Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Le maréchal Victor se soutient pendant la matinée malgré son infériorité numérique. C'était le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, qui dirigeait l'attaque, devenue très-vive dès la pointe du jour. Après une forte canonnade, le général russe, voulant se débarrasser de la gauche des Français, composée de la cavalerie Fournier, la fit attaquer par de nombreux escadrons, qui, placés à la naissance du ravin, n'avaient pas de grands obstacles à franchir pour nous aborder. Le général Fournier, chargeant à son tour avec la plus extrême vigueur, parvint à repousser la cavalerie ennemie, quoique trois ou quatre fois plus nombreuse que la nôtre, et réussit même à la ramener au delà du ravin. En même temps les chasseurs russes d'infanterie, attaquant sur notre droite, étaient descendus dans le fond du ravin, s'étaient logés dans les broussailles, et avaient donné le moyen au général Diebitch d'établir une forte batterie, qui, tirant par delà notre droite, atteignait les ponts, près desquels une masse de traînards et de bagages se pressait avec épouvante.
Vive canonnade établie d'une rive à l'autre. Le maréchal Victor, qui craignait pour ce côté de sa ligne, car c'étaient les ponts qu'il devait surtout s'attacher à défendre, lança plusieurs colonnes d'infanterie afin d'écarter les batteries russes, tandis que sur l'autre bord de la Bérézina la garde impériale, s'étant aperçue du péril, avait disposé quelques pièces de canon pour contre-battre l'artillerie ennemie. On échangea ainsi pendant quelques heures une grêle de boulets de l'une à l'autre rive, et tout près des ponts qui recevaient une partie des projectiles russes.
Les boulets arrivant au milieu de la foule accumulée près des ponts, y produisent un désordre effroyable. Il n'est pas besoin de dire quelle confusion effroyable se produisit alors dans la foule de ceux qui avaient négligé de passer les ponts, ou de ceux qui étaient arrivés trop tard pour en profiter. Les uns et les autres, ignorant que le premier pont était réservé aux piétons et aux cavaliers, le second aux voitures, s'entassaient avec une impatience délirante vers la double issue. Mais les pontonniers placés à la tête de celui de droite, étaient obligés de repousser les voitures, et de leur indiquer le pont à gauche, situé à cent toises plus bas. Si ce n'eût été qu'une affaire de consigne, on aurait pu se relâcher, mais c'était une nécessité absolue, puisque le pont de droite était incapable de porter des voitures. Les malheureux, obligés de rebrousser chemin, ne pouvaient rompre qu'avec la plus grande peine la colonne qui les pressait, et leur effort pour revenir sur leurs pas, opposé à l'effort de ceux qui étaient impatients d'arriver, produisait une lutte épouvantable. Ceux qui réussissaient à s'arracher à ce conflit de deux courants contraires, se rejetant de côté, y trouvaient une autre masse tout aussi serrée, celle qui se dirigeait sur le pont des voitures. La passion de parvenir aux ponts était telle, qu'on avait bientôt fini par s'immobiliser les uns les autres. Les boulets de l'ennemi, tombant au milieu de cette masse compacte, y traçaient d'affreux sillons, et arrachaient des cris de terreur aux pauvres femmes, cantinières ou fugitives, qui étaient sur les voitures avec leurs enfants. On se serrait, on se foulait, on montait sur ceux qui étaient trop faibles pour se soutenir, et on les écrasait sous ses pieds. La presse était si grande que les hommes à cheval étaient, eux et leurs montures, en danger d'être étouffés. De temps en temps des chevaux, devenus furieux, s'élançaient, ruaient, écartaient la foule, et un moment se faisaient un peu de place en renversant quantité de malheureux. Mais bientôt la masse se reformait aussi épaisse, flottant et poussant des cris douloureux sous les boulets[42]: spectacle atroce, bien fait pour rendre odieuse, et à jamais exécrable, cette expédition insensée!
Efforts impuissants du général Éblé pour rétablir l'ordre près des ponts. L'excellent général Éblé, dont ce spectacle déchirait le cœur, voulut rétablir un peu d'ordre, mais ce fut en vain. Placé à la tête des ponts, il tâchait de parler à la foule, pour dégager au moins les plus rapprochés, et leur faciliter le moyen de passer, mais ce n'était qu'à coups de baïonnette qu'on parvenait à se faire écouter, et qu'arrachant quelques victimes, femmes, enfants, ou blessés, on réussissait à les amener jusqu'à l'entrée du pont. Cette espèce de résistance qu'on s'opposait ainsi les uns aux autres par excès d'ardeur, fut cause qu'il ne s'écoula pas la moitié de ceux qui auraient pu profiter des ponts. Beaucoup de guerre lasse se jetaient dans l'eau, d'autres y étaient poussés par la foule, essayaient de traverser à la nage, et se noyaient. D'autres, ayant cherché à passer sur la glace, la rompaient par leur poids, flottaient dessus quelque temps, et étaient emportés au loin par le courant. Et cet horrible conflit, après avoir duré toute la journée, loin de diminuer, devenait plus horrible à chaque va-et-vient de la lutte engagée entre Victor et Wittgenstein.
Victor, qui en cette journée déploya le plus noble courage, en se voyant près d'être forcé sur sa droite, ce qui eût amené une affreuse catastrophe vers les ponts, résolut de tenter une attaque furieuse contre le centre de l'ennemi. Il jeta d'abord une colonne d'infanterie dans le ravin, pendant que le général Fournier renouvelait à gauche une charge de cavalerie des plus vives. Un feu épouvantable de quarante pièces de canon accueillant subitement nos fantassins, ils se dispersèrent dans les broussailles du ravin, mais sans fuir, se répandirent en tirailleurs, se soutinrent, gagnèrent même un peu de terrain sur les Russes. Triomphe définitif du maréchal Victor. Profitant de la circonstance, le maréchal Victor lança une nouvelle colonne, qui se précipita dans le ravin, en remonta le bord opposé sans se rompre, assaillit la ligne russe, et la força de reculer. Au même instant, le général Fournier exécutant une dernière charge de cavalerie, appuya ce mouvement et le rendit décisif. Dès ce moment, l'artillerie russe repoussée cessa de porter le désordre sur les ponts en y envoyant ses boulets.
Résultats du combat livré à la rive gauche. Mais le général Diebitch ne voulant pas se tenir pour battu, reforma sa ligne trois fois plus nombreuse que la nôtre, revint à la charge, et nous ramena en deçà du ravin, qui resta néanmoins la limite des deux armées. Heureusement la nuit commençait, et elle sépara bientôt les combattants épuisés. De 7 à 800 chevaux, le général Fournier en conservait à peine 300; le maréchal Victor, de 8 à 9 mille fantassins, en conservait à peine 5 mille, et de tous ces braves gens, Hollandais, Badois, Polonais surtout, qui s'étaient dévoués, et dont un grand nombre seulement blessés auraient pu être sauvés, on avait la douleur de se dire que pas un ne pourrait être recueilli, faute de moyens de transport. Les Russes, exposés en masse plus considérable à notre artillerie, avaient perdu 6 à 7 mille hommes. Cette double bataille sur les deux rives de la Bérézina, avait donc coûté de 10 à 11 mille hommes aux Russes, sans compter les 3 mille prisonniers qu'avait faits le général Doumerc. Mais leurs blessés étaient sauvés, les nôtres au contraire étaient sacrifiés d'avance, et avec eux étaient sacrifiés aussi les traînards, auxquels il fallait désespérer de faire passer la Bérézina en temps utile.
La nuit survenue ramena[43] un peu de calme dans ce lieu de carnage et de confusion. Quoique à peine échappés à un affreux désastre, et par une sorte de miracle, car il avait fallu à travers un fleuve à demi gelé (ce qui était la pire des conditions) se soustraire à trois armées poursuivantes, quoique ayant la queue de notre colonne encore engagée dans les mains de l'ennemi, nous avions le sentiment d'un vrai triomphe, triomphe sanglant et douloureux, payé par de cruels sacrifices, triomphe néanmoins, et l'un des plus glorieux de notre histoire, car les 28 mille hommes qui combattaient ainsi à cheval sur une rivière, contre 72 mille, auraient dû être pris jusqu'au dernier! Notre malheur, tel quel, était donc un prodige.
L'armée le sentait, et même dans ce désastre dont nous partagions la perte matérielle avec les Russes, mais dont la confusion était toute pour eux, Napoléon crut retrouver la grandeur de sa destinée, sinon de sa puissance. Le lendemain, toutefois, il fallait recommencer non pas à se retirer, mais à fuir. Il fallait en effet arracher des mains de l'ennemi les 5 mille hommes qui restaient au maréchal Victor, son artillerie, ses parcs, et le plus qu'on pourrait des malheureux qui n'avaient pas su employer les journées précédentes à passer les ponts. Napoléon ordonna au maréchal Victor de se transporter sur la droite de la Bérézina pendant la soirée et la nuit, d'emmener toute son artillerie, et de faire écouler la plus grande partie des hommes débandés qui étaient encore sur la rive gauche.
Singulier flux et reflux de la multitude épouvantée! Tant que le canon avait grondé, tout le monde voulait passer, et, à force de le vouloir, ne le pouvait plus. Quand avec la nuit vint le silence de l'artillerie, on ne songea plus qu'au danger de se trop presser, danger dont on avait fait dans la journée une cruelle expérience; on s'éloigna de la scène d'horreur que présentait le lieu du passage, afin, disait-on, de céder le pas aux plus impatients, de manière que la difficulté allait être maintenant de forcer ces malheureux à défiler avant l'incendie des ponts, qu'il fallait absolument détruire le lendemain, si on voulait gagner un peu d'avance sur l'ennemi.
Efforts des pontonniers pour désencombrer l'avenue des ponts, et faire écouler la foule désarmée. Mais la première chose à faire était de déblayer les avenues des deux ponts de la masse de chevaux et d'hommes morts par le boulet ou par l'étouffement, de voitures brisées, d'embarras de toute espèce. C'était, suivant le langage des pontonniers, une sorte de tranchée à exécuter au milieu des cadavres et des débris de voitures. Le général Éblé, avec ses pontonniers, entreprit cette tâche aussi pénible que douloureuse. On ramassait les cadavres et on les jetait sur le côté, on traînait les voitures jusqu'au pont, et on les précipitait ensuite du tablier dans la rivière. Il restait néanmoins une masse de cadavres dont on n'avait pu délivrer les approches des deux ponts. Il fallait donc cheminer en passant sur ces corps, et au milieu de la chair et du sang.
Victor passe avec les débris de ses divisions. Le soir, de neuf heures à minuit, le maréchal Victor traversa la Bérézina en se dérobant à l'ennemi, trop fatigué pour songer à nous poursuivre. Il fit écouler son artillerie par le pont de gauche, son infanterie par celui de droite, et sauf les blessés, sauf deux bouches à feu, parvint à transporter tout son monde et son matériel sur la droite de la Bérézina. Le passage opéré, il mit son artillerie en batterie afin de contenir les Russes, et de les empêcher de passer les ponts à notre suite.
La nuit venue, et le canon ne les alarmant plus, les traînards refusent de passer, pour ne pas sacrifier les bivouacs qu'ils se sont procurés. Restaient plusieurs milliers de traînards débandés ou fugitifs, qui avaient encore à passer, qui dans la journée le voulaient trop, et qui le soir venu ne le voulaient plus, ou du moins ne le voulaient que le lendemain. Napoléon ayant donné l'ordre de détruire les ponts dès la pointe du jour, fit dire au général Éblé, au maréchal Victor d'employer tous les moyens de hâter le passage de ces malheureux. Le général Éblé se rendit lui-même à leurs bivouacs, accompagné de plusieurs officiers, et les conjura de traverser la rivière, en leur affirmant qu'on allait détruire les ponts. Mais ce fut en vain. Couchés à terre, sur la paille ou sur des branches d'arbre, autour de grands feux, dévorant quelques lambeaux de cheval, ils craignaient les uns la trop grande affluence surtout pendant la nuit, les autres la perte d'un bivouac assuré pour un bivouac incertain. Or avec le froid qu'il faisait, une nuit sans repos et sans feu c'était la mort. Le général Éblé fit incendier plusieurs bivouacs pour réveiller ces obstinés, engourdis par le froid et la fatigue; mais ce fut sans succès. Il fallut donc voir s'écouler toute une nuit sans que l'existence des ponts, qui allait être si courte, fût utile à tant d'infortunés.
Le lendemain 29 il faut incendier les ponts. Le lendemain 29, à la pointe du jour, le général Éblé avait reçu ordre de détruire les ponts dès sept heures du matin. Mais ce noble cœur, aussi humain qu'intrépide, ne pouvait s'y décider. Il avait fait disposer d'avance sous le tablier les matières incendiaires, pour qu'à la première apparition de l'ennemi on pût mettre le feu, et qu'en attendant les retardataires eussent le temps de passer. Touchante humanité du général Éblé. Ayant encore été debout cette nuit, qui était la sixième, tandis que ses pontonniers avaient dans chaque journée pris un peu de repos, il était là, s'efforçant d'accélérer le passage, et envoyant dire à ceux qui étaient en retard qu'il fallait se hâter. Mais le jour venu il n'y avait plus à les stimuler, et, convaincus trop tard, ils n'étaient que trop pressés. Toutefois on défilait, mais l'ennemi était sur les hauteurs vis-à-vis. Ses efforts pour sauver encore quelques malheureux. Le général Éblé, qui, d'après les ordres du quartier général, aurait dû avoir détruit les ponts à sept heures au plus tard, différa jusqu'à huit. À huit, des ordres réitérés, la vue de l'ennemi qui approchait, tout lui faisait un devoir de ne plus perdre un instant. Cependant, comme l'artillerie du maréchal Victor était là pour contenir les Russes, il était venu se placer lui-même à la culée des ponts, et retenait la main de ses pontonniers, voulant sauver encore quelques victimes si c'était possible. En ce moment son âme si bonne, quoique si rude, souffrait cruellement.
Incendie des ponts, et désespoir de ceux qui n'ont pu passer. Enfin, ayant attendu jusqu'à près de neuf heures, l'ennemi arrivant à pas accélérés, et les ponts ne pouvant plus servir qu'aux Russes si on différait davantage, il se décida, le cœur navré, et en détournant les yeux de cette scène affreuse, à faire mettre le feu. Sur-le-champ des torrents de fumée et de flammes enveloppèrent les deux ponts, et les malheureux qui étaient dessus se précipitèrent pour n'être pas entraînés dans leur chute. Du sein de la foule qui n'avait point encore passé, un cri de désespoir s'éleva tout à coup: des pleurs, des gestes convulsifs s'apercevaient sur l'autre rive. Des blessés, de pauvres femmes tendaient les bras vers leurs compatriotes, qui s'en allaient, forcés malgré eux de les abandonner. Les uns se jetaient dans l'eau, d'autres s'élançaient sur le pont en flammes, chacun enfin tentait un effort suprême pour échapper à une captivité qui équivalait à la mort. Mais les Cosaques, accourant au galop, et enfonçant leurs lances au milieu de cette foule, tuèrent d'abord quelques-uns de ces infortunés, recueillirent les autres, les poussèrent comme un troupeau vers l'armée russe, puis fondirent sur le butin. On ne sait si ce furent six, sept ou huit mille individus, hommes, femmes, enfants, militaires ou fugitifs, cantiniers ou soldats de l'armée, qui restèrent ainsi dans les mains des Russes.
Immortel dévouement du général Éblé et de ses pontonniers. L'armée se retira profondément affectée de ce spectacle, et personne n'en fut plus affecté que le généreux et intrépide Éblé, qui en dévouant sa vieillesse au salut de tous, pouvait se dire qu'il était le sauveur de tout ce qui n'avait pas péri ou déposé les armes. Sur les cinquante et quelques mille individus armés ou désarmés qui avaient passé la Bérézina, il n'y en avait pas un seul qui ne lui dût la vie ou la liberté, à lui et à ses pontonniers. Mais ce grand service, la plupart des pontonniers qui avaient travaillé dans l'eau l'avaient déjà payé ou allaient le payer de leur vie; et le général Éblé lui-même avait contracté une maladie mortelle à laquelle il devait promptement succomber.
Grandeur tragique de l'événement de la Bérézina. Tel fut cet immortel événement de la Bérézina, l'un des plus tragiques de l'histoire. Les Russes effrayés du grand nom de Napoléon, hésitant à lui barrer le chemin, ne voulant l'essayer qu'en masse, lui avaient ainsi laissé le temps de trouver un passage, d'y jeter des ponts, et de le franchir. Napoléon dut au hasard miraculeux de l'arrivée de Corbineau, à la sagacité et au courage de celui-ci, au noble dévouement d'Éblé, à la résistance désespérée de Victor et de ses soldats, à l'énergie d'Oudinot, de Legrand, de Maison, de Zayonchek, de Doumerc, de Ney, et enfin à son discernement sûr et profond qui lui avait révélé le vrai parti à prendre, Napoléon dut d'avoir échappé, par une scène sanglante, au plus humiliant, au plus accablant des désastres. Cette tragique fin couronnait dignement cette terrible campagne, et malheureux par sa faute, Napoléon restait grand néanmoins! Il devait donc remercier tout le monde, car il était ce jour-là plus que dans ses plus éclatantes victoires, l'obligé de ses généraux, de ses soldats, de ses alliés eux-mêmes. Néanmoins, après avoir félicité Victor, le 28 au soir, des prodiges de valeur exécutés dans la journée, il lui prodigua le lendemain 29, quand il connut la catastrophe de la division Partouneaux, de sanglants reproches, revint sur le passé, sur le temps perdu le long de l'Oula en fausses manœuvres, et paya d'une excessive sévérité le plus grand service que Victor lui eût jamais rendu. Injustice de Napoléon envers le maréchal Victor. Pourtant le malheur de Partouneaux, s'il était reprochable à quelqu'un, était sa faute autant au moins que celle de Victor, car il avait voulu prolonger la fausse démonstration sur Borisow au delà du temps nécessaire. Victor, au lendemain d'un admirable dévouement, se retira le cœur contristé.
Marche de l'armée sur Molodeczno. Il fallait marcher cependant, et marcher sans perdre une minute pour rejoindre par Zembin, Pletchenitzy, Ilia, Molodeczno, la route de Wilna, qu'on retrouvait à Molodeczno. Du point où l'on avait passé la Bérézina jusqu'à Molodeczno, on rentrait dans une région où les routes, construites au milieu de forêts marécageuses, étaient tantôt établies sur des lits de fascines, tantôt sur des ponts de plusieurs centaines de toises. Il y avait trois de ces ponts à franchir entre la Bérézina et Pletchenitzy, où les Russes, en mettant le feu, auraient facilement arrêté toute l'armée. Ils avaient une avant-garde de Cosaques appuyée de quelque cavalerie régulière à Pletchenitzy, sous le général russe Landskoy. Cette avant-garde heureusement ne fit rien de ce qu'elle aurait pu faire. Elle était occupée d'assiéger, dans une grange à Pletchenitzy, le maréchal Oudinot gravement blessé, et n'ayant avec lui qu'une cinquantaine d'hommes qui escortaient quelques officiers atteints dans la journée du 28. L'intrépide maréchal se soutenant à peine se défendait, avec ceux qui l'entouraient, contre de nombreux assaillants, et lui-même se servant de ses pistolets, tirait à travers quelques ouvertures pratiquées dans les murailles de sa chaumière. L'armée, en arrivant, dégagea lui et ses compagnons d'infortune, et dispersa les Cosaques.
Ney et Maison achèvent la retraite, en restant les derniers à la tête de l'arrière-garde. Grâce à cette incurie de l'avant-garde russe, l'armée tout entière put traverser sans obstacle les ponts si longs de la route de Zembin à Molodeczno, et arriver sans encombre au point où les plus difficiles passages étaient franchis. Le maréchal Ney, ayant remplacé le maréchal Oudinot dans le commandement du 2e corps, avait rencontré un lieutenant digne de lui, c'était le général Maison, son égal en bonne santé, en bonne humeur, en intrépidité, et joignant à toutes les qualités du soldat une rare sagacité militaire. Le général Legrand, qui commandait l'une des deux divisions françaises du 2e corps, ayant été blessé, le général Maison réunissait dans sa main les 3 mille hommes restant de ce 2e corps, qui était de 39 mille hommes à l'ouverture de la campagne. Ney et Maison s'entendaient parfaitement. S'étant arrêtés aux ponts de Zembin, ils les couvrirent de fascines auxquelles ils mirent le feu, et quand la cavalerie ennemie s'y présenta, elle n'eut pour passer que des monceaux de cendres brûlantes étendus sur la glace à demi fondue des marais.
Déc. 1812. Ce ne fut que le lendemain 30 que l'arrière-garde atteignit Pletchenitzy. Là elle fut assaillie par le général Platow, qui dirigeait la poursuite. Un encombrement effroyable se produisit à l'entrée du village, et un moment le maréchal Ney et le général Maison furent dans l'impossibilité de se mouvoir et de faire agir leur artillerie. Ayant enfin réussi à se débarrasser, ils ne trouvèrent plus qu'un millier d'hommes dans le rang, les autres s'étant laissé débaucher par la foule des débandés. Redoublement de froid. Le froid, qui avait un moment fléchi avant le passage de la Bérézina, avait repris depuis, et de 11 ou 12 degrés, le thermomètre Réaumur était descendu à 18, 19 et 20 degrés. Nouvelle diminution du nombre d'hommes ayant conservé leurs armes. La souffrance s'était augmentée à proportion, et les hommes ne pouvaient presque plus se tenir debout. La vue des blessés, qu'on ne songeait pas à ramasser, n'était pas faite d'ailleurs pour encourager les combattants, et il n'était point étonnant qu'ils profitassent d'un moment de confusion pour se soustraire à une charge qui ne pesait que sur les derniers restés au drapeau. Le maréchal Ney et le général Maison ne se déconcertèrent pas, tinrent tête à l'ennemi, et, secondés par 12 ou 1500 Polonais qui arrivèrent sur ce point, parvinrent à repousser les Russes.
On fut, grâce à cet énergique effort, délivré de la cavalerie ennemie pour deux ou trois jours, mais le froid ayant atteint 24 degrés, la perte des hommes alla encore en augmentant. Les bivouacs étaient couverts de ceux qui ne se réveillaient pas, ou qui se réveillaient avec des membres gelés, et qui, réduits à l'impossibilité de marcher, étaient dépouillés par les Russes, et laissés nus sur la terre glacée.
Dernier et rude combat à Molodeczno, où l'on se venge en faisant un horrible carnage des Russes. Le 4 décembre la tête de l'armée était arrivée à Smorgoni, l'arrière-garde à Molodeczno. Il y eut là un violent et terrible combat entre les Russes et l'arrière-garde commandée par Ney et Maison. À la cavalerie de Platow s'était jointe la division Tchaplitz. Maison et Ney n'avaient pas plus de 6 à 700 hommes, mais un reste assez considérable d'artillerie du 2e corps, qu'on avait traîné jusque-là, et dont il n'était pas à espérer, vu l'état des chevaux, qu'on pût se faire suivre plus longtemps. Ney et Maison résolurent de dépenser là leurs dernières munitions, et de faire une épouvantable immolation des Russes pour venger nos pertes quotidiennes. Ils criblèrent de mitraille la cavalerie de Platow et l'infanterie de Tchaplitz, et les arrêtèrent longtemps devant Molodeczno. Le maréchal Victor, qui avait devancé Ney et Maison à Molodeczno, et qui s'y trouvait avec 4 mille hommes restés du 9e corps, se joignit à eux et les aida à repousser les Russes. Ceux-ci firent une perte considérable, et ne nous prirent que des hommes isolés, que malheureusement ils ramassaient chaque jour par centaines. Ce dernier combat nous valut encore quelques jours de répit.
Mais arrivés là, Ney et Maison n'ayant guère que 4 à 500 hommes, ne pouvaient plus suffire au service de l'arrière-garde. Le maréchal Victor en fut chargé, avec les Bavarois du général de Wrède, qui après une longue séparation rejoignaient enfin, déjà privés en grande partie des quatre mille recrues reçues le mois précédent.
Napoléon songe enfin à quitter l'armée. Napoléon, parvenu à Smorgoni, et croyant avoir assez fait pour son honneur en restant avec l'armée jusqu'au point où les fourches caudines n'étaient plus à craindre pour elle, résolut enfin d'exécuter le projet qu'il méditait depuis plusieurs jours, et dont il ne s'était ouvert qu'avec M. Daru de vive voix, avec M. de Bassano par écrit. Ce projet, fort sujet à contestation, était celui de partir pour retourner à Paris. M. Daru, toujours appliqué avec fermeté à ses devoirs, et, sans se faire une vertu de déplaire, se faisant une obligation de dire la vérité quand elle était utile, soutint à Napoléon que l'armée était perdue s'il la quittait. Opinions de MM. Daru et de Bassano sur ce départ. M. de Bassano, qui n'avait pas même le stimulant de ses dangers personnels pour opiner comme il le fit, car il n'était pas dans les rangs de l'armée, eut le mérite bien grand dans la situation actuelle, d'écrire à Napoléon une longue lettre pour lui conseiller de rester. Il lui disait que la conspiration de Malet n'avait produit en France aucune émotion, que les esprits étaient plus soumis que jamais (assertion vraie, s'il s'agissait de soumission matérielle), qu'il serait obéi de Wilna aussi bien que des Tuileries même; que sans sa présence, au contraire, l'armée achèverait de se dissoudre, et que la dissolution complète de cette armée serait la plus grande des calamités qui pût terminer la campagne. Comme dernier motif, M. de Bassano disait à l'Empereur que sa présence à la tête de ses soldats contiendrait l'Allemagne, et l'empêcherait de se jeter sur nos débris. Aucune de ces raisons ne toucha Napoléon, et quelques-unes même produisirent chez lui l'effet tout opposé à celui qu'en attendait M. de Bassano.
Motifs sérieux et puissants qui décident Napoléon à partir. Napoléon croyait l'armée plus près de sa dissolution qu'il n'en voulait convenir, même avec M. de Bassano; considérant donc le mal comme à peu près accompli, il n'envisageait plus que le danger de se trouver avec quelques soldats exténués, incapables d'aucune résistance, à quatre cents lieues de la frontière française, ayant sur ses derrières les Allemands fort enclins à la révolte. Or il se demandait ce qu'il deviendrait, ce que deviendrait l'Empire, si les Allemands faisaient cette réflexion si simple, qu'en l'empêchant de retourner en France, ils détruisaient son pouvoir avec sa personne, et si, cette réflexion faite, ils se soulevaient sur ses derrières pour fermer la route du Rhin à lui et aux débris qu'il commandait. Alors tout était perdu, et la guerre devait en quelques jours finir par sa captivité. Or on rend à la liberté un prince comme François Ier, qui a pour le remplacer un successeur incontesté, mais on détrône un homme, quelque grand qu'il soit, qui, porté par le hasard des révolutions sur un trône où il n'était pas né, où il n'a pas habitué le monde à le voir, a, au lieu d'un successeur universellement reconnu, des concurrents souvent appelés par le vœu public, parce qu'il a fait leur popularité par ses fautes. S'exagérant même ce genre de péril avec la vivacité de perception qui lui était particulière, Napoléon était impatient de quitter son armée, surtout depuis que la Bérézina étant miraculeusement passée, un devoir d'honneur impérieux ne le retenait plus à la tête de ses soldats. Il craignait que son désastre, qui était inconnu encore, venant à se révéler soudainement, les esprits n'en éprouvassent une telle commotion, que son retour ne devînt impossible, et que sur sa route il ne trouvât mille bras levés pour l'arrêter. Il voulait donc, avant que les malheurs qui l'avaient frappé fussent connus, ou pendant qu'on emploierait le temps à y croire, s'échapper avec quatre hommes sûrs, Caulaincourt, Lobau, Duroc, Lefebvre-Desnoëttes, traverser la Pologne en traîneau, l'Allemagne en poste, l'une et l'autre très-secrètement, et arriver aux Tuileries avant d'y être attendu même par sa femme. Lorsque l'Europe saurait son désastre, mais son retour à Paris en même temps que son désastre, elle y regarderait avant de se soulever, et en tout cas elle le trouverait à la tête des forces considérables qui restaient à l'Empire, et elle pourrait payer bien cher une joie d'un moment.
Raisons qui pouvaient cependant contre-balancer celles qui décidèrent Napoléon. Il y avait certainement de très-puissantes raisons pour penser ainsi, et assez pour qu'il faille laisser à la tourbe des partis le soin de qualifier de désertion ce départ de l'armée. Pourtant il y en avait quelques autres à faire valoir en opposition à celles-là, qui, sans les égaler peut-être, avaient néanmoins leur valeur. Avec l'opiniâtreté de Masséna ou le flegme de Moreau, il eût été possible de tirer quelques ressources de cette situation, et de trouver enfin une limite où l'on pourrait arrêter les Russes, et rallier les débris de l'armée. Forces qui seraient restées à Napoléon s'il avait voulu demeurer à la tête de l'armée. En effet, on avait encore en comprenant la garde, les corps de Davout et de Victor, 12 mille hommes portant un fusil, suivis de quarante mille traînards environ, capables de redevenir des soldats dès qu'on leur aurait procuré quelque part des vivres, des toits, du repos, de la sécurité. Toutefois, ce n'était pas avant un mois ou deux que ces débandés redeviendraient des soldats. Mais, en attendant, les 12 mille qui avaient conservé leurs armes allaient rencontrer entre Molodeczno et Wilna de Wrède avec 6 mille Bavarois, à Wilna même Loison avec 9 mille Français, Franceschi et Coutard avec deux brigades de 7 à 8 mille Polonais et Allemands, et, indépendamment de ces corps organisés, quelques escadrons et bataillons de marche s'élevant à 4 mille hommes, plus 6 mille Lithuaniens, c'est-à-dire 33 mille hommes, qui, joints aux restes de la grande armée, pouvaient opposer une certaine résistance à l'ennemi, puisqu'ils ne seraient pas moins de 45 mille combattants réunis et bien armés. À droite on avait Schwarzenberg avec 25 mille Autrichiens, Reynier avec 15 mille Français et Saxons excellents, c'est-à-dire 40 mille hommes qui ne manqueraient pas d'arriver dès qu'on leur ferait parvenir l'ordre d'avancer. Enfin à gauche on avait Macdonald avec 10 mille Prussiens, qui n'oseraient abandonner l'armée française que lorsqu'elle s'abandonnerait elle-même, et 6 mille Polonais à l'abri de toute séduction ennemie. Il était donc possible d'avoir encore, à Wilna, 45 mille hommes, si toutefois on ne les envoyait pas mourir sur les routes pour aller au-devant de la grande armée, plus 40 mille à droite de Wilna, et 15 mille à gauche, auxquels il fallait de huit à dix jours pour se réunir au rendez-vous commun. En arrière, à Kœnigsberg, la division Heudelet du corps d'Augereau arrivait forte de 15 mille Français. Il en restait une autre à Augereau de pareil nombre, outre beaucoup de troupes de marche, et enfin le corps de Grenier qui venait de passer les Alpes avec 18 mille soldats des anciennes troupes d'Italie. Augereau pouvait donc tenir Berlin avec 30 mille hommes, Heudelet remplir l'intervalle avec 15 mille, et Napoléon en réunir 100 mille autour de Wilna, dont la moitié à Wilna même[44]. Or, les Russes n'en avaient pas plus. Il restait environ 50 mille hommes à Kutusof, 20 mille à Wittgenstein, et à peu près autant à Tchitchakoff. Sacken, après les combats malheureux qu'il venait de soutenir contre Schwarzenberg et Reynier, comme on le verra tout à l'heure, n'avait pas 10 mille hommes sous les armes. Ce total présentait 100 mille hommes au plus, excellents sans doute, mais pas meilleurs assurément que ceux de Napoléon, pas beaucoup plus concentrés, car c'est à peine si devant Wilna Wittgenstein, Tchitchakoff et l'avant-garde de Kutusof auraient pu réunir 40 mille hommes, et Napoléon était en mesure d'en avoir au moins autant. Supposez une bataille gagnée devant Wilna, et, sous l'influence d'un pareil succès, on aurait fait rentrer trente ou quarante mille traînards dans les rangs, et reconstitué une véritable armée, capable d'arrêter les Russes, d'attendre les secours venant de France, et de tirer de la Pologne de grandes ressources. Dût-on plus tard rétrograder sur la Vistule, pour se rapprocher de ses secours, pour diminuer l'inconvénient des distances, pour l'augmenter au désavantage des Russes, on aurait rétrogradé avec cent mille hommes, en ayant sous ses pieds l'Allemagne contenue, autour de soi la Pologne armée, et derrière soi les cohortes accourant de France. Napoléon, ressaisissant la victoire du milieu de son désastre, eût été obéi de tous à Wilna comme à Paris.
Il y avait à Wilna 25 ou 30 jours de vivres-pain, 10 mille bœufs arrivant de toutes les parties de la Lithuanie, et beaucoup de spiritueux. À Kowno, il y avait des magasins considérables en vêtements, munitions et vivres. Enfin chez les fermiers polonais on aurait trouvé les grains et les farines que les réquisitions de l'autorité militaire y avaient réunis, et que le défaut de transport n'avait pas permis d'en tirer. Le traînage allait en procurer le moyen. On aurait donc pu vivre à Wilna, et en rétrogradant en tout cas sur le Niémen, la Vieille-Prusse, à prix d'argent, aurait fourni tout ce dont on aurait eu besoin[45].
En n'abandonnant pas l'armée à la désorganisation croissante qui s'était emparée d'elle, il était possible de composer encore une force respectable avec ce qui restait de l'immense multitude d'hommes attirée en Pologne au mois de juin précédent, et de recommencer avec quelques chances de succès une lutte qui cette fois était devenue nécessaire. Il aurait fallu pour cela beaucoup moins de cette prévoyance politique dont Napoléon avait eu trop peu avant de commencer la guerre, et dont il avait beaucoup trop depuis que cette guerre avait si mal tourné.
Ce sont des motifs politiques qui décident surtout Napoléon à partir. Toutefois sur ce grave sujet on pouvait soutenir le pour et le contre avec un égal fondement, et pour pencher vers le parti que nous regardons comme soutenable, il aurait fallu l'impulsion d'un sentiment moral, qui eût porté à préférer même la perte du trône à l'abandon d'une armée qu'on avait entraînée dans un désastre. S'il n'y avait eu que danger de la vie (et il n'y était pas), Napoléon était assez bon soldat pour le courir sans hésiter avec une armée compromise par sa faute; mais être détrôné, et, qui pis est, prisonnier des Allemands, était une perspective devant laquelle il ne tint pas, et il prit à Smorgoni même la résolution de partir.
Napoléon, en partant, désigne Murat pour le remplacer dans le commandement. Il lui fallait un remplaçant, et après y avoir pensé, il n'en trouva qu'un seul qui eût assez de renommée, assez d'élévation de rang, pour qu'on lui obéît, c'était le roi de Naples. Eugène était plus sage, plus constant, et avait acquis dans ces jours néfastes la haute estime de tous les honnêtes gens de l'armée, mais il était capable d'obéir à Murat, et Murat ne l'était pas de lui obéir à lui. Parmi les maréchaux, Ney, quoique s'étant couvert de gloire, n'avait pas l'autorité nécessaire, et Davout l'avait perdue depuis que Napoléon avait donné à son égard le signal du dénigrement. En laissant le major général Berthier à Murat, Napoléon espérait placer auprès de lui un conseiller sage, laborieux, en état de le contenir et de suppléer à son ignorance des détails. Malheureusement le major général était complètement démoralisé, et sa santé était tout à fait détruite. Les maux qu'il venait d'endurer avaient ruiné son corps et profondément ébranlé sa haute raison. Il voulait partir avec Napoléon, et il fallut un langage des plus durs pour l'obliger à demeurer. Il s'y résigna avec sa docilité accoutumée, mais avec un violent chagrin, car son rare bon sens ne lui faisait entrevoir que de nouveaux et plus affreux désastres après le départ de Napoléon.
Adieux de Napoléon à ses maréchaux, et son départ dans un traîneau. Le 5 décembre au soir, à Smorgoni où l'on était arrivé, Napoléon assembla Murat, Eugène, Berthier, ses maréchaux, leur fit part de sa détermination, qui les étonna, les affecta sensiblement, mais qu'ils n'osèrent désapprouver, craignant encore leur maître vaincu, et trouvant d'ailleurs bien puissantes les raisons qu'il alléguait, car il leur disait qu'en deux mois il leur amènerait 300 mille hommes de renfort, et que lui seul pouvait tirer de la France de tels secours. Il fut en outre plus caressant que de coutume, leur adressa des paroles affectueuses à tous, même au maréchal Davout qu'il avait si maltraité pendant cette campagne, et chercha ainsi à conquérir par des caresses une approbation qu'il craignait de ne pas obtenir avec les bonnes raisons qu'il avait à faire valoir. Il les flatta même jusqu'à s'accuser, en disant que tout le monde avait commis des fautes, lui comme les autres, qu'il était resté trop longtemps à Moscou, qu'il avait été séduit par la prolongation de la belle saison et le désir de la paix; qu'en réalité la cause des revers qu'on venait d'essuyer, c'était la précocité et la rigueur de l'hiver; que c'était là un malheur plutôt qu'une faute, qu'au surplus il fallait être indulgent les uns pour les autres, se soutenir, s'aimer, et reprendre confiance; qu'il reparaîtrait bientôt au milieu d'eux à la tête d'une armée formidable, et qu'il leur recommandait en attendant de s'entr'aider, et d'obéir fidèlement à Murat. Ces discours terminés, il les embrassa, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé, et, s'enfonçant dans un traîneau, suivi de M. de Caulaincourt, du maréchal Duroc, du comte Lobau, du général Lefebvre-Desnoëttes, il partit au milieu de la nuit, laissant ses lieutenants soumis, à peu près convaincus, mais au fond consternés et sans espérance.
Le secret du départ de Napoléon gardé pendant vingt-quatre heures, afin qu'aucune nouvelle ne puisse le précéder. Le plus grand secret devait être observé jusqu'au lendemain, afin qu'aucune nouvelle de son départ ne pût le précéder dans les lieux qu'il allait traverser en gardant le plus rigoureux incognito. Avant de partir il avait rédigé le 29e bulletin, si célèbre depuis, dans lequel, parlant pour la première fois de la retraite, il avouait la partie de nos malheurs qu'on ne pouvait pas absolument nier, les mettait sur le compte de l'hiver, et relevait l'historique de ses revers par la belle et immortelle scène du passage de la Bérézina.
Sentiment qu'on éprouve dans l'armée en apprenant son départ. Lorsque le lendemain 6 décembre on apprit dans l'armée le départ de Napoléon, la stupéfaction fut grande, car avec lui s'évanouissait la dernière espérance. Toutefois la nouvelle ne fit sensation que sur les hommes capables de réfléchir, et auprès de ceux-ci bien des raisons plaidaient en faveur de la détermination que Napoléon venait de prendre. Quant à la masse, le sentiment était tellement amorti chez elle, que l'impression ne fut pas ce qu'elle aurait été en toute autre circonstance. Continuation de la marche sur Wilna. On continua donc à cheminer machinalement devant soi, en désirant d'arriver à Wilna, comme un mois auparavant on désirait d'arriver à Smolensk. À Wilna, on se promettait des vivres dont, il est vrai, on manquait un peu moins depuis qu'on était en Lithuanie, et surtout des abris, du repos, et des troupes organisées pour arrêter la poursuite des Russes. Mais chaque jour venait accroître les souffrances de cette marche. Le froid acquiert une intensité de 30 degrés Réaumur. En quittant Molodeczno, le froid devint encore plus rigoureux, et le thermomètre descendit à 30 degrés Réaumur. La vie se serait interrompue même dans des corps sains, à plus forte raison dans des corps épuisés par la fatigue et les privations. Les chevaux étaient presque tous morts; quant aux hommes, ils tombaient par centaines sur les chemins. On marchait serrés les uns contre les autres, en troupe armée ou désarmée, dans un silence de stupéfaction, dans une tristesse profonde, ne disant mot, ne regardant rien, se suivant les uns les autres, et tous suivant l'avant-garde, qui suivait elle-même la grande route de Wilna partout indiquée. La souffrance arrive au dernier terme. À mesure qu'on marchait, le froid, agissant sur les plus faibles, leur ôtait d'abord la vue, puis l'ouïe, bientôt la connaissance, et puis au moment d'expirer, la force de se mouvoir. Alors seulement ils tombaient sur la route, foulés aux pieds par ceux qui venaient après comme des cadavres inconnus. Les plus forts du jour étaient à leur tour les plus faibles du lendemain, et chaque journée emportait de nouvelles générations de victimes.
Divers genres de mort parmi les soldats qui terminent cette affreuse retraite. Le soir au bivouac, il en mourait par une autre cause, c'était l'action trop peu ménagée de la chaleur. Pressés de se réchauffer, la plupart se hâtaient de présenter à l'ardeur des flammes leurs extrémités glacées. La chaleur ayant pour effet ordinaire de décomposer rapidement les corps que le principe vital ne défend plus, la gangrène se mettait tout de suite aux pieds, aux mains, au visage même de ceux qu'une trop grande impatience de s'approcher du feu portait à s'y exposer sans précaution. Il n'y avait de sauvés que ceux qui par une marche continue, par quelques aliments pris modérément, par quelques spiritueux ou quelques boissons chaudes, entretenaient la circulation du sang, ou qui, ayant une extrémité paralysée, y rappelaient la vie en la frictionnant avec de la neige. Ceux qui n'avaient pas eu ce soin se trouvaient paralysés le matin au moment de quitter le bivouac, ou de tout le corps, ou d'un membre que la gangrène avait atteint subitement. D'autres, plus favorisés en apparence, mouraient au milieu d'une bonne fortune inespérée. Si par exemple, ils avaient trouvé une grange pour y passer la nuit, ils y allumaient de grands feux, s'endormaient, laissaient l'incendie se communiquer, et ne se réveillaient que lorsque le toit en flammes s'abîmait sur eux. On compta une quantité de morts par cet étrange accident, celui de tous auquel on se serait le moins attendu.
Perte en quelques jours des dernières troupes envoyées à la rencontre de la grande armée. À cette multitude de victimes vinrent bien inutilement s'en ajouter d'autres, qui succombèrent plus vite encore que celles dont nous avons raconté le sort lamentable. Napoléon n'avait laissé en partant que des instructions extrêmement vagues, tant il était préoccupé des désastres qui l'avaient frappé, et de ceux qui le menaçaient encore. Il avait recommandé, dès qu'on serait à Wilna, de rallier l'armée, de la nourrir, de la réarmer, de la concentrer, et de se replier ensuite sur le Niémen, si on ne pouvait tenir sur la Wilia. Malheureusement il n'avait rien prescrit pour les vingt-cinq mille hommes environ qu'on avait à Wilna, et dont la conservation dépendait du soin qu'on apporterait à ne pas les déplacer sans nécessité. M. de Bassano et le gouverneur de la Lithuanie, sachant la grande armée vivement poursuivie par les Russes, n'ayant surtout pas éprouvé ce qu'une troupe pouvait devenir en quatre ou cinq jours de marche par le temps qu'il faisait, expédièrent sur Smorgoni, et à très-bonne intention, ce qu'il y avait de meilleur à Wilna, notamment la division française Loison, les brigades Coutard et Franceschi, la cavalerie napolitaine, et la cavalerie de marche. C'étaient tous jeunes gens, très-capables de se bien battre, comme l'avait prouve récemment la division Durutte envoyée au général Reynier, mais incapables de supporter quarante-huit heures les souffrances qu'enduraient depuis deux mois les malheureux revenus de Moscou. Sortant de casernes chauffées à douze ou quinze degrés, passant à un froid de trente, ils furent saisis, et en quelques jours périrent pour la plupart.
L'armée ayant quitté Molodeczno, les rencontra les uns à Smorgoni, les autres à Ochmiana, bien vêtus, bien nourris, et morts cependant d'un saisissement subit. Elle en eut pitié, malgré la profonde insensibilité dans laquelle elle était tombée. Huit ou dix mille de ces nouveaux venus moururent en cinq ou six jours. Les Napolitains surtout, amenés de si loin pour faire sous le ciel de la Russie le premier apprentissage des armes, succombèrent à la soudaineté d'une pareille épreuve. Les moins maltraités ne perdirent que leurs chevaux. C'est ainsi que commencèrent à se dissiper sans aucun profit les dernières ressources, dont on aurait pu se servir pour arrêter l'ennemi, et réorganiser l'armée.
Armée devant Wilna le 9 décembre. Enfin à force de marcher, de souffrir, de joncher la terre de ses morts, cette masse désolée, hâve, amaigrie, couverte de haillons, portant par-dessus ses uniformes les plus singuliers vêtements imaginables, des fourrures d'hommes et de femmes prises à Moscou, des soieries salies et brûlées, des couvertures de cheval, tous les objets en un mot qu'elle avait pu s'approprier, cette masse arriva le 9 décembre aux portes de Wilna. Ce fut pour ces cœurs qui paraissaient désormais insensibles à toute impression, l'occasion d'un dernier sentiment de joie. Wilna! Wilna!... Il semblait que le repos, l'abondance, la sécurité, la vie enfin, allaient se retrouver dans cette heureuse capitale de la Lithuanie, où l'on se plaisait à annoncer, à répéter, que la prévoyance de Napoléon avait accumulé d'immenses ressources. Il n'y en avait certainement pas autant qu'on le disait, mais il y en avait plus qu'il n'en fallait pour satisfaire les premiers besoins de l'armée, et pour lui donner la force de rejoindre le Niémen en meilleur ordre. À la vue des murs de la ville, la foule oubliant que la porte même la plus large serait un défilé bien étroit pour tant d'hommes qui voulaient entrer à la fois, et surtout pour la masse de bagages qu'on avait encore, ne songea pas à faire le tour de ces murs, afin d'y pénétrer par plusieurs issues. Affreuse confusion à Wilna. On suivait machinalement la tête de la colonne, et on s'accumula bientôt devant la porte qui était tournée vers Smolensk, on s'y étouffa, on s'y battit, on s'y tua comme au pont de la Bérézina. Vingt-quatre heures durant ce fut la même presse, la même difficulté d'entrer, par l'extrême désir qu'on en avait. Bientôt, comme à Smolensk, les efforts de l'autorité pour rétablir l'ordre dans les corps, produisirent le désordre. On voulait du pain, de la viande, du vin, des abris surtout, et on n'était pas d'humeur à se laisser renvoyer par des commis au régiment qui n'existait plus, et dont il ne restait que quelques officiers, marchant ensemble autour du porte-drapeau, qui lui-même avait souvent plié son drapeau dans son sac afin de le sauver. On se précipita de nouveau sur les magasins pour les piller. Les soldats qui avaient rapporté un peu d'argent, rencontrant des cafés, des cabarets, des auberges, des magasins de tout genre chez une population amie qui n'avait pas fui, se précipitèrent pour acheter ce dont ils avaient besoin, effrayèrent par leurs cris ceux qui auraient pu le leur fournir, firent fermer tous ces lieux où ils auraient trouvé à vivre, et les voyant se fermer même devant leur argent, en enfoncèrent les portes. Wilna fut bientôt une ville saccagée. Si des troupes sous un chef ferme et prévoyant, avaient d'avance été conservées pour maintenir l'ordre, si dans des lieux aisément accessibles des vivres eussent été d'avance mis à la portée des plus impatients, cette confusion eût été prévenue. Mais Napoléon parti, personne n'ordonnait, et personne n'obéissait. Murat n'était pas plus capable de faire l'un que d'obtenir l'autre.
Le défaut d'ordres empêche le prince de Schwarzenberg et le général Reynier de venir au secours de Wilna, qu'ils auraient pu protéger contre les armées russes. L'armée arriva successivement les 8 et 9 décembre. Quelques jours de repos étaient bien nécessaires à nos soldats épuisés, et il eût été facile de les leur procurer, si on n'avait pas exposé à périr inutilement sur les routes les troupes fraîches qui occupaient Wilna, surtout si on avait fait parvenir au prince de Schwarzenberg et au général Reynier des ordres qu'ils étaient en mesure et en disposition d'exécuter. En effet, le prince de Schwarzenberg, après avoir reçu cinq à six mille hommes de renfort, était revenu sur Slonim, et le général Reynier s'était avancé vers la Narew pour donner la main à la division Durutte, qui venait de Varsovie. Ce dernier avait rencontré sur son chemin le général russe Sacken, l'avait attiré à lui, et lui avait fait essuyer un sanglant échec. Le prince de Schwarzenberg, averti à temps, s'était rabattu sur le flanc de Sacken, l'avait assailli à son tour, et avait contribué à le rejeter en désordre vers la Volhynie. Ces succès qui avaient coûté 7 à 8 mille hommes à Sacken, avaient l'inconvénient d'être remportés trop loin de la Bérézina, et du point décisif de la campagne; mais ils avaient l'avantage de mettre Sacken hors de cause pour quelque temps, dès lors de rendre au prince de Schwarzenberg et à Reynier une sécurité pour leurs derrières, dont ils avaient besoin pour marcher en avant; et si dès le 19 ou le 20 novembre on leur eût parlé clairement, si on ne se fût pas borné à leur dire, comme le faisait M. de Bassano, que tout allait bien à la grande armée, que l'Empereur revenait de Moscou victorieux, si on leur eût dit au contraire que l'armée arrivait poursuivie, cruellement traitée par la saison, que son retour à Wilna n'était assuré qu'à la condition d'un puissant secours, certainement le prince de Schwarzenberg, arraché à sa timidité par sa loyauté personnelle, aurait marché, et il pouvait être avec le général Reynier, à Minsk avant le 28 novembre, à Wilna avant le 10 décembre. Dans ce cas, avec les troupes qu'on avait à Wilna, on aurait réuni une soixantaine de mille hommes, et soixante-douze avec les débris de la grande armée. Or les Russes étaient loin de pouvoir en réunir autant. Mais Napoléon était parti sans donner d'ordres; M. de Bassano, qui l'avait immédiatement suivi, ne s'était pas cru autorisé à le suppléer, et le prince de Schwarzenberg ainsi que le général Reynier étaient à se morfondre entre Slonim et Neswij, ne sachant que faire, ne sachant que croire entre les nouvelles satisfaisantes qui leur venaient des Français, et les nouvelles toutes contraires que leur faisaient parvenir les Russes[46]. On vient de voir que le corps bavarois de de Wrède, la division Loison, les brigades Coutard et Franceschi, envoyés du sein de l'abondance et d'une bonne température au milieu des horreurs de cette retraite, avaient été frappés par le froid et complètement désorganisés. Wilna reste ainsi découvert, et exposé à l'invasion du premier ennemi prêt à s'y présenter. Wilna était donc tout ouvert, et il n'y avait aucune chance de s'y défendre contre les trois corps ennemis qui s'avançaient.
Depuis le passage de la Bérézina, le généralissime Kutusof ayant laissé sa principale armée en arrière pour prendre le commandement supérieur des armées russes réunies, avait chargé Wittgenstein de s'avancer sur Wilna par la route de Swenziany, Tchitchakoff d'y accourir par celle d'Ochmiana, et avait acheminé enfin, mais plus lentement, ses propres troupes sur Novoï-Troki, afin d'empêcher la jonction de Schwarzenberg avec Napoléon. Certainement il n'avait pas en tout 80 mille hommes disponibles, et il n'en pouvait pas rassembler plus de 40 mille sur le même point, un jour de bataille. Mais Wilna étant découvert, une avant-garde de cinq à six mille hommes suffisait pour y jeter la confusion. Cette avant-garde existait dans les Cosaques de Platow et l'infanterie de Tchaplitz.
Situation de Wilna où personne ne commande. Du côté des Français il n'y avait pas un seul corps dont il restât quelque débris. Le 1er (Davout), le 2e (Oudinot), le 3e (Ney), le 4e (prince Eugène), le 9e (Victor) avaient achevé de se dissoudre dans ces derniers jours, sous l'action du froid sans cesse croissant et d'une marche sans repos. Aux portes de Wilna, le maréchal Victor, qui avait rempli le dernier le rôle d'arrière-garde, avait fini par se trouver sans un homme. Chaque soldat allait se chauffer, manger où il pouvait, et surtout cherchait à éviter les blessures, qui équivalaient à la mort. Il n'avait survécu que 3 mille hommes au plus de la division Loison, et peut-être autant de la garde impériale. Tous les généraux blessés ou valides, n'ayant plus personne à commander, s'en étaient allés chacun de leur côté; et Murat, au milieu de ce désordre, désolé de la responsabilité qui pesait sur sa tête, alarmé pour son royaume à l'aspect du vaste naufrage qui avait commencé sous ses yeux, peu soutenu par Berthier malade et consterné, Murat, la tête troublée, ne savait que faire ni qu'ordonner.
Les Cosaques s'étant présentés devant Wilna, Murat quitta cette ville avec tous les états-majors. Mais l'ennemi ne lui laissa pas même le temps d'hésiter. Les débris de l'armée, comme nous l'avons dit, étaient successivement arrivés les 8 et 9 décembre, et ils encombraient Wilna, pillant les magasins de vivres et de vêtements, lorsque le 9 au soir Platow parut avec ses Cosaques aux portes de cette ville. Aux premiers coups de fusil, le trouble et le désordre furent au comble. D'arrière-garde il n'y en avait plus. Le général Loison, qui seul avait quelques forces à sa disposition, accourut avec le 19e, ancien régiment recruté de jeunes gens, et essaya de se placer en dehors de la ville. Le maréchal Ney, qui n'avait pas de commandement, mais qui en prenait partout où il y avait du danger, ce qu'on lui permettait volontiers, le vieux Lefebvre retrouvant dans le péril son ancienne énergie, couraient dans les rues de Wilna, criant aux armes, et s'efforçant de ramasser quelques soldats armés pour les conduire sur les remparts. Spectacle douloureux et digne d'une affreuse compassion, que de voir la grande armée réduite à de telles misères par des desseins insensés! Enfin on arrêta les Cosaques, mais pour quelques heures seulement, et chacun ne songea plus qu'à fuir. Murat, si héroïque dans les champs de la Moskowa, Murat, l'invulnérable Murat, que les balles et les boulets semblaient ne pouvoir atteindre, atteint tout à coup de la maladie générale, imita son maître, et ne voulant pas plus livrer aux Russes un roi prisonnier, que Napoléon n'avait voulu leur livrer un empereur, se transporta dans le faubourg de Wilna qui s'ouvrait sur la route de Kowno. Il s'y rendit afin d'être en mesure de partir des premiers. Il se mit en route dans la nuit du 10, en disant qu'il allait à Kowno, où l'on essayerait de réunir l'armée derrière le Niémen. Il n'y avait au surplus pas d'ordre à donner pour que chacun s'apprêtât à partir. On s'en alla en confusion, qui d'un côté, qui de l'autre, laissant à l'ennemi de vastes magasins de tout genre, et, ce qui était infiniment plus regrettable, une quantité de blessés et de malades, les uns placés dans les hôpitaux, les autres déposés chez les habitants, où le chirurgien Larrey avait employé ces deux jours à les faire recevoir, enfin douze ou quinze mille soldats épuisés, aimant mieux devenir prisonniers que de continuer cette marche mortelle par 30 degrés de froid, sans abri pour la nuit, sans pain pour la journée. On perd encore une vingtaine de mille hommes à l'évacuation de Wilna. On perdit encore à cette brusque évacuation 18 ou 20 mille hommes qu'il eût été facile de sauver. Toute la nuit du 10 fut employée à sortir de Wilna devant les Cosaques impatients de s'y introduire. Les coups de fusil de ceux qui entraient, auxquels répondaient les coups de fusil de ceux qui se retiraient, tinrent cette malheureuse ville dans l'épouvante. Chose horrible à dire, les misérables juifs polonais qu'on avait forcés à recevoir nos blessés, dès qu'ils virent l'armée en retraite, se mirent à jeter ces blessés par les fenêtres, et quelquefois même à les égorger, s'en débarrassant ainsi après les avoir dépouillés. Triste hommage à offrir aux Russes dont ils étaient les partisans!
Perte du trésor de l'armée, et des trophées, au pied d'une côte au sortir de Wilna. Aux portes de Wilna et à une lieue, une autre scène vint affliger les regards. Une montagne, qui formait la berge gauche de la Wilia, et que six mois auparavant nos escadrons victorieux avaient descendue au galop en poursuivant les Russes, était couverte de verglas, et présentait aux voitures un obstacle presque insurmontable. Des chars sur lesquels on avait placé des officiers blessés ou malades, des caissons d'artillerie, enfin les fourgons du trésor, que M. de Bassano, pour ne pas avouer trop tôt le danger de la situation, avait laissé le plus longtemps possible à Wilna, encombraient le pied de la montée. Les conducteurs, saisis d'épouvante au bruit de la fusillade, criaient, fouettaient leurs chevaux en proférant d'affreux jurements. Les chevaux ne pouvant tenir sur la glace, la faisaient éclater sous leurs pieds, et tombaient les genoux en sang, tandis que des pièces d'artillerie, abandonnées à moitié de la montée parce qu'il était impossible de les élever plus haut, s'échappaient sur la pente, et roulaient en brisant tout ce qu'elles rencontraient. Après plusieurs heures de ce tumulte et de cette impuissance, on prit le parti de couper les traits des chevaux, et d'abandonner les précieux objets accumulés au pied de cette montée. Il y périt encore des blessés et des malades. Les fourgons du trésor contenaient dix millions en or et en argent. Le payeur, fort attaché à ses devoirs, parvint cependant à sauver quelques-uns de ces fourgons, mais en abandonna le plus grand nombre à l'avidité des soldats. Il y eut des malheureux qui, sentant leurs forces ranimées par ce spectacle, eurent le courage de se charger de métaux précieux. Mais après avoir éventré les fourgons, ils donnaient mille francs en argent pour avoir cent francs en or, car le poids ôtait toute valeur à ce qu'il fallait emporter. Là restèrent quelques-uns des trophées de Moscou, et beaucoup de drapeaux enlevés à l'ennemi. La nuit s'achevait lorsque les Cosaques accoururent pour mettre fin au pillage des Français, et y substituer le pillage des Russes. Jamais l'avidité de ces fuyards ne s'était trouvée appelée à faire un pareil butin.
Arrivée à Kowno, les 11 et 12 décembre. Le 10, le 11, le 12 furent employés à parcourir les vingt-six lieues qui séparent Wilna de Kowno, et les débris de l'armée affluèrent dans cette dernière ville pendant les journées du 11 et du 12 décembre. Dans quel état, dans quel dénûment, dans quelle confusion on repassait ce Niémen glacé, que six mois auparavant on avait franchi par un beau soleil, au nombre de 400 mille hommes, avec 60 mille cavaliers, avec 1200 bouches à feu, avec un éclat incomparable! Quiconque n'avait pas perdu le sentiment sous ces trente degrés de froid, ne pouvait s'empêcher de faire cette cruelle comparaison, et d'en avoir les yeux remplis de larmes. Le Niémen étant gelé, les ponts que nous avions construits et entourés de solides ouvrages, n'étaient plus un moyen exclusif de passer le fleuve, et les Cosaques l'avaient déjà traversé au galop. On ne pouvait donc pas aspirer à garder Kowno, pas plus que Wilna, le Niémen n'offrant plus dans cette saison une véritable ligne de défense. Vider les magasins, c'est-à-dire les piller, était la seule manière d'en tirer parti. On s'y rua avec une sorte de fureur. Ils étaient bien autrement riches que ceux de Wilna, parce que la navigation intérieure de la Vistule au Niémen y avait fait affluer, grâce à l'activité du général Baste, toutes les richesses de Dantzig. Nos malheureux soldats s'adressèrent surtout aux magasins de spiritueux, cherchant dans la chaleur intérieure un secours contre le froid extérieur, et ils se tuaient par impatience de revivre. Les rues furent en un instant couvertes de tonneaux enfoncés, de soldats expirant entre le saisissement du froid et celui de l'ivresse.
Conseil de guerre à Kowno. Le 12 décembre au matin, Murat avait assemblé les maréchaux, le prince Berthier et M. Daru, pour délibérer sur la conduite à tenir. Le rapport de tous les chefs fut qu'il n'y avait plus de soldats dans aucun corps, qu'il restait encore 2 mille hommes peut-être à la division Loison, et 1500 dans les rangs de la garde, dont 500 tout au plus capables de tirer un coup de fusil. Murat qui, dans sa mobilité, passait pour Napoléon de l'amour à la haine, et qui en ce moment ne lui pardonnait pas de mettre en péril les couronnes de la famille Bonaparte, laissa échapper des plaintes contre le maître dont l'ambition insensée, disait-il, les avait précipités dans un abîme. Tous les cœurs partageaient ces sentiments; mais la plupart retenus encore par la crainte, d'autres, comme Ney, consolés des malheurs présents par la gloire acquise dans cette campagne, d'autres aussi, comme Davout, trouvant étrange que les hommes qui avaient le plus profité de l'ambition de Napoléon fussent les premiers à s'en plaindre, accueillirent les récriminations de Murat par le silence ou par le blâme. Altercation entre Murat et le maréchal Davout. Davout surtout qui avait une aversion instinctive pour les qualités autant que pour les défauts du roi de Naples, et qui avait eu avec lui de violentes altercations, lui imposa silence en disant que si l'ambition de Napoléon devait rencontrer des censeurs dans l'armée, ce n'était pas chez ceux de ses lieutenants qu'il avait faits rois, que du reste il ne fallait avoir dans les circonstances présentes qu'un objet en vue, celui de se sauver, sans ajouter par de mauvais exemples à l'indiscipline des troupes. Cette scène, qui révélait l'état des esprits, n'ayant pas eu de suite, on s'occupa de ce qu'il y avait à faire. Le maréchal Ney et le général Gérard chargés de la défense de Kowno. On déféra d'un commun accord au maréchal Ney la défense de Kowno, et la direction de cette fin de retraite. Il devait, pour donner au torrent des fuyards le temps de s'écouler, défendre Kowno pendant quarante-huit heures, avec le reste de la division Loison, avec quelques troupes de la Confédération germanique, et ensuite se retirer sur Kœnigsberg, où il serait joint par le maréchal Macdonald, qui, de son côté, rétrogradait de Riga sur Tilsit. Quant aux tristes débris de l'armée, il fut jugé impossible de les rallier ailleurs que sur la Vistule, c'est-à-dire derrière une ligne où ils cesseraient d'être poursuivis. Il fut décidé que les cadres, consistant en trente ou quarante officiers par régiment, et quelques sous-officiers portant les drapeaux, se réuniraient ceux de la garde à Dantzig, ceux des 1er et 7e corps (Davout et Westphaliens) à Thorn, ceux des 2e et 3e corps (Oudinot et Ney) à Marienbourg, ceux des 4e et 6e (prince Eugène et Bavarois) à Marienwerder, ceux du 5e (Polonais) à Varsovie, et qu'on pousserait vers ces points de ralliement les soldats épars sur les routes. Le maréchal Ney demanda, pour faire un dernier effort sous les murs de Kowno, qu'on lui adjoignît le général Gérard, ce qui lui fut accordé.
Vains efforts du maréchal Ney et du général Gérard pour défendre Kowno. Aussitôt ces résolutions adoptées, tout le monde partit pour Kœnigsberg. Ney et Gérard demeurèrent seuls à Kowno pour essayer d'arrêter les Cosaques. Ney plaça dans les ouvrages qu'on avait construits en avant des ponts de la Wilia et du Niémen, quelques troupes allemandes, et le long du lit gelé de la Wilia et du Niémen qu'il fallait disputer sans l'appui d'aucun ouvrage défensif, les restes de la division Loison, le 29e notamment, vieux régiment, comme nous l'avons dit, recruté avec de jeunes soldats. Dès le 13 au matin les Cosaques parurent avec leur artillerie portée sur traîneaux. Ils se présentèrent d'abord au pont du Niémen par la route de Wilna, et envoyèrent des boulets sur la tête de pont. Les soldats allemands de Reuss et de la Lippe, saisis d'une terreur panique, ne voulurent plus entendre parler de se défendre, jetèrent leurs armes, et enclouèrent leurs canons. L'officier plein d'honneur qui les commandait se brûla la cervelle de désespoir. Au bruit qui se faisait de ce côté, Gérard et Ney accoururent, et prenant les soldats par la main, les conjurant de s'arrêter, saisissant chacun un fusil, faisant feu eux-mêmes pour les encourager, en retinrent à peine quelques-uns. À cette vue deux cents Cosaques mirent pied à terre, et marchèrent le fusil à la main sur la tête de pont. Gérard et Ney allaient se trouver seuls, lorsque l'aide de camp du maréchal Ney, Rumigny, amena un détachement du 29e, qui par son feu contint les Cosaques, et les força de rebrousser chemin. Le maréchal Ney crut avoir sauvé Kowno, et dans un mouvement d'effusion embrassa le général Gérard. Mais bientôt les Allemands se débandèrent, les soldats du 29e entraînés par l'exemple, épouvantés surtout d'être réduits à quelques centaines d'hommes pour défendre Kowno, s'en allèrent peu à peu, et à la fin de la journée du 13, Ney et Gérard n'eurent plus auprès d'eux que 5 à 600 hommes, et 8 ou 10 bouches à feu de la division Loison. Ils sont réduits à sortir de Kowno avec quelques centaines d'hommes. Ils résolurent, après avoir tenu toute cette journée du 13, et avoir fait écouler le plus de traînards qu'ils pourraient, de partir eux-mêmes dans la nuit, avec les quelques hommes fidèles qu'ils avaient conservés. Il y avait dans ce qui restait de quoi résister au moins à une charge de Cosaques. Vers le milieu de la nuit, s'étant assurés que tout ce qui pouvait marcher avait défilé devant eux, ils essayèrent de gravir cette même hauteur, d'où l'armée planait le 24 juin sur le cours du Niémen qu'elle allait passer. Mais le verglas, comme au sortir de Wilna, avait arrêté les dernières voitures de bagages et d'artillerie, et quelques fourgons, dernier débris du trésor. Même scène, mêmes efforts, mêmes cris qu'au pied de la montagne de Wilna, et même impuissance! Par surcroît de détresse, quelques Cosaques ayant traversé le Niémen sur la glace, avaient gravi le revers de la hauteur, et menaçaient de couper la route. À ce nouveau danger, les 5 à 600 hommes de Ney et Gérard se dispersèrent dans l'obscurité, chacun cherchant son salut où il espérait le trouver. Le maréchal Ney et le général Gérard, laissés presque seuls avec quelques officiers, n'eurent plus qu'à songer à leur sûreté personnelle, et tournant à droite, suivirent le cours du Niémen, pour se dérober à l'ennemi en longeant le lit encaissé et fortement gelé du fleuve. Ils rejoignirent ensuite sains et saufs la route de Gumbinnen à Kœnigsberg, dernier et unique service qu'ils pussent rendre, car c'était quelque chose dans l'immensité de ce désastre que de sauver ces deux hommes.
À dater de ce moment, il n'y eut plus un seul corps armé, et la retraite s'acheva par petites bandes, fuyant à travers les plaines glacées de la Pologne devant les dernières courses des Cosaques. Ceux-ci, après avoir fait quelques lieues au delà du Niémen, rentrèrent sur la ligne du fleuve, que les armées russes triomphantes mais épuisées, et réduites des deux tiers, ne voulaient pas franchir.
Arrivée à Kœnigsberg. À Kœnigsberg s'étaient rendus les états-majors et la vieille garde. Sur environ 7 mille hommes que la vieille garde comptait au début de la campagne, il lui en restait 5,962 en évacuant Smolensk. Sur ces 5,962 elle avait perdu à son arrivée à Kœnigsberg, 528 hommes tués ou blessés qu'on n'avait pas pu transporter, 1,377 qu'on savait morts de fatigue ou de misère, 2,586 qu'on supposait gelés, ou pris pour n'avoir pu suivre, c'est-à-dire 4,491 disparus depuis Smolensk, parmi lesquels 528 seulement atteints par le feu. Ce qui restait de la garde à Kœnigsberg. Il y en avait 1,471 debout le 20 décembre, dont 500 capables de tirer un coup de fusil. Le tableau de ces pertes fut remis par le maréchal Lefebvre à l'état-major, et c'était le seul corps auquel il eût été fait des distributions régulières! De la jeune garde il ne restait rien.
Il y avait à Kœnigsberg environ dix mille individus dans les hôpitaux, dont un petit nombre blessés, et la plupart malades. Parmi ces derniers, les uns avaient des membres gelés, les autres étaient atteints d'une espèce de peste que les médecins appelaient fièvre de congélation, et qui était horriblement contagieuse. Noble dévouement du médecin Larrey. L'héroïque Larrey, quoique épuisé de fatigue et de souffrance, était accouru à ces hôpitaux pour y soigner nos malades, et il y gagna cette contagion funeste dont il faillit mourir. L'héroïsme, de quelque genre qu'il soit, est la consolation des grands désastres. Cette consolation nous fut accordée tout entière; elle égala la grandeur de nos malheurs. À Kœnigsberg, au milieu de la foule des infortunés qui expiaient en mourant, ou l'ambition de Napoléon, ou leur propre intempérance, il y eut des morts à jamais regrettables, deux notamment, celle du général Lariboisière et celle du général Éblé! Mort des généraux Éblé et Lariboisière. Le premier, accablé de fatigues, supportées avec une rare constance malgré son âge, mais inconsolable surtout de la mort d'un fils tué sous ses yeux à la bataille de la Moskowa, mourut de la contagion régnante à Kœnigsberg. On lui donna l'illustre Éblé pour successeur dans la place de commandant général de l'artillerie. Mais ce noble vieillard, atteint lui-même d'une maladie mortelle à la Bérézina, et n'ayant fait que languir depuis, expira deux jours après le chef qu'il venait de remplacer. Des cent pontonniers qui à sa voix s'étaient plongés dans l'eau de la Bérézina pour construire les ponts, il en restait douze. Des trois cents autres, il en restait un quart à peine.
Pertes de l'expédition de Russie approximativement évaluées. Ce nécrologe de l'armée est déchirant, mais il faut que les grands hommes et les nations sachent ce que coûtent les folles entreprises, et ce que coûta celle-ci, certainement l'une des plus insensées et des plus meurtrières que jamais on ait tentées. On a souvent essayé d'évaluer les pertes de la France et de ses alliés dans l'expédition de Russie, compte effroyable et impossible! Toutefois on peut approcher de la vérité sans y atteindre. L'armée totale destinée à agir du Rhin au Niémen s'élevait à 612 mille hommes et à 150 mille chevaux, et avec les Autrichiens à 648 mille hommes. 420 mille avaient passé le Niémen. Depuis il s'était joint à eux le 9e corps (maréchal Victor) de 30 mille combattants, la division Loison de 12 mille, la division Durutte de 15 mille, quelques alliés et quelques bataillons de marche au nombre de 20 mille hommes, et enfin les 36 mille Autrichiens, ce qui fait une masse totale de 533 mille hommes qui avaient passé le Niémen. Il restait sous le prince de Schwarzenberg et le général Reynier environ 40 mille Autrichiens et Saxons, se retirant à pas comptés entre le Bug et la Narew, 15 mille Prussiens et Polonais sous le maréchal Macdonald, s'efforçant de rejoindre le Niémen, et quelques soldats isolés, regagnant à travers les plaines de la Pologne la ligne de la Vistule. De ces soldats isolés, on en recueillit plus tard trente ou quarante mille. Resteraient donc 438 mille hommes qui auraient été perdus, et sur lesquels les Russes en retenaient cent mille environ comme prisonniers. À ce compte 340 mille auraient péri. Heureusement non! Un nombre, qu'on ne peut pas déterminer, s'étant débandés au commencement de la campagne, avaient rejoint peu à peu leur pays à travers la Pologne et l'Allemagne, mais il n'y a aucune exagération à dire que 300 mille hommes environ moururent par le feu, par la misère ou par le froid. Quelle part les Français avaient-ils dans cette horrible hécatombe? Les flatteurs de Napoléon dans tous les temps, car il en a eu régnant et détrôné, vivant et mort, les flatteurs ont voulu nous consoler, en disant que les alliés de la France avaient dans ce sacrifice de trois cent mille hommes une plus large part que nous, fausseté matérielle, car nous avions plus des deux tiers de ce lot affreux. Mais repoussons cette indigne consolation, et tenons pour Français tout allié mort avec nous!
Ce triste compte établi, que dire de l'entreprise elle-même? quel jugement porter, que n'ait prononcé d'avance le bon sens des nations?
Jugement à porter sur l'expédition de Russie. Quant à l'entreprise, rien ou presque rien ne pouvait la faire réussir. L'infaillibilité même de la conduite n'en aurait pas corrigé le vice essentiel. Avec les fautes qui furent commises, et qui pour la plupart découlaient du principe lui-même de l'entreprise, le succès était encore plus impossible.
Vice essentiel de cette expédition. D'abord politiquement elle n'était pas nécessaire à Napoléon: en poursuivant avec persévérance la guerre d'Espagne, tout ingrate qu'était cette guerre, en y consacrant d'une manière exclusive ses forces et son argent, il eût résolu la question européenne, et en sacrifiant en outre quelques-unes de ses acquisitions de territoire plus onéreuses qu'utiles, il eût sans aucun doute obtenu la paix générale. En supposant même que ce soit là une erreur, et qu'avant d'en arriver à la paix générale, la Russie dût inévitablement s'unir encore une fois à l'Angleterre, il fallait ne pas la prévenir, lui laisser le tort de l'agression, l'attendre sur la Vistule, où certainement on l'eût battue, car on aurait eu 300 mille combattants sur 500 mille soldats mis en mouvement, tandis que sur la Moskowa on en avait à peine 130 mille sur plus de 600, et, battue sur la Vistule, la Russie eût été aussi vaincue, et plus vaincue que sur la Dwina ou sur la Moskowa. Être allé chercher les Russes au lieu de les attendre sur la Vistule, est l'une des plus grandes fautes politiques de l'histoire, et cette faute fut le fruit non d'une erreur d'esprit chez Napoléon, mais d'un emportement de ce caractère impétueux qui ne savait ni patienter ni attendre. Les Russes chez eux sont invincibles pour un conquérant; ils ne le seraient pas pour l'Europe franchement liguée dans l'intérêt de son indépendance. L'Europe en attaquant par mer, ou bien en s'avançant par terre méthodiquement et patiemment, en marchant avec constance d'une ligne à l'autre, sans avoir comme Napoléon à s'inquiéter de ses derrières, l'Europe arriverait à vaincre même chez lui ce vaste empire, si elle était unie pour un intérêt général et universellement senti. Mais marcher sur Moscou à travers l'Europe secrètement conjurée, et en la laissant pleine de haines derrière soi, était une aveugle témérité, tandis qu'en attendant la Russie en Pologne ou en Allemagne, on eût du même coup vaincu la Russie et l'Allemagne elle-même, si l'Allemagne se fût constituée son alliée.
Si donc l'entreprise était déraisonnable en principe, elle l'était bien davantage encore en considérant l'état dans lequel Napoléon se trouvait en 1812 sous le rapport des forces militaires. Il n'avait plus les vieilles bandes d'Austerlitz et de Friedland; ces bandes étaient allées mourir, ou achevaient de mourir en Espagne. Il lui en restait bien quelques-unes, dans le corps de Davout, dans quelques anciennes divisions de Ney, Oudinot et Eugène; malheureusement on les avait démesurément accrues avec de jeunes conscrits, amenés par force au drapeau, les uns robustes mais indociles, les autres dociles mais trop jeunes; et ces vieilles bandes ainsi affaiblies, on les avait mélangées en outre d'alliés qui nous haïssaient, se battaient sans doute, mais désertaient dès qu'ils en trouvaient l'occasion. Ce n'était pas avec cet assemblage incohérent que se devait tenter une telle entreprise. Il eût mieux valu 300 mille anciens soldats comme ceux du maréchal Davout, que les 600 mille qu'on avait réunis, car on n'aurait eu que la moitié de la difficulté pour les nourrir, et en les nourrissant on les aurait conservés au drapeau. En 1807, avec des soldats excellents, on avait failli succomber pour être allé jusqu'au Niémen: essayer en 1812 d'aller deux fois plus loin, avec des soldats valant deux fois moins, c'était rendre le désastre infaillible. Et ici ressort une vérité frappante, c'est que Napoléon touchait à la fin de son système ambitieux, consistant à vaincre les affections des peuples avec des forces de tout genre, levées à la hâte, et imparfaitement organisées. On était tout à la fois au dernier terme de la difficulté et des moyens, car après avoir mis contre soi la rage des Espagnols qui consumait une partie de nos meilleures troupes, passer par-dessus la rage concentrée des Allemands, pour aller, à des distances immenses, provoquer la rage incendiaire des Russes, et à cette révolte des cœurs dans toute l'Europe, révolte sourde ou éclatante, opposer des soldats à peine formés, à peine agrégés les uns aux autres, mêlés d'une foule de nations secrètement hostiles, retenues par l'honneur seul au moment du combat, mais prêtes à déserter dès que l'honneur le leur permettrait, réunir ainsi la difficulté des haines à vaincre, des distances à franchir, en ayant des forces non pas plus fortement composées en raison de la difficulté, mais au contraire d'autant plus faiblement composées que la difficulté était plus grande, c'était rassembler dans une entreprise tous les genres d'illusions que le despotisme enivré par le succès puisse se faire! C'était se préparer presque inévitablement la plus horrible des catastrophes.
Le vice essentiel de l'expédition cause véritable de toutes les fautes d'exécution. La faute essentielle fut donc l'entreprise elle-même. Rechercher les fautes d'exécution qui purent s'ajouter encore à la faute principale, serait de peu de fruit, si presque toutes ces fautes d'exécution n'avaient découlé de la faute principale, comme des conséquences découlent inévitablement de leur principe.
Ainsi, il est vrai que Napoléon, entré en Russie le 24 juin, perdit dix-huit jours à Wilna, dix-huit jours bien précieux; que poussant Davout sur Bagration, il ne lui donna pas les forces nécessaires, dans la pensée de se réserver à lui-même une masse écrasante afin d'accabler immédiatement Barclay de Tolly; qu'arrivé à Witebsk, il perdit encore douze jours; que parti de Witebsk pour tourner les deux armées russes réunies à Smolensk, il hésita peut-être trop à remonter le Dniéper jusqu'au-dessus de Smolensk, ce qui lui eût probablement permis d'atteindre le résultat désiré; qu'au lieu de s'arrêter à Smolensk, il se laissa entraîner par le besoin d'un résultat éclatant, à la suite de l'armée russe dans des profondeurs où il devait périr; qu'à la grande bataille de la Moskowa, il hésita trop à faire donner sa garde, ce qui l'empêcha de rendre complète la destruction de l'armée russe; qu'entré dans Moscou, s'y voyant entouré de l'incendie, sentant la nécessité d'en sortir, et ayant imaginé une combinaison vaste et profonde pour revenir sur la Dwina par Veliki-Luki, il ne sut pas vaincre la résistance de ses lieutenants; que voyant le danger de rester dans Moscou, il y resta par l'orgueil de ne pas avouer au monde qu'il était en pleine retraite; qu'il sacrifia à ce sentiment un temps précieux qui lui aurait suffi pour se sauver; que sorti de Moscou sans vouloir en sortir, et ayant imaginé une manière de tourner l'armée russe à Malo-Jaroslawetz, pour percer dans le beau pays de Kalouga, il ne sut pas persévérer, et céda encore cette fois au découragement de ses lieutenants; qu'enfin, obligé de fuir sur cette triste route de Smolensk, il négligea le soin de la retraite, et ne fit rien de sa personne pour en diminuer les malheurs; qu'à Krasnoé, il passa détachement par détachement, au lieu de passer en masse, et y perdit tout le corps du maréchal Ney, sauf le maréchal lui-même, presque tout ce qui restait du prince Eugène, une partie de la garde et du maréchal Davout; enfin que, sauvé miraculeusement à la Bérézina, il laissa échapper, en partant de l'armée, l'occasion de ramasser ses débris, et avec ces débris de frapper sur les Russes, presque aussi épuisés que nous, un coup terrible qui eût compensé un désastre par un triomphe. Tout cela est incontestablement vrai; mais ceux qui veulent y voir le génie de Napoléon ou obscurci ou affaibli, et qui n'y voient pas presque partout la faute principale se reproduisant et se diversifiant à l'infini, et le système lui-même arrivé à son dernier excès, portent un faible jugement sur cette grande catastrophe. Certes, lorsque Napoléon s'avançant sur Wilna coupait l'armée russe en deux, lorsque s'écoulant silencieusement de Wilna à Witebsk d'abord, puis de Witebsk à Smolensk, il faillit deux fois déborder et tourner cette même armée russe, lorsqu'au milieu des ruines de Moscou il imaginait un mouvement sur Veliki-Luki, qui en étant rétrograde restait offensif, et le ramenait de Moscou sans l'avoir affaibli; lorsqu'il choisissait si bien le point de passage sur la Bérézina, personne ne serait fondé à dire que la prodigieuse intelligence de Napoléon fût affaiblie! Et au contraire on peut soutenir qu'il ne commettait pas une faute qui ne résultât forcément de l'entreprise elle-même. Ainsi quand il perdait du temps à Wilna, à Witebsk, c'était pour rallier ses soldats épars et fatigués par la distance, et la vraie faute ce n'était pas de les attendre, mais de les avoir menés si loin; s'il ne donnait pas assez de troupes à Davout pour en finir avec Bagration avant de courir à Barclay, c'est qu'il comptait sur des réunions de forces que la nature du pays rendait presque impossibles, et l'entreprise elle-même était pour beaucoup dans son erreur; si à Smolensk il ne s'arrêtait pas, c'était tout à fait la faute de l'entreprise elle-même, car s'il était dangereux d'aller à Moscou, il ne l'était pas moins d'hiverner en Lithuanie, avec des fleuves gelés pour frontière, avec l'Europe remplie de haine derrière soi, et commençant à douter de l'invincibilité de Napoléon; si à la Moskowa il n'osa point faire donner la garde, qui était son unique réserve, il faut s'en prendre encore à l'entreprise dont il sentait la folie, et qui tout à coup le rendait timide, en punition d'avoir été trop téméraire; si à Moscou il resta trop longtemps, ce ne fut point par la vaine espérance d'obtenir la paix, mais par la difficulté d'avouer ses embarras à l'Europe toujours prête à passer de la soumission à la révolte; s'il hésita devant ses lieutenants, soit lors du mouvement projeté sur Veliki-Luki, soit lors du mouvement projeté sur Kalouga, c'est qu'après avoir trop exigé d'eux, il était réduit à ne plus oser leur demander le nécessaire; si dans la retraite il n'eut pas l'activité et l'énergie dont il avait donné tant de preuves, ce fut le sentiment excessif de ses torts qui paralysa son énergie. Leçons à tirer du grand désastre de 1812. Un homme moins pénétrant, moins bon juge des fautes d'autrui et des siennes, eût été moins accablé, eût nourri moins de regrets, eût mieux réparé son erreur. C'est le châtiment du génie de sentir ses fautes plus que la médiocrité, et d'en être plus puni dans le secret de sa conscience. Enfin, s'il partit de Smorgoni en abandonnant son armée, c'est qu'il prévit trop, c'est qu'il s'exagéra même les conséquences immédiates de son désastre, et crut ne pouvoir les réparer qu'à Paris. Dans tout cela on aurait tort de le croire affaibli sous le rapport de l'esprit ou du caractère, car il ne l'était pas, et il le prouva bientôt sur de nombreux champs de bataille; il faut le voir tel qu'il était, c'est-à-dire accablé sous sa faute même, et si on peut découvrir quelques erreurs de détail qui ne se rattachent pas à la faute principale, dans l'ensemble tout vient d'elle, ou de ce caractère désordonné qui porta Napoléon à la commettre, et alors tout le désastre n'est plus imputable à un accident, mais à une cause morale, ce qui est à la fois plus instructif et plus digne de la Providence, notre souverain juge, notre suprême rémunérateur en ce monde comme dans l'autre. Selon nous, il faut voir dans ces tragiques événements non pas tel ou tel manquement dans la manière d'opérer, mais la grande faute d'être allé en Russie, et dans cette faute une plus grande, celle d'avoir voulu tout tenter sur le monde, contre le droit, contre les affections des peuples, sans respect des sentiments de ceux qu'il fallait vaincre, sans respect du sang de ceux avec lesquels il fallait vaincre, en un mot l'égarement du génie n'écoutant plus ni frein, ni contradiction, ni résistance, l'égarement du génie aveuglé par le despotisme. Pour être vrai, pour être utile, il ne faut pas rabaisser Napoléon, car c'est abaisser la nature humaine que d'abaisser le génie; il faut le juger, le montrer à l'univers, avec les véritables causes de ses erreurs, le donner en enseignement aux nations, aux chefs d'empire, aux chefs d'armée, en faisant voir ce que devient le génie livré à lui-même, le génie entraîné, égaré par la toute-puissance. Il ne faut pas vouloir tirer un autre enseignement de cette épouvantable catastrophe. Il faut laisser à celui qui se trompe si désastreusement sa grandeur, qui ajoute à la grandeur de la leçon, et qui pour les victimes laisse au moins le dédommagement de la gloire.
FIN DU LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME
ET DU QUATORZIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME QUATORZIÈME.
LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.
MOSCOU.
Napoléon se prépare à marcher sur Wilna. — Ses dispositions à Kowno pour s'assurer la possession de cette ville et y faire aboutir sa ligne de navigation. — Mouvement des divers corps de l'armée française. — En approchant de Wilna, on rencontre M. de Balachoff, envoyé par l'empereur Alexandre pour faire une dernière tentative de rapprochement. — Motifs qui ont provoqué cette démarche. — L'empereur Alexandre et son état-major. — Opinions régnantes en Russie sur la manière de conduire cette guerre. — Système de retraite à l'intérieur proposé par le général Pfuhl. — Sentiment des généraux Barclay de Tolly et Bagration à l'égard de ce système. — En apprenant l'arrivée des Français, Alexandre se décide à se retirer sur la Dwina au camp de Drissa, et à diriger le prince Bagration avec la seconde armée russe sur le Dniéper. — Entrée des Français dans Wilna. — Orages d'été pendant la marche de l'armée sur Wilna. — Premières souffrances. — Beaucoup d'hommes prennent dès le commencement de la campagne l'habitude du maraudage. — La difficulté des marches et des approvisionnements décide Napoléon à faire un séjour à Wilna. — Inconvénients de ce séjour. — Tandis que Napoléon s'arrête pour rallier les hommes débandés et donner à ses convois le temps d'arriver, il envoie le maréchal Davout sur sa droite, afin de poursuivre le prince Bagration, séparé de la principale armée russe. — Organisation du gouvernement lithuanien. — Création de magasins, construction de fours, établissement d'une police sur les routes. — Entrevue de Napoléon avec M. de Balachoff. — Langage fâcheux tenu à ce personnage. — Opérations du maréchal Davout sur la droite de Napoléon. — Danger auquel sont exposées plusieurs colonnes russes séparées du corps principal de leur armée. — La colonne du général Doctoroff parvient à se sauver, les autres sont rejetées sur le prince Bagration. — Marche hardie du maréchal Davout sur Minsk. — S'apercevant qu'il est en présence de l'armée de Bagration, deux ou trois fois plus forte que les troupes qu'il commande, ce maréchal demande des renforts. — Napoléon, qui médite le projet de se jeter sur Barclay de Tolly avec la plus grande partie de ses forces, refuse au maréchal Davout les secours nécessaires, et croit y suppléer en pressant la réunion du roi Jérôme avec ce maréchal. — Marche du roi Jérôme de Grodno sur Neswij. — Ses lenteurs involontaires. — Napoléon, mécontent, le place sous les ordres du maréchal Davout. — Ce prince, blessé, quitte l'armée. — Perte de plusieurs jours pendant lesquels Bagration réussit à se sauver. — Le maréchal Davout court à sa poursuite. — Beau combat de Mohilew. — Bagration, quoique battu, parvient à se retirer au delà du Dniéper. — Occupations de Napoléon pendant les mouvements du maréchal Davout. — Après avoir organisé ses moyens de subsistance, et laissé à Wilna une grande partie de ses convois d'artillerie et de vivres, il se dispose à marcher contre la principale armée russe de Barclay de Tolly. — Insurrection de la Pologne. — Accueil fait aux députés polonais. — Langage réservé de Napoléon à leur égard, et motifs de cette réserve. — Départ de Napoléon pour Gloubokoé. — Beau plan consistant, après avoir jeté Davout et Jérôme sur Bagration, à se porter sur Barclay de Tolly par un mouvement de gauche à droite, afin de déborder les Russes et de les tourner. — Marche de tous les corps de l'armée française défilant devant le camp de Drissa pour se porter sur Polotsk et Witebsk. — Les Russes au camp de Drissa. — Révolte de leur état-major contre le plan de campagne attribué au général Pfuhl, et contrainte exercée à l'égard de l'empereur Alexandre pour l'obliger à quitter l'armée. — Celui-ci se décide à se rendre à Moscou. — Barclay de Tolly évacue le camp de Drissa, et se porte à Witebsk en marchant derrière la Dwina, dans l'intention de se rejoindre à Bagration. — Napoléon s'efforce de le prévenir à Witebsk. — Brillante suite de combats en avant d'Ostrowno, et au delà. — Bravoure audacieuse de l'armée française, et opiniâtreté de l'armée russe. — Un moment on espère une bataille, mais les Russes se dérobent pour prendre position entre Witebsk et Smolensk, et rallier le prince Bagration. — Accablement produit par des chaleurs excessives, fatigue des troupes, nouvelle perte d'hommes et de chevaux. — Napoléon, prévenu à Smolensk, et désespérant d'empêcher la réunion de Bagration avec Barclay de Tolly, se décide à une nouvelle halte d'une quinzaine de jours, pour rallier les hommes restés en arrière, amener ses convois d'artillerie, et laisser passer les grandes chaleurs. — Son établissement à Witebsk. — Ses cantonnements autour de cette ville. — Ses soins pour son armée, déjà réduite de 400 mille hommes à 256 mille, depuis le passage du Niémen. — Opérations à l'aile gauche. — Les maréchaux Macdonald et Oudinot, chargés d'agir sur la Dwina, doivent, l'un bloquer Riga, l'autre prendre Polotsk. — Avantages remportés les 29 juillet et 1er août par le maréchal Oudinot sur le comte de Wittgenstein. — Napoléon, pour procurer quelque repos aux Bavarois ruinés par la dyssenterie, et pour renforcer le maréchal Oudinot, les envoie à Polotsk. — Opérations à l'aile droite. — Napoléon, après avoir été rejoint par le maréchal Davout et par une partie des troupes du roi Jérôme, charge le général Reynier avec les Saxons, et le prince de Schwarzenberg avec les Autrichiens, de garder le cours inférieur du Dniéper, et de tenir tête au général russe Tormazoff, qui occupe la Volhynie avec 40 mille hommes. — Après avoir ordonné ces dispositions et accordé un peu de repos à ses soldats, Napoléon recommence les opérations offensives contre la grande armée russe, composée désormais des troupes réunies de Barclay de Tolly et de Bagration. — Belle marche de gauche à droite, devant l'armée ennemie, pour passer le Dniéper au-dessous de Smolensk, surprendre cette ville, tourner les Russes, et les acculer sur la Dwina. — Pendant que Napoléon opérait contre les Russes, ceux-ci songeaient à prendre l'initiative. — Déconcertés par les mouvements de Napoléon, et apercevant le danger de Smolensk, ils se rabattent sur cette ville pour la secourir. — Marche des Français sur Smolensk. — Brillant combat de Krasnoé. — Arrivée des Français devant Smolensk. — Immense réunion d'hommes autour de cette malheureuse ville. — Attaque et prise de Smolensk par Ney et Davout. — Retraite des Russes sur Dorogobouge. — Rencontre du maréchal Ney avec une partie de l'arrière-garde russe. — Combat sanglant de Valoutina. — Mort du général Gudin. — Chagrin de Napoléon en voyant échouer l'une après l'autre les plus belles combinaisons qu'il eût jamais imaginées. — Difficultés des lieux, et peu de faveur de la fortune dans cette campagne. — Grande question de savoir s'il faut s'arrêter à Smolensk pour hiverner en Lithuanie, ou marcher en avant pour prévenir les dangers politiques qui pourraient naître d'une guerre prolongée. — Raisons pour et contre. — Tandis qu'il délibère, Napoléon apprend que le général Saint-Cyr, remplaçant le maréchal Oudinot blessé, a gagné le 18 août une bataille sur l'armée de Wittgenstein à Polotsk; que les généraux Schwarzenberg et Reynier, après diverses alternatives, ont gagné à Gorodeczna le 12 août une autre bataille sur l'armée de Volhynie; que le maréchal Davout et Murat, mis à la poursuite de la grande armée russe, ont trouvé cette armée en position au delà de Dorogobouge, avec apparence de vouloir combattre. — À cette dernière nouvelle, Napoléon part de Smolensk avec le reste de l'armée, afin de tout terminer dans une grande bataille. — Son arrivée à Dorogobouge. — Retraite de l'armée russe, dont les chefs divisés flottent entre l'idée de combattre, et l'idée de se retirer en détruisant tout sur leur chemin. — Leur marche sur Wiasma. — Napoléon jugeant qu'ils vont enfin livrer bataille, et espérant décider du sort de la guerre en une journée, se met à les poursuivre, et résout ainsi la grave question qui tenait son esprit en suspens. — Ordres sur ses ailes et ses derrières pendant la marche qu'il projette. — Le 9e corps, sous le maréchal Victor, amené de Berlin à Wilna pour couvrir les derrières de l'armée; le 11e, sous le maréchal Augereau, chargé de remplacer le 9e à Berlin. — Marche de la grande armée sur Wiasma. — Aspect de la Russie. — Nombreux incendies allumés par la main des Russes sur toute la route de Smolensk à Moscou. — Exaltation de l'esprit public en Russie, et irritation soit dans l'armée, soit dans le peuple, contre le plan qui consiste à se retirer en détruisant tout sur les pas des Français. — Impopularité de Barclay de Tolly, accusé d'être l'auteur ou l'exécuteur de ce système, et envoi du vieux général Kutusof pour le remplacer. — Caractère de Kutusof et son arrivée à l'armée. — Quoique penchant pour le système défensif, il se décide à livrer bataille en avant de Moscou. — Choix du champ de bataille de Borodino au bord de la Moskowa. — Marche de l'armée française de Wiasma sur Ghjat. — Quelques jours de mauvais temps font hésiter Napoléon entre le projet de rétrograder et le projet de poursuivre l'armée russe. — Le retour du beau temps le décide, malgré l'avis des principaux chefs de l'armée, à continuer sa marche offensive. — Arrivée le 5 septembre dans la vaste plaine de Borodino. — Prise de la redoute de Schwardino le 5 septembre au soir. — Repos le 6 septembre. — Préparatifs de la grande bataille. — Proposition du maréchal Davout de tourner l'armée russe par sa gauche. — Motifs qui décident le rejet de cette proposition. — Plan d'attaque directe consistant à enlever de vive force les redoutes sur lesquelles les Russes sont appuyés. — Esprit militaire des Français, esprit religieux des Russes. — Mémorable bataille de la Moskowa, livrée le 7 septembre 1812. — Environ 60 mille hommes hors de combat du côté des Russes, et 30 mille du côté des Français. — Spectacle horrible. — Pourquoi la bataille, quoique meurtrière pour les Russes et complétement perdue pour eux, n'est cependant pas décisive. — Les Russes se retirent sur Moscou. — Les Français les poursuivent. — Conseil de guerre tenu par les généraux russes pour savoir s'il faut livrer une nouvelle bataille, ou abandonner Moscou aux Français. — Kutusof se décide à évacuer Moscou en traversant la ville, et en se retirant sur la route de Riazan. — Désespoir du gouverneur Rostopchin, et ses préparatifs secrets d'incendie. — Arrivée des Français devant Moscou. — Superbe aspect de cette capitale, et enthousiasme de nos soldats en l'apercevant des hauteurs de Worobiewo. — Entrée dans Moscou le 14 septembre. — Silence et solitude. — Quelques apparences de feu dans la nuit du 15 au 16. — Affreux incendie de cette capitale. — Napoléon obligé de sortir du Kremlin pour se retirer au château de Petrowskoié. — Douleur que lui cause le désastre de Moscou. — Il y voit une résolution désespérée qui exclut toute idée de paix. — Après cinq jours l'incendie est apaisé. — Aspect de Moscou après l'incendie. — Les quatre cinquièmes de la ville détruits. — Immense quantité de vivres trouvée dans les caves, et formation de magasins pour l'armée. — Pensées qui agitent Napoléon à Moscou. — Il sent le danger de s'y arrêter, et voudrait, par une marche oblique au nord, se réunir aux maréchaux Victor, Saint-Cyr et Macdonald, en avant de la Dwina, de manière à résoudre le double problème de se rapprocher de la Pologne, et de menacer Saint-Pétersbourg. — Mauvais accueil que cette conception profonde reçoit de la part de ses lieutenants, et objections fondées sur l'état de l'armée, réduite à cent mille hommes. — Pendant que Napoléon hésite, il s'aperçoit que l'armée russe s'est dérobée, et est venue prendre position sur son flanc droit, vers la route de Kalouga. — Murat envoyé à sa poursuite. — Les Russes établis à Taroutino. — Napoléon, embarrassé de sa position, envoie le général Lauriston à Kutusof pour essayer de négocier. — Finesse de Kutusof feignant d'agréer ces ouvertures, et acceptation d'un armistice tacite. 1 à 426
LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME.
LA BÉRÉZINA.
État des esprits à Saint-Pétersbourg. — Entrevue de l'empereur Alexandre à Abo avec le prince royal de Suède. — Plan d'agir sur les derrières de l'armée française témérairement engagée jusqu'à Moscou. — Renfort des troupes de Finlande envoyé au comte de Wittgenstein, et réunion de l'armée de Moldavie à l'armée de Volhynie sous l'amiral Tchitchakoff. — Ordres aux généraux russes de se porter sur les deux armées françaises qui gardent la Dwina et le Dniéper, afin de fermer toute retraite à Napoléon. — Injonction au général Kutusof de repousser toute négociation, et de recommencer les hostilités le plus tôt possible. — Pendant ce temps, Napoléon, sans beaucoup espérer la paix, est retenu à Moscou par sa répugnance pour un mouvement rétrograde, qui l'affaiblirait aux yeux de l'Europe, et rendrait toute négociation impossible. — Il penche pour le projet de laisser une force considérable à Moscou, en allant avec le reste de l'armée s'établir dans la riche province de Kalouga, d'où il tendrait la main au maréchal Victor, amené de Smolensk à Jelnia. — Pendant que Napoléon est dans cette incertitude, Kutusof ayant procuré à son armée du repos et des renforts, surprend Murat à Winkowo. — Combat brillant dans lequel Murat répare son incurie par sa bravoure. — Napoléon irrité marche sur les Russes afin de les punir de cette surprise, et quitte Moscou en y laissant Mortier avec 10 mille hommes pour occuper cette capitale. — Départ le 19 octobre de Moscou, après y être resté trente-cinq jours. — Sortie de cette capitale. — Singulier aspect de l'armée traînant après elle une immense quantité de bagages. — Arrivée sur les bords de la Pakra. — Parvenu en cet endroit, Napoléon conçoit tout à coup le projet de dérober sa marche à l'armée russe, et, à la confusion de celle-ci, de passer de la vieille sur la nouvelle route de Kalouga, d'atteindre ainsi Kalouga sans coup férir, et sans avoir un grand nombre de blessés à transporter. — Ordres pour ce mouvement, qui entraîne l'évacuation définitive de Moscou. — L'armée russe, avertie à temps, se porte à Malo-Jaroslawetz, sur la nouvelle route de Kalouga. — Bataille sanglante et glorieuse de Malo-Jaroslawetz, livrée par l'armée d'Italie à une partie de l'armée russe. — Napoléon, se flattant de percer sur Kalouga, voudrait persister dans son projet, mais la crainte d'une nouvelle bataille, l'impossibilité de traîner avec lui neuf ou dix mille blessés, les instances de tous ses lieutenants, le décident à reprendre la route de Smolensk, que l'armée avait déjà suivie pour venir à Moscou. — Résolution fatale. — Premières pluies et difficultés de la route. — Commencement de tristesse dans l'armée. — Marche difficile sur Mojaïsk et Borodino. — Disette résultant de la consommation des vivres apportés de Moscou. — L'armée traverse le champ de bataille de la Moskowa. — Douloureux aspect de ce champ de bataille. — Les Russes se mettent à notre poursuite. — Difficultés que rencontre notre arrière-garde confiée au maréchal Davout. — Surprises nocturnes des Cosaques. — Ruine de notre cavalerie. — Danger que le prince Eugène et le maréchal Davout courent au défilé de Czarewo-Zaimitché. — Soldats qui ne peuvent suivre l'armée faute de vivres et de forces pour marcher. — Formation vers l'arrière-garde d'une foule d'hommes débandés. — Mouvement des Russes pour prévenir l'armée française à Wiasma, tandis qu'une forte arrière-garde sous Miloradovitch doit la harceler, et enlever ses traînards. — Combat du maréchal Davout à Wiasma, pris en tête et en queue par les Russes. — Ce maréchal se sauve d'un grand péril, grâce à son énergie et au secours du maréchal Ney. — Le 1er corps, épuisé par les fatigues et les peines qu'il a eu à supporter, est remplacé par le 3e corps sous le maréchal Ney, chargé désormais de couvrir la retraite. — Froids subits et commencement de cruelles souffrances. — Perte des chevaux, qui ne peuvent tenir sur la glace, et abandon d'une partie des voitures de l'artillerie. — Arrivée à Dorogobouge. — Tristesse de Napoléon, et son inaction pendant la retraite. — Nouvelles qu'il reçoit du mouvement des Russes sur sa ligne de communication, et de la conspiration de Malet à Paris. — Origine et détail de cette conspiration. — Marche précipitée de Napoléon sur Smolensk. — Désastre du prince Eugène au passage du Vop, pendant la marche de ce prince sur Witebsk. — Il rejoint la grande armée à Smolensk. — Napoléon, apprenant à Smolensk que le maréchal Saint-Cyr a été obligé d'évacuer Polotsk, que le prince de Schwarzenberg et le général Reynier se sont laissé tromper par l'amiral Tchitchakoff, lequel s'avance sur Minsk, se hâte d'arriver sur la Bérézina, afin d'échapper au péril d'être enveloppé. — Départ successif de son armée en trois colonnes, et rencontre avec l'armée russe à Krasnoé. — Trois jours de bataille autour de Krasnoé, et séparation du corps de Ney. — Marche extraordinaire de celui-ci pour rejoindre l'armée. — Arrivée de Napoléon à Orscha. — Il apprend que Tchitchakoff et Wittgenstein sont près de se réunir sur la Bérézina, et de lui couper toute retraite. — Il s'empresse de se porter sur le bord de cette rivière. — Grave délibération sur le choix du point de passage. — Au moment où l'on désespérait d'en trouver un, le général Corbineau arrive miraculeusement, poursuivi par les Russes, et découvre à Studianka un point où il est possible de passer la Bérézina. — Tous les efforts de l'armée dirigés sur ce point. — Admirable dévouement du général Éblé et du corps des pontonniers. — L'armée emploie trois jours à traverser la Bérézina, et pendant ces trois jours combat l'armée qui veut l'arrêter en tête pour l'empêcher de passer, et l'armée qui l'attaque en queue afin de la jeter dans la Bérézina. — Vigueur de Napoléon, dont le génie tout entier s'est réveillé devant ce grand péril. — Lutte héroïque et scène épouvantable auprès des ponts. — L'armée, sauvée par miracle, se porte à Smorgoni. — Arrivé à cet endroit, Napoléon, après avoir délibéré sur les avantages et les inconvénients de son départ, se décide à quitter l'armée clandestinement pour retourner à Paris. — Il part le 5 décembre dans un traîneau, accompagné de M. de Caulaincourt, du maréchal Duroc, du comte de Lobau, et du général Lefebvre-Desnoëttes. — Après son départ, la désorganisation et la subite augmentation du froid achèvent la ruine de l'armée. — Évacuation de Wilna et arrivée des états-majors à Kœnigsberg sans un soldat. — Caractères et résultats de la campagne de 1812. — Véritables causes de cet immense désastre. 427 à 679
FIN DE LA TABLE DU QUATORZIÈME VOLUME.
Notes
1: En disant le premier, le second, le troisième corps russe, nous ne les désignons pas par le numéro qu'ils portaient dans l'armée russe, mais par leur rang dans la ligne qu'ils formaient alors autour de Wilna.
2: Divers historiens de cette époque ont parlé d'un orage qui éclata au moment du passage du Niémen, et ont voulu y voir de sinistres présages. Cette assertion mérite une explication. La lecture attentive des dépêches des généraux relatant les faits jour par jour, prouve que sur tous les points le mauvais temps, celui qu'on peut vraiment appeler de ce nom, ne commença que du 28 au 29 juin, et dura jusqu'au 2 ou 3 juillet. Le principal passage du Niémen ayant eu lieu le 24 à Kowno, ne fut donc précédé d'aucun signe alarmant, comme on dit que le fut chez les anciens la mort de César. Il est bien vrai que vers la fin de la journée du 24 on essuya un court orage, mais pendant la plus grande partie de la journée du 24 le temps fut beau, et il ne justifie en rien la tradition des présages sinistres. Le passage du prince Eugène à Prenn, ayant commencé le 29 au soir, fut en effet interrompu par l'orage, et c'est sans doute ce qui a fourni occasion de dire que la foudre avait averti Napoléon de la destinée qui l'attendait au delà du Niémen. C'est une preuve sur mille de la difficulté d'arriver à l'exactitude historique, et de la part que l'imagination des hommes cherche toujours à prendre dans le récit des choses aux dépens de la vérité rigoureuse. Au reste, ce détail est de peu d'importance, et nous ne le mentionnons que parce qu'il a beaucoup occupé M. Fain, et provoqué de sa part de nombreuses réflexions.
3: Toujours fidèle à la coutume de n'admettre que des discours dont le fond au moins est certain, je n'aurais pas reproduit ce dialogue si je n'avais sous les yeux le manuscrit très-curieux, évidemment très-impartial, dans lequel M. de Balachoff a raconté cette entrevue, et qui est tout autre qu'une brochure intéressante publiée sur son compte, mais qui ne contient ce récit que très-abrégé.
4: Les historiens qui ont voulu excuser la campagne de Russie se sont attachés à faire dater la ruine de l'armée de la retraite de Moscou, des grands froids qui accompagnèrent cette retraite, et des privations qu'il fallut endurer pendant une marche de 250 lieues, etc. C'est une erreur commise par des écrivains qui n'ont pas examiné de près les documents véritables. La correspondance des généraux, des ministres, des préfets même, prouve que les causes de ce grand désastre étaient plus anciennes et plus profondes. On touchait en effet à la dissolution de l'armée par suite de guerres incessantes, auxquelles il fallait suffire avec un recrutement précipité, des soldats enfants, braves mais faibles, avec des étrangers de mauvaise volonté, et un matériel qui ne résistait pas à de telles distances. Ces causes commencèrent la ruine de l'armée bien avant qu'on fût à Moscou, et la retraite de Moscou ne fit que l'achever. La fatigue, le défaut de vivres, la mortalité des chevaux, qui mit une partie de la cavalerie à pied, créèrent de très-bonne heure de funestes habitudes de vagabondage, qui se développèrent ensuite dans cette fatale campagne, lorsque les causes qui les avaient produites eurent atteint leur dernier degré d'énergie. C'est ce commencement que nous signalons ici au moyen de preuves irréfragables et soigneusement recueillies. Notre travail a été fait sur les états mêmes présentés à Napoléon par les chefs de corps, états d'après lesquels il établit ses propres calculs.
5: Il est bien entendu que je ne parle pas même d'après les mémoires du maréchal Saint-Cyr, plus attristants encore que mon récit, mais d'après les correspondances quotidiennes des chefs de corps. Il n'y a pas un des détails de cet exposé que je ne puisse appuyer sur des états authentiques et des calculs irréfragables.
6: L'historien russe Boutourlin, le meilleur narrateur étranger de cette guerre, a dit (page 453, tome II de son ouvrage) que la retraite des Russes avait été l'effet non d'un calcul, dont tout le monde s'était vanté après coup, mais de la faiblesse numérique de leur armée. Cet écrivain sensé, et généralement impartial, éprouvait le désir bien naturel de réduire à leur juste valeur les prétentions de ceux qui ont voulu s'attribuer exclusivement la gloire des événements de 1812, et se faire un mérite de ce qui ne fut le plus souvent que le produit du hasard, ou plutôt la faute de celui qui dirigeait l'armée française. Il est bien vrai, en effet, que l'armée russe se retirait parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement, et que fort souvent l'entraînement des passions agissant chez elle en sens contraire de la raison, elle eût livré bataille si son infériorité numérique le lui eût permis. Il est bien vrai encore que les mouvements de l'armée russe, à les considérer dans leurs motifs de chaque jour, furent plutôt commandés par les circonstances du moment que dirigés d'après un plan général. Mais ce serait méconnaître aussi une partie non moins importante de la vérité que de ne pas voir qu'au milieu des variations quotidiennes d'idées produites par une situation violente, il y avait cependant une pensée générale, existant dans toutes les têtes indépendamment du plan du général Pfuhl, pensée consistant à croire que plus on rétrogradait vers le centre de l'empire, plus les Français s'affaiblissaient, et plus les Russes devenaient relativement forts; qu'il ne fallait donc pas se trop chagriner d'un mouvement rétrograde indéfiniment continué, et qu'on y perdait plus en apparence qu'en réalité. La haine, l'orgueil, luttaient sans doute contre cette pensée, et la conduite des généraux russes fut le résultat d'un perpétuel conflit entre le calcul qui conseillait de rétrograder, et la passion qui poussait à combattre. Une autre idée moins généralement répandue, et à laquelle Alexandre s'était fort attaché, et que seul il pouvait mettre à exécution, parce que seul il donnait des ordres aux armées éloignées de Finlande, de Volhynie et de Moldavie, était celle d'agir sur les flancs de l'armée française, quand elle serait tout à fait engagée dans l'intérieur de la Russie. Cette idée était aussi juste que celle de rétrograder jusqu'à l'entier épuisement de l'armée française, et l'une et l'autre appliquées à propos devaient malheureusement pour nous avoir des conséquences immenses. Ces deux idées, inspirées à tout le monde par la nature même des choses, composèrent le plan des Russes, et elles appartinrent à l'esprit de tous, bien plus qu'à l'esprit d'un seul, ce qui confirme l'assertion si juste du général Clausewitz, que la campagne de 1812 se fit presque toute seule. Le général Pfuhl, en les systématisant beaucoup trop, les gâta peut-être par des exagérations, mais ces idées n'en existaient pas moins chez lui et chez d'autres, et Alexandre, lorsqu'il le récompensa plus tard, montra une justice généreuse et délicate. Quant à la pensée de se retirer, le général Boutourlin, en accordant beaucoup à la nécessité, dit vrai, mais il exagère en ôtant au calcul sa part véritable. On était forcé de se retirer, mais on se retirait avec la conviction que le dommage réel était plus grand pour l'armée française que pour l'armée russe. Si nous insistons pour éclaircir ce point de fait, c'est parce qu'il est du devoir de l'histoire de préciser l'origine des résolutions qui ont changé la face du monde. À quel soin se vouerait l'histoire, si elle négligeait celui-là?
7: Il faut remarquer que si plus haut (page 160) nous l'avons présenté comme réduit à environ 23 mille hommes, c'est après les combats dont le récit va suivre; mais à l'époque dont il s'agit ici il comptait encore 28 mille hommes environ.
8: Je parle ici d'après la correspondance des officiers restés sur les derrières, d'après celle de M. de Bassano, des administrations, et de l'ambassade de Varsovie.
9: Quelques historiens ont prétendu que ce furent les mouvements ultérieurs des Russes, mouvements dont on va lire le récit, qui déterminèrent la marche de Napoléon. La correspondance du maréchal Davout et de Napoléon, inconnue de ces historiens, prouve que Napoléon avait consulté le maréchal dès le 6 août, ce qui montre que même avant le 6 il y pensait. Le premier mouvement des Russes ne se fit sentir que le 8, ne fut connu que le 9 au quartier général, et ne fut point par conséquent la cause des opérations exécutées par Napoléon autour de Smolensk.
10: Voici la vraie distribution des forces au moment du mouvement sur Smolensk:
| Sous Napoléon. | ||||
| Le prince Eugène à Sourage | 30 | mille hommes. | ||
| Murat à Inkowo | 14 | |||
| Ney à Liosna | 22 | |||
| Les trois divisions Morand, Friant, Gudin, entre Janowiczi et Babinowiczi. | 30 | |||
| La garde à Witebsk | 25 | |||
| —— | ———— | —— | ———— | |
| 121 | mille. | 121 | mille. | |
| Sous le maréchal Davout sur le Dniéper. | ||||
| Dessaix et Compans | 18 | mille. | ||
| Cavalerie légère | 2 | |||
| Claparède | 3 | |||
| Grouchy | 4 | |||
| Poniatowski | 15 | |||
| Westphaliens | 10 | |||
| —— | ———— | —— | ———— | |
| 52 | 52 | mille. | ||
| Latour-Maubourg | 5 ou 6 | |||
| —— | ———— | —— | ———— | |
| 57 | 57 | mille. | ||
| —— | ———— | —— | ———— | |
| Sous Napoléon | 121 | mille. | ||
| Sous Davout | 57 | |||
| —— | ———— | |||
| Total de l'armée agissante | 177 ou 178 | mille. | ||
Si on tient compte des cuirassiers Valence qui se trouvaient avec le maréchal Davout, il faut ajouter 2 mille à celui-ci, et les ôter à la masse qui était sous la main de Napoléon, ce qui donne le même résultat.
11: On a prêté au général Barclay de Tolly toute espèce de motifs pour expliquer la défense de Smolensk. Le prince Eugène de Wurtemberg, militaire aussi brave que spirituel, partisan avec raison de Barclay de Tolly trop déprécié dans l'armée russe, prétend que Barclay de Tolly ne défendit Smolensk que pour tromper Napoléon, et afin de ne pas trop lui révéler le projet de retraite indéfinie, dont il se serait infailliblement aperçu si on avait cédé sans combat un point tel que Smolensk. C'est là une de ces hypothèses ingénieuses au moyen desquelles on prête souvent aux hommes plus de calcul qu'ils n'en ont mis dans leur conduite. Un pareil calcul ne valait pas le sacrifice de 12 à 15 mille hommes, la perte d'un temps précieux, et des mouvements autour de Smolensk qui exposaient l'armée russe à perdre sa ligne de retraite. Les chefs d'armée comme les chefs d'État éprouvent quelquefois des sentiments dont ils ne sont pas maîtres, ou s'ils ne les éprouvent pas, sont obligés d'y céder, et ces sentiments amènent dans leur conduite des contradictions sur lesquelles, faute de les bien comprendre, on fait plus tard des commentaires à perte de vue. C'est un semblable sentiment auquel céda ici Barclay de Tolly, car livrer Smolensk sans combat eût été une honte à laquelle personne, dans l'état de l'armée russe, n'aurait voulu s'exposer. On combattit en cette occasion sans se rendre compte du résultat qu'on allait obtenir, et, après tout, se bien battre, se battre vigoureusement, ne fait jamais de tort, et épuise toujours une partie des forces physiques et morales de l'ennemi.
De son côté M. de Chambrai a prétendu que c'est pour sauver quelques magasins que l'on disputa Smolensk. On ne fait pas tuer 12 mille hommes, et on ne court pas la chance de deux jours perdus dans une retraite, pour sauver des magasins. C'est, nous le répétons, le sentiment éprouvé à la vue de la ville de Smolensk près de tomber dans les mains des Français, qui dans cette circonstance détermina Barclay de Tolly. Ce sont là des effets moraux dont il faut tenir compte à la guerre, et qui, plus que le calcul, déterminent en maintes occasions la conduite des hommes de guerre, aussi bien que celle des hommes politiques.
12: Le prince Eugène et le général Junot étaient à quelques lieues en arrière, sans quoi les Français eussent été 175 mille présents sous les armes.
13: Le colonel Boutourlin, dans son ouvrage déjà cité, et aussi impartial que peut l'être un ouvrage ennemi, écrit au moment où les passions étaient dans toute leur ferveur, a reproché à Napoléon d'avoir fort inutilement versé des torrents de sang devant Smolensk, au lieu de remonter le Dniéper pour le passer sur la gauche des Russes. Les détails dans lesquels nous sommes entrés prouvent qu'il faut bien connaître les faits, et y bien regarder, avant d'accuser Napoléon d'avoir sur le terrain manqué de penser à l'idée qui était praticable. Quand ses passions l'égaraient, il n'était, hélas! que trop facile à critiquer. Lorsqu'il agissait sur le terrain, sans céder à aucune des passions qui le dominaient trop souvent, il est rare, et on pourrait difficilement en citer des exemples, qu'il manquât à ce qu'il y avait à faire, et qu'il y eût une combinaison exécutable qui lui échappât. Les détails que nous donnons ici, et qui sont puisés à des sources authentiques, en fournissent une nouvelle preuve.
14: C'est l'expression de Napoléon dans son bulletin.
15: On ne comprend pas que M. de Boutourlin ait pu attribuer aux Français une perte de 20 mille hommes, et aux Russes une de 6 mille seulement. Jamais, il faut le dire, on n'a défiguré les faits à ce point. Le témoignage du docteur Larrey, témoin véridique et généralement bien informé, évalue la perte des Français à environ 1200 morts, et à près de 6 mille blessés. Les témoignages de l'administration donnent un chiffre moins élevé. Je crois, après avoir comparé les divers documents, que le nombre des morts fut de notre côté plus considérable que ne le dit le docteur Larrey, et celui des blessés moindre. Je crois qu'on se rapprochera de la vérité le plus possible en portant notre perte à 7 mille hommes hors de combat, morts et blessés. Comment d'ailleurs y aurait-il eu 20 mille hommes atteints par le feu sur 45 mille qui attaquèrent Smolensk, car il n'y en eut guère davantage d'engagés, quoi qu'en ait dit M. de Boutourlin, lequel évalue à 72 mille hommes le nombre de nos combattants qui prirent part à l'action. Il y eut tout au plus 15 mille hommes engagés du côté du maréchal Ney, 14 ou 15 mille du côté du maréchal Davout, et un peu moins du côté du prince Poniatowski. Le nombre de 20 mille hommes frappés dans nos rangs est donc une exagération ridicule, car il aurait fallu que la moitié des attaquants eût succombé. Quant aux pertes des Russes, les témoins les moins favorablement disposés conviennent qu'il y avait devant Smolensk plusieurs Russes renversés pour un Français. Le docteur Larrey notamment, qui n'a point cherché à adoucir le tableau de la campagne de 1812, l'affirme de la manière la plus positive. On pourrait donc attribuer avec plus de raison aux Russes qu'aux Français le chiffre de 20 mille morts ou blessés. Ce qu'on peut dire de plus vraisemblable en comparant toutes les relations, c'est que les Russes perdirent de 12 à 13 mille hommes. Nous croyons cette évaluation plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité, surtout quand on songe au chiffre généralement attribué à l'armée russe après le combat de Smolensk. Du reste nous ne donnons, suivant notre usage, ces évaluations que comme très-approximatives. On fait perdre son sérieux à l'histoire lorsqu'on se montre trop affirmatif dans des questions de cette nature. C'est en restant modeste dans sa prétention de découvrir la vérité que l'histoire peut mériter confiance lorsqu'elle devient tout à fait affirmative.
16: L'historien Boutourlin a placé cette rencontre à Gorbounowo; le prince Eugène de Wurtemberg, dans une relation plus récente, l'a placée à Gédéonowo. Peu importe ce détail; le fond du fait, quelque part qu'on le place, importe seul, et ce fond est incontestable.
17: C'est le même que la génération présente a si justement honoré sous le titre de maréchal Gérard.
18: C'est l'une des questions historiques qu'on s'est le plus souvent adressées, que celle de savoir pourquoi Napoléon ne s'était pas arrêté à Smolensk, et n'avait pas employé le reste de la saison à organiser la Pologne, et à préparer son point de départ pour un second mouvement offensif, qu'il aurait exécuté en 1813; en un mot, pourquoi il ne s'était pas résigné à faire cette guerre en deux campagnes, au lieu de vouloir la faire en une seule. Cette question toujours posée n'a jamais été bien résolue, parce qu'on n'avait pas cherché dans la correspondance de Napoléon, demeurée inconnue, les motifs qui, jour par jour, l'avaient entraîné de Wilna à Witebsk, de Witebsk à Smolensk, de Smolensk à Dorogobouge, de Dorogobouge à Moscou. La lecture attentive de cette correspondance, curieuse et toujours profonde, nous a tout expliqué, et nous a révélé les échelons successifs par lesquels Napoléon se trouva conduit jusqu'à Moscou même. Nous essayons, dans ce récit, de rendre cette succession de pensées avec la plus rigoureuse exactitude, et nous affirmons que c'est en courant après une bataille, dont l'effet moral lui semblait nécessaire, que Napoléon, amené de Smolensk à Dorogobouge, à Wiasma, à Ghjat, à Borodino, se trouva presque sans l'avoir voulu aux portes de Moscou. Une fois arrivé si près, y entrer ne pouvait plus être l'objet d'un doute. Reste à savoir pourquoi il y demeura si longtemps. La même correspondance nous l'apprendra encore, et nous le dirons avec la même exactitude lorsque nous serons parvenu à cette partie de notre récit.
19: On a raconté beaucoup d'altercations, ou fausses ou exagérées, de Napoléon avec ses lieutenants pendant cette campagne. Je me borne, en ceci comme en toutes choses, à ce qui est constaté. Je tiens d'un témoin oculaire, digne de foi, aussi dévoué à Napoléon qu'à Berthier, et occupant un rang élevé dans l'armée, le fait que je viens de rapporter. Du reste cette altercation avec Berthier a été fort connue dans le temps, et elle se trouve mentionnée dans plusieurs des mémoires contemporains. C'est la plus constatée de toutes celles qu'on a racontées, et c'est pour cela que je la crois digne d'être consacrée par l'histoire. Le personnage de Berthier, et l'authenticité du fait, me semblent lui mériter cette exception.
20: L'éloignement que j'éprouve pour tout ce qui n'est pas la vérité rigoureuse en histoire, m'aurait empêché de rapporter cette précieuse anecdote, malgré l'avantage qu'elle a de peindre avec justesse l'état moral des masses que nous avions à combattre, si je n'avais été certain de son authenticité. Elle m'a été racontée il y a bien des années par M. Lelorgne d'Ideville lui-même, avec les détails que je donne, et ce souvenir, qui a déjà vingt ans de date, n'aurait peut-être pas suffi pour me décider à la rapporter, si je ne l'avais trouvée reproduite tout entière, et avec les plus grandes particularités, dans la correspondance intime de M. Lelorgne d'Ideville avec M. de Bassano. C'est par M. de Bassano que M. Lelorgne d'Ideville avait été placé comme secrétaire interprète auprès de l'Empereur, et tous les soirs il payait sa dette envers M. de Bassano en lui racontant ce qui s'était passé dans la journée, surtout relativement à la personne de Napoléon. M. Lelorgne d'Ideville avait longtemps vécu en Russie, connaissait parfaitement la langue du pays, et pendant cette marche sur Moscou il fut constamment à cheval à côté de l'Empereur. Aussi était-il un des témoins les plus intéressants à entendre sur cette campagne, et sa correspondance en est-elle un des plus précieux restes. Adressée à Wilna, elle ne partagea point le sort des papiers de Napoléon, qui furent brûlés ou détruits au passage de la Bérézina.
21: Ce reproche assez injuste, car le maréchal Ney n'y pouvait pas grand'chose, est contenu dans une lettre que nous citons, parce qu'elle révèle l'état véritable de l'armée. Nous la copions sur la minute des archives, avec toutes ses incorrections.
«Ghjat, le 3 septembre 1812.
»Au major général.
»Mon cousin, écrivez aux généraux commandant les corps d'armée que nous perdons tous les jours beaucoup de monde par le défaut d'ordre qui existe dans la manière d'aller aux subsistances; qu'il est urgent qu'ils concertent avec les différents chefs de corps les mesures à prendre pour mettre un terme à un état de choses qui menace l'armée de sa destruction; que le nombre des prisonniers que l'ennemi fait se monte chaque jour à plusieurs centaines; qu'il faut, sous les peines les plus sévères, défendre aux soldats de s'écarter, et envoyer aux vivres comme l'ordonnance prescrit de le faire pour les fourrages, par corps d'armée quand l'armée est réunie, et par division quand elle est séparée; qu'un officier général ou supérieur doit commander le fourrage pour les vivres, et qu'une force suffisante doit protéger l'opération contre les paysans et les Cosaques; que le plus possible quand on rencontrera des habitants, on requerra ce qu'ils auront à fournir, sans faire plus de mal au pays; enfin que cet objet est si important, que j'attends du zèle des généraux et des chefs de corps pour mon service de prendre toutes les mesures capables de mettre un terme au désordre dont il s'agit. Vous écrirez au roi de Naples qui commande la cavalerie qu'il est indispensable que la cavalerie couvre entièrement les fourrageurs, et mette ainsi les détachements qui iront aux vivres à l'abri des Cosaques et de la cavalerie ennemie. Vous recommanderez au prince d'Eckmühl de ne pas s'approcher à plus de deux lieues de l'avant-garde. Vous lui ferez sentir que cela est important pour que les fourrageurs n'aillent pas aux vivres trop près de l'ennemi. Enfin vous ferez connaître au duc d'Elchingen qu'il perd tous les jours plus de monde que si on donnait bataille; qu'il est donc nécessaire que le service des fourrageurs soit mieux réglé et qu'on ne s'éloigne pas tant.»
22: Ces évaluations ont dû naturellement varier beaucoup. La relation de Danilewski, faite par ordre de l'empereur de Russie, et pour flatter l'orgueil national, sans tenir aucun compte de la vérité, réduit à 113 mille hommes la force de l'armée russe, oubliant qu'alors il faut supposer qu'à Smolensk, à Valoutina, elle avait perdu beaucoup plus de monde qu'on ne veut en convenir. L'un des narrateurs les plus impartiaux, le général Hoffmann, témoin oculaire, la porte à 140 mille hommes. Ce chiffre, après beaucoup de comparaisons, me semble le plus rapproché de la vérité. Du reste quelques mille hommes de plus ou de moins ne changent en rien le caractère de ce grand événement, et ces évaluations n'intéressent que la conscience de l'historien, qui ne doit pas un instant se relâcher de ses scrupules et de son ardeur pour arriver à la vérité rigoureuse.
23: Les nombres français sont empruntés à des états authentiques; les nombres russes aux relations ordonnées depuis, et admises par le gouvernement russe lui-même.
24: La supposition que Napoléon était malade à la bataille de la Moskowa, admise par des historiens respectables pour expliquer son inaction dans cette journée, n'a rien de fondé, si on la pousse jusqu'à présenter ses facultés comme atteintes. Nous avons lu et relu les correspondances les plus intimes, écrites jour par jour, en toute sincérité, par des hommes qui ne quittaient pas le quartier général, et qui n'avaient aucun intérêt à altérer la vérité, et on voit à la liberté même de leur langage, à l'absence de toute préoccupation, combien était légère l'indisposition de Napoléon. C'était un gros rhume et rien de plus. Lui et ses lieutenants en parlèrent dans leurs lettres de manière à ne laisser aucun doute sur la nature de cette indisposition. Napoléon, qui ordinairement ne se ménageait guère, et qui avait le mérite, presque indifférent au milieu de tous ses autres dons prodigieux, d'une rare bravoure personnelle, prit pendant la bataille une position où passaient encore bien des boulets, mais où il n'avait pas la presque certitude d'être frappé, comme sur le point où étaient Ney et Murat, et ce fut, avec la répugnance à engager ses réserves, la vraie cause de ses ordres tardifs et incomplets. Qu'il eût bien fait de ne pas s'exposer à un tel feu, c'est une chose hors de doute, car le salut de l'armée tenait à sa personne, et on peut se faire une idée du péril quand on songe au phénomène de 47 généraux tués ou blessés de notre côté, et autant du côté des Russes, c'est-à-dire au sacrifice de presque tous les généraux qui des deux côtés dirigèrent les troupes. Barclay de Tolly, Ney et Murat furent les seuls vraiment engagés qui échappèrent à la mort ou aux blessures. On ne pouvait paraître au feu sans être atteint. En moins de deux heures la division Compans eut cinq chefs renversés: le général Compans, le général Dupellin, le maréchal Davout, le général Rapp, le général Dessaix. Pour soustraire les hommes à ce feu effroyable, Ney, dans certains moments, faisait coucher ses soldats à terre, lui seul restant debout, puis les faisait relever quand il y avait utilité à les présenter en ligne.
25: C'est l'opinion du prince Eugène de Wurtemberg, qui, dans ses mémoires aussi spirituels que sensés, a parfaitement démontré la possibilité et la convenance de ce plan, si l'on eût été ce qu'on n'était pas, résolu à sacrifier Moscou.
26: C'est l'opinion du général Clausewitz, témoin oculaire, lequel est convaincu que les Russes ne songeaient nullement à détruire Moscou, et que le soin de conserver cette ville, en la livrant pour quelques jours aux Français, fut un des motifs de leur résolution. Cette opinion nous semble démontrée par une quantité de circonstances et de témoignages irrécusables, et c'est pour cela que nous l'adoptons comme une certitude acquise à l'histoire.
27: Je rapporte les faits qui précèdent d'après les renseignements les plus certains. Une multitude de témoins oculaires, Russes et Allemands, ont maintenant raconté leurs souvenirs personnels dans des mémoires pleins d'intérêt, et il n'est plus permis de conserver de doutes sur les causes et les circonstances de l'incendie de Moscou. Il est positif que l'empereur Alexandre n'en sut rien, que l'armée n'en sut pas davantage, et que le comte de Rostopchin, inspiré par une ardente haine nationale, unique haine qui soit toujours pardonnable, résolut à lui seul, sans calculer toutes les conséquences de sa résolution, l'incendie de la vieille capitale moscovite. Plus tard, revenu à plus de calme, habitant de la France, contre laquelle il avait commis cet excès de fureur, entouré de doutes jusque dans son pays sur le mérite de sa conduite, il fut ébranlé, et désavoua presque ce qu'il avait fait, de façon que cet acte extraordinaire semblerait même flétri par son auteur. On verra bientôt les conséquences, non pas militaires, mais morales d'une action qui conservera aux yeux de la postérité sa sauvage grandeur, quelques vicissitudes d'appréciation qu'elle ait encourues dans l'opinion des contemporains.
28: C'est une nouvelle preuve que l'armée russe était étrangère à l'incendie de Moscou. Elle n'y aurait certainement laissé ni ses soldats ni ses officiers blessés, si elle s'était attendue à cette affreuse catastrophe. Elle eût même, si ce sacrifice avait été résolu par elle, fait de Moscou un champ de bataille, comme nous l'avons déjà dit, dans lequel aurait pu périr une partie de l'armée française en sachant l'y attirer. Le prince Eugène de Wurtemberg, dans ses Mémoires, a poussé cette démonstration jusqu'au dernier degré d'évidence, et on ne peut plus détourner de son auteur la responsabilité de ce tragique événement, aussi difficile à juger du reste que l'acte de Brutus, mais qui ne doit être rejeté, quel qu'il soit, ni sur l'armée russe ni sur l'armée française.
29: Le docteur Larrey, l'un des témoins les mieux informés de cette situation, croyait qu'on pouvait vivre six mois sur les provisions trouvées à Moscou.
30: Le prince de Wurtemberg dit dans ses Mémoires que lui et beaucoup d'autres regardaient la cause russe comme perdue après la sortie de Moscou, surtout à cause du découragement qui régnait dans l'armée, mais que la vue des flammes qui dévoraient la capitale rendit à cette armée une ardeur nouvelle, et que les espérances de tous ceux qui étaient attachés à la Russie se ranimèrent instantanément. Du reste le témoignage des étrangers qui servaient dans les armées russes est unanime sur ce point. Militairement l'acte du comte de Rostopchin fut nul, moralement il eut des conséquences incalculables.
31: Ce projet est rapporté, mais entièrement défiguré, dans le récit de M. Fain (Manuscrit de 1812). Il est rapporté à une date qui ne peut être la véritable, car M. Fain prétend que l'Empereur le conçut et l'arrêta au château de Pétrowskoié, où il séjourna pendant l'incendie de Moscou, du 16 au 19 septembre. Or il existe aux archives et dans la correspondance de Napoléon, un exposé de ce plan, divisé en titres et articles comme un projet de loi, et contenant l'opinion de Napoléon sur l'état de la guerre de Russie, et sur les meilleurs moyens de la terminer. Ce document, l'un des plus importants de la campagne et des plus glorieux pour le génie de Napoléon, porte la date d'octobre, sans désignation de jour. Il ne pouvait donc avoir été arrêté au château de Pétrowskoié, que Napoléon quitta le 19 septembre. De plus tout donne lieu de croire, d'après les circonstances indiquées dans l'exposé lui-même, que le plan se rapporte aux deux ou trois premiers jours d'octobre, et point du tout au 16, 17 ou 18 septembre. Évidemment ce plan fut rédigé pour être communiqué aux lieutenants de Napoléon, et ne dut être abandonné qu'après une consultation avec eux. Il fut vraisemblablement conçu dans les derniers jours de septembre, et mis par écrit du 1er au 3 octobre. Dans l'ordre des idées qui ont dû se succéder dans l'esprit de Napoléon, on ne peut le placer ni avant ni après. M. Fain n'a dû avoir que le souvenir de cette dictée, et ne l'avait certainement pas sous les yeux en écrivant son ouvrage, sans quoi il l'aurait ajoutée aux pièces justificatives, dans lesquelles il a mis tout ce qu'il possédait de la correspondance de Napoléon.
32: Le général Clausewitz, dans ses intéressants Mémoires si remplis de sens et d'impartialité, dit formellement que la fatigue commençait à se faire sentir dans l'armée russe, qu'il était donc heureux que l'empereur Alexandre n'y fût pas, car peut-être ses dispositions habituellement pacifiques s'accordant avec celles de l'armée, on eût traité avec Napoléon, et perdu l'occasion d'affranchir l'Allemagne, ce qui pour le général Clausewitz, Allemand et Prussien, était naturellement l'objet essentiel de la guerre. Cette assertion, quoique vraie, n'empêche pas qu'il y eût aussi une part de calcul dans l'accueil fait au général Lauriston, ainsi qu'on va le voir. Il y eut tout à la fois ruse pour tromper les Français, et quelque peu de penchant pour la paix. Les sentiments des hommes sont toujours plus complexes qu'on ne l'imagine, ce qui rend si difficile de les démêler, et de les reproduire dans la juste mesure de la vérité.
33: Je n'ai pas besoin de déclarer que, toujours soigneux de ne dire que la vérité, j'emprunte ces détails aux dépêches les plus authentiques, les unes adressées au cabinet français, les autres communiquées à ce cabinet par une cour alliée qui avait conservé un ambassadeur à Saint-Pétersbourg.
34: Cette proposition de l'amiral Tchitchakoff est certainement une des circonstances les plus curieuses de l'histoire moderne, et nous ne la rapporterions pas si nous n'en avions la certitude. Ayant pu nous procurer, non par la famille de l'amiral, établie à Paris, mais par des communications puisées à d'autres sources, la correspondance personnelle de l'empereur Alexandre avec l'amiral Tchitchakoff, nous citons la pièce suivante, qui ne laisse aucun doute sur le fait que nous alléguons.
L'empereur Alexandre à l'amiral Tchitchakoff,
«Liakow près Polotsk, le 6 (18) juillet 1812.
»J'allais vous expédier ma réponse à votre lettre du 26 juin (8 juillet), quand je reçois votre expédition du 29 (11). Je voulais approuver complétement toutes les déterminations que vous avez prises jusqu'au 26, et vous donner carte blanche pour agir: votre lettre du 29, je l'avoue, me met dans l'embarras pour la décision que j'ai à vous donner. Le plan est très-vaste, très-hardi, mais qui peut répondre de sa réussite? Et en attendant nous nous privons de tout l'effet que votre diversion pouvait produire sur l'ennemi, et en général nous nous ôtons pour un temps très-long la coopération de toutes les troupes qui se trouvent sous vos ordres, en les portant du côté de Constantinople.
»Sans parler déjà de l'opinion générale, tant de nos compatriotes que de nos alliés les Anglais et les Suédois, que nous allons choquer par une détermination pareille, n'allons-nous pas gratuitement ajouter à nos embarras? Les Autrichiens, qui en ce moment ne se trouvent en lice qu'avec 30,000 hommes, voyant l'empire ottoman menacé dans ses fondements, se trouveront obligés, si ce n'est par leur propre volonté, très-certainement par celle de l'empereur Napoléon, de faire marcher toutes leurs forces pour empêcher des résultats pareils, et alors, entrant en Moldavie et en Valachie, mettront vos derrières et même les forces avec lesquelles vous marcherez sur Constantinople dans les plus grands embarras. Si la diversion à laquelle vous paraissiez tout à fait décidé dans votre lettre du 26 juin (8 juillet) vous paraît maintenant rencontrer tant d'obstacles, il y aurait peut-être une autre détermination à prendre, plus sage que tout le reste, et qui pourrait produire des résultats non moins utiles. Ce serait, en échangeant les ratifications, de se contenter pour le moment de cette paix, sans exiger impérieusement l'alliance, et porter toutes les forces sous vos ordres par Holting et Camenisk-Podolsk du côté de Doubna, où vous seriez renforcé par toute l'armée de Tormazoff, auquel je donnerai ordre de vous remettre le commandement, en l'envoyant lui-même commander à Kiew, et avec cette armée imposante, composée de huit à neuf divisions, de marcher sur tout ce que vous rencontrerez devant vous du côté de Varsovie, et de produire une diversion très-efficace pour les deux premières armées, qui se trouvent avoir devant elles des forces très-supérieures. Je crois qu'il n'y a de choix à faire qu'entre ces deux plans, ou celui de la division du coté de la Dalmatie et de l'Adriatique, ou par la Podolie du côté de Varsovie.
»L'histoire de Constantinople peut être reproduite plus tard. Une fois nos affaires marchant bien contre Napoléon, nous pourrons reprendre vos, etc...
35: C'est pièces en main, d'après la correspondance même de Napoléon, et d'après une quantité de notes écrites par lui, toutes révélant sa véritable pensée, que j'avance et que j'affirme cette vérité, que Napoléon, contre la tradition reçue, fut retenu à Moscou moins par l'espérance de la paix, que par la crainte de perdre son ascendant moral et militaire en opérant un mouvement rétrograde. J'ai peu le goût de changer les versions reçues en histoire; je cherche à être vrai, non à être nouveau. On est déjà bien assez nouveau par cela seul qu'on est vrai. Je soutiens donc l'assertion dont il s'agit sur les motifs du long séjour de Napoléon à Moscou, parce que j'ai la conviction et la preuve de son exactitude.
36: C'est une idée généralement admise par tous les historiens soit français, soit étrangers, même par M. Fain, qui avait eu pourtant connaissance d'une partie de la correspondance impériale, que Napoléon sortit de Moscou avec la résolution définitive de quitter cette capitale pour rentrer en Pologne, et qu'il se dirigea d'abord sur la vieille route de Kalouga, avec l'intention conçue d'avance de changer de direction en chemin, de se reporter de la vieille route sur la nouvelle, afin de surprendre ainsi le passage par Malo-Jaroslawetz, et de rentrer en Pologne en passant par la riche province de Kalouga. La correspondance de Napoléon, restée secrète jusqu'ici, démontre que c'est là une erreur. Cette erreur a un premier inconvénient, c'est de laisser inconnue la vraie cause qui retarda si longtemps le départ de Napoléon, et qui ne fut autre que sa répugnance à exécuter un mouvement rétrograde, répugnance qui fut si grande qu'en sortant de Moscou il avait la prétention de ne pas évacuer cette capitale, et de ne faire qu'une manœuvre. Cette erreur a un second inconvénient, c'est de faire commettre à Napoléon une faute grave (qu'en réalité il ne commit pas), celle de suivre un chemin détourné, qui lui fit perdre deux jours, deux jours fort regrettables comme on le verra bientôt, pour se reporter de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle, tandis qu'en prenant tout de suite la nouvelle, sauf à faire sur l'ancienne, par Murat qui s'y trouvait déjà, les démonstrations les plus apparentes, il aurait pu être le 22 ou le 23 à Malo-Jaroslawetz, ce qui aurait rendu certaine son arrivée sur Kalouga, et infaillible le succès de ce mouvement. Or cette faute, qui eut d'immenses conséquences, fut de sa part tout involontaire, car il partit d'abord avec l'intention d'aller droit à l'ennemi, et non de l'éviter, ce qui explique comment il ne craignit pas de laisser le maréchal Mortier au Kremlin. Mais chemin faisant s'étant aperçu que Kutusof restait campé obstinément sur la vieille route de Kalouga, il eut l'idée de lui échapper en le trompant, et pour cela de se porter sur la nouvelle route de Kalouga par un chemin de traverse, changement de direction qui amena la perte de deux jours, à laquelle il ne se serait pas exposé s'il avait dès le début adopté la nouvelle route. On s'explique alors que, laissant l'ennemi non battu sur ses derrières, il ne voulut plus que le maréchal Mortier restât au Kremlin avec 10 mille hommes, exposé aux coups d'une armée demeurée intacte. C'est pour n'avoir pas connu ces déterminations successives qu'on ne représente pas Napoléon tel qu'il fut véritablement dans ces moments décisifs, c'est-à-dire sortant de Moscou sans croire en sortir, quittant cette capitale sans l'idée de l'évacuer, et puis changeant tout à coup de détermination, lorsqu'il espéra par un beau mouvement gagner Kalouga sans combat.
Après avoir montré l'importance de l'erreur historique que l'on commet en faisant sortir Napoléon de Moscou autrement qu'il n'en sortit, il me reste à donner les preuves de ce que j'avance. Elles consistent en plusieurs lettres, en une suite d'ordres authentiques dont la minute existe aux archives de l'Empire, et qui ont tous été expédiés. D'abord Napoléon écrivant à Murat, à Junot, leur répète pendant plusieurs jours consécutifs qu'il sort pour repousser l'ennemi... pour aller à l'ennemi. Le 18 Napoléon fait écrire à Murat par Berthier: «L'Empereur a fait partir ce soir ses chevaux, et après-demain l'armée arrivera sur vous pour se porter sur l'ennemi et le chasser.» Le 18 il fait écrire par Berthier à l'intendant général de l'armée: «Je vous préviens que l'Empereur porte ce soir son quartier général dans le faubourg de Kalouga, afin d'être en mesure de mettre demain l'armée en mouvement pour marcher sur l'ennemi.» Le 20, à huit heures du matin, il fait écrire à Junot: «L'Empereur est parti ce matin avec l'armée pour marcher à l'ennemi, qui est entre la Nara et la Pakra, route de Kalouga.» Ces textes ne peuvent laisser aucun doute. Mais il y en a un autre qui achève de rendre absolument certaine la preuve de cette intention. Depuis quelques jours la division Broussier du prince Eugène et la cavalerie d'Ornano étaient à Fominskoïé même, sur la nouvelle route de Kalouga, par laquelle Napoléon se décida à percer dans la soirée du 20. Si dès l'origine Napoléon avait eu l'intention de suivre la nouvelle route, qui passe par Fominskoïé et Malo-Jaroslawetz, il aurait au moins laissé la division Broussier à Fominskoïé, et d'autant plus que le prince Eugène devant attaquer Malo-Jaroslawetz, il eût été naturel de concentrer dans sa main toutes les divisions de son corps. Or, au contraire, le 18 au matin, Napoléon fait écrire à Murat qu'il part pour aller à lui, «que la division Broussier est à Fominskoïé avec le général Ornano; qu'il est nécessaire qu'il lui envoie des ordres pour se porter partout où les mouvements de l'ennemi l'exigeraient, soit vers Woronowo, soit vers Desna, etc...» Or Woronowo et Desna sont sur la vieille route de Kalouga, et Napoléon n'aurait pas dégarni la nouvelle route s'il avait voulu la prendre, et aurait plutôt renforcé Murat par un envoi direct de Moscou, car il n'y avait pas plus loin pour le renforcer de Moscou que de Fominskoïé. Il est donc bien certain qu'il partit avec l'intention non pas d'éviter l'ennemi, mais de le combattre, et de le pousser devant lui, ce qui explique comment il croyait pouvoir laisser le maréchal Mortier à Moscou.
Maintenant, voulut-il en effet laisser le maréchal Mortier à Moscou? Il y a de cette intention une preuve non contestable, c'est une longue lettre du 18, dans laquelle il ordonne à ce maréchal de s'y établir avec environ 10 mille hommes, d'y faire ses vivres pour plusieurs mois, de s'y retrancher, d'y réunir tous les malades, etc. On pourrait dire que c'était là une feinte, mais d'abord il n'avait aucune raison d'employer un tel subterfuge, car il n'en avait pas besoin pour le succès de son mouvement. Secondement, lorsque Napoléon avait recours à une feinte, il l'avouait à celui qu'il en chargeait, afin que celui-ci entrât mieux dans ses intentions, et y contribuât plus sûrement, et de tous les hommes il n'y en avait pas un auquel il pût davantage confier un secret qu'au maréchal Mortier. Enfin Napoléon, employant une feinte, n'aurait pas donné tous les détails qu'il donne sur la manière de fortifier et de défendre le Kremlin. Cette lettre est tellement précise et détaillée, qu'elle ne peut laisser aucun doute sur son intention véritable. Enfin il y a de cette intention une preuve morale irréfragable. Il restait quelques centaines de blessés à Moscou, qu'il ordonna de réunir les uns au Kremlin, les autres aux Enfants trouvés, et lorsque le 20 au soir il changea de détermination, il prescrivit tout à coup au maréchal Mortier de les emmener, même sur les chevaux de l'état-major, lui rappelant qu'il y avait à Rome des récompenses pour ceux qui sauvaient un citoyen. Or si Napoléon n'avait pas voulu garder Moscou, il n'aurait pas perdu trois jours pour faire partir ces blessés, et dès le 19 il les aurait acheminés sur la route de Smolensk par les moyens qu'on dut employer le 23. Enfin, envoyant des ordres à l'intendant, il lui fait dire le 18:
Le major général à l'intendant général.
«L'Empereur ordonne que les voitures de transports militaires chargées de vivres et les ambulances soient parquées demain matin à la pointe du jour, et même dans la nuit, dans le grand emplacement qui se trouve près des obélisques de la porte de Kalouga. Je vous préviens que l'Empereur porte ce soir son quartier général dans le faubourg de Kalouga, afin d'être en mesure de mettre demain l'armée en mouvement pour marcher sur l'ennemi. Je vous recommande de donner les ordres les plus précis pour que tous les hommes restés dans les hôpitaux soient transportés demain aux Enfants trouvés, comme je vous l'ai écrit il y a un moment.
»L'Empereur laisse le maréchal duc de Trévise avec tout son corps pour garder le Kremlin et les principaux magasins de la ville. Quant au quartier général de l'intendance, composé de tout ce qui en fait partie et du trésor, il se tiendra prêt à partir demain au soir; il partira sous l'escorte de la division du général Roguet.
»L'intention de l'Empereur est que vous désigniez un ordonnateur et quelques commissaires des guerres, un directeur des hôpitaux, enfin les officiels de santé et agents nécessaires, tant pour l'administration des magasins que pour soigner les malades non transportables, qui seront tous réunis aux Enfants trouvés.
»L'Empereur étant dans l'intention de revenir ici, nous garderons les principaux magasins de farine, d'avoine et d'eau-de-vie. Tous les agents dont je viens de parler ci-dessus coucheront au Kremlin, et l'ordonnateur prendra les ordres du duc de Trévise.»
Il est donc certain que le 18 Napoléon voulait deux choses: 1o marcher à l'ennemi; 2o laisser Mortier pour garder Moscou. Tout à coup le 20 au soir, au château de Troitskoïé, ses intentions changent, et au lieu de marcher à l'ennemi, il prend à droite, et donne des instructions pour transporter l'armée de la vieille sur la nouvelle route de Kalouga. En même temps il prescrit à Mortier d'évacuer le Kremlin et de le joindre par la route de Wereja. Le style des ordres indique une détermination soudaine, instantanée et tellement nouvelle, qu'elle entraîne la révocation d'ordres déjà donnés.—Tout s'explique lorsqu'on admet qu'arrivé sur les lieux, voyant les Russes obstinés à se tenir sur la vieille route de Kalouga, et concevant l'espérance de leur dérober sa marche par la nouvelle route, il aime mieux arriver à son but sans bataille, sans dix ou douze mille blessés qu'il faudrait traîner à sa suite, et ne veut plus alors laisser Mortier seul, séparé de lui par une armée intacte et non battue. C'est l'unique version qui concorde avec tous les ordres émis. Une fois admise, elle révèle ce fait important, que Napoléon, même en quittant Moscou, ne pouvait se décider à l'évacuer, et elle fait tomber le reproche d'avoir perdu en route deux jours, dont la perte fut décisive pour le mouvement sur Kalouga. S'il avait voulu y marcher directement et sans combat, il y aurait marché tout simplement par la route nouvelle, et se serait borné à une fausse démonstration sur la vieille route.
37: Le prince Eugène de Wurtemberg, l'un des narrateurs étrangers les plus équitables, dit, à propos des plaintes du maréchal Ney sur le 1er corps, ces paroles: mais Ney n'avait point été ce jour-là dans la position scabreuse de son collègue.—Le prince Eugène de Wurtemberg veut parler de la journée de Wiasma.
38: C'est l'assertion de M. Larrey, qui, portant un thermomètre suspendu à la boutonnière de son habit, est le seul témoin oculaire dont les assertions, relativement à la température qu'on eut à essuyer pendant cette mémorable retraite, soient dignes de confiance.
39: On ne comprend pas comment M. de Boutourlin, écrivain sérieux, peut alléguer à tout moment des chiffres aussi étrangement exagérés que ceux qui sont énoncés dans son livre. Si on additionnait toutes les pertes énumérées après chaque action, il n'aurait plus existé un seul homme debout à notre arrivée à Wiasma. Voici un singulier exemple de ces exagérations. M. de Boutourlin dit que la journée du 18 coûta aux Français 8,500 hommes du corps de Ney qui capitulèrent, et 3,500 qui furent faits prisonniers par les Russes dans le courant du combat, sans compter les tués (tome 2, page 229). Assurément ce n'est pas trop que de supposer que le maréchal Ney perdit un millier d'hommes sur le champ de bataille: les hommes qui capitulèrent, les prisonniers, les tués, feraient donc 13 mille en tout. Or, avec son corps et la division Ricard, le maréchal Ney ne comptait pas sept mille hommes sous ses ordres en sortant de Smolensk. Comment aurait-il pu en perdre 13 mille? M. de Boutourlin dit encore, page 231 du même volume, que les Français en tout perdirent dans ces journées des 16, 17, 18 novembre, qualifiées par lui de chef-d'œuvre de l'art, 26 mille prisonniers, 10 mille tués, blessés ou noyés, et 228 bouches à feu. Ce sont là des assertions insoutenables. À ce compte il aurait fallu que l'armée française fût réduite à rien en arrivant à la Bérézina. Elle était sortie de Smolensk au nombre de 36 mille hommes armés, et de 30 mille traînards environ. Après les fatales journées de Krasnoé, la garde restait environ à 8 mille hommes, le prince Eugène à 3, le maréchal Davout à 8, le maréchal Ney à 1500, Poniatowski et Junot à 2,500: total 23 mille hommes. C'était donc tout au plus 13 mille hommes qui auraient été perdus. Reste ce qu'on put enlever de traînards, et c'est beaucoup dire que de supposer qu'on en prit 7 à 8 mille, ce qui ferait une perte de 20 mille hommes environ, et non de 36 mille. Quant à l'artillerie, l'armée avait 150 bouches à feu attelées en sortant de Smolensk, comment aurait-elle pu en perdre 228? Assurément nos désastres furent grands, et il serait aussi puéril de les dissimuler qu'il l'est de les exagérer; mais il faut songer qu'avec ces manières de compter, il ne resterait plus rien pour suffire, non pas seulement à de nouvelles exagérations, mais à la simple énumération des pertes trop réelles que nous fîmes plus tard.
40: La part que le général Dode eut à ces événements, les scènes dont il fut témoin, ont été rapportées de la manière la plus différente, et toujours la plus inexacte, ce qui s'explique parce que jamais il n'avait donné de communications précises sur ce point important d'histoire. Cet homme respectable et véridique, l'un des plus éclairés et des meilleurs de notre temps, exécuteur, de moitié avec le maréchal Vaillant, du beau monument élevé à la défense de la France dans les fortifications de Paris, voulut bien en 1849, quelque temps avant sa mort, écrire une relation détaillée de tout ce qu'il avait vu à l'époque du passage de la Bérézina, et me l'adresser. Le général Corbineau avait bien voulu en faire autant quelques années auparavant, et c'est dans leurs récits, signés de leur main, et dignes de toute croyance, que j'ai puisé la plupart des faits qu'on va lire. Quant au passage même de la Bérézina, c'est également dans une narration précieuse du général Chapelle et du colonel Chapuis, l'un chef d'état-major du général Éblé, l'autre commandant des pontonniers, tous deux témoins oculaires et acteurs principaux, que j'ai trouvé en partie les éléments de mon récit. Je me suis servi en outre d'une foule de relations manuscrites qui m'ont été fournies par des témoins oculaires sérieux et dignes de foi. Je puis donc affirmer la parfaite exactitude des détails extraordinaires qu'on va lire.
41: M. de Boutourlin, toujours prodigue de chiffres incroyables malgré son impartialité d'appréciation, parle de 7 mille prisonniers faits sur une division qui était d'environ 4 mille hommes, et dont 2 mille au moins avaient succombé dans le combat. Nous ne faisons cette remarque que dans l'intérêt de la vérité, car ces cruels désastres, dont le récit nous déchire le cœur, sont assez grands pour que nous n'ayons aucun intérêt à les diminuer, ni nos ennemis à les exagérer. N'ayant sauvé que notre gloire, il importe peu d'avoir sauvé quelques hommes de plus, lorsqu'il est malheureusement certain que presque toute l'armée se trouva détruite ou dispersée à la fin de la campagne.
42: Je parle ici d'après des relations manuscrites qui sont en mes mains, et qui sont dignes de toute confiance.
43: M. de Boutourlin suppose qu'il y eut 5 mille tués ou blessés du côté des maréchaux Oudinot et Ney, et 5 mille du côté du maréchal Victor. Ces chiffres sont inexacts. Quatre mille du côté de Victor, 3 mille du côté d'Oudinot et Ney sont à peu près la vérité. Mais les pertes de l'ennemi furent beaucoup plus grandes, car indépendamment du nombre bien plus considérable d'hommes que nous tuâmes aux Russes, nous leur fîmes environ 3 mille prisonniers par la main des cuirassiers du général Doumerc. M. de Boutourlin dit que nous perdîmes 11 mille prisonniers appartenant au corps seul de Victor, la division Partouneaux comprise. Or le maréchal Victor armé à Studianka ne conservait pas plus de 13 à 14 mille hommes avec la division Partouneaux. Il en perdit par le feu 2 mille de la division Partouneaux, 4 mille des divisions Girard et Daendels, il en ramena 5 mille; comment aurait-il pu en laisser 11 mille dans les mains des Russes? Ce sont là des exagérations évidentes. Les Russes prirent 2 mille hommes au général Partouneaux, et quelques centaines aux divisions Girard et Daendels, ce qui avec les 6 mille perdus au feu dans les trois divisions, et les 5 mille ramenés, compose les 13 ou 14 mille du corps du maréchal Victor. Les prétendus prisonniers faits par les Russes ne furent évidemment que des traînards ramassés sur les chemins. Les Russes ont parlé encore de 200 bouches à feu prises à la Bérézina. Ils prétendirent en avoir pris 220 à Krasnoé, 200 à la Bérézina, total 420. Or Napoléon n'en avait pas emporté 200 de Smolensk. D'après le rapport véridique des pontonniers, il ne resta pas un canon de l'autre côté de la Bérézina. Des traînards ramassés sur les routes, les Russes ont fait des prisonniers pris sur le champ de bataille; et des voitures de bagages ils ont fait aussi des canons pris en combattant. C'est ce qui explique chez un écrivain tel que M. de Boutourlin les étranges exagérations que nous venons de signaler.
44: Loin d'exagérer ces chiffres, je les ai plutôt réduits, et je les ai pris dans la correspondance même de M. de Bassano, qui envoyait tous les jours à Napoléon l'état des troupes passant par Wilna. Le chiffre des forces des généraux Schwarzenberg et Reynier, je l'ai pris dans la correspondance de ces généraux, qui certainement, en s'excusant sans cesse de ne pas obtenir de plus grands résultats, n'auraient pas exagéré les moyens dont on leur reprochait de ne pas faire un usage suffisant.
45: Ces assertions sont basées sur la correspondance de M. de Bassano.
46: La correspondance de ces deux corps d'armée donne la preuve certaine des dispositions de leurs généraux à obéir aux ordres qu'on leur aurait envoyés. Le courage de nous abandonner ne vint que beaucoup plus tard à l'Autriche; et d'ailleurs la fidélité personnelle du prince de Schwarzenberg, qui ne fléchit postérieurement que devant un grave intérêt de son pays, ne laisse aucun doute sur ce qu'on aurait pu obtenir de lui dans le moment. Nous n'avançons donc ici que des choses dont nous sommes parfaitement assuré.