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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Cette journée, si on savait en tirer parti, permettait de pousser les Russes en Volhynie, de les y poursuivre même, de les empêcher au moins d'en revenir, si toutefois leur force n'était pas doublée par l'arrivée des troupes de Turquie. Pour le présent, elle devait apaiser les terreurs de la Pologne, et suffisait pour couvrir notre flanc droit. Grandes récompenses au corps autrichien, et particulièrement au prince de Schwarzenberg. Napoléon, apprenant cette nouvelle au moment de son entrée à Smolensk, en éprouva une véritable joie, envoya à l'armée autrichienne un don de 500,000 francs (c'était le second de cette valeur), y joignit un grand nombre de décorations, et écrivit à Vienne pour qu'on donnât le bâton de maréchal au prince de Schwarzenberg. Pourtant il était impossible qu'il se fît illusion sur la force de cette aile, qui devait se trouver réduite par la dernière bataille à 32 ou 33 mille hommes, et il pria son beau-père d'y ajouter 3 mille hommes de cavalerie, 6 mille d'infanterie, ce qui, avec quelques renforts demandés aussi à Varsovie, pouvait procurer au prince de Schwarzenberg une armée de 45 mille hommes, les Saxons compris. S'obstinant à croire que Tormazoff n'en avait pas 30 mille, il jugeait une force de 45 mille hommes suffisante pour le rejeter en Volhynie, et délivrer cette province du joug russe.

Napoléon, prenant en considération les derniers événements, renonce au projet d'attirer le prince de Schwarzenberg au quartier général, et le laisse avec les Saxons sur son flanc droit. Cet événement changeait forcément la première résolution de Napoléon, qui était d'attirer le prince de Schwarzenberg à la grande armée, conformément aux désirs de l'empereur d'Autriche, et conformément à ses propres calculs, car c'est aux Polonais et non aux Autrichiens qu'il aurait voulu confier l'insurrection de la Volhynie, et la garde de ses derrières. Mais faire parcourir cent vingt lieues au moins au prince de Schwarzenberg pour l'amener à Smolensk, en faire parcourir autant au prince Poniatowski pour le renvoyer de Smolensk à Kobrin, paralyser ainsi pendant plus d'un mois ces deux corps dans le moment le plus décisif de la campagne, les condamner à perdre un quart ou un cinquième de leur effectif par ces nouvelles marches, n'était pas raisonnable; et d'ailleurs la conduite des Autrichiens à Gorodeczna, leur vigueur contre les Russes, la cordialité de leurs procédés envers les Saxons, méritaient quelque confiance. Il ne fallait pas, sans doute, se flatter de trouver chez eux d'actifs propagateurs de l'insurrection polonaise en Volhynie, mais on pouvait, sans trop de présomption, s'en fier à leur honneur du soin de garder fidèlement notre droite et nos derrières.

Événements à notre aile gauche sur les bords de la Dwina. Les événements n'avaient pas été moins favorables sur notre gauche, du côté de la Dwina. Le maréchal Oudinot, après les échecs infligés au comte de Wittgenstein dans les journées du 24 juillet et du 1er août, avait, comme on l'a vu, rétrogradé sur Polotsk, afin de procurer à ses troupes du repos, une position facile à défendre, et la commodité d'aller aux fourrages à l'abri de la Dwina. Napoléon craignant avec raison l'effet moral des mouvements rétrogrades, et s'exagérant les ressources confiées à ses lieutenants, avait adressé des reproches au maréchal Oudinot, et lui avait dit qu'en se retirant après une victoire, il avait pris pour lui l'attitude du vaincu, qu'il aurait dû laisser au comte de Wittgenstein, auquel elle appartenait bien plus justement. Mouvements du maréchal Oudinot au delà de la Dwina. Cette observation était vraie sans doute, mais ce qui était plus vrai encore, c'est que les troupes du maréchal Oudinot étaient exténuées, réduites de 38 mille hommes à 20 mille par la marche, la chaleur, la désertion, et qu'il leur fallait le séjour tranquille de Polotsk pour se reposer et pour vivre. Napoléon afin de renforcer le maréchal Oudinot, lui avait envoyé les Bavarois, qui avaient également besoin de se remettre des effets de la fatigue, de la chaleur et de la dyssenterie. Ce corps, que la séparation de sa cavalerie avait déjà réduit de 28 mille hommes à 24, n'était plus que de 13 mille grâce aux maladies. En arrivant de Beschenkowiczy à Polotsk, il était hors d'état d'agir.

Toutefois, après quelques jours de repos, aussi utiles au corps d'armée tout entier qu'aux Bavarois, le maréchal Oudinot, constamment aiguillonné par Napoléon, avait cru devoir reprendre l'offensive contre le comte de Wittgenstein, et s'était reporté à gauche de Polotsk sur la Drissa, vers Valeintsoui, à quelques lieues au-dessous du gué de Sivotschina, où il avait si maltraité les Russes quelque temps auparavant. Ne les trouvant pas derrière la Drissa, il avait franchi cette rivière et s'était dirigé sur la Svoiana, derrière laquelle étaient campées les troupes du comte de Wittgenstein. Tandis que les Français avaient été renforcés par les Bavarois, ce qui les portait à 32 ou 33 mille hommes environ, dont un cinquième toujours employé aux fourrages, les Russes s'étaient renforcés aussi d'une manière au moins égale. Ils avaient reçu la garnison de Dunabourg tout entière, plus quelques-uns des bataillons de dépôt qui étaient tenus en réserve dans le voisinage des armées agissantes pour les recruter. Le tout pouvait bien monter à 10 ou 12 mille hommes de renfort, et portait à 30 et quelques mille les forces du comte de Wittgenstein. Mais ces troupes, ne manquant de rien et ayant peu marché, étaient en beaucoup meilleur état que les nôtres, quoique militairement fort inférieures. Il faut ajouter qu'elles étaient toutes russes, tandis que dans le corps du maréchal Oudinot il y avait à peine la moitié de Français.

Après quelques tentatives d'un mouvement offensif, le maréchal Oudinot croit plus prudent de revenir sur la Dwina. Le maréchal Oudinot, évaluant son corps à 32 ou 33 mille hommes, et sachant qu'à cause des fourrages et des maladies il n'en pouvait mettre plus de 25 mille en ligne, comptant peu sur les troupes alliées, n'avait repris l'offensive que parce qu'il avait senti trop vivement la piqûre des reproches de Napoléon. Pendant plusieurs jours, il resta le long de la Svoiana, devant le camp des Russes, les provoquant avec des troupes légères, et cherchant à les entraîner à une nouvelle faute, comme celle qu'ils avaient commise sur la Drissa, au gué de Sivotschina. Mais les Russes n'avaient garde de se laisser prendre une seconde fois au piége, et durant ces quelques jours on tirailla de part et d'autre sans résultat, si ce n'est la perte fort inutile de plusieurs centaines d'hommes sacrifiés dans ces embuscades.

Pourtant le maréchal Oudinot, qui avait pris une position avancée à gauche de Polotsk, et avait descendu la Drissa jusqu'à Valeintsoui, craignait non sans fondement d'être tourné vers sa droite, par la route de Polotsk à Sebej, laquelle était restée dégarnie de troupes. Il repassa donc la Drissa, et alla s'établir entre Lazowka et Biéloé, en avant de la vaste forêt de Gumzéléva, qui couvre Polotsk. Ce maréchal prend position en avant de Polotsk, derrière la Polota. Affaibli de nouveau par les dernières marches, s'exagérant les forces qui avaient rejoint le comte de Wittgenstein, il résolut de se rapprocher encore davantage de Polotsk, de peur d'être coupé de cette ville, et il vint se placer derrière la rivière de la Polota. Cette petite rivière, couverte de moulins, de granges, de constructions de toute espèce, traverse au sortir de la forêt de Gumzéléva des prairies, des champs cultivés, tourne autour de Polotsk, et tombe dans la Dwina au-dessous de cette ville. Le maréchal Oudinot occupait les divers passages de la Polota, et avait toutefois gardé une partie de ses troupes en deçà pour se garantir contre un corps qui, ayant passé la Polota plus haut, déboucherait sur ses derrières par la forêt de Gumzéléva, et aborderait Polotsk par le côté découvert.

Conseil de guerre convoqué par le maréchal Oudinot, pour savoir s'il faut livrer bataille. Établi dès le 16 août dans cette position, il convoqua un conseil de guerre afin d'examiner la question de savoir s'il fallait livrer bataille, ou repasser la Polota et la Dwina, pour se mettre sous la protection de ces deux rivières, vivre plus à l'aise, et se borner à bien disputer le cours beaucoup plus large de la Dwina. Le général Saint-Cyr, assistant à ce conseil en qualité de commandant de l'armée bavaroise, soutint qu'il était inutile de livrer bataille, et de s'affaiblir en la livrant, si l'ennemi n'avait pas suivi l'armée française, et si on n'avait nullement l'apparence de reculer devant lui; mais que si au contraire il avait marché sur nos traces, il fallait l'arrêter net par un combat vigoureux, et, en le rejetant au loin, lui prouver qu'on se retirait non par crainte, mais par choix, et par goût pour une position plus commode. L'apparition de l'ennemi résout la question. Cet avis fort sage et fort militaire était près de rallier les esprits, lorsque le bruit du canon mit fin à toute controverse, et fit courir chacun aux armes, pour résister aux Russes qui essayaient de franchir la Polota. On reçoit les Russes sur la Polota, et on les y arrête. Une division bavaroise et une division française, placées en avant de la Polota, reçurent vigoureusement les Russes, et les arrêtèrent sur le bord de cette rivière. La nuit qui survint ne permit pas de donner plus de suite à ce premier engagement.

Le lendemain 17, le maréchal Oudinot s'exagérant toujours les forces des Russes, et trouvant en outre sa position peu sûre, n'était pas très-fixé sur la conduite qu'il avait à tenir. Cette position, en effet, n'était pas des meilleures. S'il avait sur son front pour le couvrir la Polota, qui pouvait malheureusement être passée vers sa droite, il avait la Dwina par derrière, combattait donc avec une petite rivière devant lui, et une grosse rivière à dos, et sur celle-ci ne possédait d'autre pont que celui de Polotsk, moyen de retraite bien insuffisant en cas d'échec. Comme il arrive trop souvent en pareille occasion, il prit un parti moyen, celui de disputer fortement la position avec une portion de ses troupes, et de porter l'autre portion, ainsi que ses parcs et ses bagages, sur la gauche de la Dwina.

Non content de s'être replié sur la Dwina, le maréchal Oudinot songe à la repasser, lorsqu'il est blessé, et remplacé par le général Saint-Cyr. Par suite de cette résolution il ordonna de défendre vigoureusement les bords de la Polota, pendant que le reste de son armée traversait Polotsk et la Dwina. La défense fut en effet très-énergique et ne permit point aux Russes de faire un pas. Mais le maréchal Oudinot fut gravement blessé, comme sa rare bravoure l'y exposait trop souvent; le général Saint-Cyr le fut aussi, toutefois d'une manière plus légère. L'état du maréchal Oudinot l'empêchant de conserver le commandement, le général Saint-Cyr, quoique frappé lui-même, le prit immédiatement. La direction des opérations ne pouvait être remise dans des mains plus habiles.

Le général convoqua les principaux officiers de l'armée pour s'entendre avec eux sur la manière de sortir d'une situation qui s'était fort compliquée. Alliant la vigueur à la prudence, il fit sentir les inconvénients d'une attitude purement défensive, et d'une retraite en deçà de la Dwina trop évidemment obligée; il montra le danger d'être bientôt assailli, tourmenté sur l'une et l'autre rive de la Dwina, au point même de ne pouvoir plus aller aux fourrages, et en preuve il allégua les préparatifs de passage que l'ennemi faisait actuellement au-dessus de Polotsk. Le général Saint-Cyr prend la résolution de livrer bataille. En conséquence, il proposa pour le lendemain, en continuant de se retirer en apparence, de profiter du terrain couvert où l'on combattait pour repasser secrètement la Dwina et la Polota avec la majeure partie des troupes, d'attaquer les Russes à l'improviste, de leur infliger, si on le pouvait, un sanglant échec, et de se reposer ensuite à l'abri de ce succès derrière Polotsk et la Dwina. Cet avis si sage et si ferme à la fois ne soulevait qu'une objection, c'était l'épuisement des soldats marchant depuis quatre jours, se battant depuis trois, ayant pu trouver à peine le temps de prendre quelque nourriture, et arrivés à un état de faiblesse physique vraiment inquiétant. Pourtant le général Saint-Cyr affirmant que quatre heures lui suffiraient pour donner aux Russes un choc vigoureux, on convint de se reposer le matin, et de combattre dans l'après-midi du lendemain. On se sépara ainsi avec la résolution de livrer cette nouvelle et dernière bataille.

Belle manœuvre, et bataille de Polotsk, livrée le 18 août. Le lendemain 18 août, en effet, le général Saint-Cyr exécuta toutes ses dispositions comme il les avait annoncées. Il laissa ses parcs et ses bagages sur la rive gauche de la Dwina, où le maréchal Oudinot les avait déjà envoyés; il les dirigea même sur la route d'Oula, comme s'il allait se rapprocher de la grande armée en remontant sur Witebsk (voir la carte no 55); il profita de ce mouvement simulé pour concentrer autour de Polotsk la division Verdier et les cuirassiers Doumerc, puis vers le milieu du jour il fit brusquement repasser ses troupes sur la droite de la Dwina, les porta entre cette rivière et la Polota, et ordonna immédiatement l'attaque.

Les troupes bavaroises et françaises étaient comme cachées dans le ravin de la Polota, les Bavarois à droite, les deux divisions françaises Legrand et Verdier au centre, et une moitié de la division suisse du général Merle à gauche, avec les cuirassiers Doumerc. L'autre moitié de la division Merle était en deçà de la Polota, pour nous garder contre les troupes ennemies qui auraient pu franchir cette rivière à notre extrême droite, et déboucher de la forêt de Gumzéléva sur nos derrières.

De leur côté, les Russes étaient rangés au delà de la Polota, décrivant un demi-cercle autour de notre position, et placés très-près de nos avant-postes, afin de fondre sur nous au moment où nous battrions en retraite, comme ils s'y attendaient en apercevant le mouvement de nos parcs sur la gauche de la Dwina. Le mouvement imprévu de l'armée française jette les Russes dans un grand désordre. À un signal donné, toute notre artillerie, tant bavaroise que française, s'étant portée rapidement en avant, au nombre de soixante bouches à feu, couvrit de ses projectiles les Russes surpris et déconcertés. En effet, leur cavalerie n'était pas à cheval, leur infanterie n'était qu'en partie dans les rangs, et il y eut parmi eux un moment de grand trouble avant que tout le monde eût repris son poste. Nos divisions en profitèrent, et marchèrent en colonnes d'attaque dans l'ordre où elles se trouvaient, les deux divisions bavaroises Deroy et de Wrède à droite, les divisions françaises Legrand et Verdier au centre, la division Merle à gauche, mais celle-ci ne s'avançant guère, afin d'attirer près de Polotsk la droite des Russes qu'on se flattait d'envelopper dès qu'on aurait culbuté leur centre. Les Russes après avoir cédé s'arrêtent, et résistent, mais sont enfoncés. Les Russes, d'abord surpris, furent refoulés en grand désordre, laissant les prairies et les marécages couverts de leurs blessés qu'ils ne pouvaient pas recueillir, et de leurs canons qu'ils ne pouvaient pas emmener. Pourtant, après s'être repliés jusqu'à leur seconde ligne, ils s'arrêtèrent, et firent meilleure contenance. Alors la lutte devint vive et acharnée. Après une forte fusillade on s'aborda à la baïonnette, et la mêlée fut aussitôt générale. Les Bavarois, comme la plupart de nos alliés, désertant sur les routes et se comportant bien au feu, se battirent avec la plus grande valeur. Mort du brave général Deroy, et regrets inspirés par sa mort. Malheureusement le brave et digne général Deroy, vieillard de quatre-vingts ans, l'honneur de l'armée bavaroise, et l'un des plus respectables officiers de ce siècle, paya de sa vie les avantages remportés par ses troupes. Au centre la division Legrand enfonça tout ce qui lui fut opposé. La division Verdier, dont le chef fut blessé, se montra sa digne compagne. Pourtant la seconde brigade de cette division, où l'on comptait beaucoup de conscrits, ayant faibli un instant devant une attaque furieuse des Russes, le général Maison, qui joignait au coup d'œil le plus prompt une rare vigueur de caractère, sut réparer avec la première brigade la faute de la seconde, et mit les Russes en déroute. À peine l'engagement durait-il depuis deux heures, que déjà l'ennemi, refoulé sur tous les points, était obligé de nous céder le champ de bataille couvert de ses morts et de son artillerie.

Échauffourée d'un moment bientôt réparée. En ce moment toutefois une courte échauffourée faillit nous priver des fruits de la victoire. Vers notre gauche un régiment de dragons russes ayant réussi à se glisser à travers les sentiers marécageux du pays, entre la division Verdier et la division Merle, pénétra fort avant dans l'intérieur de notre ligne, où il causa un instant de trouble. Le général Saint-Cyr, que sa blessure empêchait de se tenir à cheval, et qui assistait à la bataille dans une petite voiture polonaise, se trouvait en cet endroit. Il fut renversé dans cette espèce de bagarre, et foulé aux pieds des chevaux. On le releva, et il ne cessa pas de donner ses ordres. Un poste de la brigade Merle, qui gardait les bords de la Polota, arrêta les dragons russes à coups de fusil. Les cuirassiers de Doumerc les chargèrent en flanc, en sabrèrent une bonne partie, et mirent fin à cette bizarre aventure.

Néanmoins il en était résulté un peu de temps perdu, et un peu de confusion. La gauche, composée surtout de la division Merle, avait eu le tort de s'avancer presque à la hauteur du centre, et de ramener en arrière la droite des Russes, qu'autrement on aurait pu prendre entre la Polota et la Dwina. Malgré cette faute, résultat d'un excès de bonne volonté, sur le front entier des deux armées nous étions complétement victorieux, et l'ennemi était ramené sur tous les points à la lisière de la forêt de Gumzéléva, d'où il avait débouché sur nous. Résultat de la victoire de Polotsk. Si nous avions eu encore une heure de jour, et si nos troupes avaient été moins fatiguées, nous aurions pu, en le suivant dans la forêt, lui enlever beaucoup de prisonniers et d'artillerie. Mais nos soldats, tombant de lassitude et quelques-uns d'inanition, étaient hors d'état d'aller plus loin. On s'arrêta donc à la lisière de la forêt, après une victoire brillante dont les trophées consistaient en 1500 prisonniers, 14 pièces de canon, une grande quantité de caissons, et 3 mille hommes tués à l'ennemi. Notre perte n'atteignait pas un millier d'hommes. Le principal avantage de cette journée était d'avoir refoulé au loin le comte de Wittgenstein, de lui avoir fait perdre le goût de l'offensive, du moins pour quelque temps, de pouvoir nous reposer tranquillement en avant de Polotsk, et de ne plus craindre de voir enlever nos fourrageurs, si loin qu'ils allassent. Le seul regret était celui qu'inspira la mort du général Deroy, et il fut universel.

Cette victoire connue à Smolensk le 19 août, lendemain du jour où l'on y était entré, causa une vive satisfaction à Napoléon, et le rendit juste enfin pour le général Saint-Cyr, dont la rapide détermination nous avait fait regagner sur la Dwina le prestige de la victoire. Le bâton de maréchal envoyé au général Saint-Cyr. Napoléon lui envoya le bâton de maréchal d'empire, bien dû à ses talents qui étaient grands quoique gâtés par des défauts de caractère. Il lui adressa en même temps de nombreuses récompenses pour les troupes françaises et bavaroises qui s'étaient parfaitement conduites, ne voulut pas qu'il y eût entre elles la moindre différence, et accorda des dotations aux veuves et aux orphelins des officiers bavarois, tout comme aux veuves et aux orphelins des officiers français. Il décerna aussi des honneurs tout particuliers à la mémoire du général Deroy. La perte de ce général et celle du général Gudin étaient les plus grandes que l'armée eût encore faites. Elle devait, hélas! en faire bientôt, sinon de plus grandes, au moins de bien plus nombreuses! La blessure du maréchal Oudinot n'avait heureusement rien de grave, quoiqu'elle dût pendant plusieurs mois lui interdire l'exercice du commandement.

La sécurité de nos ailes garantie par les deux victoires de Gorodeczna et de Polotsk. Ces deux victoires de Gorodeczna et de Polotsk, remportées, l'une le 12 août, l'autre le 18, semblaient garantir la sécurité de nos flancs, et nous permettre de nous avancer davantage, si l'espérance d'une victoire décisive venait luire sur la route de Moscou. Napoléon en jugea ainsi, et comptant que les Autrichiens et les Saxons suffiraient sur sa droite pour contenir Tormazoff, que les Français et les Bavarois de Saint-Cyr suffiraient sur sa gauche pour arrêter Wittgenstein, sans compter le maréchal Macdonald laissé entre Polotsk et Riga, il ne trouva dans la situation de ses ailes aucune raison de s'arrêter, si toutefois il voyait chance, en se portant en avant, ou de terminer la guerre, ou de lui donner un grand éclat. On ne pouvait entrevoir qu'une chance fâcheuse, c'était le retour probable de l'amiral Tchitchakoff, que la paix des Russes avec les Turcs allait rendre disponible. Mais le 9e corps, celui du duc de Bellune (maréchal Victor), soigneusement formé d'avance pour toutes ces éventualités, placé en juin à Berlin, en juillet à Tilsit, allait, en se transportant à Wilna, offrir une précieuse ressource contre tous les accidents imaginables. Napoléon, rassuré sur ses flancs, attend pour décider s'il se portera en avant, les rapports de son avant-garde. Napoléon pour asseoir ses résolutions définitives n'avait donc à prendre en considération que ce qui allait se passer entre la grande armée réunie sous sa main, et la grande armée russe commandée par Barclay de Tolly, laquelle était en retraite sur la route de Moscou. C'est sur ce point qu'il avait les yeux constamment fixés, se demandant toujours s'il fallait rester à Smolensk pour y organiser la Pologne, pour y préparer ses moyens d'hivernage, au risque de tout ce que l'Europe penserait d'une lenteur si nouvelle, ou bien s'il fallait continuer à s'enfoncer en Russie, pour frapper avant la fin de la saison un coup décisif, auquel ne pût pas tenir le caractère mobile de l'empereur Alexandre. C'étaient les rapports de ses deux généraux d'avant-garde qui devaient faire pencher d'un côté ou de l'autre la balance oscillante en ce moment dans ses mains.

Conduite de Murat et de Davout à la tête de l'avant-garde. Murat et Davout suivaient en effet, l'un avec sa cavalerie, l'autre avec son infanterie, les traces de la grande armée russe qui se retirait par la route de Moscou. Ils avaient occupé Solowiewo, au bord du Dniéper, après quelques combats d'arrière-garde, et laissant à d'autres le soin de conserver ce poste, ils avaient couru sur Dorogobouge, dernier point où la route de Moscou rencontre les sinuosités du Dniéper. Les rapports de ces deux chefs différaient comme leurs caractères. Fréquents conflits entre ces deux chefs. La bravoure éclatante mais inconsidérée de Murat, prodiguant follement sa cavalerie dans les reconnaissances, mais dans les combats la jetant sur l'ennemi avec un merveilleux à-propos, et malheureusement ne sachant pas la ménager de manière à la faire durer, était antipathique à la solide et froide raison du maréchal Davout, qui ne dépensait inutilement ni la vie ni les forces de ses hommes, avançait moins vite que d'autres, et en revanche ne reculait jamais. Quand Murat, engagé avec témérité, demandait l'infanterie du maréchal, celui-ci l'amenait sans se faire attendre, tirait d'embarras le brillant roi de Naples, sans jamais vouloir toutefois lui confier des soldats de la vie desquels il était avare. Il n'y avait que quelques jours qu'ils marchaient ensemble, et déjà il s'était élevé entre eux de vives altercations, dans lesquelles la vivacité du chef couronné de notre cavalerie était venue se briser contre la ténacité du chef de notre infanterie. Aussi se contredisaient-ils sans cesse dans leurs rapports à l'Empereur.

L'ennemi, dont le général Barclay de Tolly dirigeait la retraite, se retirait avec ordre et fermeté, ayant à son arrière-garde une quantité restreinte, mais suffisante et bien choisie, d'infanterie légère, d'artillerie et de cavalerie. Il rétrogradait par échelons, plaçant sur toute position où il pouvait arrêter nos cavaliers quelques pièces de canon attelées et des tirailleurs, et la défendant avec ces moyens jusqu'au moment où notre infanterie arrivait. Alors seulement il s'en allait en toute hâte, se repliait derrière d'autres échelons aussi bien postés, et ne lançait enfin sa cavalerie que dans les lieux découverts, quand elle avait chance de ramener la nôtre. Rien dans cette manière d'agir n'annonçait du trouble ou du découragement, et tout révélait au contraire une résistance qui devait grandir successivement, jusqu'à devenir une bataille générale lorsque l'ennemi jugerait convenable d'en livrer une. Leurs rapports contradictoires. Murat n'observant que très-superficiellement ce qui se passait devant lui, ne tenant compte que de cet abandon successif des positions occupées par l'ennemi, prétendait que les Russes étaient démoralisés, et que, dès qu'on pourrait les joindre, on n'aurait qu'à les aborder pour les accabler, qu'il suffisait donc de marcher vite pour trouver sur son chemin l'occasion d'un beau triomphe. Le maréchal Davout soutenait fortement le contraire, et affirmait qu'il n'avait jamais vu une retraite mieux conduite, et dont il fût moins facile de triompher en galopant sur les traces de l'ennemi. Tout en se contredisant, Murat et Davout sont d'accord sur un point, c'est qu'il y aura une grande bataille. Il pensait que sans s'épuiser à courir après les Russes, qu'on ne réussirait pas à devancer, on les rencontrerait bientôt dans une position de leur choix, où ils se défendraient à outrance, et devant laquelle on ferait bien, si on voulait livrer bataille, d'arriver avec des forces sagement ménagées. Il croyait donc à une bataille prochaine, mais sanglante, et l'une des plus terribles du siècle. Il écrivait en ce sens à Napoléon plus d'une fois par jour, et contredisait par conséquent tous les rapports de Murat. Pourtant ces deux chefs de notre avant-garde étaient d'accord sur un point, c'est qu'on trouverait bientôt une bataille sur son chemin, facile suivant l'un, difficile suivant l'autre, certaine suivant tous les deux.

Les Russes trouvés un moment en position à Dorogobouge, avec l'intention apparente de livrer bataille. En approchant de Dorogobouge, on aperçut les Russes rangés en bataille derrière une petite rivière qu'on appelle l'Ouja, et qui, après avoir traversé des terrains plus ou moins accidentés, allait se jeter vers notre gauche dans le Dniéper, à un lieu nommé Ouswiat (voir la carte no 55). À leur attitude, à leur nombre, à leur vaste déploiement, on devait croire à une affaire générale. La petite rivière qu'il fallait franchir pour les atteindre n'était pas un obstacle bien sérieux, mais elle avait des bords fangeux et d'un accès difficile. Toutefois, en remontant un peu sur notre droite, on avait l'espérance de tourner les Russes, et, si on agissait de ce côté avec des forces suffisantes, il était probable qu'on parviendrait à les refouler dans l'angle que l'Ouja forme avec le Dniéper. Murat et Davout mandent cette circonstance à Napoléon. Il y avait donc en cet endroit chance d'une grande et décisive rencontre, et sur-le-champ Davout et Murat le mandèrent à Napoléon, se trouvant cette fois seulement du même avis dans le rapport qu'ils lui adressèrent. L'armée polonaise, qui marchait à deux lieues sur notre droite, alla prendre position vers les sources de l'Ouja, point par lequel on espérait tourner l'ennemi. C'est le 23 au soir que notre avant-garde, partie de Smolensk le 20, envoya ce rapport à Napoléon.

Barclay de Tolly avait effectivement pris la résolution de livrer bataille, vaincu par les cris de ses soldats et de ses officiers. Ce qu'elle avait cru apercevoir était la vérité même. Le judicieux et intrépide Barclay de Tolly, après avoir bravé courageusement les propos injurieux dont il était l'objet, sentait sa fermeté s'évanouir, surtout depuis la retraite de Smolensk, qu'il lui avait fallu ordonner malgré tous les généraux russes, et en particulier malgré le prince Bagration. Le déchaînement contre lui était universel. Les généraux comme les hommes politiques ont besoin de courage civil, et doivent savoir dédaigner les vains propos de la soldatesque, qui a aussi souvent perdu les armées que la multitude a perdu les États libres quand on l'a écoutée. Pour nous Français, il ne pouvait rien arriver de plus heureux que de livrer bataille près de Smolensk; pour les Russes, il ne pouvait rien y avoir de plus funeste. Mais les chefs de l'armée, recueillant les plaintes des soldats et surtout celles de la nation, dont on brûlait les villes et les villages, disaient qu'on se défendait avec des ruines, avec des ruines russes, et qu'il serait plus noble et moins dommageable de se défendre avec du sang. L'emportement des esprits était tel qu'on se demandait avec raison, si, malgré tout le danger d'une bataille livrée aux Français si près de leurs ressources, il n'y aurait pas un danger plus grand encore à laisser la démoralisation s'introduire dans les troupes, et à fournir plus longtemps prétexte à ce mépris des chefs qui commençait à engendrer la plus affreuse indiscipline. C'est ce motif qui avait décidé Barclay de Tolly, et lui avait fait abandonner le projet de retraite à l'intérieur, pour celui d'une bataille acharnée livrée immédiatement. En conséquence, il avait envoyé le quartier-maître général, colonel Toll, pour choisir un champ de bataille, et celui-ci avait adopté la position qui s'était offerte derrière l'Ouja, en avant de Dorogobouge. Arrivé là le 22, Barclay de Tolly avait changé l'emplacement de la deuxième armée, que commandait le prince Bagration, et l'avait établie à sa gauche, au point même où nous pouvions tourner la ligne des Russes. Toute la journée du 23, en effet, il s'appliqua à étudier les lieux, à s'y bien asseoir, et à y faire ses préparatifs de combat. Murat et Davout, quoique appréciant différemment l'état moral de l'ennemi, ne se trompaient donc pas en écrivant à l'Empereur que les Russes étaient prêts à livrer bataille, et que, si on était disposé à l'accepter, il fallait accourir en masse pour combattre avec toutes ses forces.

Napoléon en apprenant que l'armée russe paraît disposée à accepter la bataille, forme la résolution de se porter à Dorogobouge. Napoléon reçut cette nouvelle quelques heures après qu'elle avait été expédiée, car, s'il avait fallu trois jours aux troupes de l'avant-garde pour franchir cet espace, dix ou douze heures suffisaient à un courrier. En la recevant, Napoléon résolut de quitter Smolensk pour courir à cet événement décisif, éclatant, dont il croyait avoir besoin pour se soutenir dans la position où il s'était mis. Le fait seul de son déplacement avec toutes ses forces pour se rendre à plusieurs journées de Smolensk, tranchait à moitié la question qui le préoccupait actuellement, mais la tranchait sans qu'il s'en doutât, car les raisons d'aller chercher cette bataille tant désirée, fût-ce à quelques marches, étaient si fortes, qu'il n'y avait pas à hésiter. Il n'hésita donc pas à partir le 24 avec la garde, sans résoudre encore au surplus d'une manière irrévocable la question de savoir s'il hivernerait en Pologne, ou marcherait à Moscou. Il n'en fit pas moins toutes ses dispositions comme pour un départ définitif, parce que, sans être entièrement décidé, il se doutait qu'il pourrait être entraîné plus loin, et qu'il ne voulait pas faire un pas en avant sans avoir pris sur ses derrières des précautions dignes de sa prévoyance.

Ordres éventuels donnés à Smolensk, pour le cas, incertain encore, où Napoléon s'enfoncerait en Russie. Déjà il avait employé cinq jours à ordonner à Smolensk les établissements militaires qu'il créait partout où il passait, et qui malheureusement ne s'achevaient pas toujours quand il était parti. Il avait prescrit la construction de vingt-quatre fours, la conversion des couvents et des églises en magasins, l'approvisionnement de ces magasins avec les ressources du pays, la formation d'un vaste hôpital pourvu de tous les objets nécessaires, disposition urgente, car on avait quatre mille Français et trois mille Russes à panser, et le matériel des ambulances étant resté en arrière, on était obligé de suppléer au linge avec le papier des vieilles archives de Smolensk. Il avait prescrit encore l'enlèvement des corps morts, que la population fugitive ne pouvait faire disparaître, et dont la présence sur un sol brûlant était non-seulement hideuse, mais pestilentielle; l'établissement d'un pont sur pilotis à Smolensk, la réparation des murailles de cette ville, leur armement, et enfin cent autres mesures d'une égale utilité. Il laissa dans Smolensk une division de sa jeune garde sous le général Delaborde, celui qui avait si bien servi en Portugal, en attendant que les détachements restés sur les derrières pussent venir former la garnison de cette ville importante. Il y appela ceux qu'il avait laissés à Witebsk, où ils devaient être remplacés par d'autres. Il changea la route de l'armée, et au lieu de la faire passer par les points que lui-même avait parcourus dans sa marche, c'est-à-dire par Gloubokoé, Ouchatsch, Beschenkowiczy et Witebsk, il décida qu'elle passerait par Smorgoni, Minsk, Borisow, Orscha, parce qu'elle serait ainsi plus courte. Il décida que les bataillons de marche, amenant les recrues à l'armée selon les règles qu'il avait depuis longtemps établies, suivraient cette nouvelle ligne d'étapes. Il donna des ordres pour accélérer leur arrivée. La division polonaise Dombrowski, détachée du corps de Poniatowski, et placée à Mohilew pour lier la grande armée avec le corps austro-saxon, reçut une brigade de cavalerie légère, afin qu'elle pût étendre sa surveillance plus au loin, et mieux veiller sur notre nouvelle base d'opération. Il écrivit aux maréchaux Saint-Cyr et Macdonald qui gardaient la Dwina, au prince de Schwarzenberg qui gardait le bas Dniéper, les avertit les uns et les autres qu'il allait se porter en avant pour livrer une bataille décisive, et leur recommanda de bien protéger les flancs de la grande armée pendant qu'il essayerait de frapper un coup mortel sur l'ennemi. Il manda enfin au duc de Bellune de se préparer à venir à Wilna, parce que de ce point central, le 9e corps serait la ressource de celui de nos généraux qui se serait laissé battre sur l'une ou l'autre de nos ailes.

Départ de Napoléon pour Dorogobouge. Ayant expédié sa garde le matin même du 24, et ordonné à Ney, qui suivait Davout, de se serrer sur la tête de l'armée, au prince Eugène qui avait cheminé sur la gauche par Doukhowtchina, de se diriger sur Dorogobouge, il partit le soir de sa personne, et marcha toute la nuit du 24 au 25 août pour arriver le 25 avec le soleil levant, et livrer peut-être la bataille, objet de ses désirs les plus ardents.

Son arrivée à Dorogobouge. Il trouve l'armée russe décampée. Mais en arrivant le 25, il trouva les apparences de cette bataille, entrevues d'abord avec tant de joie, à peu près évanouies, du moins pour le moment. En effet, après un premier examen de la position, le prince Bagration qui en occupait la partie difficile à défendre, puisqu'il était au point même où l'Ouja pouvait être franchie, et où la gauche des Russes courait le risque d'être tournée, le prince Bagration l'avait jugée détestable, et avait traité d'une manière offensante le colonel Toll, qui s'attachait à la justifier auprès de lui. Dès lors la bataille avait été encore ajournée par la volonté même de celui qui la demandait avec le plus d'ardeur. Cette armée était à la recherche d'un meilleur champ de bataille. Cela étant, Barclay de Tolly avait pris le parti de décamper, et de traverser rapidement Dorogobouge pour se rendre à Wiasma, où l'on disait que se trouvait une position beaucoup plus avantageuse.

C'est ainsi que l'armée russe qu'on avait crue si disposée à combattre, s'était tout à coup dérobée, de manière à persuader qu'elle n'y avait jamais songé. Mais le tact de Napoléon était si sûr, le maréchal Davout avait tant d'expérience, qu'il leur était impossible de s'y méprendre, et qu'ils reconnurent parfaitement dans ces haltes suivies de retraites subites, non pas les irrésolutions, mais les tâtonnements d'une armée qui, déterminée à combattre, cherchait seulement le terrain où elle pourrait le faire avec le plus d'avantage. Il était évident qu'en la suivant deux ou trois jours encore, on la trouverait enfin disposée à tenir ferme, et à recevoir la bataille qu'on lui avait tant de fois offerte. En voyant qu'au prix de quelques marches de plus, il pourra joindre les Russes et les battre, Napoléon se décide à les suivre. Dans un tel état de choses, s'arrêter pour deux ou trois marches qui restaient à faire, ne semblait pas une résolution suffisamment motivée, et Napoléon ayant déjà franchi les trois étapes qui séparaient Smolensk de Dorogobouge, n'hésita point à franchir les trois qui séparaient Dorogobouge de Wiasma, où il était probable qu'on joindrait enfin l'armée russe. Seulement, comme il n'était pas homme à se tromper sur les conséquences de ses actions, il ne douta plus de ce qui allait arriver, c'est-à-dire de l'enchaînement de choses qui devait le conduire jusqu'à Moscou[18]. À Wiasma il ne serait pas encore à la moitié du chemin de Smolensk à Moscou, mais il en approcherait; il l'aurait dépassée à Ghjat, et ce ne serait pas le cas, si on gagnait une grande bataille à quelques journées de Moscou, de s'arrêter, et de renoncer à l'immense éclat de l'entrée des Français dans cette vieille capitale des czars. Parti de Smolensk sans être encore fixé, il se décida définitivement à Dorogobouge, et le 26 il donna ses ordres comme il convenait de les donner pour une marche qui ne se terminerait plus qu'à Moscou même.

Soins de Napoléon pour assurer sa base d'opération en s'enfonçant en Russie. Bien qu'en quittant Smolensk il se fût occupé de sa base d'opération, Napoléon dut s'en occuper davantage encore en prenant le parti de se porter à si grande distance. Cette base qui avait été d'abord à Dantzig et à Thorn, puis à Kœnigsberg et à Kowno, plus tard à Wilna, s'était déplacée successivement à mesure que se prolongeait cette marche extraordinaire à travers la Pologne et la Russie. La nouvelle base sur laquelle il fallait s'appuyer était évidemment Smolensk. C'est là qu'était le nœud qui unissait la Dwina et le Dniéper, et les reliait avec Wilna et Kowno. Le corps du duc de Bellune amené à Smolensk. Aussi Napoléon résolut-il d'y appeler sur-le-champ le corps du maréchal Victor, composé d'environ 30 mille hommes, dont un tiers de troupes françaises, un tiers d'excellentes troupes polonaises, et un tiers de troupes de Baden et de Berg très-bien organisées. Ce corps, qu'allait grossir le courant continuel des bataillons de marche, étant placé à Smolensk, où il se reposerait et se nourrirait bien, devait être prêt à soutenir ou le maréchal Saint-Cyr, ou le prince de Schwarzenberg, dans le cas où l'un des deux viendrait à essuyer des revers. Napoléon pensait que loin d'éprouver des revers ils obtiendraient au contraire des succès, en usant bien de leurs forces. Mettant toutefois les choses au pis, il supposait qu'ils seraient réduits à la défensive, ce qui était à ses yeux la plus défavorable des éventualités possibles, et dès lors il considérait le corps du maréchal Victor comme destiné à faire face aux troupes qui reviendraient de Turquie. Il ne lui semblait pas qu'il pût venir plus de 30 mille hommes du bas Danube, ce qui était vrai, et dans ce cas, soit que ces troupes se dirigeassent par la Volhynie sur la Pologne, soit qu'elles se dirigeassent par l'Ukraine sur Kalouga et Moscou, le 9e corps nous mettrait en mesure de leur tenir tête, en marchant au secours, ou du prince de Schwarzenberg, ou de la grande armée elle-même. Ce que Napoléon était le plus disposé à croire, c'est que la Russie étant frappée au cœur par une marche sur Moscou, ne songerait pas à porter des forces à ses extrémités, et que l'amiral Tchitchakoff ne serait pas dirigé sur Kiew, mais sur Kalouga. Aussi regardait-il la position du duc de Bellune à Smolensk comme la mieux choisie pour toutes les hypothèses imaginables. En conséquence il lui envoya ses ordres de Dorogobouge le 26 août, et lui donna des instructions conformes aux idées que nous venons d'émettre.

Deux des divisions du corps d'Augereau amenées de Prusse en Lithuanie. Il étendit sa prévoyance plus loin encore. Il ne voulait pas que ce corps fût disséminé en petites garnisons: pour prévenir cet inconvénient il avait attiré déjà sur Wilna divers régiments saxons, polonais, westphaliens, anséatiques, restés jusqu'ici à Dantzig et à Kœnigsberg. Il ordonna de les amener tous à Minsk et à Smolensk, pour y fournir les garnisons et les détachements dont on aurait besoin. Afin de les remplacer à Dantzig, il avait précédemment appelé dans cette place l'une des divisions du maréchal Augereau, commandée par le général Lagrange, et toute composée de bataillons de marche. Il résolut de faire venir cette division elle-même à Smolensk, pour renforcer les divers corps de la grande armée, y remplir les vides produits par les batailles qu'on allait livrer, et jalonner la route en attendant. Cette division dut être remplacée à Dantzig, par une autre, appartenant également au corps du maréchal Augereau, celle du général Heudelet, qui comprenait uniquement des quatrièmes bataillons. Le maréchal Augereau allait ainsi se trouver entièrement privé de l'une de ses quatre divisions, celle qu'on appellerait à Smolensk. Napoléon y pourvut au moyen de troupes qu'il résolut de tirer d'Italie. On se souvient sans doute que se défiant de la cour de Naples il avait, avec plusieurs beaux régiments français et divers corps étrangers au service de France, formé entre Rome et Naples un corps sous le général Grenier. Ces divisions remplacées en Prusse par les troupes du général Grenier tirées d'Italie. Tenant Murat sous sa main, et n'ayant plus rien à craindre de sa légèreté, il pensa que l'armée napolitaine, qui avait été organisée avec soin, suffirait à la garde du midi de l'Italie; il lui laissa d'ailleurs les régiments d'Isembourg et de Latour-d'Auvergne, et ordonna de réunir à Vérone les troupes françaises du général Grenier, pour en former une belle division de 15 mille hommes, composée de ce qu'il y avait de meilleur en Italie. Il prescrivit au général Grenier de s'acheminer vers Augsbourg le plus tôt possible, mais toutefois en marchant avec la prudence convenable, afin de ne pas couvrir les routes de traînards. Le corps du maréchal Augereau allait ainsi gagner beaucoup plus qu'il ne perdait, et se retrouver à quatre divisions, et au chiffre de 50 mille hommes de troupes actives.

Ainsi avec un corps de 50 mille hommes entre Berlin et Dantzig, avec de fortes garnisons à Dantzig, à Kœnigsberg, à Memel, à Kowno, à Wilna, à Witebsk, avec les deux corps des maréchaux Macdonald et Saint-Cyr sur la Dwina, avec celui du prince de Schwarzenberg sur le Dniéper, avec une belle division polonaise à Mohilew pour relier le prince de Schwarzenberg à la grande armée, avec le corps du duc de Bellune parfaitement disponible à Smolensk, et prêt à secourir celle de ses ailes qui serait en péril ou à s'élever à sa suite jusqu'à Moscou, enfin avec un courant continuel de bataillons de marche servant de garnisons dans toutes les villes de la route en attendant qu'ils vinssent recruter la grande armée, avec tous ces moyens, disons-nous, Napoléon se regardait comme en sûreté, et ne croyait pas qu'on pût jamais comparer sa conduite à celle de Charles XII.

Assurément ces vastes mesures étaient dignes de sa haute prévoyance, et semblaient devoir le garantir contre tous les accidents. Cependant l'une d'elles était de la part de ses lieutenants l'objet de beaucoup d'observations trop timidement présentées, et malheureusement justifiées par l'événement, c'était celle qui consistait à laisser divisés en deux corps les troupes destinées à garder la Dwina. Le corps du maréchal Saint-Cyr, comptant depuis les derniers événements 20 mille Français et 10 mille Bavarois, eût été suffisant peut-être avec un général très-entreprenant, et surtout avec des subsistances, pour battre le corps de Wittgenstein. Mais réduit à moins de 24 mille combattants par l'envoi de nombreux détachements à la recherche des vivres, placé à de grandes distances de ses appuis, dans des régions inconnues, on ne devait pas s'étonner que, même sous un général habile comme le maréchal Saint-Cyr, il ne fît rien de bien décisif. Le maréchal Macdonald avec tout au plus 24 mille hommes, répartis entre Riga et Dunabourg, ne pouvait ni prendre Riga, ni se tenir en communication avec le maréchal Saint-Cyr. Au contraire en réunissant ces deux corps, ainsi que le proposait le maréchal Macdonald, on eût accablé Wittgenstein, on eût pu se porter bien au delà de la Dwina, s'établir même à Sebej, forcer ainsi Wittgenstein à se replier sur Pskow, et avoir de ce côté une supériorité décidée. (Voir la carte no 54.) Il est vrai que la Courlande eût été exposée aux courses de la garnison de Dunabourg, et qu'on n'aurait pas assiégé Riga, dont Napoléon tenait à s'emparer. Mais si l'on occupait fortement Tilsit, si l'on gardait bien le cours du Niémen jusqu'à Kowno, les courses des Cosaques en Courlande ne pouvaient pas avoir de grandes conséquences; et quant au siége de Riga, il était bien peu vraisemblable qu'un corps de moins de 24 mille hommes, obligé de disperser un tiers de son effectif en détachements, fût capable de l'exécuter. Sauf cette disposition, dont on verra plus tard les conséquences, et qui tenait au penchant fatal de vouloir poursuivre tous les buts à la fois, Napoléon prit les véritables mesures que la situation comportait. Sentant la difficulté d'assurer la correspondance de la grande armée avec ses derrières, à travers les bandes de Cosaques, il ordonna qu'à tout relais de poste fût établi un blockhaus, espèce de petite citadelle construite avec des palissades, devant contenir cent hommes d'infanterie, deux bouches à feu, quinze hommes de cavalerie, un magasin, un petit hôpital, des chevaux de poste, un commandant intelligent et énergique. Les gouverneurs de Minsk, de Borisow, d'Orscha, de Smolensk, furent chargés d'y pourvoir avec leurs garnisons, et de la sorte ni les paysans ni les Cosaques ne pouvaient empêcher la communication des nouvelles et des ordres. Immenses approvisionnements ordonnés en Lithuanie pour le cas où l'on viendrait y passer l'hiver. Enfin s'attendant, si une victoire et la prise de Moscou n'accablaient pas le courage d'Alexandre, à revenir hiverner en Pologne, il voulut que soit avec de l'argent, soit avec des réquisitions, on levât en Lithuanie et en Pologne 1200 mille quintaux de grains, 60 mille bœufs, 12 millions de boisseaux d'avoine, 100 mille quintaux de foin, 100 mille de paille, et qu'on réunît ces vastes approvisionnements à Wilna, à Grodno, à Minsk, à Mohilew, à Witebsk, à Smolensk. Il y avait là de quoi nourrir l'armée pendant plus d'un an, et il était très-possible, surtout avec de l'argent, de se procurer ces denrées en Pologne. Napoléon avait amené à sa suite un gros trésor en numéraire, et de plus de faux roubles en papier, qu'il avait sans aucun scrupule fait fabriquer à Paris, se croyant justifié par la conduite des coalisés, qui, à une autre époque, avaient rempli la France de faux assignats.

Après toutes ces précautions, Napoléon quitte Dorogobouge. Toutes ces précautions prises, Napoléon quitta Dorogobouge dans l'ordre suivant. Murat, avec la cavalerie légère des maréchaux Davout et Ney, avec la cavalerie de réserve des généraux Nansouty et Montbrun, avec beaucoup d'artillerie attelée formait l'avant-garde; le maréchal Davout le suivait immédiatement, ayant toujours une de ses divisions prête à soutenir la cavalerie. Distribution de l'armée pendant sa marche en avant. Après Davout marchait Ney, après Ney la garde. À droite le prince Poniatowski avec son corps et la cavalerie de Latour-Maubourg, se tenant à deux ou trois lieues de la grande route, s'appliquait à déborder l'ennemi, et recueillait des informations, que la langue parlée par les Polonais et la moindre disparition des habitants sur les routes latérales, lui permettaient de se procurer plus facilement. Le prince Eugène occupait une semblable position sur la gauche, et marchait à deux ou trois lieues de la grande route, toujours un peu en avant du gros de l'armée, afin de déborder les Russes. Il était précédé par la cavalerie du général Grouchy.

Le quartier général suivait avec les parcs d'artillerie et du génie, avec mille voitures d'équipages chargées de vivres. Ces vivres étaient destinés à nourrir la garde, que Napoléon ne voulait pas habituer à la maraude, et à fournir la subsistance de l'armée elle-même le jour où il faudrait se concentrer pour livrer bataille. Sauf le corps de Davout qui avait huit jours de vivres sur le dos des soldats, et une réserve de trois ou quatre sur voitures, les autres corps devaient se nourrir dans le pays. On s'était aperçu en effet que les villages étaient moins dépourvus qu'on ne l'avait supposé d'abord, et que sur les routes latérales notamment, où les Russes n'avaient pas eu le temps de tout détruire, il restait une assez grande masse de subsistances. C'était la ressource réservée au prince Eugène sur la gauche, au prince Poniatowski sur la droite.

Sa force numérique. L'armée était donc débarrassée d'une partie de ses charrois. Elle ne portait en quantité considérable que des munitions d'artillerie, et en fait d'équipages de pont elle s'était restreinte aux fers et aux outils nécessaires pour jeter des ponts de chevalets. Sur ce plateau central, qui sépare la Baltique de la mer Noire, les rivières, presque toutes à leur naissance, étaient lentes et peu profondes, et pour les franchir on n'avait pas besoin de traîner des bateaux avec soi. Ses dispositions morales. Sous le rapport de la qualité des hommes, l'armée était ramenée à ce qu'elle avait compté de meilleur dans ses rangs. Elle avait perdu depuis Witebsk environ 15 mille hommes en divers combats, notamment à Smolensk et à Valoutina; elle en avait bien perdu 10 mille par la marche. Elle avait laissé une division de la garde à Smolensk, une division italienne, et la cavalerie légère du général Pajol en observation sur la route de Witebsk, et par toutes ces causes elle était réduite de 175 mille hommes à environ 145 mille. Il est vrai qu'on ne pouvait rien voir de plus beau. Le temps était d'une parfaite sérénité: on marchait sur une large et belle route, bordée de plusieurs rangées de bouleaux, à travers de vertes plaines, et, quoique l'esprit des généraux fût assombri, les soldats se laissaient guider superstitieusement par l'étoile de leur chef. Bruit répandu qu'on va à Moscou, et entraînement vers ce but lointain. Le bruit s'était déjà répandu qu'on allait à Moscou.—À Moscou! criaient les soldats, à Moscou!... et ils suivaient Napoléon comme autrefois les soldats macédoniens suivaient Alexandre à Babylone.

Arrivée à Wiasma le 28 août. Le 28, on arriva à Wiasma, jolie ville assez peuplée, traversée par une rivière dont les ponts étaient détruits. (Voir la carte no 55). N'épargnant pas plus les cités que les hameaux, les Russes avaient mis le feu à cette pauvre ville de Wiasma, mais, suivant leur coutume, ils l'avaient mis à la hâte, et au dernier moment. Aussi nos soldats parvinrent-ils à l'éteindre, et à sauver une partie des maisons et des vivres. Ils s'empressèrent également de rétablir les ponts. Les habitants avaient tous pris la fuite, et l'on n'était retenu ni par les égards de l'humanité, ni par ceux de la politique, dans la manière de jouir du pays conquis. On s'établissait donc dans ce qu'on avait arraché au feu, comme dans un bien à soi, et l'on en vivait sans réserve, même sans économie, devant partir le lendemain. Malheureusement, si on était prompt à se jeter au milieu des flammes pour arrêter leur ravage, on parvenait difficilement à s'en rendre maître à cause du bois, qui est en Russie la matière de la plupart des constructions; et puis quand on avait réussi, les soldats en voulant cuire du pain dans les fours que chaque maison renfermait, mettaient par négligence le feu que les Russes avaient mis par calcul, et qu'on avait éteint par besoin. Pourtant, quoique avec peine et à travers mille hasards, on vivait, car l'industrie du soldat français égalait son courage.

On trouve les Russes encore en retraite. D'après les bruits recueillis à l'avant-garde, bruits vrais d'ailleurs, nous aurions dû rencontrer les Russes à Wiasma prêts à recevoir cette terrible bataille, à laquelle ils avaient fini par se résoudre, et qu'ils étaient décidés à accepter dès que le terrain leur paraîtrait favorable. Mais les Russes n'ayant pas jugé convenable celui de Wiasma, avaient reporté leurs vues sur celui de Czarewo-Zaimitché, situé à deux journées au delà, lequel devait opposer à l'assaillant de très-grandes difficultés. Il semblait que depuis que le général Barclay de Tolly avait concédé aux passions de son armée la bataille tant demandée, on fût moins impatient de la livrer, et plus difficile sur le choix du terrain. La multitude, dans les camps comme sur la place publique, est toujours la même: lui accorder ce qu'elle désire, est presque un moyen de l'en dégoûter. Les Russes recherchent à chaque station un poste favorable pour combattre. Les plus ardents partisans de la bataille, le prince Bagration entre autres, ne trouvaient aucun terrain à leur gré. Ils n'avaient pas voulu de celui de l'Ouja, ils ne voulaient pas davantage de celui de Wiasma; ils remettaient maintenant jusqu'à Czarewo-Zaimitché. On voit à travers quelles vicissitudes finissait par prévaloir le système d'une retraite continue, tendant à nous attirer dans les profondeurs de l'empire.

Napoléon, décidé à les suivre, ne compte plus les distances. Du reste, pour Napoléon ce n'était plus une question que celle de savoir s'il fallait suivre les Russes. Il avait pris son parti à cet égard, depuis qu'il était convaincu qu'ils finiraient par accepter la bataille, et une ou deux marches de plus pour arriver à ce résultat, qui à ses yeux devait être décisif, n'étaient plus une considération capable de l'arrêter. Il ne fut donc ni étonné ni dépité de trouver à Wiasma les Russes encore décampés, et il résolut de les suivre sur la route de Ghjat. Inquiétudes qui commencent à s'emparer de l'esprit des principaux chefs de l'armée française. Pourtant autour de lui de sinistres pressentiments commençaient à préoccuper les esprits. Chaque soir la nécessité d'aller aux fourrages faisait perdre des centaines d'hommes, et la fatigue tuait des centaines de chevaux. L'armée diminuait à vue d'œil, surtout la cavalerie, et on pouvait craindre que ce système des Parthes, dont les Russes se vantaient dans leurs bivouacs tout en insultant les généraux qui le pratiquaient, ne fût que trop réel, et trop près de réussir. Timides représentations de Berthier. Berthier, quoique d'une réserve extrême, Berthier, qui avait à la guerre le bon sens du prince Cambacérès dans la politique, mais qui n'était pas plus hardi lorsqu'il fallait en tenir le langage, Berthier se permit d'adresser quelques représentations à l'Empereur sur les dangers de cette expédition poussée à outrance, et exécutée en une seule campagne au lieu de deux. Il fit valoir les fatigues, la disette de vivres, l'affaiblissement successif de l'effectif, la mortalité des chevaux, et par-dessus tout la difficulté du retour. Napoléon, qui savait bien tout ce qu'on pouvait dire sur ce sujet, et qui s'irritait de trouver dans la bouche des autres l'expression de pensées qui obsédaient son esprit, reçut fort mal les observations du major général, et lui adressa ce reproche blessant qu'il jetait à la face de quiconque lui faisait une objection:— Dure réponse de Napoléon. Et vous aussi, vous êtes de ceux qui n'en veulent plus!—Puis il alla presque jusqu'à l'injurier, le comparant à une vieille femme, lui disant qu'il pouvait, s'il le voulait, retourner à Paris, et qu'il saurait se passer de ses services. Berthier, humilié, lui répondit avec une douleur concentrée, se retira au quartier du major général, et pendant plusieurs jours cessa d'aller s'asseoir à la table impériale, bien qu'il y prît ordinairement tous ses repas[19].

Désagrément infligé au maréchal Davout, à l'occasion de la résistance que ce maréchal veut opposer à Murat. Un autre incident également regrettable eut lieu à la même époque. On a vu comment le maréchal Davout et Murat étaient toujours en dissentiment à l'avant-garde, ainsi qu'il convenait à des caractères aussi différents. Le maréchal Davout à Wiasma, irrité de voir la cavalerie trop peu ménagée par Murat, lui refusa son infanterie, ne voulant pas qu'elle fût traitée comme l'était la cavalerie. Murat eut beau alléguer sa qualité de roi, de beau-frère de l'Empereur, le maréchal Davout s'obstina dans son refus, et devant toute l'armée défendit au général Compans d'obéir au roi de Naples. L'altercation avait été si vive qu'on ne savait ce qu'elle amènerait, mais elle fut bientôt apaisée par la présence de Napoléon, qui, tout en partageant l'opinion du maréchal Davout, fut blessé du peu d'égards de ce maréchal pour la parenté impériale, et lui infligea un désagrément public en décidant que la division Compans, pendant qu'elle serait à l'avant-garde, obéirait aux ordres de Murat.

Marche de Wiasma sur Ghjat. On partit de Wiasma le 31 août pour Ghjat. Sur le chemin on espérait rencontrer les Russes à Czarewo-Zaimitché. En y arrivant on les trouva partis, comme à Wiasma, comme à Dorogobouge. On ne s'en étonna point cependant, et on résolut de les suivre, certain qu'on était de les atteindre bientôt. En effet, tous les traînards qu'on recueillait, rapportaient unanimement que l'armée allait livrer bataille, et qu'elle n'attendait pour s'y décider que les renforts envoyés du centre de l'empire. Dans cette même journée, la cavalerie légère s'empara d'un Cosaque, canonnier dans le corps de Platow. Comme il paraissait fort intelligent, l'Empereur désirant l'interroger lui-même pendant la marche, ordonna qu'on lui fournît un cheval, et le fit placer entre lui et M. Lelorgne d'Ideville, interprète attaché au quartier général. Conversation d'un Cosaque interrogé par Napoléon. Le Cosaque, ignorant la compagnie dans laquelle il se trouvait, car la simplicité de Napoléon n'avait rien qui pût révéler à une imagination orientale la présence d'un souverain, s'entretint avec la plus extrême familiarité des affaires de la guerre actuelle. Il raconta tout ce qu'on disait dans l'armée russe des divisions des généraux, prétendit que Platow lui-même avait cessé d'être ami de Barclay de Tolly, vanta les services des Cosaques, sans lesquels les Russes, affirmait-il, auraient été déjà vaincus, assura que sous peu de jours on aurait une grande bataille, que si elle avait lieu avant trois jours les Français la gagneraient, mais que si elle était livrée plus tard, Dieu seul savait ce qu'il en arriverait. Il ajouta que les Français étaient commandés, à ce qu'on rapportait, par un général du nom de Bonaparte, qui avait l'habitude de battre tous ses ennemis, mais qu'on allait recevoir d'immenses renforts pour lui tenir tête, et que cette fois peut-être il serait moins heureux, etc... Cette conversation, dans laquelle se reflétaient de la manière la plus naturelle et la plus originale toutes les idées qui circulaient dans l'armée russe, intéressa beaucoup et fit sourire à plusieurs reprises le puissant interlocuteur du jeune Cosaque. Voulant essayer l'effet de sa présence sur cet enfant du Don, Napoléon dit à M. Lelorgne d'Ideville de lui apprendre que ce général Bonaparte était justement le personnage auprès duquel il cheminait. À peine l'interprète de Napoléon avait-il parlé, que le Cosaque, saisi d'une sorte d'ébahissement, ne proféra plus une parole, et marcha les yeux constamment attachés sur ce conquérant, dont le nom avait pénétré jusqu'à lui, à travers les steppes de l'Orient. Toute sa loquacité s'était subitement arrêtée, pour faire place à un sentiment d'admiration naïve et silencieuse. Napoléon après l'avoir récompensé, lui fit donner la liberté, comme à un oiseau qu'on rend aux champs qui l'ont vu naître[20].

Arrivée à Ghjat. L'avant-garde s'était portée pendant cette journée jusqu'à Ghjat, petite ville qui était assez bien pourvue de ressources surtout en grains, et qu'on eut le temps d'arracher aux flammes. Le lendemain 1er septembre le quartier général alla s'y établir. Une pluie subite avait converti la poussière des campagnes moscovites en une fange épaisse, dans laquelle on enfonçait profondément. Napoléon, certain désormais d'une prochaine rencontre avec les Russes, veut donner deux jours de repos à l'armée pour la rallier. Napoléon épouvanté des pertes d'hommes et de chevaux qu'on faisait en avançant, résolut de s'arrêter à Ghjat deux ou trois jours. Son intention étant désormais de suivre les Russes jusqu'à Moscou, il était certain de les rencontrer, fût-ce aux portes mêmes de cette capitale, déterminés à la défendre à outrance. Il n'y avait donc aucun motif de courir à perte d'haleine pour les devancer, et il valait bien mieux arriver plus nombreux et moins fatigués sur le terrain du combat. En conséquence il prescrivit à tous les chefs de rallier leurs hommes restés en arrière, de constater par des appels rigoureux le nombre de combattants qu'on pourrait mettre en ligne, de faire la revue des armes et le compte des munitions, de se pourvoir par le moyen ordinaire de la maraude de deux ou trois jours de vivres, de disposer enfin le corps et l'âme des soldats à la grande lutte qui se préparait. Au surplus ces braves soldats s'y attendaient, d'après tous les rapports des avant-postes, et il n'était pas besoin de beaucoup d'efforts pour les y disposer, car ils la désiraient ardemment, et la considéraient comme devant être le terme de leurs fatigues, et l'une des plus grandes journées de leur glorieuse vie.

La grande bataille résolue du côté des Russes, par suite d'une révolution dans le commandement. Le moment de cette bataille était arrivé en effet, et les Russes étaient résolus à la livrer. Ils l'auraient même livrée à Czarewo-Zaimitché, si un nouveau changement survenu dans leur armée n'avait entraîné encore un retard de quelques jours. Ce changement avait sa cause à Saint-Pétersbourg, au sein même de la cour de Russie.

Ce qui s'était passé à la cour de Russie, depuis qu'Alexandre avait quitté l'armée. Alexandre expulsé en quelque sorte de l'armée, s'était transporté à Moscou pour y remplir le rôle qu'on lui avait représenté comme plus approprié à sa dignité, comme plus utile à la défense de l'empire, celui d'enthousiasmer et de soulever les populations russes contre les Français. Alexandre à Moscou. Arrivé à Moscou, il y avait convoqué le corps de la noblesse et celui des marchands, afin de leur demander des preuves efficaces de leur dévouement au prince et à la patrie. C'est le gouverneur Rostopchin qui avait été chargé de ces convocations, et il n'avait pas eu de peine à enflammer les esprits, que la présence de l'ennemi sur la route de la capitale remplissait d'une sorte de fureur patriotique. À la vue d'Alexandre venant réclamer l'appui de la nation contre un envahisseur étranger, des sanglots, des cris d'amour avaient éclaté. La noblesse avait voté la levée d'un homme sur dix dans ses terres; le commerce avait voté des subsides considérables, et avec ces hommes et cet argent on devait former une milice, qui dans le gouvernement de Moscou serait, disait-on, de quatre-vingt mille hommes. Ces levées, indépendantes de celles que l'empereur allait ordonner dans les domaines de la couronne, devaient être imitées dans tous les gouvernements que l'ennemi n'occupait point.

Alexandre à Saint-Pétersbourg. Après avoir recueilli ces témoignages d'un patriotisme ardent et sincère, Alexandre s'était rendu à Saint-Pétersbourg, pour y prescrire toutes les mesures qu'exigeait cette espèce de levée en masse, et pour présider à la direction générale des opérations militaires. Il est presque gardé à vue par les partisans de la guerre à outrance. La noblesse résidant en ce moment dans la capitale se composait des vieux Russes que leur âge forçait à vivre éloignés des camps; elle était charmée d'avoir ramené Alexandre au centre de l'empire, de le tenir en quelque sorte sous sa main, loin des fortes impressions du champ de bataille, loin surtout des séductions de Napoléon, car on craignait toujours qu'une entrevue aux avant-postes le soir d'une bataille perdue, ne le fit tomber de nouveau dans les liens de la politique de Tilsit. MM. Araktchejef, Armfeld, Stein, tous les conseillers russes ou allemands, qui depuis le départ de Wilna étaient allés attendre Alexandre à Saint-Pétersbourg, l'entouraient, le tenaient pour ainsi dire assiégé, et n'auraient pas permis une résolution qui ne fût pas conforme à leurs passions. Leur influence renforcée par l'arrivée de lord Cathcart, ambassadeur d'Angleterre. Ils avaient trouvé un renfort d'influence dans la présence de lord Cathcart, le général qui avait commandé l'armée britannique devant Copenhague, et qui venait représenter l'Angleterre à Saint-Pétersbourg, depuis la paix de cette puissance avec la cour de Russie.

Cette paix s'était conclue en un instant, immédiatement après l'ouverture des hostilités, mais point avant, ainsi qu'Alexandre l'avait promis à M. de Lauriston. Elle s'était négociée entre M. de Suchtelen, représentant de la Russie, et M. Thornton, agent anglais envoyé en Suède, et elle avait stipulé le concours de toutes les forces des deux empires pour le succès de la nouvelle guerre. Lord Cathcart était arrivé aussitôt la paix signée. Le langage de cet ambassadeur et des conseillers allemands, appuyé par le prince royal de Suède, consistait à dire que dans cette guerre on ne triompherait que par la persévérance; que sans doute on perdrait des batailles, une, deux, trois peut-être, mais qu'il suffirait d'en gagner une pour que les Français fussent détruits, avancés comme ils l'étaient dans l'intérieur de l'empire. Alexandre profondément blessé par les procédés de Napoléon, veut maintenant soutenir la guerre jusqu'à la dernière extrémité. Alexandre qui était blessé au fond du cœur de la manière hautaine dont Napoléon l'avait traité depuis deux années, de l'insensibilité visible avec laquelle ses ouvertures de paix avaient été accueillies, était décidé, maintenant que la guerre était engagée, à ne pas céder, et à résister jusqu'à la dernière extrémité. Il avait confiance dans le système de retraite continue, il en avait compris la portée, et il le voulait suivre, sans tomber dans la triste inconséquence dont ses compatriotes donnaient actuellement l'exemple. Inconséquence des Russes, qui bien qu'ils se vantent d'attirer les Français dans un abîme en les attirant dans l'intérieur de l'empire, se déchaînent contre les généraux qui se retirent au lieu de se battre. En effet, tandis qu'ils se prévalaient tous les jours de l'avantage qu'il y aurait pour eux à se retirer dans les profondeurs de l'empire, et à y attirer les Français, ils ne savaient pas faire en attendant tous les sacrifices que comportait ce genre de guerre. Il fallait effectivement se résigner à une sorte d'humiliation passagère, celle de rétrograder sans cesse, et de plus à des pertes cruelles, car ce n'étaient pas les malheureuses villes de Smolensk, de Wiasma, de Ghjat, qui payaient seules cette tactique ruineuse, c'étaient aussi les seigneurs propriétaires de châteaux et de villages situés sur la route des Français, dans une zone de douze à quinze lieues de largeur. Dans toute cette région il ne restait que des cendres, car ce que les Français sauvaient de l'incendie, ils le brûlaient ensuite eux-mêmes par négligence; et, par une contradiction singulière, tandis qu'on aurait dû comprendre la nécessité de ces sacrifices, et approuver les généraux qui battaient en retraite en détruisant tout sur leur chemin, on les appelait des lâches ou des traîtres qui n'osaient pas regarder les Français en face, et qui aimaient mieux leur opposer des ruines que du sang!

Impopularité du général Barclay de Tolly. Alexandre ayant cessé d'être responsable de la conduite de la guerre depuis son éloignement de l'armée, tout l'odieux des derniers événements militaires était retombé sur l'infortuné Barclay de Tolly. Avoir perdu Wilna, Witebsk, Smolensk sans bataille, être en retraite sur la route de Moscou, livrer le cœur de l'empire à l'ennemi sans immoler des milliers d'hommes, était un crime, une vraie trahison, et les masses en prononçant le nom de Barclay de Tolly qui n'était pas russe, disaient qu'il n'y avait pas à s'étonner de tant de revers, que tous ces étrangers au service de la Russie la trahissaient, et qu'il fallait s'en défaire. Fureurs contre ce général tant dans l'armée que dans les populations. Ce cri populaire retentissait non-seulement dans l'armée, mais dans les villes et les campagnes, et surtout à Saint-Pétersbourg. Les envieux s'étaient joints aux emportés, pour dénoncer Barclay de Tolly comme l'auteur de la catastrophe de Smolensk. Et qu'y pouvait-il, l'infortuné? Rien, comme on l'a vu. Il avait sacrifié douze mille Russes pour que cette perte ne fût pas consommée sans une large effusion de sang, et son tort, s'il en avait un, c'était d'avoir fait ce sacrifice, car Smolensk ne pouvait pas être sérieusement défendue. Toutefois, dans les malheurs publics, il faut qu'on s'en prenne à quelqu'un, et la multitude choisit souvent pour victime le bon et courageux citoyen, qui seul sert utilement le pays! Ces misères ne sont pas particulières aux États libres, elles appartiennent à tous les États où il y a des masses aveugles, et il y en a sous le despotisme au moins autant qu'ailleurs.

Nécessité de sacrifier Barclay de Tolly. Barclay de Tolly était donc perdu. Les gens sensés eux-mêmes, voyant le déchaînement auquel il était en butte, l'insubordination qui en résultait dans l'armée, étaient d'avis de le sacrifier. Popularité subite et presque inexplicable du vieux général Kutusof. Au milieu de ce délire, il y avait un nom qui se trouvait dans toutes les bouches, c'était celui du général Kutusof, ce vieux soldat borgne, que l'amiral Tchitchakof avait remplacé sur le Danube, qui précédemment avait perdu la bataille d'Austerlitz, et qui néanmoins était devenu, par son nom tout à fait russe, par sa qualité d'ancien élève de Souvarof, le favori de l'opinion publique. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ignorait que la bataille d'Austerlitz avait été perdue malgré lui, car le public ne savait pas qu'il avait conseillé de ne point la livrer; mais la passion n'a pas besoin de bonnes raisons: elle est toujours pour elle-même sa raison la meilleure. Caractère de Kutusof. Il faut ajouter cependant, que Kutusof avait rétabli les affaires des Russes dans la dernière campagne contre les Turcs, et que, bien qu'âgé de soixante-dix ans, entièrement usé par la guerre et les plaisirs, pouvant à peine se tenir à cheval, profondément corrompu, faux, perfide, menteur, il avait une prudence consommée, un art d'en imposer aux hommes nécessaire dans les temps de passion, au point d'être devenu l'idole de ceux qui voulaient la guerre de bataille, tout en étant lui-même partisan décidé de la guerre de retraite. Mais aucun homme n'était plus capable que lui de s'emparer des esprits, de les diriger, de les dominer en affectant les passions qu'il n'avait point, d'opposer à Napoléon la patience, seule arme avec laquelle on pût le battre, et de l'employer sans la montrer. La Providence, qui, dans ses impénétrables desseins, avait sans doute condamné Napoléon, la Providence, qui lui avait réservé pour adversaire aux extrémités de la Péninsule, un esprit ferme et sensé, solide comme les rochers de Torrès-Védras, lord Wellington, lui réservait dans les profondeurs de la Russie, non pas un caractère inébranlable, ainsi qu'il le fallait aux extrémités de la Péninsule où il n'y avait plus à reculer, mais un astucieux et patient antagoniste, flexible comme l'espace dans lequel il fallait s'enfoncer, sachant à la fois céder et résister, capable non pas de vaincre, mais de tromper Napoléon, et de le vaincre en le trompant. Ce ne sont pas des égaux que la Providence oppose au génie quand elle a résolu de le punir, mais des inférieurs, instruments bien choisis de la force des choses, comme si elle voulait le châtier davantage en le faisant succomber sous des adversaires qui ne le valent point.

L'aveugle fureur populaire, sans savoir pourquoi, avait trouvé dans Kutusof le vrai sauveur de l'empire. Le vieux Kutusof était donc le second adversaire qui allait arrêter Napoléon à l'autre extrémité du continent européen, et il faut reconnaître que jamais la passion populaire, dans ses engouements irréfléchis, ne s'était moins trompée qu'en désignant Kutusof au choix de l'empereur de Russie. Quand nous disons la passion populaire, nous ne prétendons pas que la populace de Saint-Pétersbourg se fût soulevée pour imposer un choix à l'empereur, bien que le peuple à demi barbare de ces contrées prît une part considérable et légitime aux circonstances du moment; mais la passion peut avoir le caractère populaire, même dans une cour. Elle a ce caractère, lorsque sages et fous, jeunes et vieux, hommes et femmes, exigent une chose sans savoir pourquoi, l'exigent pour un nom, pour des souvenirs mal appréciés, et presque jamais pour les bonnes raisons qu'il serait possible d'en donner. C'est ainsi que les cercles les plus élevés de la capitale, émus de la prise de Smolensk, demandaient Kutusof, qui depuis son retour de Turquie s'était placé très-hypocritement à la tête de la milice de Saint-Pétersbourg, et s'était offert de la sorte à tous les regards. Alexandre le choisit, sans goût et sans confiance, pour obéir à l'opinion publique. Alexandre n'avait aucune confiance en lui, n'avait conservé que de fâcheuses impressions de la campagne de 1805, ne l'avait trouvé ni ferme ni habile sur le terrain, car Kutusof ne l'était pas en effet, et n'avait qu'un mérite, fort grand du reste, celui d'être profondément sage dans la conduite générale d'une guerre, ce que son maître, égaré par quelques jeunes étourdis, était alors incapable de reconnaître. Alexandre, néanmoins, vaincu par l'opinion, s'était décidé à choisir Kutusof pour commander en chef les armées réunies de Bagration et de Barclay, ces deux généraux restant commandants de chacune d'elles. Le général Benningsen, qui avait suivi Alexandre à Saint-Pétersbourg, et dont le caractère, malgré de fâcheux souvenirs, aurait répondu assez aux passions du moment s'il avait porté un nom russe, le général Benningsen fut donné à Kutusof comme chef d'état-major.

Arrivée de Kutusof à l'armée. Aussitôt nommé, le général Kutusof était parti pour se rendre à l'armée, et c'est son arrivée à Czarewo-Zaimitché qui avait empêché qu'on ne livrât bataille sur ce terrain. Le colonel Toll, resté quartier-maître général, avait trouvé aux environs de Mojaïsk, à vingt-cinq lieues de Moscou, dans un lieu nommé Borodino, une position aussi défensive qu'on pouvait l'espérer dans le pays peu accidenté où se faisait cette guerre, et le général Kutusof, qui, tout en improuvant l'idée de se battre actuellement, était prêt cependant à livrer une bataille pour en refuser ensuite plusieurs, avait adopté le choix du colonel Toll, s'était rendu de sa personne à Borodino, et y avait ordonné des travaux de campagne, afin d'ajouter les défenses de l'art à celles de la nature. Choix de la position de Borodino pour livrer bataille aux Français. Le général Miloradovitch venait d'y amener 15 mille hommes des bataillons de réserve et de dépôt, qu'on devait verser dans les cadres de l'armée. Dix mille hommes environ des milices de Moscou, n'ayant pas encore d'uniformes, et armés de piques, venaient également d'y arriver. État de l'armée russe après l'arrivée de ses renforts. Ce renfort reportait à un effectif de 140 mille hommes l'armée russe, qui était fort affaiblie non-seulement par les combats de Smolensk et de Valoutina, mais par des marches incessantes, dont elle souffrait presque autant que nous quoiqu'elle fût très-bien nourrie. Ainsi établi à Borodino derrière des retranchements en terre, le vieux Kutusof attendait Napoléon avec cette résignation de la prudence, qui en commettant une faute la commet parce qu'elle est nécessaire, et ne songe qu'à la rendre le moins dommageable possible.

Sept. 1812. Mauvais temps qui retient Napoléon à Ghjat. Ce sont ces détails connus en gros de Napoléon, grâce à l'usage qu'il savait faire de l'espionnage, qui lui avaient persuadé qu'au delà de Ghjat il rencontrerait l'armée russe disposée à combattre. Toutefois le temps fut si affreux les 1er, 2 et 3 septembre, qu'il se sentit ébranlé un moment dans sa résolution. Tout le monde se plaignait dans l'armée de l'état des routes, sur lesquelles notre artillerie et nos équipages roulaient naguère assez facilement, mais que les dernières pluies avaient changées tout à coup en une espèce de marécage. Les chevaux mouraient par milliers de fatigue et d'inanition; la cavalerie diminuait à vue d'œil, et, ce qu'il y avait de pis, on pouvait craindre pour les transports de l'artillerie, ce qui eût rendu toute grande bataille impossible. Les bivouacs devenus froids et pénibles, étaient aussi fort nuisibles à la santé des hommes. Napoléon s'en prenait à ses lieutenants. Il avait vivement gourmandé le maréchal Ney qui perdait quelques centaines de soldats par jour. Le corps de ce maréchal, placé entre celui du maréchal Davout qui avait été à demi pourvu par l'extrême prévoyance de son chef, et la garde dont les provisions suivaient sur des chariots, était réduit à vivre de ce qu'il ramassait, et s'affaiblissait par la maraude autant qu'il aurait pu le faire par une sanglante bataille[21]. Un moment découragé par les difficultés de la marche, Napoléon est près de rebrousser chemin. Le maréchal Ney s'en était vengé en relevant avec raison les souffrances de cette trop longue marche, et en écrivant à Napoléon qu'on ne pouvait aller plus loin sans exposer l'armée à périr. Murat, qui avait bien à se reprocher une partie des maux dont on se plaignait, s'était joint à Ney; Berthier, qui n'osait plus parler, avait confirmé leur témoignage par un morne silence, et Napoléon, presque vaincu, avait répondu: Eh bien, si le temps ne change pas demain, nous nous arrêterons...—Ce qui voulait dire qu'il y verrait le commencement de la mauvaise saison, et qu'il retournerait à Smolensk! Jamais la faveur de la fortune, qui lui procura tantôt la brume dans laquelle sa flotte échappa à Nelson lorsqu'il allait en Égypte, tantôt le petit chemin au moyen duquel il tourna le fort de Bard, tantôt le soleil d'Austerlitz, n'aurait éclaté d'une manière plus visible, qu'en lui envoyant encore trois ou quatre jours d'un très-mauvais temps. Le retour subit du beau temps le décide à reprendre sa marche en avant. La fortune, hélas! ne l'aimait plus assez pour lui ménager une telle contrariété! Le 4 septembre au matin, le soleil se leva radieux, et on sentit un air vif, capable de sécher les routes en quelques heures.—Le sort en est jeté! s'écria Napoléon; partons, allons à la rencontre des Russes!...—Et il prescrivit à Murat et à Davout de partir vers midi, quand les chemins seraient séchés par le soleil, et de se diriger sur Gridnewa, moitié chemin de Ghjat à Borodino. Tout le reste de l'armée eut ordre de suivre le mouvement de l'avant-garde.

Arrivée à Gridnewa le 4 septembre, et marche vers la plaine de Borodino. On partit en effet, obéissant au destin, et on alla coucher à Gridnewa. Le lendemain 5 septembre on se remit en marche, et on se dirigea vers la plaine de Borodino, lieu destiné à devenir aussi fameux que ceux de Zama, de Pharsale ou d'Actium. En route on rencontra une abbaye célèbre, celle de Kolotskoi, gros bâtiment flanqué de tours, dont la toiture en tuiles colorées contrastait avec la couleur sombre du paysage. Aspect de la plaine de Borodino. Depuis plusieurs jours nous avions cheminé sur les plateaux élevés qui séparent les eaux de la Baltique de celles de la mer Noire et de la Caspienne, et à partir de Ghjat, on commençait à descendre les pentes d'où la Moskowa à gauche, la Protwa à droite, se jettent par l'Oka dans le Volga, par le Volga dans la mer Caspienne. Le sol semblait effectivement s'incliner vers l'horizon, et s'y couvrir d'une bande d'épaisses forêts. Un ciel à demi voilé par de légers nuages d'automne achevait de donner à cette plaine un aspect triste et sauvage. Tous les villages étaient incendiés et déserts. Il restait seulement quelques moines à l'abbaye de Kolotskoi. On laissa cette abbaye à gauche, et on s'enfonça dans cette plaine, en suivant le cours d'une petite rivière à demi desséchée, la Kolocza, qui coulait droit devant nous, c'est-à-dire vers l'est, direction dans laquelle nous n'avions pas cessé de marcher depuis le passage du Niémen. Des arrière-gardes de cavalerie, après une certaine résistance bientôt vaincue, se rejetèrent à la droite de la Kolocza, et coururent se grouper au pied d'un mamelon fortifié, où se trouvait un gros détachement d'environ quinze mille hommes de toutes armes.

Napoléon s'arrêta pour considérer cette plaine où allait se décider le sort du monde. (Voir la carte no 56.) La Kolocza coulait, avons-nous dit, droit devant nous, parcourant un lit tour à tour fangeux ou desséché, puis arrivée au village de Borodino, elle tournait à gauche, baignait des coteaux assez escarpés pendant plus d'une lieue, et finissait, après mille détours, par se perdre dans la Moskowa. Les coteaux à notre gauche, dont le pied était baigné par la Kolocza, paraissaient couverts de troupes et d'artillerie. À droite de cette petite rivière la chaîne des coteaux continuait, mais elle était moins escarpée, et de simples ravins en marquaient le pied. Description de la position occupée par l'armée russe. La ligne de l'armée russe suivait ce prolongement des coteaux: là, le site étant moins fort, les ouvrages étaient plus considérables, et de grandes redoutes armées de canons couronnaient les sommités du terrain. On sentait au premier coup d'œil qu'il fallait attaquer les Russes de ce côté, car, au lieu de la Kolocza, c'était seulement des ravins qu'on avait à franchir. Les redoutes bien armées qu'on apercevait étaient un obstacle sérieux sans doute, mais certainement pas invincible pour l'armée française.

Napoléon, afin de pouvoir se déployer plus à l'aise, fait enlever la redoute de Schwardino, placée à droite du champ de bataille. Cependant pour se porter à droite de la Kolocza il s'offrait un premier obstacle, celui d'une redoute plus avancée que les autres, construite sur un mamelon, et vers laquelle s'était repliée l'arrière-garde russe. Napoléon pensa qu'il fallait l'enlever sur-le-champ, afin de pouvoir s'établir à son aise dans cette partie de la plaine, et y faire ses dispositions pour la grande bataille. Il avait sous la main la cavalerie de Murat et la belle division d'infanterie Compans, détachée momentanément du corps du maréchal Davout pour servir à l'avant-garde. Napoléon fit appeler Murat et Compans, et leur ordonna d'emporter immédiatement cette redoute, qu'on appela la redoute de Schwardino, parce qu'elle s'élevait près du village de ce nom. Murat avec sa cavalerie, Compans avec son infanterie, avaient déjà passé la Kolocza, et se trouvaient à droite de la plaine. On approchait de la fin du jour. Les escadrons de Murat forcèrent la cavalerie russe à se replier, et nettoyèrent ainsi le terrain sur les pas de notre infanterie. Il existait un petit monticule en face de la redoute qu'on allait attaquer. Le général Compans y plaça les pièces de 12, et quelques tirailleurs choisis pour démonter l'artillerie ennemie en abattant ses canonniers. Après une canonnade assez vive, le général Compans déploya les 57e et 61e de ligne à droite, les 25e et 111e à gauche. Il fallait descendre d'abord dans un petit ravin, puis remonter la côte opposée, sur laquelle la redoute était construite, et non-seulement enlever cette redoute, mais culbuter l'infanterie russe qui était rangée en bataille de l'un et de l'autre côté. Le général Compans dirigeant lui-même les 57e et 61e, confiant au général Dupellin les 25e et 111e, donna l'ordre de franchir le ravin. Nos troupes s'avancèrent avec promptitude et aplomb, sous un feu des plus vifs. Couvertes dans le fond du ravin, elles cessaient de l'être en s'élevant sur la côte que couronnait la redoute. Parvenues sur le sommet de cette côte, elles échangèrent avec l'infanterie russe pendant quelques instants et à très-petite portée un feu de mousqueterie extrêmement meurtrier. Enlèvement de la redoute de Schwardino, le 5 septembre au soir. Le général Compans, qui pensait avec raison qu'une attaque à la baïonnette serait moins sanglante, donna le signal de la charge; mais au milieu du bruit et de la fumée, son ordre fut mal saisi. Se portant alors au galop vers le 57e qui était le plus près de la redoute, et le conduisant lui-même, il le mena baïonnette baissée sur les grenadiers de Woronzoff et du prince de Mecklenbourg. Le 57e lancé au pas de charge renversa la ligne ennemie qui lui était opposée. Son exemple fut suivi par le 61e qui était à ses côtés, et à notre gauche, les 25e et 111e en ayant fait autant, la redoute se trouva débordée par ce double mouvement, ce qui la fit tomber en notre pouvoir. Les canonniers russes furent presque tous tués sur leurs pièces.

Mais vers la gauche le 111e s'étant trop avancé, fut chargé tout à coup par les cuirassiers de Douka, et mis un moment en péril. Il se forma sur-le-champ en carré, et arrêta par une grêle de balles les vaillants cavaliers qui l'avaient assailli. Un régiment espagnol d'infanterie (le régiment Joseph-Napoléon), qui appartenait à la division Compans, accourut bravement au secours de son camarade, mais il n'eut aucun effort à faire, le 111e ayant suffi à lui tout seul pour se dégager. Le 111e eut cependant un chagrin, ce fut de perdre son artillerie régimentaire, composée de deux petites pièces de canon, qu'en se repliant pour se reformer en carré il n'eut pas le temps d'emmener. C'était une nouvelle preuve des vices de cette institution, laquelle absorbait par régiment une centaine d'hommes, qui eussent été beaucoup plus utiles dans les rangs de l'infanterie qu'attachés à des pièces dont ils se servaient mal, et qu'ils ne savaient ni porter en avant, ni retirer à propos. Napoléon ne s'était obstiné à cette institution, malgré ses inconvénients évidents, que parce qu'il regardait l'artillerie comme le moyen le moins coûteux de détruire l'infanterie russe.

Ce combat court et glorieux, dans lequel 4 à 5 mille hommes succombèrent de notre côté, et 7 à 8 mille du côté de l'ennemi, nous ayant rendus maîtres de toute la plaine à la droite de la Kolocza, Napoléon s'empressa d'y établir l'armée. On ne désigna pour rester à la gauche de la Kolocza que les troupes qui n'étaient pas encore arrivées. L'attitude des Russes, en position depuis deux jours sur les hauteurs de Borodino, les ouvrages dont ils s'étaient couverts, les rapports des prisonniers, tout donnait la certitude qu'on allait avoir enfin la bataille, désirée à la fois par les Français qui espéraient en tirer un résultat décisif, et par les Russes qui étaient honteux de se retirer toujours, et fatigués de ruiner leur pays en l'incendiant. Napoléon ne pouvant plus douter de cette bataille, crut devoir se donner toute une journée de repos, soit pour rallier ce qu'il avait d'hommes en arrière, soit pour reconnaître mûrement le terrain. Il annonça son intention aux chefs de corps, et on bivouaqua de la droite à la gauche de cette vaste plaine avec la perspective d'un complet repos le lendemain, et d'une épouvantable bataille le surlendemain. On alluma de grands feux, et on en avait besoin, car il tombait une pluie fine et froide qui pénétrait les vêtements. Ainsi finit la journée du 5 septembre.

Journée du 6. Le lendemain 6, le soleil qui était ordinairement assez radieux au milieu du jour, et qui ne se montrait voilé de nuages que pendant les matinées et les soirées, éclaira de nouveau des milliers de casques, de baïonnettes, de pièces de canon sur les hauteurs de Borodino, et on eut la satisfaction d'apercevoir les Russes toujours en position, et évidemment déterminés à combattre. Reconnaissance du champ de bataille par Napoléon. Napoléon, qui avait bivouaqué à la gauche de la Kolocza, au milieu de sa garde, monta de très-bonne heure à cheval entouré de ses maréchaux, pour faire lui-même la reconnaissance du terrain sur lequel on allait se mesurer avec les Russes.

Après l'avoir parcouru deux fois avec la plus grande attention, et avoir mis souvent pied à terre pour observer les lieux de plus près, il se confirma dans l'opinion conçue dès le premier instant, qu'il fallait négliger la gauche, où la position des Russes fortement escarpée était protégée à partir de Borodino par le lit profond de la Kolocza, et se porter à droite où les coteaux moins saillants étaient défendus par des ravins sans profondeur et sans eau. La grande route de Moscou que nous avions suivie, tracée d'abord à la gauche de la Kolocza, passait sur la droite à Borodino, et, s'élevant sur le plateau de Gorki, traversait la chaîne des coteaux pour tomber sur Mojaïsk. (Voir la carte no 56.) Force de la position des Russes, et travaux par lesquels ils avaient ajouté à cette force naturelle. Cette partie de la position qui en formait le centre, était aussi peu accessible que la partie à gauche. C'était en s'éloignant de Borodino, et en se portant à droite de la Kolocza, que le terrain commençait à être plus abordable. Le premier monticule à la droite de Borodino était couvert d'épaisses broussailles à son pied, terminé en forme de plateau assez large à son sommet, et surmonté d'une vaste redoute, dont les côtés s'allongeaient en courtines. Vingt et une bouches à feu de gros calibre remplissaient les embrasures de cette redoute. Les Russes n'avaient pas eu le temps de la palissader, et son relief, à cause de la nature peu consistante du sol, n'était pas fort saillant. Elle devait recevoir dans la mémorable bataille qui se préparait le nom de grande redoute. En inclinant plus à droite encore se trouvait un autre monticule, séparé du premier par un petit ravin dit de Séménoffskoié, parce qu'en le remontant on rencontrait à son origine le village de ce nom. Ce second monticule moins large, plus saillant que le premier, était surmonté de deux flèches hérissées aussi d'artillerie, et d'une troisième placée en retour, et tournée vers le ravin de Séménoffskoié. Le village de Séménoffskoié, situé à la naissance du ravin qui séparait ces deux monticules, avait été incendié d'avance par les Russes, entouré d'une levée de terre, et armé de canons. Il formait en quelque sorte un rentrant dans la ligne ennemie. Plus à droite enfin existaient des bois, les uns taillis, les autres de haute futaie, s'étendant au loin, et traversés par la vieille route de Moscou, laquelle allait par le village d'Outitza rejoindre la route neuve à Mojaïsk. Il eût été possible de tourner par ce côté la position des Russes; mais ces bois étaient profonds, peu connus, et on ne pouvait y pénétrer qu'en faisant un très-long détour.

Plan arrêté par Napoléon. Après cette inspection des lieux plusieurs fois répétée, Napoléon ayant arrêté ses idées, résolut de ne laisser sur la gauche de la Kolocza que très-peu de forces, d'exécuter une attaque assez sérieuse au centre, vers Borodino, par la route neuve de Moscou, afin d'y attirer l'attention de l'ennemi, mais de diriger son principal effort vers la droite de la Kolocza, tant sur le premier monticule couronné par la grande redoute, que sur le second surmonté des trois flèches, et d'acheminer en même temps à travers les bois et sur la vieille route de Moscou le corps du prince Poniatowski, lequel avait toujours formé l'extrême droite de l'armée. Son intention était de faire déboucher sur ce point une force inquiétante pour les Russes, et même plus qu'inquiétante si l'attaque en cet endroit réussissait.

Proposition de tourner l'ennemi faite par le maréchal Davout. Pendant qu'il ordonnait ces dispositions, le maréchal Davout qui venait d'opérer en s'enfonçant dans les bois une exacte reconnaissance des lieux, et s'était ainsi convaincu de la possibilité de tourner la position des Russes, offrit à Napoléon d'exécuter avec ses cinq divisions le détour qui, à travers les bois, conduisait sur la vieille route de Moscou, promit en partant dans la nuit d'être le lendemain matin à huit heures sur le flanc des Russes avec 40 mille hommes, de les refouler sur leur centre, et de les jeter pêle-mêle dans l'angle que la Kolocza formait avec la Moskowa. Bien que la Kolocza fût desséchée en plus d'un endroit, et que la Moskowa sans être desséchée fût guéable, il leur eût été difficile de se tirer d'un pareil coupe-gorge, et certainement ils n'auraient pas sauvé un canon.

Motifs de Napoléon pour ne point accueillir cette proposition. La proposition était séduisante et d'un succès probable, car la position des Russes, presque inattaquable vers leur droite et leur centre, suffisamment défendue à leur gauche par les redoutes que nous venons de décrire, n'était de facile abord que vers leur extrême gauche, par les bois d'Outitza, et ces bois ne pouvaient pas être supposés impénétrables, lorsqu'un homme aussi exact que le maréchal Davout s'engageait à les traverser dans le courant de la nuit. Cependant Napoléon en jugea autrement. Il lui sembla que ce détour serait bien long, qu'il s'exécuterait à travers des bois bien épais, bien obscurs, que durant quelques heures l'armée serait coupée en deux portions fort éloignées l'une de l'autre, et surtout que l'effet si décisif de la manœuvre serait, par ses avantages mêmes, un inconvénient grave dans la situation, car, en se voyant ainsi tournés, les Russes décamperaient peut-être, et, avec eux, fuirait encore l'occasion si désirée d'une bataille; que cette bataille il valait mieux la payer de plus de sang, mais l'avoir, que de s'épuiser indéfiniment à courir après elle; qu'au surplus la manœuvre proposée on l'exécuterait, mais de plus près, avec moins de hasards, en passant entre les redoutes et la lisière des bois, avec deux ou trois des divisions du maréchal Davout, et en ne risquant dans l'épaisseur des bois que le corps du prince Poniatowski; qu'on aurait ainsi tous les avantages de l'idée proposée sans aucun de ses inconvénients.

Tel fut le sentiment de Napoléon. Entre de pareils contradicteurs, après un demi-siècle écoulé, loin des lieux, des circonstances, qui oserait prononcer? Quoi qu'il en soit, Napoléon ayant irrévocablement arrêté son plan, distribua leur tâche à chacun de ses lieutenants de la manière suivante.

Distribution et rôle des divers corps de l'armée française, pour la bataille qui se prépare. Le prince Eugène, qui depuis Smolensk avait toujours formé la gauche de l'armée, fut chargé seul d'opérer à la gauche de la Kolocza, et eut même pour instructions de n'agir de ce côté qu'avec la moindre portion de ses forces. Il dut laisser sa cavalerie légère et la garde italienne devant cette partie des hauteurs que leur escarpement et la Kolocza rendait inabordables, et il eut ordre d'exécuter avec la division française Delzons une vive attaque sur Borodino, de s'en emparer, de franchir le pont de la Kolocza, mais de ne point s'engager au delà, et de placer à Borodino même une forte batterie qui prendrait en flanc la grande redoute russe. Avec la division française Broussier, et deux des divisions du maréchal Davout qui lui étaient confiées pour la journée, les divisions Morand et Gudin, il avait mission d'attaquer à fond la grande redoute, et de l'emporter à tout prix. Le maréchal Ney avec les deux divisions françaises Ledru et Razout, avec la division wurtembergeoise Marchand et les Westphaliens de Junot, devait assaillir de front le second monticule et les trois flèches, que le maréchal Davout avait ordre d'attaquer en flanc par la lisière des bois, avec les divisions Compans et Dessaix. Enfin le prince Poniatowski, jeté en enfant perdu dans la profondeur des bois, devait essayer de tourner la position des Russes, en débouchant par la vieille route de Moscou sur Outitza.

Les trois corps de cavalerie Nansouty, Montbrun, Latour-Maubourg, eurent pour instructions de se tenir, le premier derrière le maréchal Davout, le second derrière le maréchal Ney, le troisième enfin en réserve. Le bord des hauteurs franchi, on allait se trouver sur des plateaux très-praticables à la cavalerie, et celle-ci devait en profiter pour achever la déroute de l'ennemi. Le corps du général Grouchy continua d'être attaché au vice-roi.

En arrière et en réserve furent rangées la division Friant et toute la garde impériale, pour être employées suivant les circonstances. Napoléon voulant contre-battre les redoutes des Russes, avait fait élever trois batteries couvertes d'épaulements en terre, l'une à notre droite devant les trois flèches, l'autre à notre centre devant la grande redoute, la troisième à notre gauche devant Borodino. Cent vingt bouches à feu, tirées principalement de la réserve de la garde, étaient destinées à l'armement de ces batteries. Napoléon, pour ne pas donner à l'ennemi le secret de son plan d'attaque, avait décidé qu'on passerait la journée du 6 dans les mêmes positions qu'on occupait le 5. On ne devait prendre son rang dans la ligne de bataille que pendant la matinée du 7, et tout à fait à la pointe du jour. Pour faciliter les communications, les généraux Éblé et Chasseloup avaient construit sur la Kolocza cinq ou six petits ponts de chevalets, qui permettaient de la passer sur les points les plus importants, sans descendre dans son lit fangeux et encaissé. Comme chacun avait pu se procurer des vivres par la maraude de l'avant-veille, personne n'avait la permission de quitter les rangs. En défalquant les hommes perdus en route depuis Smolensk, il restait environ 127 mille combattants, réellement présents au drapeau, tous animés d'une confiance et d'une ardeur extraordinaires, et pourvus de 580 bouches à feu.

L'armée russe était de son côté préparée à une résistance opiniâtre, et résolue à ne céder le terrain qu'à peu près détruite. Le général Kutusof, élevé à la qualité de prince en récompense des services rendus récemment en Turquie, avait le général Benningsen pour chef d'état-major, et le colonel Toll pour quartier-maître général: ce dernier était la plupart du temps non-seulement l'exécuteur, mais l'inspirateur de ses résolutions. Sous ses ordres, Barclay de Tolly et Bagration continuaient à commander, l'un l'armée de la Dwina, l'autre l'armée du Dniéper. L'un et l'autre étaient parfaitement décidés à se faire tuer s'il le fallait, Barclay par une indignation héroïque des procédés qu'il avait essuyés, Bagration par ardeur patriotique, haine des Français, engagement pris aux yeux de l'armée de sacrifier des milliers de Russes, pourvu qu'il immolât des milliers de Français. Tous les officiers partageaient ces sentiments: c'était l'aristocratie moscovite qui était en cause autant que l'État lui-même dans cette guerre, et elle était prête à payer de tout son sang les passions dont elle était animée.

Distribution de l'armée russe. Les Russes étaient rangés dans l'ordre suivant. À leur extrême droite, vis-à-vis de notre gauche, en arrière de Borodino, point le moins menacé, étaient placés le 2e corps, celui de Bagowouth, et le 4e, celui d'Ostermann, sous le commandement supérieur du général Miloradovitch. En arrière étaient le 1er corps de cavalerie du général Ouvaroff, le 2e du général Korff, et un peu plus loin, vers l'extrême droite, les Cosaques de Platow, veillant sur les bords de la Kolocza jusqu'à sa jonction avec la Moskowa. Les régiments de chasseurs à pied, soit de la garde, soit des corps de Bagowouth et d'Ostermann, gardaient Borodino. Au centre se trouvait le 6e corps, celui du général Doctoroff, appuyant sa droite à la hauteur de Gorki, derrière Borodino, sa gauche à la grande redoute. Derrière le corps de Doctoroff était rangé le 3e de cavalerie, sous les ordres du baron de Kreutz, remplaçant le comte Pahlen, malade. Là finissait la première armée, et le commandement du général Barclay de Tolly.

Immédiatement après commençait la seconde armée, et le commandement du prince Bagration. Le 7e corps, sous Raéffskoi, appuyait sa droite à la grande redoute, sa gauche au village brûlé de Séménoffskoié. Le 8e, sous Borosdin, avait sa droite ployée en arrière, à cause du rentrant de la ligne russe autour de Séménoffskoié, et sa gauche établie près des trois flèches. La 27e division, sous Névéroffskoi, celle qui avait soutenu le combat de Krasnoé, contribué à disputer Smolensk, et défendu la redoute de Schwardino, gardait les trois flèches. Elle était pour cette journée sous les ordres du prince Gortschakoff avec le 4e corps de cavalerie du général Siewers. De nombreux bataillons de chasseurs à pied remplissaient les taillis et les bois. La milice, récemment arrivée de Moscou avec quelques Cosaques, était postée à Outitza. Fort en arrière du centre enfin, aux environs de Psarewo, se tenait la réserve, composée de la garde, du 3e corps, celui de Touczkoff, et d'une immense artillerie de gros calibre.

Force numérique de l'armée russe. La force de l'armée russe s'élevait à environ 140 mille hommes présents sous les armes, dont 120 mille de troupes régulières, le reste de Cosaques et de milices de Moscou[22]. Les principales forces des Russes étaient à leur droite en face de notre gauche, là même où aucune tentative de notre part n'était à supposer, et les moindres à leur gauche, vis-à-vis de notre droite, où Napoléon avait résolu de porter son principal effort. Elle avait ses principales forces du côté où le danger était moindre. Bien que Napoléon n'eût en rien révélé ses desseins, pourtant la prise de la redoute de Schwardino dans la soirée du 5, le passage d'une partie de nos troupes sur la droite de la Kolocza, et par-dessus tout la nature des lieux, inaccessibles derrière la Kolocza, depuis Borodino jusqu'à la Moskowa, assez accessibles au contraire vers les monticules surmontés d'ouvrages de campagne, montraient suffisamment que le danger pour les Russes était à leur gauche, vers Séménoffskoié, les trois flèches, et les bois d'Outitza. On en fait inutilement l'observation à Kutusof. On en fit la remarque au généralissime Kutusof, qui était plus propre à diriger sagement une campagne qu'à livrer une grande bataille. Il ne se montra pas très-sensible à ces observations, maintint obstinément les corps d'Ostermann et de Bagowouth où ils étaient, parce qu'il voyait encore le gros de l'armée française sur la nouvelle route de Moscou, et seulement détacha de la réserve le 3e corps, celui de Touczkoff, pour le placer à Outitza. Ce furent là ses uniques dispositions de bataille. Du reste, l'énergie de son armée devait suppléer à tout ce qu'il ne faisait pas. Quant aux résolutions à prendre sur le terrain même et dans le fort de l'action, il pouvait s'en fier à la fermeté de Barclay de Tolly, et à la bravoure inspirée de Bagration.

Calme profond pendant la journée du 6. Par une sorte de consentement mutuel, on laissa s'écouler la journée du 6 sans tirer un coup de fusil. Ce fut le calme, sinistre avant-coureur des grandes tempêtes. Animation et gaieté du soldat français. Les Français employèrent la journée à se reposer, à jouir des vivres ramassés la veille, à préparer leurs armes, à tenir dans leurs bivouacs les propos ordinaires au soldat français, le plus gai et le plus brave peut-être des soldats connus. Ils se demandaient lequel d'entre eux serait vivant le lendemain, et ils poussaient de bruyants éclats de rire en mangeant ce qu'ils avaient dérobé dans les villages voisins; mais pas un d'eux ne doutait de la victoire, ni de l'entrée prochaine dans Moscou, sous leur invincible et toujours heureux général. L'amour de la gloire était la passion qui enflammait leur âme.

Sombre disposition du soldat russe. Un sentiment bien différent animait les Russes. Tristes, exaspérés, résolus à mourir, n'espérant qu'en Dieu, ils étaient à genoux, au milieu de mille flambeaux, devant une image miraculeuse de la Madone de Smolensk, sauvée, disait-on, sur les ailes des anges de l'incendie de la cité infortunée, et, dans ce moment, portée en procession par les prêtres grecs à travers les bivouacs du camp de Borodino. Procession la veille de la bataille, en l'honneur de la Madone de Smolensk. Les soldats étaient prosternés, et le vieux Kutusof, qui loin de croire à cette madone, croyait à peine au Dieu si visible de l'univers, le vieux Kutusof, le chapeau à la main, l'œil qui lui restait baissé jusqu'à terre, accompagnait avec son état-major cette pieuse procession. On la voyait de nos bivouacs à la chute du jour, et on pouvait la suivre à la trace lumineuse des flambeaux.

Occupations de Napoléon à son bivouac. Napoléon sous sa tente, comptant sur l'esprit militaire de ses soldats pour triompher de la foi ardente des Russes, s'occupait d'objets tout positifs. Il achevait de donner ses ordres, il se faisait rendre compte des moindres détails, et entendait avec un mélange singulier d'humeur et de raillerie, le récit de la bataille de Salamanque, que lui faisait le colonel Fabvier, parti des Arapiles, et arrivé dans la journée. Ce que nous avons raconté des faux mouvements de nos armées en Espagne, de la division du commandement qui exposait le maréchal Marmont aux coups de l'armée britannique, doit faire comprendre comment celui-ci avait été condamné à livrer et à perdre une importante bataille. Napoléon, qui avait été entraîné à chercher en Russie le dénoûment qu'il ne trouvait pas assez vite dans la Péninsule, après avoir écouté le colonel Fabvier, le renvoya en disant qu'il réparerait le lendemain sur les bords de la Moskowa les fautes commises aux Arapiles.

M. de Bausset, préfet du palais, arrivant ce jour-là de Paris, venait de lui apporter le portrait du roi de Rome, exécuté par l'illustre peintre Gérard. Napoléon considéra un moment avec émotion les traits de son fils, fit ensuite renfermer ce portrait dans son enveloppe, puis jeta un dernier coup d'œil sur la ligne des positions ennemies pour s'assurer que les Russes ne songeaient point à décamper, reconnut avec une vive satisfaction qu'ils tenaient ferme, et rentra dans sa tente pour prendre quelques instants de repos.

Un calme absolu, un silence profond régnaient dans cette plaine qui le lendemain allait être le théâtre de la scène la plus horrible et la plus retentissante. Les rires de nos soldats, les chants pieux des Russes avaient fini par s'éteindre dans le sommeil. Les uns et les autres dormaient autour de grands feux qu'ils avaient allumés pour se garantir du froid de la nuit, et de l'humidité d'une pluie fine tombée pendant la soirée.

Tous les corps français en mouvement dès trois heures du matin pour prendre leur position de combat. À trois heures du matin, on commença de notre côté à prendre les armes, et à profiter du brouillard pour passer à la droite de la Kolocza, et se rendre chacun à son poste de combat, le prince Eugène vis-à-vis de Borodino et de la grande redoute, devant se tenir à cheval sur la Kolocza, Ney et Davout en face des trois flèches, la cavalerie derrière eux, Friant et la garde en réserve au centre, Poniatowski au loin sur la droite cheminant à travers les bois. Ces mouvements s'exécutèrent en silence, afin de ne pas attirer l'attention de l'ennemi. Pendant ce temps, les canonniers de nos trois grandes batteries, destinées à contre-battre les ouvrages des Russes, étaient à leurs pièces, attendant le signal que devait donner Napoléon quand il jugerait les places assez bien prises. Celui-ci, debout de grand matin, mais atteint d'un gros rhume contracté au bivouac, s'était établi à la redoute de Schwardino, dans une position où il pouvait voir ce qui se passait, et s'abriter un peu contre les boulets, dont le nombre devait être considérable dans cette journée. Attitude et costume de Murat devant ses cavaliers. Murat, brillant d'ardeur et de broderies, revêtu d'une tunique de velours vert, portant une toque à plumes, des bottes jaunes, ridicule si l'héroïsme pouvait l'être, galopait devant les rangs de ses cavaliers, radieux de confiance, et l'inspirant à tous par son attitude martiale. Des nuages obscurcissaient le ciel, et le soleil, se levant en face de nous et au-dessus des Russes, dont il dessinait les lignes, ne s'annonçait que par une teinte rougeâtre longuement marquée à l'horizon. Bientôt son disque se détacha comme un globe de fer rougi au feu, et Napoléon, regardant ses lieutenants, s'écria:—Voilà le soleil d'Austerlitz!—Hélas! oui, mais voilé de nuages.

Proclamation lue aux troupes. Napoléon avait préparé pour le moment de la bataille une proclamation courte et énergique. Les capitaines de chaque compagnie, les commandants de chaque escadron, sortant des rangs, firent former leur troupe en demi-cercle, et lurent à haute voix cette proclamation, qui fut chaudement accueillie.

Signal de la bataille donné par un coup de canon. Puis, cette lecture terminée et toutes les positions prises, vers cinq heures et demie du matin un coup de canon fut tiré à la batterie de droite: à ce funeste signal un bruit effroyable succéda au silence le plus profond, et une longue traînée de feu et de fumée marqua en traits sinistres la ligne des deux armées. À la batterie de droite, la distance ayant été jugée trop grande, nos braves artilleurs, sous la conduite du général Sorbier, sortirent de leurs épaulements, et vinrent se placer à découvert devant les trois flèches qu'ils devaient cribler de projectiles.

Activité de notre artillerie contre les redoutes des Russes. Pendant que cent vingt bouches à feu tiraient sur les ouvrages des Russes, pendant qu'à droite Davout et Ney s'en approchaient au pas de l'infanterie, à gauche le prince Eugène avait fait passer la Kolocza aux divisions Morand et Gudin pour les porter sur la grande redoute, avait laissé sur le bord de cette petite rivière la division Broussier en réserve, et avec la division Delzons s'était porté vers Borodino, point où la Kolocza, comme nous l'avons dit, tournait à gauche, et couvrait la droite des Russes jusqu'à son confluent avec la Moskowa. Le prince Eugène devait ainsi commencer l'action par l'attaque sur Borodino, afin de persuader à l'ennemi que nous voulions déboucher par la grande route de Moscou, dite la route neuve.

Le prince Eugène commence la bataille par l'attaque de Borodino. Ces dispositions terminées, le prince Eugène avec la division Delzons s'avança sur le village de Borodino, situé en avant de la Kolocza, et gardé par trois bataillons de chasseurs de la garde impériale russe. Le général Plauzonne, à la tête du 106e de ligne, pénétra dans l'intérieur du village, tandis qu'en dehors les autres régiments de la division passaient à droite et à gauche. Le 106e expulsa les Russes, les suivit hors du village, et les poussa vivement sur le pont de la Kolocza, qu'ils n'eurent pas le temps de détruire. Entraîné par son ardeur, ce régiment franchit le pont, et courut au delà de la Kolocza, malgré les instructions de Napoléon, qui ne voulait pas déboucher par la grande route de Moscou, et avait ordonné seulement d'en faire le semblant. Deux régiments de chasseurs russes, les 19e et 20e, placés sur ce point, firent un feu soudain et si terrible sur les compagnies du 106e aventurées au delà du pont, qu'ils les culbutèrent, et prirent ou tuèrent tous les hommes qui n'eurent pas le temps de fuir. Le brave général Plauzonne reçut lui-même un coup mortel. Occupation de ce point, que les Français conservent pendant toute la bataille. Mais le 92e s'étant aperçu du danger que courait le 106e, s'empressa d'aller à son aide sous la conduite de l'adjudant commandant Boisserole, le rallia, et s'établit solidement dans Borodino, malgré tous les efforts des Russes. Ce point ne devait plus être perdu.

Ce premier acte de la bataille accompli, le prince Eugène devait attendre, pour attaquer avec les divisions Morand et Gudin la grande redoute du centre, qu'à la droite Davout et Ney eussent enlevé les trois flèches qui couvraient la gauche des Russes.

Attaque du maréchal Davout contre les ouvrages de droite. Le maréchal Davout, en effet, précédé de trente bouches à feu, s'était mis en marche à la tête des divisions Compans et Dessaix, et avait longé les bois que Poniatowski traversait dans leur profondeur. Arrivé à leur lisière par des chemins difficiles, il s'était approché de celle des trois flèches qui était le plus à droite, afin de la prendre par côté, et de l'enlever brusquement. Après avoir éloigné les tirailleurs ennemis en faisant avancer les siens, il avait formé la division Compans en colonnes d'attaque, et laissé la division Dessaix en réserve pour garder son flanc droit et ses derrières. Le général Compans et le maréchal Davout étant gravement blessés, la division Compans reste sans direction. À peine la division Compans se trouva-t-elle à portée de l'ennemi qu'un feu horrible, parti des trois flèches et des lignes des grenadiers Woronzoff, l'accueillit subitement. Son brave général fut renversé d'un biscaïen. Presque tous ses officiers furent frappés. Les troupes, sans être ébranlées, restèrent un moment sans direction. Le maréchal les voyant indécises, et apprenant pourquoi, accourut pour remplacer le général Compans, et poussa le 57e sur la flèche de droite. Ce régiment y entra baïonnette baissée, et tua les canonniers russes sur leurs pièces. Mais au même instant un boulet frappa le cheval du maréchal Davout, et fit une forte contusion au maréchal lui-même, qui perdit connaissance.

Napoléon envoie Murat pour remplacer Davout. Immédiatement informé de cette circonstance, Napoléon envoya au maréchal Ney l'ordre d'attaquer sur-le-champ. Il expédia Murat pour remplacer le maréchal Davout, et son aide de camp Rapp pour remplacer le général Compans. Murat, dont le cœur était excellent, se rendit avec empressement auprès du maréchal son ennemi, mais le trouva remis d'un premier saisissement, et malgré d'affreuses souffrances persistant à se tenir à la tête de ses soldats. Le roi de Naples se hâta de transmettre cette bonne nouvelle à l'Empereur, qui la reçut avec une vive satisfaction. Ney attaque au même instant, enlève la flèche de droite, et envoie la division Razout enlever la flèche de gauche. Au même instant Ney, la division Ledru en tête, la division wurtembergeoise en arrière, la division Razout à gauche, se porta sur la flèche de droite, que le 57e venait de conquérir, et avait la plus grande peine à conserver en présence des grenadiers Woronzoff. Il y entra de sa personne avec le 24e léger, et s'y soutint malgré les grenadiers Woronzoff, revenus plusieurs fois à la charge. On se battait à coups de baïonnette, et avec une véritable fureur. L'audacieux et invulnérable Ney était au milieu de la mêlée comme un capitaine de grenadiers. En ce moment Névéroffskoi, avec sa vaillante division, était accouru au secours des grenadiers Woronzoff, et tous ensemble ils s'étaient jetés sur l'ouvrage disputé qu'ils avaient failli reprendre. Mais Ney avait fait avancer la division Marchand, et débouchant avec elle à droite et à gauche de la flèche, il était parvenu à repousser les Russes. En même temps il avait envoyé la division Razout sur la flèche de gauche, et le combat était devenu là aussi violent qu'à la flèche de droite.

Bagration jette une masse de forces sur les ouvrages qui viennent de lui être enlevés. Dès les premières détonations de l'artillerie, le prince Bagration, opposé aux deux maréchaux Ney et Davout, se voyant menacé par des forces redoutables, avait retiré quelques bataillons du 7e corps, celui de Raéffskoi, placé entre Séménoffskoié et la grande redoute, avait fait avancer les grenadiers de Mecklenbourg, les cuirassiers de Douka, le 4e de cavalerie de Siewers, et mandé la division Konownitsyn, qui faisait partie du corps de Touczkoff, dirigé sur Outitza. Il n'avait pas perdu un instant pour instruire le général en chef Kutusof de ce qui se passait de son côté, afin qu'on lui expédiât de nouveaux secours.

À l'aide de ces forces réunies, il tenta de grands efforts pour reprendre les deux flèches conquises par les Français. On ne se battait plus dans les ouvrages disputés, trop étroits pour servir de champ de bataille, mais à droite, à gauche, en avant, en employant tantôt les feux de mousqueterie, tantôt les charges à la baïonnette. La division Razout perd la flèche de gauche qu'elle avait conquise. Ney occupant la flèche de droite avec la division Ledru et la division Compans que Davout lui avait remise, n'avait pu se porter à la flèche de gauche, attaquée et prise par la division Razout. Les renforts des Russes se dirigeant en masse sur celle-ci, l'enlevèrent, et repoussèrent les soldats du général Razout. Les cuirassiers de Douka les ramenèrent même jusqu'au bord du plateau sur lequel s'élevaient les trois flèches. Murat accouru sur-le-champ ramène la division Razout dans l'ouvrage disputé. Heureusement Murat, envoyé par Napoléon sur ce point pour juger du moment où la cavalerie pourrait agir, arrivait au galop, suivi seulement de la cavalerie légère du général Bruyère. À l'aspect de nos soldats en retraite et presque en déroute, il met pied à terre, les rallie et les reporte en avant. Après les avoir remis en ligne, il leur fait exécuter de très-près des feux meurtriers sur les cuirassiers de Douka, puis lance sur ceux-ci la cavalerie légère de Bruyère, et parvient ainsi à déblayer le terrain. Il fait ensuite sonner la charge, et, l'épée à la main, conduit lui-même les soldats de Razout dans l'ouvrage évacué. On y rentre avec fureur, on tue les canonniers russes sur leurs pièces, et on s'y établit pour ne plus le perdre. Pendant ces exploits de Murat, Ney n'ayant sous la main que la cavalerie légère wurtembergeoise du général Beurman, la lance sur les lignes de Névéroffskoi et de Woronzoff, les refoule les unes sur les autres, et les oblige à se replier.

Le terrain étant propre à la cavalerie sur le plateau dont on s'était emparé, Ney et Murat font exécuter plusieurs charges. Grâce à ces actes vigoureux, le combat venait d'être rétabli sur ces deux points. Murat prenant de ce côté, de concert avec Ney, la direction de la bataille, ordonna au général Nansouty de franchir tous les obstacles du terrain, d'en gravir les pentes hérissées de broussailles, et de venir se placer à la droite des ouvrages emportés, car au delà on avait devant soi une sorte de plaine légèrement inclinée vers les Russes, et la cavalerie pouvait y rendre de grands services. Ney disposant désormais des divisions Compans et Dessaix, que Davout, malgré sa persistance à rester au feu, ne pouvait plus conduire, les porta sur sa droite. Il y joignit les Westphaliens qu'il avait derrière lui, et tâcha d'étendre la main vers le prince Poniatowski, dont on commençait à entendre le canon à travers les bois d'Outitza.

Ney et Murat gagnent du terrain en obliquant à droite, et viennent jusqu'au bord du ravin de Séménoffskoié. On gagna ainsi du terrain en s'étendant obliquement à droite. Maîtres des hauteurs, nous avions maintenant sur les Russes l'avantage des feux plongeants, et on se hâta d'amener en ligne non-seulement l'artillerie de tous les corps, mais l'artillerie de réserve, qui au commencement de l'action avait été placée dans nos batteries en terre. Les Russes répondirent par des feux moins bien dirigés, mais aussi nourris, et bientôt la canonnade sur ce point devint épouvantable. Pendant qu'on avançait, Ney à droite, Murat à gauche, on s'approcha du ravin de Séménoffskoié, et on dépassa la troisième flèche, qui formait retour en arrière, ce qui la fit tomber naturellement dans nos mains. Mais, dans cette position, nous nous trouvions tout à fait à découvert sous les feux du village de Séménoffskoié, et sous ceux du corps de Raéffskoi, lequel occupait l'autre côté du ravin, et s'étendait du village de Séménoffskoié jusqu'à la grande redoute.

Sur l'ordre de Murat, le général Latour-Maubourg franchit le ravin de Séménoffskoié, et exécute au delà plusieurs charges heureuses. Murat et ses troupes en souffraient beaucoup. N'ayant pas d'infanterie sous la main, et s'apercevant que dans cette partie le ravin de Séménoffskoié était peu profond, Murat fit amener par son chef d'état-major Belliard la cavalerie de Latour-Maubourg, lui ordonna de franchir le ravin, de charger l'infanterie russe, de lui enlever ses pièces, et de revenir s'il jugeait le poste impossible à conserver. Afin de l'aider dans cette périlleuse entreprise, il réunit toute l'artillerie attelée, ordinairement attachée à la cavalerie, et la rangea sur le bord du ravin, de manière à protéger nos escadrons.

Il est par prudence obligé de repasser le ravin. Latour-Maubourg obéissant au signal de Murat, descendit avec les cuirassiers saxons et westphaliens dans le ravin de Séménoffskoié, remonta sur le bord opposé, fondit sur l'infanterie russe, renversa deux de ses carrés, et la força de se replier. Mais, après l'avoir ainsi éloignée, il fut obligé de revenir, pour ne pas demeurer seul exposé à tous les coups de l'armée russe.

Pendant que ces événements se passaient à droite en avant des trois flèches, le prince Eugène à gauche, ayant fait franchir la Kolocza dès le matin aux deux divisions Morand et Gudin, avait dirigé la division Morand sur la grande redoute, et laissé la division Gudin au pied de l'ouvrage, dans l'intention de ménager ses ressources. La division Morand, confiée pour la journée au prince Eugène, enlève la grande redoute. La division Morand, conduite par son général, avait gravi au pas le monticule sur lequel la formidable redoute était construite, et avait supporté avec un admirable sang-froid le feu de quatre-vingts pièces de canon. Marchant au milieu d'un nuage de fumée qui permettait à peine à l'ennemi de l'apercevoir, cette héroïque division était arrivée très-près de la redoute, et lorsqu'elle avait été à portée de l'assaillir, le général Bonamy, à la tête du 30e de ligne, s'y était élancé à la baïonnette, et s'en était emparé en tuant ou expulsant les Russes qui la gardaient. Alors la division tout entière, débouchant à droite et à gauche, avait repoussé la division Paskewitch du corps de Raéffskoi, lequel se trouvait ainsi refoulé d'un côté par Morand, de l'autre par les cuirassiers de Latour-Maubourg.

État de la bataille à dix heures du matin. Le moment était décisif, et la bataille pouvait être gagnée avec des résultats immenses, quoiqu'il fût à peine dix heures du matin. En effet, au centre, la grande redoute était prise; à droite, les trois flèches étaient prises également, et si on dirigeait un effort vigoureux sur le village de Séménoffskoié, en passant en force le ravin que Latour-Maubourg venait de franchir à l'aventure, que le corps détruit de Raéffskoi était incapable de défendre, on pouvait faire une profonde trouée dans la ligne ennemie, y pénétrer comme un torrent, et en se portant jusqu'à Gorki, derrière Borodino, enfermer le centre et la droite de l'armée russe, actuellement inactifs, dans l'angle formé par la Kolocza et la Moskowa. Ney et Murat croient voir un moyen de gagner la bataille d'une manière décisive en perçant par Séménoffskoié. Du point où Murat et Ney étaient placés, c'est-à-dire du bord du ravin de Séménoffskoié, d'où ils formaient un rentrant dans la ligne russe, ils voyaient par derrière les corps de Doctoroff, de Bagowouth et d'Ostermann; ils voyaient les parcs et les bagages de l'armée russe, amassés sur la route neuve de Moscou, qui commençaient à battre en retraite, et ils brûlaient d'impatience à l'aspect de tant de résultats possibles, presque certains, qu'il suffisait d'une demi-heure pour recueillir, mais d'une demi-heure aussi pour laisser échapper sans retour.

Ils l'envoient dire à Napoléon, et lui demandent toutes ses réserves. Malheureusement Napoléon n'était pas là, et ce n'était pas sa place, il faut le reconnaître, car vingt généraux et colonels y avaient déjà succombé. C'était un miracle que Ney et Murat fussent debout, et il eût été peu sensé de faire dépendre d'un boulet le sort de l'armée et de l'Empire. Il était à Schwardino, où passaient encore bien des projectiles, et d'où il découvrait mieux l'ensemble de la bataille. Murat et Ney lui firent demander par le général Belliard de leur envoyer tous les renforts dont il lui serait possible de disposer, la garde elle-même, s'il n'avait pas d'autre ressource, car en moins d'une heure, s'il les laissait libres d'agir, ils lui auraient ramassé plus de trophées qu'il n'en avait jamais conquis sur aucun champ de bataille.

Napoléon trouve que c'est trop tôt pour faire agir ses réserves. Belliard s'étant transporté à Schwardino, trouva Napoléon, qu'un gros rhume fatiguait, moins animé que ses deux lieutenants, moins convaincu qu'on pût sitôt gagner la bataille. Faire donner ses réserves à dix heures du matin, lui semblait extraordinairement prématuré. De Schwardino il ne pouvait pas apercevoir ce que Ney et Murat discernaient très-clairement là où ils étaient, et il inclinait à croire qu'en cette journée, comme à Eylau, il y aurait peu à manœuvrer, mais beaucoup à canonner, et que c'était avec l'artillerie qu'on parviendrait à démolir l'armée russe. Il n'accorde que la division Friant. De tout ce qu'on lui demandait, il n'accorda que la division Friant, la seule réserve qui lui restât en dehors de la garde. Si au lieu de confier deux des divisions de Davout au prince Eugène, qui était peu capable de s'en servir, et qui, sur trois qu'il avait à la droite de la Kolocza, en laissait deux oisives dans un ravin, il lui en eût donné une de moins, et qu'il eût envoyé les divisions Gudin et Friant à Séménoffskoié, peut-être qu'avec celles-ci Murat et Ney eussent tout décidé. Quoi qu'il en soit, Belliard retourna auprès de Murat, rencontra la division Friant en marche vers Séménoffskoié, et, par son récit, provoqua plus d'un mouvement d'impatience, plus d'un propos fort vif de la part des deux héros de cette sanglante et immortelle journée.

Dans le même moment, Barclay de Tolly et Bagration demandent des renforts à Kutusof pour fermer la trouée de Séménoffskoié. Au milieu de ces péripéties, Kutusof, qui était à table un peu en arrière du champ de bataille, tandis que Barclay et Bagration s'exposaient au feu le plus vif, Kutusof était, lui aussi, assiégé des plus pressantes instances pour qu'il fermât avec ses réserves les trouées formées dans sa ligne. Sur les demandes réitérées de Barclay de Tolly et de Bagration, et sur le conseil du colonel Toll, il avait détaché de la garde, qui était à Psarewo, les régiments de Lithuanie et d'Ismaïlow, les cuirassiers d'Astrakan, ceux de l'impératrice et de l'empereur, plus une forte réserve d'artillerie, et les avait envoyés vers Séménoffskoié. Il s'était également décidé à retirer de l'extrême droite le corps de Bagowouth, et avait acheminé les deux divisions dont ce corps se composait, l'une, celle du prince Eugène de Wurtemberg, vers Séménoffskoié, l'autre, celle d'Olsoufief, vers Outitza, afin d'aider Touczkoff à résister au prince Poniatowski. Secours envoyés, soit à Séménoffskoié, soit à Outitza, et diversion de cavalerie ordonnée au delà de Borodino sur la gauche de l'armée française. Enfin pressé par Platow et Ouvaroff qui, postés à l'extrême droite de l'armée russe, sur les hauteurs protégées par la Kolocza, voyaient notre gauche dégarnie, et étaient impatients d'en profiter, il leur avait permis de passer la Kolocza avec leur cavalerie, et de faire une diversion dont l'effet pouvait être grand, parce qu'il serait imprévu. Ces mesures, arrachées à la sagacité paresseuse du généralissime russe, étaient malheureusement ce qui convenait à la circonstance, sinon pour vaincre, au moins pour nous empêcher de vaincre.

Tandis que la division du prince Eugène de Wurtemberg est employée à fermer l'ouverture de Séménoffskoié, les généraux Yermoloff et Kutaisoff reprennent la grande redoute. Pendant ce temps, les généraux chargés de commander sur le terrain faisaient des deux côtés des prodiges de bravoure et d'intelligence. Barclay et Bagration avaient résolu de reconquérir à tout prix la grande redoute et les trois flèches. Barclay avait mandé au prince Eugène de Wurtemberg, dont la division était destinée au centre, de se porter sur-le-champ à Séménoffskoié pour fermer la trouée. Au même instant son chef d'état-major Yermoloff, le jeune Kutaisoff, commandant son artillerie, étaient accourus en toute hâte pour rallier le corps de Raéffskoi mis en déroute, et empruntant à Doctoroff qui était posté dans le voisinage la division Likatcheff, ils avaient marché sur la grande redoute conquise par la division Morand. Échec de la division Morand. Par malheur, la division Morand venait de perdre son général, atteint d'une blessure grave, et se trouvait presque sans direction. Le 30e de ligne, établi dans la redoute, y était privé de l'appui des deux autres régiments de la division, laissés à gauche et à droite, et beaucoup trop en arrière. En même temps la division Gudin était dans un ravin à droite, la division Broussier à gauche au bord de la Kolocza, toutes deux inactives par la faute du prince Eugène, valeureux autant qu'on pouvait l'être, mais n'ayant ni l'expérience ni l'ardente activité qu'il faut dans ces moments décisifs. À cet aspect, Yermoloff et Kutaisoff marchant à la tête du régiment d'Ouja, et de l'infanterie de Raéffskoi ralliée, se portent sur le 30e, qui, placé sur le revers de la grande redoute par lui conquise, n'avait rien pour se couvrir. Ce brave régiment, sous la conduite du général Bonamy, tient ferme d'abord. Après l'avoir accablé de mitraille, à laquelle il ne peut répondre, car il n'avait pas d'artillerie, Yermoloff et Kutaisoff fondent sur lui à la baïonnette, et le réduisent à plier sous le nombre. L'intrépide Bonamy, resté dans la redoute à la tête de quelques compagnies, tombe percé de plusieurs coups de baïonnette. Les Russes, s'imaginant que c'est le roi Murat, poussent des cris de joie, et l'épargnent pour en faire un trophée. Au même moment, ils lancent à droite et à gauche le 2e corps de cavalerie du général Korff, le 3e du baron de Kreutz, et forcent à reculer les deux autres régiments de Morand, placés de chaque côté de la grande redoute. Cette vaillante infanterie est sur le point d'être précipitée au pied du monticule, quand le prince Eugène arrive enfin à la tête de la division Gudin, commandée par le général Gérard depuis le combat de Valoutina. Le 7e léger prend position à gauche de la redoute, le reste de la division à droite. Le 7e léger, survenant au moment où la cavalerie russe fondait sur les débris de la division Morand, se forme en carré, reçoit les cavaliers ennemis par un feu à bout portant, et les oblige à rebrousser chemin. À droite le général Gérard, avec les deux autres régiments de sa division, rallie les troupes de Morand, et arrête les progrès des Russes, qui ne peuvent nous chasser du plateau, et qui sont réduits à se contenter de la reprise de la grande redoute.

Ce triomphe avait coûté cher à l'ennemi. Le général Yermoloff avait été gravement blessé, et le jeune Kutaisoff tué, ce qui était pour les Russes une perte sensible. Pendant ce temps, Barclay, accouru avec le prince Eugène de Wurtemberg, et trouvant la redoute reprise, avait placé le prince entre la redoute et le village de Séménoffskoié, pour combler le vide que laissaient les deux divisions de Paskewitch et de Kolioubakin, composant le corps de Raéffskoi presque entièrement détruit. Ney et Murat, violemment assaillis de leur côté, ne se laissent pas enlever les trois flèches. En cet instant le feu était épouvantable sur ce point, car Murat avec l'artillerie de toutes les divisions de Ney, avec l'artillerie attelée de la garde, remplissait de ses projectiles cet espace qu'avait ouvert un moment le sabre des cuirassiers de Latour-Maubourg, et dans lequel il aurait voulu se précipiter avec toutes les réserves de l'armée française. Barclay, ayant fermé la trouée avec l'infanterie du prince Eugène de Wurtemberg, s'y tenait immobile, sous un feu qu'on ne se rappelait pas avoir vu depuis vingt ans de guerre, et pendant que ses officiers tombaient autour de lui, éprouvait une sorte de plaisir à repousser si noblement les indignes calomnies de ses ingrats compatriotes.

Effroyable lutte dans cette partie du champ de bataille. Bagration, de son côté, ayant reçu la division Konownitsyn, détachée du corps de Touczkoff, plus les régiments à pied et à cheval de la garde, avait juré de mourir ou de reprendre, lui aussi, les trois flèches situées à sa gauche et à notre droite. Il avait porté en avant, d'un côté Konownitsyn, de l'autre les grenadiers de Mecklenbourg, et avait réuni à la cavalerie de Siewers, aux cuirassiers de Douka, les trois régiments de cuirassiers de la garde. Mais il avait affaire à Murat et à Ney, ayant à leur gauche Latour-Maubourg et Friant, au centre les divisions Razout, Ledru, Marchand, à droite enfin les divisions Compans et Dessaix, les cuirassiers de Nansouty et l'infanterie westphalienne. Murat en outre avait amené en ligne la cavalerie de Montbrun, car, ainsi que nous l'avons dit, les hauteurs franchies, on se trouvait sur un terrain assez uni, et légèrement incliné vers les Russes. Le combat sur ce point devint bientôt terrible, et rien dans la mémoire de nos gens de guerre ne ressemblait à ce qu'ils avaient sous les yeux. La division Friant remonte le ravin de Séménoffskoié, et se plaçant en avant du village, résiste à tous les efforts des Russes. La division Friant, s'enfonçant dans le ravin de Séménoffskoié, l'avait remonté, et, sans prendre les ruines du village, s'était déployée à droite et à gauche sous un épouvantable feu d'artillerie et de mousqueterie. Le brave Friant, voyant tomber son jeune fils à ses côtés, l'avait fait emporter, et avait continué à se tenir au milieu de ses troupes, dont il dirigeait le déploiement. Tous les efforts des Russes n'avaient pu l'ébranler ni lui faire quitter la position de Séménoffskoié. Au même instant, les grenadiers de Mecklenbourg, l'infanterie de Konownitsyn abordaient à la baïonnette les troupes de Ney pour tâcher de leur arracher les trois flèches, et, tour à tour victorieuses ou vaincues, les troupes de Ney disputaient le terrain avec le dernier acharnement. L'un des Touczkoff tomba en combattant à la tête du régiment de Revel. C'était le frère de celui qui avait été pris à Valoutina, et le frère de celui qui en ce moment défendait Outitza contre Poniatowski.

Ney et Murat emploient de nouveau la cavalerie. Murat et Ney, voulant alors terminer la bataille sur ce point, se décident à ordonner un vaste mouvement de cavalerie. À droite les cuirassiers Saint-Germain et Valence, sous Nansouty, s'élancent au galop; à gauche, ceux des généraux Vathier et Defrance s'élancent également. La terre tremble sous les pas de ces puissants cavaliers. Une partie de la cavalerie russe est rompue; l'autre, composée des régiments de Lithuanie et d'Ismaïlow, résiste, et soutient le choc. On se mêle; les cuirassiers russes s'avancent jusqu'à nos lignes; on les repousse; pas un de nos carrés n'est entamé. La mêlée devient meurtrière, et les victimes sont aussi nombreuses qu'illustres. Charges brillantes et acharnées. Montbrun, l'héroïque Montbrun, le plus brillant de nos officiers de cavalerie, tombe mortellement frappé par un boulet. Rapp, qui était venu se mettre à la tête de la division Compans, reçoit quatre blessures. Le général Dessaix quitte ses propres troupes pour le remplacer, et se sent frappé à son tour. Il n'y a plus que des généraux de brigade pour commander les divisions. Au milieu de ce carnage, Murat et Ney, comme invulnérables, sont toujours debout, toujours au milieu du feu, sans être atteints. Friant blessé à côté de son fils. Un homme rare, Friant, le modèle de toutes les vertus guerrières, le seul des anciens chefs du corps de Davout qui n'eût pas encore été frappé, car Davout venait d'être mis hors de combat, Morand était gravement blessé, et Gudin venait de mourir à Valoutina, Friant tombe à son tour, et il est emporté à la même ambulance où l'on donnait des soins à son fils. Murat accourt à la division Friant, demeurée sans chef. C'était un jeune Hollandais, le général Vandedem, qui devait la commander. Courageux, mais dépourvu d'expérience, il s'empresse de céder cet honneur au chef d'état-major Galichet. Celui-ci prend le commandement au moment où Murat arrive. Tandis qu'ils se parlent, un boulet passe entre eux et leur coupe la parole.—Il ne fait pas bon ici, dit Murat en souriant.—Nous y resterons cependant, répond l'intrépide Galichet.—Au même instant, les cuirassiers russes fondent en masse. La division Friant n'a que le temps de se former en deux carrés, liés par toute une ligne d'artillerie. Murat entre dans l'un, le commandant Galichet dans l'autre, et pendant un quart d'heure ils reçoivent, avec un imperturbable sang-froid, les charges furieuses de la cavalerie russe.—Soldats de Friant, s'écrie Murat, vous êtes des héros!—Vive Murat! vive le roi de Naples! répondent les soldats de Friant.—

C'est ainsi que de notre côté on occupait, faute de forces plus considérables, cette partie du champ de bataille qui s'étendait de Séménoffskoié jusqu'au bois d'Outitza. Bagration mortellement blessé. Tout à coup une grande victime était tombée parmi les Russes. Bagration avait été frappé mortellement, et on l'avait emporté au milieu des cris de douleur de ses soldats qui avaient pour lui une sorte d'idolâtrie. La seconde armée russe se trouvait à son tour sans chef. On appela Raéffskoi, mais il ne pouvait quitter les débris du 7e corps, qui occupait toujours avec le prince Eugène de Wurtemberg l'intervalle de la grande redoute à Seménoffskoié. Alors on manda le général Doctoroff pour qu'il vînt remplacer Bagration.

Ney et Murat reprennent l'avantage, et voient s'ouvrir encore une fois la trouée de Séménoffskoié. Dans ce même moment, on apprenait chez les Russes que Poniatowski, après avoir traversé les bois, avait enlevé les hauteurs d'Outitza à Touczkoff, qui était privé de la division Konownitsyn sans avoir encore été rejoint par celle d'Olsoufief, la seconde de Bagowouth, que Touczkoff, l'aîné des trois frères, était mort, ce qui faisait deux Touczkoff tués dans la journée, et trois perdus pour leur famille en moins de quinze jours. Dans le trouble qu'on éprouvait, on avait demandé à grands cris et fait partir immédiatement le reste du corps de Bagowouth, c'est-à-dire la division du prince Eugène de Wurtemberg, qui n'avait pas cessé d'occuper sous un feu d'artillerie terrible l'espace presque ouvert entre Séménoffskoié et la grande redoute.

Cet espace de si haute importance, que les Russes tâchaient sans cesse de nous fermer, où Raéffskoi avait perdu presque tout son monde, et où le prince Eugène de Wurtemberg venait de voir tomber la moitié du sien, était près de se rouvrir devant nous. La fortune nous offrait de nouveau une occasion décisive, et en portant toute la garde impériale sur ce point, on pouvait encore pénétrer à coup sûr dans les entrailles de l'armée russe.

Ils proposent de nouveau la manœuvre déjà proposée le matin. Ney et Murat envoyèrent proposer pour la seconde fois cette manœuvre à Napoléon. Celui-ci, trouvant la bataille arrivée à maturité, accueillit la proposition de ses lieutenants, et donna les premiers ordres pour son exécution. Il fit avancer la division Claparède et la jeune garde, et, quittant Schwardino, se mit lui-même à leur tête. Mais tout à coup un tumulte effroyable se produisit à gauche de l'armée, au delà de la Kolocza. Napoléon est prêt à l'exécuter, lorsqu'une échauffourée vers la gauche de l'armée l'oblige à suspendre le mouvement commencé. En regardant de ce côté on voyait des cantiniers en fuite, des bagages en désordre; on entendait des cris, on apercevait en un mot tous les signes d'une déroute. À cet aspect, Napoléon fit arrêter sa garde sur place, et s'élança au galop pour savoir ce que c'était. Après quelque temps il finit par l'apprendre. D'après l'autorisation de Kutusof, les deux cavaleries de Platow et d'Ouvaroff avaient franchi la Kolocza sur notre gauche dégarnie, et avaient fondu, Platow sur nos bagages, Ouvaroff sur la division Delzons. Cette brave division, après avoir conquis Borodino le matin, attendait l'arme au pied qu'on demandât encore quelque chose à son dévouement. Dans l'impossibilité de prévoir exactement ce qui allait se passer de ce côté, Napoléon ne voulut pas se démunir de sa réserve. Napoléon envoie toute son artillerie de réserve à Ney et à Murat. Il envoya à Ney et à Murat tout ce qui restait de l'artillerie de la garde, porta en avant la division Claparède, prête à se diriger, ou à droite vers Séménoffskoié, ou à gauche vers Borodino, et se tint lui-même à la tête de l'infanterie de la garde, dans l'attente de ce qui arriverait à la gauche de la Kolocza, où le prince Eugène venait de se rendre de sa personne.

Diversion exécutée au delà de Borodino par la cavalerie de Platow et d'Ouvaroff. Le vice-roi, au premier bruit de cette subite irruption, avait quitté le centre, et passant sur la rive gauche de la Kolocza, s'était porté de toute la vitesse de son cheval jusqu'à Borodino. Mais il avait trouvé ses régiments déjà formés en carré, et attendant l'ennemi de pied ferme. À la vue des nombreux escadrons russes la cavalerie légère du général Ornano, trop faible pour résister aux huit régiments de cavalerie régulière d'Ouvaroff, se replia successivement et avec ordre sur notre infanterie. Les Croates qui étaient sur les bords de la Kolocza, et à qui la cavalerie russe prêtait le flanc par son mouvement hasardé, la saluèrent d'un feu bien nourri. La division Delzons repousse la cavalerie russe. Cette cavalerie alors se jeta sur le 84e de ligne, celui qui avait fait en 1809 une si belle résistance à Gratz, le trouva formé en carré, et vint inutilement essuyer son feu, sans oser toutefois braver ses baïonnettes. Le reste alla tourbillonner autour du 8e léger et du 92e, et, après quelques évolutions, se retira, désespérant d'obtenir aucun résultat. Il n'était pas prudent en effet de s'opiniâtrer contre une telle infanterie avec de la cavalerie seule, et tout ce qu'on pouvait se promettre, c'était de faire une démonstration. On l'avait faite et payée de quelques hommes, les uns tués par notre mousqueterie et notre mitraille, les autres pris au retour par notre cavalerie légère, qui sabrait les moins prompts à repasser la Kolocza.

L'échauffourée de la gauche fait perdre une heure. Toute vaine qu'elle était, cette tentative nous avait coûté beaucoup plus d'une heure, avait interrompu le mouvement de la garde, et donné à Kutusof, qui s'éclairait lentement, mais qui s'éclairait enfin, le temps d'amener au centre le corps d'Ostermann, inutilement laissé à sa droite vis-à-vis notre gauche. Il avait même mis toute la garde impériale russe en marche pour fermer la trouée si inquiétante de Séménoffskoié. De notre côté, Ney et Murat avaient vu cette trouée se fermer de nouveau, et dans leur dépit n'avaient pas ménagé Napoléon absent, et occupé ailleurs de soins qu'ils ignoraient.

Lorsque Napoléon est rassuré sur sa gauche, il n'est plus temps d'envoyer sa garde à Séménoffskoié, où toutes les réserves russes se sont accumulées. L'occasion était donc encore passée, et cette fois par un de ces accidents fortuits qu'on appelle avec raison faveurs ou défaveurs de la fortune.

Ordre au prince Eugène de reprendre la grande redoute. Napoléon, qui avait envoyé le maréchal Bessières auprès de Murat et de Ney, et qui venait d'apprendre par ce maréchal que le centre des Russes était de nouveau renforcé, que les vues de Ney et de Murat n'étaient plus exécutables (Bessières prétendait même qu'elles ne l'avaient jamais été), Napoléon ordonna au prince Eugène de faire la seule chose qui dans le moment lui parût propre à terminer la lutte, c'était d'enlever la grande redoute du centre, car il pensait avec raison que ce point d'appui arraché à la ligne russe, on finirait par l'enfoncer d'une manière ou d'une autre. Murat avait sous la main une immense quantité d'artillerie, toute celle d'abord des divisions d'infanterie employées où il était, ensuite toute celle de la cavalerie, et en outre les batteries de réserve de la garde. Napoléon lui fit dire d'accabler de mitraille les fortes colonnes qui s'approchaient, puis de se tenir prêt à lancer sur elles sa cavalerie à l'instant décisif, car on allait enlever d'assaut la grande redoute.

Cet instant décisif approchait enfin. D'un côté, Murat avait rangé sur sa gauche, le long du ravin de Séménoffskoié, sur le bord duquel la division Friant n'avait pas cessé de tenir ferme, la masse d'artillerie dont on l'avait pourvu, et derrière cette artillerie les trois corps de cavalerie des généraux Montbrun, Latour-Maubourg et Grouchy, attendant l'ordre de passer le ravin et de charger les lignes de l'infanterie russe. De l'autre côté le prince Eugène, concentrant sur la droite de la grande redoute les divisions Morand et Gudin, avait amené sur la gauche de cette redoute la division Broussier, toute fraîche, et brûlant de se signaler à son tour. Cette division était embusquée dans un ravin, et prête à se jeter au premier signal sur les parapets de l'ouvrage à conquérir. Il était environ trois heures de l'après-midi. Il y avait neuf heures que cet horrible carnage était commencé. Murat et Ney vomissaient le feu de deux cents pièces de canon sur le centre des Russes. Le corps de Doctoroff avait été envoyé tout entier derrière la redoute, et quoiqu'il souffrît beaucoup, il souffrait moins que le corps d'Ostermann, placé à découvert entre la redoute même et Séménoffskoié. À une fort petite distance, qui était celle de la largeur du ravin, on voyait les Russes tomber par centaines dans les corps de Doctoroff et d'Ostermann, ainsi que dans la garde russe déployée en arrière, et recevant les coups qui avaient épargné la première ligne. Ney et Murat arrêtent les masses russes en avant de Séménoffskoié, par un épouvantable feu d'artillerie. Murat et Ney, qu'une sorte de miracle avait jusque-là protégés, pleins de joie en voyant l'effet de leurs canons, en redoublaient le feu. Croyant la ligne ennemie assez ébranlée, Murat se décide enfin à recommencer l'attaque de cavalerie, qui avait si bien réussi le matin au général Latour-Maubourg. Murat lance tous les cuirassiers au delà du ravin de Séménoffskoié. Il lance d'abord le 2e corps de cavalerie, à la tête duquel le général Caulaincourt, frère du duc de Vicence, avait remplacé Montbrun. Il ordonne au corps de Latour-Maubourg de soutenir le 2e, et à celui de Grouchy de se préparer à soutenir l'un et l'autre. Quant à la cavalerie du général Nansouty, nous avons déjà dit qu'elle était à la droite de Ney. Au signal convenu, Caulaincourt traverse le ravin, débouche au delà, et fond sur tout ce qu'il rencontre avec les 5e, 8e et 10e de cuirassiers. Le général Defrance le suit avec deux régiments de carabiniers. Épouvantable charge de grosse cavalerie. En un clin d'œil, l'espace est franchi; quelques restes du corps de Raéffskoi debout encore sur cette partie du terrain sont enfoncés, la cavalerie de Korff et du baron de Kreutz est culbutée, et la masse de nos cavaliers, lancée à toute bride, dépasse la grande redoute. Le général Caulaincourt entre avec les cuirassiers dans la redoute pendant que le prince Eugène y entre de son côté avec le 9e de ligne. À ce spectacle, le général Caulaincourt découvrant derrière lui l'infanterie de Likatcheff qui gardait la redoute, se rabat sur elle par un brusque mouvement à gauche, et la sabre à la tête du 5e de cuirassiers. Malheureusement il tombe frappé à mort. L'infanterie de Morand et de Gudin, qui était placée à la droite de la grande redoute, et voyait les casques de nos cuirassiers briller au delà, pousse des cris de joie et d'admiration. De son côté, le prince Eugène, qui était à la gauche, se met à la tête du 9e de ligne, celui qui avait fourni les braves tirailleurs d'Ostrowno, lui adresse quelques paroles véhémentes, lui fait gravir le monticule à perte d'haleine, puis profitant du tumulte du combat, de l'épaisseur de la fumée, escalade les parapets de la redoute, et les franchit au moment même où le 5e de cuirassiers sabrait les fantassins de la division Likatcheff. Les trois bataillons du 9e fondent à la baïonnette sur les soldats de cette division, en prennent quelques-uns, en tuent un plus grand nombre, et vengent le 30e de ligne de ses malheurs du matin. Ils allaient même venger le général Bonamy sur le commandant de la division, le général Likatcheff, mais à l'aspect de ce vieillard respectable tombé en leurs mains, ils lui laissent la vie, et l'envoient à l'Empereur. Ils se rangent en bataille sur le revers de la redoute, et viennent assister au terrible combat de cavalerie engagé entre la garde à cheval russe et nos cuirassiers.

En effet la garde russe à cheval déployée tout entière, se précipite sur nos cuirassiers, et les charge à fond en passant sous la fusillade du 9e. Elle les oblige à céder. Les carabiniers sous le général Defrance la ramènent. Chaque fois qu'elle passe et repasse, elle reçoit les coups de fusil du 9e. Incommodée du feu de ce régiment, elle veut le charger pour s'en débarrasser, mais elle est arrêtée par ses balles. Nos cuirassiers viennent au secours du 9e, et en défilant devant lui crient: Vive le 9e! à quoi celui-ci répond: Vivent les cuirassiers!—La cavalerie de Grouchy charge à son tour, voit son brave général renversé d'un biscaïen, continue à s'avancer, et arrive jusqu'aux lignes de l'infanterie russe, rangée en masse tellement profonde qu'on ne peut espérer d'y pénétrer. Mais tout ce qui se trouve entre deux est balayé, et la cavalerie ennemie est forcée de chercher asile derrière son infanterie.

Pendant ce temps le 9e placé seul en avant de la grande redoute souffre cruellement. Les divisions Morand et Gudin restées sur la droite lui prêtent enfin leur appui; elles se portent au delà de la redoute, tandis que Murat et Ney, formant un angle avec elles, gagnent peu à peu du terrain, dépassent le ravin de Séménoffskoié, et s'avancent leur droite en avant. La bataille étant perdue pour elle sur tous les points, l'armée russe se retire en ordre sur Psarewo. Notre armée entière forme ainsi une ligne brisée, qui enveloppe dans un angle de feu l'armée russe horriblement décimée. Celle-ci rétrograde lentement sous une affreuse mitraille, et vient s'adosser à la lisière du bois de Psarewo. On ne la charge plus, et dans l'attente d'un mouvement décisif, on met en ligne l'artillerie de tous les corps, et on fait converger sur elle trois cents pièces de canon. Sous la masse de projectiles dont on l'accable, elle demeure immobile et fortement serrée.

En ce moment la bataille était gagnée assurément, car partout le champ de bataille nous appartenait. À l'extrême droite, au delà des bois, le prince Poniatowski après un combat sanglant avait fini par prendre position en avant d'Outitza, sur la vieille route de Moscou; à l'extrême gauche Delzons occupait toujours Borodino, et au point essentiel, c'est-à-dire entre la grande redoute et les flèches qu'on avait enlevées, on tenait le gros de l'armée russe acculé à la lisière du bois de Psarewo, et expirant sous le feu de trois cents pièces de canon. Toutefois il restait encore plusieurs heures de jour, et bien qu'il ne s'offrît plus, comme deux fois dans la journée, de manœuvre décisive à exécuter, on pouvait en abordant l'armée russe une dernière fois, la droite en avant, avec une masse de troupes fraîches, on pouvait, disons-nous, la refouler vers la Moskowa, et lui faire subir un véritable désastre. Un tel résultat méritait certainement de nouveaux sacrifices, quels qu'ils dussent être, car devant une victoire complétement destructive pour l'armée russe, la constance d'Alexandre eût probablement fléchi. On pouvait peut-être achever de la détruire en faisant donner la garde. Mais pour cela il fallait faire donner la garde impériale tout entière, laquelle comptait environ 18 mille hommes d'infanterie et de cavalerie, qui n'avaient pas combattu. Il restait à gauche dans la division Delzons, au centre dans les divisions Broussier, Morand et Gudin, à droite dans la division Dessaix, des troupes qui, quoique ayant déjà combattu, étaient capables encore d'un grand effort, surtout s'il devait être décisif. Les troupes qui n'étaient qu'à demi fatiguées auraient valu des troupes fraîches pour ce moment suprême. Quant à la garde, elle eût fait des prodiges, et demandait à les faire. Napoléon, pour qui la hauteur du soleil sur l'horizon était un motif tout aussi pressant que les instances de ses lieutenants, et pour ainsi dire un reproche, monta à cheval afin d'examiner lui-même le champ de bataille. Le rhume dont il était atteint l'incommodait fort, mais pas de manière à paralyser sa puissante intelligence. Cependant les horreurs de cette affreuse bataille sans exemple encore pour lui, quoiqu'il en eût vu de bien sanglantes, avaient comme étonné son génie. Il ne s'était pas écoulé un instant sans qu'on vînt lui annoncer que quelques-uns des premiers officiers de l'armée étaient frappés. C'étaient les généraux et officiers supérieurs Plauzonne, Montbrun, Caulaincourt, Romeuf, Chastel, Lanabère, Compère, Bessières, Dumas, Canouville, tués; c'étaient le maréchal Davout, les généraux Morand, Friant, Compans, Rapp, Belliard, Nansouty, Grouchy, Saint-Germain, Bruyère, Pajol, Defrance, Bonamy, Teste, Guilleminot, blessés gravement. L'opiniâtreté des Russes, quoiqu'elle n'eût rien d'inattendu, avait un caractère sinistre et terrible, qui lui inspirait de sérieuses réflexions, car, pour l'honneur de la nature humaine, il y a dans le patriotisme vaincu mais furieux, quelque chose qui impose même à l'agresseur le plus audacieux. Aussi Napoléon, dans cet état d'irrésolution si nouveau chez lui, parut-il inexplicable à ceux qui l'entouraient, à ce point qu'ils cherchaient à se l'expliquer en disant qu'il était malade. Sans s'occuper de ce qu'ils pensaient, il parcourut au galop la ligne des positions enlevées, vit les Russes acculés mais serrés en masse et immobiles, n'offrant nulle part une prise facile, pouvant néanmoins par un dernier choc, donné obliquement, être rejetés en désordre vers la Moskowa. Pourtant on ne savait, après tout, si le désespoir ne triompherait pas des dix-huit mille hommes de la garde, si par conséquent on ne la sacrifierait pas inutilement pour égorger quelques milliers d'ennemis de plus; et à cette distance de sa base d'opération, ne pas garder entier le seul corps qui fût encore intact, parut à Napoléon une témérité dont les avantages ne compensaient pas le danger. Motifs pour lesquels Napoléon refuse de faire donner sa garde. Se tournant vers ses principaux officiers: Je ne ferai pas démolir ma garde, leur dit-il. À huit cents lieues de France, on ne risque pas sa dernière réserve.— Il avait raison sans doute, mais en justifiant sa résolution du moment, il condamnait cette guerre, et, pour la deuxième ou troisième fois depuis le passage du Niémen, il expiait par un excès de prudence qui ne lui était pas ordinaire, la faute de sa témérité. En dépassant la grande route de Moscou, et en s'approchant de Borodino, on apercevait Gorki, seule position un peu avancée conservée par les Russes. Napoléon se demanda s'il fallait l'enlever. Il y renonça, car le résultat n'en valait pas la peine. Au fond du champ de bataille, les Russes, serrés en masse, offraient une large prise au canon, et semblaient nous défier.— La journée finit par une horrible canonnade dirigée contre l'armée russe. Puisqu'ils en veulent encore, dit Napoléon avec la cruelle familiarité du champ de bataille, donnez-leur-en.—Il prescrivit de mettre en batterie tout ce qui restait d'artillerie non employée, et à partir de ce moment on fit agir près de quatre cents bouches à feu. On tira ainsi pendant plusieurs heures sur les masses russes, qui persistèrent à se tenir en ligne sous cette épouvantable canonnade, perdant des milliers d'hommes sans s'ébranler. On tuait donc au lieu de faire des prisonniers! nous perdions aussi des hommes, mais certainement pas le sixième de ceux que nous immolions.

Le soleil s'abaissa enfin sur cette scène atroce, sans égale dans les annales humaines: la canonnade finit par se ralentir successivement, et chacun épuisé de fatigue s'en alla prendre quelque repos. Nos généraux ramenèrent un peu en arrière leurs divisions, de manière à les garantir des boulets ennemis, et se placèrent au pied des hauteurs conquises, bien convaincus que les Russes n'essayeraient pas de les reprendre. Nuit qui succède à la bataille. Nos soldats, qui n'étaient guère pourvus de vivres, se mirent au bivouac à dévorer ce qu'ils avaient, et se délassèrent en se racontant les horreurs étonnantes que chacun d'eux avait vues. Napoléon victorieux rentra dans sa tente entouré de ses lieutenants, les uns mécontents de ce qu'il n'avait pas fait, les autres disant qu'on avait eu raison de s'en tenir au résultat obtenu, que les Russes après tout étaient détruits, et que les portes de Moscou étaient ouvertes. Mais pendant cette soirée les témoignages de joie, d'admiration, qui avaient éclaté jadis à Austerlitz, à Iéna, à Friedland, ne se firent pas entendre dans la tente du conquérant.

Affreux spectacle du lendemain. Russes et Français couchèrent les uns à côté des autres sur le champ de bataille. Au point du jour, on fut témoin d'un spectacle horrible, et on put se faire une idée de l'épouvantable sacrifice d'êtres humains qui avait été consommé la veille. Le champ de bataille était couvert de morts et de mourants, comme jamais on ne l'avait vu. Chose cruelle à dire, nombre effrayant à prononcer, quatre-vingt dix mille hommes environ, c'est-à-dire la population entière d'une grande cité, étaient étendus sur la terre, morts ou blessés. Quinze à vingt mille chevaux renversés ou errants, et poussant d'affreux hennissements, trois ou quatre cents voitures d'artillerie démontées, mille débris de tout genre complétaient ce spectacle, qui soulevait le cœur surtout en approchant des ravins, où par une sorte d'instinct les blessés s'étaient portés afin de se mettre à l'abri de nouveaux coups. Là ils étaient accumulés les uns sur les autres, sans distinction de nation.

Épouvantable relevé des pertes de part et d'autre. Heureusement, si le patriotisme permet de prononcer ce mot inhumain, heureusement le partage dans cette liste funèbre était fort inégal. Nous comptions environ 9 à 10 mille morts, 20 ou 21 mille blessés, c'est-à-dire 30 mille hommes hors de combat, et les Russes, d'après leur aveu, près de 60 mille[23]! Nous avions tué tout ce qu'autrefois nous prenions par de savantes manœvres. La faux de la mort semblait ainsi avoir remplacé dans les mains de Napoléon l'épée merveilleuse qui jadis désarmait plus d'ennemis qu'elle n'en détruisait. Ce qu'on ne croirait pas, si des documents authentiques ne l'attestaient, nous avions quarante-sept généraux et trente-sept colonels tués ou blessés, les Russes à peu près autant, preuve de l'énergie que les chefs avaient déployée des deux cotés, et de la petite distance à laquelle on avait combattu. Après cet affreux duel, il nous restait cent mille hommes, car ce qui pouvait manquer à ce chiffre était remplacé par la division italienne Pino, et par la division Delaborde de la jeune garde, l'une et l'autre arrivées après la bataille. Les Russes n'auraient pas pu mettre cinquante mille hommes en ligne, mais ils étaient chez eux, et nous étions à huit cents lieues de notre capitale! Ils faisaient une guerre nécessaire, et nous faisions une guerre d'ambition! Et à chaque pas en avant, quand l'étourdissement de la gloire laissait chez nous place à la réflexion, nous condamnions au fond du cœur le chef entraînant dont nous suivions la fortune éblouissante!

Faux récit de la bataille de la Moskowa par le général Kutusof. Kutusof, menteur autant que rusé, satisfait de n'être pas détruit, eut l'audace d'écrire à son maître qu'il avait résisté toute une journée aux assauts de l'armée française, et lui avait tué autant d'hommes qu'il en avait perdu, que s'il quittait le champ de bataille, ce n'était pas qu'il fût vaincu, mais c'est qu'il prenait les devants pour aller couvrir Moscou. Plus qu'aucun homme au monde, il savait à quel point on peut mentir aux passions, surtout aux passions des peuples peu éclairés, et excepté de se dire victorieux, il osa écrire tout ce qui approchait le plus de ce mensonge. Il manda au gouverneur de Moscou, le comte Rostopchin, destiné bientôt à une effroyable immortalité, qu'il venait de livrer une sanglante bataille pour défendre Moscou, qu'il était loin de l'avoir perdue, qu'il allait en livrer d'autres encore, qu'il promettait bien que l'ennemi n'entrerait point dans la ville sacrée, mais qu'il était urgent de lui envoyer tous les hommes capables de porter les armes, surtout les miliciens de Moscou, dont on avait promis 80 mille, et dont il avait reçu 15 mille au plus. Il ordonna la retraite pour le 8 septembre au matin, en prescrivant de disputer Mojaïsk tout le temps nécessaire pour évacuer les vivres, les munitions, les blessés transportables. Il donna au général Miloradovitch le commandement de son arrière-garde.

Embarras qu'éprouve Napoléon pour publier même les pertes de l'ennemi. Napoléon qui n'avait pas les mêmes raisons de dissimuler, car il était victorieux d'une manière incontestable, éprouvait cependant une sorte d'embarras à raconter son triomphe. Autrefois il avait à annoncer pour quelques mille morts trente ou quarante mille prisonniers, quelques centaines de canons et de drapeaux enlevés. Ici il n'y avait ni prisonniers, ni drapeaux, ni canons pris (excepté un petit nombre de pièces de position trouvées dans les redoutes); mais soixante mille morts ou mourants appartenant à l'ennemi couvraient le terrain. Chose extraordinaire, dans ses bulletins et dans ses lettres (notamment à son beau-père) il en dit beaucoup moins qu'il n'y en avait, soit qu'il l'ignorât, soit qu'il n'osât pas l'avouer au monde. Suivant son usage, cette bataille, que les Russes appelèrent du nom de Borodino, il la qualifia d'un nom retentissant et parlant aux imaginations, de celui de la Moskowa, rivière qui passait à une lieue du champ de bataille, pour aller ensuite traverser Moscou. Ce nom lui restera dans les siècles.

Dispositions prises par Napoléon à la suite de la bataille. Mais après quelques moments donnés à l'effet, Napoléon songea aux conséquences à tirer de la victoire. Il achemina sur Mojaïsk Murat avec deux divisions de cuirassiers, avec plusieurs divisions de cavalerie légère, et une des divisions d'infanterie du maréchal Davout. Ce maréchal suivit avec ses quatre autres divisions, en se faisant transporter dans une voiture, car il ne pouvait se tenir à cheval. Le prince Poniatowski fut dirigé comme il l'avait été pendant toute la marche sur la droite de la grande route, par le chemin de Wereja, et le prince Eugène sur la gauche par le chemin de Rouza (voir la carte no 55). Cette double force, placée sur les deux flancs de l'armée, avait pour but de faire tomber toute résistance en débordant l'ennemi, d'étendre le rayon d'approvisionnement, et de couvrir nos fourrageurs. Napoléon avec le corps de Ney, qui avait horriblement souffert, avec la garde qui ne le quittait pas, resta encore un jour sur le champ de bataille, pour y donner des ordres indispensables, dictés autant par l'humanité que par l'intérêt de l'armée. Établissement à l'abbaye de Kolotskoi pour les blessés. Il convertit d'abord en hôpital la grande abbaye de Kolotskoi, parce qu'aisée à défendre elle devait offrir un abri sûr aux blessés qui n'étaient pas transportables. Ceux qui pouvaient être transportés, devaient être envoyés à Mojaïsk dès qu'on serait maître de cette ville. Il y avait aussi beaucoup de chevaux légèrement blessés, faciles à guérir, beaucoup de pièces démontées faciles à réparer. Junot laissé à la garde de l'hôpital de Kolotskoi. Par ce motif Napoléon établit un dépôt de cavalerie et d'artillerie dans les villages environnant l'abbaye de Kolotskoi, et décida que Junot avec ses Westphaliens occuperait ce lieu funèbre, pour garder les précieux restes qu'on y laissait, et pour aller au loin recueillir les vivres que les malheureux blessés seraient dans l'impossibilité de se procurer eux-mêmes. Le bienfaiteur de tous ceux qui souffraient, l'illustre Larrey, voulut rester à Kolotskoi avec la majeure partie des chirurgiens de l'armée. Trois jours entiers devaient à peine suffire pour appliquer le premier pansement sur toutes les blessures, et par un temps déjà froid et humide, surtout la nuit, un grand nombre de blessés étaient réduits à attendre les secours de l'art couchés en plein air sur la paille. Tout ce qu'on pouvait pour eux c'était de leur apporter quelques aliments, et notamment un peu d'eau-de-vie, afin de soutenir leurs forces. Au surplus Napoléon veilla lui-même à ce qu'on fît ce qui était possible, avec le matériel qu'on était parvenu à transporter à cette distance. Ordres pour remplacer l'immense quantité de munitions de guerre qu'on avait consommées. Après ces premiers et indispensables soins il envoya des ordres à Smolensk pour qu'on remplaçât les munitions d'artillerie consommées. On avait tiré 60 mille coups de canon, et brûlé 1400 mille cartouches d'infanterie. Il fit ordonner des transports extraordinaires de munitions par le chef de l'artillerie de la grande armée, le général de Lariboisière, qui dans cette campagne, plus difficile pour son arme que pour toute autre, déployait à un âge fort avancé le courage et l'activité d'un jeune homme. N'ayant plus de grandes rivières à traverser, Napoléon avait laissé à Smolensk ses gros équipages de ponts, et n'avait amené que le matériel nécessaire pour jeter des ponts de chevalets. Grâce à cette disposition, six à huit cents chevaux de trait étaient restés disponibles à Smolensk. Appel de tous les renforts pour remplir les vides dans les cadres de l'armée. Il prescrivit de les employer sur-le-champ à charrier des munitions d'infanterie et d'artillerie. Enfin il ordonna un nouveau mouvement en avant à tous les corps français ou alliés qui se trouvaient dans les diverses stations de Smolensk, Minsk, Wilna, Kowno, Kœnigsberg, particulièrement à tous les bataillons et escadrons de marche destinés à recruter les corps.

L'armée avait continué à cheminer pendant que Napoléon donnait ces ordres, et Murat était arrivé le 8 au soir devant Mojaïsk, ville de quelque importance qu'il y avait intérêt à posséder intacte. À mesure qu'on approchait de Moscou les ressources du pays augmentaient, mais la rage de les détruire augmentait aussi chez l'ennemi. On rencontrait plus de villages florissants, et plus de colonnes de flammes. Les Russes voulant se ménager le temps d'opérer quelques évacuations de blessés et de matériel, avaient placé en avant d'un ravin marécageux une forte arrière-garde d'infanterie et de cavalerie, et ils étaient résolus à défendre cette position. Il était possible de la tourner, mais l'obscurité ne permettait pas d'apercevoir le point par lequel on aurait pu y réussir, et pour éviter la confusion d'une scène de nuit, on fit halte, et on bivouaqua à portée du canon des Russes.

Entrée dans Mojaïsk. Le lendemain 9 on voulut entrer de vive force dans Mojaïsk, et après avoir sacrifié quelques hommes sans utilité, on pénétra dans cette ville, où il y avait plusieurs magasins en flammes, mais où la plus grande partie des habitations étaient restées intactes. On y trouva beaucoup de blessés russes, qu'on respecta et qu'on abandonna aux soins de leurs propres chirurgiens. La ville contenait des vivres et des bâtiments pour un second hôpital, circonstance fort heureuse, car celui de Kolotskoi était loin de suffire à nos besoins. Napoléon s'y arrête quelques jours de sa personne, tandis que l'armée marche en avant. Napoléon résolut de s'arrêter de sa personne à Mojaïsk, afin de soigner le rhume dont il était atteint, et qui l'importunait sans altérer en rien l'usage de ses facultés[24]. Son projet était de partir pour rejoindre l'armée dès qu'elle serait arrivée aux portes de Moscou, afin d'y entrer avec elle, ou de se mettre à sa tête s'il y avait une nouvelle bataille à livrer.

Entrée du prince Eugène à Rouza. Les Russes continuèrent leur retraite et les Français leur poursuite. Le prince Eugène ayant pris la route latérale de gauche, s'empara de Rouza, jolie petite ville, riche en ressources, que les paysans furieux allaient détruire, lorsqu'on arriva fort à propos pour les en empêcher. L'épouvante des habitants en apprenant qu'on les avait trompés, que la sanglante bataille du 7 avait été entièrement perdue pour les Russes, était parvenue au comble, et se changeait en une sorte de rage. Dispositions dans lesquelles on trouve la population. On leur avait tellement dépeint les Français comme des monstres sauvages, qu'ils étaient partagés entre la peur et la fureur, à la seule idée de leur approche. Aussi, désespérant de se sauver, voulaient-ils tout détruire, et quand on avait le temps de les joindre, de leur parler, d'arracher la torche de leurs mains, ils étaient étonnés d'avoir affaire à des vainqueurs humains, mais affamés, dont on désarmait la prétendue barbarie avec un peu de pain.

Entré à Rouza, le prince Eugène s'y reposa un jour, et y ramassa des vivres dont il fit part à la grande armée. Sur la route latérale de droite, le prince Poniatowski rencontra partout les mêmes symptômes de terreur et de colère, la même abondance et les mêmes ravages, mais comme il faut du temps pour détruire, et que ce temps on ne le laissait pas à l'ennemi, on trouvait encore le moyen de subsister. Seulement la maraude consommait toujours un égal nombre d'hommes, qui s'attardaient, se laissaient prendre, ou renonçaient à rejoindre l'armée.

Combat d'arrière-garde à Krimskoié. La colonne principale sous Murat arriva le 10 septembre à Krimskoié. Le commandant de l'arrière-garde russe Miloradovitch, voulant profiter d'une bonne position qu'il avait reconnue près des sources marécageuses de la Nara, s'établit avec des troupes d'infanterie légère et de l'artillerie derrière un terrain fangeux, couvert d'épaisses broussailles, n'offrant d'accès que par la grande route qu'il eut soin d'occuper en force. On passa toute la journée à batailler autour de cette position, et on y perdit de part et d'autre beaucoup d'hommes, les Russes pour ne pas se retirer trop tôt, les Français pour ne pas mollir dans leur poursuite. À la nuit les Russes furent obligés de décamper en laissant près de deux mille hommes sur le terrain, en morts ou blessés.

Arrivée le 13 septembre devant Moscou. Le 11 on atteignit Koubinskoié, le 12 Momonowo, le 13 enfin Worobiewo, dernière position en avant de Moscou. (Voir la carte no 57.) L'armée russe s'établit aux portes mêmes de Moscou, vers la barrière dite de Drogomilow. La Moskowa, en entrant dans Moscou, où elle décrit de nombreux contours, forme un arc très-concave, ouvert du côté de la route de Smolensk. L'armée russe vint s'y adosser, appuyant sa droite au village de Fili, sa gauche à la hauteur de Worobiewo, et traçant en quelque sorte la corde de l'arc décrit par la Moskowa. Situation prise par l'armée russe en avant de Moscou. Elle avait derrière elle pour toute issue un pont jeté sur la Moskowa dans l'intérieur du faubourg de Drogomilow, et les rues de cette immense ville. Ce n'était guère une position de combat, car si on était vigoureusement assailli, on pouvait être refoulé en désordre sur le pont de la Moskowa, ou sur les gués de cette rivière, et poussé dans les rues, où l'on aurait couru, en s'y engorgeant, les plus grands dangers. Kutusof le savait bien, et était convaincu de l'impossibilité d'arrêter les Français en avant de Moscou. Gravité des résolutions qu'elle avait à prendre. Mais fidèle à son système de flatter constamment la passion populaire, qu'il croyait plus facile à conduire en la flattant qu'en l'irritant, il avait écrit tous les jours au comte de Rostopchin, gouverneur de Moscou, qu'il défendrait la capitale à outrance, et probablement avec succès. Aussi fut-on bien étonné à Moscou de voir paraître l'armée russe dans l'état où elle était, et se placer si près de la ville qu'il ne restait plus de terrain pour combattre. Le généralissime Kutusof convoque un conseil de guerre. Quoique son parti fût pris de sauver l'armée de préférence à la capitale, Kutusof résolut de convoquer un conseil de guerre, pour faire partager à ses lieutenants la pesante responsabilité qu'il allait encourir. Malgré son astuce et son flegme ordinaire, il était agité en entendant les cris de rage qui éclataient autour de lui, et le vœu mille fois exprimé de s'ensevelir tous sous les ruines de Moscou, plutôt que d'abandonner cette ville aux Français, comme l'époux qui disputant à des ennemis une épouse chérie, aime mieux la poignarder de ses mains que la livrer à leurs outrages. Kutusof savait parfaitement que Moscou fût-elle perdue, la Russie ne le serait pas, mais qu'au contraire la Russie pourrait bien être perdue si la grande armée venait à être détruite, et il était fermement décidé à empêcher un tel malheur. Mais s'il avait le courage de prendre les résolutions nécessaires quoique odieuses à la foule, il n'avait pas celui d'en assumer la charge à lui seul, et il eût bien voulu en faire peser la responsabilité sur d'autres têtes que la sienne. Composition de ce conseil. Il admit à ce conseil mémorable, tenu sur la hauteur même de Worobiewo d'où l'on apercevait la capitale infortunée qu'il fallait livrer, les généraux Benningsen, Barclay de Tolly, Doctoroff, Ostermann, Konownitsyn, Yermoloff. Le colonel Toll y assista comme quartier-maître général. Barclay de Tolly, avec sa simplicité ordinaire et son expérience pratique, déclara la position qu'on occupait intenable, affirma que la conservation de la capitale n'était rien auprès de la conservation de l'armée, et conseilla d'évacuer Moscou, en se retirant par la route de Wladimir, ce qui ajoutait de nouveaux espaces à ceux que les Français avaient déjà parcourus, laissait l'armée russe en communication avec Saint-Pétersbourg, et permettait, le moment venu, de reprendre l'offensive. Diversité des avis qu'on y émet. Benningsen, assez expérimenté pour apprécier la justesse d'un tel avis, comptant bien d'ailleurs qu'on renoncerait, sans qu'il s'en mêlât, à défendre la capitale, mais certain qu'on n'en pardonnerait point l'abandon à celui qui l'aurait conseillé, soutint qu'il fallait combattre à outrance, plutôt que de livrer aux Français la ville sacrée de Moscou. Konownitsyn, brave officier s'il en fut, cédant au sentiment général, opina pour une défense opiniâtre, non point sur le terrain où l'on était, mais sur un terrain qu'on irait chercher en se portant à la rencontre des Français, et en se heurtant contre eux avec furie. Les généraux Ostermann et Yermoloff adhérèrent à cet avis, qui était celui de la bravoure au désespoir. Le colonel Toll, recherchant des combinaisons plus savantes, proposa de se retirer, en se portant immédiatement à droite, sur la route de Kalouga, ce qui plaçait l'armée dans une position menaçante pour les communications de l'ennemi, et la mettait en relation directe avec les riches provinces du midi. Comme toujours en pareille circonstance, ce conseil de guerre fut agité, confus, et fertile en contradictions. Le généralissime a un avis arrêté. Kutusof se leva, sans exprimer hautement son avis, mais en prononçant ces paroles qu'il semblait s'adresser à lui-même: Ma tête peut être bonne ou mauvaise, soit, mais c'est à elle, après tout, à décider une question aussi grave.—

Quel est cet avis, et sur quels motifs il se fonde. Son parti était évidemment arrêté, et, il faut le dire, ce parti était digne d'un grand capitaine. De tous les avis exprimés, aucun n'était parfaitement bon, bien que la plupart continssent quelque chose d'utile. Livrer bataille pour Moscou était une résolution insensée. À quelques lieues en avant, comme au pied de ses murs, on eût été battu, seulement on l'eût été plus désastreusement en combattant le dos appuyé à la ville, et en ayant un pont et quelques rues étroites pour unique moyen de retraite. À combattre, il fallait se barricader dans l'intérieur de Moscou, en disputer toutes les issues, engager avec soi la population tout entière, y soutenir opiniâtrement la guerre des rues comme à Saragosse, et en ayant soin de disposer en dehors sur la route par laquelle on voulait s'en aller la plus grande partie de l'armée. La ville eût péri dans les flammes, car elle était construite en bois et non en pierre comme Saragosse, mais on aurait immolé plus d'ennemis qu'à Borodino, en perdant soi-même peu de monde, ce qui eût été un immense résultat. À défendre Moscou, il n'y avait que ce moyen[25], qui consistait du reste à la détruire pour la défendre, mais personne n'y avait pensé, parce que personne ne songeait à sacrifier cette capitale, et qu'on ne pensait pas que la livrer aux Français fût une manière de la faire périr. Ne pouvant combattre en avant de Moscou, ne voulant pas la détruire pour la disputer, se retirer était le seul parti à suivre. Rétrograder sur Wladimir, comme le proposait Barclay de Tolly, c'était pousser trop loin le système de retraite, que le général Pfuhl n'avait pas poussé assez loin en imaginant de s'arrêter à Drissa; c'était d'ailleurs perdre les communications avec le midi de l'empire, bien plus riche que le nord en ressources de tout genre. Il n'y avait donc d'admissible que la retraite sur la droite de Moscou (la droite par rapport à nous), laquelle plaçait l'armée russe sur les communications des Français, et la mettait en communication directe avec les provinces du midi et avec l'armée revenant de Turquie. Mais marcher immédiatement dans cette direction, comme l'avait proposé le colonel Toll, c'était tout de suite attirer sur soi les Français, qui, se contentant d'occuper Moscou par un détachement, se précipiteraient à l'instant même sur l'armée russe pour l'achever; c'était leur révéler la pensée du système de retraite qu'on allait adopter, et qui consistait, maintenant qu'on avait amené les Français si loin, à manœuvrer sur leurs flancs pour les assaillir dès qu'ils seraient suffisamment affaiblis. Ils pouvaient bien, en effet, avertis sitôt, se raviser à temps, s'arrêter, et courir pour l'accabler sur l'ennemi qui laisserait voir de telles intentions. Il y avait un plan bien mieux calculé, c'était de se retirer au travers de Moscou même, de livrer cette capitale comme une dépouille qu'on jette sur les pas d'un ennemi afin de l'occuper, de profiter du temps que les Français perdraient inévitablement à se saisir de cette riche proie, pour défiler tranquillement devant eux, et pour prendre ensuite sur leur flanc, en tournant autour de Moscou, la position menaçante que le colonel Toll conseillait de prendre immédiatement, et sans aucun détour. C'est là ce qu'il fallait tirer de tout ce qu'on avait dit, et c'est ce qu'en tira le vieux Kutusof, avec une profonde sagesse, sagesse fatale pour nous, mais qui, quelque funeste qu'elle ait pu nous devenir, n'en mérite pas moins l'admiration de la postérité.

L'armée russe se retire en traversant Moscou, pour prendre position sur la route de Riazan. En conséquence, il décida qu'on se retirerait dans la nuit du 13 au 14 septembre, qu'on traverserait Moscou sans mot dire, en évitant les combats d'arrière-garde, pour que cette grande ville qu'on voulait sauver, et qu'on croyait sauver en la remettant dans les mains des Français, ne fût pas incendiée par les obus[26]; qu'ensuite on ne suivrait, ni la route de Wladimir, trop dirigée au nord, ni celle de Kalouga, trop dirigée au midi, surtout trop indicative de la secrète pensée qu'on nourrissait, mais une route intermédiaire, celle de Riazan, de laquelle il serait facile, moyennant un léger détour, de revenir se placer quelques jours après sur la route de Kalouga, qui était la véritable sur laquelle il fallait opérer plus tard.

Cette résolution, une des plus importantes qu'on ait jamais prises, et qui est un des principaux titres de gloire du général Kutusof, une fois adoptée, il l'annonça avec fermeté, quelque désagréables que fussent les cris de l'armée, et quelque crainte que lui inspirassent les emportements de la population de Moscou.

Irritation du gouverneur Rostopchin en apprenant la résolution d'évacuer Moscou. Il fallait avertir le gouverneur Rostopchin, Russe plein de passions sauvages cachées sous des mœurs polies, et plein surtout d'un sentiment toujours estimable sous quelque forme qu'il se manifeste, le patriotisme, même poussé jusqu'au fanatisme. Il nous haïssait à tous les titres, comme Russe, et comme membre de l'aristocratie européenne. Il aurait souhaité qu'on sacrifiât la ville même, pour faire périr vingt ou trente mille Français de plus, et pensait qu'après avoir brûlé tant de villages, il n'y avait pas une seule raison honorable de ménager Moscou. Si on lui avait offert de s'y barricader, de s'y défendre à outrance, il n'eût pas hésité à exposer cette grande ville à une entière destruction. Mais ce projet n'ayant été ni adopté ni même proposé par personne, il n'en pouvait parler, et quant à celui qu'il méditait dans le fond de son âme exaspérée, il se garda bien d'en rien dire. Les vaines espérances dont l'avait entretenu le général Kutusof l'avaient profondément irrité contre ce général, et il s'en exprima avec une extrême amertume; mais il n'était plus temps de récriminer, il fallait préparer l'évacuation. Dans l'excès de sa haine, il ne voulait pas qu'un seul Russe restât dans Moscou pour orner le triomphe des Français, pour leur rendre un service quelconque, ou pour leur fournir l'occasion de faire éclater leur douceur aux yeux des vaincus. Usant de son autorité de gouverneur, il enjoignit à tous les habitants de sortir immédiatement de Moscou en emportant ce qu'ils pourraient, et menaça des châtiments les plus sévères ceux qui ne l'auraient pas quittée dès le lendemain. Résolution qu'il prend de livrer Moscou aux flammes, et silence qu'il garde sur cette résolution. D'ailleurs on avait répandu des calomnies si atroces sur la conduite des Français, qu'il n'y avait pas besoin de menaces pour obliger la population à fuir leur approche. Il comptait donc ne leur livrer qu'une ville morte et sans habitants. Il voulait plus, il voulait, sans en calculer toutes les conséquences, sans savoir quel serait le résultat, leur livrer, au lieu d'un séjour de délices, un monceau de cendres, sur lequel ils ne trouveraient rien pour vivre, et qui serait un témoignage de l'horrible haine qu'ils inspiraient, une déclaration de guerre à mort. Mais un tel projet, le dire à quelqu'un, c'était le rendre impossible, car le dire à qui? Au doux Alexandre, c'eût été révolter ce prince; à un général, c'eût été l'effrayer du poids d'une pareille responsabilité; aux habitants, c'eût été les soulever contre soi, et se montrer à eux comme cent fois plus haïssable que les Français. Il ne parla donc à personne de ce qu'il méditait dans les profondeurs de son âme. Mais, sous le prétexte de faire fabriquer une machine infernale dirigée contre l'armée ennemie, il avait accumulé beaucoup de matières inflammables dans un de ses jardins, sans que personne pût se douter de leur destination. Le moment de partir venu et une heure avant l'évacuation, il choisit pour confidents, pour complices, pour exécuteurs de son projet, ces êtres infâmes, qui ne possèdent rien que la prison où leurs crimes leur ont créé un asile, et qui ont le goût inné de la destruction, les condamnés enfin. Il les réunit, les délivra, et leur donna la mission, dès qu'on serait parti, de mettre secrètement le feu à la ville, et de l'y mettre sans relâche, sans bruit, leur affirmant que cette fois, en ravageant leur patrie, ils la serviraient, et obéiraient à ses volontés. Il ne fallait pas de grands encouragements à ces natures perverses pour les exciter à en agir ainsi, car l'homme livré à lui-même aime à détruire, semblable sous ce rapport à ces animaux qui de domestiques redeviennent très-vite sauvages, dès que l'éducation cesse un instant d'adoucir leurs penchants. Il leur adjoignit quelques soldats de la police pour les diriger dans cette cruelle mission. Ces ordres donnés, le comte de Rostopchin craignit de laisser dans les mains des Français des moyens d'arrêter l'incendie, moyens fort perfectionnés dans les villes bâties en bois, et il fit partir toutes les pompes devant lui. Au moment où il ouvrait les prisons aux condamnés, il en fit amener deux devant lui, un Français, un Russe, accusés d'avoir répandu les bulletins de l'ennemi. Il dit au Français, qui était un de ces expatriés cherchant leur subsistance à l'étranger, et qui l'avait trouvée en Russie: Toi, tu es un ingrat, mais enfin le sentiment qui t'a fait agir est naturel; prends ta liberté, et va rejoindre tes compatriotes, en leur racontant ce que tu as vu.—Toi, dit-il au Russe, tu es un scélérat, un parricide, et tu vas expier ton crime...—Et cela dit il le fit sabrer sous ses yeux. Après cette sanglante exécution, il sortit de Moscou, le 14 au matin, à la suite de l'armée, n'emportant rien de ses richesses, et se consolant par la pensée de la surprise affreuse qu'il avait préparée aux Français. Le colonel Wolzogen l'ayant rencontré au sortir de la ville avec le convoi des pompes à incendie, et lui ayant demandé dans quel but il les emmenait, obtint cette unique réponse: J'ai mes raisons...—Le comte de Rostopchin ajouta ensuite ces paroles, sans liaison apparente avec la question qu'on lui adressait: Pour moi, je n'emporte de cette ville que le vêtement que vous voyez sur mon corps.—Il n'en dit pas davantage au colonel Wolzogen, qui dans le moment ne saisit point sa pensée[27], mais qui la comprit plus tard.

Retraite de l'armée russe à travers la ville de Moscou. L'armée russe employa toute la soirée du 13, toute la nuit du 13 au 14, et une partie de la journée du 14, à défiler à travers la ville de Moscou. Les troupes, arrêtées au pont de la Moskowa, qui était le seul existant sur ce point, s'accumulèrent dans le faubourg de Drogomilow jusqu'à faire craindre une échauffourée, et on put ainsi se former une idée du désastre qu'on se serait préparé, si l'on avait eu cette traversée de la ville à exécuter après une bataille perdue. L'encombrement augmentant, les troupes prirent le parti de passer la Moskowa à gué, ce qui mit fin à l'engorgement. Kutusof, n'ayant pas le courage de sa sagesse, se cacha en traversant Moscou; Barclay de Tolly, au contraire, se tint ostensiblement à cheval à la tête de ses soldats. Sortie de tous les habitants. Le désordre, dans cette malheureuse capitale, était à son comble. Les riches, nobles ou commerçants, avaient déjà fui pour se retirer dans leurs terres les plus éloignées. Les autres, apprenant la contrainte odieuse qu'on prétendait exercer sur eux, entendant aussi parler d'incendie par la main des Français, s'étaient décidés, le désespoir dans l'âme, à quitter leurs demeures, emmenant leurs familles, et emportant ce qu'ils avaient de plus précieux sur des voitures, ou sur leurs épaules qui pliaient sous le poids. Les gens du peuple, ne sachant où ils iraient, comment ils vivraient, poussaient d'affreux gémissements, et suivaient machinalement l'armée. Pourtant tous les habitants de cette malheureuse ville n'avaient pas consenti à fuir. Quelques-uns, trouvant trop grand le sacrifice qu'on voulait leur imposer, ou plus instruits que leurs compatriotes, sachant que les Français ne brûlaient pas, ne pillaient pas, n'assassinaient pas, qu'ils usaient même assez rarement des droits de la guerre dans les villes conquises, aimaient mieux vivre avec les vainqueurs quelques jours, que de fuir à la suite d'une armée dont on ignorait la marche et les intentions. Parmi ces derniers se trouvaient beaucoup de négociants de diverses nations, et notamment de la nôtre, qui n'avaient aucune crainte des Français, et qui appréhendaient même, en suivant l'armée de Kutusof, d'être exposés à tous les excès de la brutale soldatesque avec laquelle on voulait les obliger à se retirer. Affreuses perplexités des rares habitants restés dans Moscou. Pour ces infortunés, il y eut un moment d'affreuse émotion. Le 14 au matin, ils apprirent tout à coup que les troupes russes sortaient avec les autorités de la ville, que trois mille scélérats échappés des prisons enfonçaient les boutiques, que les gens de la basse populace s'étaient joints à eux, et que tous ensemble ils se livraient à l'ivresse et au pillage. Ces malheureux habitants, tremblants dans leurs maisons, attendaient avec impatience qu'une armée fût venue prendre la place de l'autre.

Toute la première moitié de la journée du 14 s'écoula pour eux dans ces cruelles perplexités, l'armée russe traversant lentement les rues de Moscou, et ses parcs, ses bagages, surtout ses blessés, traversant plus lentement encore. Le général Miloradovitch, qui commandait l'arrière-garde, sentant qu'il lui fallait quelques heures pour achever l'évacuation, imagina de conclure une convention verbale avec l'avant-garde des Français, et lui fit proposer de s'interdire toute hostilité, dans l'intérêt de ceux qui entraient comme de ceux qui sortaient, car si un combat s'engageait, il était, disait-il, décidé à se défendre à outrance, et dans ce cas la ville serait en flammes dans peu d'instants. Un officier fut envoyé auprès de Murat pour convenir de cette espèce de suspension d'armes.

Arrivée des Français devant Moscou. Pendant ce temps l'armée française s'avançait d'un pas rapide vers les hauteurs d'où elle espérait enfin apercevoir la grande ville de Moscou. Si du côté des Russes tout était désolation, tout était joie, orgueil, brillantes illusions du côté des Français. Notre armée réduite à 100 mille hommes de 420 mille qu'elle comptait au passage du Niémen (cent mille, il est vrai, gardaient ses derrières), exténuée de fatigue, traînant avec elle beaucoup de soldats blessés qui pouvant marcher avaient voulu suivre, sentait s'évanouir le sentiment de ses peines à l'approche de la brillante capitale de la Moscovie. Dans ses rangs il y avait une quantité de soldats et d'officiers qui avaient été aux Pyramides, aux bords du Jourdain, à Rome, à Milan, à Madrid, à Vienne, à Berlin, et qui frémissaient d'émotion à l'idée qu'ils allaient aussi visiter Moscou, la plus puissante des métropoles de l'Orient. Sans doute l'espoir d'y trouver le repos, l'abondance, la paix probablement, entrait pour quelque chose dans leur satisfaction, mais l'imagination, cette dominatrice des hommes, surtout des soldats, l'imagination était fortement ébranlée à la pensée d'entrer dans Moscou, après avoir pénétré dans toutes les autres capitales de l'Europe, Londres, la protégée des mers, seule exceptée. Tandis que le prince Eugène venu par la route de Zwenigorod s'avançait sur la gauche de l'armée, que le prince Poniatowski venu par celle de Wereja s'avançait sur sa droite, le gros de l'armée, Murat en tête, Davout et Ney au centre, la garde en arrière, suivaient la grande route de Smolensk. Napoléon, à cheval de bonne heure, était au milieu de ses soldats, qui à sa vue et à l'approche de Moscou, oubliant bien des jours de mécontentement, poussaient des acclamations pour célébrer sa gloire et la leur. Le temps était beau, on hâtait le pas malgré la chaleur, pour gravir les hauteurs d'où l'on jouirait enfin de la vue de cette capitale tant annoncée, et tant promise.

L'officier envoyé par Miloradovitch étant survenu fut parfaitement accueilli, obtint ce qu'il demandait, car on n'avait pas la moindre envie de mettre le feu à Moscou, et on promit de ne pas tirer un coup de fusil, à condition, ajouta Napoléon, que l'armée russe continuerait, sans s'arrêter un instant, de défiler à travers la ville.

Aspect de Moscou. Enfin, arrivée au sommet d'un coteau, l'armée découvrit tout à coup au-dessous d'elle, et à une distance assez rapprochée, une ville immense, brillante de mille couleurs, surmontée d'une foule de dômes dorés resplendissants de lumière, mélange singulier de bois, de lacs, de chaumières, de palais, d'églises, de clochers, ville à la fois gothique et byzantine, réalisant tout ce que les contes orientaux racontent des merveilles de l'Asie. Tandis que des monastères flanqués de tours formaient la ceinture de cette grande cité, au centre s'élevait sur une éminence une forte citadelle, espèce de Capitole où se voyaient à la fois les temples de la Divinité et les palais des empereurs, où au-dessus de murailles crénelées surgissaient des dômes majestueux, portant l'emblème qui représente toute l'histoire de la Russie et toute son ambition, la croix sur le croissant renversé. Cette citadelle c'était le Kremlin, ancien séjour des czars.

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