleuve en cet endroit paraissait en effet peu profond. Soit que la reconnaissance fût mal exécutée, soit qu'elle ne fût pas poussée assez haut, nulle part on ne trouva de gué praticable. On restait ainsi avec un cours d'eau lent mais non guéable devant soi, et avec toute l'armée de Bagration rangée en bataille sur l'autre rive. Jeter des ponts en présence d'un ennemi ainsi préparé, était sinon impraticable, du moins très-téméraire, et il ne restait qu'une opération possible, celle de s'emparer de Smolensk par un coup de vigueur[13]. Napoléon ne s'arrêta donc point devant quelques objections élevées autour de lui, et résolut d'emporter Smolensk d'assaut. N'ayant trouvé aucun gué, et les Russes ne débouchant pas de Smolensk, Napoléon ordonne l'attaque de cette ville. Être venu si loin pour tâtonner en présence des Russes, pour ménager les hommes dans le combat, quand on les ménageait si peu dans la marche, pour hésiter à en perdre dix mille dans une journée qui pourrait être du plus grand effet moral, lorsqu'en trois ou quatre jours de route on en perdait le double sans faire autre chose que se décourager, n'était pas une conduite qui pût lui convenir, ni qui fût soutenable, cette guerre une fois admise. En conséquence il donna le signal de l'attaque. Il était dix ou onze heures du matin: les Russes immobiles ne songeaient pas à passer le Dniéper; il fallait donc aller les chercher dans Smolensk, au risque de verser bien du sang, mais avec la presque certitude d'ensevelir douze ou quinze mille d'entre eux sous les ruines de la vieille cité moscovite, et de produire dans l'âme de ces soldats exaltés, sinon un complet abattement, du moins une forte impression de terreur.
Le signal donné, chacun aborda les Russes conformément à la place qu'il occupait. À droite la cavalerie, d'abord contenue, fut lancée sur le plateau qu'on avait laissé vacant, et qui s'étendait jusqu'au Dniéper. Les escadrons du général Bruyère refoulèrent une brigade de dragons russes, et protégèrent l'établissement d'une batterie de soixante bouches à feu, que Napoléon avait ordonné de disposer sur le bord même du fleuve, pour foudroyer Smolensk, pour prendre d'enfilade le pont qui servait de communication entre les deux parties de la ville, et battre aussi la rive opposée où les Russes étaient en bataille. L'artillerie ennemie voulut riposter, mais elle fut bientôt réduite à se taire.
Le prince Poniatowski, les maréchaux Davout et Ney, rejettent les Russes dans les faubourgs de Smolensk. Pendant cette opération préliminaire exécutée à notre extrême droite, le prince Poniatowski, se portant entre la droite et le centre avec son infanterie, attaqua franchement les faubourgs de Raczenska et de Nikolskoié, défendus par la division Névéroffskoi, et parvint avec ses braves troupes jusqu'à la tête de ces faubourgs. Au centre, le maréchal Davout refoula les avant-postes russes dans les faubourgs de Roslawl et de Micislaw, et commença un feu d'artillerie violent contre les faubourgs et la ville, qui étaient défendus en cet endroit par les divisions Konownitsyn et Kaptsewitch. À gauche Ney, s'avançant avec deux divisions, et en laissant une troisième en réserve, fit aborder par la division Marchand la citadelle, contre laquelle le 46e avait échoué la veille. Des broussailles épaisses empêchaient de discerner la forme et la faiblesse de cette citadelle, construite en terre, non palissadée, et facile à enlever. Ney n'osa pas la brusquer par le souvenir de ce qui lui était arrivé, mais il pénétra dans le faubourg de Krasnoé, occupé par la division Likhaczeff, qu'il refoula jusqu'aux fossés de la ville.
Enlèvement des faubourgs de Micislaw et de Roslawl par une vigoureuse attaque du maréchal Davout. C'était le moment choisi pour l'attaque principale que le maréchal Davout devait exécuter contre les faubourgs de Micislaw et de Roslawl. Une grande route séparant ces deux faubourgs et descendant sur la ville, allait aboutir à la porte de Malakofskia. Le maréchal dirigea d'abord la division Morand sur cette route, pour s'en emparer, isoler en y pénétrant les deux faubourgs l'un de l'autre, et rendre plus facile l'attaque de front dont ils allaient être l'objet. Le 13e léger, conduit par le général Dalton, et appuyé par le 30e de ligne, joignit à la baïonnette les troupes ennemies qui étaient en avant de la route, les refoula avec une vigueur irrésistible, leur enleva un cimetière où elles s'étaient établies, puis, s'engageant sur la route elle-même, sous une grêle de balles parties de tous les côtés, vainquit tous les obstacles, et aux yeux de l'armée, saisie d'admiration, rejeta les Russes jusque sur l'enceinte de la ville. C'était avec la brave division Konownitsyn que les 13e et 30e régiments avaient été aux prises, et ils avaient jonché la terre de ses morts. Au même instant, et un peu sur la gauche, la division Gudin, conduite par son général et par le maréchal Davout en personne, attaqua aussi vigoureusement le grand faubourg de Micislaw, que défendait la division Kaptsewitch, la repoussa d'abord à la baïonnette jusqu'à l'entrée du faubourg, puis y pénétra à sa suite, la chassa de rue en rue, et la mena ainsi jusqu'au bord du fossé, au moment où la division Morand y arrivait de son côté par la grande route. À droite, la division Friant avait enlevé avec moins de difficulté le faubourg de Roslawl, et était parvenue comme les deux autres divisions devant l'enceinte, d'où elles auraient pu être foudroyées toutes trois si des embrasures pour l'artillerie eussent été ménagées dans la vieille muraille. Toutefois elles reçurent des tours quelques boulets et quelques obus. Mais ce furent les Russes qui eurent le plus à souffrir, car, rejetés à la pointe des baïonnettes jusque dans les fossés de Smolensk, fusillés ensuite à bout portant, ils ne trouvaient pour rentrer en ville que quelques rares issues pratiquées dans l'enceinte.
On se bat longtemps le long du fossé et de l'enceinte. Cependant les Russes, auxquels Barclay de Tolly avait envoyé comme renfort la division du prince Eugène de Wurtemberg, essayèrent de reprendre l'offensive, en exécutant de violentes sorties par les portes de Nikolskoié et de Malakofskia. Le prince Poniatowski, arrivé devant la porte de Nikolskoié, eut besoin de toute la bravoure de ses Polonais pour ramener les Russes dans l'intérieur de la ville. Il en fallut tout autant au maréchal Davout devant la porte Malakofskia. Il avait affaire à la division Konownitsyn et à la division du prince de Wurtemberg, qui l'une et l'autre revinrent à la charge avec fureur. On les refoula cependant, et on les contraignit de rentrer par la porte Malakofskia, de laquelle elles avaient tenté de déboucher. Le général Sorbier ayant sur ces entrefaites amené la réserve d'artillerie de la garde, composée de pièces de 12, on la disposa de manière à prendre soit à gauche, soit à droite, les fossés d'enfilade, ce qui obligea les Russes à se renfermer définitivement dans l'intérieur de Smolensk. Alors on dirigea contre l'enceinte tout ce qu'on avait d'artillerie. Mais les boulets s'enfonçant dans le vieux mur en briques, n'y produisaient pas grand effet. On eut recours à un autre moyen, ce fut de tirer dans la ville par-dessus les murs, et on y employa plusieurs centaines de pièces de canon. Chaque projectile ou ravageait des maisons, ou tuait en grand nombre les défenseurs accumulés dans les rues et sur les places publiques.
À la chute du jour l'enceinte intérieure sépare les combattants. Après six heures de ce terrible combat, l'obstacle de l'enceinte, que nous ne pouvions pas forcer, que les Russes n'osaient plus franchir, finit par séparer les combattants. Le maréchal Davout, au centre, prépara tout pour enlever la ville le lendemain matin, après l'avoir accablée toute la nuit de projectiles destructeurs. Napoléon lui fit dire qu'il fallait l'emporter à tout prix, et lui laissa le choix des moyens. On ne pouvait effectivement, sans produire une impression morale des plus fâcheuses, surtout après avoir perdu autant de monde, accepter le rôle de gens qui avaient été repoussés.
Résolution d'emporter l'enceinte d'assaut le lendemain matin. Le maréchal Davout, d'accord avec le général Haxo, qui était allé sous un feu épouvantable reconnaître l'enceinte, résolut de donner l'assaut sur un point qui paraissait accessible, et qui était situé vers notre droite, entre l'emplacement du 1er corps et celui du prince Poniatowski. Il y avait là une ancienne brèche, dite brèche Sigismonde, qui n'avait jamais été réparée, et qui n'était fermée que par un épaulement en terre. Le général Haxo ayant déclaré la position abordable, le maréchal Davout destina au général Friant l'honneur de mener sa division à l'assaut le lendemain matin.
Les Russes évacuent Smolensk pendant la nuit, en y mettant le feu. La nuit fut épouvantable. Les Russes, faisant enfin le sacrifice de cette cité chérie, qui venait de leur coûter tant de sang, se joignirent à nous pour la détruire, et y mirent volontairement le feu, que nous n'y avions mis qu'involontairement avec nos obus. Au milieu de l'obscurité, on vit jaillir tout à coup des torrents de flammes et de fumée. L'armée, debout sur les hauteurs, fut vivement frappée de ce spectacle extraordinaire, semblable à une éruption du Vésuve dans une belle nuit d'été[14]. On pressentit à cet aspect toute la fureur qui allait signaler la présente guerre, et sans en être épouvanté on en fut ému cependant. Notre nombreuse artillerie vint ajouter de nouvelles flammes à cet incendie, afin de rendre le séjour de Smolensk inhabitable à l'ennemi.
En effet, le sang qui avait coulé en abondance parmi les Russes avait satisfait chez eux à l'honneur, au devoir, à la piété religieuse, à tous les sentiments qui les avaient portés à combattre en cette occasion. Barclay de Tolly, après avoir sacrifié le calcul au sentiment, ramené enfin au calcul, prescrivit à Doctoroff, à Névéroffskoi, au prince Eugène de Wurtemberg, d'évacuer Smolensk pendant la nuit, ce qu'ils firent en mettant partout le feu, afin de nous livrer le cadavre calciné plutôt que le corps de cette grande ville.
À la pointe du jour, quelques soldats du maréchal Davout s'étant approchés du retranchement en terre qu'ils devaient enlever, et ne le trouvant pas défendu, le gravirent, entendirent l'accent slave de l'autre côté, se crurent d'abord tombés au milieu des Russes, mais reconnurent bientôt les Polonais, qui venaient de pénétrer par le faubourg de Raczenska, leur donnèrent la main, et coururent porter cette bonne nouvelle au maréchal. Les Français entrent dans Smolensk en flammes. Alors on pénétra en masse dans la ville qu'on s'empressa de disputer aux flammes, dans l'espérance d'en sauver une partie. Il y avait dans les faubourgs deux ou trois Russes morts pour un Français, ce qui s'explique par l'effet meurtrier de notre artillerie, et par la situation des Russes, placés longtemps à découvert entre les faubourgs et l'enceinte. Pertes des Français et des Russes. Notre perte réelle fut de 6 à 7 mille morts ou blessés, celle des Russes, d'après les évaluations les plus exactes, de 12 ou 13 mille au moins[15].
Les ravages du feu étaient considérables, les principaux magasins détruits, et les pertes, surtout en denrées coloniales, immenses. Les Russes au surplus étaient les vrais auteurs de ce dommage; mais ce qui de leur part diminuait le mérite du sacrifice, c'est que c'était l'armée et ses chefs qui dévastaient des propriétés appartenant à de pauvres marchands, et satisfaisaient ainsi leur rage aux dépens du bien d'autrui. Les habitants avaient fui pour la plupart, et ceux qui étaient restés, faute de temps ou de moyens pour s'enfuir, se trouvaient réunis dans la principale église de Smolensk, vieille basilique byzantine fort en renom parmi les Russes. Ils étaient là, femmes, vieillards et enfants, saisis de terreur, embrassant les autels et versant des larmes. Heureusement nos projectiles avaient ménagé le vénérable édifice, et nous avaient épargné le chagrin de causer d'inutiles profanations. On rassura ces infortunés, et on essaya de les ramener dans celles de leurs demeures qui n'avaient pas été consumées par l'incendie. Les rues offraient un spectacle hideux, c'était celui des morts et des blessés russes couvrant la terre. L'excellent docteur Larrey les fit ramasser presque en même temps que les blessés français, persistant dans sa bonté naturelle, et dans sa noble politique de soigner les blessés de l'ennemi, pour qu'à son tour l'ennemi soignât les nôtres. Mais la fureur nationale, excitée au plus haut point contre nous, devait rendre son calcul à peu près stérile.
Pénible impression qu'éprouve l'armée en entrant dans Smolensk. Notre armée, malgré l'enivrement du combat et du succès, éprouva en entrant dans Smolensk une pénible émotion. Autrefois, dans nos longues courses victorieuses, lorsque nous pénétrions dans des villes conquises, après un premier moment de terreur, les habitants, rassurés par la bienveillance ordinaire du soldat français, revenaient dans leurs demeures, qu'ils n'avaient pas songé à détruire, et dont ils se hâtaient de nous faire partager les ressources. Il n'y avait d'incendie que ceux que nos obus avaient involontairement allumés. Dans cette dernière campagne, surtout depuis que la frontière moscovite était franchie, nous trouvions partout la solitude et les flammes, et si quelques rares habitants restaient dans nos mains, la terreur et la haine régnaient sur leurs visages. Les juifs, si nombreux en Pologne, si serviables par avidité, si empressés à nous offrir une hospitalité dégoûtante mais utile, les juifs eux-mêmes manquaient, car il n'en existait point au delà de la frontière polonaise. En voyant ces flammes, cette solitude, ces cadavres gisants dans les rues, nos soldats commencèrent à comprendre que ce n'était point là une de ces guerres comme ils en avaient tant vu, et dans lesquelles avec des actes brillants et de l'humanité on désarmait l'ennemi. Ils sentirent que c'était une lutte plus grave. Mais le goût de l'extraordinaire les dominait et les entraînait: la vue de Napoléon les transportait toujours, et ils croyaient marcher à une expédition merveilleuse, qui surpasserait toutes celles de l'antiquité.
Napoléon parcourut à cheval les faubourgs et la ville, puis vint se placer dans une des tours qui flanquaient l'enceinte du côté du Dniéper, et de laquelle on pouvait discerner ce qui se passait au delà du fleuve. Il vit les Russes occupant l'autre rive, et tenant encore la ville nouvelle, mais s'apprêtant évidemment à l'évacuer, et ne songeant à la défendre que pendant le temps nécessaire à l'évacuation. Assurer le passage du Dniéper était donc la principale opération de cette journée. Les Russes avaient détruit le pont qui unissait l'ancienne ville et la nouvelle, pas assez toutefois pour empêcher nos hardis fantassins de franchir le fleuve en cheminant sur la tête des pilotis incomplétement brûlés. Quelques-uns avaient usé de ce moyen pour aller tirailler au delà du Dniéper, mais ils avaient été promptement repoussés ou pris. L'Empereur ordonna au général Éblé de jeter des ponts, et celui-ci se hâta d'y employer activement ses pontonniers et les troupes du maréchal Ney.
Tristes réflexions de Napoléon, dont toutes les manœuvres ont échoué dans cette campagne. Napoléon, bien que partout il eût triomphé de l'ennemi, éprouvait même au milieu de la victoire, même au sein d'une ville enlevée d'assaut, le plus triste mécompte. C'était la troisième de ses grandes manœuvres qui échouait depuis l'ouverture de cette campagne. Il avait manqué Bagration à Bobruisk, avait en vain essayé de déborder Barclay de Tolly entre Polotsk et Witebsk, et maintenant, après un mouvement des plus savants et des plus hardis pour tourner les deux armées réunies de Bagration et de Barclay, il venait d'être arrêté par Smolensk, qui, tout en succombant, lui avait fait perdre les journées du 16 et du 17 août, et allait lui faire perdre encore toute celle du 18. Dès lors l'espérance de déboucher au delà du Dniéper assez à temps pour déborder la gauche de l'ennemi, n'avait plus aucun fondement, car il fallait la journée au moins pour jeter des ponts, et dans cet intervalle les Russes devaient avoir gagné assez de terrain pour se soustraire à toutes nos manœuvres. Napoléon songea bien encore à chercher un gué au-dessus de Smolensk, et en chargea Junot, qui s'étant égaré pendant la journée du 17, s'était élevé assez haut sur notre droite. Mais rien ne pouvait faire que les Russes n'eussent pas sur nous un jour d'avance, et ne fussent pas dès lors en mesure de nous précéder sur la route de Saint-Pétersbourg, ou sur celle de Moscou. Napoléon rentra donc triste et affecté dans la demeure qu'on lui avait réservée à Smolensk, et se vengea de ses déplaisirs en blâmant beaucoup la malhabileté des généraux ennemis, qui venaient, selon lui, de sacrifier 12 mille hommes sans aucun motif raisonnable. Si, en effet, ils n'avaient pas obéi à un sentiment puissant, leur conduite eût été injustifiable; mais ils avaient cédé à un entraînement irrésistible en cherchant à nous disputer Smolensk, et, bien qu'habituellement la raison soit la vraie lumière à suivre dans la guerre comme dans la politique, il faut reconnaître que le cœur n'égare pas toujours, et les Russes, en nous retenant deux jours devant Smolensk, s'étaient sauvés, sans qu'ils s'en doutassent, de la plus dangereuse des combinaisons de leur redoutable adversaire. Quoique ayant perdu Smolensk et des milliers d'hommes, ils étaient moins confondus par l'événement que Napoléon lui-même.
Fallait-il attribuer aux fautes de Napoléon, ou à la difficulté même de cette guerre, l'insuccès des manœuvres qu'il avait imaginées? Des juges sévères, devenus après la chute de Napoléon aussi rigoureux pour lui que la fortune, lui ont attribué l'insuccès de ses combinaisons, aussi profondément conçues cependant que toutes celles qui ont immortalisé son génie. Ils lui ont adressé des reproches, dont les faits ci-dessus rapportés peuvent montrer le plus ou moins de fondement. Dans le projet d'envelopper le prince Bagration, ou de l'isoler au moins pour le reste de la campagne, on a vu en effet que Napoléon n'avait pas assez exactement apprécié les difficultés que le pays et les distances opposeraient à la jonction du roi Jérôme avec le maréchal Davout, qu'il avait trop maltraité son jeune frère, et mis trop peu de troupes à la disposition du maréchal. On pouvait donc lui imputer une part de ce premier insuccès. Dans le projet de défiler devant le camp de Drissa, de passer ensuite brusquement la Dwina entre Polotsk et Witebsk, pour déborder Barclay de Tolly et le prendre à revers, l'exécution avait répondu à la conception, et on ne pouvait lui reprocher qu'une chose, c'était d'avoir lui-même, à force de guerres, appris la guerre à ses ennemis, lesquels s'étant aperçus à temps du danger qui les menaçait, s'en étaient tirés en faisant violence à leur maître. Enfin, dans le dernier projet, on a blâmé Napoléon d'avoir poussé trop loin son mouvement tournant, de l'avoir poussé jusqu'à franchir le Dniéper pour venir repasser ce fleuve à Smolensk; on a dit qu'il aurait dû s'arrêter avant d'arriver au Dniéper, remonter ce fleuve par la rive droite au lieu de le remonter par la rive gauche, et tourner les Russes par Nadwa. (Voir la carte no 55.) Mais les faits montrent qu'il avait pesé toutes ces chances, de concert avec le maréchal Davout, et que c'est après de mûres réflexions qu'il avait résolu de cheminer par la rive gauche, que les Russes n'occupaient pas, ce qui lui offrait pour les tourner un trajet plus prompt et plus sûr, quoique plus long. Il ressort en effet des événements que s'il eût suivi l'avis contraire, il eût trouvé à Nadwa Bagration se battant avec désespoir, que probablement il eût attiré les Russes en masse sur leur gauche, et couru le risque de se faire acculer lui-même au Dniéper. Les faits le justifient donc ici complétement. D'autres juges encore ont dit qu'au lieu de chercher à tourner les Russes par leur gauche, il aurait dû songer à les tourner par leur droite, c'est-à-dire par Witebsk et Sourage; qu'il aurait dû par conséquent remonter la Dwina, puis se rabattre sur les Russes par leur droite, et les acculer au Dniéper. Mais la carte prouve que son calcul était bien préférable à celui de ses censeurs, car en rejetant les Russes sur le Dniéper, il les eût rejetés sur le pont de Smolensk, qu'ils auraient passé sans difficulté, après quoi ils auraient regagné librement l'intérieur de l'empire par les provinces méridionales, qui étaient les plus fertiles, et offraient le champ le plus vaste à une retraite continue. En les tournant par leur gauche au contraire, en les rejetant sur la Dwina, il les rejetait dans un angle formé par la Dwina et la mer, et pouvait ainsi les y enfermer complétement. (Voir la carte no 54.) Il suffisait pour cela qu'il eût acquis sur eux une ou deux journées d'avance en les débordant. C'est là le motif profond pour lequel il avait toujours tendu à déborder par leur gauche, et non par leur droite, les Russes campés sur la Dwina. Évidemment ce qui l'avait fait échouer ici, c'était l'éveil dans lequel il les avait trouvés, c'était l'énergie qu'ils avaient déployée à Smolensk, et ce n'est pas son génie militaire qu'on surprend en faute, c'est ce que nous appelons sa politique, sa politique qui l'avait conduit à braver les lieux, quels qu'ils fussent, et à pousser les hommes au désespoir à force de les vouloir dominer. Or les lieux méconnus, les hommes poussés au désespoir, qu'est-ce, sinon la nature des choses résistant invinciblement à qui prétend lui faire violence?
Tandis que Napoléon rentrait dans l'intérieur de Smolensk pour donner des soins à son armée, tandis que nos pontonniers malgré un feu très-vif de tirailleurs, s'empressaient de jeter des ponts, les généraux russes s'occupaient d'assurer leur retraite. Ils avaient besoin de se hâter, car la route de Moscou, longeant pendant l'espace de quelques lieues la rive droite du Dniéper (voir la carte no 57), était exposée à toutes les tentatives des Français, qui pouvaient bien finir par découvrir les gués du fleuve, et par le passer pour leur barrer le chemin. Mais s'il faut peu de temps pour se décider quand on agit dans le sens de la passion générale, il en faut davantage quand on agit en sens contraire. Marche des colonnes russes au sortir de Smolensk. Barclay de Tolly, qui à chaque pas rétrograde blessait les passions de son armée, ne prit que le 18 au soir, lorsque nos ponts étaient achevés, le parti de livrer définitivement la ville nouvelle aux Français. Il ordonna donc au prince Bagration de se porter en avant pour s'emparer des points les plus importants de la route de Moscou, que les Français devaient être tentés d'intercepter, et il fit ses dispositions pour le suivre avec l'armée principale. Cette route de Moscou s'avance droit à l'est, lorsqu'on a franchi l'ouverture de vingt lieues dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui existe entre les sources de la Dwina et celles du Dniéper; elle rencontre ainsi deux fois les sinuosités du Dniéper, une première fois à Solowiewo, à une forte journée de Smolensk, et une seconde fois à Dorogobouge, qui en est à deux journées. (Voir la carte no 55.) À Solowiewo la route de Moscou passait de la rive droite du Dniéper occupée par les Russes, sur la rive gauche occupée par les Français. L'armée en retraite pouvait donc y être arrêtée. À Dorogobouge la route rencontrait le Dniéper une dernière fois, et on y trouvait derrière l'Ouja, petite rivière qui se jette dans le Dniéper, une position où il y avait aussi quelque utilité à nous prévenir. Le général Barclay de Tolly prescrivit au prince Bagration de se porter tout de suite sur Dorogobouge, et résolut de se rendre lui-même à Solowiewo, en partant le 18 au soir, et en marchant toute la nuit afin d'y arriver à temps. Mais cette retraite, facile pour le prince Bagration qui avait beaucoup d'avance, ne l'était pas pour le général Barclay de Tolly, qui était encore à Smolensk, et ne devait en sortir qu'au dernier moment. Leur long détour pour éviter la rencontre des Français. De plus la route de Moscou, pendant deux lieues environ, longeait le Dniéper de si près, qu'elle était exposée à une subite irruption des Français. Le général Barclay de Tolly conçut la pensée d'éviter ce danger en prenant des chemins de traverse qui le mettraient hors d'atteinte, et le ramèneraient sur la grande route à une distance de trois ou quatre lieues, vers un endroit appelé Loubino. En conséquence il divisa en deux colonnes l'armée qui était sous ses ordres directs. L'une, composée des 5e et 6e corps, sous le général Doctoroff, des 2e et 3e corps de cavalerie, de toute la réserve d'artillerie et des bagages, dut faire le détour le plus long, et passer par Zykolino, pour aboutir à Solowiewo. La seconde, composée des 2e, 3e et 4e corps, et du 1er de cavalerie, conduite par le lieutenant général Touczkoff, devait faire un détour moins long, et passer par Krakhotkino et Gorbounowo, pour tomber sur Loubino. (Voir les cartes nos 55 et 57.) Cependant le général Barclay de Tolly, qui n'avait envoyé sur la route directe que quatre régiments de Cosaques sous le général Karpof, craignit que ce ne fût pas assez pour occuper le point de Loubino, par lequel le chemin de traverse rejoignait la grande route, et il dépêcha le général-major Touczkoff III, frère de celui qui commandait la seconde colonne, avec trois autres régiments de Cosaques, les hussards d'Élisabethgrad, le régiment de Revel, et les 20e et 21e de chasseurs. C'étaient environ 5 ou 6 mille hommes de toutes armes, chargés de s'emparer à l'avance du débouché par lequel la seconde colonne, la plus exposée des deux, devait regagner la grande route. Il fit partir ces dernières troupes par la voie directe et de très-bonne heure, et bien lui en prit, comme on va le voir. Ces dispositions adoptées, il mit toute son armée en mouvement pendant la nuit du 18 au 19, et laissa devant Smolensk une arrière-garde sous le général Korff.
Les Français ayant réussi à franchir le Dniéper se mettent à la poursuite des Russes. Vers la fin de la journée du 18, les Français avaient fort avancé l'établissement de leurs ponts, et ils commencèrent à se transporter au delà du Dniéper dans la nuit du 18 au 19. Le 19 au matin, Ney passa le fleuve avec son corps pour se mettre à la poursuite de l'ennemi, et Davout en fit autant avec le sien. On batailla contre l'arrière-garde du général Korff, et on la repoussa vivement. Arrivé sur les hauteurs de la rive droite on avait deux routes devant soi: l'une s'élevant droit au nord, conduisait par Poreczié et la Dwina dans la direction de Saint-Pétersbourg, l'autre au contraire allant à l'est, et longeant le Dniéper, conduisait par Solowiewo et Dorogobouge dans la direction de Moscou. (Voir la carte no 55.) On voyait sur l'une et l'autre des arrière-gardes ennemies, ce qui était naturel, car le gros de l'armée de Barclay de Tolly destiné à prendre les chemins de traverse, devait suivre un moment la route de Saint-Pétersbourg, et le détachement du général Karpof, au contraire, envoyé par la voie la plus courte pour s'emparer du débouché de Loubino, devait suivre tout simplement la route de Moscou. Ney incertain, courut au détachement le plus rapproché de lui, lequel marchait sur la route de Saint-Pétersbourg, l'assaillit, et le rejeta assez loin. C'était à un lieu dit Gédéonowo[16]. Le général Barclay de Tolly effrayé de voir les Français si près de lui, et en mesure d'intercepter les chemins de traverse réservés aux deux colonnes de son armée, accourut aussitôt, et ordonna au prince Eugène de Wurtemberg de conserver ce point à tout prix, pour donner à ce qui était encore en arrière le temps de défiler. On combattit en cet endroit avec beaucoup d'opiniâtreté de la part des Russes, qui regardaient leur salut comme attaché à la conservation du poste disputé, avec beaucoup moins d'insistance de la part des Français, qui n'avaient aucun but déterminé, et cherchaient uniquement à s'éclairer par de nombreuses reconnaissances sur la direction adoptée par l'ennemi. Les Russes restèrent donc maîtres de Gédéonowo.
Après quelques hésitations, Napoléon dirige la poursuite sur la route de Moscou. La matinée s'écoulait ainsi, lorsque Napoléon survint, et regardant tantôt au nord, tantôt à l'est, reconnut par le mouvement général des troupes russes, que la retraite devait s'opérer dans la direction de Moscou. Il détourna donc le maréchal Ney qui s'acharnait à batailler sur la route de Saint-Pétersbourg, et le reporta sur la route de Moscou, en lui affirmant que s'il marchait vite, il recueillerait avant la fin du jour quelque brillant trophée. Il le fit suivre sur cette même route de Moscou par une partie des troupes du maréchal Davout, afin de l'appuyer au besoin, mais il laissa l'autre sur la route de Saint-Pétersbourg, afin de s'éclairer dans tous les sens, et rentra dans Smolensk, où l'appelaient mille soins divers. Il attendait pour prendre un parti définitif le résultat des reconnaissances que ses lieutenants allaient exécuter.
Rencontre du maréchal Ney avec la seconde colonne de Barclay de Tolly à Valoutina. Le maréchal Ney, avec ses trois divisions, suivit le détachement russe chargé d'occuper le débouché de Loubino, et commandé, avons-nous dit, par le général-major Touczkoff III. Il l'atteignit sur le plateau de Valoutina, où, d'après les traditions du pays, les Polonais et les Russes s'étaient souvent combattus. Les Russes, appréciant l'importance de la mission qui leur était confiée, résistèrent vaillamment, mais furent rejetés de ce plateau dans une petite vallée située sur le revers, la traversèrent de leur mieux, gravirent un autre plateau qu'ils rencontrèrent sur leur chemin, s'y défendirent avec la même vigueur, furent culbutés de nouveau, et firent leur retraite vers un dernier poste qu'ils résolurent de conserver à tout prix. Au delà en effet se trouvait le débouché de Loubino, et s'ils faisaient un pas rétrograde de plus, ce débouché par lequel la seconde colonne de Barclay devait rejoindre la grande route de Moscou, allait tomber aux mains des Français. Le sol favorisait les Russes, car ils avaient pris position derrière un ruisseau fangeux, et sur une côte longue et élevée, couverte de distance en distance par des bouquets de bois et d'épaisses broussailles. Combat terrible de Valoutina, l'un des plus sanglants du siècle. La route franchissait le ruisseau sur un pont qu'ils détruisirent, puis traversait la côte elle-même par une coupure pratiquée entre deux monticules boisés. Le général Barclay de Tolly, appelé par le général-major Touczkoff III, était accouru, et à l'aspect du danger, il s'était empressé d'attirer en cet endroit la tête de la seconde colonne, et avait mandé à celle-ci d'arriver au plus vite. Cette tête de colonne consistait en huit pièces d'artillerie, plusieurs régiments de grenadiers et quelque cavalerie. Il plaça les chasseurs au bord du ruisseau et dans les broussailles, les grenadiers à droite et à gauche de la coupure, disposa un fort détachement en travers, et dépêcha de nombreux officiers pour demander du secours à toutes les troupes qui étaient à portée.
Le maréchal Ney parvenu dans l'après-midi devant cette troisième position, résolut de l'enlever. Il y employa les divisions d'infanterie Razout et Ledru, essaya de gravir la côte couronnée d'artillerie, mais ne put y réussir. La chose effectivement était très-difficile. Pour emporter la position, il fallait forcer la route qui descendait un peu à droite dans une espèce de marécage, qui passait ensuite le ruisseau sur le pont que les Russes avaient détruit, et enfin s'élevait au milieu de broussailles remplies de tirailleurs à travers la côte garnie de troupes et d'artillerie. Ney refoula bien les avant-postes russes jusqu'au delà du ruisseau; mais pour opérer le passage de ce ruisseau dont le pont n'existait plus, il avait besoin de renforts considérables. Il prit donc le parti de faire rétablir en toute hâte le petit pont, et en attendant d'envoyer demander des secours à Napoléon. Une forte canonnade remplit l'intervalle entre ce combat du matin et celui qui se préparait pour la fin du jour.
Sur ces entrefaites, Murat, après avoir battu l'estrade dans diverses directions, était survenu avec quelques régiments de cavalerie sur la route de Moscou, et il était prêt à joindre Ney. Junot, chargé, par suite de sa position des jours précédents, de passer le Dniéper au-dessus de Smolensk, l'avait franchi à Prouditchewo, et se trouvait sur le flanc des Russes. Des cinq divisions du maréchal Davout, deux étaient en marche sur la route de Moscou, et une allait arriver à temps, c'était celle du général Gudin. Elle arriva effectivement vers cinq heures de l'après-midi au petit pont qui venait d'être rétabli, et sur-le-champ elle fit ses dispositions d'attaque. Mais dans l'intervalle un temps précieux avait été perdu, et les Russes s'étaient singulièrement renforcés. Barclay de Tolly avait reçu presque toute sa seconde colonne, sauf le corps de Bagowouth, retardé par le combat de Gédéonowo. Les 3e et 4e corps, ceux de Touczkoff et d'Ostermann, ayant atteint Loubino, avaient été aussitôt portés en ligne, et disposés en arrière, à droite et à gauche de la route. La cavalerie avait été placée au loin sur la gauche, vis-à-vis le point de Prouditchewo, où Junot venait de passer le Dniéper. La position était donc devenue des plus difficiles à emporter, car elle était défendue par près de 40 mille hommes et par une artillerie formidable. Ney n'avait de vraiment disponibles que ses deux divisions d'infanterie Razout et Ledru, réduites à 12 mille hommes par les combats de la veille, et la division Gudin, qui, après la prise de Smolensk, ne devait pas compter plus de 8 mille baïonnettes. Les trois mille cavaliers de Murat étaient au loin sur la droite, cherchant à traverser les marécages qui s'étendaient le long du Dniéper pour déboucher sur la gauche des Russes, et les 10 mille Westphaliens de Junot étaient tellement embarrassés dans ces marécages, qu'il n'était pas sûr qu'on pût les faire concourir à l'action principale.
Efforts inouïs du général Gudin pour forcer la position des Russes. Ces difficultés n'arrêtèrent ni le maréchal Ney, ni le général Gudin. Ce dernier se mit hardiment à la tête de sa division pour enlever à tout prix l'espèce de coupe-gorge qui se trouvait au delà du petit pont. Il fallait en effet, comme nous venons de le dire, s'enfoncer dans le marécage, franchir le pont sous le feu des broussailles remplies de tirailleurs, gravir ensuite la route à travers une gorge couronnée des deux côtés d'artillerie, puis enfin déboucher sur un plateau où les Russes étaient rangés en masses profondes. Le général Gudin forma sa division en colonnes d'attaque, tandis que le maréchal Ney avec la division Ledru se préparait à l'appuyer, que la division Razout occupait l'ennemi vers la gauche, et qu'à droite Murat galopant avec sa cavalerie cherchait un passage à travers les marécages.
Le signal donné, Gudin lance ses colonnes d'infanterie, qui défilent sur le pont aux cris de Vive l'Empereur! et essuient sans en être ébranlées, par côté le feu des tirailleurs, et de front celui de l'artillerie ennemie braquée sur la côte. Elles traversent le pont au pas de charge, gravissent la côte, et rencontrent une troupe de grenadiers qui les accueille à la pointe des baïonnettes. Elles se jettent sur eux, les repoussent, et réussissent à déboucher sur le plateau. Mais là de nouveaux bataillons viennent les assaillir, et les obligent à reculer. Le brave Gudin les reporte en avant, et une terrible mêlée s'engage alors entre le ruisseau et le pied de la côte. Les hommes s'abordent, se saisissent corps à corps, et combattent à l'arme blanche. Mort du général Gudin, remplacé sur-le-champ par le général Gérard. Au milieu de cet affreux conflit, Gudin avait mis pied à terre, et l'épée à la main conduisait ses soldats; il est frappé par un boulet qui lui fracasse la cuisse, et en tombant dans les bras de ses officiers désigne pour le remplacer le général Gérard. Cet officier[17], d'une rare énergie, prend le commandement, et, ramenant ses soldats à l'ennemi, gravit de nouveau la côte, et apparaît une seconde fois sur le plateau. Ney l'appuie avec la division Ledru, et ils semblent maîtres de la position. Pourtant de nouvelles troupes russes s'avancent pour la leur disputer, et il est à craindre qu'elle ne leur soit arrachée encore une fois.
Fâcheuses hésitations de Junot. Pendant ce temps, Murat, accouru vers la droite pour essayer de déborder la position, trouve Junot transporté au delà du Dniéper, attendant des ordres qui ne lui arrivent pas, et ayant le tort de ne pas y suppléer. Murat le presse de marcher pour prendre à revers la longue côte que Ney et Gérard s'efforcent d'emporter de front. Malheureusement, Junot sous l'influence de chaleurs brûlantes, atteint du mal dont il devait mourir et qui était la suite de la blessure reçue à la tête en Portugal, Junot n'a pas sa vigueur ordinaire. Il cherche en tâtonnant à franchir le terrain marécageux qui le sépare de l'ennemi, et tâche de s'y créer un passage, en jetant des fascines dans la fange. Murat charge avec violence la partie de la cavalerie russe qui se trouve à sa portée, mais ne peut sur ce sol prendre le rôle de l'infanterie. Il presse Junot, crie, s'emporte, sans parvenir à rendre le terrain plus solide, ou Junot plus expéditif.
Après de sanglants efforts, les Français emportent la position. Cependant vers le point principal cette lutte acharnée tend à sa fin. Barclay de Tolly, voulant tenter un dernier effort, lance la brave division de Konownitsyn sur les divisions Gudin et Ledru, commandées par Gérard et Ney, afin de les culbuter du plateau qu'elles ont réussi à conquérir. Gérard et Ney reçoivent l'attaque, plient un instant sous sa violence, mais reviennent à la charge, se précipitent sur l'infanterie russe avec furie, et la mettent en déroute. À dix heures du soir ils restent maîtres enfin du débouché. La division Razout les rejoint, et Murat à son tour, après avoir franchi tous les obstacles, se déploie au galop sur le plateau, d'où il force les Russes à se retirer définitivement.
Résultats du combat de Valoutina. Cette action terrible, qui a porté le titre de combat de Valoutina, et qui est l'une des plus sanglantes du siècle, avait coûté 6 à 7 mille hommes aux Russes, et autant aux Français. Il fallait remonter aux souvenirs d'Hollabrunn, d'Eylau, d'Ebersberg, d'Essling, pour en retrouver une pareille. Malheureusement, elle était sans objet dès qu'on ne pouvait plus prévenir les Russes au passage du Dniéper à Solowiewo, et n'avait que l'avantage de nous conserver l'ascendant des armes.
Lorsque Napoléon sut ce qui s'était passé, il fut surpris de la gravité de cette rencontre, et profondément affecté d'avoir manqué une occasion si belle d'enlever une colonne entière de l'armée russe, ce qui aurait donné à la prise de Smolensk l'importance d'une grande victoire, et l'eût dispensé d'aller chercher plus loin un triomphe éclatant. Napoléon visite le champ de bataille. Le lendemain 20, dès trois heures du matin, il se transporta sur le champ de bataille pour voir de ses propres yeux ce qu'avait été le combat de Valoutina, ce qu'il aurait pu être, et récompenser les troupes, dont on célébrait l'énergie. À l'aspect du champ de bataille, il fut frappé de la vigueur qu'elles avaient dû déployer, ce dont on pouvait juger au nombre et à la place des morts, ainsi qu'à la disposition des lieux. Tristes réflexions que ce spectacle lui inspire. En s'élevant sur le plateau, et en portant ses regards vers la droite, il s'irrita fort contre Junot, contre la lenteur qu'on lui reprochait, lenteur qui avait contribué à sauver les Russes, car en les débordant de ce côté, on aurait singulièrement abrégé leur résistance, et réussi peut-être à les prendre en grand nombre. Mais on ne lui dit pas que le chemin était marécageux et difficile à franchir; on ne lui rappela point que lui-même avait eu le tort de laisser Junot sans ordres; on eut la cruauté de l'exciter contre l'immobilité maladive de ce vieux compagnon d'armes, et, dans le premier moment, il résolut de le remplacer en mettant le général Rapp à la tête des Westphaliens. Revenu au milieu des bivouacs ensanglantés de la division Gudin, il fit former les troupes en cercle, leur distribua des récompenses, et donna de grandes marques de regret au brave général Gudin qui était expirant. Cet illustre général, qui depuis plusieurs années partageait avec les généraux Morand et Friant la gloire du maréchal Davout, était, par son courage héroïque, sa bonté parfaite, son esprit cultivé, un objet d'estime pour les officiers, et d'affection populaire pour les soldats. Sa mort fut sentie dans l'armée comme une perte commune qui touchait tout le monde.
De retour à Smolensk, Napoléon ne put se défendre des plus tristes réflexions. Dans cette campagne, qu'il considérait comme la plus décisive de sa vie, comme la dernière si elle était heureuse, et pour laquelle il avait fait de si vastes préparatifs, son génie n'avait pas obtenu encore une seule faveur de la fortune. Ses plus belles manœuvres avaient échoué, car, ainsi que nous l'avons fait remarquer, Bagration séparé de Barclay de Tolly par d'habiles combinaisons, avait fini par le rejoindre; Barclay qui avait failli être débordé et tourné à Polotsk, qui devait l'être à Smolensk, venait de regagner, en compagnie de Bagration, la route de Moscou. Partout, sans contredit, l'ennemi avait été vigoureusement battu; il l'avait été à Deweltowo, à Mohilew, à Ostrowno, à Polotsk, à Inkowo, à Krasnoé, à Smolensk, à Valoutina. On lui avait tué ou blessé trois fois plus d'hommes qu'on n'en avait perdu, et, sans aucune grande bataille, on l'avait conduit du Niémen au Dniéper et à la Dwina, ce qui assurait la conquête de toute l'ancienne Pologne, à l'exception seulement de la Volhynie. Mais cet éclat foudroyant qui avait toujours entouré et rendu irrésistibles les armes de Napoléon, leur manquait jusqu'ici, et leur manquait dans le moment où l'on en aurait eu le plus grand besoin pour contenir tant de peuples ennemis sur le sol desquels il fallait passer, tant de peuples alliés dont la fidélité était indispensable. Napoléon sent qu'il manque quelque chose de décisif aux débuts de cette campagne, et que les Russes tendent à l'attirer dans l'intérieur de leur empire. Sans doute, à se placer dans le cours ordinaire des choses, c'était un résultat considérable que d'avoir enlevé à l'ennemi ses plus importantes provinces, de l'avoir partout mis en fuite, de l'avoir réduit à l'impossibilité d'opposer, quelque part que ce fût, une résistance sérieuse; mais pour un conquérant habitué à frapper par des coups surprenants l'imagination des hommes, il semblait manquer quelque chose aux débuts de cette guerre, quelque chose sinon d'effectif, du moins d'éclatant, et qui maintînt tout entier le prestige de sa puissance. Napoléon le sentait plus qu'il n'en voulait convenir, et en était vivement affecté. Bien que partout il eût forcé les Russes à la retraite, et qu'à cet égard il ne leur eût pas laissé le choix, il voyait clairement cependant qu'au milieu de beaucoup de mouvements contradictoires, il y avait chez eux le secret calcul de transporter la guerre dans l'intérieur de la Russie. Ce calcul, malgré quelques apparences contraires que Napoléon s'expliquait très-bien, était évident, et dans l'état-major de l'armée, beaucoup d'esprits, déjà inquiets du caractère de cette guerre, le remarquaient et le faisaient remarquer à Napoléon, quand il daignait s'entretenir avec eux sur la marche générale de la campagne. Aussi, quoique sur ce sujet il n'eût lui-même aucun doute, il niait cette tactique des Russes lorsqu'on la lui signalait, comme on nie un danger qu'on veut d'autant moins avouer qu'on le redoute davantage, et il ne cessait de dire que les Russes s'en allaient parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, parce qu'ils étaient battus, refoulés, et que leur prétendue tactique n'était autre chose que l'impossibilité de nous tenir tête.
Mais il ne croyait pas ou presque pas ce qu'il disait à ce sujet, et en voyant les rangs de son armée s'éclaircir, même depuis Witebsk, par la marche beaucoup plus que par le feu, il sentait vivement le danger de porter la guerre plus loin.
Il semble qu'en pensant de la sorte, il y aurait eu pour lui un moyen fort simple de parer à ce danger, c'eût été de s'arrêter sur la Dwina et le Dniéper, de s'enorgueillir hautement des belles conquêtes qu'on venait de faire, de s'en servir pour reconstituer la Pologne, de les étendre même en fournissant au général Reynier le moyen d'envahir la Volhynie, d'employer l'automne et l'hiver à donner un gouvernement et une armée à la Pologne, de transporter pendant le même temps ses magasins du Niémen au Dniéper et à la Dwina, de choisir et de fortifier ses cantonnements, de tout préparer enfin pour une nouvelle campagne, qu'on remettrait à l'année suivante, dans laquelle on ferait encore cent lieues en avant, cent lieues décisives si on les faisait en sûreté, car cette fois elles mèneraient à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Ces idées, qui s'étaient présentées à Witebsk, se présentaient bien plus naturellement à Smolensk, à la frontière de la Vieille-Russie, après la prise d'une ville importante, arrachée l'épée à la main aux deux armées russes réunies, après le combat énergique et brillant de Valoutina, et enfin à une époque déjà bien avancée de la saison, puisqu'on touchait aux derniers jours d'août!
Plus qu'aucun homme au monde Napoléon était capable de juger une question aussi grave, aussi compliquée, et pour la solution de laquelle il fallait peser tant de considérations administratives, militaires et politiques. Certes il y avait dans ce genre de guerre lent et méthodique quelque chose de nouveau qui pouvait flatter son esprit, quelque chose de profond qui pouvait frapper aussi les imaginations. D'ailleurs le comte de Wittgenstein à détruire sur sa gauche, le général Tormazoff sur sa droite, Riga à prendre d'un côté, la Volhynie à envahir de l'autre, devaient ôter à cette fin de campagne tout caractère d'inertie, d'impuissance ou d'insuccès. Mais la faute de venir si loin en passant à travers tant de peuples ennemis, en menant avec soi tant d'alliés douteux, en laissant à l'autre extrémité de l'Europe une guerre mal conduite, celle d'Espagne, cette faute commise, Napoléon la sentait profondément, trop profondément peut-être, maintenant qu'elle n'était plus réparable, et il était fortement préoccupé des périls de cette étrange situation. Il se répétait avec plus de chagrin tout ce qu'il s'était déjà dit à Witebsk, et il se demandait ce que penseraient, ce que feraient les Prussiens, les Autrichiens, les Allemands, les Hollandais, les Italiens, s'ils le voyaient s'arrêter pendant tout un hiver de huit mois, et s'arrêter devant des obstacles que tout le monde serait libre d'apprécier à sa manière, de dire invincibles, aussi insurmontables l'année suivante que celle-ci? Son empire n'allait-il pas s'ébranler tout entier sous sa main, quelque forte qu'elle fût, et pourrait-il en contenir les parties si diverses, et si portées à se disjoindre? Danger d'un hiver passé sur les frontières de la Lithuanie et de la Russie. Ces cantonnements dont on lui parlait sans cesse sur la Dwina et le Dniéper, seraient-ils donc, comme il l'avait déjà dit tant de fois, si faciles à établir, à défendre, à approvisionner, sur une ligne de trois cents lieues, depuis Bobruisk jusqu'à Riga? Ces fleuves comblés par les neiges en hiver, seraient-ils, des derniers jours d'octobre aux premiers jours d'avril, seraient-ils une frontière? Comment ses soldats, atteints déjà d'une maladie jusque-là inconnue parmi eux, la désertion du drapeau, comment supporteraient-ils immobiles, inactifs, ces huit mois d'un pénible et ennuyeux hiver? Lui, leur chef accoutumé, resterait-il au milieu d'eux? S'il n'y restait pas, qui pourrait les commander, les retenir, les rassurer? Et s'il y restait, sa main serait-elle assez puissante, du milieu de cette situation difficile, pour se faire sentir jusqu'à Rome et à Cadix?
Napoléon se décide à séjourner trois ou quatre jours à Smolensk, pour savoir, avant de prendre un parti, ce qui se passe sur ses ailes. C'étaient là de sérieuses considérations, dont tiennent trop peu de compte ceux qui blâment Napoléon de n'avoir pas terminé cette première campagne à Smolensk, et qui prouvent que le danger de cette guerre était bien plus dans l'entreprise elle-même, que dans telle ou telle manière de la diriger. Ces réflexions jetèrent Napoléon dans une rêverie profonde, rêverie d'autant plus pénible, que ce n'était plus comme à Witebsk un parti encore éloigné à prendre, mais un parti sur lequel il était urgent de se prononcer immédiatement. Néanmoins, bien qu'il fallût arrêter ses résolutions tout de suite, certaines circonstances très-prochaines pouvaient entraîner la balance dans un sens ou dans un autre, et dispenser de faire soi-même un choix qui était bien difficile, bien embarrassant, bien redoutable, car à mal choisir il y avait presque la certitude de périr. Ces circonstances étaient l'attitude de l'ennemi au delà de Smolensk, la disposition qu'il allait montrer à combattre ou à se retirer, la situation des généraux laissés sur les ailes de la grande armée, du maréchal Oudinot à Polotsk, du prince de Schwarzenberg et du général Reynier à Brezesc, engagés les uns et les autres dans des combats opiniâtres. Si l'ennemi semblait vouloir livrer bataille, il n'y avait pas à hésiter, et il fallait sur-le-champ accepter ce duel. Si le maréchal Oudinot, si le prince de Schwarzenberg et le général Reynier étaient vaincus, il fallait les secourir; s'ils étaient vainqueurs, on était plus libre de se porter en avant.
Peu de jours suffisaient pour être éclairé sur ces divers points, et Napoléon, sans vouloir encore s'enchaîner lui-même, résolut de séjourner trois ou quatre jours à Smolensk, pour s'y renseigner sur ce qu'il avait besoin de savoir, et pour prescrire des mesures qui étaient urgentes s'il devait se porter plus loin. Pendant ce temps, Napoléon fait suivre l'armée russe par une puissante avant-garde, sous les ordres de Murat et de Davout, afin de découvrir les intentions de l'ennemi. En conséquence il prescrivit à Murat et au maréchal Davout, les deux hommes les plus dissemblables de l'armée, et dont le second corrigeait utilement le premier, de se mettre en marche, l'un avec deux corps de cavalerie, l'autre avec ses cinq divisions d'infanterie, pour suivre l'ennemi pas à pas, et juger le plus exactement possible de ses projets. Le maréchal Ney, qui avait été à l'avant-garde depuis Witebsk, avait besoin de faire reposer ses divisions, et il était d'ailleurs trop ardent pour qu'on pût s'en rapporter à ses jugements en cette circonstance. Napoléon lui enjoignit, après qu'il aurait pris un ou deux jours de repos, de suivre Murat et Davout, mais en se tenant à quelque distance. Il dirigea le prince Eugène un peu sur la gauche du gros de l'armée, vers Doukhowtchina, afin de nettoyer le pays entre le Dniéper et la Dwina, et de s'éclairer de ce côté sur les projets des Russes. (Voir la carte no 54.) Il suffisait ainsi d'une journée pour que toute l'armée fût réunie et prête à combattre, si l'on était assez heureux pour que les Russes adoptassent ce parti. En tout cas, on ne pouvait pas tarder à être complétement informé, et si la bataille ardemment désirée ne s'offrait pas, on était libre de rétrograder, car trois ou quatre marches de plus qu'on aurait faites en avant n'étaient point une raison de ne pas revenir s'il le fallait, et n'étaient pas au surplus un grand dommage dans cette saison, et avec les moyens de transport dont on disposait encore.
Ces ordres donnés, Napoléon s'établit à Smolensk, pour prendre ses mesures dans la double supposition, ou d'une nouvelle marche offensive, ou d'un établissement définitif en Lithuanie, pour veiller surtout à ce qui se passait sur ses ailes, et y pourvoir comme il conviendrait.
Les renseignements en effet arrivaient à tout moment de la droite et de la gauche, de Brezesc et de Polotsk, et ils étaient satisfaisants. Les événements sur ces deux frontières avaient été les suivants.
Événements sur la droite. Le général Reynier avait rétrogradé jusqu'à Slonim, afin d'aller à la rencontre du prince de Schwarzenberg, auquel avait été expédié, comme on l'a vu, l'ordre de rebrousser chemin vers le Bug, et de s'unir aux Saxons pour rejeter le général Tormazoff en Volhynie. La réunion des Saxons et des Autrichiens s'étant opérée le 3 août sous les ordres du prince de Schwarzenberg, ils s'étaient dirigés tous ensemble sur Proujany et Kobrin, là même où s'était passée la désagréable mésaventure du détachement saxon surpris par le général Tormazoff. Le général Reynier, après ses marches et contre-marches, après l'événement de Kobrin qui lui avait coûté 2 mille hommes, après le détachement de presque toute sa cavalerie au corps de Latour-Maubourg, après l'envoi d'un régiment saxon à Praga (sous Varsovie), ne comptait pas plus de 11 mille hommes, dont 1500 de cavalerie. Marche du prince de Schwarzenberg et du général Reynier contre le général russe Tormazoff. Le prince de Schwarzenberg de son côté, à la suite du long trajet qu'il avait exécuté, ne comptait que 25 mille Autrichiens. Le total des forces alliées sur ce point s'élevait donc à environ 36 mille hommes. On en prêtait beaucoup plus au général Tormazoff, mais il en avait à peine autant, ayant été obligé de laisser des troupes à Mozyr pour garder ses derrières. Aussi n'avait-il pas manqué de rétrograder, craignant d'expier son dernier succès par un échec plus grave que celui que venaient d'essuyer les Saxons. Il s'était donc hâté de revenir sur ses pas, et de retourner vers Kobrin et vers Pinsk, pour se couvrir du Bug, du Pripet, et de tous les marécages fameux de cette contrée.
Rencontre des Autrichiens et des Saxons avec les Russes au delà de Kobrin. Les Autrichiens et les Saxons, marchant fort d'accord comme Allemands, et comme gens qui avaient besoin les uns des autres, forcèrent en commun les défilés nombreux qu'on rencontre dans cette région accidentée, et suivirent activement l'armée russe. Le 11 août au soir ils étaient parvenus à un endroit qu'on appelle Gorodeczna, à quelques lieues de Kobrin, et ils y avaient trouvé les Russes établis dans une bonne position, avec la résolution évidente de s'y défendre. Position de Gorodeczna, auprès de laquelle s'opère la rencontre. À Gorodeczna, la route de Kobrin gravissait une côte assez élevée, dont le pied était baigné par un ruisseau marécageux et difficile à franchir. C'est sur cette côte que le général Tormazoff s'était posté avec 36 mille hommes d'infanterie et 80 bouches à feu. Le prince de Schwarzenberg et le général Reynier, ayant reconnu la difficulté d'emporter la position de front, cherchèrent sur leur droite un passage qui leur permît de déborder la gauche de l'ennemi. Un peu sur la droite en effet, et à un village appelé Podoubié, il y avait un passage qui donnait accès sur la gauche des Russes, mais c'était toujours à travers un ruisseau marécageux, et d'ailleurs les Russes y avaient l'œil. Pourtant un peu au delà, sur la déclivité de la côte qu'il s'agissait d'enlever, se trouvait un bois qui n'était pas occupé, et dans l'intérieur de ce bois un chemin de traverse qui allait rejoindre à une lieue plus loin la grande route de Kobrin.
Le général Reynier, qui, bien que fort brave au feu, manquait de caractère à la guerre, était un officier savant, et un tacticien habile. Il eut bientôt découvert la faute de l'ennemi, et il offrit au prince de Schwarzenberg d'en profiter, en pénétrant au-dessous de Podoubié dans le bois négligé par les Russes, de manière à tourner leur position. Le prince de Schwarzenberg apportait dans les choses une simplicité d'intention qui les rendait faciles; il consentit à cette offre, et donna au général Reynier une division autrichienne pour assurer le succès de la manœuvre proposée. Il y ajouta même une grande portion de sa cavalerie, dont il ne pouvait guère se servir dans l'endroit où il était. On convint que le lendemain matin 12 août, le prince avec le gros de ses forces attaquerait sérieusement Gorodeczna de front, pour attirer de ce côté l'attention des Russes, tandis que le général Reynier dirigerait sur leur gauche un effort vigoureux pour la tourner.
Bataille de Gorodeczna, livrée le 12 août. Tout étant ainsi convenu, le général Reynier pénétra pendant la nuit dans le bois en question, s'y établit, et dès qu'il fit jour, déboucha à l'improviste dans une petite plaine, au milieu de laquelle venait finir en s'abaissant la côte occupée par les Russes. Ceux-ci, du point élevé de Gorodeczna, s'étant aperçus de bonne heure de la marche des Saxons, laissèrent à Gorodeczna une partie de leurs forces pour résister de front au prince de Schwarzenberg, et replièrent le reste sur leur flanc gauche, afin de tenir tête au général Reynier. C'est sur cette double ligne qu'on se battit toute la journée du 12.
Le prince de Schwarzenberg attaqua vivement Gorodeczna, mais sans beaucoup d'espérance de l'enlever, les Russes occupant la côte avec une nombreuse artillerie. Néanmoins les Autrichiens se comportèrent bravement comme s'ils avaient agi pour eux-mêmes. À droite, le général Reynier, ayant débouché du bois, trouva les Russes ployés en potence, et faisant front de ce côté comme de l'autre. Ses efforts pour les entamer furent énergiques, mais inutiles, car, bien que les Saxons se battissent comme les Polonais (auxquels leur sort était lié), ils furent constamment arrêtés par le feu d'une artillerie dominante. À son tour, quand les Russes voulurent le refouler dans le bois, le général Reynier les obligea de regagner la hauteur de laquelle ils avaient tenté de descendre.
On serait resté toute la journée à lutter sans résultat, si le prince de Schwarzenberg n'avait essayé une attaque vers le point intermédiaire de Podoubié, qui donnait de plus près dans le flanc gauche des Russes. Le régiment autrichien de Colloredo se joignant aux chasseurs saxons, entra dans le marécage avec eux, y enfonça jusqu'aux genoux, le franchit, et gravit la côte au moment du plus grand engagement des Russes avec le corps du général Reynier. À cette vue, les Russes furent ébranlés, et le général Reynier saisissant l'occasion, les aborda plus vigoureusement encore avec les Saxons et la division autrichienne mise sous ses ordres. Il gagna ainsi du terrain sur leur gauche, et en même temps il porta toute sa cavalerie à son extrême droite, sur les derrières de l'ennemi, menaçant par ce mouvement la grande route de Kobrin. Les Russes craignant d'être coupés, lancèrent leur cavalerie sur la cavalerie alliée, et, après des chances diverses, jugèrent prudent de ne pas disputer plus longtemps une position difficile à conserver. Retraite des Russes et avantage notable remporté par les Autrichiens et les Saxons. La nuit favorisa leur retraite, et empêcha l'armée austro-saxonne de profiter de tous ses avantages. Néanmoins la victoire était incontestable pour celle-ci, car, outre l'acquisition d'un poste si chaudement disputé, et la conquête de la route de Kobrin, elle avait fait essuyer aux Russes des pertes considérables. Elle avait perdu environ 2 mille hommes en morts ou blessés. Les Russes en avaient perdu plus du double, dont 500 prisonniers.