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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Le 31, l'arrière-garde va coucher à Ghjat. On alla ainsi coucher à Ghjat le 31 octobre au soir. En approchant de cette ville le maréchal avait voulu faire un grand fourrage à droite et à gauche de la route, avec des colonnes d'infanterie légère, faute de cavalerie, et cheminer lentement pour donner à ces colonnes le temps de fouiller les villages et de recueillir des vivres, tant pour le 1er corps que pour la foule affamée qui le suivait. Mais la cavalerie ennemie se montra si nombreuse sur nos flancs, et nos derrières, qu'on ne put ni s'éloigner ni ralentir la marche, et qu'il fallut renoncer à cette sage mesure, et vivre à l'aventure.

Encombrement le 1er novembre au passage de Czarewo-Zaimitché. Le 1er novembre, en quittant Ghjat, le maréchal savait qu'on trouverait au village de Czarewo-Zaimitché un défilé difficile, et où il fallait s'attendre à un grand encombrement. On avait à traverser une petite rivière marécageuse, précédée et suivie de terrains fangeux, où l'on ne pouvait passer que sur une chaussée étroite, qui devait être bientôt obstruée. Prévoyant cette difficulté, le maréchal avait fait conjurer le prince Eugène de hâter le pas, promettant quant à lui de le ralentir le plus possible. Malgré ces précautions, le corps du prince Eugène s'était accumulé au passage de ce défilé, et le pont avait fléchi sous le poids. Quelques voitures d'artillerie, voulant débarrasser la route, avaient essayé de passer à gué, et y avaient réussi. D'autres s'étaient embourbées, et ces dernières faisant obstacle à celles qui suivaient, le désordre avait été porté au comble. Le 1er corps arriva un peu avant la nuit devant ce triste encombrement, qu'il fallait protéger contre l'ennemi, chaque jour plus nombreux et plus incommode, car après avoir eu seulement Platow sur nos derrières, nous avions de plus Miloradovitch sur le flanc.

En quelques instants une masse de cavalerie, accompagnée de beaucoup d'artillerie, couvrit de feux tant la colonne du prince Eugène, accumulée autour du pont, que les divisions du 1er corps. Le général Gérard et le maréchal Davout protègent et font écouler l'encombrement formé à Czarewo-Zaimitché. L'intrépide général Gérard, commandant la division Gudin, se rangea en bataille à l'extrême arrière-garde, et on le vit tantôt avec son artillerie éloigner celle de l'ennemi, tantôt courir lui-même à la tête d'un bataillon sur les batteries ennemies pour les enlever ou les obliger à fuir. Il protégea ainsi pendant la fin du jour et une partie de la nuit cette espèce de déroute, partout présent au plus fort du danger. Pendant ce même temps, le maréchal, tantôt avec le général Gérard, tantôt avec les sapeurs du 1er corps, était occupé à diriger le combat, à rétablir le pont rompu, à jeter des chevalets sur d'autres points, et à faire écouler la foule. Lui, ses généraux, et les soldats de la division Gérard passèrent cette nuit debout, sans manger ni dormir, exclusivement consacrés au salut du reste de l'armée.

Craintes de rencontrer à Wiasma l'armée russe tout entière. Le lendemain 2 novembre à la pointe du jour, le maréchal Davout supplia de nouveau le prince Eugène de se hâter, afin d'être rendu le 3 de bonne heure à Wiasma, où Napoléon, qui s'y trouvait depuis le 31, pressait l'arrivée de l'arrière-garde, et où l'on pouvait craindre en effet de rencontrer le gros de l'armée russe débouchant par la route de Jucknow. La journée fut employée à gagner Fédérowskoié, qui est à une petite distance de Wiasma. Il fut convenu que le prince Eugène partirait le jour suivant à 3 heures du matin. Instances du maréchal Davout au prince Eugène pour qu'il hâte la marche de ses troupes. Malheureusement ce jeune prince, doué de qualités chevaleresques, mais n'apportant dans le commandement ni la précision ni la vigueur du maréchal Davout, ne sut pas faire partir ses troupes à temps. À six heures du matin elles n'étaient pas en marche. Le corps du prince attardé en avant de Wiasma où se trouvait toute l'armée russe. Le 1er corps qui suivait devait attendre l'écoulement des troupes du prince Eugène, des traînards et des bagages. Il ne put donc se mettre que très-tard en route. Il fit de son mieux pour regagner le temps perdu.

À une lieue et demie de Wiasma, on aperçut tout à coup l'ennemi sur la gauche du chemin, et ses boulets vinrent tomber au milieu de la masse débandée, qui marchait à la suite de l'armée, et avant l'extrême arrière-garde. À chaque décharge de l'artillerie russe c'étaient des cris affreux, un flottement épouvantable dans cette foule impuissante, composée de soldats désarmés, de blessés, de malades, de femmes et d'enfants. Le 4e corps, celui du prince Eugène, tâchait de la faire avancer, et la maltraitait souvent, les soldats restés au drapeau se croyant le droit de mépriser ceux qui de gré ou de force l'avaient abandonné. Enfin le corps du prince Eugène poussant devant lui la masse qui lui faisait obstacle, était parvenu à défiler presque tout entier, lorsque, profitant d'un intervalle laissé entre les deux brigades de la division Delzons, un parti de cavalerie ennemie se jeta à la traverse, et intercepta la route. L'ennemi réussit à couper la route entre le corps du prince Eugène et celui du maréchal Davout. C'était la cavalerie de Wasiltchikoff, qui avec une nombreuse artillerie à cheval vint barrer le chemin, tandis que celle du général Korff, déployée sur la gauche de ce même chemin, le couvrait aussi de ses projectiles. On était coupé, et il fallait se faire jour.

Une brigade de la division Delzons et les restes de Poniatowski se trouvaient arrêtés par la manœuvre de l'ennemi, et repoussés sur la tête du 1er corps, dont les cinq divisions s'avançaient en bon ordre, sous la conduite du maréchal Davout lui-même. Ce maréchal se doutant qu'à Wiasma, où la route de Jucknow venait joindre celle de Smolensk, on pourrait rencontrer Kutusof avec toute l'armée russe, confirmé dans cette conjecture par les fréquentes apparitions de la cavalerie régulière, avait pris toutes ses précautions, et marchait en ordre de bataille. De ses vieux généraux Gudin était tué; Friant était blessé si gravement qu'il était dans l'impossibilité de se tenir debout; Compans avait été blessé au bras à la Moskowa, et Morand à la tête. Ces deux derniers étaient à cheval malgré leurs blessures. Gérard n'avait pas cessé d'y être. Les uns et les autres entouraient le maréchal, et dirigeaient les débris du 1er corps réduit à 15 mille hommes de 20 mille qui lui restaient à Mojaïsk, de 28 qu'il avait encore à Moscou, de 72 mille qu'il avait eus en passant le Niémen. C'étaient tous de vieux soldats dont la nature pouvait seule triompher.

Le général Gérard ouvre la route. Le brave général Gérard qui formait l'avant-garde avec sa division, en voyant la queue du 4e corps surprise et refoulée, hâta le pas, et sous un feu très-vif d'artillerie courut aux pièces de l'ennemi pour les enlever. La cavalerie de Wasiltchikoff qui les couvrait ne l'attendit pas et s'enfuit au galop. Mais derrière cette cavalerie se voyait déjà en bataille l'infanterie du prince Eugène de Wurtemberg, qui avait eu le temps de couper le chemin tandis que celle d'Olsoufief était venue le flanquer. La division Gérard marcha droit sur la division du prince Eugène de Wurtemberg, que la seconde brigade de Delzons et les restes des Polonais placés à droite de la route menaçaient de prendre en flanc. Miloradovitch, qui commandait, n'osa pas tenir dans cette position, et ramena la division Eugène de Wurtemberg sur le côté gauche de la route. Le passage se trouva rouvert. Quelques escadrons de cavalerie russe, rejetés sur notre droite, et coupés à leur tour, essuyèrent, en repassant au galop sur notre gauche, un feu violent de notre infanterie.

La seconde brigade de Delzons et les Polonais, délivrés par le 1er corps, se hâtèrent d'entrer dans Wiasma au pas de course, afin de franchir la rivière de ce nom, qui partage la ville en deux, et de désencombrer le chemin. Si on avait pu traverser Wiasma sans combattre, il eût fallu le faire, le sort des blessés étant des plus à plaindre, et le moral de l'armée n'ayant pas besoin de combats pour se relever. Mais de nouvelles masses ennemies se montrant à chaque instant sur le flanc de la route, et le gros de l'armée russe apparaissant dans la direction de Jucknow, le combat était inévitable, et il fallait se préparer à le soutenir.

Le maréchal Ney tient tête à Kutusof, le maréchal Davout à Miloradovitch. Le maréchal Ney, au bruit de la canonnade, avait arrêté son corps au moment de quitter Wiasma, et s'était rendu de sa personne auprès de Davout et d'Eugène. Il fut convenu entre eux qu'il se déploierait devant la route de Jucknow pour tenir tête à Kutusof, arrivé en effet avec le gros de l'armée russe, qu'Eugène placerait la division Broussier entre Wiasma et le corps de Davout, et que ce dernier se mettrait en bataille sur la gauche de la route pour tenir tête à Miloradovitch. Tout ce qui ne serait pas obligé d'être en ligne, notamment les divisions Delzons et Poniatowski, les bagages, les débandés avaient ordre de franchir au plus vite les ponts de Wiasma, et de gagner en toute hâte la route de Dorogobouge.

Une petite rivière se jetant dans la Wiasma, formait une défense naturelle autour de la ville du côté de Jucknow. Ney s'établit derrière cette petite rivière, avec les divisions Razout et Ledru, réduites à 6 mille hommes. Il mit toute son artillerie en batterie, et, par sa belle contenance, fit passer son intrépidité dans l'âme de ses soldats, qui voyaient non sans quelque appréhension s'avancer sur eux les colonnes profondes de l'armée russe. Broussier forma la jonction entre Wiasma et le corps du maréchal Davout. Ce maréchal rangea en bataille sur le flanc de la route ses 4e et 3e divisions sous le général Compans, et derrière elles, pour leur servir d'appui, la division Gérard. Morand arrivé avec la 1re division, qui était la sienne, avec la 2e, qui était celle de Friant, appuya sa droite à Compans, et le dos à la grande route qu'il eut soin de barrer en formant un crochet avec sa gauche reployée. Le 1er corps n'avait plus que 40 bouches à feu en état de servir, quoiqu'on lui en eût fait traîner 127.

Beau combat de Wiasma. Miloradovitch commença la canonnade avec cent bouches à feu, et fit tirer à outrance sur les cinq divisions du maréchal Davout. Nos quarante bouches à feu lui répondirent avec avantage. Tout fougueux qu'il était, Miloradovitch n'osa pas aborder ce front imposant de vieux soldats, et se contenta d'employer contre eux son artillerie. La tête de l'armée russe, parvenue devant la petite rivière qui couvrait Ney, se mit à canonner de son côté, mais Ney lui répondit sur-le-champ par une grêle de boulets. On demeura ainsi quelque temps en présence les uns des autres, occupés à échanger un violent feu d'artillerie, et l'ennemi, qui aurait dû nous accabler, puisqu'il était là dans la proportion d'un contre quatre, se gardant bien de nous attaquer. Il était temps pour nous de battre en retraite, car nous avions assez imposé à l'armée russe pour qu'elle s'abstînt de toute tentative sérieuse, et d'ailleurs la nuit s'avançant, il importait de traverser Wiasma. Tandis que le général Broussier se retirait sur cette petite ville, profitant de ce qu'il en était le plus voisin, les cinq divisions du maréchal Davout défilèrent, chaque ligne après avoir fait feu se reployant et passant dans les intervalles de la ligne suivante, qui faisait feu à son tour pour protéger le mouvement des colonnes en retraite. Ces mouvements s'opérèrent comme sur un champ de manœuvres. Le 85e qui appartenait à la division Dessaix, et formait la droite du maréchal Davout, se sentant maltraité par l'artillerie ennemie, courut à elle, s'en empara, et ramena trois pièces que, faute d'attelages, on ne put pas conserver. Le général Morand resta le dernier en bataille pour couvrir la retraite de tout le monde. Il se reploya à son tour, et comme il était vivement pressé, le 57e s'arrêta, fit volte-face, marcha sur les Russes baïonnette baissée, les refoula, puis reprit son chemin vers Wiasma. L'armée réussit à traverser Wiasma. Par malheur il était nuit; la partie de la ville qui était située en deçà de la Wiasma, et que la retraite du maréchal Ney avait découverte, avait été subitement envahie par l'ennemi. On l'y trouva, et il fallut un engagement des plus violents pour s'ouvrir une issue. On perdit deux bouches à feu dans cette confusion. Comme il n'y avait que deux ponts sur la Wiasma, l'un dans la ville, l'autre en dehors, l'affluence des troupes, l'obscurité, le feu de l'artillerie amenèrent quelque désordre. Le brave 57e, à force de charges répétées, contint les Russes et protégea le passage.

Résultats du combat de Wiasma. Cette journée nous coûta 15 à 1800 soldats des plus vieux et des meilleurs. Notre artillerie étant mieux dirigée, l'ennemi eut au moins le double d'hommes mis hors de combat; mais ses blessés n'étaient pas perdus, tandis qu'il était impossible de sauver un seul des nôtres. Le défaut absolu de soins, le froid qui commençait à devenir vif, et surtout la cruauté de paysans féroces, condamnaient à mourir tout ce qu'on laissait sur la route. On ne quittait donc pas un champ de bataille sans avoir le cœur navré, et il fallait le sentiment de l'honneur militaire dans cette armée, l'ascendant de ses généraux blessés la commandant avec le bras en écharpe ou la tête bandée, pour y maintenir un dévouement si cruellement récompensé. En entrant dans Wiasma, on ne trouva aucun moyen de subsistance. La garde et les corps qui avaient passé avaient tout dévoré. Il ne restait plus rien des vivres de Moscou. On se jeta par une nuit sombre et froide dans un bois; on y alluma de grands feux, et on y fit rôtir de la viande de cheval. Les soldats du prince Eugène et du maréchal Davout, surtout les derniers, qui avaient été constamment sur pied depuis trois jours, se couchèrent devant leurs feux de bivouacs et dormirent profondément. On était au 3 novembre, et il y avait quinze jours qu'ils étaient chargés de couvrir la retraite. Ils avaient perdu plus de la moitié de leur effectif. Le 3e corps, sous le maréchal Ney, remplace le 1er dans le rôle de l'arrière-garde. Napoléon avait décidé qu'ils prendraient un peu de repos, et que Ney les remplacerait à l'arrière-garde. Du reste, ce n'était pas justice de sa part, mais injustice. Il se plaignait de ce qu'ils avaient marché trop lentement. Vivant au milieu de la garde, qui tenait la tête de l'armée, qui consommait le peu qu'on trouvait encore sur les routes, et laissait du cheval mort à ceux qui suivaient, il ne voyait rien de la retraite et n'en voulait rien voir, car il eût été obligé d'assister de trop près aux affreuses conséquences de ses fautes. Il aimait mieux les nier, et, à deux marches de l'arrière-garde, n'apercevant aucun de ses embarras, il persistait à se plaindre d'elle, au lieu d'aller la diriger.

Ce n'étaient pas de grandes conceptions qu'il eût fallu dans ce moment, mais le courage de voir de ses propres yeux tout le mal qu'on avait fait, d'être à cheval du matin au soir pour présider au passage des rivières, au rétablissement des ponts, à l'écoulement de la foule désarmée, pour soutenir de son ascendant l'autorité ébranlée des généraux, pour faire entre eux un partage équitable des difficultés, s'en réserver la plus forte part, mourir de fatigue s'il le fallait, car il n'y avait pas une souffrance, pas une mort dont on ne fût l'auteur, sourire aux visages abattus, calmer les visages furieux, s'exposer même aux emportements du désespoir, car il était possible qu'on en rencontrât de terribles! Loin de là, Napoléon, non par faiblesse, mais pour se soustraire au spectacle accusateur de cette retraite, ne quittait pas la tête de l'armée, et tantôt à cheval, tantôt à pied, plus souvent en voiture, entre Berthier consterné, Murat éteint, passait des heures entières sans proférer une parole, plongé dans un abîme de réflexions désolantes dont il ne sortait que pour se plaindre de ses lieutenants, comme s'il avait pu faire encore illusion à quelqu'un en blâmant d'autres que lui!

Vive explication de Napoléon avec le maréchal Davout. Il n'avait pas entretenu depuis Malo-Jaroslawetz le maréchal Davout toujours resté à l'arrière-garde. En le revoyant il eut avec lui une explication des plus vives. Le maréchal, quoique façonné à l'obéissance du temps, avait un orgueil qu'aucune autorité ne pouvait faire fléchir. Il défendit avec amertume l'honneur du 1er corps. Des officiers tels que les généraux Compans, Morand, Gérard, toujours à cheval quoique blessés, n'avaient pas pu mériter un reproche. Le maréchal Davout ne se défendit pas, lui, il défendit ses glorieux lieutenants, auxquels il n'était dû que des hommages. Napoléon se tut, mais jusqu'au jour de son départ de l'armée, il n'échangea presque plus une parole avec le maréchal Davout, pour lequel au demeurant le silence n'était guère une punition. Disgrâce de ce maréchal. Mais comme il faut au despotisme en faute des victimes qui prennent sa place dans le blâme général, cet illustre personnage fut sacrifié ici, comme Masséna en Portugal. On se mit à répéter, après Napoléon, que dans cette retraite il n'avait pas tenu une conduite digne de son grand caractère. C'était aussi vrai qu'il était vrai que Masséna eût été la cause des malheurs de l'armée dans la Péninsule. Il avait conduit pendant quinze jours avec une infatigable vigilance, avec une fermeté froide mais inébranlable, une retraite des plus difficiles, héritant de tous les embarras que les autres rejetaient sur lui, et vivant de ce qu'ils lui laissaient, c'est-à-dire de rien. Les troupes du prince Eugène, à la vérité, s'étaient ruées avec quelque précipitation dans Wiasma, au moment où dégagées par le 1er corps, elles se hâtaient bien naturellement de franchir le défilé. C'était le 1er corps qui, marchant avec un imperturbable sang-froid, avait couvert tout le monde, et on l'accusait de s'être débandé! C'était la tête de l'armée, pourvue sinon de tout, du moins de ce qui restait dans ces campagnes désolées, et n'ayant jamais l'ennemi à dos, qui parlait ainsi de l'arrière-garde! Le maréchal Ney, dont la raison n'égalait pas le courage, eut le tort de tenir, lui aussi, quelques propos de ce genre contre son collègue. Il allait bientôt faire lui-même une glorieuse mais terrible épreuve du rôle d'arrière-garde[37].

Arrivée à Dorogobouge. Premiers froids. Napoléon arriva le 5 novembre à Dorogobouge. Le prince Eugène y arriva le 6, les autres corps le 7 et le 8. Jusqu'ici le froid avait été piquant, incommode, mais point encore mortel. Tout à coup, dans la journée du 9, le temps se chargea de sombres vapeurs, et des torrents de neige poussés par un vent violent tombèrent sur la terre. Nos régiments partis de la Pologne par une chaleur étouffante, conduits à Moscou sans l'idée d'y séjourner, avaient laissé dans les magasins de Dantzig les vêtements les plus chauds, et avaient cru que ce serait assez pour eux de les trouver à Wilna. Quelques soldats avaient des fourrures prises à Moscou, mais c'était le petit nombre, car la plupart les avaient vendues à leurs officiers. Bien nourris, ils auraient supporté le froid, qui n'était encore que de 9 à 10 degrés Réaumur; mais vivant d'un peu de farine délayée dans de l'eau, de viande de cheval rôtie au feu des bivouacs, couchant à terre sans tentes ni abris, ils devaient être cruellement éprouvés par des froids même inférieurs à ceux qu'ils avaient supportés jadis soit en Allemagne, soit en Pologne. Cette première neige tombée après qu'on eut passé Dorogobouge, accrut singulièrement la misère générale. Excepté à l'arrière-garde, que Davout avait conduite avec une inflexible fermeté, que Ney conduisait en ce moment avec une énergie de courage et de bonne santé qu'aucune souffrance ne pouvait vaincre, le sentiment du devoir commençait d'abandonner tout le monde. État des corps. Il n'y avait que le canon qui rendît l'honneur, la dignité, le courage à ces soldats exténués. Tous les blessés avaient été délaissés, et des soldats alliés, dont nous ne désignerons pas ici le corps, chargés d'escorter les prisonniers russes, s'en débarrassaient en leur cassant la tête à coups de fusil. L'armée déjà réduite de moitié depuis le départ de Moscou. Quiconque était atteint de cette contagion d'égoïsme si générale, si tristement frappante dans les grandes calamités, ne songeant qu'à soi, désertant ses rangs pour chercher à vivre, allait accroître la foule errante et désarmée qui était en sortant de Dorogobouge de 50 mille individus environ, compris les fugitifs de Moscou et les conducteurs de bagages. Plus de dix mille soldats étaient déjà morts sur les routes. Il restait à peine cinquante mille hommes sous les armes. Toute la cavalerie, excepté celle de la garde, était démontée. Pourtant on n'avait plus que trois marches à faire pour atteindre Smolensk. Une fois là, on se flattait de trouver des magasins, des vivres, des vêtements, des abris, des renforts et des murailles fortifiées. Cette espérance soutenait le cœur de l'armée. Smolensk! Smolensk! était le cri sortant de toutes les bouches. On comptait les lieues, les heures. Jamais, après la tempête, port n'avait été si vivement désiré!

Étranges nouvelles reçues à Dorogobouge. Mais à Dorogobouge de fâcheuses nouvelles vinrent assaillir Napoléon: nouvelles défavorables des opérations militaires sur les ailes, nouvelles étranges de France, où le gouvernement avait été audacieusement attaqué, car, comme on le dit vulgairement, jamais un malheur n'arrive seul.

Événements sur le Dniéper. Sur les deux ailes de l'armée les plans de l'ennemi s'étaient entièrement dévoilés. L'amiral Tchitchakoff, après avoir rejoint Tormazoff avec environ 30 mille hommes, et l'avoir remplacé dans le commandement des deux armées réunies, avait pris l'offensive en septembre contre le prince de Schwarzenberg et le général Reynier, commandant avec beaucoup d'accord, mais sans beaucoup d'énergie, le corps austro-saxon. Le nouveau général russe avait poussé devant lui, de la ligne du Styr sur celle du Bug, les deux généraux alliés. Ceux-ci n'ayant guère que 35 mille hommes à eux deux, 25 mille Autrichiens et 10 mille Saxons, n'avaient pas cru devoir risquer une bataille dont la perte eût découvert la droite de la grande armée, et alarmé Varsovie déjà trop facile à épouvanter. Ils avaient donc rétrogradé jusqu'à Brezesc, et étaient venus se blottir derrière leur asile ordinaire, les marais de Pinsk. Il n'y avait guère à les en blâmer. Le général Reynier ne pouvait pas être plus entreprenant que le prince de Schwarzenberg, et celui-ci de son côté n'aurait pas pu faire beaucoup plus qu'il ne faisait. Extrême circonspection du prince de Schwarzenberg, et incertitude de ses mouvements. C'était de sa part non pas trahison, non pas même tiédeur, mais extrême circonspection. Chargé du sort d'une armée de 30 mille Autrichiens, déjà réduite à 25 mille par les pertes de la campagne, il mettait son honneur de militaire et son devoir de citoyen à la conserver, et il s'y appliquait peut-être encore plus qu'à la rendre utile. Traité par Napoléon avec infiniment de bonté, reconnaissant envers lui, incapable de le trahir, même à moitié, il s'attachait seulement à ne pas se faire battre, et bien qu'il fût assuré de la conduite honorable de ses troupes au feu, il les savait tellement froides pour la cause qu'on leur avait donnée à défendre, qu'il ne voulait pas trop exiger d'elles. Renforcé de 10 mille hommes comme il l'avait demandé, il aurait pu se montrer plus hardi, mais le gouvernement autrichien, résolu à se tenir dans la mesure qu'il avait secrètement promis à la Russie de garder, n'avait guère envie d'accroître sa participation à la guerre. Tout au plus consentait-il à reporter à 30 mille hommes par un renfort de 5 à 6 mille, le corps auxiliaire fourni à Napoléon. Il avait bien en Gallicie une armée qu'il aurait pu faire agir contre la Volhynie, mais il eût attiré en Gallicie les Russes, envers lesquels il s'était engagé à ne pas passer la frontière s'ils ne la passaient pas eux-mêmes; c'est ce qu'il appelait assez franchement la neutralisation de la Gallicie, et il désirait ne pas sortir de cette situation.

Ces dispositions auraient suffi à elles seules, quand même les événements militaires ne seraient pas venus s'y joindre, pour rendre le prince de Schwarzenberg extrêmement circonspect. Ayant appris qu'un renfort de 6 mille hommes, longtemps annoncé, arrivait enfin, il avait laissé le général Reynier derrière les marais de Pinsk, et il était allé tendre la main à ce renfort, qui s'avançait par Zamosc. Après l'avoir rallié, il était revenu par Brezesc se réunir au général Reynier, qui de son côté attendait une division française d'environ 12 à 15 mille hommes, la division Durutte, empruntée au corps d'Augereau, et composée des bataillons tirés des îles de Walcheren, de Ré, de Belle-Île. Napoléon avait encore détaché cette division du corps d'Augereau, comptant pour la remplacer en Allemagne sur la superbe division Grenier, qui arrivait d'Italie. Le prince de Schwarzenberg ayant reçu 5 à 6 mille hommes de renfort, le général Reynier étant à la veille d'en recevoir 12 à 15 mille, allaient se trouver à la tête de 50 et quelques mille hommes, et en mesure de résister aux 60 mille de l'amiral Tchitchakoff. L'amiral Tchitchakoff laissant 25 mille hommes devant le corps austro-saxon, avait remonté avec 35 mille le Dniéper et la Bérézina. Mais tandis qu'ils employaient le temps en mouvements décousus pour aller à la rencontre, l'un des Autrichiens venant par Zamosc, l'autre des Français arrivant par Varsovie, l'amiral Tchitchakoff, se conformant aux instructions que l'empereur Alexandre lui avait envoyées par l'intermédiaire de M. de Czernicheff, avait laissé le général Sacken avec 25 mille hommes devant les généraux alliés, et avait marché avec 35 mille sur la haute Bérézina, afin de donner la main au comte de Wittgenstein, qui était chargé de repousser le maréchal Saint-Cyr des bords de la Dwina, et de se porter à la rencontre de l'armée de Moldavie. Le plus simple eût été de suivre l'amiral Tchitchakoff, mais le prince de Schwarzenberg et le général Reynier, ne démêlant pas bien les intentions assez obscures des Russes, ne savaient quel parti prendre, entre Sacken qu'ils avaient devant eux, et Tchitchakoff qu'on disait en marche vers Minsk. Au milieu de ces incertitudes, ils laissaient l'amiral achever son mouvement.

Triste état des affaires sur la Dwina. Voilà ce que M. de Bassano mandait à Napoléon des affaires de la droite, c'est-à-dire de la Volhynie et du bas Dniéper. Les affaires allaient encore pis sur la gauche, c'est-à-dire sur la Dwina haute et basse. Le maréchal Macdonald obligé de se réunir aux Prussiens devant Riga, avait été tout à fait annulé, et séparé du maréchal Saint-Cyr. Le maréchal Macdonald après être resté pendant les mois de septembre et d'octobre à se morfondre près de Dunabourg avec une division polonaise de 7 à 8 mille hommes, pour atteindre deux buts qu'il manquait tous les deux, celui de couvrir le siége de Riga, et celui de se maintenir en communication avec le maréchal Saint-Cyr, avait été ramené vers la basse Dwina pour soutenir les Prussiens contre les troupes de Finlande, transportées en Livonie d'après les arrangements de la Russie avec la Suède. Définitivement rejeté depuis ce moment hors du rayon des opérations de la grande armée, il s'était vu condamné, comme il l'avait craint, à une longue inutilité.

Réunion des troupes de Finlande sous le comte de Steinghel, aux troupes de la Dwina sous le comte de Wittgenstein. À Polotsk même les choses s'étaient passées encore plus tristement. Les troupes de Finlande embarquées pour Revel, après avoir perdu quelque peu de monde par des accidents de mer, avaient pris terre en Livonie, marché sur Riga, secondé le général Essen dans les démonstrations qui avaient rappelé le maréchal Macdonald sur la basse Dwina, et remonté ensuite cette rivière au nombre de 12 mille hommes, sous le comte de Steinghel. Résolution du comte de Wittgenstein de faire abandonner la Dwina au maréchal Saint-Cyr. Wittgenstein renforcé par ces troupes et par quelques milices, qui toutes ensemble portaient son corps à un total de 45 mille hommes, avait résolu de prendre l'offensive afin d'obliger le maréchal Saint-Cyr à évacuer Polotsk, et de venir donner la main à l'amiral Tchitchakoff, sur la haute Bérézina. Conformément au plan envoyé de Saint-Pétersbourg, le comte de Steinghel devait franchir la Dwina au-dessous de Polotsk, pour inquiéter le maréchal Saint-Cyr sur ses derrières, et rendre ainsi plus facile l'opération directe préparée contre lui.

Faiblesse du corps du maréchal Saint-Cyr par suite des privations que ses troupes avaient essuyées. En présence des hostilités dont il était menacé, le maréchal Saint-Cyr ayant eu la plus grande peine pendant septembre et octobre à vivre dans un pays ruiné par le passage des troupes de toutes les nations, demandant vainement à Wilna des subsistances que le défaut de moyens de transport ne permettait pas de lui envoyer, n'avait pu refaire son corps, ni rétablir son effectif. Le 2e corps, celui du maréchal Oudinot, ne s'élevait pas à plus de 15 à 16 mille hommes, dont 12 mille Français, et environ 4 mille Suisses ou Croates. Les Bavarois tombés à 3 mille, avaient reçu quelques recrues qui les reportaient à 5 ou 6 mille. Le maréchal Saint-Cyr comptait donc tout au plus 21 à 22 mille hommes contre 45 mille, dont 33 mille allaient l'assaillir directement, et 12 mille devaient en passant la Dwina au-dessous de Polotsk, le prendre à revers. Heureusement le maréchal Saint-Cyr était un homme de ressources, il avait une position étudiée longtemps à l'avance, de bons soldats, d'excellents lieutenants, et il était résolu à bien disputer le terrain.

Dispositions du maréchal pour faire face aux forces de Wittgenstein et de Steinghel réunis. La ville de Polotsk, située, comme nous l'avons dit, au sein de l'angle que forment la Polota et la Dwina vers leur confluent, avait été couverte d'ouvrages de campagne d'une assez bonne défense. À gauche, la Polota protégeant le front de la position et la plus grande partie de la ville, avait été parsemée de redoutes bien armées; à droite, dans l'ouverture de l'angle formé par les deux rivières, des ouvrages en terre avaient été construits, et les troupes pouvant se porter rapidement d'un front à l'autre, étaient en mesure de faire face partout. Le maréchal Saint-Cyr avait placé à gauche derrière les ouvrages de la Polota les plus faciles à défendre, la division suisse et croate, et à droite, vers l'ouverture de l'angle, là où l'attaque avait le plus de chance de succès, les divisions françaises Legrand et Maison, capables de tenir tête à un ennemi très-supérieur en nombre. Les Bavarois étaient en deçà de la Dwina, avec la cavalerie qu'on avait lancée au loin, afin d'observer et de contenir les troupes de Finlande, qui se disposaient à nous attaquer à revers. Plusieurs ponts dans l'intérieur de Polotsk devaient servir au passage de l'armée en cas de retraite forcée. C'est dans cette position que le maréchal Saint-Cyr avait attendu de pied ferme les deux attaques dont il était menacé.

Les 16 et 17 octobre l'ennemi s'était successivement avancé vers nos positions, et les avait enfin abordées résolûment le 18 au matin.

Seconde bataille de Polotsk livrée et gagnée le 18 octobre. Le comte de Wittgenstein, dont un officier jeune, habile et ardent, destiné plus tard à une grande renommée, le général Diebitch, inspirait les déterminations, avait porté ses meilleures et ses plus nombreuses troupes sur notre droite, vers l'ouverture de l'angle formé par la Polota et la Dwina. Son intention était d'attirer toutes nos forces vers cette partie la plus accessible de notre position, et de faire ensuite enlever par le prince de Jackwill, avec le reste de son armée, la Polota dégarnie de troupes.

En effet, les Russes ayant débouché hardiment sur notre droite, s'étaient approchés sans le savoir de batteries placées à Struwnia, lesquelles flanquaient la partie découverte de la ville. Il aurait fallu les laisser venir sans faire feu, pour les mitrailler à outrance quand ils n'auraient plus eu le temps de rétrograder. Mais dans leur ardeur les artilleurs bavarois qui servaient ces batteries ayant tiré trop tôt, les Russes avertis s'étaient avancés avec plus de mesure qu'il n'eût été à souhaiter pour le succès de notre manœuvre. Toutefois ils s'étaient portés sans hésiter vers ce front de la ville que la Polota ne protégeait point. Mais les divisions Legrand et Maison s'étaient déployées, et avaient marché à eux résolûment. La division Maison surtout, plus exposée que la division Legrand, avait tenu ferme quoique assaillie de tous côtés, et avait fini par rejeter l'ennemi à une grande distance. La division Legrand n'avait pas été indigne de sa voisine, et partout les Russes avaient été contenus et repoussés. Le maréchal Saint-Cyr ne se laissant pas trop affecter par le danger de sa droite, avait eu la sagesse de ne pas dégarnir sa gauche, et bien il avait fait, car le prince de Jackwill débouchant à son tour, s'était jeté sur les redoutes de la Polota. En lui permettant d'arriver jusqu'au pied des ouvrages, on l'eût accablé par les feux seuls des redoutes. Mais les Suisses comme les Bavarois, péchant par trop d'ardeur, avaient fondu sur les Russes à la baïonnette, et en les refoulant, avaient paralysé l'artillerie de nos redoutes sous lesquelles ils étaient venus se placer. De plus ils avaient sacrifié des hommes pour un résultat que nos boulets seuls auraient obtenu. Néanmoins sur ce point comme sur l'autre, l'armée du comte de Wittgenstein avait été repoussée avec une perte de 3 à 4 mille hommes. Notre perte à nous n'était pas de la moitié.

Si le comte de Steinghel n'eût pas menacé de le prendre à dos, le maréchal Saint-Cyr pouvait se considérer comme bien établi sur la Dwina. Mais le corps de Finlande après avoir passé la Dwina en remontait la rive gauche pour faire sa jonction sous Polotsk avec une partie des forces de Wittgenstein. Malgré les avantages remportés, le maréchal Saint-Cyr, menacé sur ses derrières par Steinghel, est obligé d'abandonner la Dwina. En présence de ce nouveau danger, le maréchal Saint-Cyr avait renforcé les Bavarois sous le général de Wrède, de détachements pris dans chacune de ses trois divisions, et l'avait mis en mesure de résister au comte de Steinghel. Le 19, en effet, après un choc vigoureux, le corps de Finlande avait été obligé de rétrograder. Mais devant une double attaque sur les deux rives de la Dwina, qui menaçait de se renouveler avec plus d'ensemble et de vigueur, surtout depuis que les deux armées ennemies, arrivées à la même hauteur, pouvaient communiquer d'une rive à l'autre, il n'était pas prudent de s'obstiner, et le maréchal Saint-Cyr avait cru devoir évacuer Polotsk pendant la nuit, pour se retirer en bon ordre derrière l'Oula, que le canal de Lepel, comme on l'a vu, réunit à la Bérézina. En se retirant, nos troupes avaient fait un affreux carnage des Russes, trop pressés de se jeter au milieu des ruines de la ville de Polotsk incendiée.

Retraite sur l'Oula, et remplacement du maréchal Saint-Cyr blessé par le maréchal Oudinot, à peine remis de sa blessure. Les jours suivants nous avions continué cette retraite, le général de Wrède tenant tête au comte de Steinghel, le maréchal Saint-Cyr au comte de Wittgenstein, dans l'espérance de rencontrer le duc de Bellune sur l'Oula.

Le duc de Bellune décidé à secourir le maréchal Oudinot, avait quitté Smolensk pour se porter à Lepel. Celui-ci, en effet, après avoir longtemps hésité entre l'amiral Tchitchakoff qui arrivait par le sud, et les généraux Wittgenstein et Steinghel qui arrivaient par le nord, avait été décidé enfin par l'événement de Polotsk à courir au nord, afin de porter secours au maréchal Saint-Cyr. Malheureusement se trouvant établi non pas à Witebsk mais à Smolensk, par suite de la nouvelle disposition qui avait changé la route de l'armée, il avait eu un assez long trajet à faire pour se rendre à Lepel. Le maréchal Saint-Cyr, gravement blessé à la dernière journée de Polotsk, avait dû abandonner le commandement, que le maréchal Oudinot, très-imparfaitement remis de sa blessure, avait repris avec un zèle des plus louables.

Danger d'une réunion de 80 mille hommes sous Tchitchakoff et Wittgenstein sur la haute Bérézina, si le duc de Bellune et le maréchal Oudinot ne sont pas victorieux. Ainsi à la fin d'octobre deux armées, l'une de 35 mille hommes environ, l'autre de 45 mille, la première ayant échappé au prince de Schwarzenberg, la seconde refoulant devant elle le 2e corps, étaient près de se donner la main sur la haute Bérézina, et de nous fermer la retraite avec 80 mille hommes. Il n'y avait que la réunion et la victoire des maréchaux Oudinot et Victor qui pussent conjurer ce grave danger.

Nous allions donc trouver Smolensk privé du puissant renfort du 9e corps, et même de la division Baraguey d'Hilliers, que Napoléon, après l'avoir préparée de longue main, avait attirée sur Jelnia, quand il songeait à marcher sur Kalouga. Il est vrai qu'il avait depuis contremandé cet ordre, mais trop tard, et la division Baraguey d'Hilliers, déjà partie, pouvait tomber au milieu de toute l'armée de Kutusof. Ainsi les circonstances inquiétantes se multipliaient de toutes parts sur les pas de Napoléon. L'abondance qu'on espérait trouver à Smolensk est beaucoup moins grande qu'on ne l'avait imaginé. L'abondance dont on s'était flatté de jouir à Smolensk n'était plus telle qu'on l'avait espéré. La navigation intérieure de Dantzig à Kowno n'ayant pu être continuée jusqu'à Wilna, une compagnie de transports avait été organisée, grâce aux soins très-actifs de M. de Bassano, et elle portait 1500 quintaux par jour de Kowno à Minsk, par Wilna. Mais on avait appliqué ces moyens de transport aux spiritueux et aux munitions de guerre, dans la confiance où l'on était de trouver des blés en Lithuanie. On en avait trouvé en effet, par suite d'une vaste réquisition, mais les fermiers lithuaniens manquant de charrois, ou ne voulant pas en fournir, dans l'espoir que leurs denrées finiraient par leur rester faute de pouvoir être déplacées, on n'avait pu réunir qu'une partie des grains et des farines demandés pour Wilna, Minsk, Borisow, Smolensk. Les bœufs se portant eux-mêmes, la viande manquait moins. Mais c'est tout au plus si l'armée devait avoir pour 7 ou 8 jours de vivres à Smolensk, pour 15 à Minsk, pour 20 à Wilna. Toutefois, en s'y employant avec zèle, il était possible de la pourvoir de subsistances pour un temps beaucoup plus long. Actuellement il n'y avait d'assurée que la subsistance des premiers jours.

Cette espérance de riches quartiers d'hiver en Lithuanie n'était donc pas si près de se réaliser qu'on l'avait cru. Il est vrai que c'était le secret de Napoléon seul, mais il n'y avait pas là de quoi réjouir son âme, que tant de choses attristaient profondément. Il lui restait bien pis à apprendre encore. Nouvelles de France tout aussi tristes et plus étranges encore que celles reçues du Dniéper et de la Dwina. La France, qu'il avait laissée si tranquille, si soumise, avait failli être bouleversée, peut-être même arrachée à sa domination, par un fou, par un maniaque audacieux, dont le facile succès pendant quelques heures prouvait combien tout en France dépendait de la vie d'un seul homme, vie incessamment menacée non par les poignards, mais par les boulets.

Le général Malet, son caractère et ses vues. On détenait depuis plusieurs années, dans les prisons de la Conciergerie, un ancien officier, le général Malet, gentilhomme franc-comtois, républicain ardent et sincère, formé comme beaucoup d'hommes de son temps et de sa naissance à l'école de J. J. Rousseau, devenu général de la République, et ne pardonnant pas à Napoléon de l'avoir détruite. Sa préoccupation constante, qu'on pouvait se servir de la nouvelle de la mort de Napoléon, vraie ou feinte, pour renverser le gouvernement. La domination d'une seule idée rend un homme fou, ou capable de choses extraordinaires, et produit souvent les deux résultats à la fois. L'idée unique qui remplissait l'esprit du général Malet, c'est qu'un chef d'État faisant constamment la guerre devait être un jour ou l'autre emporté par un boulet, qu'avec cette nouvelle, vraie ou même inventée, il devait être facile d'enlever toutes les autorités, et de faire accepter à la nation un autre gouvernement, car la personne de Napoléon était tout, hommes, choses, lois, institutions. Sous l'empire de cette préoccupation, il avait sans cesse combiné dans son esprit les moyens de surprendre les autorités avec la nouvelle inventée de la mort de Napoléon, de proclamer un gouvernement nouveau, et d'amener aux pieds de ce gouvernement la nation fatiguée de despotisme, de silence et de guerre. En 1807 et en 1809, il avait songé un instant à la réalisation de sa chimère, et quelques confidences, inévitables ou non, ayant mis la police sur la voie de ce qu'il méditait, on l'avait enfermé. Il était depuis cette époque détenu à Paris. La campagne de Russie le confirme dans ses pensées habituelles, et le détermine à tenter la plus extraordinaire des entreprises. Prisonnier, sa préoccupation n'en était devenue que plus exclusive, et en voyant Napoléon à Moscou, il s'était dit que c'était le moment ou jamais d'essayer l'exécution de son plan, mais cette fois en ne mettant personne dans son secret, en tirant tout de lui-même, de lui seul, et au moyen de la plus incroyable audace. Conspiration conçue et organisée à lui seul. Transféré dans une maison de santé près de la porte Saint-Antoine, et là s'étant lié avec un prêtre doué de la même discrétion, et animé des mêmes sentiments que lui, il avait imaginé de supposer la mort de Napoléon, en n'avouant à personne le mensonge de cette supposition, de fabriquer de faux ordres, une fausse délibération du Sénat, et à l'aide de cette délibération imaginaire qui rétablirait la république, de se rendre à une caserne, d'entraîner un régiment, avec ce régiment d'aller aux prisons pour délivrer plusieurs militaires actuellement détenus, tels que le général Lahorie, ancien chef d'état-major de Moreau, le général Guidal, compromis pour quelques relations avec les Anglais, de partir avec ces généraux, de s'emparer de la personne de tous les ministres, de convoquer à l'hôtel de ville un certain nombre de grands personnages réputés peu favorables au gouvernement, et d'y proclamer la république. Quoiqu'il eût profondément médité sur son sujet, et beaucoup songé à tous les détails d'exécution, il restait des choses pourtant auxquelles il n'avait pas pourvu, soit qu'il fût pressé d'agir, soit qu'il s'en fiât à la fortune, qui doit être de moitié dans toutes les entreprises extraordinaires, à condition cependant qu'on ne lui laisse à faire que le moins possible.

Aidé du prêtre qu'il s'était associé, il avait choisi deux jeunes gens, fort innocents, mais fort courageux, n'ayant pas son secret, et destinés à lui servir d'aides de camp. Avec leur secours il s'était procuré, dans un lieu voisin de sa maison de santé, des uniformes et des pistolets. Il s'échappe le 22 octobre au soir d'une maison de santé où il était détenu, se rend à la caserne Popincourt, et entraîne les troupes par la nouvelle fausse de la mort de Napoléon. Le 22 octobre au soir, jour même où Napoléon manœuvrait autour de Malo-Jaroslawetz, il profite de la nuit faite, s'échappe par une fenêtre de la maison de santé où il était (le prêtre, qui l'avait assisté de sa plume, s'était enfui à l'avance), court au logement où l'attendaient ses deux jeunes gens, habille l'un d'eux en aide de camp, revêt lui-même l'habit de général, leur dit que Napoléon est mort le 7 octobre à Moscou, que le Sénat réuni la nuit a voté le rétablissement de la république, et, montrant les faux ordres soigneusement préparés dans sa prison, se rend à la caserne Popincourt où se trouvait la dixième cohorte de la garde nationale, commandée par un ancien officier tiré de la réforme. Ce dernier, avant d'être mis à la tête de cette cohorte, avait servi quelque temps en Espagne, et très-honorablement. Il s'appelait Soulier. Le général Malet le fait éveiller, s'introduit auprès de son lit, lui annonce que Napoléon est mort, tué à Moscou d'un coup de feu le 7 octobre, que le Sénat s'est assemblé secrètement, a décidé le rétablissement de la république, a nommé le général Malet commandant de la force publique dans Paris, et feignant de n'être pas le général Malet, mais le général Lamotte, l'un des généraux employés à Paris, dit qu'il vient par ordre supérieur prendre la 10e légion pour la conduire sur divers points de la capitale où il a des missions à remplir. Le commandant Soulier, saisi de cette nouvelle, n'imaginant pas dans sa simplicité qu'on pût l'inventer, la déplore, mais se met en devoir d'obéir. Il se lève, fait assembler la cohorte, lui transmet dans la cour de la caserne la nouvelle apportée par le prétendu général Lamotte, nouvelle accueillie avec surprise, mais sans incrédulité, tant elle paraît à tous naturelle et à quelques-uns agréable, car il y avait dans les cohortes d'anciens officiers républicains rappelés au service, et beaucoup de soldats tirés à leur grand déplaisir de leurs foyers, après avoir satisfait plusieurs fois à toutes les lois de la conscription. Tous obéissent sans un doute, sans une objection.

Le général Malet s'étant transporté à la Force, délivre les généraux Lahorie et Guidal. Le général Malet, prétendu général Lamotte, les conduit à la Force avant le jour, mande le chef de la prison, lui montre un ordre d'élargissement pour les généraux Lahorie et Guidal, obtient leur délivrance par suite de la même crédulité, les fait appeler, leur annonce en les embrassant la grande nouvelle, les trompe comme les autres, assiste à leur joie qu'il feint de partager, leur exhibe les décrets du Sénat, et leur trace la conduite qu'ils ont à tenir. Guidal doit aller enlever le ministre de la guerre, Lahorie doit se rendre chez le ministre de la police, le saisir, le transférer à la Conciergerie, tandis que lui, Malet, se transportant à l'état-major de la place, s'emparera du général Hulin. La consigne donnée c'est de faire sauter la cervelle à quiconque refusera d'obtempérer aux ordres du Sénat, que Guidal et Lahorie ne songent même pas à révoquer en doute. Malet s'était dit avec raison que des complices trompés n'hésiteraient point, et exécuteraient ses instructions avec une bonne foi qui entraînerait tout le monde. Malet se sert de l'un de ses jeunes gens pour envoyer au préfet de la Seine, Frochot, les faux décrets du Sénat, et l'injonction de préparer l'hôtel de ville, où doit se réunir le gouvernement provisoire. L'autre agent improvisé de Malet court à l'un des régiments de la garnison, avec ordre au colonel de garder par des détachements toutes les barrières de Paris, de manière à ne laisser ni entrer ni sortir personne.

Toutes ces choses rapidement convenues, afin de mener à bien cette surprise de Paris endormi, on se rend chez le duc de Rovigo au moment où le jour allait poindre. Le ministre de la police, ayant passé la nuit à expédier des dépêches, avait rigoureusement interdit qu'on l'éveillât. Le général Lahorie envoyé chez le duc de Rovigo, et le général Guidal chez le duc de Feltre. Le général Lahorie, à la tête d'un détachement de la 10e cohorte, pénètre dans son hôtel, enfonce la porte de sa chambre, entre à travers les débris de cette porte, et le frappe de surprise en apparaissant devant lui. Il avait servi avec le duc de Rovigo, et avait avec lui des relations d'amitié.—Rends-toi sans résistance, lui dit-il, car je t'aime et ne veux pas te faire de mal. L'Empereur est mort, l'Empire est aboli, et le Sénat a rétabli la république.—Le duc de Rovigo répond à Lahorie qu'il est insensé, qu'une lettre de l'Empereur arrivée dans la soirée dément cette assertion, que la nouvelle est fausse, et qu'il est l'auteur ou le jouet d'une imposture. Lahorie, aussi convaincu que peut l'être le duc de Rovigo, affirme; le duc de Rovigo nie. Lahorie ordonne alors qu'on le saisisse. Le duc de Rovigo cherche à détromper la troupe, mais il est naturel à l'homme qu'on arrête de contester, et sa position suffit pour empêcher qu'on ne le croie. Lahorie, d'après ses instructions, aurait dû brûler la cervelle au duc de Rovigo; il ne le veut pas, court auprès de Guidal, qui était près de là, pour se consulter avec lui. Guidal le suit. Arrestation du duc de Rovigo et son envoi à la Conciergerie. Tous les deux persistant dans leur crédulité, mais ne voulant pas tuer un ancien camarade, imposent silence au duc de Rovigo, et sans lui faire de mal l'envoient à la Conciergerie, où déjà le préfet de police était transféré par les mêmes moyens.

Jusqu'ici tout va bien; mais l'arrestation du duc de Rovigo a retardé un peu celle du ministre de la guerre, et de son côté le général Malet perd du temps à celle du général Hulin, commandant la place de Paris. Le général Malet chez le général Hulin. S'étant transporté chez lui avec un détachement de la même cohorte, il le surprend au lit, le fait lever, emploie auprès de lui les assertions qui ont déjà eu tant de succès, ne le trouve pas incrédule à la nouvelle de la mort de Napoléon, mais très-récalcitrant quand il s'agit du rétablissement de la république par une délibération du Sénat, et en reçoit pour réponse l'invitation de produire ses ordres. Le général Hulin ayant voulu résister, le général Malet le renverse d'un coup de pistolet. Le général Malet, plus fidèle à son plan que ses complices improvisés, répond au général Hulin qu'il va les lui communiquer dans son cabinet, se fait conduire dans ce cabinet, et là renverse le général d'un coup de pistolet tiré à bout portant. Malet sort ensuite, se rend chez le chef d'état-major Doucet, lui répète tout ce qu'il avait dit aux autres, lui annonce de plus sa nomination au grade de général, et l'engage à livrer sur-le-champ le commandement de la place. Soit que l'acte de violence auquel le général Malet venait de se porter eût affaibli sa résolution, soit que le premier doute rencontré dans cette journée l'eût ébranlé, il se montre moins ferme avec ce chef d'état-major. Il hésite, perd du temps, et encourage l'incrédulité qu'il n'accable pas sur-le-champ d'une affirmation absolue ou d'un nouveau coup de pistolet. Un autre officier de la place, nommé Laborde, survient, se rappelle les traits du général Malet, devine tout de suite qu'il s'agit d'une audacieuse conspiration, appelle un officier de police qui justement connaissait Malet, et qui avait contribué à sa translation d'une prison à l'autre. Malet reconnu et arrêté par un officier de l'état-major. Cet officier de police, certain que le général est un des sujets de son autorité, lui demande pourquoi et comment il a quitté sa prison, l'embarrasse, le déconcerte, et lui fait perdre tout ascendant sur sa troupe. Malet veut alors se servir de ses armes. On se jette sur lui, on lui lie les mains, on le met en arrestation devant sa troupe hésitante et commençant à croire qu'elle a été trompée. Il se flatte encore d'être secouru par ses complices, mais au lieu d'eux ce sont des soldats de la garde impériale, qui, prévenus en toute hâte, accourent, débarrassent l'état-major de la place de ses assaillants, et font prisonniers ceux qui étaient venus faire des prisonniers.

Fin de cette singulière conspiration. En une heure le duc de Rovigo est délivré, le préfet de police également, et chacun d'eux a repris possession de son ministère. Ce qui paraîtra plus singulier que tout ce dont on vient de lire le récit, c'est que le préfet de la Seine, arrivant de la campagne à la pointe du jour, surpris de tous côtés par la nouvelle dont l'hôtel de ville était plein, n'avait pas pu croire qu'elle fût inventée, et s'était mis à disposer les appartements demandés, lentement à la vérité, non pas qu'il doutât, mais parce qu'il avait peu de goût pour le gouvernement républicain qui paraissait devoir succéder à l'Empire. Ce qui n'étonnera pas moins, c'est que le chef du régiment qu'on avait chargé de garder les barrières avait obéi, et avait envoyé des détachements pour s'en emparer.

Il était à peine midi que tout était terminé, que les choses étaient remises à leur place, les autorités, un moment surprises, rétablies dans leurs fonctions, et que Paris, apprenant cette rapide succession de scènes, passait de la crainte que lui inspiraient toujours les tentatives de ce qu'on appelait les terroristes, à un immense éclat de rire contre une police détestée, et si aisément prise au dépourvu. Que tout autre ministre eût été enlevé, soit; mais le ministre de la police lui-même! c'est ce dont on ne pouvait trop rire, trop s'amuser, trop parler, et la crainte, après avoir précédé le rire, le suivait aussi, car il y avait à faire de bien tristes réflexions sur un pareil état de choses.

Causes qui avaient rendu possible et avaient un moment fait réussir cette tentative étrange. Tant de crédulité à admettre les ordres les plus étranges, tant d'obéissance à les exécuter, accusaient non pas les hommes, toujours si faciles à tromper, et si prompts à obéir quand ils en ont pris l'habitude, mais le régime sous lequel de telles choses étaient possibles. Sous ce régime de secret, d'obéissance passive et aveugle, où un homme était à lui seul le gouvernement, la constitution, l'État, où cet homme jouait tous les jours le sort de la France et le sien dans de fabuleuses aventures, il était naturel de croire à sa mort, sa mort admise, de chercher une sorte d'autorité dans le Sénat, et de continuer à obéir passivement, sans examen, sans contestation, car on n'était plus habitué à concevoir, à souffrir une contradiction. On n'aurait pas surpris par de tels moyens un État libre, parce qu'il y a mille contradicteurs à rencontrer à chaque pas dans un pays où tout homme raisonne et discute ses devoirs. Dans un État despotique, le téméraire qui met la main sur le ressort essentiel du gouvernement, est le maître, et c'est ce qui donne naissance aux conspirations de palais, signe honteux de la caducité des empires voués au despotisme. Il existait pourtant un héritier de Napoléon, et on n'y avait pas même songé!

Lutte entre la police et l'autorité militaire, cherchant à rejeter l'une sur l'autre la responsabilité de l'événement. Il n'y avait donc personne à accuser que le régime existant, mais la police et l'autorité militaire craignant que Napoléon ne s'en prît à l'une ou à l'autre de cette bizarre aventure, voulaient chacune que de l'examen des faits ressortît sa propre justification et la condamnation de sa rivale. La police n'avait pas découvert ce complot, et l'autorité militaire s'y était prêtée avec une facilité qui pouvait passer pour de la connivence. Toutes deux cependant étaient innocentes. La police n'avait pu découvrir ce qui était dans la tête d'un seul homme, et il était naturel que l'autorité militaire inférieure crût une chose aussi croyable que la mort de Napoléon. La première n'était donc pas inepte, ni la seconde infidèle, mais de peur d'être accusé il fallait accuser. D'ailleurs le ministre de la police et le ministre de la guerre ne s'aimaient point. Le duc de Feltre avait tous les dehors du bien, le duc de Rovigo tous les dehors du mal, et chez aucun des deux la réalité ne répondait aux apparences. Le duc de Rovigo chercha la vérité, à la découverte de laquelle il avait grand intérêt, et cette vérité tournait à la décharge de tout le monde, le général Malet excepté. Le duc de Feltre voulut voir partout des complices de Malet, afin que la police parût coupable de ne les avoir pas trouvés, quand ils étaient en si grand nombre. Sous un pareil régime, de telles préoccupations devaient avoir sur le sort des accusés une influence funeste. Le gouvernement, composé des ministres, des grands dignitaires présents à Paris, s'assembla sous la présidence de l'archichancelier Cambacérès, et arrêta ce qu'il y avait à faire. Renvoi de tous les accusés à une commission militaire. L'archichancelier, avec son art d'adoucir les aspérités, de neutraliser les propositions extrêmes, ce qui est du bon sens, mais ce qui n'est pas toujours de la justice, fit décider la formation d'une commission militaire à laquelle furent déférés plus de vingt prévenus. En réalité il n'y avait qu'un coupable, car outre l'attentat politique que le général Malet avait essayé de commettre, il avait renversé presque mort à ses pieds un homme qui heureusement n'en mourut pas. Mais les généraux Lahorie et Guidal, entrés volontiers sans doute dans son projet, entrés toutefois sur l'articulation d'un fait faux auquel ils avaient cru, d'ordres supposés qu'ils avaient admis, n'étaient des coupables ni devant Dieu ni devant les hommes. Condamnation de quatorze malheureux, et exécution immédiate de douze, à l'occasion de la dernière conspiration. C'étaient, à la vérité, des officiers d'un grade élevé, et fort suspects; ils avaient participé assez longuement à un attentat, soit; mais si pour eux un doute pouvait naître, pouvait-il y en avoir un seul à l'égard du commandant de la 10e cohorte, le commandant Soulier, brave militaire, qui avait appris la mort de Napoléon avec chagrin, y avait ajouté foi, et avait obéi? Quant à celui-là, une peine, et une peine telle que la mort, était une iniquité! Pourtant il fut condamné avec treize autres accusés. La police demanda en sa faveur un sursis, qui était nécessaire à la continuation de l'instruction. Ce sursis fut refusé. En cinq jours quatorze malheureux furent arrêtés, jugés, condamnés, et douze exécutés!

Telles furent les étranges nouvelles qui assaillirent Napoléon à Dorogobouge. Elles avaient certes de quoi l'affecter, car celles qui arrivaient des armées devaient l'inquiéter gravement pour sa retraite, et celles qui arrivaient de Paris révélaient tout ce qu'avait d'éphémère son prodigieux pouvoir. Ce qui dans ces dernières nouvelles frappa le plus Napoléon, ce fut la facilité de chacun à croire, à obéir sous son règne, et surtout l'oubli complet de son fils!—Mais quoi, s'écria-t-il plusieurs fois, on ne songeait donc pas à mon fils, à ma femme, aux institutions de l'Empire!— Impression que fait cet événement sur l'esprit de Napoléon, et jugement qu'il porte sur la conduite des autorités publiques. Et chaque fois qu'il avait poussé cette exclamation de surprise, il retombait dans ses sombres réflexions, dont on pouvait juger l'amertume à la morne expression de son visage.

Plus juste envers les malheureux qu'on venait d'immoler que ceux qui les avaient si légèrement condamnés, il demanda au général Lariboisière, qui avait connu auprès de Moreau tous les généraux républicains, ce qu'était Lahorie.—Un brave officier, répondit le respectable commandant de l'artillerie, un officier du plus haut mérite, qui vous aurait bien servi, si on ne s'était attaché à le perdre dans votre esprit, qui vous aurait servi comme le fait le général Éblé, qu'on n'avait pas manqué, lui aussi, de vous rendre suspect, et dont vous pouvez tous les jours apprécier le caractère et les talents.—Vous avez raison, reprit tristement Napoléon; ces imbéciles, près s'être laissé prendre, cherchent à se racheter auprès de moi en faisant fusiller les gens par douzaine.

Du reste il y avait pour Napoléon quelque chose de plus urgent à faire que de s'occuper de cette conspiration, accident éphémère, sans autre conséquence pour lui qu'une lueur sinistre jetée sur sa situation politique: il fallait donner des ordres aux divers corps d'armée, dont le concours était indispensable pour empêcher la réunion de toutes les forces ennemies sur nos derrières, réunion déjà bien à craindre, et qui pouvait nous réduire à passer sous les fourches caudines, peut-être même constituer Napoléon le prisonnier d'Alexandre!

Ordres donnés pour empêcher la réunion de Tchitchakoff et de Wittgenstein sur la haute Bérézina. Napoléon fit écrire au prince de Schwarzenberg et au général Reynier par M. de Bassano, de ne plus tâtonner entre Brezesc et Slonim, de laisser là le corps de Sacken, qui n'était pas bien dangereux pour Varsovie, que bientôt d'ailleurs on accablerait d'autant plus sûrement qu'il aurait été plus téméraire, et de marcher à l'amiral Tchitchakoff sans relâche, car la présence de ce général russe sur la Bérézina, c'est-à-dire sur la ligne de retraite de la grande armée, pouvait être désastreuse. Il écrivit au duc de Bellune pour lui ordonner de se réunir sur-le-champ au maréchal Oudinot; il recommanda à tous deux de marcher vivement sur Wittgenstein, qu'ils surpassaient en quantité et en qualité de troupes, de le pousser à outrance au delà de la Dwina, de gagner sur lui une bataille décisive, de dispenser ainsi la grande armée d'en livrer une elle-même, car elle était singulièrement fatiguée (Napoléon n'osait pas dire ruinée), de se hâter surtout, car il se pourrait que leur concours fût également indispensable contre Tchitchakoff. Il écrivit à Wilna pour qu'on fit venir de Kœnigsberg l'une des divisions du maréchal Augereau, celle qui avait déjà été amenée à Dantzig, et qui des mains du général Lagrange avait passé à celles du général Loison. La division Durutte, envoyée à Varsovie pour renforcer le général Reynier, composait avec cette division Loison, les deux qui avaient été détachées de l'armée d'Augereau, et qui allaient être remplacées par la division Grenier, tirée d'Italie, et portée en ce moment à 18 mille hommes.

Napoléon recommanda en outre à M. de Bassano, qui déployait à Wilna la plus grande activité administrative, de diriger sur les divers dépôts de l'armée, c'est-à-dire sur Minsk, Borisow, Orscha, Smolensk, tous les vivres, tous les spiritueux, tous les vêtements, tous les chevaux qu'on pourrait se procurer. Il ordonna un achat de 50 mille chevaux, payés comptant, en Allemagne et en Pologne. Le général Bourcier, commandant les dépôts de cavalerie en Hanovre, dut partir sur-le-champ pour exécuter cet achat, s'il était possible de le réaliser.

Départ pour Smolensk. Napoléon, ces ordres expédiés, partit pour Smolensk en recommandant au maréchal Ney, qui allait couvrir la retraite, de ralentir le plus possible la marche de l'ennemi, afin de donner aux traînards le temps de rejoindre. Le prince Eugène dirigé sur Doukhowtchina. Il prescrivit au prince Eugène de quitter à Dorogobouge la route de Smolensk, pour prendre celle de Doukhowtchina, que ce prince avait déjà parcourue, qui présentait quelques ressources en vivres, et d'où l'on pourrait s'assurer de la situation de Witebsk, menacée en ce moment par Wittgenstein. Si cette place était en péril, le prince Eugène devait s'y porter, et s'y établir, Witebsk étant avec Smolensk appelée à former les deux points d'appui de nos cantonnements.

Napoléon quitta Dorogobouge le 6 novembre. Toute l'armée suivit le 7 et le 8. Le froid devenu plus sensible fit ressortir de nouveau l'oubli bien regrettable des vêtements d'hiver, et un autre oubli plus fâcheux encore, celui des clous à glace pour les chevaux. La saison dans laquelle on était parti, la croyance où l'on était en partant d'être de retour avant les mauvais temps, expliquaient cette double omission. Nos malheureux soldats marchaient affublés de vêtements de tout genre, enlevés dans l'incendie de Moscou, sans pouvoir se garantir d'un froid de 9 ou 10 degrés; et à chaque montée, rendue glissante par la glace, nos chevaux d'artillerie, même en doublant et triplant les attelages, ne parvenaient pas à tirer les pièces du plus faible calibre. Perte des chevaux d'artillerie faute de clous à glace. On les battait, on les mettait en sang, ils tombaient les genoux déchirés, et ne pouvaient surmonter l'obstacle, privés qu'ils étaient de forces et de moyens de tenir sur la glace. On avait abandonné des caissons au point de n'avoir presque plus de munitions; bientôt il fallut abandonner des canons, trophée que notre brave artillerie ne livra aux Russes que la douleur dans l'âme, et la confusion sur le front. Les voitures étaient ainsi fort diminuées en nombre, et chaque jour on en abandonnait de nouvelles, les chevaux expirant sur les chemins. Ces chevaux du reste on en vivait. La nuit venue on se jetait sur ceux qui avaient succombé, on les dépeçait à coups de sabre, on en faisait rôtir les lambeaux à d'immenses feux allumés avec des arbres abattus, on les dévorait, et on s'endormait autour de ces feux. Si les Cosaques ne venaient pas troubler un sommeil chèrement acheté, on se réveillait quelquefois à demi brûlé, quelquefois enfoncé dans une fange que la chaleur avait changée de glace en boue. Tous pourtant ne se relevaient pas, car à mesure que le thermomètre descendait au-dessous de 10 degrés, il y en avait déjà un certain nombre qui ne résistaient pas à la température des nuits. On partait néanmoins, regardant à peine les malheureux qu'on laissait morts ou mourants au bivouac, et pour lesquels on ne pouvait plus rien. La neige les recouvrait bientôt, et de légères éminences marquaient la place de ces braves soldats sacrifiés à la plus folle entreprise.

Marche du corps du prince Eugène. Tandis que Napoléon avec la garde impériale, le corps du maréchal Davout, la cavalerie à pied, et une masse de traînards que l'abandon des rangs accroissait plus que la mort ne la diminuait, marchait sur Smolensk escorté du maréchal Ney, le prince Eugène avait pris la route de Doukhowtchina. Il était suivi d'environ six à sept mille hommes armés, la garde royale italienne comprise, de quelques restes de cavalerie bavaroise qui avaient conservé leurs chevaux, de son artillerie encore attelée, de beaucoup de traînards, et d'un certain nombre de familles fugitives qui s'étaient attachées à l'armée d'Italie. Arrivé à la fin de la première journée, 8 novembre, près du château de Zazelé, où l'on espérait trouver quelques ressources et des abris pour la nuit, on fut saisi par un froid très-vif. L'artillerie et les bagages se virent tout à coup arrêtés au pied d'une côte, sans pouvoir la franchir. Première nuit au château de Zazelé. Le verglas était si glissant qu'il était impossible de faire gravir la montée aux moindres fardeaux. En dételant les pièces pour doubler et tripler les attelages, on parvint à élever sur la hauteur les pièces de petit calibre, mais il fallut absolument renoncer à celles de 12, qui composaient la réserve. Les canonniers, après avoir perdu toute leur journée pour un si mince résultat, étaient exténués eux et leurs chevaux, et humiliés d'être obligés d'abandonner ainsi leur artillerie la plus pesante. Pendant qu'ils s'épuisaient inutilement, Platow les ayant suivis avec ses Cosaques et de légers canons portés sur traîneaux, n'avait pas cessé de leur envoyer des boulets. En cette occasion le général d'Anthouard fut gravement blessé, au point de ne pouvoir plus commander l'artillerie de l'armée d'Italie. On le remplaça par le colonel Griois, brave officier, modeste et distingué, que la destruction de la cavalerie de Grouchy, à laquelle il était attaché, avait laissé sans emploi.

Arrivée au bord du Vop. On passa une triste nuit au château de Zazelé. Le lendemain 9 on partit de bonne heure pour franchir le Vop, petite rivière qui au mois d'août précédent ne présentait qu'un filet d'eau se traînant dans un lit presque desséché. Elle roulait maintenant dans un lit large et profond, haute de quatre pieds au moins, chargée de fange et de glaçons. Les pontonniers du prince Eugène ayant pris les devants, avaient employé la nuit à construire un pont, et gelés, mourants d'inanition, ils avaient suspendu leur travail quelques heures, avec l'intention de reprendre et de terminer leur ouvrage après ce court repos. Mais au point du jour les plus pressés de la foule désarmée viennent se placer sur le pont inachevé. Grâce à un épais brouillard qui ne permet pas de discerner clairement les objets, la masse croyant le pont praticable, suit ceux qui ont voulu passer les premiers, s'accumule derrière eux, bientôt s'impatiente de ne pas les voir avancer, s'irrite, pousse et jette dans l'eau bourbeuse et glacée les imprudents qui se sont engagés dans ce passage sans issue. Les cris des malheureux précipités dans le torrent, avertissent enfin la queue de la colonne qui revient sur ses pas, et on regarde avec désespoir cette rivière qui semble impossible à franchir. Quelques pelotons de cavalerie ayant conservé leurs chevaux essayent de la traverser à gué, et après avoir tâtonné trouvent en effet un endroit, où ils passent en ayant de l'eau jusqu'à l'arçon de leur selle. L'infanterie suit alors leur exemple, et entre dans ce torrent rapide et charriant d'énormes glaçons. Désastre du corps du prince Eugène au passage du Vop. Elle défile ainsi presque tout entière, et parvenue sur l'autre bord, se hâte d'allumer des feux pour se réchauffer et se sécher. La foule désarmée essaye de traverser le torrent à son tour: les uns réussissent, les autres tombent pour ne plus se relever. On entreprend en même temps de transporter l'artillerie d'une rive à l'autre. En triplant les attelages on fait franchir le lit du torrent aux premières pièces, mais le sol s'enfonce, se creuse, le gué s'approfondit, les eaux commencent à être trop hautes, et quelques pièces restent engagées dans le gravier. Le gué est alors obstrué, et le passage devient impraticable. Les infortunés qui se traînaient sur de petites voitures russes, et qui n'avaient pu passer encore, voient avec désespoir l'obstacle grandir, au point de ne pouvoir être surmonté. Au même instant trois à quatre mille Cosaques accourent en poussant des cris sauvages. Arrêtés par la fusillade de l'arrière-garde, ils n'osent approcher jusqu'à la portée de leurs lances, mais avec leur artillerie sur traîneaux ils envoient des boulets à la foule épouvantée, brisent les voitures à bagages, et répandent une véritable désolation. Le prince Eugène accourt pour rendre un peu de calme à cette multitude désespérée, et n'y peut réussir. On voit de pauvres cantinières, des femmes italiennes ou françaises, fugitives de Moscou, embrassant leurs enfants, et pleurant au bord de ce torrent qu'elles n'osent affronter, pendant que de braves soldats pleins d'humanité, prenant ces enfants dans leurs bras, vont et viennent jusqu'à deux et trois fois pour transporter à l'autre bord ces familles éplorées. Mais à chaque instant le tumulte augmente, il faut renoncer à ces précieux bagages dont les fugitifs vivaient, et dont les officiers tiraient encore quelques ressources. Alors les soldats à l'aspect de cette proie qui va être livrée aux Cosaques ne se font pas scrupule de la piller. Chacun prend ce qu'il peut sous les yeux de malheureuses familles désolées qui voient disparaître leurs moyens de subsistance. Les Cosaques eux-mêmes voulant avoir leur part du butin, s'avancent pour piller; on les écarte à coups de baïonnette ou de fusil, au milieu d'une épouvantable confusion.

Ce déplorable événement, qu'on appela dans la retraite le désastre du Vop, et qui était le prélude d'un autre désastre de même nature, destiné à être cent fois plus horrible, retint l'armée d'Italie jusqu'à la nuit. On s'arrêta de l'autre côté du Vop, on alluma des feux, on sécha ses vêtements, on fit d'amères réflexions sur la misère à laquelle on allait être réduit, et le lendemain on reprit la route de Doukhowtchina. Tous les bagages, toute l'artillerie, à l'exception de sept ou huit pièces, étaient perdus. Un millier de malheureux atteints par les boulets, ou tombés dans l'eau, avaient payé de leur vie cette marche bien inutile, comme on le verra tout à l'heure.

Séjour à Doukhowtchina, qui remet un peu l'armée d'Italie de ses souffrances. Dans la journée du 10 on arriva enfin à Doukhowtchina. C'était une petite ville, assez riche, où déjà l'armée d'Italie avait bien vécu au mois d'août précédent. Les Cosaques l'occupaient. On les en chassa sans beaucoup de peine, car, véritables oiseaux de proie, ces légers cavaliers, pillards et fuyards, ne tenaient jamais ferme, et se contentaient de suivre nos colonnes, pour achever les blessés, les dépouiller, et vider les voitures abandonnées. La ville de Doukhowtchina était déserte, mais point incendiée, et suffisamment pourvue de vivres. Il y avait de la farine, des pommes de terre, des choux, de la viande salée, de l'eau-de-vie, et, ce qui valait tout le reste, des maisons pour s'y loger. Cet infortuné corps d'armée trouva là un peu de repos, une demi-abondance, et surtout des abris dont il était privé depuis longtemps, avantages qui furent sentis comme aurait pu l'être la plus éclatante prospérité.

Il en coûtait de se détacher d'un si bon gîte. Aussi le prince Eugène après avoir délibéré avec son état-major, jugea prudent avant de se risquer jusqu'à Witebsk au milieu d'une nuée d'ennemis, d'envoyer aux nouvelles, pour savoir si par hasard on n'irait pas au secours d'une ville déjà perdue pour nous. On dépêcha donc quelques Polonais pour chercher des renseignements, et pendant ce temps on laissa reposer le corps d'armée à Doukhowtchina.

Ayant été informé de la prise de Witebsk, le prince Eugène se décide à rejoindre Napoléon à Smolensk. On y passa toute la journée du 10 et celle du 11 novembre, dans un état qui eût été le bonheur, si de tristes pressentiments n'avaient obsédé sans cesse les esprits les moins prévoyants. On ne put pas apprendre grand'chose; cependant, d'après quelques renseignements recueillis par les Polonais, on eut lieu de croire presque avec certitude que la ville de Witebsk était prise. Ce n'était plus le cas de se hasarder si loin, et l'idée de rejoindre la grande armée en marchant droit sur Smolensk convint à tout le monde. Dans cette cruelle détresse, on tenait à se réunir les uns aux autres, et se séparer était une véritable aggravation d'infortune. Départ du prince, et son arrivée en vue de Smolensk. Afin de gagner une marche, on partit dans la nuit du 11 au 12, en mettant le feu à cette pauvre ville de bois, qui pourtant avait été bien secourable. On chemina ainsi l'espace de deux lieues à la lueur de ce sinistre fanal, qui colorait de teintes sanglantes les sapins couverts de neige.

On marcha toute la nuit et une partie de la journée du 12, constamment poursuivis par les Cosaques, et on s'établit le soir comme on put dans quelques hameaux, pour passer à l'abri la nuit du 12 au 13. Le 13 au matin on se remit en route, et vers la moitié de la journée on aperçut du haut des coteaux qui bordent le Dniéper, au milieu de plaines éclatantes de blancheur, les clochers de Smolensk. On avait perdu ses bagages, son artillerie, un millier d'hommes, mais la vue de Smolensk, qui semblait presque la frontière de France, causa un véritable mouvement de joie! On ne savait pas, hélas! ce qu'on allait y trouver.

Marche de la grande armée de Dorogobouge à Smolensk. Pendant ces mêmes journées des 9, 10, 11 et 12 novembre, la grande armée avait continué sa route de Dorogobouge à Smolensk, jonchant à chaque pas la terre d'hommes et de chevaux morts, de voitures abandonnées, et se consolant avec l'idée qui soutenait tout le monde, celle de trouver à Smolensk vivres, repos, toits, renforts, tous les moyens enfin de recouvrer la force, la victoire, et cette supériorité glorieuse dont on avait joui vingt années. Manière d'être du maréchal Ney pendant cette marche. Tandis que la tête de l'armée marchait sans avoir à sa poursuite des ennemis acharnés, mais sous un ciel qui était le plus grand de tous les ennemis, l'arrière-garde conduite par le maréchal Ney soutenait à chaque passage des combats opiniâtres, pour arrêter sans artillerie et sans cavalerie les Russes qui étaient abondamment pourvus de toutes les armes. À Dorogobouge, le maréchal Ney s'était obstiné à défendre la ville, se flattant de la conserver plusieurs jours, et de donner ainsi à tout ce qui se traînait, hommes et choses, le temps de rejoindre Smolensk. Âme et corps de fer de cet illustre maréchal. Cet homme rare, dont l'âme énergique était soutenue par un corps de fer, qui n'était jamais ni fatigué ni atteint d'aucune souffrance, qui couchait en plein air, dormait ou ne dormait pas, mangeait ou ne mangeait pas, sans que jamais la défaillance de ses membres mît son courage en défaut, était le plus souvent à pied, au milieu des soldats, ne dédaignant pas d'en réunir cinquante ou cent, de les conduire lui-même comme un capitaine d'infanterie sous la fusillade et la mitraille, tranquille, serein, se regardant comme invulnérable, paraissant l'être en effet, et ne croyant pas déchoir, lorsque, dans ces escarmouches de tous les instants, il prenait un fusil des mains d'un soldat expirant, et qu'il le déchargeait sur l'ennemi, pour prouver qu'il n'y avait pas de besogne indigne d'un maréchal, dès qu'elle était utile. Sans pitié pour les autres comme pour lui, il allait de sa propre main éveiller les engourdis, les secouait, les obligeait à partir, leur faisait honte de leur engourdissement (lâches du jour qui souvent avaient été des héros la veille), ne se laissait point attendrir par les blessés tombant autour de lui et le suppliant de les faire emporter, leur répondait brusquement qu'il n'avait pour se porter lui-même que ses jambes, qu'ils étaient aujourd'hui victimes de la guerre, qu'il le serait lui-même le lendemain, que mourir au feu ou sur la route c'était le métier des armes. Il n'est pas donné à tous les hommes d'être de fer, mais il leur est permis de l'être pour autrui, quand ils le sont d'abord et surtout pour eux-mêmes! Après avoir tenu toute une journée, puis une seconde à Dorogobouge, le maréchal se retira lorsque les Russes ayant passé le Dniéper sur sa droite, il fut menacé d'être enveloppé et pris. Il se reporta alors vers l'autre passage du Dniéper, à Solowiewo, le défendit également, et à quelques lieues de cet endroit, sur le plateau de Valoutina, que trois mois auparavant il avait couvert de morts, s'obstina encore à disputer le terrain. Arrivé là il fallait bien rentrer dans Smolensk. Il y rentra enfin, mais le dernier, et après avoir fait tout ce qu'il pouvait pour retarder la marche de l'ennemi.

Entrée à Smolensk. Chaque corps, marchant à son rang, s'approchait successivement de Smolensk; tous, hélas! devaient y éprouver de cruels mécomptes. Napoléon, arrivé le premier, savait bien qu'il n'y avait pas dans cette ville les vastes magasins sur lesquels on comptait, mais avec les huit ou dix jours de subsistances qui s'y trouvaient, il s'était flatté de ramener au drapeau les hommes débandés, en leur faisant des distributions de vivres qui ne seraient accordées qu'au quartier même de chaque régiment. Avec les fusils qui étaient à Smolensk, il espérait les armer après les avoir ralliés. Entré dans Smolensk à la tête de la garde, il ordonna qu'on ne laissât pénétrer qu'elle; il lui fit donner des vivres et distribuer les logements disponibles. Pour rallier les débandés on essaye de ne faire de distribution qu'au corps. La foule de traînards qui suivait, se voyant interdire l'accès de cette ville, objet de toutes ses espérances, fut saisie de désespoir et de colère, et son courroux s'exhala surtout contre la garde impériale, à laquelle tout était sacrifié, disait-on. Il est vrai que le grand intérêt d'y maintenir la discipline justifiait la préférence dont elle jouissait dans la répartition des ressources. Mais cette garde, qui dans cette campagne avait rendu si peu de services, et qu'on usait sur la route en ne voulant pas l'user au feu, n'inspirait pas assez de gratitude pour imposer silence à la jalousie. Après les traînards, les vieux soldats du 1er corps, qu'on n'avait pas ménagés un seul jour, se joignant à la foule désarmée qui obstruait les portes de Smolensk, et se plaignant vivement tout disciplinés qu'ils étaient, il fallut renoncer à des défenses chimériques, et impuissantes à prévenir la dissolution de l'armée déjà presque accomplie. Il n'y avait que l'abondance, le repos, la sécurité, qui pussent rendre aux hommes la force physique et morale, la dignité, le sentiment de la discipline. Désespoir des soldats, et pillage des magasins de Smolensk. La foule pénétra donc violemment dans les rues de Smolensk, et se porta aux magasins. Les gardiens de ces magasins renvoyant les affamés au quartier de leur régiment, promettant qu'on y trouverait des distributions, furent mal accueillis, et cependant, crus et obéis dans le premier instant. Mais lorsqu'après avoir erré de droite et de gauche, dans cette ville ruinée et en confusion, les soldats n'eurent rencontré nulle part ces lieux de distribution tant promis, ils revinrent, poussèrent des cris de révolte, se jetèrent sur les magasins, en enfoncèrent les portes, et les mirent au pillage.—On pille les magasins! fut le cri général, cri d'épouvante et de désespoir! Tout le monde voulut y courir, pour en arracher quelques débris dont il pût vivre. On finit néanmoins par remettre un peu d'ordre, et par sauver quelque chose pour les corps du prince Eugène et du maréchal Ney, qui arrivaient en se battant toujours, et en couvrant la ville contre les troupes ennemies. Ils reçurent à leur tour des aliments et un peu de repos, non pas à couvert, mais dans les rues, à l'abri non du froid mais de l'ennemi. Pourtant il n'était plus possible de se faire illusion: l'armée, qui avait cru trouver à Smolensk des subsistances, des vêtements, des toits, des renforts et des murailles, et qui n'y trouvait rien de tout cela, si ce n'est des vivres, reconnut bien vite qu'il faudrait repartir le lendemain peut-être, et recommencer ces courses interminables, sans abri le soir pour dormir, sans pain pour se nourrir, en livrant des combats incessants, avec des forces épuisées, presque sans armes, et avec la cruelle certitude, si on recevait une blessure, d'être la proie des loups et des vautours. Cette perspective jeta l'armée entière dans un véritable désespoir; elle se vit dans un abîme, et cependant elle ne savait pas tout.

Nouvelles que Napoléon apprend en entrant dans Smolensk. En abordant Smolensk, Napoléon venait de recevoir des nouvelles bien plus sinistres encore que celles qui l'avaient accueilli à Dorogobouge. D'abord le général Baraguey d'Hilliers s'étant avancé, d'après les ordres du quartier général, avec sa division sur la route de Jelnia, en se faisant précéder d'une avant-garde sous le général Augereau, était tombé au milieu de l'armée russe, et soit qu'il eût manqué de vigilance, soit (ce qui est beaucoup plus vraisemblable) que la situation ne permît pas de s'en tirer autrement, avait perdu la brigade Augereau, forte de 2 mille hommes. Il était revenu à Smolensk avec le reste de sa division. Napoléon, que ses fautes auraient dû rendre indulgent pour celles d'autrui, ordonna au général Baraguey d'Hilliers par un ordre du jour de retourner en France, pour y soumettre sa conduite au jugement d'une commission militaire. Le danger de trouver la Bérézina fermée par une armée de 80 mille hommes s'accroît à chaque instant. Tandis que cette malheureuse division, déshonorée par cet ordre du jour bien plus que par la conduite qu'on lui reprochait, rentrait à Smolensk, Napoléon apprenait que l'armée de Tchitchakoff avait fait de nouveaux progrès, qu'elle menaçait Minsk, les immenses magasins que nous y avions, et surtout la ligne de retraite de l'armée; que le prince de Schwarzenberg, partagé entre le désir de marcher à la suite de Tchitchakoff et la crainte de laisser Sacken sur ses derrières, perdait le temps en perplexités inutiles, et n'avançait pas; que le duc de Bellune (maréchal Victor) avait trouvé sur l'Oula le 2e corps séparé des Bavarois, réduit par cette séparation à 10 mille hommes, qu'il n'en avait lui-même que 25 mille, ce qui faisait 35 en tout, que les deux maréchaux Victor et Oudinot, désormais réunis, s'exagérant la force de Wittgenstein, craignant de livrer une action décisive, s'entendant peu, se bornant à des marches et contre-marches entre Lepel et Sienno, n'avaient pas, comme il l'aurait fallu, rejeté par une prompte victoire Wittgenstein et Steinghel au delà de la Dwina. Tchitchakoff et Wittgenstein s'avançaient donc d'un pas rapide, n'étaient plus qu'à trente lieues l'un de l'autre, ce qui faisait quinze lieues à franchir pour chacun, n'étaient séparés que par l'armée des maréchaux Oudinot et Victor qu'ils pouvaient battre ou éviter, et réunis enfin sur la haute Bérézina, à la hauteur de Borisow, allaient peut-être nous opposer 80 mille hommes! Et alors que ferions-nous avec des débris, entre Kutusof en queue, Tchitchakoff et Wittgenstein en tête? Cette marche qui en sortant de Moscou avait commencé par une manœuvre offensive, qui s'était ensuite changée en retraite, d'abord fière, puis triste, tourmentée, douloureuse, pouvait donc aboutir à un désastre sans égal, peut-être à une captivité du chef et des soldats, les uns et les autres maîtres du monde six mois auparavant!

Nécessité et résolution de quitter Smolensk au plus tôt. Pourtant il était urgent de prendre un parti. Rester à Smolensk était impossible. C'est tout au plus si on pouvait y subsister sept ou huit jours avec ce qu'on avait de grains et de viande. On était donc forcé d'aller vivre ailleurs, au milieu de la Pologne, et surtout au delà de cette Bérézina, que deux armées russes menaçaient de fermer sur nos pas. Il fallait marcher l'épée haute sur elles, pousser d'une part Oudinot et Victor sur Wittgenstein, se jeter en passant sur Tchitchakoff, l'accabler, et ensuite venir s'établir entre Minsk et Wilna, appuyés sur le Niémen. Mais pour cela il ne fallait pas perdre un moment, il ne fallait pas demeurer un jour de plus à Smolensk.

Manière dont Napoléon distribue sa marche. Napoléon y était avec la garde impériale depuis le 9 novembre; les autres corps y étaient successivement entrés le 10, le 11, le 12, le 13. Il résolut d'en sortir le 14 avec les troupes arrivées le 9, et d'en faire partir les 15, 16 et 17, celles qui étaient arrivées les 10, 11 et 12. Illusion qu'il se fait sur l'armée russe. C'était là une faute de prévoyance peu digne de son génie, et qui n'est explicable que par l'illusion qu'il se faisait sur l'armée de Kutusof. Cette armée avait souffert aussi, et, de 80 mille hommes de troupes régulières (sans les Cosaques), elle était réduite à 50 mille par les combats de Malo-Jaroslawetz et de Wiasma, par la fatigue et par le froid. Elle nous avait poursuivis jusqu'ici avec des avant-gardes de troupes légères, se contentant de nous harceler, d'ajouter à notre détresse, de ramasser les traînards, mais ne semblant pas, sauf à Wiasma, disposée à se mettre en travers pour nous barrer le chemin. Dispositions vraies de Kutusof. Le vieux Kutusof, heureux de nous voir périr un à un, ne voulait pas affronter notre désespoir en cherchant à nous arrêter. Il n'attachait pas sa gloire à nous battre, mais à nous détruire. Il avait dit au prince de Wurtemberg ces paroles remarquables: Je sais que vous, jeunes gens, vous médisez du vieux (c'est ainsi qu'il se qualifiait lui-même), que vous le trouvez timide, inactif..... mais vous êtes trop jeunes pour juger une telle question. L'ennemi qui se retire est plus terrible que vous ne croyez, et s'il se retournait, aucun de vous ne tiendrait tête à sa fureur. Profondeur des vues de ce sage capitaine. Pourvu que je le ramène ruiné sur la Bérézina, ma tâche sera remplie. Voilà ce que je dois à ma patrie, et cela, je le ferai.—Pourtant, dans sa constante sagesse, il savait qu'il fallait accorder quelque chose aux passions de l'armée, et quelque chose aussi à la fortune de l'empire, qui pouvait bien, après tout, lui livrer Napoléon dans tel passage où il serait facile de le détruire d'un seul coup. Il n'y renonçait pas absolument, mais il n'en faisait pas le but essentiel de sa marche. Il nous suivait latéralement, sur une route bien pourvue, nous harcelant avec les troupes légères de Platow et de Miloradovitch, prêt, s'il pouvait nous devancer quelque part, non pas à se mettre en travers, ce qui nous aurait forcés de lui passer sur le corps, mais à nous coudoyer fortement, et à couper quelque tronçon de notre longue colonne.

Napoléon, comme il arrive toujours dans les situations extrêmes, avait des alternatives d'abattement et de confiance, de sévérité et de complaisance pour lui-même, et devinant la peur qu'il faisait à Kutusof, y puisant une consolation, s'y fiant trop, ne croyait nullement le trouver sur son chemin de Smolensk à Minsk. Il ne craignait sur cette voie que la réunion de Tchitchakoff à Wittgenstein, et ne s'attendait de la part de Kutusof qu'à quelques alertes d'arrière-garde. Pourquoi Napoléon ne songe pas à mettre le Dniéper entre lui et Kutusof, pourquoi surtout il fait une retraite successive au lieu d'une retraite en masse. C'est par ce motif que, tout en ayant sur ses derrières et sur sa gauche la grande armée russe de Kutusof, il ne songea même pas à mettre entre elle et lui le Dniéper, ni à continuer sa retraite sur Minsk par la rive droite de ce fleuve. Il aima mieux prendre la route battue de la rive gauche, celle de Smolensk à Orscha, par laquelle il était venu, qui était la meilleure et la plus courte. C'est aussi par ce motif qu'il ne partit pas en une seule masse, ce qui aurait rendu tout accident impossible, et lui aurait permis d'accabler Kutusof s'il avait dû le rencontrer quelque part. Pouvant opposer encore, le dirons-nous, hélas! 36 mille hommes armés aux 50 mille hommes de Kutusof, il eût été en mesure de lui passer sur le corps, s'il l'avait trouvé sur son chemin. Mais ne supposant pas que cela pût être, et pressé d'avoir franchi les soixante lieues qui le séparaient de Borisow sur la Bérézina, il pensa qu'en faisant partir le 14 ceux qui étaient arrivés le 9, le 15 ceux qui étaient arrivés le 10, le 16 et le 17 ceux qui étaient arrivés le 11 et le 12, il donnerait à chacun le temps de se reposer, de se réorganiser un peu, de reprendre quelque force, afin de se présenter en meilleur état devant l'armée de Moldavie, seul ennemi auquel on songeât dans le moment! Fâcheuse illusion qui faillit nous être fatale, qui nous valut des pertes cruelles, et qu'une forte préoccupation, celle d'atteindre promptement Borisow, peut seule expliquer chez un aussi grand esprit que Napoléon!

Ce qui restait à Smolensk des cent mille hommes sortis de Moscou. Il fit toutes ses dispositions en conséquence. On avait été rejoint par quelques bataillons et quelques escadrons de marche, figurant pour la plupart dans la division Baraguey-d'Hilliers, si malheureusement compromise sur la route de Jelnia. Il les fit verser dans les cadres, ce qui rendit un peu de force aux divers corps. Celui du maréchal Davout fut ainsi reporté à 11 ou 12 mille hommes, celui du maréchal Ney à 5 mille, celui du prince Eugène à 6 mille. Il ne restait qu'un millier d'hommes à Junot commandant les Westphaliens, 7 ou 800 au prince Poniatowski commandant les Polonais. La garde qu'on avait tant ménagée, pour la voir périr sur les routes, ne conservait guère plus de 10 à 11 mille hommes sous les armes. Le reste de la cavalerie ne comprenait pas 500 cavaliers montés. Un peu d'ordre remis dans l'armée à Smolensk, surtout dans l'artillerie. C'est tout au plus si en marchant en masse on pouvait opposer 36 ou 37 mille hommes armés à Kutusof. Ce qui manquait à ce chiffre pour parfaire les cent et quelques mille hommes qu'on avait en sortant de Moscou, suivait à la débandade, ou était mort en chemin. Napoléon, après les représentations réitérées des chefs de l'artillerie, consentit enfin à sacrifier une partie de ses canons, et à en proportionner le nombre à la quantité de munitions qu'on avait le moyen de transporter. Ainsi le maréchal Davout, qui avait encore son artillerie presque tout entière, et qui était parvenu à amener jusqu'à Smolensk 127 bouches à feu pour 11 à 12 mille hommes restant debout et armés dans ses cinq divisions, n'avait pas de munitions pour 30 pièces de canon. Il se réduisit à 24 bouches à feu convenablement approvisionnées. Il en fut de même pour les autres corps. Les attelages furent répartis entre les voitures conservées.

Ordre dans lequel devaient marcher les corps de l'armée, de Smolensk à Orscha. Après avoir quelque peu réorganisé son armée, Napoléon fit pour la seconde fois ordonner au prince de Schwarzenberg de poursuivre vivement l'amiral Tchitchakoff, afin de le prendre en queue avant qu'il pût tomber sur nous, et aux maréchaux Oudinot et Victor d'aborder franchement Wittgenstein, pour l'éloigner au moins de la Bérézina, si on ne pouvait le rejeter au delà de la Dwina. Il partit ensuite de Smolensk le 14 au matin avec la garde, précédé de la cavalerie à pied sous le général Sébastiani, et suivi d'une grande partie des embarras de l'armée. Il était décidé que le prince Eugène partirait le lendemain 15, et tâcherait de faire passer devant lui toute la masse débandée. Le 16 le maréchal Davout précédé de son artillerie et des parcs, de manière à ne laisser que peu de chose après lui, devait quitter Smolensk à son tour, et enfin le maréchal Ney avait ordre d'évacuer cette ville le 16, après en avoir fait sauter les murailles. On convint de ne pas emmener plus loin les femmes qu'on traînait après soi depuis Moscou, car vu le froid, la proximité de l'ennemi, les dangers qu'on allait rencontrer, il y avait plus d'humanité à les remettre dans les mains des Russes. Au dernier moment, Napoléon tenant à sauver de Smolensk tout ce qu'on pourrait, et surtout à en détruire complétement les défenses, prescrivit au maréchal Ney de ne partir que lorsque les ordres qu'il avait reçus seraient complètement exécutés, et lui donna pour cela jusqu'au 17, fatale résolution qui coûta la vie à quantité de soldats, les meilleurs de l'armée!

Napoléon, comme on vient de le voir, s'était mis en route le 14 novembre au matin. Déjà on avait acheminé bien des hommes mutilés, bien des voitures portant des réfugiés et des malades, et le froid devenu encore plus vif (le thermomètre Réaumur était descendu à 21 degrés[38]), en avait tué un grand nombre. La route était couverte de débris humains qui perçaient sous la neige. Napoléon avec la garde alla coucher à Koritnia, moitié chemin de Smolensk à Krasnoé. La contrée qu'on traversait était complétement dénuée de ressources, et on ne put vivre que de ce qu'on avait emporté de Smolensk, ou de viande de cheval grillée au feu des bivouacs.

Arrivée de Napoléon avec la garde à Krasnoé. Le général Sébastiani précédant avec la cavalerie à pied la colonne de la garde, était entré ce jour-là dans Krasnoé, y avait trouvé l'ennemi, et avait été obligé de s'enfermer dans une église pour s'y défendre, en attendant qu'on vînt à son secours. Le lendemain 15, en effet, Napoléon partit de Koritnia le matin, arriva dans la soirée à Krasnoé, dégagea le général Sébastiani, et apprit avec une pénible surprise que Kutusof, ne se bornant plus cette fois à nous côtoyer, s'approchait de Krasnoé avec toutes ses forces, soit pour nous barrer le chemin, soit pour couper au moins une partie de notre longue colonne. On s'aperçoit trop tard qu'on a Kutusof sur son flanc gauche, et même un peu en avant. C'était le cas de regretter vivement cette marche successive, qui laissait la queue de l'armée à trois jours de sa tête, et offrait à l'ennemi le moyen presque assuré d'en couper telle partie qu'il voudrait. Quoiqu'on ne fût que 36 ou 37 mille hommes ayant conservé un fusil à l'épaule, ces survivants de la discipline détruite valaient bien, malgré leur épuisement, deux ou trois ennemis chacun. Kutusof d'ailleurs n'ayant guère que 50 mille combattants sans les Cosaques, on se serait aisément fait jour, si on avait marché en une seule masse; et comme le motif ordinaire de s'étendre pour vivre avait peu de valeur dans un pays entièrement dévasté, où les premiers venus absorbaient le peu qui restait, et où les autres se nourrissaient de viande de cheval, on aurait bien pu marcher tous ensemble, cheminer en outre sur la rive droite du Dniéper, qui n'étant pas solidement gelé partout, présentait encore une protection de quelque importance.

Kutusof avait laissé passer Napoléon avec la garde, afin de barrer ensuite le chemin au reste de l'armée. Napoléon le sentit trop tard, car il ne s'était attendu de la part de Kutusof qu'à quelques tracasseries d'arrière-garde, et nullement à une attaque en règle. Éclairé enfin sur l'imminence du danger, il conçut de vives inquiétudes pour le sort de tout ce qui le suivait. Ayant trouvé quelques restes d'approvisionnement à Krasnoé, qui avait été l'un des postes d'étape de l'armée, il résolut d'y séjourner au moins jusqu'au lendemain 16, pour tendre la main à ses lieutenants échelonnés en arrière, et fort menacés par la position que le général Kutusof venait de prendre.

Le généralissime russe en effet, bien qu'il ne voulût point, ainsi que le pensait Napoléon, nous barrer complétement le chemin, ni provoquer de notre part un accès de désespoir, n'avait pas renoncé à faire sur nous quelque grosse capture, et profitant du repos forcé que nous avions pris à Smolensk, il était venu se placer au défilé de Krasnoé, qui est situé à moitié chemin de Smolensk à Orscha. Évidemment il voulait couper et enlever une portion de notre armée. Le défilé de Krasnoé où il s'était posté consistait en un pont jeté sur un ravin assez large et assez profond, dans lequel la Lossmina coulait, pour se réunir au Dniéper à deux lieues de Krasnoé. Il fallait, quand on venait de Smolensk, franchir le pont et le ravin qu'on rencontrait un peu avant d'être à Krasnoé. L'ennemi ayant avec intention laissé défiler la première partie de notre armée, et lui ayant permis la libre entrée de Krasnoé, pouvait bien, en la bloquant avec une moitié de ses forces, et en occupant le bord du ravin avec le reste, intercepter celles de nos colonnes qui marchaient les dernières.

Arrivée du prince Eugène devant Krasnoé. Napoléon passa la matinée du 16 fort inquiet sur le prince Eugène, qui, parti le 15 de Smolensk pour aller coucher à Koritnia, devait paraître devant Krasnoé le 16 dans la journée. Ce prince, accompagné de beaucoup d'hommes débandés, et escortant en outre presque tous les parcs d'artillerie, soit de la garde, soit du 1er corps, arriva au bord du ravin de la Lossmina suivi de 6 mille combattants. Il y trouva le corps de Miloradovitch, qui, placé le long de la route, la flanquait avec une partie de ses forces, et la barrait avec l'autre. Derrière Miloradovitch on voyait d'autres colonnes d'infanterie et de cavalerie entourant en masses profondes la petite ville de Krasnoé. Ce seul aspect suffisait pour révéler la situation, et démontrait que l'ennemi ayant, par un habile calcul, ouvert le passage à la garde impériale et à Napoléon, l'avait refermé sur les autres corps, avec l'intention arrêtée de le tenir bien fermé pour eux. Le général Ornano ayant tenté de s'avancer avec quelques débris de cavalerie, avait été ramené malgré ses efforts et sa bravoure. Il ne restait qu'à se frayer le chemin l'épée à la main. Héroïsme de la division Broussier, qui ne parvient pas cependant à ouvrir le passage. Le prince n'hésita point. Plaçant la division Broussier à gauche de la route, la division Delzons sur la route elle-même, les débris des troupes italiennes, des Polonais et des Westphaliens en arrière, il se porta vivement sur la ligne ennemie. Mais les Russes avaient, outre l'avantage de la position, une immense artillerie bien postée, et ils nous couvrirent de mitraille. Toujours héroïque, la division Broussier s'avança vers la gauche de la route sous cette mitraille meurtrière, bien résolue à enlever à la baïonnette les batteries ennemies. Cependant chargée par une nuée de cavaliers, les recevant en carré, leur tenant tête obstinément, elle se vit bientôt obligée de plier, et de se rapprocher du corps de bataille. En moins d'une heure deux mille hommes sur trois mille étaient tombés à terre, et morts ou blessés étaient également perdus, puisqu'on était contraint, pour prix de leur dévouement, d'abandonner ces admirables soldats de l'armée d'Italie.

Percer la muraille de fer que nous opposaient les Russes semblait impossible; il fallait songer à s'ouvrir une autre voie. Un officier de Kutusof étant venu sommer le prince avec beaucoup de respect, celui-ci le renvoya dédaigneusement, répondant qu'on devait s'apprêter à combattre, et non pas à recueillir des prisonniers. Le prince Eugène sauve son corps en sacrifiant la division Broussier. Mais le prince, après s'être concerté avec ses généraux, résolut d'employer une feinte, qui présentait quelques chances de succès. C'était, en laissant la division Broussier en ligne pour simuler une nouvelle attaque sur la gauche contre les hauteurs qui bordaient la route, de gagner la plaine à droite, le long du Dniéper, et de défiler ainsi clandestinement vers Krasnoé, à la faveur de la nuit, qui en cette saison commençait entre quatre et cinq heures de l'après-midi. Les débris de la division Broussier devaient payer de la vie cette manœuvre, mais on pouvait compter sur le dévouement de cette troupe héroïque.

Vers la chute du jour, le prince Eugène ayant porté en avant sur la gauche cette malheureuse division Broussier, de manière à fixer sur elle l'attention de l'ennemi, fit défiler en grand silence, et en se couvrant de quelques plis de terrain, tout le reste de son corps d'armée dans la direction du Dniéper, et parvint ainsi à se dérober à la vue des Russes. La division Broussier, exposée à la mitraille et sans espérance de se sauver elle-même, bravait en attendant la mort ou une captivité presque certaine.

Adroit subterfuge d'un officier polonais pour sauver le corps du prince Eugène. Tandis que la colonne du prince Eugène s'échappait sur la neige, sans autre bruit que la chute des hommes qui tombaient de fatigue, ou trébuchaient pendant cette marche de nuit, on rencontra tout à coup un détachement des troupes légères de Miloradovitch, à qui la clarté de la lune avait révélé notre manœuvre. Heureusement un officier polonais du corps de Poniatowski, sachant le russe, et se servant de la connaissance qu'il avait de cette langue avec une rare présence d'esprit, dit à l'officier ennemi qu'il eût à se taire et à s'éloigner, car le corps qu'il voulait arrêter était un détachement de Miloradovitch exécutant une manœuvre autour de Krasnoé. On parvint ainsi après deux heures de marche à Krasnoé, laissant toutefois plus de deux mille morts ou blessés sur la route, ainsi que les restes de la division Broussier, qui ne pouvaient être sauvés que par l'arrivée des maréchaux Davout et Ney.

Joie et chagrin de Napoléon en retrouvant le prince Eugène. Napoléon reçut son fils adoptif avec une sorte de joie mêlée d'amertume, et, rassuré sur son compte, se mit alors à penser avec un profond souci au destin qui menaçait Davout et Ney demeurés en arrière. Si les deux maréchaux avaient marché ensemble, il y aurait eu peu de crainte à concevoir pour eux, car réunis ils comptaient une masse de 17 à 18 mille hommes de la meilleure infanterie de l'armée, et commandés par Davout et Ney, il n'était guère à craindre que Kutusof pût ni les arrêter, ni les prendre. Mais d'après les ordres donnés, Davout devait arriver seul le lendemain, et Ney seul le surlendemain. C'étaient donc deux jours à attendre, deux batailles à soutenir pour les rallier, et de cruelles pertes à essuyer, d'épouvantables hasards à courir. Nouveau sujet de douleur, et surtout de regret, d'avoir adopté un pareil système de marche! Il se décide à s'arrêter à Krasnoé, malgré le danger d'y être pris, afin de rallier Ney et Davout. Mais plus Napoléon avait à se reprocher de n'avoir pas quitté Smolensk en masse, ou de n'avoir pas pris la rive droite du Dniéper, plus il était résolu d'attendre à Krasnoé l'arrivée des deux maréchaux, quoi qu'il pût en advenir, et de livrer bataille s'il le fallait pour leur ouvrir la route. Napoléon en risquant une action générale pouvait la perdre; il pouvait encore, en différant de vingt-quatre heures le moment de partir avec la garde, s'exposer à être fait prisonnier; mais il y a des cas où la mort même est préférable à une résolution prudente, quelque rang qu'on occupe, et en raison même de ce rang! Napoléon tiré de cet état de torpeur où on l'avait vu plongé pendant quelques jours, rendu soudainement à toute la grandeur de son caractère, n'hésita point, et prit son parti avec une noble vigueur. Cette garde qu'il avait mis tant de soin à conserver, il résolut de la dépenser tout entière s'il le fallait, pour rallier ses deux lieutenants, et c'était se préparer la meilleure des excuses pour ne l'avoir pas employée à Borodino.

Dispositions autour de Krasnoé pour la journée du lendemain 17. Son plan était simple. Il était décidé à sortir de Krasnoé le lendemain avec sa garde, non par la route d'Orscha, qui l'aurait mené au but de sa retraite, mais par celle de Smolensk, qui le ramenait en arrière, et qui était celle que Davout et Ney devaient suivre. Il se proposait de déployer sur un plateau en arrière de Krasnoé, au pied duquel passait le ravin de la Lossmina, la jeune garde à gauche, la vieille garde à droite, et d'y attendre en bataille, sous le feu de trois cents pièces de canon, l'apparition du maréchal Davout. La cavalerie de la garde fut placée plus à gauche, dans la plaine le long du Dniéper à travers laquelle le prince Eugène avait trouvé une issue; ce qui restait de cavalerie montée (500 hommes environ) fut rangé à l'autre extrémité, c'est-à-dire à droite, au delà de Krasnoé, pour observer la route d'Orscha. Les troupes du prince Eugène cruellement éprouvées durent garder Krasnoé, en s'y reposant, et en mangeant ce qui restait du magasin formé dans cette ville. Le soir même les Russes ayant pris position dans le village de Koutkowo, et ce village étant trop rapproché de Krasnoé pour y souffrir l'ennemi, Napoléon le fit enlever à la baïonnette par un régiment de la jeune garde, qui se vengea sur les troupes du comte Ojarowski des pertes de la journée. On tua tout ce qui n'eut pas le temps de se retirer.

Bataille de Krasnoé, livrée le 17 novembre. Dès le lendemain matin 17 novembre, Napoléon à pied, car les chevaux ne tenaient point sur le verglas, rangea lui-même sa jeune et sa vieille garde en bataille sous le canon de l'ennemi, et put se convaincre au bruit de la fusillade que le maréchal Davout approchait. Sa présence, sa résolution, son noble sang-froid, la gravité du péril, électrisaient tous les cœurs.

Le maréchal Davout ayant fait coucher ses divisions à Koritnia, s'était personnellement avancé pendant la nuit sur la route de Krasnoé, parce qu'avec sa vigilance ordinaire, il voulait s'assurer par ses propres yeux de la nature des dangers qui le menaçaient. Il les croyait grands, à en juger par la canonnade qu'il avait entendue dans la journée, et dont le prince Eugène avait tant souffert. Une lieue en avant du ravin de la Lossmina, il avait trouvé l'infortunée division Broussier réduite à 400 hommes, de 3 mille qu'elle comptait encore en sortant de Smolensk, entièrement coupée de Krasnoé, et confusément couchée sur la neige, les morts, les blessés, les vivants mêlés ensemble. Les généraux Lariboisière et Éblé étaient en cet endroit avec le reste des parcs d'artillerie, attendant qu'on vînt les dégager.

Le maréchal Davout se décide à se faire jour à la tête de ses quatre divisions. À ce spectacle, le maréchal avait promptement pris la résolution de se faire jour le lendemain, et de sauver l'épée à la main, non-seulement son corps, mais tout ce qui restait de la colonne du prince Eugène. Il n'avait que quatre de ses cinq divisions, la 2e, l'ancienne division Friant, actuellement division Ricard, ayant été laissée au maréchal Ney pour renforcer l'arrière-garde. C'étaient environ 9 mille hommes, près de dix avec ce qui se trouvait sur la route, et il comptait bien que rien ne l'empêcherait de passer avec une pareille force marchant résolument contre l'obstacle, quel qu'il fût, qu'on lui opposerait.

Un peu avant le jour il fit avancer ses quatre divisions, les forma en colonnes serrées, et n'ayant point d'artillerie, par suite de l'ordre que Napoléon avait donné de la faire marcher en avant, il enjoignit à ses troupes de fondre à la baïonnette sur l'ennemi, et, sans endurer le feu, de s'ouvrir le chemin par un combat corps à corps. Puis il marcha en tête de la division Gérard, qui devait s'élancer la première.

Kutusof sans s'en douter lui avait facilité la tâche. Croyant Napoléon déjà en route sur Orscha, il avait envoyé une partie de ses forces sous le général Tormazoff pour l'empêcher de rentrer dans Krasnoé, il avait disposé le reste sous le prince Gallitzin tout autour de Krasnoé, et n'avait laissé que Miloradovitch le long du ravin de la Lossmina pour barrer la route de Smolensk.

Il fond à la baïonnette sur Miloradovitch, et s'ouvre le chemin. Les quatre divisions du maréchal Davout, conformément à l'ordre qu'elles avaient reçu, fondirent sur l'ennemi en colonnes serrées. Les troupes de Miloradovitch les accueillirent par une forte fusillade, mais intimidées par leur élan n'attendirent pas leur charge à la baïonnette, et se retirèrent sur le côté de la route. Il vient s'établir à la gauche de la garde, sur le plateau de Krasnoé. Les divisions du maréchal Davout arrivèrent ainsi presque sans dommage jusqu'au bord du ravin de la Lossmina, trouvèrent la jeune garde qui les y attendait, prirent sa place, se rangèrent à cheval sur le ravin, les unes à droite et contre la garde, les autres à gauche et en travers de la route de Smolensk, afin de tendre la main à tout ce qui était demeuré en arrière. Les débris de la division Broussier furent ainsi sauvés avec les parcs qui étaient venus les joindre.

Mais le prince Gallitzin, qui avec le 3e corps et la deuxième division de cuirassiers, était chargé de contenir les troupes déployées sur le plateau de Krasnoé, Miloradovitch, qui, avec les 2e et 7e corps, et la plus grande partie de la cavalerie de réserve, était chargé de suivre en flanc les colonnes françaises venant de Smolensk, réunirent leurs efforts pour attaquer la garde et Davout qui étaient en bataille à droite et à gauche du ravin. Ils avaient une artillerie formidable, et ils accablèrent de feux nos soldats bien serrés, sans parvenir à les ébranler. Longue lutte sur ce plateau. Il y avait un petit village, celui d'Ouwarowo, situé un peu en avant du demi-cercle que décrivaient la garde et les quatre divisions de Davout, et d'où le feu des Russes était fort incommode. Héroïsme de la jeune garde et des divisions du maréchal Davout. La jeune division Roguet se jeta sur ce village, et l'enleva à la baïonnette. Les Russes s'y portant en masse le reprirent; la garde le leur enleva de nouveau, et on le couvrit tour à tour de cadavres français et russes. Le prince Gallitzin envoya les cuirassiers de Duka pour charger les tirailleurs de la jeune garde. Ceux-ci, formés en carré sous les yeux du brave Mortier, repoussèrent toutes les charges des cuirassiers. Mais le prince Gallitzin ayant dirigé un grand nombre de bouches à feu attelées contre l'un des carrés, en fit abattre un angle avec de la mitraille, et les cuirassiers russes entrant par cette brèche, nos héroïques tirailleurs rompus furent obligés de se retirer en toute hâte, en laissant la terre couverte de leurs morts.

La division Morand vint sur-le-champ prendre leur place et les couvrir. Pendant ce temps les autres divisions du maréchal Davout, complétant le demi-cercle autour de Krasnoé, arrêtaient par leur attitude imposante les entreprises de l'ennemi, qui n'osait pas les attaquer.

Il fallait cependant prendre un parti, et fondre sur les Russes pour les culbuter, ou bien se retirer dans l'intérieur de Krasnoé, afin d'éviter une destruction d'hommes inutile. Le général Tormazoff opérant un mouvement sur les derrières de Krasnoé, Napoléon se voit dans la nécessité de partir. Mais le général Tormazoff ayant commencé son mouvement autour de Krasnoé pour intercepter la route d'Orscha, Napoléon qui s'en était aperçu ne voulut pas prolonger cette tentative audacieuse de s'arrêter à Krasnoé, tandis que l'on pouvait être coupé d'Orscha, seul pont que l'on eût encore sur le Dniéper, et réduit à mettre bas les armes. Prendre le parti de se retirer, c'était probablement sacrifier le maréchal Ney, car il n'était pas supposable que le maréchal Davout, par exemple, pût rester seul à Krasnoé pour attendre le maréchal Ney, lorsqu'on avait tant de peine à s'y maintenir tous ensemble. On pouvait bien s'allonger pendant quelques heures encore pour tendre la main à Ney, mais il fallait ou demeurer tous à Krasnoé, ou en partir tous, sous peine de perdre ce qu'on y laisserait, et d'avoir fait une chose inutile en s'y arrêtant les journées du 16 et du 17. Il quitte Krasnoé en laissant au maréchal Davout l'ordre équivoque de le suivre, et d'attendre Ney. Napoléon néanmoins, ne voulant ni renoncer à gagner Orscha à temps, ni commander lui-même l'abandon du maréchal Ney, parti cruel dont il pouvait seul assumer la responsabilité, donna des ordres équivoques, qui n'étaient dignes ni de la netteté de son esprit, ni de la vigueur de son caractère, et qui révélaient toute l'horreur de la position où il s'était mis. Il prescrivit à la garde de partir, lui adjoignit, pour compenser les pertes qu'elle venait de faire, la division Compans, laissa dès lors le maréchal Davout avec trois divisions seulement, celle du général Ricard ayant déjà été détachée, ordonna au maréchal Davout de remplacer le maréchal Mortier autour de Krasnoé d'abord, puis dans Krasnoé même, d'y tenir le plus longtemps possible, afin d'attendre le maréchal Ney, mais de suivre pourtant le maréchal Mortier, ordre équivoque, qui, en imposant au 1er corps deux devoirs inconciliables, celui de rallier Ney, et celui de ne pas se séparer de Mortier, faisait peser sur ce corps, le premier en renommée, en dévouement, en héroïsme, en discipline, comme en rang de bataille, la terrible responsabilité d'abandonner le maréchal Ney. Il eût été plus noble à Napoléon de prendre lui-même cette responsabilité, car il était seul capable de la porter.

Davout remplace la garde en avant de Krasnoé, et tient tête à toute l'armée russe. Le remplacement de la jeune garde par les trois divisions qui restaient au maréchal Davout ne se fit qu'avec beaucoup de peine. Il fallait manœuvrer sans artillerie sur le plateau de Krasnoé, sous une canonnade de plus de deux cents bouches à feu et sous les charges répétées de la nombreuse cavalerie russe, puis tour à tour défiler ou s'arrêter pour se former en carré, quelquefois courir à la baïonnette sur les canons de l'ennemi pour les éloigner, et enfin se retirer successivement par échelons dans l'intérieur de Krasnoé. Les divisions Morand, Gérard, Friédérichs, soutinrent avec moins de cinq mille hommes l'effort de vingt-cinq mille, et couvrirent la terre des morts de l'ennemi. Les 30e de ligne et 7e léger, souffrant trop de l'artillerie russe, fondirent sur elle à la baïonnette, lui enlevèrent ses pièces, et se débarrassèrent ainsi de son feu. Les trois divisions du 1er corps rentrèrent dans Krasnoé sans avoir été entamées. Toutefois la division Friédérichs qui était à l'extrême droite, en se reployant la dernière, fut assaillie par la cavalerie ennemie. Le 33e léger, régiment hollandais dont on avait eu tant à se plaindre sous le rapport de la discipline, se forma en carré, résista opiniâtrement aux charges furieuses de la cavalerie russe, mais finit par être enfoncé et sabré en partie.

Davout rentre enfin dans Krasnoé, et reçoit de Mortier l'avis qu'il faut partir. Pendant ce temps Napoléon se retirait en toute hâte par la route de Krasnoé à Orscha. Il aurait pu la trouver barrée, si Kutusof apprenant enfin qu'il était encore là, n'avait éprouvé un mouvement de faiblesse, et n'avait ramené Tormazoff, qu'il avait d'abord placé en travers de cette route. Napoléon put donc sortir avec la garde en essuyant un feu épouvantable, et sans rencontrer cependant d'obstacle invincible. Mais, à mesure que chaque corps défilait, on voyait les colonnes de Tormazoff tour à tour s'avancer ou s'arrêter, comme attendant visiblement l'ordre de fermer définitivement le chemin, que du reste elles couvraient de feux. À cette vue on criait dans nos rangs qu'il fallait partir, que bientôt on ne pourrait plus passer. Le maréchal Mortier, qui sortait de Krasnoé sous les charges de la cavalerie ennemie, en apercevant l'imminence du danger, fit prévenir de son départ le maréchal Davout, et le pressa de le suivre, car il n'y avait pas une minute à perdre. La nuit commençait, les boulets pleuvaient sur Krasnoé, la confusion y était au comble. Les trois divisions qui restaient au maréchal Davout, et qui ne comptaient pas cinq mille hommes, toujours sans artillerie, demandaient qu'on ne les dévouât pas inutilement à une mort ou à une captivité certaines. Il ne se retire qu'à la dernière extrémité. Le maréchal Davout se conforma donc à l'ordre qui dans le moment était le seul exécutable, celui de suivre le mouvement du maréchal Mortier. Le maréchal Ney, à la vérité, se trouvait abandonné; mais à qui la faute, si elle était à quelqu'un, sinon à celui qui, au lieu de sortir en masse de Smolensk, avait défilé en une colonne longue de trois marches? Le maréchal Davout attendit jusqu'à la nuit faite, s'il n'entendrait rien du côté de Smolensk; mais le maréchal Ney n'étant parti de Smolensk que le 17 au matin, ne pouvait arriver que le 18 au soir devant Krasnoé. Différer jusque-là c'était, sans sauver le maréchal Ney, exposer les trois divisions du 1er corps à être prises ou détruites. Le maréchal Davout se mit donc en route pour Liady, sans cesse harcelé par une cavalerie innombrable, et se retournant à chaque pas pour lui tenir tête. Napoléon et la vieille garde s'étaient arrêtés à Liady. Mortier et Davout bivouaquèrent en plein champ et comme ils purent entre Krasnoé et Liady. Le lendemain on marcha, la tête de l'armée sur Doubrowna, la queue sur Liady, tout le monde, malgré l'égoïsme des grands désastres, étant consterné du sort réservé au maréchal Ney.

Nous avions bien, dans ces deux journées du 16 et du 17, laissé sur le terrain 5 mille morts ou blessés, tous également perdus pour l'armée, sans compter 6 ou 8 mille traînards, dont les Russes, dans leurs relations ridiculement mensongères, firent des prisonniers recueillis sur le champ de bataille. Nous avions perdu en outre une grande quantité de bagages, de canons et de caissons abandonnés. Mais la plus grande perte dont nous étions menacés était celle du corps entier du maréchal Ney, et de la division Ricard, qui lui avait été confiée. Funeste sécurité de Ney à Smolensk. Il n'en part que le 17 au matin, et n'arrive que le 17 au soir à Koritnia. Le 17 au matin, après avoir fait sauter les tours de Smolensk, enfoui dans la terre ou jeté dans le Dniéper toute l'artillerie qu'il ne pouvait pas emmener, et poussé devant lui le plus possible de ces hommes qui avaient pris l'habitude de marcher à la débandade, le maréchal Ney était parti de Smolensk, s'attendant à trouver l'ennemi sur ses derrières, même sur ses flancs, se préparant à lui tenir tête vigoureusement, mais ne supposant point qu'il dût le rencontrer sur ses pas, comme une muraille de fer impossible à percer. Le maréchal Davout lui avait bien adressé de Koritnia, le 16 au soir, un avis des dangers qui s'annonçaient pour la journée du 17; mais l'ennemi s'étant bientôt interposé entre eux, il n'y avait plus eu moyen de communiquer avec lui, circonstance des plus malheureuses, car prévenu à temps il aurait pu sortir de Smolensk par la droite du Dniéper, et, en faisant une marche de nuit, gagner peut-être Orscha avant que les Russes, avertis, eussent passé le fleuve sur la glace qui n'était pas encore solide partout. Encouragé dans sa confiance ordinaire par le défaut d'avis précis, le maréchal Ney partit donc le 17, comme il était convenu, atteignit Koritnia le 17 au soir, moment où le gros de l'armée était obligé d'évacuer Krasnoé, entendit la canonnade, ne s'en étonna pas, et se prépara à franchir l'obstacle le lendemain, comme ses collègues l'avaient déjà fait. Il croyait que là où d'autres avaient passé, il passerait bien lui-même. Le lendemain 18 il s'achemina sur Krasnoé.

Inutile effort de la division Ricard pour se faire jour. La division Ricard arriva la première devant l'ennemi. Habituée à ne pas tâtonner, conduite par un officier distingué qui voulait sortir de la disgrâce où il était depuis l'affaire d'Oporto, elle marcha résolûment sur l'ennemi. Les Russes étaient rangés en masse sur le bord du ravin de la Lossmina, ayant sur leur front une artillerie formidable. En un instant la malheureuse division Ricard fut criblée, et perdit une grande partie de son monde. Elle attendit le maréchal Ney, qui, étant survenu, et ayant vu le danger, n'hésita point, et disposa tout son corps, ainsi que la division Ricard, en colonnes d'attaque pour fondre sur la ligne ennemie et se faire jour.

En un instant ses troupes furent formées. Le 48e, occupant l'extrême droite, devait, après avoir franchi le ravin, s'élancer sur les Russes à la baïonnette, et tâcher de les reployer sur la gauche de la route.

Tout le reste du corps d'armée devait suivre cet exemple, et, en se rabattant à gauche, rejeter les Russes par côté, pour pénétrer ensuite dans Krasnoé. Jamais troupe bien conduite ne soutint avec plus de vigueur un feu pareil. Violente tentative de Ney pour forcer l'obstacle par un effort désespéré de toutes ses troupes. Les colonnes de Ney furent accueillies par la mitraille dès qu'elles parurent sur le bord du ravin. Elles y descendirent et en remontèrent le bord opposé, toujours sous cette mitraille épouvantable, et n'en furent point arrêtées dans leur élan. Elles réussirent même à enlever quelques pièces ennemies. Mais foudroyées par cent bouches à feu, chargées à la baïonnette, elles furent rejetées dans le fond du ravin, et ramenées au point d'où elles étaient parties. La vue des colonnes russes, qui étaient les unes derrière les autres, car l'armée de Kutusof était là tout entière, ne laissait aucune espérance. Sept mille combattants, réduits à quatre mille en une heure, ne pouvaient assurément pas enfoncer cinquante mille hommes rangés en bataille. Ney, trouvant l'obstacle invincible, prend la résolution de ne pas se rendre, et de se sauver en passant sur la rive droite du Dniéper. Le maréchal Ney y renonça donc, mais sans songer à se rendre et à remettre son épée aux Russes. Le parti qu'il allait adopter devait sauver moins d'hommes que ne l'aurait fait une capitulation; il devait même les exposer à périr presque tous, mais il sauvait l'honneur de l'armée et le sien! Il n'hésita point. Il forma la résolution d'attendre la fin du jour, hors de portée du feu, puis de profiter des ombres de la nuit pour passer le Dniéper, et de s'échapper par la rive droite, ce qu'il aurait pu faire à Smolensk même, si un avis lui était arrivé à temps. Par malheur on n'avait pour franchir le Dniéper que la glace, qui pouvait, quoique le froid fût vif, n'être pas capable de porter une armée. Le maréchal Ney, avec sa confiance habituelle, ne parut concevoir aucun doute sur l'état du fleuve, et un de ses officiers ayant voulu lui adresser une observation, il répondit brusquement que le Dniéper devait être gelé, qu'on le trouverait tel, qu'on passerait sur la glace ou autrement, qu'on passerait enfin, n'importe de quelle manière.

Les Russes ne soupçonnant pas ce qu'il méditait, et le voyant se mettre hors de portée du feu, se crurent certains de l'avoir le lendemain pour prisonnier, et voulurent lui laisser le temps de la résignation, afin de s'épargner à eux-mêmes une effusion de sang inutile. Sommation de capituler adressée au maréchal Ney. Ils envoyèrent dans la soirée un parlementaire, pour lui faire connaître sa situation désespérée, lui dire que 80 mille hommes (il y en avait 50 mille, et c'était suffisant) lui barraient le chemin, qu'il était donc sans ressource, et qu'il devait songer à capituler, que du reste on accorderait à la vaillance de ses soldats, à sa glorieuse renommée, les conditions qu'ils avaient tous méritées. Réponse du maréchal. Le maréchal ne daigna pas même répondre au parlementaire, et de peur que son retour ne donnât à l'ennemi quelque lumière, il le retint prisonnier, en lui disant qu'il voulait l'avoir pour témoin de la réponse qu'il préparait au prince Kutusof. Le soir, à la nuit faite, il réunit tout ce qui était encore capable de se soutenir, tout ce qui conservait quelque force morale et physique, en laissant malheureusement la terre couverte de ses morts, de ses blessés, de tous ceux dont la constance était à bout. Il se décide à s'échapper la nuit en passant sur la droite du Dniéper. Il s'achemina en silence vers le Dniéper. Dans l'obscurité, dans la confusion où l'on était, on pouvait craindre de se tromper sur la direction à suivre, et de retomber au milieu des bivouacs de l'ennemi. Un petit ruisseau gelé, qui devait évidemment aboutir au Dniéper, servit de guide. On suivit son cours; on arriva ainsi au bord du fleuve. Heureuse faveur de la nature, bien due à l'héroïsme du maréchal et de ses soldats! Le Dniéper était gelé, non pas très-solidement, mais assez pour passer avec précaution, et en s'assurant à chaque pas de la solidité de la glace sur laquelle on cheminait. Dans certains endroits, on trouva des crevasses. On y jeta quelques planches, et on parvint ainsi à gagner l'autre rive.

Passage miraculeux du Dniéper. Pour l'artillerie, pour les voitures de bagages, le trajet était plus difficile. Quelques pièces de canon avec leurs caissons passèrent, quelques voitures de bagages aussi. On laissa le reste, s'inquiétant peu de ce qui ne pouvait pas suivre, et ne tenant à sauver que ce qui aurait la résolution de marcher sans relâche, et jusqu'à épuisement de forces. Le maréchal tenait à sauver son honneur, celui de son corps, mais nullement la vie de ses soldats.

Marche sur Orscha à perte d'haleine. Le Dniéper franchi, on prit à gauche, et on longea le fleuve dans la direction d'Orscha. On avait quinze ou seize lieues à parcourir à travers un pays inconnu, et par conséquent pas un moment à perdre. On traversa un premier village rempli de Cosaques, mais endormis. On les tua, et on passa outre. Le 19 au matin à la pointe du jour, marchant toujours à perte d'haleine, on aperçut de nouveaux Cosaques sur ses flancs, mais encore en petit nombre, et on n'en tint pas compte. Vers le milieu du jour on rencontra des villages, dont les habitants surpris abandonnèrent à nos soldats affamés quelques provisions que ceux-ci se hâtèrent de dévorer. Poursuite de la colonne de Ney par les Cosaques. À peine ce repas terminé les Cosaques arrivèrent, cette fois en grand nombre, commandés par Platow lui-même, ayant comme les jours précédents leur artillerie sur traîneaux. Il n'y avait pas là de quoi enfoncer les carrés de nos intrépides fantassins, mais de quoi nous faire perdre du temps et des hommes, car il fallait s'arrêter quelquefois pour se former en carré, repousser les cavaliers ennemis, puis se remettre en marche, et dans ces évolutions on laissait toujours sur la route ou des blessés, ou des marcheurs exténués de fatigue. Vers la chute du jour on fut assailli par une telle masse d'ennemis, et enveloppé de telle façon, que la route semblait coupée. Toutefois on se jeta dans les bois qui bordent le Dniéper, et on se défendit le long d'un ravin jusqu'à la nuit. La nuit venue, on chemina au hasard à travers ces bois, on se dispersa souvent, et on avança au milieu d'affreuses perplexités. Vers minuit, ralliés par les feux les uns des autres, on finit par se réunir autour d'un village où il y avait quelques vivres. À deux heures du matin on partit, afin de parcourir dans cette journée du 20 les quelques lieues qui restaient à faire pour arriver à Orscha. Sans tenir compte de la fatigue de ceux qui étaient déjà épuisés par les journées du 18 et du 19, on se mit en route avec l'espérance de triompher des dernières difficultés, si comme la veille on n'avait à sa suite que les cavaliers de Platow, quelque nombreux qu'ils fussent.

Attaque générale des Cosaques reçue en carré et repoussée. Vers le milieu du jour on eut malheureusement à traverser une vaste plaine, dans laquelle les bandes de Platow, plus considérables que la veille, fondirent sur nos fantassins avec beaucoup d'artillerie. Le maréchal Ney forma sur-le-champ les restes de sa petite troupe en deux carrés, plaça dans l'intérieur de ces carrés quelques pauvres traînards qui s'étaient attachés à sa colonne, quelques soldats qui n'avaient pu suivre qu'en laissant échapper leurs armes, et les maintint contre les attaques réitérées des Cosaques, qui mettaient à honneur d'avoir vaincu au moins une fois un lambeau quelconque de l'infanterie française. C'était bien le cas de s'y obstiner, tant elle était peu nombreuse dans cette rencontre, tant on était nombreux soi-même, et tant était grande la gloire de prendre, ou de tuer au moins d'un coup de lance le maréchal Ney. Il n'en fut rien cependant. L'illustre maréchal soutint ses soldats prêts plusieurs fois à défaillir de fatigue et de découragement, car on ne voyait pas encore Orscha. Après avoir repoussé les Cosaques et leur avoir tué bien du monde, on gagna un village où l'on trouva un abri, et où l'on prit quelque nourriture. Arrivée à Orscha, joie de l'armée en apprenant le retour du maréchal Ney. Le maréchal avait envoyé un Polonais porter à Orscha la nouvelle de sa miraculeuse retraite, et demander du secours. On s'y achemina dans la seconde moitié du jour, et vers la nuit on finit par en approcher. Arrivé à une lieue de distance, on aperçut avec une sorte de saisissement indicible des colonnes de troupes. Étaient-ce les Français, étaient-ce les Russes? Le maréchal, toujours confiant, et comptant sur l'avis qu'il avait fait parvenir à Orscha, n'hésita pas, s'avança, et entendit parler français: c'étaient le prince Eugène et le maréchal Mortier, qui sortis avec trois mille hommes venaient au secours de leur camarade, dont on s'était séparé avec tant de chagrin et de remords. On se jeta dans les bras les uns des autres, on s'embrassa avec effusion, et dans toute l'armée ce ne fut qu'un cri d'admiration pour l'héroïsme du maréchal Ney.

De six à sept mille hommes, il en ramenait douze cents au plus, mourants de fatigue, et incapables d'être utiles avant de s'être refaits moralement et physiquement; mais il ramenait l'honneur, lui, son nom, sa personne, et il avait fait expier à l'ennemi par une vraie confusion les cruels avantages de ces derniers jours. Napoléon, qui avait quitté Orscha dans la journée du 20, en apprenant au château de Baranoui, où il s'était rendu, ce retour inespéré, en tressaillit de joie, car on venait de lui épargner une bien cruelle humiliation, celle de faire dire à l'Europe que le maréchal Ney était prisonnier des Russes! Le maréchal Davout injustement accusé d'avoir abandonné le maréchal Ney. Napoléon eut la faiblesse de laisser peser sur le maréchal Davout le tort d'avoir abandonné le maréchal Ney. Le tort de ces malheureuses journées, c'était d'être parti de Smolensk en trois détachements séparés, à vingt-quatre heures d'intervalle les uns des autres, et d'avoir ainsi fourni à l'ennemi le moyen d'enlever chaque jour une partie de l'armée française; et si le dernier de ces funestes jours il y avait eu faute de la part de quelqu'un dans l'abandon du maréchal Ney, c'eût été de la part de Napoléon, qui au lieu de rester un jour de plus pour attendre l'arrière-garde et se sauver tous ensemble, s'était au contraire éloigné de Krasnoé en y laissant le maréchal Davout avec 5 mille hommes, sans un canon, presque sans cartouches, plus compromis que la veille, réduit à partir immédiatement ou à mettre bas les armes, et avec l'ordre d'ailleurs de rejoindre Mortier. Du reste Napoléon lui-même dans cette circonstance n'avait aucun reproche à s'adresser, car s'il n'avait quitté Krasnoé l'armée tout entière eût été prise; mais alors il ne devait faire peser sur personne en particulier la responsabilité de cette résolution, et il devait la confondre dans la responsabilité générale de cette affreuse campagne. Au contraire, soit désir de se décharger, soit humeur chagrine croissant avec les circonstances, il manifesta au sujet de la conduite du maréchal Davout une désapprobation que tout le monde dans la douleur qu'on éprouvait, dans le plaisir toujours grand de déprécier une renommée jusque-là sans tache, se hâta de recueillir et de propager. Le propos de la fin de cette épouvantable retraite fut donc que le maréchal Davout avait abandonné le maréchal Ney, mais que celui-ci s'était sauvé par un prodige. Il n'y avait que la seconde de ces assertions qui fût vraie. Ainsi que nous l'avons déjà dit, Napoléon, chemin faisant, jetait ses premiers lieutenants comme victimes à la fortune: vains sacrifices! il n'y avait que lui, lui seul, qui pût bientôt apaiser cette fortune justement courroucée de tant d'entreprises insensées.

Résultat et caractère de la succession de combats livrés autour de Krasnoé. Ces journées coûtèrent à l'armée véritable, à celle qui portait encore les armes, environ dix à douze mille hommes, morts, blessés ou prisonniers; elle coûta sept ou huit mille traînards et beaucoup de bagages à la masse flottante. Il restait à Orscha tout au plus 24 mille hommes armés et environ 25 mille traînards. C'était la moitié de tout ce qui était sorti de Moscou, le huitième des 420 mille hommes qui avaient passé le Niémen[39]. Quant aux Russes, si le résultat était grand pour eux, la gloire ne l'était pas, car avec 50 à 60 mille hommes pourvus de tout, et notamment d'une artillerie immense, avec une position comme celle de Krasnoé, ils auraient dû, sinon arrêter toute l'armée, du moins en prendre la majeure partie, et si, Napoléon passé avec le prince Eugène, ils s'étaient placés en masse entre Krasnoé et le maréchal Davout, celui-ci devait être pris tout entier, et le maréchal Ney après lui. Mais nous coudoyant un peu chaque jour, se retirant épouvantés dès qu'ils avaient senti le choc, ils laissèrent l'armée française se sauver pièce à pièce, et le dernier jour ils eurent la confusion de ne pas même prendre le maréchal Ney, qui n'aurait pas dû leur échapper. Ils ne recueillirent d'autre trophée que beaucoup de nos soldats tombés morts ou blessés sous leur épaisse mitraille, et beaucoup de nos traînards faciles à ramasser par centaines depuis que la misère les avait privés d'armes. Le nombre des uns et des autres n'était, hélas! que trop grand. C'étaient des résultats importants assurément, et désolants pour nous, mais ce n'étaient pas des merveilles d'art militaire méritant les titres qu'on s'est plu à leur prodiguer. Appréciation de la conduite du général Kutusof à Krasnoé. Dans ces opérations il y avait toutefois un mérite, un seul, mais réel, la prudence constante du généralissime Kutusof, qui, comptant sur le climat et sur l'hiver, voulait dépenser peu de sang, et ne rien hasarder même pour recueillir les plus brillants trophées. Mais dans cette pensée même, il aurait dû mieux mesurer la proie qu'il prétendait saisir; il aurait dû juger la portion de notre longue colonne qu'il voulait couper, couper celle-là résolûment, et l'enlever en laissant passer le reste. Sa prudence, fort louable sans doute, quand on considère l'ensemble de la campagne, ne fut pendant ces journées, qui auraient pu être décisives, que celle d'un vieillard timide, hésitant sans cesse, et à la fin se glorifiant de résultats qui étaient l'œuvre de la fortune bien plus que la sienne.

Quoi qu'il en soit, Napoléon, après avoir quitté Krasnoé, avait couché le 17 même à Liady, le 18 à Doubrowna, le 19 à Orscha. Il y avait à Orscha un pont sur le Dniéper, et si Kutusof était allé nous attendre sur ce point au lieu de nous attendre à Krasnoé, il est probable que nous ne nous serions pas tirés de ce gouffre, car nous n'aurions pas franchi le Dniéper aussi facilement que le ravin de la Lossmina, et ce fleuve d'ailleurs n'était pas encore assez solidement gelé, surtout aux environs d'Orscha, où il avait deux cents toises de largeur, pour qu'il fût possible de le passer sur la glace. Nouvelle tentative de Napoléon à Orscha pour réorganiser l'armée, en lui faisant des distributions régulières. Napoléon, heureux d'être enfin dans un lieu sûr, et d'y trouver des vivres, car il y avait à Orscha des magasins très-bien fournis, tenta un nouvel essai de ralliement de l'armée, au moyen des distributions régulières. Un détachement de la gendarmerie d'élite récemment arrivé fut employé à faire dans Orscha la police des ponts, à engager chacun, par la persuasion ou la force, à rejoindre son corps. Ces braves gens habitués à réprimer les désordres qui se produisaient sur les derrières de l'armée, n'avaient jamais rien vu de pareil. Ils en étaient consternés. Tous leurs efforts furent vains. Les menaces, les promesses de distributions au corps, rien n'y fit. Les hommes isolés, armés ou non armés, trouvaient plus commode, surtout plus sûr, de s'occuper d'eux, d'eux seuls, de ne pas s'exposer pour le salut des autres à être blessés, ce qui équivalait à être tués, et une fois le joug de l'honneur secoué, ne voulaient plus le reprendre. Parmi les hommes débandés quelques-uns avaient gardé leurs armes, mais uniquement pour se défendre contre les Cosaques, et pour marauder plus fructueusement. Les soldats débandés s'étaient créé des habitudes à part, dont il était impossible de les faire revenir. À mesure que la retraite se prolongeait, ils s'étaient faits à cette misère, et s'étaient organisés en sociétés de marche, vivant de leur propre industrie, profitant de l'escorte des corps armés sans jamais leur rendre aucun service, résistant si on cherchait à les ramener à leurs régiments, ne voulant faire usage de leurs armes que contre les Cosaques ou leurs camarades, maraudant, pillant sur les côtés de la route, ou sur la route, portant leur butin sur des voitures qui contribuaient à allonger les colonnes, détruisant autant qu'ils consommaient, et souvent même pour se chauffer mettant le feu à des maisons occupées par des officiers ou par des blessés, dont beaucoup périrent ainsi dans les flammes: tant est nécessaire le joug de la discipline sur ces êtres chez lesquels on a développé l'instinct de la force, pour qu'ils n'en abusent pas, et ne deviennent point de véritables bêtes féroces! Parmi ces maraudeurs obstinés, se trouvaient beaucoup d'anciens réfractaires, et très-peu de vieux soldats, car la plupart de ceux-ci restaient et mouraient au drapeau. À la suite des plus alertes venait la foule des hommes faiblement constitués, marchant sans armes, victimes de tous, de l'ennemi et de leurs camarades, se traînant et vivant comme ils pouvaient, jonchant les routes ou les bivouacs de leurs corps exténués, et dans leur profond abattement se défendant à peine contre la mort. En général c'étaient les plus jeunes, les moins indociles, les derniers tirés de leurs familles par la conscription.

Situation de la garde impériale. Cette contagion morale avait atteint même la garde. Napoléon la réunit pour la haranguer, pour la rappeler au sentiment du devoir, lui dit qu'elle était le dernier asile de l'honneur militaire, qu'à elle surtout il appartenait de donner l'exemple, et de sauver ainsi les restes de l'armée de la dissolution dont ils étaient menacés; que si la garde devenait coupable à son tour, elle serait plus coupable que tous les autres corps, car elle n'aurait pas l'excuse du besoin, le peu de ressources dont on disposait lui ayant toujours été exclusivement réservées; qu'il pourrait employer les châtiments, et faire fusiller le premier de ses vieux grenadiers rencontré hors des rangs, mais qu'il aimait mieux compter sur leurs anciennes vertus guerrières, et obtenir de leur dévouement, non de la crainte, les bons exemples qu'il invoquait de leur part. Il arracha à ces vieux serviteurs quelquefois mécontents, mais toujours fidèles au devoir, des cris d'assentiment, et, ce qui valait mieux, des résolutions de bonne conduite, qui au surplus n'étaient pas nouvelles, car excepté ce qui était mort, presque tout le reste de la vieille garde était dans le rang. Des six mille soldats qui la composaient au passage du Niémen, il survivait environ 3,500 hommes. Les autres avaient péri par la fatigue ou le froid, très-peu par le feu. Presque aucun ne s'était débandé. La jeune garde décimée par le feu et la fatigue, quelque peu aussi par la désertion du drapeau, comptait encore 2 mille hommes, la division Claparède 1500. Ceux-ci étaient le dernier débris des vieux régiments de la Vistule. Il y avait encore parmi la cavalerie de cette même garde quelques centaines de cavaliers montés. Les cavaliers démontés suivaient le corps en assez bon ordre. Les troupes du maréchal Davout pouvaient seules présenter un tel effectif.

Napoléon fait brûler la plus grande partie des voitures de bagages. Napoléon frappé des inconvénients des longues files de bagages, décida qu'on brûlerait les voitures qui ne contiendraient pas des blessés ou des familles fugitives, et qui n'appartiendraient ni à l'artillerie ni au génie. Il n'en permit qu'une pour lui et Murat, une pour chacun des maréchaux commandants de corps, et fit brûler impitoyablement toutes les autres. Dans son zèle pour la conservation de l'artillerie, il voulut, malgré les sages représentations du général Éblé, qu'on détruisît les deux équipages de pont, consistant en bateaux transportés sur voitures. Ces équipages avaient été laissés à Orscha lors du départ pour Moscou, et avaient un attelage de 5 à 600 chevaux, forts et reposés. Le général Éblé pensait qu'avec quinze de ces bateaux seulement on aurait de quoi jeter un pont qui pourrait être bien utile dans certains moments, et n'exigerait pour le traîner que le tiers des chevaux disponibles. Mais Napoléon ordonna la destruction de tous ces bateaux, et ne concéda aux instances du général Éblé que le transport du matériel nécessaire à un pont de chevalets. La correspondance militaire de Napoléon et une quantité de papiers précieux furent détruits en cette occasion.

Après un essai infructueux de distributions régulières, on est obligé d'ouvrir indistinctement à tout le monde les magasins d'Orscha. Ces efforts pour rendre quelque ensemble à l'armée furent inutiles cette fois comme la précédente. Les soldats, ayant encore en perspective une longue route à parcourir, de grandes souffrances à endurer, n'étaient pas disposés à changer de mœurs. Il eût fallu un repos prolongé, la sécurité, l'abondance, le voisinage de corps sains, pour les forcer à rentrer sous le joug de la discipline. La défense de faire des distributions à d'autres qu'à ceux qui étaient au drapeau tint à peine quelques heures. Après un moment de rigueur aucun magasin ne demeura fermé à la faim, car en agissant autrement on eût provoqué le pillage. D'ailleurs l'ennemi approchant, le feu devait dévorer ce qu'on aurait laissé, et, plutôt que de le détruire, il valait mieux le donner à des Français que la souffrance seule avait arrachés à l'observation de leurs devoirs.

L'armée cependant gagne quelque chose au séjour d'Orscha. Les quarante-huit heures passées à Orscha ne servirent donc qu'à faire reposer et à nourrir quelque peu les hommes et les chevaux, ce qui du reste n'était pas indifférent, à mieux atteler l'artillerie dont on conserva encore une centaine de pièces bien approvisionnées, et enfin à reprendre haleine avant de recommencer cette affreuse retraite. Mais la discipline n'y gagna rien. La dissolution de l'armée était une de ces maladies qui ne peuvent s'arrêter qu'avec la mort même du corps qui en est atteint.

Nouvelles alarmantes reçues d'Orscha. À Orscha, des nouvelles plus désolantes que toutes celles qu'il avait déjà reçues, vinrent assaillir Napoléon. Décidément le prince de Schwarzenberg avait été devancé par l'amiral Tchitchakoff sur la haute Bérézina. Le prince de Schwarzenberg s'est laissé devancer par l'amiral Tchitchakoff sur la haute Bérézina. Ce prince, combattu entre la crainte de laisser sur ses derrières Sacken libre de marcher à Varsovie, et la crainte de laisser Tchitchakoff libre de se porter sur la haute Bérézina, avait perdu plusieurs jours à se décider, et pendant ce temps Tchitchakoff avait marché par Slonim sur Minsk. Il y avait pour défendre Minsk le général Bronikowski, avec un bataillon français, quelque cavalerie française, et l'un des nouveaux régiments lithuaniens, plus la belle division polonaise Dombrowski, demeurée en arrière pour garder le Dniéper. Les généraux polonais Dombrowski et Bronikowski, après avoir perdu Minsk, se sont réfugiés à Borisow. Le général Dombrowski, obligé de se partager en divers détachements, et ayant d'ailleurs du duc de Bellune l'ordre d'être toujours prêt à se concentrer sur Mohilew, n'avait pas voulu se joindre au général Bronikowski pour défendre Minsk, ce qui avait réduit les forces de celui-ci à 3 mille hommes environ. Le général Bronikowski, après avoir perdu un détachement de 2 mille hommes hors de la place, en partie par la faute du nouveau régiment lithuanien qui avait jeté ses armes, avait été contraint d'évacuer Minsk. C'était à largement approvisionner cette ville que tous les efforts de M. de Bassano avaient été consacrés. On y perdait donc l'un des principaux points de la route de Wilna, et de quoi nourrir l'armée pendant plus d'un mois. Réunis maintenant, mais trop tard, les généraux Bronikowski et Dombrowski s'étaient portés à Borisow sur la haute Bérézina. Mais disposant de 4 ou 5 mille hommes au plus, grâce aux pertes de l'un, et aux détachements laissés par l'autre à Mohilew, il n'était pas sûr qu'ils pussent défendre le pont de Borisow; et si ce pont sur la Bérézina tombait dans les mains de Tchitchakoff, le chemin était entièrement fermé à la grande armée, à moins qu'elle ne remontât jusqu'aux sources de la Bérézina. Dans ce cas même elle était exposée à rencontrer Wittgenstein, plus redoutable encore que Tchitchakoff, d'après les nouvelles que le général Dode de la Brunerie venait d'apporter. Ces nouvelles n'étaient pas moins tristes que les précédentes.

Nouvelles tout aussi tristes des maréchaux Oudinot et Victor. Napoléon avait compté que les maréchaux Oudinot et Victor, qu'il supposait forts de 40 mille hommes, pousseraient devant eux Wittgenstein et Steinghel, les rejetteraient au delà de la Dwina, et lui ramèneraient ensuite sur la Bérézina ces 40 mille hommes victorieux, comme Schwarzenberg et Reynier devaient y amener de leur côté les 40 mille dont ils disposaient, après avoir battu Tchitchakoff. On eût ainsi réuni 80 mille hommes, avec lesquels on aurait pu frapper un grand coup sur les Russes avant la fin de la campagne. Mais tout avait été illusion du côté de la Dwina comme du côté du Dniéper. D'abord après la seconde bataille de Polotsk, qui avait entraîné l'évacuation de cette place importante, le général bavarois de Wrède s'était laissé séparer du 2e corps, et était resté avec ses cinq ou six mille Bavarois vers Gloubokoé. Ces deux maréchaux n'ont pu vaincre Wittgenstein. Le 2e corps, dont le maréchal Oudinot avait repris le commandement, s'était trouvé réduit à 10 mille hommes exténués. Le duc de Bellune, avec les trois divisions du 9e corps, affaibli par les marches qu'il avait faites, en conservait à peine 22 ou 23 mille. Les deux maréchaux ne comptaient donc ensemble que 32 ou 33 mille hommes. Opposés à Wittgenstein et à Steinghel, qui n'en avaient plus que quarante mille depuis les derniers combats, ils auraient pu les battre. Mais Wittgenstein avait pris position derrière l'Oula, qui forme comme nous l'avons dit la jonction de la Dwina avec le Dniéper, par le canal de Lepel et la Bérézina. Les deux maréchaux avaient essayé d'attaquer Wittgenstein dans une forte position près de Smoliantzy, avaient perdu 2 mille hommes sans réussir à le déloger, ce qui les réduisait à 30 mille hommes au plus, et n'avaient rien osé tenter de décisif, craignant de compromettre un corps qui était la dernière ressource de Napoléon. Peut-être avec plus d'accord et plus de décision, il leur eût été possible d'entreprendre davantage, mais leur situation était difficile, et leur perplexité bien naturelle. Sur les instances du général Dode, ils s'étaient réunis après un moment de séparation, afin d'agir ensemble, et ils attendaient à Czéréia, à deux marches sur la droite de la route que suivait Napoléon, ses intentions définitives. Ce sont ces intentions que le général Dode venait chercher à connaître, après lui avoir exposé fort exactement ce qui s'était passé du côté de la Dwina[40].

Situation de Napoléon si la Bérézina est occupée par les généraux Wittgenstein et Tchitchakoff. Si on se rappelle les lieux précédemment décrits, on comprendra aisément quelle était en ce moment la situation de Napoléon. Pour marcher sur Moscou, il avait passé par l'espace ouvert que laissent entre eux la Dwina et le Dniéper, entre Witebsk et Smolensk. En partant, il avait la Dwina à sa gauche, le Dniéper à sa droite; au contraire en revenant, il avait le Dniéper à sa gauche, la Dwina à sa droite, et venait de franchir l'ouverture de Smolensk à Witebsk, puisqu'il était à Orscha. Mais au delà, la Dwina et le Dniéper se trouvaient en quelque sorte réunis secondairement par une ligne d'eau continue, tantôt canal, tantôt rivière, consistant dans l'Oula qui est un affluent de la Dwina, dans le canal de Lepel qui joint l'Oula avec la Bérézina, et enfin dans la Bérézina elle-même, qui rejoint le Dniéper au-dessous de Rogaczew. Il fallait donc forcer cette seconde ligne. Sur sa gauche, autrefois sa droite, Napoléon voyait Tchitchakoff maître de Minsk et des vastes magasins de cette ville, prêt à s'emparer du pont de Borisow sur la haute Bérézina. Sur sa droite, autrefois sa gauche, il voyait Wittgenstein et Steinghel prêts à profiter de la première fausse manœuvre des maréchaux Oudinot et Victor, pour gagner en suivant l'Oula la haute Bérézina, et donner la main à Tchitchakoff. Enfin il avait sur ses derrières Kutusof avec la grande armée russe. Il y avait là beaucoup de chances de périr, et bien peu de se sauver. Cependant au milieu de toutes ses peines, Napoléon eut une consolation, ce fut d'apprendre que les corps d'Oudinot et de Victor, quoique très-affaiblis par le feu, la marche et le froid, comptaient encore 23 mille hommes, animés du meilleur esprit, ayant conservé toute leur discipline, et pouvant avec ce qui lui restait de soldats armés, mettre dans ses mains une force de cinquante mille hommes, laquelle habilement dirigée serait une sorte de marteau d'armes, dont il saurait bien frapper tour à tour ceux qui oseraient l'aborder de trop près. Il fallait à la vérité s'en servir avec dextérité, et à cet égard on pouvait s'en fier à lui, car personne ne l'égalait dans l'art de manœuvrer concentriquement entre des ennemis séparés les uns des autres, et il avait après un moment de confusion et d'abattement retrouvé toute l'énergie de ses puissantes facultés.

Fermeté de Napoléon, et ordres qu'il envoie par le général Dode aux maréchaux Victor et Oudinot. Malgré l'horreur de cette situation, il se flatta encore de sortir d'embarras par un dernier, et peut-être par un éclatant triomphe. Il ordonna au général Dode, sans critiquer ce qui avait été fait, de se rendre auprès des deux maréchaux, de prescrire au maréchal Oudinot de se porter sur-le-champ par un mouvement transversal de droite à gauche, de Czéréia à Borisow, afin d'y soutenir les Polonais et de les aider à conserver le pont de la Bérézina; au maréchal Victor de rester sur la droite, en face de Wittgenstein et de Steinghel, de les contenir en leur faisant craindre une manœuvre de la grande armée contre eux, et de lui donner ainsi le temps d'atteindre la Bérézina. Si ces instructions, comme on devait le penser, étaient bien suivies, Tchitchakoff étant éloigné de Borisow par Oudinot, et Wittgenstein étant contenu par Victor, on pouvait arriver à temps sur la Bérézina, la passer en ralliant Victor et Oudinot, reprendre Minsk et ses magasins dont Tchitchakoff n'avait pu consommer qu'une bien petite partie, rallier Schwarzenberg, se trouver ainsi avec 90 mille hommes dans la main, en mesure d'accabler une ou deux des trois armées russes, et terminer par un triomphe une campagne brillante jusqu'à Moscou, calamiteuse depuis Malo-Jaroslawetz, mais destinée peut-être à redevenir brillante, même triomphale en finissant. Quoique devenu méfiant envers la fortune, Napoléon ne désespéra pas de se relever au dernier moment, et en renvoyant le général Dode, laissa voir un rayon de satisfaction sur son visage. Il se mit immédiatement en marche d'Orscha sur Borisow.

Relâchement de température en quittant Orscha; difficultés qui en résultent pour la marche de l'armée. Le 20 novembre, il s'était porté d'Orscha sur le château de Baranoui. Il vint le 21 à Kokanow, et le 22 se mit en marche pour Bobr. Le temps, quoique très-froid encore, s'était tout à coup relâché de son extrême rigueur. Mais on ne s'en trouvait pas mieux. Les superbes bouleaux qui bordaient la route laissaient s'écouler en gouttes de pluie la neige et la glace dont ils étaient couverts, et les soldats marchaient dans la boue exposés à une humidité qui rendait le froid plus pénétrant. Quant aux voitures d'artillerie, elles avaient la plus grande peine à rouler au milieu de cette fange à demi glacée. Ainsi malgré les inconvénients d'une température rigoureuse, mieux eût valu un terrain solide, des rivières gelées, maintenant surtout que le premier intérêt était d'aller vite. Mais on n'en était plus à compter avec le malheur, et on semblait marcher sous ses coups comme on marche sous la mitraille devant un ennemi qu'on est résolu à braver.

Napoléon apprend à Toloczin que les Russes ont enlevé aux Polonais le pont de Borisow, seul pont qui restât pour passer la Bérézina. Arrivé le 22 au milieu du jour à Toloczin, Napoléon reçut une dépêche de Borisow, qui lui apprenait la plus cruelle de toutes les nouvelles, c'est que les généraux Bronikowski et Dombrowski, après avoir défendu d'une manière opiniâtre la tête de pont de Borisow sur la Bérézina, après avoir repoussé plusieurs assauts, perdu 2 à 3 mille hommes, causé à l'ennemi une perte au moins égale, blessé ou tué des officiers de la plus grande distinction, notamment le général russe Lambert, avaient été obligés de se retirer en arrière de la ville de Borisow, et d'abandonner le pont de la Bérézina. Ils étaient sur la grande route qu'on suivait, à une marche et demie en avant. On n'était plus en effet qu'à quelques lieues de l'ennemi qui nous barrait le passage de la Bérézina, et on était privé du seul pont sur lequel on pût franchir cette rivière. Immensité du danger, et situation presque désespérée. Comment en jeter un, avec le peu de moyens dont on disposait, surtout avec aussi peu de temps, ayant à gauche Tchitchakoff victorieux, qui pouvait venir détruire tous nos travaux de passage; à droite Wittgenstein, qui ne manquerait pas de nous prendre en flanc pendant que nous essayerions de passer, et par derrière enfin Kutusof, qui, d'après toutes les probabilités, devait nous assaillir en queue tandis que les autres généraux russes nous attaqueraient de front ou par côté! Jamais on ne s'était trouvé dans une position plus affreuse, surtout si on compare cette position au degré de fortune duquel on était tombé depuis le passage du Niémen à Kowno, au mois de juin précédent. Quelle chute épouvantable en cinq mois!

Entretien de Napoléon avec le général Dode. Napoléon, en recevant cette dépêche, descendit de cheval, la lut avec une émotion dont il ne laissa rien percer, fit quelques pas vers un feu de bivouac qu'on venait d'allumer sur la grande route, et apercevant le général Dode qui était de retour de sa mission auprès des maréchaux Oudinot et Victor, il lui ordonna d'approcher. À peine le général fut-il près de lui, que Napoléon le regardant avec des yeux dont l'expression était sans égale, lui adressa ces simples mots: Ils y sont... ce qui se rapportait aux entretiens antérieurs du général avec l'Empereur, et voulait dire: Les Russes sont à Borisow.—Napoléon alors entra dans une chaumière, et étalant sur une table de paysan la carte de Russie, se mit à discuter avec le général Dode les moyens de sortir de cette situation presque sans issue. Napoléon était affecté, mais non abattu. Quelquefois il était attentif à la conversation, quelquefois il semblait absent, écoutait sans entendre, regardait sans voir, puis revenait à son interlocuteur et au sujet de l'entretien. Il laissa au général Dode, doué d'un esprit ferme quoique modeste, l'initiative du parti à proposer. Le général connaissait le cours de la Bérézina, qui est bordée sur ses deux rives d'une zone de marécages de plusieurs mille toises de largeur, et il soutint à l'Empereur qu'il fallait renoncer à percer par Borisow même, parce que les Russes brûleraient le pont de cette ville s'ils ne pouvaient le défendre, et au-dessous de Borisow, parce que le pays en descendant la Bérézina était toujours plus boisé et plus marécageux. Sur quel point faut-il essayer de passer la Bérézina? Ce n'étaient pas seulement les ponts sur les eaux courantes qu'on trouverait coupés, mais les ponts sur les marais, beaucoup plus longs et plus difficiles à franchir. Au contraire, en remontant la Bérézina vers son point de jonction avec l'Oula, dans les environs de Lepel, on arriverait à des endroits où cette rivière coulait sur des sables, dans un lit peu profond, et on la franchirait avec de l'eau jusqu'à la ceinture. Le général Dode affirmait que jamais le 2e corps, auquel il était attaché, n'en avait été embarrassé dans ses nombreux mouvements. Il proposa donc à l'Empereur d'appuyer à droite, de rallier en remontant la Bérézina Victor et Oudinot, de passer sur le corps de Wittgenstein, et ce détour terminé, de rentrer à Wilna par la route de Gloubokoé.

Napoléon, malgré ce qu'on lui disait, n'avait pas encore pu détacher son esprit de la route de Minsk, la plus belle, la mieux approvisionnée, sur laquelle il était certain de rallier, outre Victor et Oudinot qui étaient déjà presque réunis à lui, le prince de Schwarzenberg et Reynier, et pouvait se ménager une concentration de forces de 90,000 soldats armés. Il adressait deux objections à la proposition du général Dode: premièrement la longueur du détour qui l'éloignait de Wilna, et l'exposait à y être prévenu par les Russes, et secondement la rencontre probable dans cette direction de Wittgenstein et de Steinghel, que Victor et Oudinot n'avaient pu vaincre à eux deux. Le général Dode répondait que probablement on éviterait les deux généraux russes, que d'ailleurs ils n'auraient pas vers les sources de la Bérézina un terrain aussi facile à défendre que sur les bords de l'Oula, et n'oseraient pas tenir lorsqu'ils verraient Napoléon réuni aux maréchaux Victor et Oudinot. Du reste, tout en discutant, Napoléon, qui n'avait pas besoin qu'on lui répondît, car il s'était fait d'avance à lui-même toutes les réponses que le sujet comportait, examinait la carte étalée devant lui, sans presque écouter les paroles du général Dode, suivait du doigt la Bérézina, puis le Dniéper, et, ayant rencontré des yeux Pultawa, s'écria tout à coup: Souvenir de Pultawa. Pultawa! Pultawa!—puis laissant là cette carte, et parcourant la chétive pièce où avait lieu cet entretien, se mit à répéter: Pultawa! Pultawa!... sans regarder son interlocuteur, sans même faire attention à lui. Le général Dode, saisi de ce spectacle extraordinaire, se taisait, et contemplait avec un mélange de douleur et de surprise le nouveau Charles XII, cent fois plus grand que l'ancien, mais, hélas! cent fois plus malheureux aussi, et en ce moment reconnaissant enfin sa vraie destinée. À ce point de l'entretien arrivèrent Murat, le prince Eugène, Berthier, et le général Jomini qui, ayant été gouverneur de la province pendant la campagne, avait fait comme le général Dode une étude attentive des lieux, et était fort capable de donner un avis. Le général Dode, par modestie, crut devoir se retirer, et sortit sans que Napoléon, toujours distrait, s'en aperçût. En voyant le général Jomini, Napoléon lui dit: Entretien avec le général Jomini. Quand on n'a jamais eu de revers, on doit les avoir grands comme sa fortune...—Puis il provoqua l'opinion du général. Celui-ci, partageant en un point l'avis du général Dode, jugeait impossible de traverser la Bérézina au-dessous de Borisow, mais trouvait bien long, bien fatigant, pour une armée déjà épuisée, de remonter la Bérézina afin d'aller franchir cette rivière vers ses sources. Il pensait, d'après les rapports du pays, qu'il était possible de passer droit devant soi, un peu au-dessus de Borisow, et dès lors de rejoindre la route de Smorgoni, la plus courte pour aller à Wilna, et la moins dévastée par les armées belligérantes. L'événement prouva bientôt que cet avis était fort sage. Napoléon, sans le combattre, car il écoutait à peine, parut se reporter tout à coup au temps de ses plus brillantes opérations, et, se plaignant de tout le monde, marchant et parlant avec une animation extraordinaire, se mit à dire que si tous les cœurs n'étaient pas abattus (et en prononçant ces paroles il semblait regarder ses principaux lieutenants présents autour de lui), il aurait une bien belle manœuvre à exécuter, ce serait de remonter vers la haute Bérézina, comme le lui conseillait le général Dode, et au lieu d'y chercher seulement un passage, de se jeter sur Wittgenstein, de l'enlever, de le faire prisonnier. Il ajoutait que si, en rentrant en Pologne après de grands malheurs, il emmenait cependant avec lui une armée russe prisonnière, l'Europe reconnaîtrait Napoléon, la grande armée et la fortune de l'Empire! Son imagination s'exaltant à mesure qu'il parlait, il embellissait de mille détails qui la rendaient vraisemblable cette supposition avec laquelle il consolait sa détresse actuelle. Le général Jomini se contenta de lui répondre que ce beau mouvement serait exécutable sans doute, mais en Italie, en Allemagne, dans des pays où l'on rencontrait partout de quoi vivre, et avec une armée saine et vigoureuse, que de longues privations n'auraient pas entièrement épuisée. Il eût pu ajouter, mais ce n'était pas le moment, que celui qui trouve les caractères énervés, les a le plus souvent énervés lui-même en abusant de leur dévouement, et ressemble à l'imprudent cavalier qui a tué de fatigue le cheval destiné à le porter!

Napoléon ne tint pas plus compte des observations qu'on lui fit, que des rêves brillants auxquels il venait de se livrer, et qui n'étaient que les préliminaires à travers lesquels son puissant esprit allait arriver à sa véritable détermination. Son parti, en effet, était pris avec ce tact, avec ce discernement qui étaient infaillibles, quand de tristes entraînements ne l'égaraient pas, et le danger était assez grand, assurément, pour se garder de toute erreur. Napoléon choisit avec une incomparable sûreté de coup d'œil le point où il faut passer la Bérézina. Passer à gauche, au-dessous de Borisow, lui semblait impossible après avoir entendu le général Dode. Passer à droite et au-dessus, était trop long, l'exposait à être prévenu sur Wilna, et il partageait en ce point l'avis du général Jomini. Percer droit devant lui pour aller par le plus court chemin sur Wilna, de manière à devancer tous ceux qui le menaçaient en flanc et par derrière, était le meilleur, le plus sage de tous les plans, quoique le plus modeste. Mais la difficulté était immense, puisqu'il fallait, ou reprendre le pont de Borisow sur les Russes, ou en jeter un dans les environs, malgré tous les ennemis qui nous serraient de près, deux succès bien peu vraisemblables, à moins d'un dernier coup de fortune égal à ceux que Napoléon avait eus dans ses plus beaux jours. Il se décide à la passer un peu au-dessus de Borisow. Il n'en désespéra pas, et résolut de se porter droit sur la Bérézina, de pousser vivement Oudinot sur Borisow afin de reprendre ce point, et s'il n'y parvenait pas, de chercher un passage dans les environs.

Il adressa les instructions convenables à Oudinot, qui arrivait précisément sur notre droite, et il se porta lui-même à Bobr pour veiller de sa personne à l'exécution de ses volontés. L'intérêt de n'être pas pris lui et toute son armée lui avait rendu l'ardente activité de ses premiers temps, et il cessait d'être empereur pour devenir général. Retrouverait-il avec ses qualités sa bonne fortune? Ce n'était pas certain, mais c'était possible.

Miraculeuse arrivée du général Corbineau. Il semble, en effet, qu'en ce moment la fortune lasse de tant de rigueurs, lui accordait enfin un miracle pour le sauver des dernières humiliations. On a vu que le maréchal Saint-Cyr, après l'évacuation de Polotsk, avait détaché du 2e corps le général de Wrède pour l'opposer à Steinghel, et que ce général bavarois, par goût ou par circonstance, s'était laissé isoler du 2e corps, et confiner dans les environs de Gloubokoé. Ce brave général, poursuivi par une nuée de Cosaques, tandis qu'il cherche à rejoindre le 2e corps, découvre un point de passage sur la Bérézina. Il avait conservé avec lui la division de cavalerie légère du général Corbineau, composée des 7e et 20e de chasseurs, et du 8e de lanciers, division que le 2e corps regrettait beaucoup et réclamait avec instance. Parti de Gloubokoé le 16 novembre pour se réunir au 2e corps, le général Corbineau était venu successivement à Dolghinow, à Pletchenitzy, à Zembin, tout près de Borisow, et était tombé au milieu des partis ennemis que l'amiral Tchitchakoff avait lancés en avant pour se lier avec Wittgenstein sur la haute Bérézina. Au nombre de ces partis se trouvait un corps de 3 mille Cosaques, sous l'aide de camp Czernicheff, qu'Alexandre venait d'envoyer tour à tour à Kutusof, à Tchitchakoff, à Wittgenstein, pour leur communiquer le fameux plan d'agir sur les derrières de Napoléon, et les amener à marcher d'accord. L'aide de camp Czernicheff, ayant quitté Tchitchakoff qui était sur la droite de la Bérézina, remontait cette rivière, et cherchait à la passer pour aller joindre Wittgenstein sur la rive gauche, et amener un concert d'efforts contre Napoléon, qui était aussi sur la rive gauche. Chemin faisant il avait eu la bonne fortune de délivrer le général Wintzingerode, envoyé en France comme prisonnier, et, par un hasard moins heureux pour lui, avait heurté en passant le général Corbineau. Celui-ci, qui sous les apparences les plus simples réunissait à beaucoup de finesse un grand courage, n'avait pas perdu la tête, quoiqu'il n'eût que 700 chevaux, s'était débarrassé à coups de sabre de ses assaillants, et avait poussé jusque près de Borisow, où les Russes étaient déjà entrés. Trouvant les Russes devant lui à Borisow, les ayant laissés la veille sur ses derrières, il n'avait vu qu'une manière de se tirer d'embarras, c'était de traverser la Bérézina, et d'aller à la rencontre de la grande armée, qui devait lui offrir un refuge assuré. Il ne se doutait pas qu'en voulant se sauver, il la sauverait, et qu'elle était tellement affaiblie en cavalerie que 700 chevaux seraient un important secours à lui apporter. Il s'était donc mis à longer la rive droite de la Bérézina au-dessus de Borisow, cherchant s'il n'y aurait pas un gué praticable, lorsqu'il avait aperçu sortant de l'eau un paysan polonais, qui venait de la franchir, et qui lui avait indiqué, vis-à-vis du village de Studianka, à trois lieues au-dessus de Borisow, un endroit où les chevaux pouvaient passer avec de l'eau jusqu'aux reins. La Bérézina, noirâtre et fangeuse, charriait de gros glaçons fort dangereux. Le général néanmoins avait formé sa cavalerie en colonne serrée, était entré dans l'eau et avait passé la rivière en perdant une vingtaine d'hommes entraînés par les glaçons. Heureux d'avoir surmonté cet obstacle, il avait gagné au galop Lochnitza, et enfin Bobr, où il avait rencontré le maréchal Oudinot coupant transversalement la route de Smolensk à Bobr pour marcher sur Borisow. Le général Corbineau avait fait son rapport à son maréchal, et rejoint ensuite le 2e corps auquel il appartenait. Presque au même moment le maréchal Oudinot, se jetant brusquement sur Borisow, y avait surpris, enveloppé l'avant-garde du comte Pahlen, fait cinq à six cents prisonniers, tué ou blessé un nombre égal d'hommes, enlevé plusieurs centaines de voitures de bagages, pris la ville, et fondu ensuite sur le pont, que les Russes, pressés de s'enfuir, avaient brûlé, désespérant de le défendre. Borisow était donc aux mains du 2e corps, sans que notre position fût améliorée, puisque le pont de la Bérézina était brûlé; mais la découverte inattendue du général Corbineau faisait luire un rayon d'espérance, et le maréchal Oudinot dépêcha le général à Bobr auprès de l'Empereur.

D'après le rapport du général Corbineau, Napoléon se décide à choisir le point de Studianka au-dessus de Borisow, pour y jeter un pont. Napoléon connaissait et aimait les frères Corbineau, dont l'aîné avait été tué à côté de lui à Eylau. Il accueillit celui-ci comme un envoyé du ciel, le questionna longuement, lui fit décrire minutieusement les lieux, bien expliquer la possibilité de passer la rivière à Studianka sur de simples ponts de chevalets, et résolut sur-le-champ de l'essayer. Il renvoya sans différer le général Corbineau à Oudinot, avec ordre de commencer tout de suite et très-secrètement les préparatifs de passage à Studianka, au-dessus de Borisow, mais en faisant des démonstrations très-apparentes au-dessous de cette ville, de manière à tromper Tchitchakoff, et à détourner son attention du véritable point où l'on voulait passer. Fausse démonstration ordonnée au-dessous de Borisow pour tromper les Russes. Ce n'était pas tout, en effet, que d'avoir miraculeusement trouvé un point où, grâce au peu de profondeur de la Bérézina, des chevalets suffiraient pour la franchir. Il fallait que le travail auquel on allait se livrer restât assez longtemps inaperçu de l'ennemi pour que l'on eût le moyen de porter sur l'autre rive des forces capables d'arrêter les Russes de Tchitchakoff, et de les empêcher de s'opposer au passage. Napoléon ordonna même à Oudinot de répandre dans l'armée le bruit qu'on devait passer au-dessous de Borisow, afin d'y attirer la foule des traînards et de rendre complète chez l'ennemi l'illusion qui pouvait seule nous sauver.

Le général Corbineau quittant Napoléon le 23 novembre fort tard, rejoignit en toute hâte le maréchal Oudinot, et celui-ci dès le lendemain matin 24, se conformant aux ordres qu'il venait de recevoir, fit les démonstrations prescrites au-dessous de Borisow, puis profitant de la nuit et des bois qui bordaient la Bérézina, envoya secrètement le général Corbineau avec ce qu'il avait de pontonniers pour commencer les travaux de passage à Studianka. C'était une grande et difficile opération, car il fallait trouver des bois préparés, ou en préparer, les disposer, les fixer dans l'eau, tout cela devant les avant-postes de Tchitchakoff, qui, après la perte de Borisow, était resté sur l'autre rive, et avait des vedettes jusque vis-à-vis de Studianka. Il y avait donc cent chances d'insuccès contre une ou deux de réussite.

Pendant ce temps, Napoléon s'était transporté le 24 à Lochnitza, sur la route de Borisow, se proposant d'arriver le lendemain 25 avec la garde à Borisow même, pour confirmer les Russes dans la pensée qu'il voulait passer au-dessous de cette ville, tandis qu'il était résolu au contraire à passer au-dessus, c'est-à-dire à Studianka, et à se rendre secrètement en ce dernier endroit au moyen d'un chemin de traverse. Il avait expédié au maréchal Davout, qui depuis la bataille de Krasnoé formait de nouveau l'arrière-garde, l'ordre de hâter le pas, afin d'accélérer le passage de la Bérézina si on parvenait à se procurer les moyens de la franchir, mais avant tout il avait envoyé le général Éblé avec les pontonniers et leur matériel directement à Studianka, pour exécuter la construction des ponts que les pontonniers du 2e corps n'avaient pu que commencer.

Le général Éblé chargé de jeter deux ponts à Studianka. Le moment était venu où le respectable général Éblé allait couronner sa carrière par un service immortel. Du matériel que Napoléon avait fait détruire à Orscha, il avait sauvé six caissons renfermant des outils, des clous, des crampons, tous les fers enfin nécessaires à la construction des ponts de chevalets, et deux forges de campagne. Ces diverses voitures étant bien attelées avaient la possibilité de cheminer rapidement. Dans sa profonde prévoyance, le général Éblé s'était réservé deux voitures de charbon, afin de pouvoir forger sur place les pièces dont on manquerait. Il lui restait de son corps quatre cents pontonniers éprouvés, sur lesquels il avait conservé un empire absolu. Éblé et Larrey étaient les deux hommes de bien que toute l'armée continuait à respecter et à écouter, même quand ils lui demandaient des choses presque impossibles.

Le général Éblé partit donc le 24 au soir de Lochnitza pour Borisow avec ses quatre cents hommes, suivi de l'habile général Chasseloup, qui avait encore quelques sapeurs, mais sans aucun reste de matériel, et qui était digne de s'associer à l'illustre chef de nos pontonniers. On marcha toute la nuit, on atteignit Borisow le 25 à 5 heures du matin, on y laissa une compagnie pour faire les trompeurs apprêts d'un passage au-dessous de cette ville, et on s'engagea ensuite à travers les marécages et les bois pour remonter, par un mouvement à droite, le bord de la rivière jusqu'à Studianka. On n'arriva en cet endroit que dans l'après-midi du 25. Dans son impatience, Napoléon aurait voulu que les ponts fussent établis le 25 au soir. C'était chose impossible, mais ils pouvaient l'être le 26 en travaillant toute la nuit, ce qu'on était bien décidé à faire, quoiqu'on eût marché les deux nuits et les deux journées précédentes. Noble dévouement des pontonniers à la voix du général Éblé. Le général Éblé parla à ses hommes, leur dit que le sort de l'armée était en leurs mains, leur communiqua ses nobles sentiments, et en obtint la promesse du dévouement le plus absolu. Il fallait, par un froid qui était tout à coup redevenu des plus vifs, travailler dans l'eau toute la nuit et toute la journée du lendemain, au milieu d'énormes glaçons, peut-être sous les boulets de l'ennemi, sans une heure de repos, en prenant à-peine le temps d'avaler, au lieu de pain, de viande et d'eau-de-vie, un peu de bouillie sans sel. C'était à ce prix que l'armée pouvait être sauvée. Tous ces pontonniers le promirent à leur général, et on va voir comment ils tinrent parole.

Nature du travail à exécuter. Les pontonniers que le maréchal Oudinot avait envoyés avaient déjà préparé quelques chevalets, mais ils ne possédaient pas la même expérience que ceux du général Éblé, et il fallut recommencer le travail. Le général Éblé avait pour le seconder des officiers dignes de s'associer à son œuvre, notamment son chef d'état-major Chapelle, et le colonel d'artillerie Chapuis. N'ayant ni le temps d'abattre des bois ni celui de les débiter, on alla au malheureux village de Studianka, on en démolit les maisons, on en retira les bois qui semblaient propres à l'établissement d'un pont, on forgea les fers nécessaires pour les lier, et avec les uns et les autres on construisit une suite de chevalets. À la pointe du jour du 26, on fut prêt à plonger ces chevalets dans l'eau de la Bérézina.

Anxiété de tous ceux qui entourent Napoléon, car il s'agit de savoir s'il sera prisonnier des Russes. Napoléon, après s'être porté de Lochnitza à Borisow, et avoir couché au château de Staroï-Borisow (voir les cartes nos 55 et 57), était accouru au galop à Studianka dès le 26 au matin, pour assister à l'établissement des ponts. Arrivé avec ses lieutenants, Murat, Berthier, Eugène, Caulaincourt, Duroc, qui tous avaient l'expression de la plus profonde anxiété sur leur visage, car en ce moment il s'agissait de savoir si le maître du monde serait le lendemain prisonnier des Russes, il regardait travailler, et n'osait presser des hommes qui, à la voix de leur respectable général, déployaient tout ce qu'ils avaient de force et d'intelligence. Ce n'était pas tout que de plonger hardiment dans cette eau glaciale pour y fixer les chevalets, il fallait encore achever ce difficile ouvrage malgré l'ennemi, dont on apercevait les vedettes sur la rive opposée. Était-il là seulement avec quelques Cosaques ou avec tout un corps de troupes? Aurait-on quelques coureurs à écarter ou une armée entière à combattre au moment du passage? Telle était la question qu'il importait d'éclaircir. Le maréchal Oudinot avait un aide de camp aussi adroit qu'intelligent, doué en outre du plus rare courage. Cet aide de camp, qui était le chef d'escadron Jacqueminot, suivi de quelques cavaliers portant en croupe un voltigeur, s'élança à cheval dans la Bérézina. La traversant tantôt à gué, tantôt à la nage, il atteignit l'autre rive hérissée de glaçons qui rendaient l'abordage très-difficile. Il surmonta ces difficultés, fondit sur un petit bois occupé par quelques Cosaques, et s'en empara. On n'apercevait qu'un très-petit nombre d'ennemis, et le chef d'escadron Jacqueminot vint porter à Napoléon cette bonne nouvelle. Il aurait fallu cependant un prisonnier pour se renseigner plus exactement sur ce qu'on avait à craindre ou à espérer. Le brave Jacqueminot repassa la Bérézina, prit avec lui quelques cavaliers déterminés, se jeta sur un poste russe qui se chauffait autour d'un grand feu, enleva un sous-officier, et le ramena dans le petit bois où il avait établi son détachement. Puis le forçant à monter en croupe avec lui, et traversant de nouveau la Bérézina, il l'amena aux pieds de Napoléon. On apprend avec joie que l'amiral Tchitchakoff n'est pas encore à Studianka. On interrogea le prisonnier, et on apprit avec une satisfaction facile à comprendre que Tchitchakoff était avec le gros de ses forces devant Borisow, tout occupé du prétendu passage des Français au-dessous de cette ville, et qu'à Studianka il n'y avait qu'un détachement de troupes légères.

Le général Corbineau jeté sur la rive droite de la Bérézina pour écarter les Cosaques. Il fallait se hâter de profiter de ces heureuses conjonctures. Mais les ponts n'étaient pas prêts. Le brave Corbineau avec sa brigade de cavalerie prenant en croupe un certain nombre de voltigeurs s'engagea dans la Bérézina, la traversa, comme il avait déjà fait, ces cavaliers ayant pied quelquefois, quelquefois portés par leurs chevaux à la nage, et quelquefois aussi emportés par le torrent. Le lit de la rivière franchi, il surmonta les difficultés que présentait le bord hérissé de glaçons, et vint s'établir en force dans le bois qui devait nous servir d'appui. Il manquait d'artillerie, Napoléon y suppléa en disposant sur la rive gauche une quarantaine de bouches à feu, qui devaient tirer d'une rive à l'autre par-dessus la tête de nos hommes, au risque de les atteindre. Mais dans la situation où l'on se trouvait on n'en était pas à compter les inconvénients. Cette première opération terminée, on pouvait se flatter de rester maître de la rive droite jusqu'à ce que les ponts étant achevés, l'armée pût déboucher tout entière. L'étoile de Napoléon semblait reluire, et ses officiers groupés autour de lui la saluèrent avec un sentiment de joie qu'ils n'avaient pas éprouvé depuis longtemps.

Construction de deux ponts, un pour les piétons, un pour les voitures. Tout dépendait maintenant de l'établissement des ponts. Le projet était d'en jeter deux à cent toises de distance, l'un à gauche pour les voitures, l'autre à droite pour les piétons et les cavaliers. Cent pontonniers étaient entrés dans l'eau, et s'aidant de petits radeaux qu'on avait construits pour cet usage, avaient commencé à fixer les chevalets. L'eau gelait, et il se formait autour de leurs épaules, de leurs bras, de leurs jambes, des glaçons qui s'attachant aux chairs, causaient de vives douleurs. Ils souffraient sans se plaindre, sans paraître même affectés, tant leur ardeur était grande. La rivière n'avait en cet endroit qu'une cinquantaine de toises de largeur, et avec vingt-trois chevalets pour chaque pont on réunit les deux bords. Afin de pouvoir transporter plus tôt des troupes sur l'autre rive, on concentra tous ses efforts sur le pont de droite, celui qui était destiné aux piétons et aux cavaliers, et à une heure de l'après-midi il fut praticable. Le corps d'Oudinot heureusement transporté sur l'autre côté de la Bérézina. Napoléon avait amené à Studianka le corps du maréchal Oudinot, et avait remplacé celui-ci à Borisow par les troupes qui suivaient. Il fit immédiatement passer sur la rive droite les divisions Legrand et Maison, les cuirassiers de Doumerc, composant le 2e corps, et y joignit les restes de la division Dombrowski, le tout montant à 9 mille hommes environ. On fit rouler avec beaucoup de précaution deux bouches à feu sur le pont des piétons, et armé de ces moyens Oudinot, se rabattant brusquement à gauche, fondit sur quelques troupes d'infanterie légère que le général Tchaplitz, commandant l'avant-garde de Tchitchakoff, avait portées sur ce point. Le combat fut vif, mais court. On tua deux cents hommes à l'ennemi, et on put s'établir dans une bonne position, de manière à couvrir le passage. On avait le temps, en employant bien la fin de cette journée du 26 et la nuit suivante, de faire passer assez de troupes pour tenir tête à l'amiral Tchitchakoff. Gravité du danger qui reste encore à surmonter. Il est vrai qu'il fallait au moins deux jours pour que l'armée parvenue tout entière à Studianka eût franchi les deux ponts, et en deux jours Tchitchakoff pouvait se concentrer devant le point de passage pour nous empêcher de déboucher sur la rive droite. De son côté Wittgenstein, qui était comme nous sur la rive gauche, pouvait culbuter Victor, et se jeter dans notre flanc droit, pendant que Kutusof viendrait assaillir nos derrières. Dans ce cas la confusion devait être épouvantable, et il était à craindre que la tentative de passage ne se convertît en un désastre. Pourtant une moitié de nos dangers était heureusement surmontée, et il était permis d'espérer qu'on surmonterait l'autre moitié.

Achèvement des deux ponts. À quatre heures de l'après-midi le second pont fut terminé, et Napoléon s'employa de sa personne à faire défiler sur la rive droite tous ceux qui arrivaient. Quant à lui, il voulut demeurer sur la rive gauche, pour ne passer que des derniers. Le général Éblé, sans prendre lui-même un moment de repos, fit coucher sur la paille une moitié de ses pontonniers, afin qu'ils pussent se relever les uns les autres dans la pénible tâche de garder les ponts, d'en exercer la police, et de les réparer s'il survenait des accidents. Dans cette journée, on fit passer la garde à pied, et ce qui restait de la garde à cheval. On commença ensuite le défilé des voitures de l'artillerie. Par malheur le pont de gauche destiné aux voitures chancelait sous le poids énorme des charrois qui se succédaient sans interruption. Pressé comme on était, on n'avait pas eu le temps d'équarrir les bois formant le tablier du pont. Première rupture du pont des voitures. On s'était servi de simples rondins, qui présentaient une surface inégale, et pour adoucir les ressauts des voitures, on avait mis dans les creux de la mousse, du chanvre, du chaume, tout ce qu'on avait pu arracher du village de Studianka. Mais les chevaux enlevaient avec leurs pieds cette espèce de litière, et les ressauts étant redevenus très-rudes, les chevalets qui portaient sur les fonds les moins solides avaient fléchi, le tablier avait formé dès lors des ondulations, et à huit heures du soir trois chevalets s'étaient abîmés avec les voitures qu'ils portaient dans le lit de la Bérézina.

Première réparation de l'accident survenu au pont des voitures. On fut obligé de remettre à l'ouvrage nos héroïques pontonniers, et de les faire rentrer dans l'eau, qui était si froide qu'à chaque instant la glace brisée se reformait. Il fallait la rompre à coups de hache, se plonger dans l'eau, et placer de nouveaux chevalets à une profondeur de six à sept pieds, quelquefois de huit dans les endroits où le pont avait fléchi. Elle n'était ailleurs que de quatre à cinq pieds. À onze heures du soir le pont redevint praticable.

Le général Éblé, qui avait eu soin de tenir éveillés une moitié de ses hommes, tandis que l'autre dormait (lui veillant toujours), fit construire des chevalets de rechange afin de parer à tous les accidents. L'événement prouva bientôt la sagesse de cette précaution. À deux heures de la nuit trois chevalets cédèrent encore au pont de gauche, celui des voitures, et par malheur au milieu du courant, là où la rivière avait sept ou huit pieds de profondeur. Il fallait de nouveau se mettre au travail, et cette fois exécuter ce difficile ouvrage au milieu des ténèbres. Les pontonniers grelottants de froid, mourants de faim, n'en pouvaient plus. Incomparable dévouement du vieux général Éblé. Le vénérable général Éblé, qui n'avait pas comme eux la jeunesse et l'avantage d'un peu de repos pris, souffrait plus qu'eux, mais il avait la supériorité de son âme, et il la leur communiqua par ses paroles. Il fit appel à leur dévouement, leur montra le désastre assuré de l'armée s'ils ne parvenaient à rétablir le pont, et sa vertu fut écoutée. Ils se mirent à l'œuvre avec un zèle admirable. Le général Lauriston, qui avait été envoyé par l'Empereur pour savoir la cause de ce nouvel accident, serrait en versant des larmes la main d'Éblé, et lui disait: De grâce, hâtez-vous, car ces retards nous menacent des plus grands périls.—Sans s'impatienter de ces instances, le vieil Éblé, qui ordinairement avait la rudesse d'une âme forte et fière, lui répondait avec douceur: Vous voyez ce que nous faisons... et retournait non pas stimuler ses hommes, qui n'en avaient pas besoin, mais les encourager, les diriger, et quelquefois plonger sa vieillesse dans cette eau glacée que leur jeunesse supportait à peine. À six heures du matin (27 novembre) ce second accident fut réparé, et le passage du matériel d'artillerie put recommencer.

Le pont de droite, consacré aux piétons et aux fantassins, n'ayant pas eu les mêmes secousses à essuyer, n'avait pas cessé un moment d'être praticable, et on aurait pu faire écouler dans cette nuit du 26 au 27 novembre presque toute la masse désarmée. Obstination des traînards à rester sur la rive gauche de la Bérézina pendant la nuit du 26 au 27, parce qu'ils y ont trouvé de la paille et du bois à brûler. Mais l'attrait de quelques granges, d'un peu de paille, de quelques vivres trouvés à Studianka, en avait retenu une grande partie sur la gauche de la rivière. Quoique le froid qui avait repris ne fût pas encore suffisant pour arrêter l'eau courante, néanmoins tous les marais aux approches de la rivière étaient gelés, ce qui était fort heureux, car sans cette circonstance on n'aurait pas pu les franchir. On avait donc allumé sur la glace des marécages des milliers de feux, et, pour ne pas aller courir ailleurs la chance de bivouacs moins supportables, dix ou quinze mille individus s'étaient établis sur la rive gauche sans vouloir la quitter, de manière que la négligence des piétons rendit inutile le pont de droite, tandis que les deux ruptures survenues coup sur coup rendaient inutile celui de gauche, pendant cette nuit du 26 au 27, temps précieux qu'on devait bientôt regretter amèrement!

Passage d'une grande partie de l'armée dans la journée du 27. Le matin du 27, Napoléon traversa les ponts avec tout ce qui appartenait à son quartier général, et alla se loger dans un petit village, celui de Zawnicky, sur la rive droite, derrière le corps du maréchal Oudinot. Toute la journée il se tint à cheval pour accélérer lui-même le passage des divers détachements de l'armée. Ce qui restait du 4e corps (prince Eugène), du 3e (maréchal Ney), du 5e (prince Poniatowski), du 8e (Westphaliens), passa dans cette journée. C'étaient à peine deux mille hommes pour chacun des deux premiers, cinq ou six cents pour chacun des deux autres, c'est-à-dire deux ou trois cents hommes armés par régiment, persistant à se tenir avec leurs officiers autour des aigles, qu'ils conservaient précieusement comme le dépôt de leur honneur. La désorganisation depuis Krasnoé avait fait des progrès effrayants par suite de la lassitude croissante, laquelle était cause que beaucoup de soldats, même de très-bonne volonté, restaient en arrière, et une fois en retard demeuraient machinalement dans l'immense troupeau des hommes marchant sans armes.

Arrivée et passage du 1er corps. Vers la fin du jour arriva le 1er corps, sous son chef, le maréchal Davout, qui depuis Krasnoé avait recommencé à diriger l'arrière-garde. C'était le seul qui eût conservé un peu de tenue militaire. L'immortelle division Friant, devenue division Ricard, avait péri presque tout entière à Krasnoé, et ses débris suivaient confusément le 1er corps. Les quatre divisions restantes présentaient trois à quatre mille hommes, mais armés, rangés autour de leurs drapeaux, et amenant leur artillerie. Le maréchal Davout, plus triste que de coutume, éprouvait une sorte de révolte intérieure en voyant l'armée réduite à un tel état. Moins soumis, il eût laissé éclater son irritation. Les complaisants qui dans cette affreuse situation n'avaient pas encore perdu le courage de flatter, peignaient à Napoléon la tristesse du maréchal comme une faiblesse, et exaltaient à qui mieux mieux la belle santé, la bonne humeur du maréchal Ney, dont la résistance à toutes les misères était, en effet, admirable. Pour bien flatter Napoléon en ce moment, il fallait n'avoir ni froid, ni faim, ni sommeil, ni aucune trace de maladie! Malheureusement toutes les santés ne se prêtaient pas à ce genre de flatterie.

Le 9e corps, celui du maréchal Victor, après avoir lentement rétrogradé devant Wittgenstein, auquel il disputait le terrain pied à pied, venait enfin de se replier en couvrant la grande armée. Il s'était placé entre Borisow et Studianka, de manière à protéger ces deux positions. On avait bien prévu que le passage serait peu troublé pendant les deux premières journées, celle du 26 et du 27, parce que sur la rive droite Tchitchakoff, ignorant le vrai point de passage, cherchait à nous arrêter au-dessous de Borisow, et que sur la rive gauche Wittgenstein et Kutusof n'ayant pas encore eu le temps de se réunir, ne nous serraient pas d'assez près. Il était probable que le passage serait moins paisible le 28, que Tchitchakoff mieux éclairé nous attaquerait violemment sur la rive où nous avions commencé à descendre, et que Wittgenstein et Kutusof arrivés enfin sur notre flanc et nos derrières, nous attaqueraient tout aussi violemment sur la rive que nous achevions de quitter. Napoléon s'attendait avec raison que la journée décisive serait celle du lendemain 28, que Tchitchakoff tâcherait de jeter la tête de notre colonne dans la Bérézina, et que Wittgenstein et Kutusof s'efforceraient d'y jeter la queue. Ne répétant pas ici la faute commise à Krasnoé, celle d'une retraite successive, il était résolu à se sauver ou à périr tous ensemble, et en conséquence il avait destiné Oudinot passé le premier, Ney et la garde passés après Oudinot, à contenir Tchitchakoff, et Victor, à couvrir la fin du passage avec le 9e corps. Distribution de nos forces pour la journée du 28, qui s'annonce comme la plus difficile. Mettant toujours un extrême soin à tromper Tchitchakoff, il prescrivit au maréchal Victor de laisser à Borisow la division française Partouneaux, déjà réduite par les marches, les combats, de 12 mille hommes à 4 mille. Avec la division polonaise Girard et la division allemande Daendels, ne présentant pas plus de 9 mille hommes à elles deux, et 7 à 800 chevaux, le maréchal Victor devait couvrir Studianka. Voilà ce qui survivait des 24 mille hommes avec lesquels ce maréchal avait quitté Smolensk pour aller rejoindre Oudinot sur l'Oula. En un mois de marche, en quelques combats, 10 à 11 mille hommes avaient disparu. Au surplus, la tenue de ce qui restait était excellente, et en voyant arriver la grande armée, dont la gloire faisait récemment l'objet de leur jalousie, ils étaient saisis de pitié, et demandaient à ces soldats accablés, ayant presque perdu l'orgueil à force de misère, quelles calamités avaient pu les frapper.—Vous serez bientôt comme nous! répondaient tristement les vainqueurs de Smolensk et de la Moskowa à la curiosité de leurs jeunes camarades.—

Napoléon avait complété ses dispositions pour la journée redoutée du 28, en ordonnant au maréchal Davout, dès qu'il aurait passé, de s'avancer sur la route de Zembin, qui était celle de Wilna, afin de n'être pas prévenu par les Cosaques à plusieurs défilés importants de cette route bordée de bois et de marécages.

La journée du 27 fut ainsi employée à franchir la Bérézina, et à préparer une résistance désespérée. Le même jour, un troisième accident survint à deux heures de l'après-midi, toujours au pont de gauche. Il fut bientôt réparé, mais les voitures arrivant en grand nombre à la suite des corps, se pressaient à ce pont, et il était extrêmement difficile de les obliger à ne défiler que successivement. Les gendarmes d'élite, les pontonniers avaient des peines infinies à maintenir l'ordre, et la force dans ce qu'elle a de plus brutal pouvait seule se faire écouter de ces esprits effarés.

On avait raison de se presser, et on ne se pressait même pas assez, surtout au pont des piétons, car l'heure de la crise suprême approchait. L'ennemi ou trompé, ou en retard, se ravisait, et accourait enfin. N'ayant pas su nous empêcher de jeter des ponts, il allait nous assaillir au moment où, n'ayant pas fini de les passer, nous étions encore partagés entre les deux rives de la Bérézina. Tchitchakoff heureusement s'était complétement trompé sur le lieu qui devait servir à notre passage. Arrivant par la route de Minsk, ayant pu se convaincre de ses propres yeux des efforts que nous avions faits pour nous approvisionner dans cette direction, il avait dû considérer Borisow et Minsk comme les points par lesquels Napoléon chercherait à regagner Wilna. La présence du prince de Schwarzenberg dans le voisinage de cette route était pour lui une raison de plus de croire que Napoléon la prendrait pour rallier en passant l'armée austro-saxonne. Vues et projets des Russes pour la journée du 28. Ajoutez que Kutusof informé par des rapports d'espions que la route de Minsk était celle de l'armée française, l'avait averti de prendre garde à lui du côté de Borisow, et au-dessous. Opinion de Tchitchakoff et motifs de sa résolution. Pour Tchitchakoff, qui avait à la fois un chef et un ennemi dans Kutusof, depuis qu'il l'avait remplacé en Orient, un tel avis était de grande importance. À se tromper avec Kutusof, il y avait une excuse. Il n'y en avait pas à se tromper tout seul. Enfin les démonstrations de passage ordonnées par Napoléon au-dessous de Borisow, avaient été une dernière cause d'illusion, et le général Tchaplitz ayant signalé à l'amiral Tchitchakoff les préparatifs qu'il apercevait à Studianka, c'étaient ces préparatifs, les seuls sérieux, que l'amiral avait pris pour les simples démonstrations destinées à l'abuser. C'est ainsi que nous ne l'avions eu sur les bras ni le 26 ni le 27, concentré qu'il était au-dessous de Borisow. Pourtant les troupes légères de Tchaplitz ayant vu bien positivement le passage d'une armée le soir du 26 et le matin du 27, le général de l'armée d'Orient avait fini par se détromper, et il avait résolu de nous attaquer violemment sur la rive droite. Mais ne voulant le faire qu'avec le concours des deux autres armées russes placées sur la rive gauche, il s'était hâté de se mettre en rapport avec elles, et leur avait proposé le 28 pour le jour d'une attaque énergique et simultanée. Il devait porter le gros de ses troupes sur le point de passage choisi par les Français, et tâcher de refouler dans la Bérézina tout ce qui l'avait déjà traversée, tandis que Kutusof et Wittgenstein devaient essayer d'y précipiter tout ce qui n'aurait pas achevé de la franchir. Afin de lier leurs mouvements, Tchitchakoff avait imaginé de faire passer son arrière-garde sur les restes du pont brûlé de Borisow, et de se mettre ainsi en communication avec Kutusof et Wittgenstein. Il pouvait disposer d'environ 30 ou 32 mille hommes, dont 10 ou 12 mille en cavalerie, ce qui n'était pas un avantage sur le terrain où l'on allait combattre.

Conduite du général Kutusof. Quant à Kutusof et à Wittgenstein, voici quelle était leur situation. Kutusof, qui croyait avoir rempli sa tâche à Krasnoé, en livrant Napoléon presque détruit aux deux armées russes de la Dwina et du Dniéper, qui d'ailleurs n'avait pas le moindre désir de contribuer à la gloire de Tchitchakoff, et trouvait ses soldats exténués, Kutusof s'était arrêté sur le Dniéper, à Kopys, afin de procurer quelque repos à ses troupes, et de leur rendre un peu d'ensemble, car elles étaient de leur côté dans un état fort misérable. Il s'était donc contenté d'envoyer au delà du Dniéper Platow, Miloradovitch et Yermoloff avec une avant-garde d'environ dix mille hommes. Ces troupes, arrivées à Lochnitza, étaient prêtes à coopérer avec Tchitchakoff et Wittgenstein à la destruction de l'armée française. Quant à Wittgenstein, ayant ainsi que Steinghel suivi le corps de Victor, il était sur les derrières de celui-ci, entre Borisow et Studianka, avec une trentaine de mille hommes, prêt à peser de toutes ses forces sur Victor pour le jeter dans la Bérézina. Rôle et force des trois armées qui doivent assaillir les Français le 28. C'étaient donc environ 72 mille combattants, sans compter les 30 mille restés en arrière avec Kutusof, qui allaient fondre en queue sur les 12 ou 13 mille hommes de Victor, fondre en tête sur les 9 mille d'Oudinot et les 7 à 8 mille de la garde. Eugène, Davout, Junot, tous en marche sur Zembin, n'étaient guère en mesure de servir sur ce point, et 28 ou 30 mille hommes, partagés sur les deux rives de la Bérézina, gênés par 40 mille traînards, allaient avoir à combattre en tête et en queue 72 mille hommes, pendant la difficile opération d'un passage de rivière.

La lutte commence le 27 au soir contre la division Partouneaux, laissée devant Borisow. Cette terrible lutte commença dès le 27 au soir. L'infortunée division française Partouneaux, la meilleure des trois de Victor, avait reçu ordre de Napoléon de se tenir encore toute la journée du 27 devant Borisow, afin d'y contenir et d'y tromper Tchitchakoff. Dans cette position, elle était séparée du gros de son corps, qui était concentré autour de Studianka, par trois lieues de bois et de marécages. Il était donc à craindre qu'elle ne fût coupée par l'arrivée des troupes de Platow, de Miloradovitch et d'Yermoloff, qui nous avaient suivis sur la grande route d'Orscha à Borisow. Cette triste circonstance, si facile à prévoir, s'était en effet réalisée, et l'avant-garde de Miloradovitch, opérant sur la route d'Orscha sa jonction avec Wittgenstein et Steinghel, s'était interposée entre la division Partouneaux consignée à Borisow, et les deux divisions de Victor chargées de couvrir Studianka. Position périlleuse de la division Partouneaux, demeurée seule à Borisow. La malheureuse division Partouneaux se trouvait donc coupée, à moins que longeant la gauche de la Bérézina à travers les bois et les marécages, elle ne parvînt à rejoindre le corps de Victor par le chemin qu'Oudinot avait pris la veille pour remonter jusqu'à Studianka. C'est le 27 au soir que le général Partouneaux s'aperçut de cette situation, qui, périlleuse d'abord, d'heure en heure devenait presque désespérée. À l'instant où il se sentait assailli sur la route d'Orscha, il se vit tout à coup attaqué d'un autre côté par les troupes de Tchitchakoff, qui essayaient de passer la Bérézina sur les débris du pont de Borisow. Aux immenses périls dont il était menacé se joignait l'affreux embarras de plusieurs milliers de traînards, qui dans la croyance d'un passage au-dessous de Borisow, s'y étaient accumulés avec leurs bagages, et attendaient vainement la construction de ponts qu'on ne jetait pas. Pour mieux tromper l'ennemi, on les avait trompés eux-mêmes, et ils allaient être sacrifiés avec la division Partouneaux à la terrible nécessité d'abuser Tchitchakoff. Le danger d'être enveloppé devenant de moment en moment plus évident, les boulets arrivant de tous côtés, le désordre, la confusion furent bientôt au comble, et les trois petites brigades de Partouneaux, voulant se former pour se défendre, se trouvèrent comme inondées de quelques milliers de malheureux, qui poussaient des cris, se précipitaient dans leurs rangs, et empêchaient toute manœuvre. Des femmes faisant partie de la colonne des bagages, ajoutaient leur épouvante et leurs clameurs à cette scène de désolation. Désastre de la division Partouneaux. Le général Partouneaux résolut néanmoins de se faire jour, et sortant de Borisow, la gauche à la Bérézina, la droite sur les coteaux de Staroï-Borisow, il essaya de remonter à travers le dédale de bois et de marécages glacés qui le séparaient de Studianka. Formé sur autant de colonnes que de brigades, il s'avança tête baissée, décidé à s'ouvrir un chemin ou à périr. Il avait 4 mille hommes pour résister à 40 mille. Les trois brigades, suivies de la cohue épouvantée, firent d'abord quelques progrès; mais accueillies de front par toute l'artillerie russe qui était sur les hauteurs, assaillies en queue par une innombrable cavalerie, elles furent horriblement maltraitées. Le général Partouneaux, qui marchait avec la brigade de droite, la plus menacée, voulut se dégager, prit trop à droite, ne tarda pas à être séparé de ses deux autres brigades, fut enveloppé et presque détruit. Il ne céda point cependant, refusa de se rendre malgré plusieurs sommations, et continua de combattre. Ses deux brigades de gauche, isolées de lui, suivirent son exemple, sans avoir reçu ses ordres. L'ennemi, épuisé lui-même, suspendit son feu vers minuit, certain de prendre jusqu'au dernier homme cette poignée de braves qui s'obstinait héroïquement à se faire égorger. Il espérait que l'évidence de la situation les amènerait à capituler, et lui épargnerait une plus grande effusion de sang. À la pointe du jour, 28 au matin, les généraux russes sommèrent de nouveau le général Partouneaux, resté debout sur la neige avec 4 ou 500 hommes de sa brigade, lui montrèrent qu'il était sans ressources, réduit à faire tuer inutilement les quelques soldats qu'il avait encore auprès de lui, et le désespoir dans l'âme il se rendit, ou plutôt il fut pris. Les deux autres brigades, auxquelles on alla porter cette nouvelle, mirent bas les armes, et les Russes firent environ 2 mille prisonniers, dernier reste de 4 mille et quelques cents hommes[41]. Un bataillon de 300 hommes réussit seul à la faveur des ténèbres à remonter la Bérézina, et à gagner Studianka. Les Cosaques purent ensuite recueillir à coups de lance quelques milliers de traînards qui étaient enfermés dans le même coupe-gorge.

On avait entendu de Studianka, pendant cette cruelle nuit, la fusillade et la canonnade qui retentissaient du côté de Borisow. Napoléon en était inquiet, et le maréchal Victor bien davantage, car de l'endroit où il était, il appréciait mieux le danger de sa principale division, et pensait que l'ordre de demeurer à Borisow était une précaution inutile, par conséquent barbare, puisque après le passage du 26, et surtout après celui du 27, il n'était plus possible de prolonger l'illusion de l'ennemi, qu'on s'exposait donc à perdre sans profit 4 mille hommes dont la conservation eût été du plus grand prix. Mais on était en proie à des soucis de tant d'espèces, qu'on sentait à peine les nouveaux qui venaient vous assaillir à tout moment. On passa cette nuit dans de cruelles inquiétudes, mais lorsque le silence, survenu le 28 au matin, aurait pu nous révéler la catastrophe de la division Partouneaux, le feu commença sur les deux rives de la Bérézina, à la rive droite contre celles de nos troupes qui avaient passé, à la rive gauche contre celles qui couvraient la fin du passage. Dès lors on ne songea plus qu'à combattre. La canonnade, la fusillade devinrent bientôt extrêmement violentes, et Napoléon, courant sans cesse à cheval d'un point à l'autre, allait s'assurer tantôt si Oudinot tenait tête à Tchitchakoff, tantôt si Éblé continuait à maintenir ses ponts, et si Victor, qu'on voyait aux prises avec Wittgenstein, n'était pas précipité dans les flots glacés de la Bérézina, avec la foule qui n'avait pas achevé de franchir cette rivière.

Quoique le feu fût terrible sur tous les points, et emportât des milliers de victimes qui devaient toutes expirer sur ce champ lugubre, pourtant sur l'une et l'autre rive on se soutenait. Les généraux russes, comme on l'a vu, étaient convenus entre eux d'assaillir les Français sur les deux rives de la Bérézina, et de les précipiter tous ensemble dans cette rivière, si toutefois ils pouvaient y réussir. Mais heureusement ils étaient si intimidés par la présence de Napoléon et de la grande armée, que même en ayant tous les avantages de la situation et du nombre, ils agissaient avec une extrême réserve, et ne nous pressaient pas avec la vigueur qui aurait pu décider notre ruine.

Combat du maréchal Oudinot sur la droite de la Bérézina contre l'armée de Tchitchakoff. Le maréchal Oudinot avait eu affaire dès le matin aux troupes de Tchaplitz et de Pahlen, appuyées par le reste des forces de Tchitchakoff, et par un détachement de Yermoloff, qui, pour les joindre, avait traversé la Bérézina sur les débris réparés du pont de Borisow. Le terrain sur lequel on combattait, appelé Ferme de Brill, et situé sur la rive droite, à la même hauteur que Studianka sur la rive gauche, était une suite de bois de sapins, au milieu desquels avaient été opérées des coupes nombreuses. Les arbres abattus couvraient encore la terre. Le champ de bataille était donc plus propre à des combats de tirailleurs qu'à de grandes attaques en ligne, circonstance très-favorable pour nos soldats, aussi intelligents que braves. Le maréchal Oudinot, avec les divisions Legrand et Maison, avec les 1200 cuirassiers du général Doumerc, et les 700 cavaliers légers du général Corbineau, soutenait une lutte opiniâtre dans ces bois, tour à tour fort épais ou présentant d'assez vastes éclaircies. C'était un combat de tirailleurs des plus vifs, des plus meurtriers, et tout à l'avantage de nos soldats. Les généraux Maison, Legrand, Dombrowski, dirigeant leurs troupes avec autant d'habileté que de vigueur, tantôt remplissant les bois d'une nuée de tirailleurs, tantôt faisant des charges à la baïonnette quand ils avaient de l'espace, avaient fini par gagner du terrain, et par rejeter Tchaplitz et Pahlen sur le gros du corps de Tchitchakoff. Oudinot blessé est remplacé par Ney. Le maréchal Oudinot, qui, toujours malheureux au feu, était aussi prompt à exposer sa personne que s'il n'eût jamais été atteint, avait été blessé, et emporté du champ de bataille. Le général Legrand avait été frappé également, et Ney, sur l'ordre de Napoléon, était accouru pour remplacer Oudinot. Napoléon avait adjoint aux 2 mille hommes environ qui restaient des corps de Ney et de Poniatowski, 1500 hommes de la légion de la Vistule sous Claparède. Il tenait en réserve Mortier avec 2 mille soldats de la jeune garde, Lefebvre avec 3,500 de la vieille garde, et environ 500 cavaliers, dernier reste de ses grenadiers et chasseurs à cheval.

La présence de Ney suffisait pour ranimer les cœurs que l'éloignement forcé d'Oudinot et de Legrand avait affectés. Se faisant suivre de Claparède, et conduisant les débris de son corps, il s'attacha d'abord à soutenir Maison et Legrand, puis les aida à rejeter la tête des troupes de Tchitchakoff sur leur corps de bataille. Le terrain, plus découvert en cet endroit, permettait des attaques en ligne. Belle charge des cuirassiers Doumerc. Ney prescrivit à Doumerc de se tenir prêt avec les cuirassiers à charger vers la droite, et il disposa ses colonnes d'infanterie de manière à charger lui-même à la baïonnette soit au centre, soit à gauche. En attendant il établit un feu d'artillerie violent sur les masses russes adossées à la partie la plus épaisse des bois. Doumerc, impatient de saisir l'occasion, aperçut sur la droite six ou sept mille Russes de vieille infanterie (c'était celle qui depuis trois ans combattait les Turcs) appuyés par une ligne de cavalerie, et fit ses dispositions pour les charger. Afin de garantir ses flancs pendant qu'il serait engagé, il plaça sa cavalerie légère à droite, le 4e de cuirassiers à gauche, puis il lança le 7e sur l'infanterie russe, et se mit en mesure de le soutenir avec le 14e. Le colonel Dubois, colonel du 7e de cuirassiers, anima ses soldats, leur dit que le salut de l'armée dépendait de leur courage, ce qu'il n'eut pas de peine à leur persuader, et fondit au galop sur l'infanterie russe formée en carré. La charge fut si violente, que, malgré un feu de mousqueterie des mieux nourris, le carré enfoncé livra entrée à nos cavaliers. Ceux-ci alors se rabattant sur les fantassins rompus, se mirent à les percer de leurs longs sabres. Victoire complète sur la droite de la Bérézina. Au même instant Doumerc accourut avec le 14e de cuirassiers pour empêcher les lignes russes de se reformer, tandis que le 4e contenait à gauche la cavalerie ennemie, et que la cavalerie légère la contenait à droite. On ramassa ainsi environ deux mille prisonniers, outre un millier d'hommes frappés à coups de sabre. Ney, à son tour, porta son infanterie en avant. L'héroïque Maison mettant pied à terre, se saisit d'un fusil, chargea l'ennemi à la tête de ses fantassins, culbuta les Russes, et les obligea de se replier dans l'épaisseur des bois. Ney, qui dirigeait le combat, fit continuer la poursuite jusqu'à l'extrémité de la forêt de Stakow, à moitié chemin de Brill à Borisow. Là, devant un ravin qui séparait les deux armées, il s'arrêta, et entretint une canonnade pour finir la journée. Mais il n'y avait plus aucun danger d'être forcé de ce côté, et la victoire y était assurée. L'ennemi avait perdu, outre 3 mille prisonniers, environ 3 mille morts ou blessés.

Cette bonne nouvelle, répandue sur les derrières, y provoqua les acclamations de la jeune et de la vieille garde, qui dès ce moment restaient disponibles pour porter secours de l'autre côté de la Bérézina, si un danger pressant venait à s'y produire. Le combat y était acharné, car Victor, avec 9 à 10 mille soldats, embarrassé de 10 ou 12 mille traînards, et d'une multitude de bagages, y tenait tête à près de 40 mille ennemis.

Bataille sur la rive gauche entre Victor et Wittgenstein. Heureusement, sur cette rive gauche de la Bérézina qu'il fallait disputer le plus longtemps possible avant de la quitter définitivement, le terrain se prêtait à la défense. Le maréchal Victor avait pris position sur le bord d'un ravin assez large, qui venait aboutir à la Bérézina, et y avait rangé la division polonaise Girard, ainsi que la division allemande et hollandaise de Berg. Par sa droite il couvrait Studianka, et protégeait les ponts; par sa gauche il s'appuyait à un bois qu'il n'avait pas assez de forces pour occuper, mais en avant duquel il avait placé les 800 chevaux qui lui restaient, et qui étaient sous les ordres du général Fournier. Avec son artillerie de 12, il avait établi sur les Russes un feu dominant et meurtrier, et était ainsi parvenu à les contenir.

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