Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Enthousiasme de l'armée. À cet aspect magique l'imagination, le sentiment de la gloire, s'exaltant à la fois, les soldats s'écrièrent tous ensemble: Moscou! Moscou!—Ceux qui étaient restés au pied de la colline se hâtèrent d'accourir; pour un moment tous les rangs furent confondus, et tout le monde voulut contempler la grande capitale où nous avait conduits une marche si aventureuse. On ne pouvait se rassasier de ce spectacle éblouissant, et fait pour éveiller tant de sentiments divers. Émotion de Napoléon. Napoléon survint à son tour, et saisi de ce qu'il voyait, lui qui avait, comme les plus vieux soldats de l'armée, visité successivement le Caire, Memphis, le Jourdain, Milan, Vienne, Berlin, Madrid, il ne put se défendre d'une profonde émotion. Arrivé à ce faîte de sa grandeur, après lequel il allait descendre d'un pas si rapide vers l'abîme, il éprouva une sorte d'enivrement, oublia tous les reproches que son bon sens, seule conscience des conquérants, lui adressait depuis deux mois, et pour un moment crut encore que c'était une grande et merveilleuse entreprise que la sienne, que c'était une grande et heureuse témérité justifiée par l'événement que d'avoir osé courir de Paris à Smolensk, de Smolensk à Moscou! Certain de sa gloire, il crut encore à son bonheur, et ses lieutenants, émerveillés comme lui, ne se souvenant plus de leurs mécontentements fréquents dans cette campagne, retrouvèrent pour lui ces effusions de la victoire auxquelles ils ne s'étaient pas livrés à la fin de la sanglante journée de Borodino. Ce moment de satisfaction, vif et court, fut l'un des plus profondément sentis de sa vie! Hélas! il devait être le dernier!
Murat reçut l'injonction de marcher avec célérité pour prévenir tout désordre. Le général Durosnel fut envoyé en avant pour aller s'entendre avec les autorités, et les amener au pied du vainqueur, qui désirait recevoir leurs hommages et calmer leurs craintes. M. Denniée fut chargé d'aller préparer les vivres et les logements de l'armée. Entrée de Murat dans Moscou à la tête de notre avant-garde. Murat galopant à la tête de la cavalerie légère, parvint enfin à travers le faubourg de Drogomilow au pont de la Moskowa. Il y trouva une arrière-garde russe qui se retirait, et s'informa s'il n'y avait pas là quelque officier qui sût le français. Un jeune Russe qui parlait correctement notre langue, se présenta sur-le-champ devant ce roi que les peuples ennemis connaissaient si bien, et s'informa de ce qu'il voulait. Murat ayant exprimé le désir de savoir quel était le commandant de cette arrière-garde, le jeune Russe montra un officier à cheveux blancs, revêtu d'un manteau de bivouac à longs poils. Murat, avec sa bonne grâce accoutumée, tendit la main au vieil officier, et celui-ci la prit avec empressement. Ainsi la haine nationale se taisait devant la vaillance! Murat demanda au commandant de l'arrière-garde ennemie si on le connaissait.—Oui, répondit celui-ci par le moyen de son jeune interprète, nous vous avons assez vu au feu pour vous connaître.—Murat ayant paru frappé de ce manteau à longs poils qui semblait devoir être fort commode au bivouac, le vieil officier le détacha de ses épaules pour lui en faire présent. Murat le recevant avec autant de courtoisie qu'on en mettait à le lui offrir, prit une belle montre, et en fit don à l'officier ennemi, qui accepta ce présent comme on avait accepté le sien. Après ces politesses, l'arrière-garde russe défila rapidement pour céder le terrain à notre avant-garde. Le roi de Naples, suivi de son état-major et d'un détachement de cavalerie, s'enfonça dans les rues de Moscou, traversa tour à tour d'humbles quartiers et des quartiers magnifiques, des rangées de maisons en bois serrées les unes contre les autres, et des suites de palais splendides s'élevant au milieu de vastes jardins: partout il n'aperçut que la solitude la plus profonde. Il semblait qu'on pénétrât dans une ville morte, et dont la population aurait subitement disparu. Ce premier aspect, fait pour surprendre, ne rappelait point notre entrée à Berlin ou à Vienne. Cependant un premier sentiment de terreur éprouvé par les habitants pouvait expliquer cette solitude. Murat chasse du Kremlin quelques bandits qui s'en étaient emparés. Tout à coup quelques individus éperdus apparurent: c'étaient des Français, appartenant aux familles étrangères établies à Moscou, et demandant au nom du ciel qu'on les sauvât des brigands devenus maîtres de la ville. On leur fit bon accueil, on essaya mais vainement de dissiper leur effroi, on se fit conduire au Kremlin, et à peine arrivé en vue de ces vieux murs on essuya une décharge de coups de fusil. C'étaient les bandits déchaînés sur Moscou par le féroce patriotisme du comte de Rostopchin. Ces misérables avaient envahi la citadelle sacrée, s'étaient emparés des fusils de l'arsenal, et tiraient sur les Français qui venaient les troubler dans leur règne anarchique de quelques heures. On en sabra plusieurs, et on purgea le Kremlin de leur présence. Mais en questionnant on apprit que toute la population avait fui, excepté un petit nombre d'étrangers, ou de Russes éclairés sur les mœurs des Français, et ne redoutant pas leur présence. Cette nouvelle attrista les chefs de notre avant-garde, qui s'étaient flattés de voir venir au-devant d'eux une population qu'ils auraient le plaisir de rassurer, de remplir de surprise et de reconnaissance. On se hâta de remettre un peu d'ordre dans les quartiers de la ville, et de poursuivre les pillards, qui avaient cru jouir plus longtemps de la proie que le comte de Rostopchin leur avait livrée.
Napoléon passe la nuit dans le faubourg de Drogomilow. Ces détails transmis à Napoléon l'affligèrent. Il avait attendu toute l'après-midi les clefs de la ville, qu'aurait dû lui apporter une population soumise, venant implorer sa clémence toujours prompte à descendre sur les vaincus. Ce mécompte, succédant à un moment d'enthousiasme, fut pour ainsi dire l'aurore de la mauvaise fortune. Ne voulant pas entrer la nuit dans cette vaste capitale, qu'un ennemi implacable évacuait à peine, et qui pouvait recéler bien des embûches, Napoléon s'arrêta dans le faubourg de Drogomilow, et envoya seulement des détachements de cavalerie pour occuper les portes de la ville, et en faire la police. Il était naturel de supposer que beaucoup de blessés et de traînards se trouvaient encore dans Moscou, et il était simple de chercher à s'en emparer. Eugène à gauche, garda la porte à laquelle aboutit la route de Saint-Pétersbourg; Davout au centre, garda celle de Smolensk par laquelle arrivait le gros de notre armée, et s'étendit même par sa droite jusqu'à celle de Toula. La cavalerie, qui avait traversé la ville, dut garder les portes du nord et de l'est, opposées à celles par lesquelles nous nous présentions. Mais dans l'ignorance où l'on était des lieux, en l'absence d'habitants, on laissa ouvertes bien des issues, et il put s'échapper encore douze ou quinze mille traînards de l'armée russe, capture qui eût été bonne à faire. Toutefois il resta quinze mille blessés au moins que les Russes recommandèrent à l'humanité française. C'est à l'humanité russe qu'ils auraient dû les recommander, car ces malheureux allaient périr par d'autres mains que les nôtres!
Napoléon entre le 15 septembre dans Moscou, au milieu d'une solitude profonde. L'armée bivouaqua cette nuit, et ne jouit point encore de l'abondance et des délices qu'elle se promettait. Le lendemain matin 15 septembre, Napoléon fit son entrée dans Moscou à la tête de ses invincibles légions, mais traversa une ville déserte, et pour la première fois ses soldats, en entrant dans une capitale, n'eurent qu'eux-mêmes pour témoins de leur gloire. L'impression qu'ils ressentirent fut triste. Napoléon arrivé au Kremlin, se hâta de monter à la tour élevée du grand Ivan, et de contempler de cette hauteur sa magnifique conquête, que la Moskowa traversait lentement en y décrivant de nombreux contours. Des milliers d'oiseaux noirs, corbeaux et corneilles, aussi multipliés dans ces régions que les pigeons à Venise, voltigeant autour du faîte des palais et des églises, donnaient à cette grande ville un aspect singulier, qui contrastait avec l'éclat de ses brillantes couleurs. Un morne silence, interrompu seulement par les pas de la cavalerie, avait remplacé la vie de cette cité, qui la veille encore était l'une des plus animées de l'univers. Malgré la tristesse de cette solitude, Napoléon, en trouvant Moscou abandonnée comme les autres villes russes, s'estima heureux cependant de ne pas la trouver incendiée, et ne désespéra pas de calmer peu à peu les haines qui depuis Witebsk accueillaient la présence de ses drapeaux.
Distribution de l'armée dans les divers quartiers de Moscou. L'armée fut distribuée dans les divers quartiers de Moscou. Il fut décidé qu'Eugène occuperait le quartier du nord-ouest, compris entre la route de Smolensk et celle de Saint-Pétersbourg, ce qui répondait à la direction par laquelle il était arrivé (voir la carte no 57). D'après le même principe, le maréchal Davout dut occuper la partie de la ville qui s'étendait de la porte de Smolensk à celle de Kalouga, c'est-à-dire tout le quartier situé au sud-ouest, et le prince Poniatowski le quartier situé au sud-est. Le maréchal Ney, qui avait traversé Moscou de l'ouest à l'est, dut s'établir dans les quartiers compris entre les routes de Riazan et de Wladimir. La garde fut naturellement placée au Kremlin et dans les environs. Les maisons regorgeaient de vivres de toute espèce. Avec un peu de soin on put satisfaire largement aux premiers besoins des soldats. Les officiers supérieurs furent accueillis à la porte des palais par de nombreux valets en livrée empressés de leur offrir une brillante hospitalité. Les maîtres de ces palais, ne prévoyant pas que Moscou fût destinée à périr, avaient eu grand soin, quoiqu'ils partageassent la haine nationale, de préparer des protecteurs à leurs riches demeures en y recevant les officiers français. On s'établit ainsi avec un vif sentiment de plaisir dans ce luxe, qui devait durer si peu. Premiers instants de vive jouissance. On se promenait avec curiosité dans ces palais où étaient prodigués tous les raffinements de la mollesse, où l'on trouvait des salles de bal splendides, des théâtres particuliers aussi grands que des théâtres publics, des bibliothèques remplies des livres français les plus licencieux du dix-huitième siècle, des peintures respirant le goût efféminé de Watteau et de Boucher, tous les signes enfin d'une licence qui formait avec l'ardente dévotion du peuple, avec la sauvage énergie de l'armée, un contraste singulier mais fréquent chez les nations parvenues brusquement de la barbarie à la civilisation, car ce que les hommes empruntent avec le plus de facilité à ceux qui les ont devancés dans l'art de vivre, c'est l'art de jouir. Il pouvait paraître étrange de rencontrer partout l'imitation de la France dans un pays avec lequel nous étions si violemment en guerre, et peu flatteur aussi de nous voir spécialement imités dans ce que nous avions de moins louable.
Les quatre villes composant la ville de Moscou. Sortis de ces brillantes demeures, nos officiers erraient avec une égale curiosité au milieu de cette cité, qui ressemblait à un camp tartare, semé çà et là de palais italiens. Ils contemplaient avec surprise plusieurs villes concentriquement placées les unes dans les autres: d'abord au centre même, sur une éminence, et au bord de la Moskowa, le Kremlin, environné de tours antiques et rempli d'églises dorées; au pied du Kremlin, sous sa protection en quelque sorte, la vieille ville, dite ville chinoise, renfermant l'ancien et le vrai commerce russe, celui de l'Orient; puis tout autour, et enveloppant la précédente, une ville large, espacée, brillante de palais, dite la ville blanche; puis enfin, les englobant toutes trois, la ville dite de terre, mélange de villages, de bosquets, d'édifices nouveaux et imposants, ceinte d'un épaulement en terre. Ce qu'on voyait surtout répandu également dans ces quatre villes enfermées les unes dans les autres, c'étaient plusieurs centaines d'églises surmontées de dômes qui affectaient comme en Orient la forme d'immenses turbans, de clochers qui étaient aussi élancés que des minarets, et révélaient d'anciennes fréquentations avec la Perse et la Turquie, car, chose étrange, les religions, en se combattant, s'imitent du moins sous le rapport de l'art! Moscou quelques jours auparavant contenait un peuple de trois cent mille âmes, et de ce peuple, dont il restait un sixième à peine, une partie était cachée dans les maisons et n'en sortait pas, une autre était aux pieds des autels qu'elle embrassait avec ferveur. Les rues étaient de vraies solitudes, où l'on n'entendait que le pas de nos soldats.
Sécurité de l'armée se flattant de jouir des richesses de Moscou. Quoique devenus possesseurs sans partage, et en quelque sorte légitimes, d'une ville délaissée, nos officiers et nos soldats, toujours sociables, regrettaient d'être si riches, et de n'avoir point à partager avec les habitants eux-mêmes l'abondance qu'on leur cédait. Il leur plaisait en général, quand ils entraient dans une ville, de trouver la population sur leurs pas, de la rassurer, de s'en faire aimer, de recevoir de ses mains ce qu'ils auraient pu prendre, et de l'étonner par leur bonhomie après l'avoir effrayée par leur audace. La solitude de Moscou, quoiqu'elle fût une cession volontaire en leur faveur des richesses de cette ville, les affligeait, et pourtant ils ne soupçonnaient rien, car l'armée russe, qui seule jusqu'ici avait mis le feu, étant partie, l'incendie ne semblait plus à craindre.
Premier incendie dans le magasin des spiritueux, attribué au hasard, et bientôt éteint. On espérait donc jouir de Moscou, y trouver la paix, et, en tous cas, de bons cantonnements d'hiver, si la guerre se prolongeait. Cependant le lendemain du jour où l'on y était entré quelques colonnes de flammes s'élevèrent au-dessus d'un bâtiment fort vaste, qui renfermait les spiritueux que le gouvernement débitait pour son compte au peuple de la capitale. On y courut, sans étonnement ni effroi, car on attribuait à la nature des matières contenues dans ce bâtiment, ou à quelque imprudence commise par nos soldats, la cause de cet incendie partiel. En effet on se rendit maître du feu, et on eut lieu de se rassurer.
Autre incendie, plus considérable, également attribué au hasard. Mais tout à coup, et presque au même instant, le feu éclata avec une extrême violence, dans un ensemble de bâtiments qu'on appelait le Bazar. Ce bazar, situé au nord-est du Kremlin, comprenait les magasins les plus riches du commerce, ceux où l'on vendait les beaux tissus de l'Inde et de la Perse, les raretés de l'Europe, les denrées coloniales, le sucre, le café, le thé, et enfin les vins précieux. En peu d'instants l'incendie fut général dans ce bazar, et les soldats de la garde accourus en foule firent les plus grands efforts pour l'arrêter. Malheureusement ils n'y purent réussir, et bientôt les richesses immenses de cet établissement devinrent la proie des flammes. Pressés de disputer au feu, et pour eux-mêmes, ces richesses désormais sans possesseurs, nos soldats n'ayant pu les sauver, essayèrent d'en retirer quelques débris. On les vit sortir du bazar emportant des fourrures, des soieries, des vins de grande valeur, sans qu'on songeât à leur adresser aucun reproche, car ils ne faisaient tort qu'au feu, seul maître de ces trésors. On pouvait le regretter pour leur discipline, on n'avait pas à le reprocher à leur honneur. D'ailleurs, ce qui restait de peuple leur donnait l'exemple, et prenait sa large part de ces dépouilles du commerce de Moscou. Toutefois ce n'était qu'un vaste bâtiment, extrêmement riche il est vrai, mais un seul, qui était atteint par les flammes, et on n'avait aucune crainte pour la ville elle-même. On attribuait à un accident très-naturel et très-ordinaire, plus explicable encore dans le tumulte d'une évacuation, ces premiers sinistres jusqu'ici fort limités.
Un vent violent d'équinoxe se lève, et tout à coup l'incendie devient général. Dans la nuit du 15 au 16 septembre, la scène changea subitement. Comme si tous les malheurs avaient dû fondre à la fois sur la vieille capitale moscovite, le vent d'équinoxe s'éleva tout à coup avec la double violence propre à la saison, et aux pays de plaines, où rien n'arrête l'ouragan. Ce vent soufflant d'abord de l'est, porta l'incendie à l'ouest, dans les rues comprises entre les routes de Tver et de Smolensk, et qui sont connues pour les plus belles, les plus riches de Moscou, celles de Tverskaia, de Nikitskaia, de Povorskaia. En quelques heures le feu violemment propagé au milieu de ces constructions en bois, se communiqua des unes aux autres avec une rapidité effrayante. On le vit, s'élançant en longues flèches de flammes, envahir les autres quartiers situés à l'ouest. L'arrestation de plusieurs incendiaires, surpris en flagrant délit, ne laisse plus aucun doute sur la cause de l'incendie. On aperçut aussi des fusées en l'air, et bientôt on saisit des misérables portant des matières inflammables au bout de grandes perches. On les arrêta, on les interrogea en les menaçant de mort, et ils révélèrent l'affreux secret, l'ordre donné par le comte de Rostopchin de mettre le feu à la ville de Moscou, comme au plus simple village de la route de Smolensk.
Cette nouvelle répandit en un instant la consternation dans l'armée. Douter n'était plus possible, après les arrestations faites, et les dépositions recueillies sur plusieurs points de la ville. Napoléon ordonne de les fusiller sur-le-champ, et de les pendre à des gibets. Napoléon ordonna que dans chaque quartier, les corps qui s'y trouvaient cantonnés formassent des commissions militaires, pour juger sur-le-champ, fusiller et pendre à des gibets les incendiaires pris en flagrant délit. Il ordonna également d'employer tout ce qu'il y avait de troupes en ville pour éteindre le feu. On courut aux pompes, mais on n'en trouva aucune. Cette dernière circonstance n'aurait plus laissé de doute, s'il en était resté encore, sur l'effroyable combinaison qui livrait Moscou aux flammes.
Le vent se déplaçant sans cesse, sous l'influence de l'équinoxe, porte alternativement le désastre dans presque tous les quartiers de la ville. Outre que les moyens pour éteindre le feu manquaient, le vent, qui à chaque minute augmentait de violence, aurait défié les efforts de toute l'armée. Avec la brusquerie de l'équinoxe, de l'est il passa au nord-ouest, et le torrent de l'incendie changeant aussitôt de direction, alla étendre ses ravages là où la main des incendiaires n'avait pu le porter encore. Cette immense colonne de feu, rabattue par le vent sur le toit des édifices, les embrasait dès qu'elle les avait touchés, s'augmentait à chaque instant des conquêtes qu'elle avait faites, répandait avec la flamme d'affreux mugissements, interrompus par d'effrayantes explosions, et lançait au loin des poutres brûlantes, qui allaient semer le fléau où il n'était pas, ou tombaient comme des bombes au milieu des rues. Après avoir soufflé quelques heures du nord-ouest, le vent se déplaçant encore, et soufflant du sud-ouest, porta l'incendie dans de nouvelles directions, comme si la nature se fût fait un cruel plaisir de secouer tour à tour dans tous les sens la ruine et la mort sur cette cité malheureuse, ou plutôt sur notre armée, qui n'était coupable, hélas! que d'héroïsme, à moins que la Providence ne voulût punir sur elle les desseins désordonnés dont elle était l'instrument involontaire! Le Kremlin atteint par les flammes, au moment où le parc d'artillerie y est réuni, est menacé d'une affreuse explosion. Sous cette nouvelle impulsion partie du sud-ouest, le Kremlin, jusque-là ménagé, fut tout à coup mis en péril. Des flammèches brûlantes tombant au milieu des étoupes de l'artillerie répandues à terre, menaçaient d'y mettre le feu. Plus de quatre cents caissons de munitions étaient dans la cour du Kremlin, et l'arsenal contenait quelques cent mille livres de poudre. Un désastre était imminent, et Napoléon pouvait avec sa garde et le palais des czars être emporté dans les airs.
On force Napoléon à sortir de Moscou. Les officiers qui accompagnaient sa personne, les soldats de l'artillerie, sachant que sa mort serait la leur, l'entourèrent, et le pressèrent avec des cris de s'éloigner de ce cratère enflammé. Le péril était des plus menaçants: les vieux artilleurs de la garde, quoique habitués à des canonnades comme celle de Borodino, perdaient presque leur sang-froid. Le général Lariboisière s'approchant de Napoléon, lui montra le trouble dont il était la cause, et, avec l'autorité de son âge et de son dévouement, lui fit un devoir de les laisser se sauver seuls, sans augmenter leurs embarras par l'inquiétude qu'excitait sa présence. D'ailleurs plusieurs officiers envoyés dans les quartiers adjacents rapportaient que l'incendie, toujours plus intense, permettait à peine de parcourir les rues et d'y respirer, qu'il fallait donc partir, si on ne voulait pas être enseveli dans les ruines de cette ville frappée de malédiction.
Napoléon, suivi de quelques-uns de ses lieutenants, sortit de ce Kremlin, dont l'armée russe n'avait pu lui interdire l'accès, mais d'où le feu l'expulsait après vingt-quatre heures de possession, descendit sur le quai de la Moskowa, y trouva ses chevaux préparés, et eut beaucoup de difficulté à traverser la ville, qui vers le nord-ouest, où il se dirigeait, était déjà tout en flammes. Le vent, dont la violence croissait sans cesse, faisait quelquefois ployer jusqu'à terre les colonnes de feu, et poussait devant lui des torrents d'étincelles, de fumée, de cendres étouffantes. Au spectacle horrible du ciel répondait sur la terre un spectacle non moins horrible. L'armée tout entière se replie sur les routes par lesquelles elle est entrée; la garde seule reste dans Moscou pour sauver le Kremlin. L'armée épouvantée sortait de Moscou. Les divisions du prince Eugène et du maréchal Ney, entrées de la veille, s'étaient repliées sur les routes de Zwenigorod et de Saint-Pétersbourg; celles du maréchal Davout s'étaient repliées sur la route de Smolensk, et sauf la garde, laissée autour du Kremlin pour le disputer aux flammes, nos troupes se rejetaient en arrière, saisies d'horreur devant ce feu, qui, après s'être élancé vers le ciel, semblait se reployer sur elles, comme s'il avait voulu les dévorer. Fuite du petit nombre d'habitants restés dans Moscou. Les habitants restés en petit nombre à Moscou, cachés d'abord dans leurs maisons sans oser en sortir, s'en échappaient maintenant, emportant ce qu'ils avaient de plus cher, les femmes leurs enfants, les hommes leurs parents infirmes, sauvant ce qu'ils pouvaient de leurs hardes, poussant des gémissements douloureux, et souvent arrêtés par les bandits que Rostopchin avait déchaînés sur eux, en croyant les déchaîner sur nous, et qui s'ébattaient au milieu de cet incendie comme le génie du mal au milieu du chaos.
Nos soldats consternés se retiraient, secourant quelquefois, quand ils en avaient le temps, les malheureux ruinés à cause d'eux, mais plus ordinairement se hâtant de suivre leurs régiments hors de cette ville, où ils s'étaient vainement flattés de trouver le repos et l'abondance.
Napoléon s'établit pour quelques jours au château de Pétrowskoié. Napoléon alla s'établir au château de Pétrowskoié, à une lieue de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg, au centre des cantonnements du prince Eugène. Il attendit là qu'il plût au fléau de suspendre sa fureur, car les hommes n'y pouvaient plus rien, ni pour l'exciter ni pour l'éteindre. On avait pris et fusillé quelques-uns de ces misérables incendiaires, qui subissaient leur supplice sans mot dire, et n'étaient sur les gibets auxquels on les suspendait qu'un avertissement inutile, car leurs complices n'avaient plus de mal à faire. Le vent y suffisait, et devançait toutes les mains avec son haleine infernale.
Affreux effets de l'incendie. Par un dernier et fatal soubresaut, le vent passa le lendemain du sud-ouest à l'ouest pur, et alors les torrents de flammes furent portés vers les quartiers de l'est, vers les rues de Messnitskaia et de Bassmanaia, et vers le palais d'été. Les restes de la population se réfugièrent dans les champs découverts qui se rencontrent de ce côté. L'incendie approchant de son affreuse maturité, on entendait à chaque minute des écroulements épouvantables. Les toits des édifices, dont les appuis étaient consumés, s'affaissaient sur eux-mêmes, et s'abîmaient avec fracas, en faisant jaillir des torrents de flammes sous la pression produite par leur chute. Les façades élégantes, composées d'ornements appliqués sur des constructions en charpente, s'écroulaient, et remplissaient les rues de leurs décombres. Les tôles rouges, emportées par le vent, allaient tomber çà et là encore toutes brûlantes. Le ciel, recouvert d'un épais nuage de fumée, apparaissait difficilement à travers ce voile, et chaque jour le soleil se montrait à peine comme un globe d'un rouge sanglant. Pas un instant, dans ces trois journées des 16, 17, 18 septembre, la nature ne cessa d'être aussi effroyable dans ses aspects que dans ses effets.
Après quatre jours entiers, l'incendie commence à s'apaiser. Enfin, les quatre cinquièmes de la ville étant dévorés, l'incendie s'arrêta presque sans cause, car dans notre monde fini, le mal, même excessif, ne s'achève pas plus que le bien. La pluie qui, dans l'équinoxe, succède ordinairement aux violences du vent, tomba tout à coup sur ce volcan, et, sans l'éteindre, parvint à l'amortir. D'ouragan qu'il était, le feu se convertit en un affreux brasier, dont la pluie, heureusement persistante, calma peu à peu les ardeurs. On ne voyait debout que quelques murs en brique, quelques hautes cheminées échappées au feu, et se présentant comme les spectres de cette magnifique cité. Il n'y a de sauvé que le Kremlin, et un cinquième de la ville. Le Kremlin était sauvé, et avec le Kremlin un cinquième à peu près de la ville. La garde impériale, en portant de l'eau avec des seaux, et en la jetant sur les toits d'un certain nombre d'habitations, avait contribué à les garantir.
Dans diverses maisons à moitié brûlées, dans d'autres qui l'étaient entièrement, la populace de Moscou avait tenté de s'introduire, et de dérober ce qu'elle avait pu. Il n'était guère possible d'empêcher nos soldats d'en faire autant pour eux-mêmes, et on leur avait permis cette espèce de pillage, qui ne consistait, après tout, qu'à piller l'incendie. On livre au peuple et aux soldats les quartiers incendiés, pour en tirer ce qu'ils pourront. Ils étaient donc rentrés par bandes pour essayer de soustraire au feu quelques-unes des ressources qu'il allait détruire. Bientôt ils s'aperçurent que sous les décombres de ces maisons incendiées, si on pénétrait jusqu'aux caves, on trouvait des provisions de bouche, quelquefois un peu échauffées, mais en général intactes, et très-abondantes dans un pays où régnait l'habitude, à cause de la longueur des hivers, de s'approvisionner pour plusieurs mois. Ils découvrirent en grande quantité du blé excellent, de la viande salée, du vin, de l'eau-de-vie, de l'huile, du sucre, du café, du thé. Dans beaucoup de maisons où le feu, sans tout détruire, avait donné cependant le droit de fouiller, ils trouvèrent les objets du plus beau luxe, des vêtements, des fourrures surtout, que l'hiver qui s'approchait rendait fort appréciables, de l'argenterie que leur imprévoyante avidité les portait à préférer aux vêtements et aux vivres, des voitures que la perspective du retour faisait estimer beaucoup, enfin des porcelaines superbes, dont leur ignorance riait, et qu'ils brisaient nonchalamment.
Bientôt le bruit de ce singulier genre de sauvetage s'étant répandu parmi les corps demeurés en dehors de la ville, il fallut leur permettre d'aller chacun à leur tour lever cette dîme sur l'incendie, et s'y pourvoir de vivres, de spiritueux, de vêtements chauds. On mit des sauvegardes, dans l'intérêt des officiers, des blessés et des malades, à tous les bâtiments conservés, et on livra le reste à la curiosité et à l'avidité du soldat, guidé par la populace de Moscou, qui, connaissant les lieux et les habitudes du pays, découvrait mieux les secrets asiles où l'on pouvait faire de précieuses trouvailles. Spectacle de Moscou après l'incendie. Ce fut un lamentable spectacle, lamentable et grotesque tout à la fois, que cette foule de soldats et de gens du peuple fouillant dans les décombres fumants d'une magnifique capitale, s'affublant en riant des plus singuliers costumes, emportant dans leurs mains les objets les plus précieux, les vendant presque pour rien à ceux qui étaient capables de les apprécier, ou les brisant avec une ignorance puérile, et souvent s'enivrant des liqueurs découvertes dans les caves. Ce spectacle bizarre et triste prenait à chaque instant un caractère plus triste encore par le retour des infortunés habitants, qui avaient fui au moment de l'incendie ou de l'évacuation, et qui venaient savoir si leurs demeures étaient sauvées ou brûlées, et s'ils pouvaient s'y procurer les moyens de vivre. Le plus souvent ils étaient réduits à pleurer sur les ruines de leurs habitations, incendiées jusqu'aux fondements, ou bien il leur fallait disputer à une populace effrénée les débris de leur aisance détruite, et ils n'étaient pas les plus forts lorsque nos soldats ne venaient pas les aider. Pour se garantir de l'intempérie de l'air, la plupart, ramassant les tôles tombées des toits de Moscou, et les plaçant sur des perches à demi calcinées, se construisaient ainsi des abris, sous lesquels ils avaient pour lit les cendres de leurs anciennes demeures. Ils étaient là sans autre ressource que de mendier auprès de nos soldats pour obtenir un morceau de pain. Moscou se repeuplait ainsi peu à peu, mais de malheureux en larmes. Avec eux étaient rentrés aussi, en poussant des croassements sinistres, les milliers de corbeaux que l'incendie avait chassés, et qui venaient reprendre possession des antiques édifices où ils étaient accoutumés à vivre. À ces spectacles désolants, il en faut ajouter un plus désolant encore, c'était celui que présentait l'intérieur de certaines maisons incendiées, où l'armée russe avait en partant accumulé ses blessés. Ces pauvres gens, ne pouvant se mouvoir, avaient péri dans les flammes. On évalue à quinze mille le nombre de ces victimes du barbare patriotisme de Rostopchin[28].
Napoléon fait cesser les recherches qu'on avait permises aux soldats dans les ruines de Moscou, et qui avaient pris l'aspect d'un pillage. Les scènes qu'offrait Moscou étaient à la fois déchirantes et dangereuses pour la discipline de l'armée, et il était urgent de les faire cesser. Nos soldats n'étaient pas coupables, car ils n'avaient fait qu'arracher aux flammes ce que le fanatisme d'un Russe y avait jeté; mais il ne fallait pas leur permettre de s'obstiner à une occupation abrutissante, et de s'habituer à la ruine des populations conquises, n'en fussent-ils pas les auteurs. D'ailleurs ces débris de la superbe Moscou, il importait de les sauver, non pour servir à l'intempérance du soldat, mais pour alimenter l'armée, et apaiser la faim des malheureux habitants restés dans leur ville par confiance pour nous. Des ordres étaient nécessaires.
Napoléon rentre avec l'armée dans Moscou, le 19 septembre. Napoléon rentra dans Moscou le 19 septembre, le cœur attristé, et l'esprit gravement préoccupé de cet horrible événement. Il avait poussé sa marche jusqu'à Moscou, quelques objections que son génie élevât contre cette course téméraire, dans l'espérance d'y trouver la paix, comme il l'avait trouvée à Vienne et à Berlin: mais qu'attendre de gens qui venaient de commettre un acte si épouvantable, et de donner une preuve si cruelle d'une haine implacable? Sur chacun de ces palais incendiés, dont il ne restait que les murs noircis, Napoléon semblait lire ces mots écrits en traits de sang et de feu: POINT DE PAIX... GUERRE À MORT!
Pénibles réflexions qui lui sont inspirées par le spectacle des ruines de cette ville. Aussi les réflexions qu'il fit pendant cet affreux incendie furent-elles les plus amères, les plus sombres de sa vie. Jamais, dans sa longue et orageuse carrière, il n'avait douté de sa fortune, ni à Arcole sur le pont qu'il ne pouvait franchir, ni à Saint-Jean d'Acre au moment de huit assauts repoussés, ni à Marengo au moment d'une bataille perdue, ni à Eylau au moment d'une bataille longtemps douteuse, ni même à Essling au moment d'être précipité dans le Danube. Mais, pour la première fois, il entrevit la possibilité d'un grand désastre, car il se savait placé au sommet d'un édifice d'une hauteur prodigieuse, dont un simple ébranlement pouvait entraîner la ruine.
Pourtant, sans s'appesantir encore sur les conséquences ultérieures de l'incendie de Moscou, il s'occupa d'en prévenir les conséquences immédiates pour l'humanité et pour l'armée. Il donna les ordres les plus sévères afin de mettre un terme au pillage, qui s'était établi sous le prétexte d'arracher à l'incendie ce que l'incendie allait dévorer. On eut quelque peine à détourner les soldats de cette espèce de jeu de hasard, où, au prix de beaucoup d'efforts, quelquefois même d'assez grands dangers, ils faisaient d'heureuses trouvailles, et découvraient des richesses qu'ils se promettaient de rapporter en France sur leurs épaules: infortunés, qui ignoraient que les plus favorisés pourraient à peine y rapporter leur corps! Les recherches, régulièrement organisées, amènent la découverte de quantités considérables de vivres. On réussit cependant à mettre fin au désordre, et on y substitua des recherches régulièrement conduites, pour créer des magasins, et pour se procurer ainsi le moyen de passer à Moscou tout le temps nécessaire. Les recherches auxquelles on se livra révélèrent bientôt l'existence de quantités considérables de grains, de viandes salées, de spiritueux, surtout de sucre et de café, boisson précieuse dans les pays où le vin est rare. On partagea la ville entre les divers corps d'armée, à peu près comme au jour de leur arrivée, chacun ayant sa tête de colonne au Kremlin, et sa masse principale dans la partie de la ville par laquelle il était entré, le prince Eugène entre les portes de Saint-Pétersbourg et de Smolensk, le maréchal Davout entre celles de Smolensk et de Kalouga, le prince Poniatowski vers la porte de Toula, la cavalerie en dehors, à la poursuite de l'ennemi, le maréchal Ney à l'est, entre les portes de Riazan et de Wladimir, la garde seule au centre, c'est-à-dire au Kremlin. On réserva pour les officiers les maisons conservées, et on convertit en magasins les grands bâtiments qui avaient échappé à l'incendie. Chaque corps dut déposer dans ces magasins ce qu'il découvrait journellement, de manière à faire, indépendamment des distributions quotidiennes, des provisions d'avenir, soit qu'il fallût rester, soit qu'il fallût partir. On acquit la certitude qu'il y aurait en pain, viandes salées, boissons du pays, des vivres pour plusieurs mois, et pour toute l'armée[29].
Il ne reste d'inquiétude si on doit hiverner à Moscou, que pour la viande fraîche et les fourrages. Mais la viande fraîche, qu'on ne pouvait se procurer qu'avec du bétail, et le bétail qu'avec du fourrage, était un sujet de grave inquiétude. La conservation des chevaux de l'artillerie et de la cavalerie, qui dépendait également des fourrages, était un sujet de préoccupation encore plus grave. Napoléon espéra y pourvoir en étendant ses avant-postes jusqu'à dix ou quinze lieues de Moscou, de manière à embrasser une portion de territoire assez vaste pour y trouver des légumes et des fourrages en quantité suffisante. Il imagina une autre mesure, c'était d'attirer les paysans en les payant bien. Les roubles en papier étant la monnaie qui avait cours en Russie, et le trésor de l'armée en contenant une quantité dont nous avons dit l'origine, ignorée de tout le monde, il fit annoncer qu'on payerait comptant les vivres apportés dans Moscou, surtout les fourrages, et recommanda expressément de protéger les paysans qui répondraient à cet appel; il fit acquitter la solde de l'armée en roubles-papier, ayant toutefois la précaution d'ajouter (ce qui était un acte indispensable de loyauté envers l'armée) que les officiers qui désireraient envoyer leurs appointements en France, auraient la faculté d'y faire convertir en argent, à tous les bureaux du Trésor, ces papiers d'origine étrangère.
Secours au habitants qui rentrent. Relevant l'emploi de ces moyens par un acte d'humanité digne de lui et de l'armée française, il fit distribuer des secours à tous les incendiés. On aida les uns à se créer des cahutes, on offrit un asile aux autres dans les bâtiments qui ne servaient pas à l'armée, et en outre on leur accorda des vivres. Mais ces vivres, dont le besoin pouvait devenir bien grand, suivant la durée du séjour à Moscou, étaient trop précieux pour être donnés longtemps à des étrangers, la plupart ennemis. Napoléon aima mieux leur fournir de l'argent, afin qu'ils se pourvussent au dehors, et il leur fit distribuer des roubles-papier. Les Français anciennement établis à Moscou furent traités comme notre propre armée, et ceux qui étaient lettrés furent employés à créer une administration municipale provisoire, en attendant qu'on eût ramené les Russes eux-mêmes dans leur capitale.
Hospice des enfants trouvés, placé au-dessous du Kremlin. Au-dessous des murs du Kremlin, Napoléon avait sous les yeux un vaste bâtiment qui, dès le jour de son entrée à Moscou, avait attiré ses regards: c'était l'hospice des enfants trouvés. Cet hospice magnifique, placé sous la direction de l'impératrice mère, objet de toute la prédilection de cette princesse, avait été évacué en grande partie. Mais la difficulté des transports avait été cause qu'on y avait laissé les enfants en bas âge, les plus difficiles à déplacer, et les moins menacés, car nos soldats eussent-ils été aussi féroces qu'on se plaisait à le dire, n'auraient pas exercé leur barbarie sur des enfants de quatre ou cinq ans. Quand nous entrâmes dans Moscou, ces pauvres enfants, saisis d'épouvante, étaient en pleurs autour de leur respectable gouverneur, le général Toutelmine, vieillard en cheveux blancs. Napoléon averti, lui envoya une sauvegarde qui veilla sur ce noble établissement, avant et pendant l'incendie. Napoléon va faire visite à cet hospice. Revenu à Moscou, il s'y rendit à pied, car il n'avait qu'à franchir la porte du Kremlin pour se trouver dans l'hospice, devenu, comme on va le voir, l'objet de son intérêt et de son ingénieuse politique. Accueil qu'il reçoit des enfants de l'hospice et de son gouverneur. Insinuations de paix qui en résultent. Le gouverneur vint le recevoir à la porte, entouré de ses pupilles, qui se précipitèrent au-devant de Napoléon, baisant ses mains, saisissant les pans de son habit pour le remercier de leur avoir sauvé la vie.—Vos enfants, dit Napoléon au vieux général Toutelmine, ne croient donc plus que mon armée va les dévorer? Quels barbares que les hommes qui vous gouvernent! quel stupide Érostrate que votre gouverneur Rostopchin! Pourquoi tant de ruines? pourquoi des moyens si sauvages, qui coûteront à la Russie plus que ne lui aurait coûté la guerre la plus malheureuse? Un milliard ne payerait pas l'incendie de Moscou! Si, au lieu de se livrer à ces fureurs, on eût épargné votre capitale, je l'aurais ménagée comme Paris même; j'aurais écrit à votre souverain, j'aurais traité avec lui à des conditions équitables et modérées, et cette guerre terrible serait bien près de finir! Loin de là, on brûle, on brûlera encore, et on aura, je vous l'assure, beaucoup à brûler, car je ne suis pas près de quitter le sol de la Russie, et Dieu sait ce que cette guerre coûtera encore à l'humanité!—Le général Toutelmine, qui détestait l'acte de Rostopchin, comme tous les habitants de Moscou, convint de la vérité de ces observations, exprima le regret que les dispositions de Napoléon ne fussent pas mieux appréciées, et sembla dire que si on les connaissait à Saint-Pétersbourg, les choses pourraient prendre une marche différente. Napoléon, se prêtant à cette ouverture, qu'il avait eu l'intention de provoquer, demanda au général Toutelmine ce qu'il voulait pour ses enfants, et celui-ci ayant répondu qu'il sollicitait seulement la permission d'apprendre à l'impératrice mère que ses pupilles étaient sauvés, Napoléon l'invita à écrire, et lui promit de faire parvenir sa lettre.—Dois-je ajouter, reprit le général Toutelmine, que les dispositions de Votre Majesté sont telles qu'elle vient de les exprimer?—Oui, répondit Napoléon; dites que si des ennemis, intéressés à nous brouiller, cessaient de s'interposer entre l'empereur Alexandre et moi, la paix serait bientôt conclue.—
Autres ouvertures par un personnage russe qui avait demandé à passer sur les derrières de l'armée. La lettre du gouverneur des pupilles, écrite sur-le-champ, fut envoyée à Saint-Pétersbourg avant la fin de la journée. À peu près en même temps on avait rencontré un personnage qui paraissait honorable, un Russe resté à Moscou, et demandant à se rendre sur les derrières de l'armée, pour y mettre ordre à ses propriétés incendiées. Il était moins aveuglé par la colère que ses compatriotes, et déplorait l'atroce fureur de Rostopchin, qui, à ne juger que par les effets matériels, avait causé plus de mal aux Russes qu'aux Français, car ceux-ci, même sous les ruines fumantes de Moscou, trouvaient encore à vivre, et les autres erraient mourants de faim dans les bois. On le fit venir, on l'admit à l'honneur de voir Napoléon, de s'entretenir avec lui, et de s'assurer directement de ses dispositions pacifiques. Napoléon, qui n'entendait plus donner à la guerre actuelle toute la portée qu'il avait songé à lui donner dans le premier moment, répéta ce qu'il avait dit au général Toutelmine, qu'il avait voulu entreprendre une guerre politique, et non une guerre sociale et dévastatrice; qu'ayant pu en Lithuanie insurger les paysans, il ne l'avait pas fait; que les incendies allumés sur son chemin il s'était efforcé de les éteindre; que le théâtre de cette guerre aurait dû être en Lithuanie, et non dans la Moscovie elle-même; que là, une ou deux batailles auraient dû décider la question, et qu'un traité peu onéreux aurait rétabli l'alliance de la Russie avec la France, et non point sa dépendance, comme on se plaisait à le dire pour exciter les esprits; qu'au lieu de cela on cherchait à imprimer à cette guerre un caractère atroce, digne des nègres de Saint-Domingue; que le comte de Rostopchin, en voulant jouer le Romain, n'était qu'un barbare, et qu'il était temps, dans l'intérêt de l'humanité et de la Russie, de mettre un terme à tant d'horreurs.
Le personnage russe dont il s'agit, M. de Jakowleff, ne contesta aucune des assertions de Napoléon, car, sortant des ruines fumantes de Moscou, ayant vu les horribles souffrances endurées par les malheureux habitants de cette capitale, il était indigné contre la fureur de Rostopchin, et pensait qu'une pareille guerre devait ou être terminée le plus tôt possible, ou du moins être soutenue par d'autres moyens. Ayant, comme le général Toutelmine, dit à Napoléon qu'il devrait bien faire connaître ses dispositions pacifiques à l'empereur Alexandre, et qu'il serait séant au vainqueur d'être le premier à parler de paix, Napoléon qui ne demandait pas mieux, offrit à son interlocuteur de se rendre lui-même à Saint-Pétersbourg, afin d'y porter écrites les paroles qu'il venait d'entendre. M. de Jakowleff s'empressa d'y consentir, et partit avec une lettre pour Alexandre, lettre à la fois courtoise et hautaine, comme Napoléon n'avait cessé d'en écrire, même au moment de la déclaration de guerre. Napoléon le fit accompagner par un officier, pour assurer sa marche à travers les détachements français.
Avantages et inconvénients de ces ouvertures pacifiques. L'inconvénient de ces ouvertures était sans doute de laisser entrevoir les embarras que nous commencions à éprouver, et dès lors d'engager l'empereur Alexandre à faire autant de pas en arrière, que nous en ferions en avant pour nous rapprocher de lui. D'un autre côté, on pouvait être certain que si on ne prenait pas l'initiative avec ce prince, son orgueil, profondément blessé, l'empêcherait de la prendre, et qu'un excès de réserve aurait autant d'inconvénients pour la paix qu'une démarche indiscrètement pacifique. Napoléon n'hésita donc pas à tenter ces ouvertures, sans négliger du reste les soins qu'il devait à cette guerre, devenue justement plus difficile à mesure qu'elle semblait plus heureuse, puisque chaque progrès en avant était une difficulté ajoutée au retour.
Pendant que Napoléon s'occupe à Moscou des premiers soins de son établissement, on s'aperçoit que l'ennemi s'est dérobé au général Sébastiani, qui était chargé de l'observer. Il fallait effectivement songer aux projets ultérieurs que commandait la situation extraordinaire dans laquelle on s'était mis, en se transportant à six ou sept cents lieues de la frontière de France, au milieu de cette capitale incendiée de la vieille Russie. Mais ces projets dépendaient en partie de ceux de l'ennemi, et depuis quelques jours on commençait à ne plus savoir ce qu'il était devenu. Le général Sébastiani, qui avait remplacé à la tête de l'avant-garde Murat, venu accidentellement à Moscou, fut obligé d'avouer qu'il avait été trompé par les Russes aussi complètement qu'à Roudnia. En effet, tout en suivant l'armée de Kutusof d'abord sur la route de Wladimir, puis sur celle de Riazan (voir la carte no 54), il s'était avancé jusqu'au bord de la Moskowa, que cette route rencontre à huit ou neuf lieues de Moscou, avait franchi la Moskowa à la suite des Russes, et voyant toujours devant lui des Cosaques avec quelque cavalerie régulière, sans songer à s'éclairer sur sa droite, il avait couru dans le sens du sud-est jusqu'à Bronitcy, à vingt lieues au moins, prenant constamment l'apparence pour la réalité. Arrivé là, il avait fini par reconnaître qu'on l'avait induit en erreur, que l'ennemi n'était plus devant lui, et il l'avait mandé à Moscou, disant avec franchise qu'il ne savait où le chercher. Au même moment un de nos convois est intercepté sur la route de Smolensk. Sur ces entrefaites, on apprenait que deux escadrons de marche escortant des caissons de munitions, et s'acheminant vers Moscou par la route de Smolensk, celle même que nous avions suivie, avaient été surpris par une nuée de Cosaques aux environs de Mojaïsk, enveloppés, et forcés de se rendre avec leur convoi. L'alarme avait été aussitôt donnée sur toute la route de Moscou à Smolensk, et on criait déjà, avec un trouble qu'il n'est que trop facile de produire sur les derrières d'une armée, que l'ennemi s'était placé sur nos communications, et qu'il était dès ce moment en mesure de nous couper la retraite.
Ce fut dans les journées des 21 et 22 septembre que Napoléon apprit ces désagréables nouvelles, qui faisaient suite, d'une manière fâcheuse, à l'incendie de Moscou. Il s'emporta fort contre le général Sébastiani, malgré l'estime qu'il lui accordait; mais les cris, les emportements ne remédiaient à rien.
Napoléon se doutant que l'ennemi s'est porté sur la route de Kalouga, pour manœuvrer sur nos flancs, envoie à sa recherche Murat, Poniatowski et Bessières. Napoléon prescrivit à Murat d'aller immédiatement se mettre à la tête de l'avant-garde, et lui confia le corps de Poniatowski, tout fatigué et épuisé qu'était ce corps d'armée, pour qu'il pût, avec des soldats parlant la langue slave, se renseigner plus facilement sur la marche de l'ennemi. Les courses des Cosaques donnant lieu de penser que le général Kutusof avait opéré un mouvement de flanc vers notre droite, pour se diriger sur nos derrières par la route de Kalouga, Napoléon enjoignit à Murat de se reporter du sud-est au sud, c'est-à-dire de la route de Riazan sur celle de Toula, et de marcher jusqu'à ce qu'il eût des nouvelles de Kutusof. Ne voulant pas laisser Murat aventuré seul à la recherche de la grande armée russe, il fit partir par la porte de Kalouga, en lui ordonnant de marcher sur Kalouga même, le maréchal Bessières avec les lanciers de la garde, la cavalerie de Grouchy, la cavalerie légère et la quatrième division d'infanterie du maréchal Davout; enfin il fit rétrograder par la route de Smolensk les dragons de la garde, une division de cuirassiers, et la division Broussier du prince Eugène. Ces trois corps de troupes, se déployant en éventail sur nos derrières, de la route de Toula à celle de Smolensk, devaient s'avancer en tâtonnant jusqu'à ce qu'ils eussent rejoint l'ennemi. Napoléon se doutait bien du point où l'on rencontrerait Kutusof, car il le supposait sur la route de Kalouga, attiré dans cette direction par la double raison de menacer nos derrières, et de se mettre en communication avec les plus riches provinces de l'empire. Quoiqu'il en fût presque certain, il était néanmoins impatient de le savoir d'une manière positive. Il ne partageait aucunement les terreurs de ceux qui nous croyaient coupés, mais il était résolu à ne pas souffrir de la part de Kutusof un établissement inquiétant sur nos derrières, et à sortir de Moscou pour aller livrer une seconde bataille, si le général russe prenait position trop près de nous et de notre ligne de retraite. Le maréchal Davout conseille à Napoléon de ne pas s'arrêter à Moscou, et d'aller livrer une seconde bataille à Kutusof. Le maréchal Davout, dont la prévoyance s'inquiétait à la vue d'un ennemi resté assez fort pour manœuvrer sur nos flancs, supplia Napoléon de partir immédiatement pour aller le combattre, et l'écraser, après quoi on pourrait dormir tranquille à Moscou, même tout l'hiver, si on le désirait. Napoléon était bien de cet avis, pourvu qu'il ne fallût pas aller chercher les Russes trop loin. Dans quel cas Napoléon est disposé à suivre ce conseil. L'armée, en effet, n'était à Moscou que depuis sept jours, dont quatre passés au milieu des flammes, et il ne voulait pas l'arracher aux premières douceurs du repos, à moins que ce ne fût pour frapper un coup décisif. Il se tint donc prêt à partir, mais sans déplacer encore ses principaux corps d'armée, en attendant qu'on eût éclairci le mystère de la nouvelle position prise par les Russes.
Mouvements de l'armée russe depuis sa sortie de Moscou. Voici, pendant ce temps, quels avaient été les résolutions du général Kutusof et les mouvements exécutés par son armée. Sa pensée, en sortant de Moscou, avait été de suivre un plan moyen entre tous ceux qui lui avaient été proposés, et d'aller se placer sur le flanc des Français, mais en ne tournant pas trop près d'eux, afin de ne pas les avoir trop tôt sur les bras. Conformément à son plan, Kutusof veut tourner autour de Moscou, pour venir prendre position dans notre flanc droit, sur la route de Kalouga. En conséquence son premier projet, concerté avec l'aide de camp d'Alexandre, l'officier piémontais Michaud, avait été de rétrograder jusque derrière l'Oka, puissante rivière qui, naissant au midi, passant par Orel, Kalouga, Riazan, recueille une quantité d'affluents, notamment la Moskowa (voir la carte no 54), et va se jeter dans le Wolga à Nijney-Nowogorod. Derrière cette rivière on eût été bien couvert, et abondamment nourri par tous les produits des provinces du Midi, transportés de Kalouga par l'Oka elle-même. Cependant il veut tourner à grande distance, pour ne pas se heurter contre les Français dans l'état de découragement où se trouve l'armée russe. Mais c'était s'éloigner beaucoup des Français, laisser un vaste champ à leurs fourrages, et accroître infiniment le découragement de l'armée russe, qui croyait avoir manqué sa mission depuis qu'elle n'avait pas pu défendre Moscou. En effet la tristesse, l'abattement étaient au comble dans cette armée, et le spectacle des milliers de familles qu'elle traînait à sa suite, les unes à pied, les autres sur des chars, n'était pas fait pour diminuer les sentiments amers qui l'oppressaient. Aussi tout Russe qu'il était, le vieux Kutusof commençait-il à n'être pas beaucoup plus populaire que Barclay de Tolly. Pour refaire sa popularité, il cherchait par des propos perfidement semés, à répandre l'opinion que ce n'était pas lui qui avait voulu évacuer Moscou, qu'il y avait été forcé par plusieurs chefs de l'armée, et parmi ces chefs il désignait Barclay de Tolly, Benningsen lui-même, car ce dernier, depuis la mort de Bagration, devenait à son tour l'objet de ses ombrages. Craignant l'effet que la perte de Moscou pourrait produire surtout à Saint-Pétersbourg, il avait expédié l'aide de camp Michaud, pour aller exposer à la cour ses résolutions et ses motifs, et faire agréer les unes et les autres.
Tandis que l'armée russe tourne autour de Moscou, elle aperçoit pendant une nuit l'incendie de cette ville. Tel était l'état des choses lorsque tout à coup, dans l'affreuse nuit du 16 au 17, le vent violent du nord-ouest avait porté jusqu'à l'armée russe, qui tournait autour de Moscou, les mugissements et les sombres lueurs de l'incendie. Ce spectacle horrible surgissant à l'horizon comme l'éruption d'un volcan, avait arraché l'armée et le peuple fugitif à leurs bivouacs, et tous s'appelant les uns les autres, s'étaient levés pour contempler ce désastre de la vieille capitale de leur patrie. La fureur à cette vue avait été portée au comble. Le véritable incendiaire, c'est-à-dire le comte de Rostopchin, et Kutusof lui-même, qui n'avait pas le secret du comte de Rostopchin, mais qui le soupçonnait, s'étaient hâtés d'annoncer que c'étaient les Français qui avaient mis le feu à Moscou, et cette calomnie, si peu vraisemblable, s'était répandue dans les rangs du peuple et de l'armée avec une incroyable promptitude.—Les Français ont mis le feu à Moscou! criait-on de toutes parts, et à cette nouvelle la haine était devenue ardente comme l'immense bûcher de la malheureuse cité. Fureur inouïe réveillée dans l'armée russe par ce douloureux spectacle. De tous côtés on poussait des cris de rage, on se montrait avec désespoir les traits de feu qui jaillissaient de ce vaste incendie, et qui de temps en temps éclairaient l'horizon entier d'une éclatante et sinistre lumière. On demandait vengeance, on voulait tout de suite aller au combat[30]. Ainsi Rostopchin, qui en brûlant Moscou ne nous avait privés de rien, car il restait dans cette vaste capitale assez de toits pour nous abriter, assez de vivres pour nous nourrir, avait néanmoins creusé un abîme entre les deux nations, réveillé contre nous toute la violence des haines nationales, rendu les négociations impossibles, et ranimé toute l'énergie de l'armée russe, que l'impuissance apparente de ses efforts commençait à décourager.
Ce n'était pas le cas en ce moment de s'éloigner trop des Français, et de leur laisser le champ libre, avec les dispositions qui se manifestaient chez les soldats russes. Descendre sur la route de Riazan jusqu'à la ville de Kolomna pour rejoindre l'Oka, c'était afficher trop de prudence, et une prudence d'ailleurs inutile, car exclusivement occupés d'arracher aux ruines de Moscou le pain dont ils avaient besoin, les Français n'étaient pas en mesure de suivre et d'inquiéter l'armée russe. Tout le monde criant vengeance, Kutusof se décide à opérer son mouvement plus près de l'ennemi. Aussi Kutusof, arrivé sur la route de Riazan jusqu'au bord de la Moskowa, avait-il cru devoir s'y arrêter, et entreprendre, à partir de ce point, le mouvement de flanc projeté autour de l'armée française, c'est-à-dire donner un rayon de dix lieues, au lieu d'un rayon de trente, à l'arc de cercle qu'il se proposait de décrire autour de Moscou, de l'est au sud.
Le général Kutusof profitant de quelques pourparlers engagés entre le général Sébastiani et le général Raéffskoi, dans le but d'éviter les batailleries inutiles, avait ordonné de se prêter à tout ce que voudraient les Français, d'endormir ainsi leur vigilance, et de leur cacher complétement la direction qu'on allait suivre. Manière dont il échappe au général Sébastiani. À dater du 17 en effet, tandis qu'une arrière-garde de cavalerie continuait à marcher nonchalamment sur la route de Riazan, et attirait à sa suite le général Sébastiani, le gros de l'armée changeant subitement de direction, s'était mis à tourner du sud-est au sud-ouest, et s'était porté derrière la Pakra, petite rivière qui, naissant près de la route de Smolensk (voir la carte no 55), trace autour de Moscou un cercle semblable à celui que les Russes voulaient décrire, et dès lors était propre à leur servir de ligne de défense. C'est donc derrière cette rivière, et non derrière l'Oka, que Kutusof vint se poster, s'établissant non pas précisément sur notre ligne de communication, mais à côté, et pouvant s'y transporter en une marche.
Arrivé le 18 à Podolsk, Kutusof était le 19 à Krasnaia-Pakra, derrière la Pakra. C'est de ce point situé tout à fait au sud-ouest, fort près de notre ligne de communication, qu'il avait envoyé des coureurs sur la route de Smolensk, pour enlever nos postes et nos convois, ce qui avait donné l'éveil à Napoléon, et déterminé de sa part les mesures que nous venons de faire connaître.
Murat et Bessières retrouvent la piste de l'ennemi. Telle était la situation prise par l'armée russe, lorsque les corps de Murat et de Bessières mis en mouvement, commencèrent à la chercher, Murat au sud-est sur la route de Riazan, Bessières au sud, sur la route de Toula. (Voir les cartes nos 54 et 55.) L'erreur du général Sébastiani fut bientôt reconnue, et Murat, avec son instinct d'officier d'avant-garde, tournant à droite, et remontant la Pakra, eut promptement retrouvé la piste de l'ennemi, tandis que Bessières, appuyant de son côté plus à droite, et du sud tournant un peu au sud-ouest, vint à Podolsk puis à Desna, où il rencontra le gros de l'arrière-garde russe commandée par Miloradovitch. Les généraux français qui avaient ordre de pousser vivement l'ennemi, afin de découvrir ses desseins, marchèrent résolûment à lui; et Murat qui avait franchi la Pakra sur les traces de l'armée russe, vint à son tour menacer de la prendre en flanc.
Benningsen voudrait qu'on livrât bataille aux Français. À la vue de Murat établi au delà de la Pakra, le hardi Benningsen aurait voulu qu'on se ruât sur lui pour l'accabler. Mais Kutusof, qui déjà n'était plus d'accord avec Benningsen, son vrai rival à cette heure, ne fut pas de cet avis. Il avait en effet d'excellentes raisons à faire valoir. On ne savait pas dans le camp russe que Murat était là uniquement avec sa cavalerie et l'infanterie de Poniatowski, et on pouvait craindre qu'il n'y fût avec l'armée française elle-même. Or Kutusof, en comptant tout ce qu'il avait ramassé, n'avait pas plus de 70 mille hommes de troupes régulières, et il ne croyait pas sage, à la veille de recueillir le prix d'un plan de campagne douloureux, mais profond, d'y renoncer tout à coup pour courir la chance d'une affaire incertaine. De Kalouga, il allait lui arriver des renforts considérables de troupes régulières; il attendait de l'Ukraine une superbe division de vieux Cosaques, et dans cet intervalle la mauvaise saison, qui s'approchait, la pénurie de vivres, la difficulté des distances, devaient avoir affaibli l'armée française, presque autant que l'armée russe se serait renforcée. Motifs de Kutusof pour ne pas le vouloir. Ce n'était donc pas le cas de livrer bataille avant le jour où la proportion des forces serait entièrement changée au profit des Russes. Bien qu'en fait Kutusof eût tort, puisque Murat ne disposait que d'un détachement, il avait théoriquement raison, et sa pensée fondamentale était parfaitement sage. En conséquence il résolut de se retirer plus loin sur la route de Kalouga, aussi loin qu'il le faudrait pour éviter Murat, car il n'y avait pas de milieu, il fallait ou l'attaquer ou l'éviter.
Octob. 1812. Il vient prendre position au camp de Taroutino, sur la route de Kalouga. Ayant pris ce dernier parti, on rétrograda encore le 27, en tenant tête cependant à Murat, qui devenait pressant sur la droite, tandis que le maréchal Bessières se montrait entreprenant sur la gauche, et les jours suivants on alla s'établir successivement à Woronowo, à Winkowo, et enfin à Taroutino derrière la Nara. (Voir la carte no 55.) Dans son projet d'éviter une bataille, le général Kutusof ne pouvait pas mieux faire que de rétrograder jusqu'au point où il trouverait une position assez forte pour arrêter les Français. La Nara est une rivière qui naissant comme la Pakra près de la route de Smolensk, aux environs de Krimskoié, vient tourner autour de Moscou, mais en décrivant un arc plus étendu que la Pakra, ce qui, au lieu de la faire aboutir dans la Moskowa, la conduit jusqu'à l'Oka. Ses rives sont escarpées, surtout sa rive droite, où s'étaient postés les Russes, et on pouvait y établir un camp presque inexpugnable. C'est ce que résolut le général Kutusof, et ce qu'il mit beaucoup de soin à exécuter. Il se proposait là, tandis qu'il serait bien nourri par les magasins de Kalouga, d'appeler ses recrues, de les verser dans ses cadres, de les instruire, et de reporter son armée à un nombre tel qu'il pût enfin affronter les Français avec avantage. Murat et Bessières s'arrêtent devant le camp de Taroutino. Bessières et Murat l'ayant suivi jusque-là, s'arrêtèrent dans l'attitude de gens qui n'avaient pas renoncé à l'offensive, mais qui attendaient de nouveaux ordres. Ils étaient en effet à vingt lieues en arrière de Moscou, presque sur la route que nous avions suivie pour nous y rendre, et assez près de Mojaïsk où s'était livrée la bataille de la Moskowa. Pousser plus loin ne pouvait être que le résultat d'une grande et définitive détermination, que leur maître seul était capable de prendre.
Moment décisif pour Napoléon, duquel dépend son sort et celui de l'armée. C'était pour Napoléon un moment grave, qui allait décider de cette campagne et probablement de son sort. Aussi ne cessait-il au fond du Kremlin de méditer sur le parti auquel il devait se résoudre. Exposer l'armée à de nouvelles fatigues pour courir après les Russes, sans la certitude de les atteindre, et pour l'unique avantage de leur livrer encore quelque combat plus ou moins meurtrier, n'était pas aux yeux de Napoléon une résolution admissible. L'infanterie était très-fatiguée et fort amoindrie par la maraude, la cavalerie était ruinée. L'armée entière à peine entrée à Moscou, et depuis qu'elle y était ayant passé presque toutes ses journées à se débattre contre l'incendie, n'avait pas eu le loisir de respirer. C'est tout au plus si elle avait goûté cinq à six jours d'un vrai repos. Il fallait donc la ménager, et ne la tirer de son immobilité qu'au moment de prendre un parti décisif. Divers partis qui s'offrent à lui. Mais ce parti le temps était venu d'y penser, car le mois de septembre s'étant écoulé, et aucune réponse aux ouvertures qu'on avait essayées n'étant arrivée de Saint-Pétersbourg, il fallait songer ou à s'établir à Moscou, ou à quitter cette capitale pour se rapprocher de ses magasins, de ses renforts, de ses communications avec la France, c'est-à-dire de la Pologne.
Hiverner à Moscou. Hiverner à Moscou était une résolution qui au premier abord n'avait l'approbation de personne, car personne n'admettait qu'on pût s'immobiliser pendant six mois à deux cents lieues de Wilna, à trois cents de Dantzig, à sept cents de Paris, avec le plus grand doute sur les moyens de nourrir l'armée, avec la perspective d'être bloqué non-seulement par l'hiver, mais par toutes les forces russes. Rentrer en Pologne. Quitter Moscou, pour retourner en Pologne, était au contraire une idée qui répondait à la pensée de tous, Napoléon seul excepté. C'est le parti qui plaît à tout le monde, et qui déplaît à Napoléon. Pour lui, quitter Moscou c'était rétrograder, c'était avouer au monde qu'on avait commis une grande faute en marchant sur cette capitale, qu'on désespérait d'y trouver ce qu'on était venu y chercher, la victoire et la paix; c'était renoncer à cette paix, ressource la plus prompte, et incontestablement la plus sûre de se tirer de l'embarras où l'on s'était mis en s'avançant si loin; c'était déchoir, c'était perdre en partie, peut-être en entier, ce prestige qui tenait l'Europe subjuguée, la France elle-même docile, l'armée confiante, nos alliés fidèles; c'était non pas descendre, mais tomber de l'immense hauteur à laquelle on était parvenu.
Motifs de Napoléon pour répugner à tout ce qui aurait l'apparence d'une retraite. Aussi fallait-il s'attendre que Napoléon ne prendrait ce parti qu'à la dernière extrémité; et ce n'était pas l'orgueil seul de ce grand homme qui répugnait à un mouvement rétrograde, c'était le sentiment profond de sa situation présente; car il suffisait d'un doute inspiré au monde sur la réalité de ses forces, pour que tout l'édifice de sa grandeur fût exposé à s'écrouler d'un seul coup. Déjà Torrès-Védras avait semblé arrêter sa puissance au Midi; toutefois il y avait une explication, c'était son absence, et la présence en Portugal de l'un de ses lieutenants, qui, quelque grand qu'il fût, n'était pas lui. Mais s'il rencontrait au Nord, là où il commandait en personne, et à la tête de ses principales armées, un nouvel obstacle, on n'allait pas manquer de le regarder comme définitivement arrêté dans le cours de ses victoires; on allait concevoir l'espérance de le vaincre, et une seule espérance rendue à l'Europe esclave pouvait la soulever tout entière sur ses derrières, et submerger le nouveau Pharaon sous les flots d'une insurrection européenne.
Napoléon avait donc raison de se préoccuper gravement de la manière dont il quitterait Moscou, et de ne vouloir en sortir qu'avec l'attitude d'un ennemi qui manœuvre, et non pas avec celle d'un ennemi qui bat en retraite. Dans cette vue plusieurs conduites s'offraient. Ainsi, par exemple, un retour par la route de Kalouga, où l'on trouverait toutes les ressources des riches provinces du midi, sur laquelle on battrait l'armée russe, et d'où l'on pourrait enfin revenir par Jelnia sur Smolensk, devait bien ressembler à une manœuvre autant qu'à une retraite. Mais cette marche, qui serait toujours au fond un mouvement rétrograde, quelque soin qu'on prît de le dissimuler, car il serait impossible d'hiverner à Kalouga à cause de la distance de cette ville à Smolensk, nous condamnerait à un trajet de cent cinquante lieues au moins, et à toutes les pertes inséparables d'un pareil trajet; elle nous procurerait à la vérité l'avantage de rencontrer et de battre l'armée russe, mais en nous obligeant de porter avec nous cinq ou six mille blessés, à moins qu'on ne les livrât à l'exaspération de l'ennemi, et tout en nous ramenant vers nos quartiers, ramènerait aussi les Russes vers leurs provinces les plus riches, et surtout vers les renforts qui leur arrivaient de Turquie. Aussi Napoléon n'avait-il que très-peu de penchant pour cette opération, et, à battre en retraite, il aimait mieux purement et simplement refaire la route, à nous connue, de Mojaïsk, Wiasma, Dorogobouge, Smolensk, moins longue que celle de Kalouga d'une cinquantaine de lieues, ruinée il est vrai, mais sur laquelle les convois de vivres sortis de Smolensk pouvaient venir à notre rencontre jusqu'à mi-chemin, et sur laquelle d'ailleurs devaient nous suivre dix jours de vivres tirés de Moscou; sur laquelle enfin nous protégerions toutes nos évacuations par notre seule présence, et ne serions que très-peu exposés à livrer bataille, et à nous charger de nouveaux blessés.
Belle opération imaginée par Napoléon, consistant dans un mouvement combiné qui le rapprocherait de la Pologne, en menaçant Saint-Pétersbourg. Mais ni l'un ni l'autre de ces projets, qui tous deux étaient une renonciation évidente à l'offensive, ne convenait à Napoléon. Le plan le seul bon à ses yeux, était celui qui réunirait les quatre conditions suivantes: 1o de le replacer dans des communications certaines et quotidiennes avec Paris; 2o de rapprocher l'armée de ses ressources en vivres, équipements et recrues; 3o de conserver entier le prestige de nos armes; 4o enfin d'appuyer fortement les négociations de paix récemment essayées. Ces quatre conditions, il les avait trouvées dans un plan que son génie inépuisable, et fortement excité par le danger de la situation, avait conçu, et qui était digne de tout ce qu'il avait jamais imaginé de plus profond et de plus grand. Ce plan consistait dans une retraite oblique vers le nord, qui, se combinant avec un mouvement offensif du duc de Bellune sur Saint-Pétersbourg, aurait le double avantage de nous ramener en Pologne, en nous laissant aussi menaçants que jamais, dès lors tout aussi puissants pour négocier. Voici le détail de ce plan que Napoléon voulut rédiger, et rédigea en effet, comme il avait coutume de faire quand il cherchait à se bien rendre compte de ses propres idées.
Napoléon, ainsi qu'on l'a vu, s'était ménagé, outre l'armée du prince de Schwarzenberg sur le Dniéper, et l'armée des maréchaux Saint-Cyr et Macdonald sur la Dwina, le corps du duc de Bellune au centre, lequel attendait à Smolensk des ordres ultérieurs. Le corps de ce maréchal, fort de 30 mille hommes, pouvait être élevé à 40 mille par la réunion d'une partie des troupes westphaliennes, saxonnes, polonaises, qui n'avaient pas eu le temps de rejoindre, et des bataillons de marche destinés au recrutement de l'armée. Il était facile de le porter au nord de la Dwina, sur la route de Saint-Pétersbourg par Witebsk et Veliki-Luki. (Voir la carte no 54.) Réuni là au maréchal Saint-Cyr et à une division du maréchal Macdonald, il devait compter 70 mille hommes au moins, prêts à se diriger sur la seconde capitale de la Russie, siége actuel du gouvernement. Devant ce corps le comte de Wittgenstein n'aurait autre chose à faire qu'à se retirer promptement sur Saint-Pétersbourg. Au moment où le duc de Bellune commencerait son mouvement, Napoléon avec la garde, le prince Eugène, le maréchal Davout, pouvait se retirer obliquement au nord, dans la direction de Veliki-Luki, en marchant presque parallèlement à la route de Smolensk, et à une distance de douze ou quinze lieues de cette route, par Woskresensk, Wolokolamsk, Zubkow, Bieloi, tandis que le maréchal Ney suivant avec son corps la route directe de Moscou à Smolensk, couvrirait toutes nos évacuations, et que Murat se dérobant à Kutusof, par un mouvement sur sa droite, se porterait à Mojaïsk, et viendrait avec le maréchal Ney s'établir entre Smolensk et Witebsk. Après dix ou douze jours de cette marche si profondément combinée, l'armée serait ainsi placée: le duc de Bellune avec 70 mille hommes à Veliki-Luki, menaçant Saint-Pétersbourg, Napoléon avec 70 à Wielij, prêt à l'appuyer, ou à se réunir aux 30 mille hommes de Ney et de Murat pour tenir tête à Kutusof, par quelque route que celui-ci vînt nous chercher. D'après toutes les probabilités, on devait achever ce trajet sans être rejoint par l'ennemi, sans être talonné, sans perdre tout ce qu'on perd quand on est suivi de trop près, sans souffrir de la disette, car la route de Woskresensk, Wolokolamsk, Bieloi, que Napoléon se proposait de prendre, était toute neuve, par conséquent assez bien approvisionnée, et Ney et Murat, sur la route de Smolensk, qui était la nôtre, pouvaient bien amener des vivres pour 30 mille hommes. De plus nous aurions attiré les Russes en sens inverse de leurs renforts, ce qui les exposerait à en perdre la moitié pour nous rejoindre, et tout en nous retirant en Pologne, nous aurions pris une position offensive, nécessaire à la paix; nous serions ainsi, sans avoir rien perdu, ni moralement ni physiquement, sortis du mauvais pas de Moscou par une marche des plus hardies et des plus belles qu'on eût jamais exécutées. Quant à l'hivernage, tout annonçait que dans ces conditions il serait facile. Nos magasins étant réunis à Wilna, pouvaient par le traînage, si commode en hiver, être prochainement transportés à Polotsk et à Witebsk, d'où l'armée tirerait ses vivres. L'immense quantité de bœufs réunis à Grodno, n'ayant qu'à traverser un pays ami, arriveraient à Witebsk sans difficulté. Puis, le printemps venu, Napoléon ayant employé l'hiver à rassembler de nouvelles forces, serait en mesure de marcher avec 300 mille hommes sur Saint-Pétersbourg. Il est probable que devant la simple menace d'une telle marche, la paix, si nous n'étions pas trop difficiles sur les conditions, serait signée, ou qu'en tout cas nous occuperions Saint-Pétersbourg comme nous avions occupé Moscou, sans danger de trouver cette seconde capitale incendiée, car le bois y était moins employé dans les constructions qu'à Moscou, car les Russes ne feraient pas deux fois un pareil sacrifice, car enfin le fanatisme moscovite y était beaucoup moins ardent.
Ce plan réunissait donc toutes les conditions que Napoléon s'était proposées, de rétablir ses communications quotidiennes avec le centre de son empire, de ramener l'armée vers la Pologne, de conserver intact le prestige de ses armes, et d'appuyer par un mouvement sérieusement offensif les négociations pacifiques qu'il avait le projet d'entamer. Son génie n'avait jamais rien imaginé de plus habile, de plus profond, de plus admirable. Conçu dans les derniers jours de septembre, arrêté et rédigé[31] dans les deux ou trois premiers jours d'octobre, ce projet pouvait, en partant immédiatement, être complétement exécuté au 15 octobre, époque où le temps devait être beau encore, et où il fut en effet superbe. La disposition des esprits dans l'armée rend impraticable le beau plan que Napoléon avait conçu. Tout se prêtait donc parfaitement à l'exécution du nouveau plan, qui était en quelque sorte une inspiration d'en haut venue à Napoléon pour son salut. Mais tout ce qu'il imaginait de meilleur était destiné à échouer, par le vice même de la situation qu'il s'était créée, en s'aventurant à une pareille distance. Ayant déjà tant demandé à ses soldats et à ses lieutenants, les ayant menés si loin, et n'ayant à leur offrir à Moscou que des ruines, il était obligé de les ménager infiniment, de les consulter plus que de coutume, de chercher à les concilier à ses projets, au lieu de commander impérieusement, brièvement, comme il avait fait à toutes les époques de sa carrière, où chaque jour amenait un résultat prodigieux, et accroissait son ascendant. Or, il commençait à régner dans l'armée, outre une immense lassitude, une tristesse profonde, qui naissait de la vue seule de cette ville en cendres, et du secret effroi qu'on éprouvait en songeant à la longueur du retour, et à ce terrible hiver de Russie, duquel on était séparé par un mois tout au plus. À des esprits ainsi disposés il fallait parler non plus en maître impérieux qui commande sans explication parce que le succès quotidien suffit à tout expliquer, mais en maître doux, presque caressant, qui consulte, et persuade plutôt qu'il n'ordonne. Napoléon entretint donc successivement chacun de ses lieutenants de son projet, mais à peine avait-il dit les premiers mots qu'ils se récrièrent tous contre une nouvelle course au nord, contre une nouvelle conquête de capitale. Le mouvement sur Moscou, auquel, dans l'espoir d'un grand résultat, on avait sacrifié toutes les considérations de prudence, avait trop mal réussi, pour qu'on fût tenté de recommencer, en s'engageant plus loin, au milieu d'une saison plus avancée, dans une marche sur Saint-Pétersbourg.
Il ne s'agissait pourtant pas d'aller conquérir la seconde capitale de la Russie, mais de rétrograder obliquement sur la Pologne, et de se placer, à titre d'appui seulement, derrière un corps qui lui-même était appelé non pas à se porter sur Saint-Pétersbourg, mais à le menacer, ce qui était bien différent, et ce qui a donné lieu depuis à la fausse version d'un projet de marcher de Moscou sur Saint-Pétersbourg, que Napoléon aurait, dit-on, formé à cette époque. La différence était essentielle, mais les esprits, inquiets et rebutés, ne s'arrêtaient pas à toutes ces distinctions. Les uns alléguaient les bruyères, les marécages, la stérilité des provinces du nord, qu'il s'agissait de traverser; les autres faisaient valoir, malheureusement avec trop de raison, l'état de l'armée, l'épuisement de la cavalerie, la ruine des charrois de l'artillerie, l'indispensable nécessité de laisser reposer hommes et chevaux, afin qu'ils pussent refaire la route si longue qui nous séparait de Smolensk, la nécessité aussi de se retirer avant la mauvaise saison, et d'entamer en attendant quelques négociations qui pussent conduire à la paix, moyen toujours le plus assuré de sortir sains et saufs du mauvais pas où l'on s'était engagé.
Napoléon, contrarié dans l'exécution du plan le meilleur, flotte entre divers projets, et songe à des ouvertures de paix. Napoléon s'aperçut bien vite qu'il ne fallait actuellement rien demander à des esprits rebutés, et assombris par le spectacle qu'ils avaient sous les yeux, et se laissa surtout détourner de son projet par l'état de l'armée, qui exigeait impérieusement quelque repos. Obligé d'abandonner, ou d'ajourner au moins le seul plan capable de le tirer d'embarras, il laissa flotter son esprit entre plusieurs projets, qui d'abord lui avaient paru inadmissibles, comme celui de s'établir à Moscou même, et d'y passer l'hiver en étendant ses cantonnements pour se procurer des fourrages, comme celui de placer une garnison à Moscou, et d'aller ensuite se fixer dans la riche province de Kalouga, d'où il étendrait sa main gauche sur Toula, sa main droite sur Smolensk. Mais à tous ces projets il y avait de graves objections, et leur difficulté le ramenait sans cesse vers le désir de cette paix qu'il avait follement sacrifiée à ses prétentions de domination universelle, et qu'il souhaitait maintenant, quoique victorieux, aussi ardemment qu'aucun vaincu ait jamais pu la désirer.
Dans ces continuelles perplexités, il imagina d'envoyer M. de Caulaincourt à Saint-Pétersbourg, afin d'y ouvrir franchement une négociation avec l'empereur Alexandre. Quels que fussent ses embarras, son attitude de vainqueur, traitant de Moscou même, avait assez de grandeur pour qu'il pût hasarder une pareille démarche. Mais M. de Caulaincourt, qui craignait que sous cette grandeur apparente ne perçât la difficulté de la situation, qui craignait aussi de ne plus trouver à Saint-Pétersbourg la faveur dont il avait joui autrefois, refusa une telle mission, en affirmant, du reste avec raison, qu'elle ne réussirait pas. Mission de M. de Lauriston auprès du général Kutusof. Napoléon s'adressant alors à M. de Lauriston, dont il avait trop dédaigné le modeste bon sens, le chargea de se rendre au camp du général Kutusof, non point pour y offrir la paix, mais pour aller y exprimer au généralissime russe le désir de donner à la guerre un caractère moins féroce. Ce qu'il doit dire au généralissime russe. Le général Lauriston devait prendre prétexte de l'incendie de Moscou, pour dire que les Français, habitués à ménager les populations vaincues, à leur épargner les maux inutiles, avaient le cœur contristé de ne rencontrer partout que des villes incendiées, des populations désolées, des blessés expirant au milieu des flammes, et qu'il était cruel pour leur humanité, fâcheux pour l'honneur de tous, mais particulièrement dommageable pour la prospérité de la Russie, de continuer un pareil genre de guerre; que s'il venait faire une telle démarche, ce n'est pas que ce genre de guerre eût embarrassé les Français, car jusqu'ici on n'avait pas réussi à les empêcher de vivre, témoin l'abondance dont ils jouissaient sur les ruines fumantes de Moscou; mais parce qu'ils voyaient avec regret qu'on imprimât à une guerre toute politique, terminable par un traité facile à conclure, un caractère révoltant de barbarie et de haine irréconciliable.
De ces insinuations à des paroles de paix il n'y avait pas loin, et on était sur une pente qui ne pouvait manquer d'y conduire assez rapidement. Si on l'écoutait, M. de Lauriston avait mission de s'avancer davantage; il devait dire qu'il y avait dans la dernière brouille bien plus de malentendu que de causes véritables d'inimitiés, surtout d'inimitiés implacables, et que c'étaient les ennemis des deux pays qui s'étaient interposés entre les deux souverains pour les brouiller au profit de l'Angleterre. Il devait insinuer que la paix serait facile, et que, si la Russie la désirait, les conditions n'en seraient pas rigoureuses. Il devait enfin mettre tous ses soins à obtenir au moins un armistice provisoire, qui épargnât l'effusion du sang, effusion inutile quant à présent, puisque aucune des deux armées ne semblait disposée à tenter quelque chose de sérieux. Certes, à descendre à de telles démarches, tout victorieux qu'on était, il eût bien mieux valu ne pas commencer une guerre aussi fatale, et on peut dire que M. de Lauriston était bien vengé en ce moment du peu d'accueil que ses conseils avaient reçu à Paris six mois auparavant. Mais pour un bon citoyen la vengeance qui sort des malheurs de son pays n'est qu'un malheur de plus.
Départ de M. de Lauriston pour le camp russe. M. de Lauriston partit le 4 octobre, après s'être fait précéder auprès du général Kutusof par un billet qui annonçait son désir d'un entretien direct avec le chef de l'armée russe. Il arriva au camp ennemi le jour même. Kutusof de peur de se compromettre refuse d'abord de voir M. de Lauriston. Le prudent Kutusof, entouré par les partisans les plus exaltés de la guerre, et notamment par les agents anglais accourus pour le surveiller, hésita d'abord à recevoir personnellement M. de Lauriston, dans la crainte d'être compromis, et appelé un traître, comme Barclay de Tolly. Il envoya donc l'aide de camp de l'empereur, prince Wolkonsky, pour recevoir et entretenir le général Lauriston au quartier de Benningsen. Fierté de celui-ci. M. de Lauriston, offensé de ce procédé, refusa de s'aboucher avec le prince Wolkonsky, et rentra au quartier général de Murat, disant qu'il n'entendait traiter qu'avec le généralissime lui-même. Cette brusque rupture de relations à peine commencées inquiéta cependant l'état-major russe. Si dans les rangs inférieurs de l'armée la passion contre les Français était toujours ardente, dans les rangs plus élevés on commençait à se diviser, à trouver cette guerre bien atroce et bien ruineuse, et à ne plus regarder les Français comme les auteurs de l'incendie de Moscou; on sentait en un mot sa colère diminuer avec son sang si abondamment répandu. On n'aurait donc pas voulu qu'on rendît toute paix absolument impossible[32]. On court après lui pour le ramener. Les ennemis eux-mêmes de la paix regrettaient la conduite tenue envers le général Lauriston, par un tout autre motif. Comprenant très-bien la situation des Français, sentant l'intérêt qu'on avait à les retenir à Moscou, dans cette Capoue bien attrayante encore quoique incendiée, craignant qu'une rupture aussi offensante ne les attirât pleins de colère et de résolution sur l'armée russe, qui n'était ni renforcée ni remise, ils regrettaient qu'on eût si mal accueilli l'envoyé de Napoléon, et voulurent qu'on courût en quelque sorte après lui. Le rusé Benningsen, qui joignait la finesse à l'audace, tâcha de voir Murat, s'entretint avec lui, profita de sa facilité pour lui arracher bien des aveux regrettables, et en lui exprimant un désir de la paix qui était feint, l'amena à en exprimer un qui ne l'était pas, et qui n'était que trop visible. Des rapprochements semblables eurent lieu presque spontanément aux avant-postes, entre des officiers de divers grades, et il s'établit une espèce d'armistice de fait, à la suite duquel il fut convenu qu'on recevrait le général Lauriston au quartier même du généralissime.
Entrevue de M. de Lauriston avec le général Kutusof. M. de Lauriston se rendit donc auprès du prince Kutusof, et eut avec lui plusieurs entretiens. Les Russes sont aussi doux que braves, aussi dissimulés que violents, selon le calcul ou l'entraînement du moment. Soit désir de la paix, soit intention d'endormir les Français, on avait des raisons de bien accueillir leur représentant, et cela ne coûtait d'ailleurs pas beaucoup aux généraux russes, à qui la politesse est naturelle, et à qui M. de Lauriston inspirait une juste estime. Le prince Kutusof l'entretint longtemps, répondit avec adresse et dignité à toutes ses observations, lui dit, au sujet des plaintes contre le caractère imprimé à la guerre, qu'il s'appliquait de son mieux à lui conserver le caractère d'une guerre régulière entre nations civilisées, qu'elle le conserverait partout où il pourrait se faire obéir, mais que sa voix ne serait pas écoutée des paysans russes, et qu'il n'était pas étonnant qu'on ne pût pas civiliser en trois mois un peuple que les Français appelaient barbare. Il répondit aux justifications du général Lauriston relativement à l'incendie de Moscou, que pour lui il était loin d'en accuser les Français, et que dans son opinion le patriotisme moscovite était le seul auteur de ce grand sacrifice, car les Russes aimaient mieux réduire leur pays en cendres que de le livrer à l'ennemi. Relativement aux insinuations de paix, relativement même à un armistice, le général Kutusof se présenta comme dépourvu de tout pouvoir, et comme obligé d'en référer à l'empereur. Envoi d'un officier à Saint-Pétersbourg, et, en attendant la réponse d'Alexandre, on convient d'un armistice tacite. Il proposa, ce qui fut accepté, d'expédier l'aide de camp Wolkonsky à Saint-Pétersbourg, afin d'y porter les ouvertures de Napoléon, et d'en rapporter une réponse. Quant à l'armistice, il n'était pas possible d'en signer un, mais il fut convenu que sur toute la ligne des avant-postes on cesserait de tirailler, ce qui ne s'étendrait pas toutefois aux ailes extrêmes des deux armées, et ce qui n'était pas dès lors un empêchement aux courses des Cosaques et aux fourrages de notre armée.
Quelques politesses qu'on eût prodiguées au général Lauriston, il ne voulut pas demeurer au camp des Russes, comme aurait pu faire un vaincu attendant la paix dont il avait besoin, et il revint à Moscou pour transmettre à Napoléon le détail de ce qu'il avait dit et entendu.
Bien que Napoléon comptât peu sur la paix depuis l'accès de rage qui avait produit l'incendie de Moscou, depuis surtout les ouvertures infructueuses dont MM. Toutelmine et Jakowleff avaient été les intermédiaires, il crut devoir cependant attendre les dix ou douze jours qu'on disait nécessaires pour avoir une réponse de Saint-Pétersbourg. Napoléon emploie le temps passé à Moscou à refaire l'armée, et à rendre possible l'exécution de divers plans. Quelque vagues que fussent ses espérances de paix, il ne put toutefois se défendre d'en concevoir quelques-unes, tant était grand le besoin qu'il en éprouvait; et, en tout cas, il ne croyait pas que cette prolongation de séjour fût un temps perdu, car elle servirait à refaire l'armée. Les gens les plus habitués au climat du pays lui affirmaient que les gelées n'arrivaient point avant le milieu ou la fin de novembre. Un ajournement de dix ou douze jours devait le conduire à la mi-octobre, et rien ne le portait à croire qu'en partant du 15 au 18 il partît trop tard. En attendant, il se préparait à toutes fins, à se retirer sur Smolensk, comme à passer l'hiver à Moscou. Il enjoignit à Murat de se tenir en observation devant le camp de Taroutino, d'y faire reposer les troupes en les nourrissant le mieux possible, et il lui envoya, autant que ses moyens de transport le lui permettaient, des vivres tirés des caves de Moscou. Il ordonna un nouveau mouvement en avant, tant aux troupes laissées sur les derrières, qu'aux bataillons de marche destinés à recruter les corps. Il prescrivit la formation d'une division de quinze mille hommes à Smolensk, laquelle devait s'avancer sur Jelnia pour lui donner la main s'il se portait sur Kalouga. Ses ordres sur ses derrières. Il recommanda au duc de Bellune de se tenir prêt à toute sorte de mouvements; il ordonna de faire partir pour Moscou tous les hommes débandés qui à Wilna, Minsk, Witebsk, Smolensk, avaient été recueillis, qu'on ne mettait pas en marche faute d'avoir des armes à leur fournir, et qu'il se proposait d'armer avec les nombreux fusils trouvés dans le Kremlin. Il recommanda de les faire venir au milieu de convois capables de les protéger. Il arrêta un règlement pour ces convois, défendit de les faire partir à moins qu'ils ne fussent de 1500 hommes d'infanterie bien armés, indépendamment des troupes de cavalerie et d'artillerie qui pourraient s'y joindre, leur prescrivit expressément de camper en carré, le commandant au milieu, veilla de nouveau à l'approvisionnement à prix d'argent de tous les postes de la route, et commença de s'occuper des évacuations de blessés. Évacuation des blessés. Il enjoignit à Junot d'en faire trois parts, une de ceux qui seraient capables de marcher dans quinze jours, une de ceux auxquels un temps plus long serait nécessaire, une troisième enfin de ceux qu'on devait renoncer à transporter. Il défendit de s'occuper des premiers qui pouvaient se retirer à pied, et des derniers qu'il fallait laisser mourir sur place; il ordonna l'évacuation des autres sur Wilna, soit au moyen des voitures du pays, soit au moyen des voitures du train des équipages, dont il y avait environ 1200 à Moscou, et dont il consacra 200 à cet objet. Travaux de défense au Kremlin. Dans la supposition même de l'hiver passé à Moscou, car dans sa perplexité Napoléon n'excluait aucune hypothèse, il entreprit des travaux de défense au Kremlin, fit détruire les bâtiments adossés à cette forteresse, hérisser les tours de canons, couvrir les portes de tambours, fortifier quelques-uns des principaux couvents de la ville servant de magasins, fabriquer avec les poudres trouvées au Kremlin des gargousses et des cartouches, afin d'assurer un double approvisionnement aux 600 bouches à feu de l'armée, veiller avec le plus grand soin à la découverte, à la conservation des denrées alimentaires, de manière à pourvoir chaque corps de cinq ou six mois de vivres, en pain, sel, spiritueux, viandes salées. Soin pour se procurer des vivres. L'approvisionnement en fourrages étant toujours la principale difficulté, il porta le prince Eugène sur la route de Jaroslaw, et le maréchal Ney sur celle de Wladimir, à une distance de douze ou quinze lieues, pour occuper, pacifier, conserver une grande étendue de pays, et s'y procurer l'aliment du bétail et de la cavalerie. Genre de vie de Napoléon pendant son séjour à Moscou. De plus il tâcha d'attirer les paysans, en payant comptant et à très-haut prix les légumes, les fourrages, les vivres de toute espèce. Il fit chercher des popes, et les engagea à rouvrir les églises de Moscou, à y célébrer le culte divin, à y prier même pour leur souverain légitime, l'empereur Alexandre. Enfin, non pour s'amuser, car il n'en avait pas besoin, mais pour distraire ses officiers, surtout pour donner du pain à de pauvres Français exerçant en Russie le métier de comédiens, il fit rouvrir les théâtres, et, entouré d'une brillante cour militaire, assista aux représentations dramatiques qui faisaient jadis les délices de la noblesse russe, s'y prenant ainsi de son mieux pour ressusciter le cadavre de la malheureuse Moscou. Il passait ensuite les nuits à expédier les affaires administratives de son empire, qu'une estafette arrivant de Paris en dix-huit journées lui apportait plusieurs fois par semaine. Quelquefois il était attiré tout à coup aux fenêtres du Kremlin par des colonnes de fumée, s'élevant de temps en temps de l'incendie qui consumait encore sourdement la ville infortunée. Confiant quand il revenait au souvenir de tant de dangers glorieusement surmontés, triste quand il voyait l'abîme dans lequel il s'était enfoncé si profondément, il ne montrait rien sur son superbe visage de ses agitations intérieures, car il n'y avait pas un cœur autour de lui qu'il eût voulu exposer au pesant fardeau de ses confidences. Ainsi, tantôt rassuré, tantôt inquiet, pouvant faire encore un miracle après en avoir accompli tant d'autres, il était là, dans cet antique palais des czars, au solstice de sa puissance, c'est-à-dire à cette espèce de temps indéterminé qui sépare l'époque de la plus grande élévation des astres de celle de leur déclin.
FIN DU QUARANTE-QUATRIÈME LIVRE.
LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME.
LA BÉRÉZINA.
État des esprits à Saint-Pétersbourg. — Entrevue de l'empereur Alexandre à Abo avec le prince royal de Suède. — Plan d'agir sur les derrières de l'armée française témérairement engagée jusqu'à Moscou. — Renfort des troupes de Finlande envoyé au comte de Wittgenstein, et réunion de l'armée de Moldavie à l'armée de Volhynie sous l'amiral Tchitchakoff. — Ordres aux généraux russes de se porter sur les deux armées françaises qui gardent la Dwina et le Dniéper, afin de fermer toute retraite à Napoléon. — Injonction au général Kutusof de repousser toute négociation, et de recommencer les hostilités le plus tôt possible. — Pendant ce temps, Napoléon, sans beaucoup espérer la paix, est retenu à Moscou par sa répugnance pour un mouvement rétrograde, qui l'affaiblirait aux yeux de l'Europe, et rendrait toute négociation impossible. — Il penche pour le projet de laisser une force considérable à Moscou, en allant avec le reste de l'armée s'établir dans la riche province de Kalouga, d'où il tendrait la main au maréchal Victor, amené de Smolensk à Jelnia. — Pendant que Napoléon est dans cette incertitude, Kutusof ayant procuré à son armée du repos et des renforts, surprend Murat à Winkowo. — Combat brillant dans lequel Murat répare son incurie par sa bravoure. — Napoléon irrité marche sur les Russes afin de les punir de cette surprise, et quitte Moscou en y laissant Mortier avec 10 mille hommes pour occuper cette capitale. — Départ le 19 octobre de Moscou, après y être resté trente-cinq jours. — Sortie de cette capitale. — Singulier aspect de l'armée traînant après elle une immense quantité de bagages. — Arrivée sur les bords de la Pakra. — Parvenu en cet endroit, Napoléon conçoit tout à coup le projet de dérober sa marche à l'armée russe, et, à la confusion de celle-ci, de passer de la vieille sur la nouvelle route de Kalouga, d'atteindre ainsi Kalouga sans coup férir, et sans avoir un grand nombre de blessés à transporter. — Ordres pour ce mouvement, qui entraîne l'évacuation définitive de Moscou. — L'armée russe, avertie à temps, se porte à Malo-Jaroslawetz, sur la nouvelle route de Kalouga. — Bataille sanglante et glorieuse de Malo-Jaroslawetz, livrée par l'armée d'Italie à une partie de l'armée russe. — Napoléon, se flattant de percer sur Kalouga, voudrait persister dans son projet, mais la crainte d'une nouvelle bataille, l'impossibilité de traîner avec lui neuf ou dix mille blessés, les instances de tous ses lieutenants, le décident à reprendre la route de Smolensk, que l'armée avait déjà suivie pour venir à Moscou. — Résolution fatale. — Premières pluies et difficultés de la route. — Commencement de tristesse dans l'armée. — Marche difficile sur Mojaïsk et Borodino. — Disette résultant de la consommation des vivres apportés de Moscou. — L'armée traverse le champ de bataille de la Moskowa. — Douloureux aspect de ce champ de bataille. — Les Russes se mettent à notre poursuite. — Difficultés que rencontre notre arrière-garde confiée au maréchal Davout. — Surprises nocturnes des Cosaques. — Ruine de notre cavalerie. — Danger que le prince Eugène et le maréchal Davout courent au défilé de Czarewo-Zaimitché. — Soldats qui ne peuvent suivre l'armée faute de vivres et de forces pour marcher. — Formation vers l'arrière-garde d'une foule d'hommes débandés. — Mouvement des Russes pour prévenir l'armée française à Wiasma, tandis qu'une forte arrière-garde sous Miloradovitch doit la harceler, et enlever ses traînards. — Combat du maréchal Davout à Wiasma, pris en tête et en queue par les Russes. — Ce maréchal se sauve d'un grand péril, grâce à son énergie et au secours du maréchal Ney. — Le 1er corps, épuisé par les fatigues et les peines qu'il a eu à supporter, est remplacé par le 3e corps sous le maréchal Ney, chargé désormais de couvrir la retraite. — Froids subits et commencement de cruelles souffrances. — Perte des chevaux, qui ne peuvent tenir sur la glace, et abandon d'une partie des voitures de l'artillerie. — Arrivée à Dorogobouge. — Tristesse de Napoléon, et son inaction pendant la retraite. — Nouvelles qu'il reçoit du mouvement des Russes sur sa ligne de communication, et de la conspiration de Malet à Paris. — Origine et détail de cette conspiration. — Marche précipitée de Napoléon sur Smolensk. — Désastre du prince Eugène au passage du Vop, pendant la marche de ce prince sur Witebsk. — Il rejoint la grande armée à Smolensk. — Napoléon, apprenant à Smolensk que le maréchal Saint-Cyr a été obligé d'évacuer Polotsk, que le prince de Schwarzenberg et le général Reynier se sont laissé tromper par l'amiral Tchitchakoff, lequel s'avance sur Minsk, se hâte d'arriver sur la Bérézina, afin d'échapper au péril d'être enveloppé. — Départ successif de son armée en trois colonnes, et rencontre avec l'armée russe à Krasnoé. — Trois jours de bataille autour de Krasnoé, et séparation du corps de Ney. — Marche extraordinaire de celui-ci pour rejoindre l'armée. — Arrivée de Napoléon à Orscha. — Il apprend que Tchitchakoff et Wittgenstein sont près de se réunir sur la Bérézina, et de lui couper toute retraite. — Il s'empresse de se porter sur le bord de cette rivière. — Grave délibération sur le choix du point de passage. — Au moment où l'on désespérait d'en trouver un, le général Corbineau arrive miraculeusement, poursuivi par les Russes, et découvre à Studianka un point où il est possible de passer la Bérézina. — Tous les efforts de l'armée dirigés sur ce point. — Admirable dévouement du général Éblé et du corps des pontonniers. — L'armée emploie trois jours à traverser la Bérézina, et pendant ces trois jours combat l'armée qui veut l'arrêter en tête pour l'empêcher de passer, et l'armée qui l'attaque en queue afin de la jeter dans la Bérézina. — Vigueur de Napoléon, dont le génie tout entier s'est réveillé devant ce grand péril. — Lutte héroïque et scène épouvantable auprès des ponts. — L'armée, sauvée par miracle, se porte à Smorgoni. — Arrivé à cet endroit, Napoléon, après avoir délibéré sur les avantages et les inconvénients de son départ, se décide à quitter l'armée clandestinement pour retourner à Paris. — Il part le 5 décembre dans un traîneau, accompagné de M. de Caulaincourt, du maréchal Duroc, du comte de Lobau, et du général Lefebvre-Desnoëttes. — Après son départ, la désorganisation et la subite augmentation du froid achèvent la ruine de l'armée. — Évacuation de Wilna et arrivée des états-majors à Kœnigsberg sans un soldat. — Caractères et résultats de la campagne de 1812. — Véritables causes de cet immense désastre.
Soins qui occupent l'empereur Alexandre depuis son retour à Saint-Pétersbourg. Tandis que ces choses se passaient à Moscou, l'empereur Alexandre, retiré à Saint-Pétersbourg, consacrait à cette guerre ses jours et ses nuits, et bien qu'il eût renoncé à en ordonner les opérations sur le terrain, il s'occupait d'en diriger l'ensemble, d'en préparer les ressources, et d'en étendre le cercle par des alliances.
Alliance avec l'Angleterre. Nous avons déjà dit qu'il s'était refusé à traiter avec les Anglais jusqu'au jour de la rupture définitive avec la France, mais qu'à dater de sa sortie de Wilna, c'est-à-dire après le retour de M. de Balachoff, il n'avait plus hésité, et que sous les yeux, et par l'entremise du prince royal de Suède, il avait autorisé M. de Suchtelen à signer le 18 juillet la paix de la Russie avec la Grande-Bretagne, aux conditions les plus simples et les plus brèves, celles d'une alliance offensive et défensive, sans aucune désignation des moyens, qui, abandonnés aux circonstances, devaient être les plus grands possibles. Nous avons encore dit que lord Cathcart, celui qui avait acquis à Copenhague une sinistre célébrité, était accouru sur-le-champ à Saint-Pétersbourg pour y représenter l'Angleterre. Sous les auspices de cet ambassadeur avait été préparée et réalisée une entrevue, qui était l'objet des ardents désirs du prince royal de Suède. Moyens employés pour resserrer l'alliance avec la Suède. Être admis auprès d'Alexandre, recevoir ses témoignages de confiance, ses marques de distinction, sa parole impériale d'être maintenu sur le trône de Suède et gratifié de la Norvége, était chez le nouveau prince suédois une passion véritable. Bien que la fierté d'Alexandre souffrît singulièrement de s'aboucher avec un pareil allié, et qu'il sût faire la différence entre les familiarités avec un grand homme tel que Napoléon, et les familiarités avec un favori de la fortune tel que le général Bernadotte, il y avait un si grand intérêt pour lui à s'assurer le concours de l'armée suédoise, qu'il avait consenti à une entrevue, laquelle avait été fixée à Abo, point de la Finlande le plus rapproché des côtes de Suède. Entrevue d'Abo. Cette entrevue importait d'autant plus à l'empereur Alexandre, qu'il avait en Finlande 20 mille hommes de bonnes troupes, dont l'adjonction au corps de Wittgenstein pouvait avoir les plus grandes conséquences, et qui avaient été laissées dans le nord de l'empire sous le prétexte de concourir à la conquête de la Norvége, conformément au traité du 24 mars, mais en réalité pour se garantir contre une trahison imprévue. En effet, malgré les instances apparentes du prince royal pour resserrer ses liens avec la Russie, de bons observateurs avaient cru découvrir quelquefois sur son visage des hésitations, des regrets, des colères mal contenues, surtout depuis les débuts de la campagne qui n'étaient pas favorables aux Russes, et l'avaient entendu exprimer des plaintes assez amères de ce qu'on ne l'aidait pas tout de suite à conquérir la Norvége. Accueil flatteur fait au prince royal de Suède. Par ces divers motifs, l'entrevue avait été acceptée et avait eu lieu le 28 août dans la ville d'Abo, en présence de lord Cathcart, et sous les auspices de la marine anglaise, dont les bâtiments avaient transporté le prince Bernadotte de la côte de Suède à celle de Finlande. Ce dernier, à peine arrivé, avait été traité avec les prévenances les plus délicates, car, lorsque le besoin l'exige, l'orgueil russe se change tout de suite en une déférence obséquieuse, accompagnée d'une grâce asiatique qui n'appartient au même degré qu'à cette nation redoutable. Il est convenu entre l'empereur Alexandre et le prince royal de Suède, qu'au lieu d'employer les forces communes en Norvége, on transportera les troupes russes de Finlande en Livonie, et les troupes suédoises de Norvége en Allemagne. Alexandre déployant à Abo l'amabilité intéressée qu'il avait déployée à Tilsit et à Erfurt, sans avoir cette fois d'autre excuse pour sa dignité que celle de la politique; avait fait au prince suédois la première visite, lui avait prodigué les embrassements, avait reçu les siens, et du reste avait obtenu le prix de sa condescendance, car le nouveau prince, saisi d'une sorte d'ivresse, s'était prêté à tous les arrangements désirés par la Russie. Il avait été convenu qu'au lieu de dépenser inutilement les forces de la coalition en Norvége, province dont on pourrait toujours s'emparer, on porterait toutes les forces disponibles sur le théâtre où allait se décider véritablement le sort de la guerre, qu'on enverrait sur la Dwina le corps russe retenu en Finlande, qu'on réserverait l'armée suédoise pour un débarquement sur les derrières des Français, que ce débarquement devant, d'après toutes les apparences, s'exécuter en Danemark, le prince suédois se nantirait lui-même d'un gage facile à échanger plus tard contre la Norvége, qu'en un mot on emploierait les forces communes à battre Napoléon, car là était le but essentiel de la guerre, et le moyen assuré, pour le futur roi de Suède, de conquérir la Norvége. Ces choses admises, le prince royal avait donné à l'empereur Alexandre les conseils les meilleurs, les plus funestes pour nous, conseils tirés de son expérience, et exprimés dans le langage de la haine la plus violente. Napoléon, avait-il dit à Alexandre, n'était pas tout ce que la stupide admiration de l'Europe en voulait faire; il n'était pas ce génie de guerre profond, universel, irrésistible, qu'on s'était plu à imaginer; il n'était qu'un général bouillant, impétueux, sachant uniquement aller en avant, jamais en arrière, même quand la situation le commandait. Avec lui il ne fallait qu'un talent, celui d'attendre, pour le vaincre et le détruire. Son armée n'était plus ce qu'on l'avait connue. Elle était trop recrutée d'étrangers, et surtout de jeunes soldats; les généraux qui la commandaient étaient fatigués de guerres incessantes, et elle ne résisterait pas à l'épreuve à laquelle on venait de l'exposer en la conduisant dans les profondeurs de la Russie. Napoléon après l'y avoir engagée ne saurait pas l'en retirer; et, pour obtenir sur lui un triomphe complet, il fallait une chose, une seule: persévérer. Des batailles, on en perdrait une, deux, trois; puis on en aurait de douteuses, et après les douteuses de victorieuses, pourvu qu'on sût tenir et ne pas céder. Ôtez de ces conseils, que le bon sens inspirait alors à tout le monde, ôtez le langage de la haine, et tout était malheureusement vrai.
Alexandre, persuadé d'avance de ces vérités, s'en était pénétré davantage en écoutant le prince royal de Suède, et ils s'étaient quittés enchantés l'un de l'autre, l'un tout glorieux d'une pareille intimité[33], l'autre non pas glorieux, mais convaincu qu'il pouvait, quelque peu sûre que fût la foi du nouveau Suédois, rappeler sans danger ses troupes de Finlande pour les porter en Livonie, résultat qui était en ce moment le plus utile qu'il pût tirer de cette entrevue. Conditions de la paix avec les Turcs. Tandis qu'il prenait ces arrangements avec la Suède, l'empereur Alexandre venait d'en finir avec la Porte, et d'accepter ses conditions, quelque différentes qu'elles fussent de celles qu'il s'était longtemps flatté d'obtenir. Après s'être successivement désisté de la Valachie, puis de la Moldavie jusqu'au Sereth, et enfin de la Moldavie tout entière, il n'avait tenu définitivement qu'à la Bessarabie, afin d'acquérir au moins les bouches du Danube, et avait insisté surtout pour avoir l'alliance des Turcs, dans l'intention chimérique, dont nous avons déjà parlé, de les amener à envahir les provinces illyriennes, peut-être même l'Italie, en commun avec une armée russe. Les Turcs, fatigués de la guerre, fatigués aussi de leurs relations avec les puissances européennes, et voulant n'avoir plus rien à démêler avec elles, avaient fait le sacrifice imprudent de la Bessarabie, que quelques jours de patience auraient suffi pour leur conserver, mais s'étaient constamment refusés à toute alliance avec la Russie. Le traité de paix déjà signé n'avait été tenu en suspens que par ce motif. L'amiral Tchitchakoff, dont l'esprit ardent poursuivait un grand résultat, quel qu'il fût, se voyant frustré de l'espoir d'envahir l'empire français de compagnie avec les Turcs, avait imaginé bien autre chose, c'était d'envahir l'empire turc lui-même, et avait proposé à Alexandre de marcher droit sur Constantinople pour s'en emparer. Dans le bouleversement continuel des États, auquel on était si habitué alors, il espérait que cette belle conquête pourrait rester à la Russie par les arrangements de la prochaine paix. Lorsque cette proposition était parvenue à Alexandre, il en avait été profondément ému: son cœur, oppressé par les malheurs de la guerre, s'était soulevé tout à coup, et il avait failli donner l'ordre d'entreprendre cette marche audacieuse. Mais la réflexion était bientôt venue calmer les premières ardeurs du petit-fils de Catherine. Invitation à l'amiral Tchitchakoff de se rendre en Volhynie pour se porter avec l'armée du général Tormazoff sur les derrières de l'armée française. Songeant à ses alliés déclarés, l'Angleterre et la Suède, à ses alliés cachés, et prochains peut-être, la Prusse et l'Autriche, craignant de leur déplaire mortellement à tous, de les éloigner même de lui en osant mettre la main sur Constantinople, considérant la difficulté de marcher sur cette capitale avec tout au plus cinquante mille hommes, l'imprudence qu'il y avait à envahir autrui quand on était envahi soi-même, le grand profit qu'on pourrait tirer de ces cinquante mille hommes en les réunissant aux trente mille hommes de Tormazoff, pour les porter sur les flancs de l'armée française, il avait retenu son téméraire ami, l'amiral Tchitchakoff, et cependant au lieu de lui donner un ordre positif, tant cette renonciation temporaire à des vues héréditaires lui coûtait, il lui avait recommandé plutôt qu'ordonné d'ajourner ces beaux desseins sur Constantinople, d'en finir avec les Turcs, et de marcher immédiatement sur la Volhynie, où il était attendu sous très-peu de semaines[34].
Impression produite sur l'esprit d'Alexandre par la bataille de la Moskowa et l'incendie de Moscou. Tels avaient été les arrangements politiques conclus par Alexandre, avec ceux qui pouvaient le seconder, comme avec ceux qui auraient pu lui faire obstacle. Rentré à Saint-Pétersbourg après l'entrevue d'Abo, il y avait reçu la nouvelle de la bataille de la Moskowa, avait d'abord pris cette bataille pour une victoire, avait envoyé au prince Kutusof le bâton de maréchal, un présent de 100,000 roubles (400,000 francs) pour lui, de 5 roubles pour chaque soldat de l'armée, et avait ordonné qu'on rendît au ciel des actions de grâces dans toutes les églises de l'empire. Mais bientôt il avait su la vérité, avait été indigné de l'impudence de son général en chef, sans oser toutefois le témoigner, car il profitait lui-même d'un mensonge qui soutenait le cœur de ses sujets; puis il avait éprouvé une émotion profonde à la nouvelle de la prise de Moscou, et de la catastrophe de cette cité dévouée aux dieux infernaux de la guerre et de la haine. L'impression avait été immense dans tout l'empire, surtout à Saint-Pétersbourg, et dans cette seconde capitale, la peur, il faut le dire, avait égalé la douleur.
État des esprits à Saint-Pétersbourg, et craintes de cette capitale. Saint-Pétersbourg, création artificielle de Pierre le Grand, ville de fonctionnaires, de gens de cour, de commerçants, d'étrangers, n'était pas comme Moscou le cœur même de la Russie, elle en était plutôt la tête, tête toute remplie d'idées empruntées au dehors. Au commencement elle avait désiré la guerre, quand elle n'y avait vu que le rétablissement des relations commerciales avec la Grande-Bretagne; mais maintenant qu'elle y voyait une longue carrière de sacrifices et de dangers, elle en était un peu moins d'avis. Elle s'en prenait elle aussi des malheurs actuels à ce système de retraite indéfinie, qui avait amené les Français jusqu'au centre de l'empire; elle accusait les généraux de trahison ou de lâcheté, l'empereur de faiblesse, et se vengeait des terreurs qu'elle éprouvait par un langage des plus amers et des plus violents. Le général Pfuhl ne pouvait paraître dans les rues sans courir le risque d'être insulté. Le général Paulucci, supposé son contradicteur, était accueilli avec les démonstrations les plus flatteuses.
Préparatifs d'évacuation dans le cas d'un mouvement des Français sur Saint-Pétersbourg. La pensée que Napoléon marcherait bientôt de Moscou sur Saint-Pétersbourg était universellement répandue, et déjà on faisait des préparatifs de départ. Des quantités d'objets précieux étaient acheminés sur Archangel et sur Abo. On était partagé quant à la conduite à tenir. Les esprits ardents voulaient une guerre à outrance, et n'hésitaient pas à dire que si Alexandre fléchissait, il fallait le déposer, et appeler au trône la grande-duchesse Catherine, sa sœur, épouse du prince d'Oldenbourg, celui dont Napoléon avait pris l'héritage, princesse belle, spirituelle, entreprenante, réputée ennemie des Français, et résidant en ce moment auprès de son mari, gouverneur des provinces de Twer, de Jaroslaw et de Kostroma. Quelques-uns des esprits les plus fermes sont ébranlés, et penchent pour la paix. Les esprits les plus modérés, au contraire, étaient d'avis de saisir une occasion pour négocier. Voir les Français à Saint-Pétersbourg, l'empereur en fuite vers la Finlande, province douteuse, ou vers Archangel, province située sur la mer Blanche, les épouvantait. L'impératrice mère, cette princesse si fière, si peu favorable aux Français, effrayée des dangers de son fils et de l'empire, avait senti tout à coup son cœur défaillir, et était revenue à l'idée de la paix, comme le grand-duc Constantin lui-même, qui avait quitté l'armée depuis la perte de Smolensk, et pensait qu'il fallait se borner à une de ces guerres politiques qu'on termine après deux ou trois batailles perdues, par un traité plus ou moins défavorable, mais ne pas en venir à une de ces guerres de destruction, comme les Espagnols en soutenaient une contre la France depuis quatre années. Ce qui était plus étonnant, M. Araktchejef lui-même, récemment l'un des plus énergiques partisans de la guerre à outrance, inclinait aussi à la paix. M. de Romanzoff, qui se taisait depuis que les nouvelles inimitiés avec la France avaient donné un si cruel démenti à son système, et qui eût été déjà totalement écarté des affaires, si Alexandre, en frappant le représentant de la politique de Tilsit n'avait paru se condamner lui-même, M. de Romanzoff avait retrouvé la voix pour parler en faveur de la paix. Toutefois les cris de guerre avaient couvert ces timides paroles de paix, et les émigrés allemands surtout, qui étaient venus chercher un asile en Russie, et lui demander de se mettre à la tête d'une insurrection européenne, voyant leur cause près de succomber, redoublaient d'efforts et d'instances pour encourager la famille impériale à la résistance. M. de Stein, à leur tête, se montrait le plus véhément et le plus ferme. Au milieu de ce conflit entre la haine et la crainte, l'agitation était générale et profonde.
Alexandre soutenu par son orgueil profondément froissé. Alexandre avait le cœur navré des malheurs actuellement irréparables de Moscou, des malheurs possibles de Saint-Pétersbourg, n'était pas bien sûr de pouvoir sauver cette dernière capitale, et aurait faibli peut-être, tant il était ébranlé, si son orgueil profondément blessé ne l'eût soutenu. Rendre encore une fois son épée à cet impérieux allié de Tilsit et d'Erfurt, par lequel il avait été traité si dédaigneusement, lui semblait impossible. Il avait la noble fierté de préférer la mort à cette humiliation, et disait à ses intimes que lui et Napoléon ne pouvaient plus régner ensemble en Europe, et qu'il fallait que l'un ou l'autre disparût de la scène du monde.
Sa résolution de ne pas céder. Du reste, au sein de ce chaos d'opinions discordantes, affecté de la timidité des uns, froissé par l'ardeur presque insultante des autres, fatigué du tumulte de tous, il s'était soustrait aux regards du public, et avait pris en silence la résolution irrévocable de ne pas céder. Un instinct secret lui disait que parvenu à Moscou, Napoléon courait plus de dangers qu'il n'en faisait courir à la Russie, et l'hiver d'ailleurs, tout près d'arriver, lui semblait un allié qui couvrirait bientôt Saint-Pétersbourg d'un bouclier de glace.
Mesures qui résultent de cette résolution. Sa résolution arrêtée, il adopta les mesures qui en devaient être la conséquence. La flotte russe de Kronstadt pouvait prochainement se trouver enfermée dans les glaces, et exposée à devenir la proie des Français: il se décida au sacrifice pénible de la confier aux Anglais. Il fit appeler lord Cathcart, lui avoua ses appréhensions, lui déclara en même temps ses déterminations irrévocables, et lui en donna la preuve la moins équivoque en lui demandant de prendre en dépôt la flotte russe avec tout ce qu'elle aurait à bord, lui disant qu'il la confiait à l'honneur et à la bonne foi de la Grande-Bretagne. La flotte russe de Kronstadt confiée à l'Angleterre. L'ambassadeur britannique, enchanté d'une pareille ouverture, promit que le dépôt serait fidèlement gardé, et que la flotte russe serait reçue avec la plus cordiale hospitalité dans les ports d'Angleterre. Alexandre ordonna de la mettre à la voile, de la charger de tout ce qu'il avait de plus précieux, et de l'acheminer vers le Grand-Belt, pour la faire sortir de la Baltique au premier signal, sous l'escorte et la protection du pavillon britannique. Beaucoup d'autres objets appartenant à la couronne, surtout en fait de papiers d'État, furent dirigés sur Archangel.
À ces précautions, prises pour le cas de nouveaux malheurs, Alexandre en ajouta de beaucoup mieux entendues, et dont l'effet probable devait être de faire succéder la victoire à la défaite. Il venait de se mettre d'accord avec la Suède pour l'envoi en Livonie du corps d'armée du général Steinghel, qui avait été jusque-là retenu en Finlande. Il fut convenu que la plus grande partie de ce corps, transportée par mer d'Helsingford à Revel, irait par terre à Riga, pour s'y joindre au comte de Wittgenstein, ce qui procurerait à ce dernier une force totale de 60 mille hommes. L'invitation adressée à l'amiral Tchitchakoff de se rendre en Volhynie convertie en un ordre formel. Il arrêta définitivement ses résolutions relativement à l'armée de l'amiral Tchitchakoff, et renonçant à tous les plans séduisants mais actuellement funestes qui lui avaient été proposés, il ordonna formellement à l'amiral de marcher sur la Volhynie, d'y réunir sous son commandement les troupes du général Tormazoff, ce qui devait lui composer une armée de 70 mille hommes, et de remonter le Dniéper pour concourir à un mouvement concentrique des armées russes sur les derrières de Napoléon. Parmi les idées dont l'avait constamment entretenu le général Pfuhl, il y en avait une qui avait particulièrement frappé Alexandre, c'était celle d'agir sur les flancs et les derrières de l'armée française, lorsqu'on l'aurait attirée dans l'intérieur de l'empire. Cette idée prématurée en juillet, quand Napoléon était à Wilna, prématurée encore quand il était entre Witebsk et Smolensk, et en mesure de déjouer toutes les tentatives préparées sur ses flancs, venait fort à propos, pouvait être de grande conséquence en octobre, quand il se trouvait à Moscou. Ordres à l'amiral Tchitchakoff et au comte de Wittgenstein de se réunir sur la haute Bérézina, pour couper à Napoléon sa ligne de retraite. C'était, en effet, le cas ou jamais de se porter sur sa ligne de communication, car il était bien loin de son point de départ, les troupes qu'il avait laissées en arrière n'avaient acquis nulle part un ascendant décidé, et si le comte de Wittgenstein, largement renforcé, parvenait à repousser le maréchal Saint-Cyr de la Dwina, et à s'avancer entre Witebsk et Smolensk, dans la trouée même par laquelle Napoléon avait passé pour marcher sur Moscou; si l'amiral Tchitchakoff, laissant un corps devant le prince de Schwarzenberg pour le contenir, remontait avec 40 mille hommes le Dniéper et la Bérézina, pour donner la main à Wittgenstein, ils pouvaient l'un et l'autre se réunir sur la haute Bérézina, et y recevoir à la tête de cent mille hommes Napoléon revenant de Moscou, épuisé par une longue marche, harcelé par Kutusof, et exposé à être pris entre deux feux.
M. de Czernicheff envoyé pour faire concourir tous les généraux russes au même but.
Amené à ces vues par ses entretiens avec le général Pfuhl, encouragé à y persévérer par son aide de camp piémontais Michaud, l'empereur Alexandre chargea M. de Czernicheff de se rendre auprès du prince Kutusof pour les lui faire agréer, d'aller ensuite les communiquer à l'amiral Tchitchakoff, de se transporter enfin pour le même objet auprès du comte de Wittgenstein, et de courir sans cesse des uns aux autres jusqu'à ce qu'il eût réussi à les réunir, et à les faire concourir au même but. Ce n'est pas avec de pareilles vues qu'Alexandre aurait pu répondre favorablement aux ouvertures de Napoléon. Aussi dès qu'il avait connu ces ouvertures, avait-il pris la résolution de ne pas les écouter. Elles lui causèrent toutefois une vive satisfaction, car il y trouva une nouvelle preuve des embarras que les Français commençaient à éprouver au milieu de Moscou, embarras qui lui présageaient non-seulement le salut, mais le triomphe de la Russie. Pourtant il importait de retenir Napoléon à Moscou le plus longtemps possible, car s'il en sortait trop tôt, il pourrait en revenir sain et sauf, et par ce motif Alexandre résolut de lui faire attendre sa réponse, sans laisser soupçonner quel en serait le sens. Recommandations au généralissime Kutusof de feindre et de temporiser pour retenir les Français à Moscou le plus longtemps possible. En conséquence des projets que nous venons d'exposer, M. de Czernicheff était parti pour le camp du généralissime Kutusof, et lui avait communiqué le plan adopté de se taire, de temporiser, d'attendre les progrès de la mauvaise saison, et de préparer en attendant sur les derrières de l'armée française une réunion de forces accablante. Il n'y avait à cet égard rien à dire, rien à conseiller au vieux Kutusof, qui mieux que personne en Russie comprenait ce système de guerre, et était capable de le faire réussir. Il avait donc admis sans discussion un plan qui était la confirmation de ses idées, et en outre la justification de sa conduite tout entière.
État d'esprit de Napoléon pendant son séjour à Moscou. Il espère peu la paix, et projette tous les jours de se retirer. Pendant qu'il était l'objet de ces redoutables calculs, Napoléon consumait le temps à Moscou, dans les occupations que nous avons décrites, dans l'expectative des réponses qui n'arrivaient pas, et suivant les oscillations ordinaires de tout esprit agité, quelque ferme qu'il soit, tantôt croyait à ce qu'il désirait, c'est-à-dire à la paix, tantôt cessait d'y croire, uniquement parce qu'il y avait cru un instant, et en désespérait le plus habituellement, se fondant pour n'y plus compter sur l'incendie de Moscou, sur cet acte qui attestait un patriotisme furieux, et aussi sur le silence de l'empereur Alexandre, qui avait dû recevoir depuis longtemps les premières ouvertures transmises par MM. Toutelmine et Jakowleff. Il se disait donc qu'il fallait prendre un parti, le prendre prochainement, et il s'y préparait bien avant que les paroles portées le 5 octobre au maréchal Kutusof pussent recevoir une réponse. Le temps était superbe, d'une pureté, d'une douceur extrêmes. Jamais automne plus serein dans nos climats de France, n'avait embelli en septembre les campagnes de Fontainebleau et de Compiègne. Mais plus ce temps était séduisant, plus il devait être suivi d'une réaction prompte et complète, et plus il fallait songer à se retirer. Bon état de l'infanterie refaite par un mois de repos. Les soldats de l'infanterie s'étaient rétablis par le repos et une abondante nourriture; ils respiraient la santé et la confiance. Il était arrivé outre la division italienne Pino, du corps du prince Eugène, et la division de la jeune garde Delaborde, un certain nombre de blessés de la journée du 7, remis de leurs blessures, et quelques bataillons et escadrons de marche. L'armée se trouvait donc reportée à 100 mille hommes de toutes armes, vraiment présents au drapeau, avec 600 bouches à feu parfaitement approvisionnées. Le respectable général Lariboisière, qui avait perdu à la Moskowa un fils tué sous ses yeux, et que sa profonde douleur n'empêchait pas de remplir ses devoirs avec l'activité d'un jeune homme, ne voyait pas avec plaisir cette masse d'artillerie, et aurait mieux aimé avoir moins de canons et plus de munitions, car il savait avec quelle rapidité elles s'étaient consommées dans cette guerre, et quelle peine on aurait à traîner après soi un approvisionnement proportionné au nombre de bouches à feu. Mais Napoléon se rappelant l'effet produit à la Moskowa par l'artillerie, prévoyant que les hommes lui manqueraient bientôt, et se flattant de suppléer à la mousqueterie par de la mitraille, persistait dans ses résolutions. Il avait fait prendre tous les petits chevaux du pays, que l'armée appelait cognats, pour traîner les voitures privées d'attelages, et espérait avec ce secours surmonter les difficultés qui préoccupaient le général Lariboisière. Tout était donc en bon état dans l'armée, sauf les moyens de transport. Mauvais état de la cavalerie. Tandis que les hommes étaient pleins de santé, les chevaux, dépourvus de fourrages, étaient maigres, faibles, et dans un état à inspirer les plus vives inquiétudes. La cavalerie réunie presque tout entière sous Murat, devant le camp de Taroutino, offrait l'aspect le plus triste. Murat, campé dans une plaine, derrière la petite rivière de la Czernicznia, mal couvert sur ses ailes, et mal protégé par l'armistice verbal que les Cosaques n'observaient guère, était obligé de tenir sa cavalerie toujours en mouvement, ce qui, avec la mauvaise nourriture, composée de la paille pourrie qui recouvrait les chaumières, contribuait à la ruiner. Pour venir à son secours, Napoléon avait envoyé à Murat quelques fourrages, et l'autorisation de se replier sur Woronowo, dans une position meilleure, à sept ou huit lieues en arrière de l'ennemi. Mais Murat, dans la prévoyance d'un mouvement général et prochain, ne voulant pas fatiguer ses troupes par un changement de cantonnements qui leur profitait à peine quelques jours, était resté à Winkowo, devant Kutusof qui était établi à Taroutino.
Tandis qu'il sent la nécessité de revenir sur ses pas, Napoléon éprouve cependant une grande répugnance à commencer aux yeux du monde un mouvement rétrograde. Dès le 12 octobre, lorsqu'il n'était pas encore possible d'avoir de Saint-Pétersbourg la réponse à une démarche faite le 5, Napoléon, après avoir passé vingt-sept jours à Moscou, sentait qu'il fallait prendre son parti, et qu'il devait, s'il restait à Moscou, éloigner les Russes de ses cantonnements; s'il en partait, entreprendre sa retraite avant la mauvaise saison. En conséquence il avait déjà ordonné le départ de tous les blessés transportables, acheminé ce qu'on appelait les trophées, c'est-à-dire divers objets enlevés au Kremlin, défendu qu'on envoyât quoi que ce fût de Smolensk à Moscou, et prescrit qu'on se tînt prêt dans la première de ces villes à lui donner la main dans la direction qu'il indiquerait. Mais une pensée, une seule, le retenait comme malgré lui, et l'arrêtait toutes les fois qu'il allait prendre une détermination. Ce n'était pas, comme on l'a cru, l'espérance de la paix, espérance qu'il n'avait guère, c'était la crainte de perdre l'ascendant de la victoire, en commençant aux yeux du monde un mouvement rétrograde, et en cela il cédait non point à une illusion puérile, mais à un sentiment profond de sa situation. Il se disait que le premier pas fait en arrière serait le commencement d'une suite d'aveux pénibles et dangereux, aveux qu'il était allé trop loin, qu'il lui était impossible de se soutenir à cette distance, qu'il s'était trompé, qu'il avait manqué son but dans cette campagne. Il en craint avec raison les conséquences. Que de défections, que de pensées insurrectionnelles pouvait susciter le spectacle de Napoléon jusque-là invincible, obligé enfin de rétrograder! Orgueil à part, et l'orgueil sans doute avait sa place dans les sentiments qu'il éprouvait, il y avait un immense danger à ce premier pas en arrière. Ce pouvait être, en effet, le commencement de sa chute[35].
Préoccupé de ce danger, il songeait toujours ou à hiverner à Moscou, ou à exécuter un mouvement qui, en le rapprochant de ses magasins, eût l'apparence d'une manœuvre et non d'une retraite. Hiverner à Moscou était une résolution d'une singulière audace, et cette résolution avait des partisans. Il en était un méritant la plus grande considération, c'était M. Daru, qui avait accompagné Napoléon en qualité de secrétaire d'État, qui était chargé de tous les détails de l'intendance de l'armée, et s'en acquittait avec un zèle, une intelligence, une activité dignes de cette haute et difficile fonction. Cet administrateur éminent jugeait encore plus facile de nourrir l'armée à Moscou, et d'y assurer ses communications pendant l'hiver, que de la ramener saine et sauve à Smolensk, par une route inconnue si on en prenait une nouvelle, ou dévastée si on reprenait celle qu'on avait déjà parcourue. Napoléon appelait ce conseil un conseil de lion, et il est certain qu'il eût fallu une rare audace pour oser le suivre. La plus grande difficulté n'était pas celle de nourrir les hommes, comme nous l'avons déjà dit; on avait en effet du blé, du riz, des légumes, des spiritueux et quelques viandes salées. On pouvait même se procurer de la viande fraîche, à la condition toutefois de réunir du bétail avant la mauvaise saison, et de se procurer du fourrage pour alimenter ce bétail pendant quelques mois. Y avait-il moyen d'hiverner à Moscou?La principale difficulté c'était de faire vivre les chevaux qui expiraient d'inanition, et qu'on ne savait trop comment nourrir, même dans ce moment qui n'était pas le plus défavorable de l'année. On avait bien encore la ressource de porter ses cantonnements à douze ou quinze lieues à la ronde, comme on l'avait déjà fait, mais outre qu'il n'était pas certain que ce fût assez pour trouver les fourrages nécessaires, comment, la mauvaise saison arrivée, pourrait-on soutenir ces cantonnements à une pareille distance, avec une cavalerie légère épuisée, et contre une innombrable quantité de Cosaques, déjà venus, ou prêts à venir des bords du Don? Raisons pour et contre cette résolution. Ces difficultés vaincues, il en restait une non moins grave, celle d'entretenir la communication entre tous les postes qui jalonnaient la route de Smolensk à Moscou, d'assurer non-seulement leurs relations de l'un à l'autre, mais la conservation particulière de chacun d'eux, car à moins de les convertir en places fortes, comment s'y prendre pour les mettre à l'abri d'un corps de douze à quinze mille hommes qui entreprendrait la tâche de les attaquer et de les emporter successivement? Il en fallait à Dorogobouge, à Wiasma, à Ghjat, à Mojaïsk, etc., sans compter beaucoup d'autres moins importants mais nécessaires, et en supposant tous ces postes armés, approvisionnés, pourvus non-seulement de garnisons permanentes mais de forces mobiles capables de s'entre-secourir, il était évident que cet objet seul exigerait presque la valeur d'une armée. Et malgré tous ces soins pour maintenir les communications, que deviendrait Paris, que ferait l'Europe, si un jour on n'avait pas de nouvelles de Napoléon, et si on était séparé de lui comme on l'avait été de Masséna pendant la campagne de Portugal? Enfin, ces difficultés si multipliées une fois surmontées de la manière la plus heureuse, qu'aurait-on gagné, le printemps venu, à se trouver à Moscou? À Moscou, on était à 180 lieues de Saint-Pétersbourg, 180 lieues d'une route détestable, sans compter 100 pour venir de Smolensk à Moscou, ce qui en faisait 280 pour les renforts qui auraient à joindre la grande armée en marche sur Saint-Pétersbourg, tandis qu'à Witebsk, par exemple, on n'en serait qu'à 150 lieues. Si la campagne prochaine consistait à diriger ses efforts sur la seconde capitale de la Russie, il valait mieux évidemment partir de Witebsk que de Moscou; c'était même le seul point de départ qu'on pût adopter.
L'hivernage à Moscou soulevait donc les plus graves objections. Toutefois la répugnance de Napoléon pour un mouvement rétrograde était si prononcée, qu'il n'excluait pas l'hypothèse de l'hivernage à Moscou, et que tout en ayant ordonné le départ des blessés transportables, afin d'être libre de ses mouvements, il faisait fortifier le Kremlin, déblayer les approches de ce château, couvrir ses portes de tambours, armer de canons ses murailles et ses tours, amener des renforts à l'armée, et porter assez loin ses postes avancés pour étudier les ressources du pays soit en vivres soit en fourrages.
La difficulté de passer l'hiver à Moscou rendant un prochain départ inévitable, Napoléon préfère toujours un mouvement oblique au nord. Au milieu de ces cruelles perplexités, la préférence de Napoléon était toujours pour la belle manœuvre qui, le rapprochant de la Pologne par une marche oblique vers le nord, l'eût placé derrière le duc de Bellune à Veliki-Luki, et lui eût donné l'apparence non pas de se retirer, mais d'appuyer un mouvement offensif sur Saint-Pétersbourg. Malheureusement chaque jour qui s'écoulait, en amenant l'hiver, rendait une direction au nord plus antipathique à l'armée, et d'ailleurs, les nouvelles venues du midi reportaient forcément de ce côté les combinaisons du moment. Les événements de Turquie et l'arrivée de l'amiral Tchitchakoff sur le Dniéper, ramènent forcément l'attention de Napoléon vers le midi. Tandis que tout était stationnaire sur la Dwina, que Macdonald se morfondait devant Riga sans pouvoir assiéger cette place, que le maréchal Saint-Cyr restait immobile à Polotsk, sans pouvoir tirer de sa victoire du 18 août d'autre résultat que celui de se maintenir dans sa position, au contraire, l'amiral Tchitchakoff revenant de Turquie, après la signature de la paix avec les Turcs, avait traversé la Podolie et la Volhynie, et, rassuré par la neutralité de la Gallicie secrètement convenue avec l'Autriche, avait pénétré jusqu'au bord du Styr pour renforcer Tormazoff. Obligé de laisser quelques mille hommes sur ses derrières, il n'en amenait guère que 30 mille, ce qui portait à 60 mille les deux armées réunies. Il en avait pris le commandement général, et il avait obligé Schwarzenberg et Reynier, qui n'en comptaient pas 36 mille à eux deux, de se replier sur le Bug, puis derrière les marais de Pinsk, afin de couvrir le grand-duché. De tout ce que Napoléon avait demandé pour le prince de Schwarzenberg il n'était arrivé que le bâton de maréchal, et la promesse d'un renfort de 7 à 8 mille hommes qu'on ne voyait point paraître. L'alarme s'était de nouveau répandue à Varsovie, où régnait, au lieu d'un enthousiasme créateur, un abattement général, où l'on se disait abandonné par Napoléon, où l'on se plaignait de ce qu'il n'avait pas réuni la Lithuanie à la Pologne, où l'on faisait de toutes ces plaintes une excuse pour ne point agir, pour n'envoyer ni recrues ni matériel au prince Poniatowski.
Ce n'est pas dans une situation pareille qu'on pouvait penser à un mouvement vers le nord, car c'eût été laisser un champ trop vaste aux entreprises de l'amiral Tchitchakoff. Une marche vers Kalouga convenait bien mieux à la direction actuelle des forces ennemies, et à la disposition des esprits, qu'on rassurait en leur offrant en perspective le climat et l'abondance des provinces méridionales.
Napoléon se décide à une combinaison mixte, consistant dans une marche sur Kalouga, sans abandonner Moscou, et en se liant avec Smolensk par Jelnia. Par toutes ces raisons, Napoléon imagina une combinaison mixte, consistant à se porter sur le camp de Taroutino, à en chasser Kutusof, ce qui n'avait pas certes l'apparence d'une retraite, à le refouler soit à droite, soit à gauche, à se porter ensuite sur Kalouga, à y amener par la route de Jelnia le duc de Bellune, ou au moins une forte division toute prête à Smolensk, d'hiverner ainsi à Kalouga, au milieu d'un pays fertile, sous un ciel peu rigoureux, en communication par sa droite avec Smolensk, et par ses derrières avec Moscou. Dans ce plan, Napoléon songeait à garder le Kremlin, à y laisser le maréchal Mortier avec 4 mille hommes de la jeune garde, avec 4 mille hommes de cavalerie démontée organisés en bataillons d'infanterie, à y déposer son matériel le plus lourd, ses blessés, ses malades, ses traînards, à fournir ainsi à ce maréchal d'un caractère éprouvé 10 mille hommes de garnison, et des vivres pour six mois. Napoléon, placé à Kalouga, au sein d'une sorte d'abondance, pouvant donner la main ou au maréchal Mortier, dont il serait à cinq journées, ou au duc de Bellune, dont il serait à cinq journées aussi en l'amenant à Jelnia, se trouverait comme une araignée au centre de sa toile, prêt à courir partout où un mouvement se ferait sentir. Il n'aurait de cette façon rien évacué; il aurait au contraire envahi de nouvelles provinces, en prenant position dans le pays le plus beau, le plus central de la Russie. Supposez une bataille bien complétement gagnée sur Kutusof aux environs de Taroutino, supposez de plus un hiver d'une rigueur ordinaire, et ce plan avait de grandes chances de réussir, sans compter que si on voulait définitivement se rapprocher de la Pologne, Mortier pouvait prendre des vivres pour dix jours, évacuer Moscou par la route directe qu'on avait déjà suivie, et rentrer tranquillement à Smolensk, en recueillant tous les postes intermédiaires, et en étant couvert par la présence de Napoléon à Kalouga. Cette combinaison à elle seule suffisait pour ramener l'amiral Tchitchakoff sur Mozyr, et pour le décourager de ses projets feints ou réels contre le grand-duché.
Cette nouvelle conception, preuve de l'inépuisable fertilité d'esprit de Napoléon, était non pas celle qu'il eût préférée, mais celle que dans le moment il croyait la plus convenable. Une légère gelée étant tout à coup survenue le 13 octobre, sans que le beau temps dont on jouissait en fût altéré, tout le monde sentit que le moment était arrivé de se décider. Une légère gelée, survenue le 13 octobre, oblige Napoléon à prendre un parti définitif. Napoléon réunit ses maréchaux pour avoir leur avis, bien qu'ordinairement il se souciât peu de l'opinion d'autrui; mais dans la position où l'on se trouvait, chacun acquérait avec la gravité croissante des circonstances un certain droit d'être consulté. Conseil de guerre tenu à Moscou. Le prince Eugène, le major général Berthier, le ministre d'État Daru, les maréchaux Mortier, Davout et Ney, assistaient à cette réunion. Il n'y manquait que Murat et Bessières, retenus devant le camp de Taroutino. La première question portait sur la situation de chaque corps, la seconde sur le parti à prendre. L'état des corps n'avait rien que de triste quant au nombre, car celui du maréchal Davout était réduit de 72 mille hommes à 29 ou 30 mille; celui du maréchal Ney de 39 à 10 ou 11 mille. Le prince Poniatowski ne comptait plus que 5 mille hommes, les Westphaliens 2 mille, la garde, sans avoir combattu, 22 mille. En tout on pouvait, avec les parcs, estimer l'armée à cent et quelques mille combattants, au lieu de 175 mille qui composaient sa force réelle en partant de Witebsk, au lieu de 420 qui la composaient en passant le Niémen. Du reste, l'état des hommes était satisfaisant. Ils étaient frais, reposés, pleins de résolution, quoique assez inquiets de cette position hasardée, que leur rare intelligence appréciait parfaitement.
Quant au parti à prendre, les opinions se trouvèrent fort partagées. Le maréchal Davout fut d'avis que les hommes légèrement blessés étant rentrés dans les rangs, les corps étant parfaitement reposés, il était grandement temps de partir; que la route de Kalouga nous ramenant au milieu de pays fertiles et point dévastés, et sous des climats moins rigoureux, il n'y avait pas d'autre direction à suivre. On pouvait apercevoir au langage du maréchal Davout que selon lui on était déjà demeuré trop longtemps à Moscou. Le major général Berthier, souvent disposé à contredire le maréchal Davout, et chargé naturellement de défendre les résolutions qui avaient prévalu, puisqu'il représentait l'état-major général, soutint au contraire que le séjour à Moscou avait été utile et nécessaire, qu'on lui avait dû la possibilité de refaire les troupes, et de leur rendre la santé et les forces. Il convint toutefois que le moment de partir était venu. Habitué à se conformer à l'opinion de Napoléon, et sachant la préférence qu'il avait toujours eue pour la route du nord, il proposa le retour sur Witebsk, en marchant latéralement à la route de Smolensk par Woskresensk, Wolokolamsk, Zubkow, Bieloi. C'était le plan de Napoléon quand il n'était plus temps de l'exécuter. Le maréchal Mortier, loyal mais soumis, opina comme Berthier, le représentant ordinaire de la pensée impériale. Le maréchal Ney, rude et indocile quand il suivait son premier mouvement, appuya fortement l'opinion du maréchal Davout, consistant à dire qu'on était assez demeuré à Moscou, ce qui signifiait trop, et qu'il fallait en partir le plus tôt possible. Il parla beaucoup de l'état de son corps réduit à 10 mille hommes, sans les Wurtembergeois, et soutint que la direction de Kalouga était la seule admissible. Le prince Eugène, trop doux et trop timide pour avoir une autre opinion que celle de l'état-major général, parla comme Berthier. M. Daru au contraire n'hésita point à déclarer qu'il n'était de l'avis ni des uns ni des autres, et à soutenir qu'on devait hiverner à Moscou. Il y avait, selon lui, dans la ville des vivres en riz, farine, spiritueux pour tout l'hiver. On pouvait, en étendant ses quartiers, se procurer des fourrages, et nourrir par ce moyen le bétail et les chevaux. Il était donc possible d'éviter le double inconvénient d'un mouvement rétrograde, et d'une retraite à travers des pays, les uns inconnus, les autres ruinés par un premier passage, dans une saison très-avancée, avec des soldats fort propres aux marches offensives, très-peu aux marches rétrogrades.
Napoléon, qui était si prompt à former son opinion et à l'exprimer, avait l'habitude de se taire, d'écouter, de réfléchir sur ce qu'il entendait, lorsqu'il cherchait l'opinion des autres. Il paraît qu'il se tut et réserva sa décision, ainsi qu'il lui était arrivé dans plus d'une occasion de ce genre.
Perplexités de Napoléon. Il fallait du reste chercher dans ses perplexités la cause de son silence. Il aurait voulu rester, mais il sentait la difficulté en restant de vivre et de conserver ses communications. Réduit à partir, il aurait préféré la marche au nord, qui avait le caractère de l'offensive; mais la mauvaise saison, l'apparition sur le bas Dniéper de l'amiral Tchitchakoff, le ramenaient forcément au midi, et la marche sur Kalouga, l'établissement dans cette riche province, en laissant une garnison au Kremlin, et en plaçant le duc de Bellune à Jelnia pour communiquer avec Smolensk, lui semblaient définitivement le plan le mieux approprié aux circonstances. Il était donc décidé à l'adopter, mais la vague espérance de recevoir de Saint-Pétersbourg une réponse, bien qu'il n'y comptât guère, la lenteur des évacuations due au manque de voitures, le beau temps qui était éblouissant, comme si la nature eût été complice des Russes pour nous tromper, enfin la répugnance toujours grande à commencer un mouvement rétrograde, le retinrent encore quatre ou cinq jours, et il allait se décider à donner ses derniers ordres pour la marche sur Kalouga, lorsque le 18 octobre un accident soudain et grave vint l'arracher à ces déplorables retards.
Subite attaque des Russes, qui l'oblige à sortir de son inaction. Le 18, en effet, par une superbe matinée, il passait en revue le corps du maréchal Ney, lorsque tout à coup on entendit les sourds retentissements du canon, dans la direction du midi, sur la route de Kalouga. Bientôt un officier expédié de Winkowo annonça que Murat, comptant sur la parole verbale qu'on s'était donnée de se prévenir quelques heures à l'avance dans le cas d'une reprise d'hostilités, avait été surpris et assailli le matin même par l'armée russe tout entière, que, suivant son usage, il s'en était tiré à force de bravoure et de bonheur, mais non sans perdre des hommes et du canon. Voici du reste le détail de ce qui s'était passé.
Depuis quelque temps on voyait les renforts arriver à l'armée russe, et, aux détonations continuelles des armes à feu, il était facile d'apercevoir que le vieux Kutusof exerçait ses recrues pour les incorporer dans ses bataillons. Débarrassé de l'infortuné Barclay de Tolly par l'intrigue, de Bagration par le feu de l'ennemi, il ne lui restait d'autre censeur incommode que Benningsen, et il cherchait à s'en délivrer, à l'annuler du moins, afin de suivre plus librement sa propre pensée. Profonds calculs du général Kutusof. Cette pensée profondément sage, consistait à renforcer tranquillement son armée pendant que celle des Français diminuait, à ne rien brusquer, à ne rien risquer contre un ennemi tel que Napoléon, et à n'agir contre lui que lorsque le climat le lui livrerait vaincu aux trois quarts. Encore voulait-il le laisser tellement vaincre par le climat qu'il ne restât presque rien à faire à ses soldats, tant il aimait à jouer à coup sûr, et tant il craignait son adversaire! Les choses jusqu'ici s'étaient passées comme il le souhaitait. Il avait reçu vingt et quelques régiments de Cosaques, tous vieux soldats, secours fort appréciable quand on aurait à poursuivre l'ennemi. Il lui était venu des dépôts de nombreuses recrues qu'il avait incorporées dans ses régiments. Beaucoup de soldats égarés ou légèrement blessés l'avaient rejoint, et il comptait à la mi-octobre environ 80 mille hommes d'infanterie et de cavalerie régulière, et 20 mille Cosaques excellents. Conformément aux intentions de l'empereur Alexandre, il n'avait rien répondu à Napoléon, afin de prolonger le séjour des Français à Moscou.
On lui fait violence, et on l'oblige à prendre l'offensive. Malgré sa résolution de ne point agir encore, la situation de Murat avait de quoi le tenter, car, ainsi que nous l'avons dit, Murat était au milieu d'une grande plaine, derrière le ravin de la Czernicznia, sa droite couverte par la partie profonde de ce ravin, qui allait tomber dans la Nara, mais sa gauche restée en l'air, parce que de ce côté la Czernicznia ayant peu de profondeur n'était pas un obstacle contre les attaques de l'ennemi. En profitant d'un bois qui s'étendait entre les deux camps, et qui pouvait cacher les mouvements de l'armée russe, il était facile de déboucher sur la gauche de Murat, de le tourner, de le couper de Woronowo, et peut-être de détruire son corps, qui comprenait, outre l'infanterie de Poniatowski, presque toute la cavalerie française.
L'ardent colonel Toll ayant de concert avec le général Benningsen reconnu cette position, avait proposé d'inaugurer la reprise des hostilités par ce hardi coup de main, après lequel Napoléon, si on réussissait, serait tellement affaibli, qu'il tomberait tout à coup dans une très-grande infériorité numérique par rapport à l'armée russe. Quoique bien décidé à ne rien risquer, Kutusof vaincu par la vraisemblance du succès, par les instances du colonel Toll, par la crainte de donner à Benningsen des armes contre lui, avait consenti à l'opération proposée. En conséquence, le 17 octobre au soir, le général Orloff-Denisoff, avec une grande masse de cavalerie et plusieurs régiments de chasseurs à pied, le général Bagowouth avec toute son infanterie, avaient eu ordre de s'avancer secrètement à travers le bois qui se trouvait entre les deux camps, de déboucher soudainement sur la gauche des Français, tandis que le gros de l'armée russe marcherait de front sur Winkowo.
Combat de Winkowo. Ce plan convenu avait été mis à exécution dans la nuit du 17, et le 18 au matin le général Sébastiani avait été assailli à l'improviste. À notre gauche, notre cavalerie légère, disséminée pour aller aux fourrages, avait été rejetée au delà du ravin naissant de la Czernicznia; au centre notre infanterie éveillée en sursaut dans les villages où elle campait, avait couru aux armes, et était venue faire le coup de fusil le long de ce même ravin de la Czernicznia, plus profond en cette partie. Manière brillante dont Murat, surpris par l'ennemi, se tire du péril qui le menaçait. Nous avions perdu là quelques pièces d'artillerie, quelques centaines de prisonniers, une assez grande quantité de bagages, mais Poniatowski et le général Friédérichs avec leur infanterie avaient arrêté net la marche des Russes sur notre front, et vers notre gauche surprise, Murat, réparant toujours sur le champ de bataille la légèreté de ses lieutenants et la sienne, avait exécuté des charges de cavalerie si répétées, si bien dirigées, si vigoureuses, qu'il avait dispersé la cavalerie d'Orloff-Denisoff, et enfoncé et sabré quatre bataillons d'infanterie. Grâce à ces prodiges de valeur, grâce aussi aux fausses manœuvres des Russes, qui avaient agi avec hésitation, toujours dans la crainte d'avoir devant eux Napoléon lui-même, Murat avait pu se replier sain et sauf sur Woronowo, vainqueur autant que vaincu, et maître de la route de Moscou. Il avait perdu 1500 hommes environ, et en avait tué 2 mille aux Russes. Ceux-ci avaient éprouvé en outre une perte regrettable dans le brave général Bagowouth, qui offensé d'un propos blessant du colonel Toll, était venu se mettre à la bouche de nos canons, et s'y faire tuer.
Napoléon ne peut plus hésiter à sortir de Moscou pour marcher sur le camp de Taroutino. En apprenant cette action qui était brillante, mais qui dénotait la fausseté de la position de Murat, ainsi que son imprévoyance et celle de ses lieutenants, Napoléon s'emporta fort contre les uns et les autres, s'emporta beaucoup aussi contre la mauvaise foi des Russes, qui n'avaient pas respecté l'engagement verbal de se prévenir trois heures à l'avance. Il fallait évidemment les en punir, et dès lors, de toutes les combinaisons celle qui consistait à marcher sur Kalouga devenait non-seulement la meilleure, mais la seule praticable. Son projet est de marcher sur Kalouga en occupant toujours le Kremlin. Napoléon donna tous ses ordres sur-le-champ, dans le sens de cette combinaison, telle que nous l'avons précédemment exposée. Le prince Eugène, les maréchaux Ney et Davout, la garde impériale, devaient dans l'après-midi du 18 octobre faire tous leurs préparatifs de départ pour le lendemain matin, charger sur les voitures attachées à leurs corps et sur celles qu'ils étaient parvenus à se procurer les vivres qu'il leur serait possible de transporter, évalués à douze ou quinze jours de subsistances pour l'armée entière, puis traverser Moscou, et venir bivouaquer en avant de la porte de Kalouga, afin de pouvoir exécuter une forte marche dans la journée du 19. Mortier laissé au Kremlin avec 10 mille hommes. N'étant nullement résolu à évacuer Moscou, et voulant se réserver la possibilité de garder ce poste, d'y revenir même au besoin, Napoléon prescrivit au maréchal Mortier de s'y établir avec environ 10 mille hommes, dont 4 mille de la jeune garde, 4 mille de cavalerie à pied, le reste de cavalerie montée et d'artillerie. Il lui recommanda de charger les mines qu'on avait préparées, afin de faire sauter le Kremlin au premier ordre, d'y réunir en attendant, en fait de matériel, d'hommes écloppés ou malades, tout ce qu'on n'avait pas encore pu expédier sur Smolensk. Quant à ceux des blessés qui ne pourraient ni marcher ni supporter le transport, il les fit déposer à l'hospice des enfants trouvés qu'il avait sauvé, et les remit à la garde du respectable général Toutelmine, sur la reconnaissance duquel il comptait. Il enjoignit également au général Junot de se tenir prêt à quitter Mojaïsk au premier moment, pour regagner Smolensk. Il écrivit au gouverneur de Smolensk d'acheminer sur Jelnia une division qu'on y avait composée avec des troupes de marche, sous le général Baraguey d'Hilliers, et au duc de Bellune de s'apprêter lui-même à suivre cette division. Il disposa toutes choses, en un mot, pour la double éventualité ou d'un simple mouvement sur Kalouga, Moscou restant toujours en nos mains, ou d'une retraite définitive sur Witebsk et Smolensk. Les ordres étant ainsi donnés, on se prépara pour une véritable évacuation de Moscou, et l'armée fit ses dispositions de départ dans l'idée de ne plus revoir cette capitale.
Sortie de Moscou le 19 octobre. On passa toute la nuit à charger les voitures de vivres et de bagages, et à traverser les rues ruinées de Moscou pour prendre sa position de marche près de la porte de Kalouga. Le lendemain 19 octobre, premier jour de cette retraite à jamais mémorable par les malheurs et l'héroïsme qui la signalèrent, l'armée se mit en mouvement. Ordre de marche. Le corps du prince Eugène défila le premier, celui du maréchal Davout le second, celui du maréchal Ney le troisième. La garde impériale fermait la marche. La cavalerie sous Murat, les Polonais sous le prince Poniatowski, une division du maréchal Davout sous le général Friédérichs, étaient à Woronowo, en face des arrière-gardes russes. Une division du prince Eugène, celle du général Broussier, avait depuis quelques jours pris position sur la nouvelle route de Kalouga, laquelle passait entre l'ancienne route de Kalouga que suivait le gros de l'armée, et celle de Smolensk. Singulier spectacle offert par l'armée en sortant de Moscou. L'armée présentait un étrange spectacle. Les hommes, comme on l'a vu, étaient sains et robustes, les chevaux maigres et épuisés. Mais c'était surtout la suite de l'armée qui offrait l'aspect le plus extraordinaire. Après un immense attirail d'artillerie comme il le fallait pour 600 bouches à feu abondamment approvisionnées, venaient des masses de bagages telles que jamais on n'en avait vu de pareilles depuis les siècles barbares, où sur toute la surface de l'Europe des populations entières se déplaçaient pour aller chercher de nouveaux territoires. La crainte de manquer de vivres avait conduit chaque régiment, chaque bataillon à mettre sur des voitures du pays tout ce qu'ils étaient parvenus à se procurer en pain ou en farine, et ceux qui avaient pris cette précaution n'étaient pas les plus chargés. D'autres avaient ajouté aux bagages les dépouilles recueillies dans l'incendie de Moscou, et beaucoup de soldats en avaient rempli leurs sacs, comme si leurs forces avaient pu suffire à porter à la fois leurs vivres et leur butin. La plupart des officiers s'étaient emparés des légères voitures des Russes, et les avaient chargées de vivres ou de vêtements chauds, afin de se prémunir contre la disette et le froid. Enfin les familles françaises, italiennes, allemandes, qui avaient osé rester avec nous à Moscou, craignant le retour des Russes, avaient demandé à nous accompagner, et formaient une sorte de colonie éplorée à la suite de l'armée. À ces familles s'étaient même joints les gens de théâtre, ainsi que les malheureuses femmes qui vivaient à Moscou de prostitution, tous redoutant également la colère des habitants rentrés dans leur ville. Le nombre, la variété, l'étrangeté de ces équipages, charrettes, calèches, droskis, berlines, traînés par de mauvais chevaux, encombrés de sacs de farine, de vêtements, de meubles, de malades, de femmes et d'enfants, offraient un spectacle bizarre, presque sans fin, et de plus très-inquiétant, car on se demandait comment on pourrait manœuvrer avec un semblable attirail, et comment surtout on pourrait se défendre contre les Cosaques. Quoique dans la large avenue de Kalouga on marchât sur huit voitures de front, et que la file ne fût pas un instant interrompue, la sortie, commencée le matin du 19, continuait encore le soir. Napoléon voulait d'abord donner des ordres pour diminuer la trop grande quantité des bagages, mais il laisse au temps et à la marche le soin de l'en débarrasser. Napoléon surpris, choqué, alarmé presque à cette vue, voulut d'abord mettre ordre à un pareil embarras; mais après y avoir réfléchi, il se dit que la marche, les accidents de la route, les consommations journalières, auraient bientôt réduit la quantité de ces bagages; qu'il était donc inutile d'affliger leurs propriétaires par des rigueurs auxquelles la nécessité suppléerait toute seule; qu'au surplus, si on avait des combats, ces voitures serviraient à porter des blessés, et par ces raisons il consentit à laisser chacun traîner ce qu'il pourrait. Seulement il ordonna de ménager un certain espace entre les colonnes de bagages et les colonnes de soldats, afin que l'armée pût manœuvrer librement. Quant à lui, il ne sortit de Moscou que le lendemain, voulant veiller de sa personne aux derniers détails de l'évacuation, et comptant sur la facilité qu'il aurait toujours de regagner à cheval la tête de l'armée, dès que sa présence y serait nécessaire.
Dernier regard jeté sur Moscou. Cette première journée du 19 employée à sortir de Moscou, ne le fut point à faire du chemin. Arrivé sur les hauteurs qui dominent Moscou, on s'arrêta pour jeter un dernier regard sur cette ville, terme extrême de nos fabuleuses conquêtes, premier terme de nos immenses infortunes. Au pied des coteaux que nous avions gravis, on apercevait la large et interminable colonne de nos bagages, au delà les dômes dorés de la grande capitale moscovite, ceux du moins que l'incendie n'avait pas dévorés, et au fond de ce tableau le ciel le plus pur. On contempla encore une fois ces objets qu'on ne devait plus revoir, et on continua sa route avec le désir d'avoir bientôt regagné les contrées de la Pologne et de l'Allemagne, qu'on était si fier naguère, et qu'on était si fâché aujourd'hui d'avoir tant dépassées. Le ciel du reste était toujours parfaitement pur, on avait des vivres, et on éprouvait pour l'ennemi le plus confiant dédain. Ce premier jour on fit trois ou quatre lieues au plus. On devait en faire davantage le jour suivant.
Soudaine détermination de Napoléon le lendemain de la sortie de Moscou. Le lendemain 20 le temps ayant continué à être beau, on vint par une forte marche camper entre la Desna et la Pakra. Napoléon parti le matin de Moscou, arriva promptement au château de Troitskoïé, et là, en voyant la situation des deux armées, en réfléchissant aux renseignements reçus, il prit soudain la résolution la plus importante. Il était sorti de Moscou non pas avec l'idée de battre en retraite, mais avec celle de punir l'ennemi de la surprise de Winkowo, de le refouler au delà de Kalouga, de s'établir ensuite dans cette ville, en tendant une main aux troupes venues de Smolensk sur Jelnia, et en reportant son autre main vers Mortier laissé au Kremlin. À la vue du terrain et de la position de l'ennemi, il modifia tout à coup sa détermination, avec une admirable promptitude. Au lieu d'aller combattre Kutusof à Taroutino, il songe à l'éviter en se portant de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle, afin de s'épargner une perte de 15 mille hommes, et la nécessité de porter 10 mille blessés. En effet, il y avait deux routes pour se rendre à Kalouga, l'une à droite, latérale à celle de Smolensk, dite la route neuve, passant par Scherapowo, Fominskoïé, Borowsk, Malo-Jaroslawetz, entièrement libre d'ennemis, occupée par la division Broussier, et traversant de plus des pays qui n'avaient pas été dévorés; l'autre, celle que nous suivions, passant par Desna, Gorki, Woronowo, Winkowo, Taroutino, sur laquelle les Russes étaient fortement établis dans un camp préparé de longue main. Pour les déloger, il fallait leur livrer une grande bataille, et l'avantage de la gagner ne valait pas l'inconvénient de perdre douze ou quinze mille hommes peut-être, et d'avoir à traîner avec soi ou d'abandonner sur les routes dix mille blessés. Mieux valait assurément, si on le pouvait, défiler devant l'armée russe sans être aperçu d'elle, lui dérober son mouvement en se portant par un brusque détour à droite, de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle, prendre par Fominskoïé, Borowsk, Malo-Jaroslawetz, et se mettre ainsi hors d'atteinte après avoir complétement trompé l'ennemi. Cette manœuvre si habile, si heureuse, dans le cas où elle aurait réussi, était un triomphe qui valait la victoire la plus brillante, et qui devait couvrir de confusion le généralissime russe, car sans combat nous aurions à sa face gagné la route de Kalouga, recouvré nos communications compromises, et conquis le pays le plus fertile que nous pussions rencontrer dans ces climats et dans cette saison. La nouvelle résolution comporte nécessairement l'évacuation définitive de Moscou, et l'abandon du Kremlin. Mais cette résolution en impliquait une autre, c'était l'abandon définitif de Moscou. Lorsque nous en sortions pour battre les Russes, pour les refouler devant nous, la route de Moscou à Kalouga se trouvait pour ainsi dire débarrassée de leur présence, et s'ils revenaient sur Moscou après que nous les aurions battus, leur retour sur cette capitale à la suite d'une grande défaite, n'était pas pour nous un empêchement de communiquer avec elle. Ordre à Mortier de faire sauter le Kremlin. Mais renonçant à les vaincre afin de les éviter, les laissant entre Moscou et nous avec cent mille hommes bien intacts, nous ne pouvions plus maintenir le maréchal Mortier dans le Kremlin, car il eût été impossible de l'y secourir. D'ailleurs, après deux journées de cette marche, après la vue de ces immenses bagages, suivis en flanc et en queue par une multitude de Cosaques, après avoir arraché enfin son corps, son âme, son orgueil surtout de Moscou, Napoléon était plus facile à décider à cette évacuation définitive, et, prenant son parti avec la promptitude d'un grand capitaine, le soir même il expédia du château de Troitskoïé l'ordre au maréchal Mortier d'évacuer Moscou avec les dix mille hommes qui lui avaient été confiés, de faire sauter le Kremlin au moyen des mines pratiquées à l'avance, et d'emmener tout ce qu'il pourrait de malades et de blessés, lui rappelant qu'à Rome il y avait des récompenses pour chaque citoyen dont on sauvait la liberté ou la vie. Il lui indiquait la route de Wereja comme celle par laquelle il devait rejoindre l'armée, lui assignait le 22 ou le 23 pour mettre le feu aux mines, moment où notre marche de flanc serait presque achevée, et enjoignait au général Junot d'évacuer Mojaïsk avec les dernières colonnes de blessés par la route de Smolensk, que l'armée allait couvrir par sa présence sur la nouvelle route de Kalouga[36].
Mouvement de tous les corps français pour passer par un chemin de traverse, de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle. Ces ordres expédiés relativement à l'évacuation de Moscou, Napoléon s'occupa de donner ceux qui concernaient le mouvement de gauche à droite, que l'armée devait exécuter, afin de se porter de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle. Il choisit pour opérer ce mouvement le chemin de traverse de Gorki à Fominskoïé par Ignatowo (voir la carte no 55), et ordonna au prince Eugène, qui avait déjà une partie de sa cavalerie et la division Broussier à Fominskoïé, de passer le premier par ce chemin, au maréchal Davout de passer le second, et à la garde de passer la dernière. Le maréchal Ney, resté à Gorki avec son corps, avec la division polonaise Claparède et une partie de la cavalerie légère, devait prendre devant Woronowo la place de Murat, se rendre très-apparent devant les avant-postes russes, se montrer vers Podolsk, afin de donner lieu à toutes les suppositions, même à celle d'un mouvement par notre gauche, et jouer cette sorte de comédie jusqu'au 23 au soir, afin de tromper plus longtemps les Russes, et de ménager à nos bagages le loisir de s'écouler. Ce rôle joué, le maréchal Ney devait dans la nuit du 23 s'ébranler lui-même, pour passer de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle, exécuter une marche forcée, être le 24 au matin à Ignatowo, le 24 au soir à Fominskoïé, le 25 à Malo-Jaroslawetz, ce qui était suffisant pour que cette belle opération fût terminée.
Napoléon n'avait jamais été ni mieux inspiré ni plus soudain dans ses conceptions, et il y avait pour celle-ci de nombreuses chances de succès, sauf toutefois une difficulté, qui, depuis un certain temps, devenait l'écueil ordinaire de tous ses plans, celle de manœuvrer avec de telles masses d'hommes et de bagages. Le grand art de la guerre ne perdait rien par ses combinaisons, mais perdait tous les jours par ses entreprises, grâce à la proportion démesurée qu'il avait donnée à toutes choses. Avec une armée comme celle qu'il commandait en Italie, ou comme celle que commandait le général Moreau en Allemagne, un tel mouvement eût réussi, et aurait été un des plus beaux titres de gloire de celui qui l'avait conçu. Mais avec tout ce que Napoléon menait à sa suite c'était difficile. Il faut ajouter qu'il eût mieux valu prendre ce parti à Moscou même, sortir dès lors par la nouvelle route de Kalouga, en laissant Murat sur la vieille route, pour y tromper l'ennemi par sa présence, arriver avec le gros de l'armée à Malo-Jaroslawetz deux jours plus tôt, et s'assurer de la sorte beaucoup plus de chance de percer sans combat par la route de Kalouga. Mais il aurait fallu pour qu'il en fût ainsi que Napoléon se fût résigné dans Moscou même à l'idée d'une retraite, ce qui n'était pas, puisqu'il n'en sortit qu'avec l'intention de manœuvrer, puisqu'il ne prit le parti définitif de s'en séparer qu'à la vue des lieux, en reconnaissant la possibilité d'une manœuvre hardie, en apercevant l'occasion de racheter l'effet fâcheux d'un mouvement rétrograde par l'effet éclatant d'une savante manœuvre, manœuvre qui, sans combat, lui rendait ses communications, le remettait sain et sauf au milieu d'un pays riche et habitable en hiver, et exposait aux risées de l'Europe l'ennemi qui l'avait laissé échapper.
Voilà de quelle manière étrange Napoléon se décida enfin à battre en retraite et à évacuer Moscou, pour ainsi dire à l'improviste, sans l'avoir voulu, par une soudaine inspiration du moment. Ce sacrifice fait, sacrifice dont il se dédommageait par la perspective d'une marche prodigieusement hardie et habile, il passa la journée entre Troitskoïé et Krasnoé-Pakra, pour assister lui-même au défilé de son armée, qui continuait à présenter le spectacle le plus singulier et le plus inquiétant sous le rapport des embarras qui encombraient ses derrières. Difficultés que la masse des bagages oppose à la marche des colonnes. Au passage de tous les ravins, de tous les petits ponts, que le plus souvent il fallait réparer ou consolider, au passage de tous les villages dont il fallait traverser les longues avenues, les colonnes s'allongeaient afin de franchir ces défilés, s'attardaient bientôt de la manière la plus fâcheuse, et il était facile de prévoir que, lorsqu'on serait suivi par une innombrable cavalerie légère, on serait exposé aux plus graves accidents. Du reste, les Cosaques étaient encore tenus à distance, à gauche par la présence de Ney sur la vieille route de Kalouga, à droite par l'occupation de la route de Smolensk, et on n'avait pas jusqu'ici à souffrir de leur présence. Le temps n'avait pas cessé d'être beau; les vivres abondaient, car outre qu'on en portait beaucoup avec soi, on en trouvait suffisamment dans les villages. Mais déjà une quantité de voitures abandonnées parce qu'on ne pouvait pas leur faire franchir les défilés, ou parce que les troupes pressées d'avancer les jetaient à droite et à gauche des chemins, trompaient la prévoyance de ceux qui avaient voulu se mettre à l'abri du besoin, ou l'avarice de ceux qui avaient espéré conserver le butin de Moscou.
Repos accordé au prince Eugène le 22, pour donner aux troupes le temps de défiler. Le corps du prince Eugène ayant été fatigué le 21 de la longue marche qu'il avait exécutée par la traverse de Gorki à Fominskoïé, on lui accorda le 22 pour se reposer, se rallier, ressaisir ses bagages, et recevoir l'adjonction des cinq divisions du maréchal Davout, avec lesquelles il pouvait présenter une masse de 50 mille fantassins, les premiers du monde, à tout ennemi qu'il trouverait devant lui. Napoléon, après avoir couché le 21 à Ignatowo, se transporta le 22 à Fominskoïé, et dirigea un peu plus à droite sur la ville de Wereja le prince Poniatowski, afin de se lier plus étroitement à la route de Smolensk, par laquelle s'opéraient toutes nos évacuations de blessés et de matériel sous la garde du général Junot.
Le 23, arrivée du prince Eugène à Borowsk. Le 23, le prince Eugène ayant la division Delzons et la cavalerie Grouchy en tête, la division Broussier au centre, la division Pino et la garde royale italienne à son arrière-garde, atteignit Borowsk. Il n'y avait plus qu'un pas à faire pour avoir achevé la manœuvre dont Napoléon avait conçu l'idée le 20 au soir, car à Borowsk on était sur la route nouvelle de Kalouga, juste à la hauteur où les Russes étaient sur la route vieille en occupant le camp de Taroutino, et pour avoir dépassé cette hauteur il suffisait de s'emparer de la petite ville de Malo-Jaroslawetz. Cette petite ville était située au delà d'une rivière appelée la Lougea, et fangeuse comme toutes celles qui traversent ces plaines à pentes incertaines. Occupation de Malo-Jaroslawetz le soir même, pour s'assurer le lendemain le passage de la Lougea. Par ordre de Napoléon, le prince Eugène fit forcer le pas au général Delzons, et le poussa au delà de Borowsk où l'on était arrivé de bonne heure, afin qu'il pénétrât le jour même dans Malo-Jaroslawetz. Le général Delzons y parvint très-tard, trouva le pont sur la Lougea détruit, se hâta de faire passer comme il put deux bataillons pour les jeter dans la ville, gardée par quelques postes insignifiants, et avec les sapeurs de l'armée d'Italie s'occupa immédiatement de la réparation du pont. Il ne voulait pas porter toute sa division au delà de la Lougea tant que le pont ne serait pas rétabli. On consacra la nuit à cette opération.
Quelques circonstances accidentelles révèlent au général Kutusof le projet formé par Napoléon de se transporter de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle. Pendant que ce beau mouvement allait s'achever, l'armée russe était restée avec un singulier aveuglement à son camp de Taroutino, ne se doutant en aucune manière de l'humiliation qu'on lui préparait. Elle ne supposait à Napoléon d'autre intention que d'attaquer et d'emporter Taroutino, en représailles de la surprise de Winkowo. Toutefois les troupes légères du général Dorokoff ayant signalé la présence à Fominskoïé de la division Broussier, laquelle occupait depuis quelques jours la nouvelle route de Kalouga, le généralissime Kutusof s'était imaginé que cette division n'avait d'autre but que de lier la grande armée de Napoléon, très-distinctement aperçue sur la vieille route de Kalouga, avec les troupes qui suivaient la route de Smolensk, et avait résolu d'enlever cette division, dont il jugeait la position très-hasardée. Il en avait chargé le général Doctoroff avec le 6e corps. Le général Doctoroff s'étant avancé jusqu'à Aristowo le 22, avait cru découvrir devant lui quelque chose de plus considérable qu'une simple division; en même temps, des partisans avaient vu des troupes opérant un mouvement transversal de Krasnoé-Pakra à Fominskoïé, et avaient envoyé leur rapport au généralissime Kutusof dans la matinée du 23. Celui-ci à de tels signes avait reconnu que Napoléon abandonnant la vieille route de Kalouga songeait à percer par la nouvelle, et à tourner le camp de Taroutino. N'étant plus à temps d'arrêter les Français à Borowsk, il essaye de les arrêter à Malo-Jaroslawetz. Arrêter Napoléon à Borowsk n'était plus possible. Il n'y avait chance de lui barrer le chemin qu'en se portant à Malo-Jaroslawetz, derrière la Lougea. Le généralissime Kutusof avait donc ordonné au général Doctoroff de s'y rendre en toute hâte d'Aristowo, et lui-même il s'était dépêché de réunir l'armée russe pour la diriger par Letachewa sur Malo-Jaroslawetz, dont la possession semblait devoir décider de la fin de cette mémorable campagne.
Le 24, le général Doctoroff ayant passé la Protwa, dans laquelle se jette la Lougea, au-dessous de Malo-Jaroslawetz, arriva au point du jour devant Malo-Jaroslawetz même, occupé par les deux bataillons du général Delzons. Voici quel était le site qu'on allait se disputer.
Description du site de Malo-Jaroslawetz. Malo-Jaroslawetz est sur des hauteurs au pied desquelles coule la Lougea, dans un lit marécageux. Les Français venant de Moscou avaient à franchir la Lougea, puis à gravir ces hauteurs, et à se soutenir dans Malo-Jaroslawetz. Les Russes marchant par leur gauche sur l'autre côté de la rivière, n'avaient qu'à s'introduire dans la petite ville, objet du combat sanglant qui allait se livrer, à nous refouler en dehors, et à nous jeter ensuite de haut en bas dans le lit de la Lougea. Le général Doctoroff, profitant des sinuosités des coteaux, avait placé sur sa droite et sur notre gauche des batteries qui, enfilant le pont de la Lougea, devaient nous cribler de boulets, soit lorsque nous passerions le pont pour gravir les hauteurs, soit lorsque nous descendrions de ces hauteurs vers le pont.
Sanglante bataille de Malo-Jaroslawetz. Dès cinq heures du matin, le 24 octobre, il attaqua les deux bataillons du général Delzons avec quatre régiments de chasseurs, et n'eut pas de peine à les déposter, car il avait huit bataillons contre deux. Le général Delzons, que le prince Eugène s'apprêtait à soutenir avec tout son corps d'armée, se hâta de passer le pont, de gravir les hauteurs sous le feu d'écharpe de l'artillerie russe, et de rentrer dans Malo-Jaroslawetz. On y pénétra baïonnette baissée, et on en chassa les Russes. Le général Doctoroff y revint à son tour avec son corps tout entier, qui était de 11 à 12 mille hommes, tandis que Delzons en avait à peine 5 à 6 mille, et réussit à faire plier les troupes françaises. Mort héroïque du général Delzons. Le brave Delzons les ramena l'épée à la main, et tomba mortellement frappé de trois coups de feu. Son frère qui servait avec lui, et dont il était aimé comme il méritait de l'être, se précipita sur son corps pour l'arracher des mains des Russes, et tomba percé de balles. Une mêlée affreuse s'engagea, et la division Delzons fut de nouveau refoulée. Mais le prince Eugène envoyant sur-le-champ le général Guilleminot, son chef d'état-major, pour remplacer Delzons, accourut lui-même avec la division Broussier afin de rétablir le combat, et laissa en réserve, de l'autre côté de la Lougea, la division Pino avec la garde italienne.
La division Broussier gravit sous un feu épouvantable la côte couverte des cadavres de la division Delzons, pénétra dans la petite ville de Malo-Jaroslawetz, chassa de rue en rue les troupes de Doctoroff, et les contraignit à se replier sur le plateau. Mais en ce moment le corps du général Raéffskoi devançant l'armée russe arrivait aux abords de la ville; il s'y élança sur-le-champ avec une ardeur singulière. Les Russes, tous leurs généraux en tête, luttaient avec fureur pour interdire aux Français cette précieuse retraite de Kalouga; les Français de leur côté combattaient avec une sorte de désespoir pour se l'ouvrir, et quoique ceux-ci fussent dix ou onze mille au plus contre vingt-quatre, et sous une artillerie dominante, ils tinrent ferme. Cette malheureuse ville, bientôt en flammes, fut prise et reprise six fois. Valeureuse conduite des Italiens. On se battait au milieu d'un incendie qui dévorait les blessés et calcinait leurs cadavres. Enfin une dernière fois nous étions près de succomber, lorsque la division italienne Pino, qui n'avait pas encore combattu dans cette campagne et qui brûlait de se signaler, franchit le pont, gravit les hauteurs, arriva sur le plateau malgré une affreuse pluie de mitraille, et débouchant à gauche de la ville, parvint à refouler les masses de l'infanterie russe. Le corps de Raéffskoi se précipita sur elle; mais elle lui tint tête, et il s'engagea un combat furieux à la baïonnette. La brave division Pino avait besoin de renfort: les chasseurs de la garde royale italienne accoururent à leur tour, et la soutinrent vaillamment. Ainsi, pour la septième fois, Malo-Jaroslawetz repris par les Français avec l'aide des Italiens, demeura en notre pouvoir. Des milliers d'hommes couvraient cet affreux champ de bataille, et encombraient les ruines fumantes de Malo-Jaroslawetz.
Le jour baissait, et rien ne disait pourtant que la bataille fût terminée, que le point disputé dût nous rester, car Napoléon, placé sur la berge opposée de la Lougea, en face de ce champ de carnage, pouvait voir les masses profondes de l'armée russe accourir à marche forcée. Heureusement deux des divisions du 1er corps arrivaient sous la conduite du maréchal Davout, et avec ce secours on était certain de résister à tous les efforts de l'ennemi. Affreux aspect du champ de bataille. Sur l'ordre de Napoléon, la division Gérard (ancienne division Gudin) s'étant portée à droite de Malo-Jaroslawetz, la division Compans à gauche, les Russes perdirent l'espérance de nous déloger, car ils voyaient eux aussi du plateau qu'ils occupaient nos masses s'avancer avec ardeur, et ils se retirèrent à une petite lieue en arrière, en nous abandonnant Malo-Jaroslawetz, horrible théâtre des fureurs de la guerre, où quatre mille Français et Italiens, six mille Russes étaient morts, les uns calcinés, les autres broyés sous la roue des canons qui dans la précipitation du combat avaient roulé sur des cadavres. Le champ de bataille de la Moskowa lui-même n'était pas plus affreux autour de la grande redoute. Il y avait de plus ici l'incendie, qui avait ajouté à la mort de nouvelles difformités.
On bivouaqua le cœur serré en pensant à ce qui se préparait pour le lendemain. Napoléon avait campé un peu en arrière de la Lougea au village de Gorodnia. Ce beau mouvement dont il avait espéré, et dont il aurait obtenu le succès, s'il avait manœuvré à la tête de masses moins considérables, n'était plus possible sans une grande bataille, que certainement il aurait gagnée avec des troupes qui savaient combattre dans la proportion d'un contre trois, mais il venait de voir depuis quatre jours ce que pouvait être une pareille retraite, gênée par une si grande quantité de bagages, harcelée par une innombrable cavalerie légère, et il frémissait à l'idée d'avoir dix mille blessés à porter à la suite de l'armée. La journée lui en avait donné deux mille au moins, les autres étant ou morts, ou non transportables, et devant, à la grande douleur de tout le monde, être abandonnés sur le théâtre de leur glorieux dévouement. Perplexités de Napoléon le lendemain de la bataille de Malo-Jaroslawetz.Il passa donc cette nuit à ruminer dans sa vaste tête, pleine déjà de cruels soucis, les chances favorables ou contraires d'une marche obstinée sur Kalouga, et se hâta de monter à cheval dès le 25 au matin, pour reconnaître la position que les Russes étaient allés occuper à une lieue au delà. Reconnaissance de la nouvelle position prise par les Russes. Subite irruption d'une bande de Cosaques, et danger personnel couru par Napoléon. Sorti du village de Gorodnia et entouré de ses principaux officiers, il était sur le bord de la Lougea, prêt à la franchir, lorsque tout à coup on entendit des cris tumultueux de vivandiers et de vivandières poursuivis par une nuée de Cosaques, qui, au nombre de quatre à cinq mille, avaient passé la Lougea sur notre droite, avec un art de surprise qui n'appartient qu'à ces sauvages infatigables, traversant les rivières à la nage, galopant sur le flanc des coteaux comme en plaine, rusés, impitoyables, aussi prompts à se montrer qu'à disparaître. Le rêve constant de l'hetman Platow, et de toute la nation cosaque, c'était d'enlever le grand Napoléon, et de l'emmener prisonnier à Moscou. Ils pensaient que des centaines de millions ne seraient pas un trop grand prix pour une telle capture, et cette fois, si un seul d'entre eux avait connu le visage de celui qui excitait si fort leur avidité, leur rêve eût été réalisé. Courant à droite et à gauche, ils se ruèrent à coups de lance sur le groupe impérial, et allaient y faire des victimes, même des prisonniers, lorsque Murat, Rapp, Bessières avec tous les officiers de l'état-major mirent le sabre à la main, et combattirent serrés autour de Napoléon, qui souriait de cette mésaventure. Heureusement les dragons de la garde avaient aperçu le danger. Ils accoururent au galop sous le brave lieutenant Dulac, fondirent sur les assaillants, en sabrèrent quelques-uns, et les ramenèrent vers le lit fangeux de la Lougea, dans lequel ces cavaliers du Don se plongèrent comme des animaux habitués à vivre dans les marécages. Ils avaient enlevé quelques pièces de canon, quelques voitures de bagages qu'on leur reprit, et on les renvoya ainsi passablement maltraités vers les lieux d'où ils étaient venus. Depuis la sortie de Moscou on ne les avait pas encore vus de si près, parce que l'étendue de nos ailes les tenait éloignés. Mais ils avaient reçu tout récemment un renfort de douze mille cavaliers réputés les meilleurs de leurs tribus, et on pouvait juger de ce qu'ils feraient par le spectacle qu'on avait sous les yeux. Des centaines de chevaux que les valets de l'armée menaient à l'abreuvoir, ayant échappé à leurs conducteurs, erraient çà et là; des quantités de voitures d'artillerie et de bagages enlevées du parc où elles avaient passé la nuit, jonchaient la plaine en désordre; des femmes, des enfants, poussaient des cris: c'était une confusion aussi inquiétante que désagréable à voir.
Après avoir reconnu le terrain, Napoléon vient tenir conseil dans une chaumière du village de Gorodnia. Napoléon affecta de n'en tenir compte, et continua la reconnaissance qu'il avait commencée au delà de Malo-Jaroslawetz. Il fut frappé plutôt qu'ému de la vue de cet affreux champ de bataille, car aucun homme dans l'histoire n'avait assisté à de plus horribles scènes de carnage, et ne s'y était plus habitué, et il alla reconnaître de très-près l'armée russe. Le sage Kutusof n'ayant plus l'appui de Malo-Jaroslawetz que nous lui avions enlevé, craignant d'ailleurs d'être tourné sur sa droite ou sur sa gauche s'il s'obstinait à défendre le bord même de la Lougea, avait jugé prudent de prendre une position un peu plus éloignée, où il était couvert par un fort ravin, et laissait aux Français, s'ils venaient l'attaquer, l'inconvénient de livrer bataille avec la Lougea derrière eux. Napoléon, après avoir parcouru le terrain dans tous les sens, et l'avoir profondément étudié en silence, tandis que ses lieutenants l'étudiaient aussi attentivement que lui, rebroussa chemin, repassa la Lougea, et vint discuter, dans une grange du village de Gorodnia, le parti qu'il convenait de prendre, et qui devait décider du sort de la grande armée, c'est-à-dire de l'empire.
Conseil de guerre du 25 octobre. Il posa la question aux généraux présents, et les admit à donner leur avis en parfaite liberté. La gravité de la situation ne comportait ni la réserve ni la flatterie. Faut-il persister à percer sur Kalouga, au risque de perdre 15 ou 20 mille hommes dans une bataille, ou regagner la route connue de Smolensk? Fallait-il s'obstiner, et livrer une seconde bataille pour percer sur Kalouga, ou tout simplement se rabattre par la droite sur Mojaïsk, afin de regagner la grande route de Smolensk, qui était devenue notre propriété incontestée par les postes nombreux qui l'occupaient, et par les convois qui la parcouraient? Gagner la bataille, si on la livrait, ne faisait doute pour personne, mais ce qui n'en faisait pas davantage, c'était la perspective de perdre une vingtaine de mille hommes, dont dix mille blessés au moins qu'on serait obligé de porter avec soi, ou bien d'abandonner. Or, à la distance où l'on se trouvait de la Pologne, et surtout de la France, en être arrivé à une sorte d'égalité numérique avec l'ennemi, présentait un danger auquel il eût été fort imprudent d'ajouter la perte d'un cinquième de l'armée. Il importait désormais de ne pas perdre un seul homme inutilement. De plus, abandonner les blessés à la rage des paysans russes, était non-seulement un déchirement de cœur, mais un grave péril, car c'était démoraliser le soldat, et lui dire que toute blessure équivalait à la mort.
D'autre part, reprendre par un mouvement à droite la grande route de Smolensk, c'était se condamner à faire cent lieues à travers un pays que l'armée russe et l'armée française avaient déjà converti en désert. On avait apporté des vivres, mais on venait d'en consommer une grande partie dans les sept jours employés à se rendre de Moscou à Malo-Jaroslawetz, et on aurait certainement achevé de les consommer en arrivant à Mojaïsk, où l'on ne pouvait pas être avant trois jours. On aurait ainsi perdu à exécuter un trajet inutile, dix journées et des vivres en proportion, et avec ces dix journées et ces vivres on aurait pu, en prenant tout simplement la route de Smolensk, approcher beaucoup de cette ville, atteindre au moins Dorogobouge, et là trouver des convois envoyés à notre rencontre! éternel sujet de regrets, si les regrets servaient à quelque chose, d'avoir sacrifié à des calculs de politique et d'orgueil ce parti si simple, si modeste, de retourner par où l'on était venu!
La presque unanimité des avis se prononce pour un prompt retour par la route de Smolensk. Ces regrets, tout le monde les éprouvait, mais ce n'était pas le cas de récriminer. On ne l'aurait pas osé, et on ne le devait pas. Dans ce conseil mémorable tenu sous le toit d'une obscure chaumière russe, on obéit à un sentiment unanime en conseillant sans réserve la retraite la plus prompte, la plus directe par Mojaïsk et la route battue de Smolensk. Les raisons que tous les opinants avaient à la bouche, parce que tous les avaient dans l'esprit, c'étaient la certitude de s'affaiblir beaucoup par une bataille dans une situation où tout homme était devenu précieux, l'impossibilité de traîner après soi dix ou douze mille blessés, enfin, si on s'obstinait à combattre pour percer sur Kalouga, le danger de voir l'ennemi profiter de nos nouveaux retards pour se porter en masse sur notre droite, et nous barrer le chemin de Mojaïsk, maintenant notre dernière ressource. Quand le trouble s'empare des esprits, même les plus courageux, ce n'est point à demi. On n'avait qu'un spectacle sous les yeux, c'était celui des forces russes réunies à Mojaïsk pour nous fermer la route de la Pologne. Pourtant on n'est jamais coupé avec des soldats et des officiers tels que ceux que nous avions, car on est toujours sûr de se faire jour. Le maréchal Davout opine pour suivre une route intermédiaire entre celle de Kalouga et celle de Smolensk, sur laquelle on aurait trouvé des vivres. L'un des lieutenants de Napoléon, qui joignait à la vigueur dans l'action une rare fermeté d'esprit, le maréchal Davout, partageant l'opinion qu'il fallait renoncer à percer sur Kalouga, émit cependant un avis moyen, c'était de prendre un chemin qui était ouvert encore, et qui, situé entre la nouvelle route de Kalouga fermée par Kutusof, et la route de Smolensk fermée par la misère, passait par Médouin, Juknow, Jelnia, à travers des pays neufs et abondants en vivres. Avec des moyens de subsistance, on était sûr de maintenir l'armée ensemble, et de rentrer à Smolensk forts, respectés et toujours formidables.
Cet avis reçut peu d'accueil de la part des collègues du maréchal Davout, qui ne voyaient de sûreté qu'à regagner par le plus court chemin, c'est-à-dire par Mojaïsk, la route de Smolensk. Napoléon aurait préféré livrer une bataille qu'on était sûr de gagner, et percer sur Kalouga. Napoléon ne lui donna pas l'appui qu'il aurait dû, parce qu'il ne partageait ni l'opinion du maréchal Davout, ni celle de ses autres lieutenants. Il persistait à penser que le mieux serait de livrer bataille, de percer sur Kalouga, et d'aller s'établir victorieusement dans la fertile province dont les Russes mettaient tant de prix à nous interdire l'entrée. Outre l'avantage de remporter une victoire, de rétablir l'ascendant des armes, déjà un peu compromis, il y voyait celui d'être en pays riche, et il ne doutait pas de l'armée quand elle aurait de quoi manger et s'abriter. Restait, il est vrai, le danger de s'affaiblir numériquement, bien compensé suivant Napoléon par l'avantage de se renforcer moralement, mais restait aussi l'inconvénient auquel il ne trouvait pas de réponse, de laisser gisants à terre dix ou douze mille blessés. Il faut dire à sa louange que, tout habitué qu'il était aux horreurs de la guerre, la vue de son esprit se troublait en se figurant tant de malheureux abandonnés, malgré leurs cris et leurs prières, sur une route frayée par leur dévouement. Ah! si le livre des destins avait été ouvert un moment, soit à lui, soit aux siens, et qu'on eût pu y voir cent mille hommes mourant de faim, de froid et de fatigue sur la route de Smolensk, il eût sacrifié sans hésiter vingt mille blessés à l'avantage d'éviter la route de la misère pour gagner celle de l'abondance!
Napoléon ajourne son avis définitif jusqu'au lendemain. Perplexe, agité, tourmenté par les spectacles contraires que lui présentait sans cesse sa forte imagination, il hésitait, lorsque par un geste familier qu'il se permettait quelquefois avec ses lieutenants, prenant l'oreille du comte Lobau, ancien général Mouton, soldat rude et fin, ayant l'adresse de se taire et de ne parler qu'à propos, il lui demanda ce qu'il pensait des diverses propositions émises. Le comte Lobau lui répondit sur-le-champ et sans hésiter, que son avis était de sortir tout de suite et par le plus court chemin, d'un pays où l'on avait séjourné trop longtemps. Cette dernière réponse, faite en termes incisifs, acheva d'ébranler Napoléon, qui, sans se rendre immédiatement, parut toutefois incliner vers l'opinion qui semblait prévaloir. Cette fois encore pour avoir trop osé en entreprenant cette guerre, il osait trop peu dans la manière de la diriger. Il remit sa décision au lendemain. Ce temps du reste n'était pas perdu, car Ney, ayant quitté Gorki dans la nuit du 23, défilait en ce moment derrière le gros de l'armée, et avait besoin de deux jours pour en prendre la tête. Une pluie subite et de mauvais augure était tombée dans la nuit du 23 au 24, avait ramolli les routes, et préparé aux chevaux des fatigues fort au-dessus de leurs forces. Le bivouac était déjà froid. Tout prenait un aspect triste et sombre. On alluma, comme on put et où l'on put, avec les débris des chaumières russes, de grands feux, afin de conjurer cet hiver qui commençait.
Sur les nouvelles instances de ses lieutenants, Napoléon se décide à regagner la route directe de Smolensk. Le lendemain 26 octobre, Napoléon, à cheval de très-bonne heure, voulut reconnaître de nouveau la position des Russes. Ils semblaient rétrograder, probablement pour prendre en arrière une meilleure position, et se mettre en mesure de mieux défendre la route de Kalouga. Napoléon trouva tous les avis aussi prononcés que la veille pour une prompte retraite sur Mojaïsk. Malheureusement le prince Poniatowski ayant tenté de se porter de Wereja où il était, sur le chemin de Médouin, direction intermédiaire que le maréchal Davout avait conseillée, y avait essuyé un échec qui n'était guère de nature à recommander l'avis du maréchal. Napoléon prit donc son parti, et se décida enfin à ce retour direct par la route de Smolensk, qu'il n'avait pas admis d'abord, comme révélant trop clairement la résolution de battre en retraite. Ainsi, pour n'avoir pas voulu faire un aveu indispensable, pour n'avoir pas voulu le faire à temps, il fallait le faire aujourd'hui plus complétement, plus tristement, et avec les inconvénients graves résultant du temps perdu et des vivres consommés!
On doit se rendre par la traverse de Wereja sur la route de Smolensk, et la rejoindre près de Mojaïsk. Quoi qu'on pût en penser, il fallait bien se résigner, et prendre la traverse de Wereja qui allait en trois jours nous conduire à Mojaïsk, ce qui ferait onze jours pour arriver à ce point où l'on aurait pu se rendre en quatre. Napoléon donna tous les ordres pour le commencement de ce mouvement, qu'il importait de ne pas différer. La garde dut marcher en tête avec le quartier général; le maréchal Ney, qui avait déjà défilé derrière le gros de l'armée, dut suivre la garde avec ce qui restait de la cavalerie. Après devaient venir le prince Eugène et le prince Poniatowski, et enfin après eux tous le maréchal Davout, dont le corps, plus consistant que les autres, était appelé à remplir le rôle si difficile et si périlleux de l'arrière-garde. Les débris de la cavalerie de Grouchy, dont ce brave général avait repris le commandement malgré sa blessure, furent donnés au maréchal Davout pour le seconder dans l'accomplissement de sa mission.
Le maréchal Davout chargé de former l'arrière-garde. Le mouvement définitif de retraite commença le 26 octobre, et pendant toute cette journée le maréchal Davout resta en position, afin de protéger la marche des autres corps. À partir de ce moment une sorte de tristesse se répandit dans les esprits. Jusqu'ici on avait cru manœuvrer, en passant par des pays fertiles, pour se porter vers des climats meilleurs. Mais il n'était désormais plus possible de se faire illusion, et de méconnaître la cruelle vérité. On se retirait forcément, par une route connue, qui ne promettait rien de nouveau, et offrait la misère en perspective. Toutefois on ne craignait guère l'ennemi, et si on faisait un vœu c'était de le rencontrer, et de se venger sur lui des fâcheuses résolutions qu'on avait été obligé de prendre.
Le 27 octobre toute l'armée se met en marche sur Mojaïsk par la traverse de Wereja. Le lendemain 27 tout le monde était en marche de Malo-Jaroslawetz sur Wereja, la garde en tête, comme nous l'avons dit, Murat et Ney derrière la garde, Eugène derrière ceux-ci, Davout derrière tous les autres, avec la charge de les protéger. C'était en particulier à cette arrière-garde qu'on devait essuyer le plus de difficultés, et courir le plus de périls. Elle l'éprouva cruellement pendant les trois journées employées à se rendre de Malo-Jaroslawetz à Mojaïsk par Wereja. Les troupes de chaque corps devançaient leurs bagages, afin d'arriver le plus tôt possible au lieu où elles devaient passer la nuit, et s'inquiétaient fort peu de la queue de ces bagages, qu'elles laissaient traîner loin derrière elles. C'était l'arrière-garde qui en avait l'embarras, parce que devant couvrir la marche elle était obligée de s'arrêter à tous les passages, souvent de réparer les ponts qui n'avaient pu résister à de trop lourds fardeaux, d'y rester en position sous un feu d'artillerie incommode, et au milieu des hourras continuels des Cosaques. Une cavalerie nombreuse et bien montée aurait été indispensable pour aider l'infanterie dans ce pénible service. Mais à la troisième marche celle du général Grouchy, courant toute la journée pour veiller sur nos derrières et nos ailes, et obligée le soir d'aller chercher au loin ses fourrages, était si fatiguée, que le maréchal Davout la voyant menacée d'une dissolution totale, envoya ce qui en restait sur les devants de son corps d'armée, et résolut de faire le service de l'arrière-garde avec son infanterie toute seule.
Difficultés que le maréchal Davout éprouve à l'arrière-garde. Cet intrépide et soigneux maréchal ne quittait pas ses troupes un moment, veillant à tout lui-même, faisant réparer les ponts, déblayer les passages, détruire les bagages qu'on ne pouvait emmener, sauter les caissons de munitions qui n'avaient plus d'attelages. Déjà on entendait le bruit sinistre de ces explosions qui annonçaient la défaillance de nos moyens de transport, et on voyait les routes couvertes de ces voitures dont on n'avait pas voulu faire le sacrifice en sortant de Moscou, et dont il fallait bien se séparer maintenant, faute de pouvoir les traîner plus loin! Ses efforts pour ne laisser en arrière ni blessés ni canons. Il y avait un sacrifice plus pénible encore, c'était celui des blessés, et malheureusement il se renouvelait à chaque pas. On avait ramassé comme on avait pu les blessés de Malo-Jaroslawetz, on avait ensuite forcé toutes les voitures de bagages à s'en charger, sans en exempter les voitures de l'état-major, et le maréchal Davout avait annoncé qu'il ferait brûler celles qui n'auraient pas gardé le précieux dépôt qu'on leur avait confié. On avait ainsi obtenu du moins pour les premiers jours le transport de ces blessés, mais les braves soldats de l'arrière-garde, qui couvraient l'armée de leur dévouement, n'avaient personne pour les recueillir quand ils étaient atteints, et on les entendait pousser des cris déchirants, et supplier en vain leurs camarades de ne pas les laisser mourir sur les routes, privés de secours, ou achevés par la lance des Cosaques. Le maréchal Davout faisait placer sur les affûts de ses canons tous ceux qu'il avait le temps de relever, mais à chaque pas il était obligé d'en abandonner qu'on n'avait ni le loisir ni le moyen d'emporter, et le cœur de fer de l'inflexible maréchal en était lui-même déchiré. Il mandait ses embarras à l'état-major général, qui, marchant en tête de l'armée, s'occupait trop peu de ce qui se passait à sa queue. Malheureuse habitude que prend Napoléon dans cette retraite de n'être pas lui-même à l'arrière-garde. Napoléon s'étant habitué depuis longtemps à s'en fier à ses lieutenants des détails d'exécution, n'ayant d'ailleurs plus aucune manœuvre à ordonner, n'ayant qu'à cheminer tristement au pas de son infanterie, voyant déjà beaucoup de maux sur la route, en prévoyant de plus grands encore, profondément humilié de cette retraite que plus rien ne dissimulait, Napoléon commença de se renfermer dans l'état-major général, se bornant, sans aller y veiller lui-même, à blâmer le maréchal commandant l'arrière-garde, qui, disait-il, était trop méthodique, et marchait trop lentement. Par surcroît de malheur, dans son irritation contre les Russes il avait ordonné de brûler tous les villages que l'on traversait. C'est un soin qu'il eût fallu abandonner à l'arrière-garde, qui eût mis le feu quand elle n'aurait plus eu aucun avantage à tirer des villages où l'on passait, mais chacun se donnant le cruel plaisir de répandre l'incendie, le 1er corps trouvait le plus souvent en flammes des villages où il aurait pu se procurer un abri et des vivres.
Trois jours employés à gagner Mojaïsk. On employa ainsi trois pénibles journées à gagner Mojaïsk par Wereja. Malgré ces premières peines de la retraite, qui étaient presque exclusivement le partage du 1er corps, la confiance était encore dans tous les cœurs. Arrivé à Mojaïsk, on avait à faire sept ou huit marches pour gagner Smolensk; le temps quoique froid la nuit, continuait à être beau le jour, et on se flattait après quelques moments de souffrance de trouver à Smolensk le repos, l'abondance, et de chauds quartiers d'hiver.
Jonction avec le maréchal Mortier, sorti de Moscou après avoir fait sauter le Kremlin. Le maréchal Mortier avait rejoint l'armée à Wereja. Après avoir fait sauter le Kremlin dans la nuit du 23 au 24, il était sorti de Moscou avec ce qu'il avait pu emporter de blessés et de malades, avec les 4 mille hommes de la jeune garde, les 4 mille hommes de cavalerie démontés, et les 2 mille hommes d'artillerie, de cavalerie, du génie, qui complétaient sa garnison. Il avait laissé aux Enfants trouvés quelques centaines d'hommes non transportables, qu'il avait confiés à l'honneur et à la reconnaissance du respectable M. Toutelmine. Au moment de partir il avait fait une capture assez importante, c'était celle de M. de Wintzingerode, qui était Wurtembergeois de naissance, que la France avait toujours rencontré parmi ses ennemis les plus actifs, et qui passé au service de Russie, commandait un corps de partisans aux environs de Moscou. Trop pressé de rentrer dans cette capitale qu'il croyait évacuée, il s'y était aventuré, et avait été fait prisonnier avec un de ses aides de camp, jeune homme de la famille Narishkin. Ces deux officiers ennemis ayant été amenés au quartier général, Napoléon reçut fort mal M. de Wintzingerode, lui dit qu'il était de la Confédération du Rhin, dès lors son sujet, son sujet rebelle, qu'il n'était pas un prisonnier ordinaire, qu'il allait être déféré à une commission militaire, et traité suivant la rigueur des lois. Quant au jeune Narishkin, Napoléon s'adoucissant à son égard, lui dit qu'étant Russe il serait traité comme les autres prisonniers de guerre, mais qu'on avait lieu de s'étonner qu'un jeune homme de grande famille servît sous l'un de ces étrangers mercenaires qui infectaient la Russie. Les officiers qui entouraient Napoléon, regrettant pour sa dignité, pour celle de l'armée française, qu'il ne contînt pas mieux l'explosion de ses chagrins, se hâtèrent de consoler M. de Wintzingerode, de l'entourer de leurs soins, de le faire manger avec eux, bien convaincus que Napoléon ne leur saurait pas mauvais gré de réparer eux-mêmes les fautes auxquelles l'entraînait son humeur impétueuse.
L'armée traverse le champ de bataille de la Moskowa. L'armée étant arrivée à la hauteur de Mojaïsk, qu'elle mit trois jours à traverser, bivouaqua sur le funèbre champ de bataille de Borodino, et ne put le revoir sans éprouver les impressions les plus pénibles. Dans un pays peuplé, qui a conservé ses habitants, un champ de bataille est bientôt débarrassé des tristes débris dont il est ordinairement couvert, mais la malheureuse ville de Mojaïsk ayant été brûlée, ses habitants s'étant enfuis, tous les villages voisins ayant subi le même sort, il n'était resté personne pour ensevelir les cinquante mille cadavres qui jonchaient le sol. Des voitures brisées, des canons démontés, des casques, des cuirasses, des fusils répandus çà et là, des cadavres à moitié dévorés par les animaux, encombraient la terre, et en rendaient le spectacle horrible. Toutes les fois qu'on approchait d'un endroit où les victimes étaient tombées en plus grand nombre, on voyait des nuées d'oiseaux de proie qui s'envolaient en poussant des cris sinistres, et en obscurcissant le ciel de leurs troupes hideuses. La gelée qui commençait à se faire sentir pendant les nuits, en saisissant ces corps, avait suspendu heureusement leurs dangereuses émanations, mais nullement diminué l'horreur de leur aspect, bien au contraire! aussi les réflexions que leur vue excitait étaient-elles profondément douloureuses. Tristes réflexions des soldats. Que de victimes, disait-on, et pour quel résultat! On avait couru de Wilna à Witebsk, de Witebsk à Smolensk, dans l'espoir d'une bataille décisive; on avait poursuivi cette bataille jusqu'à Wiasma, puis jusqu'à Ghjat; on l'avait trouvée enfin à Borodino, sanglante, acharnée; on était allé à Moscou dans l'espoir d'en recueillir le fruit, et on n'y avait rencontré qu'un vaste incendie! on en revenait sans avoir contraint l'ennemi à se rendre, et sans les moyens de vivre pendant le retour; on revenait vers le point d'où l'on était parti, diminués de moitié, jonchant tous les jours la terre de débris, avec la certitude d'un pénible hiver en Pologne, et avec des perspectives de paix bien éloignées, car la paix ne pouvait être le prix d'une retraite évidemment forcée, et c'est pour un tel résultat qu'on avait couvert la terre de cinquante mille cadavres!
Ces réflexions désolantes, tout le monde les faisait, car dans l'armée française le soldat pense aussi vite, et souvent aussi bien que le général. Napoléon ne voulut pas que les soldats eussent le temps de s'appesantir sur ce triste sujet, et ordonna que chaque corps ne séjournât que pendant une soirée dans ce funeste lieu de Borodino. On retrouve Junot chargé de garder l'abbaye de Kolotskoi. On avait retrouvé là les Westphaliens, sous le pauvre général Junot, toujours souffrant de sa blessure, souffrant encore plus des mécomptes éprouvés dans cette campagne, et ne conservant guère plus de 3 mille hommes sur les 10 mille qui existaient à Smolensk, sur les 15 mille qui avaient passé le Niémen! Pendant que l'armée était à Moscou, il avait employé son temps à garder les blessés de l'abbaye de Kolotskoi, et il en avait acheminé autant qu'il avait pu sur Smolensk, au moyen des voitures qu'il était parvenu à se procurer. Il en restait cependant plus de deux mille à emporter. Blessés restés à Kolotskoi, soins du chirurgien Larrey pour eux. Napoléon, conservant sa sollicitude pour les blessés, donna l'ordre d'en charger les voitures de bagages, et imposa à tout officier, à tout cantinier, à tout réfugié de Moscou qui avait une voiture, l'obligation de prendre une partie de ce précieux fardeau. Le chirurgien Larrey, dans sa bonté inépuisable, était accouru à l'avance pour donner aux blessés de Kolotskoi les soins qu'un séjour rapide lui permettait de leur consacrer. Il fit enlever ceux qui étaient transportables, prodigua aux autres les dernières ressources de son art, et trouvant là des officiers russes qui lui devaient la vie, et qui lui en témoignaient leur gratitude, il en exigea pour unique récompense leur parole d'honneur que, libres, et maîtres sous quelques heures de leurs compagnons d'infortune, ils leur rendraient le bien qu'ils avaient reçu du chirurgien en chef de l'armée française. Tous le promirent, et Dieu seul a pu savoir s'ils payèrent cette dette contractée envers le meilleur des hommes!
L'arrière-garde va coucher à Ghjat le 31. L'arrière-garde du maréchal Davout quitta le 31 au matin ces lieux affreux, et alla coucher à moitié chemin de la petite ville de Ghjat. La nuit fut des plus froides, et on commença dès lors à souffrir vivement de la température. L'ennemi continuait à nous suivre avec de la cavalerie régulière, de l'artillerie bien attelée, et une nuée de Cosaques, le tout sous les ordres de l'hetman Platow. Disparition de l'armée de Kutusof pendant notre marche. Quant à l'armée principale on ne la voyait plus. Le général Kutusof, depuis Malo-Jaroslawetz, avait été aussi perplexe que son adversaire avait été triste. Profonde sagesse de Kutusof. Dans sa rare prudence, il se disait que ce n'était pas la peine de courir les chances d'actions sanglantes contre un ennemi que le mauvais temps, la fatigue, la misère allaient lui livrer presque détruit, et qui était capable au contraire, si on l'attaquait lorsqu'il était encore dans toute sa force, de se retourner comme un sanglier pressé par les chasseurs, et de porter des coups mortels aux imprudents qui auraient osé l'aborder de trop près. Il aimait mieux devoir modestement le salut de sa patrie au temps, à la persévérance, que de le devoir à une victoire, glorieuse mais incertaine, et en cela il méritait la reconnaissance de sa nation autant que les éloges de la postérité! La jeunesse présomptueuse et passionnée, les officiers anglais accourus à son camp, l'obsédaient, le gourmandaient souvent pour qu'il tentât contre l'armée française quelque chose de plus décisif, et il s'y refusait avec un courage plus méritoire que celui qu'on déploie sur un champ de bataille. Comme nous l'avons dit, il avait écarté Barclay de Tolly, et la mort l'avait délivré de Bagration. Son système d'éviter la bataille, et de laisser au climat le soin de nous détruire. Mais il lui restait le rusé et audacieux Benningsen, le fougueux Miloradovitch, un jeune état-major exalté, et il y avait là de quoi lasser sa patience, si elle avait été moins grande et moins réfléchie. Le surlendemain du combat de Malo-Jaroslawetz, tandis que Napoléon rétrogradait sur Mojaïsk, il avait rétrogradé sur Kalouga, jusqu'à un lieu nommé Gonzerowo, sous prétexte de couvrir la route de Médouin, qu'il aurait bien plus sûrement couverte en restant à Malo-Jaroslawetz, mais évidemment pour éviter une bataille, dont avec raison il voulait se préserver.
Bientôt ayant appris que Napoléon avait gagné Mojaïsk, il l'avait suivi, pensant qu'au lieu de prendre la route de Smolensk déjà ruinée, il prendrait la route plus au nord, qui se dirige par Woskresensk, Wolokolamsk, Bieloi sur Witebsk, route à laquelle Napoléon avait songé dans son grand projet offensif sur Saint-Pétersbourg, et que le prince Eugène avait en effet trouvée assez bien fournie. Il vient prendre position sur notre flanc gauche, entre Ghjat et Wiasma, en nous faisant suivre par de la cavalerie et de l'artillerie attelée. Il avait ainsi couru après nous fort inutilement jusque près de Mojaïsk, faisant à notre suite le détour de Wereja. S'étant aperçu de son erreur, il avait rebroussé chemin, et avait repris la route de Médouin et de Juknow, latérale à celle de Smolensk, que le maréchal Davout avait vainement proposée. Par cette route il allait flanquer la marche de l'armée française, la harceler chemin faisant, et peut-être la devancer à quelque passage difficile, où il serait possible de l'arrêter. De Jucknow à Wiasma notamment, il y avait un chemin assez court et assez praticable, qui venait tomber sur la grande route de Smolensk aux environs de Wiasma. Y devancer l'armée française que tant d'embarras retardaient, et se mettre en travers pour l'empêcher d'aller au delà, n'eût pas été impossible. Mais le sage Kutusof était loin de nourrir de si grandes prétentions. S'exposer à ce que l'armée française lui passât sur le corps était un triomphe qu'il ne voulait pas lui ménager, mais la harceler constamment, lui enlever de temps en temps quelques colonnes attardées, renouveler ce succès le plus souvent possible, la mener ainsi jusqu'à Wilna, où elle arriverait épuisée, à peu près détruite, était une tactique certaine et point dangereuse, qu'il préférait, et qu'il était décidé à faire prévaloir par la patience, par la ruse même, quand il ne le pourrait point par l'emploi direct de son autorité. Il continua donc à marcher dans l'ordre adopté, ayant sur nos derrières un fort détachement de cavalerie et d'artillerie pourvu de bons chevaux, et se tenant lui-même sur notre flanc avec le gros de l'armée russe.
Après avoir couché entre Borodino et Ghjat, le maréchal Davout, toujours chargé de l'arrière-garde, alla coucher à Ghjat même. Chaque jour rendait la retraite plus difficile, car chaque jour le froid devenait plus intense et l'ennemi plus pressant. De la cavalerie du général Grouchy il ne restait rien. L'infanterie était donc condamnée à faire seule le service de l'arrière-garde, et à remplir à la fois le rôle de toutes les armes. Marche de Ghjat à Czarewo-Zaimitché. Il lui fallait souvent tenir tête à l'artillerie attelée de l'ennemi, la nôtre, traînée par des chevaux épuisés, étant devenue presque incapable de se mouvoir. L'infanterie obligée de remplir le rôle de toutes les armes. Les vieux fantassins du maréchal Davout suffisaient à tout; tantôt ils arrêtaient la cavalerie de l'ennemi avec leurs baïonnettes, tantôt ils fondaient sur son artillerie, et l'enlevaient quoique réduits à la laisser ensuite sur la route, mais contents de s'en être débarrassés pour quelques heures. Peu à peu il fallait nous séparer de la nôtre. À choisir entre les bouches à feu et les caissons de munitions, il eût mieux valu abandonner les premières, puisqu'on avait deux ou trois fois plus de canons qu'on ne pourrait bientôt en traîner et en servir, tandis que les munitions devaient être toujours utiles. Mais les bouches à feu étaient des trophées à laisser dans les mains de l'ennemi, et l'orgueil qui nous avait retenus si longtemps à Moscou, avait fait donner l'ordre de garder les pièces de canon et de détruire les caissons, lorsque les attelages viendraient à manquer. Le maréchal Davout avait résisté d'abord à cet ordre, mais il avait fallu obéir, et plusieurs fois dans la journée de sinistres explosions apprenaient à l'armée sa détresse croissante.
Nov. 1812. Abandon des blessés par les conducteurs de voitures auxquels on les avait confiés. Une autre cause de chagrin incessamment renouvelée, c'était l'abandon des blessés. À mesure que l'inquiétude augmentait, l'égoïsme augmentait aussi, et les misérables conducteurs de voitures auxquels on avait confié les blessés, profitant de la nuit, les jetaient sur les routes, où l'arrière-garde les trouvait morts ou expirants. Cette vue exaspérait les soldats restés fidèles à leurs drapeaux. On sévissait contre les coupables quand on le pouvait; mais les découvrir dans la confusion qui commençait à naître, était difficile. Napoléon avait ordonné à Malo-Jaroslawetz de numéroter les voitures auxquelles les blessés seraient confiés; mais la surveillance qu'une telle mesure supposait était devenue impossible après deux marches. Le spectacle des blessés abandonnés se reproduisait à chaque pas. Ce spectacle n'ébranlait pas les vieux soldats du maréchal Davout, habitués à la rigoureuse discipline du 1er corps; mais tout ce qui n'avait pas reçu l'inspiration du même esprit faisait la réflexion que le dévouement était une duperie, et quittait le rang. Effrayante diminution du 1er corps. La queue de l'armée composée de cavaliers démontés, de soldats fatigués, découragés ou malades, tous marchant sans armes, s'allongeait sans cesse. Les alliés illyriens, hollandais, anséates, espagnols, appartenant au 1er corps, étaient allés s'y soustraire à toute espèce de devoirs, et parmi les Français, les jeunes soldats, les réfractaires arrachés récemment à leur vie errante, avaient suivi cet exemple. On s'éloignait des rangs sous prétexte d'aller chercher des vivres, on jetait son fusil, puis on venait se cacher dans la foule sans nom qui vivait comme elle pouvait à la suite de l'armée. Les soldats de l'arrière-garde qui devaient attendre cette multitude aux passages difficiles et aux bivouacs du soir, la voyaient grossir avec chagrin, avec colère, car elle aggravait leur embarras, et était un refuge pour tout ce qui ne voulait pas se dévouer au salut commun. De 28 mille fantassins qu'il comprenait encore en sortant de Moscou, le 1er corps en conservait tout au plus 20 mille après onze jours de marche. Sévir contre ceux qui abandonnaient les rangs, déjà très-difficile à la sortie de Moscou, allait devenir impossible. Le maréchal Davout veut sévir contre ceux qui quittent les rangs. Napoléon s'y oppose. Le maréchal Davout le fit proposer à Napoléon, qui, ne voulant pas voir de ses yeux des maux dont la réalité l'eût confondu et condamné, aimait mieux s'en prendre au caractère du maréchal, trop minutieux, trop exigeant, suivant lui, et à chacune de ses demandes répondait par l'ordre d'avancer plus vite.