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Histoire littéraire d'Italie (2/9)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9)

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Title: Histoire littéraire d'Italie (2/9)

Author: Pierre Louis Ginguené

Editor: P. C. F. Daunou

Release date: March 14, 2010 [eBook #31636]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) ***





HISTOIRE LITTÉRAIRE

D'ITALIE,

Par P.L. GINGUENÉ,

DE L'INSTITUT DE FRANCE.

SECONDE ÉDITION,

REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE
PAR M. DAUNOU.

TOME SECOND.


A PARIS,
CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,
PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.
M. DCCC. XXIV.




PREMIÈRE PARTIE.

 

CHAPITRE VIII.

SUITE DU DANTE.

Analyse de la Divina Commedia.


SECTION PREMIÈRE.

Plan général du poëme; Invention; Sources
où le Dante a pu puiser
.

L'invention est la première des qualités poétiques: le premier rang parmi les poëtes est unanimement accordé aux inventeurs. Mais en convenant de cette vérité, est-on toujours bien sûr de s'entendre? La poésie a été cultivée dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands poëtes; quels sont parmi eux les véritables inventeurs? Quels sont ceux qui ont créé de nouvelles machines poétiques, fait mouvoir de nouveaux ressorts, ouvert à l'imagination un nouveau champ, et frayé des routes nouvelles? A la tête des anciens, Homère se présente le premier, et si loin devant tous les autres, qu'on peut dire même qu'il se présente seul. Dans l'antiquité grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquité latine, si l'on excepte un seul poëte, qui encore emprunta de lui les agents supérieurs de sa fable et les ressorts de son merveilleux. La poésie, jusqu'à l'extinction totale des lettres, vécut des inventions mythologiques d'Homère, et n'y ajouta presque rien. A la renaissance des études, elle balbutia quelque temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut vingt-deux siècles après Homère 1; et le premier depuis ce créateur de la poésie antique, il créa une nouvelle machine poétique, une poésie nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison à faire entre l'Iliade et la Divina Commedia; mais c'est précisément parce qu'il n'y a aucun rapport entre les deux poëmes qu'il y en a un grand entre les deux poëtes, celui de l'invention poétique et du génie créateur. Un parallèle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet ouvrage que je veux faire. Je me bornerai à les observer comme inventeurs, ou plutôt à considérer de quels éléments se composèrent leurs inventions.

Note 1: (retour) On croit communément qu'Homère vivait 900 ans avant J.-C.

Long-temps avant Homère, des figures et des symboles imaginés pour exprimer les phénomènes du ciel et de la nature, avaient été personnifiés et déifiés. Désormais inintelligibles dans leur sens primitif, ils avaient cessé d'être l'objet d'une étude, pour devenir l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre, présidaient aux éléments et aux saisons, aux fleuves et aux forêts, aux moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un génie supérieur à ces temps grossiers et barbares, s'étaient emparés de ces croyances populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter à la vertu. Orphée, Linus, Musée chantèrent ces Dieux, et furent presque divinisés eux-mêmes pour la beauté de leurs chants. D'autres avaient raconté dans leurs vers les exploits des premiers héros. La matière poétique existait; il ne manquait plus qu'un grand poëte qui en rassemblât les éléments épars, et dont la tête puissante, combinant les faits des héros avec ceux des êtres surnaturels, embrassant à la fois l'Olympe et la terre, sût diriger vers un but unique tant d'agents divers, et les faire concourir tous à une action, intéressante pour un seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des sentiments et des passions: ce poëte fut Homère. Je ne sais s'il faut croire, avec des critiques philosophes 2, qu'il voulut représenter dans ses deux fables la vie humaine toute entière; dans l'Iliade, les affaires publiques et la vie politique; dans l'Odyssée, les affaires domestiques et la vie privée; dans le premier poëme, la vie active, et la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui du gouvernement; dans l'autre, les caractères de père, de mère, de fils, de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit admettre que dans ces deux actions générales, et dans chacune des actions particulières qui y concourent, Homère se proposa de donner aux hommes des leçons de morale, et de leur présenter des exemples à suivre et à fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'Iliade entière a ce caractère politique et guerrier; l'Odyssée, cet intérêt tiré des affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie découlent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands ouvrages. Enfin, il est évident qu'Homère, soit de dessein formé, soit par l'instinct seul de son génie, réunit dans ses poëmes les croyances adoptées de son temps, les faits célèbres qui intéressaient sa nation et qui avaient fixé l'attention des hommes, et les opinions philosophiques, fruits des méditations des anciens sages.

Note 2: (retour) Gravina, Della ragion poëtica, l. I, c. XVI.

C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle différence dans les temps, dans les événements publics, dans les croyances, dans les maximes de la morale! Une barbarie plus féroce que celle des premiers siècles de la Grèce, avait couvert l'Europe; on en sortait à peine, ou plutôt elle régnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le poëte, des siècles héroïques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent fournir à la poésie des peintures de mœurs touchantes, des récits d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de grands actes de dévouement et de vertu. Ceux de ces événements qui pouvaient, à certains égards, avoir ce caractère n'avaient point encore acquis par l'éloignement l'espèce d'optique qui efface les petits détails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les Noirs, c'était là tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce que c'était ce qui touchait à tous les intérêts, disposait des fortunes et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre, personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionné, en devenant victime d'une faction formée dans le parti des Guelfes, ne pouvait, lorsqu'il conçut et surtout lorsqu'il exécuta le plan de son poëme, voir d'autres faits publics à y placer que ceux de ces querelles et de ces guerres.

Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et les sens; tristes, et qui, selon l'expression très-juste de Boileau,

D'ornements égayés ne sont point susceptibles;

terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixés presque toujours sur des images de supplices, d'épouvante et de désespoir, avaient pris la place des ingénieuses et poétiques fictions de la Mythologie. Ces croyances étaient devenues l'objet d'une science subtile et compliquée, où notre poëte avait le malheur d'être si habile, qu'il y avait obtenu la palme dans l'université même qui l'emportait sur toutes les autres. La morale des premiers siècles de la philosophie, ni celle des premiers siècles du christianisme, la morale d'Homère, ni celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de vétilleuses momeries, qui ne pouvaient être ni la source ni l'expression d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes les vertus.

C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matériaux si différents de ceux qu'avait employés le prince des poëtes, que Dante conçut le dessein d'élever un monument qui frappe l'imagination par sa hardiesse, et l'étonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient surtout à la fin de chaque siècle, comme s'il pouvait y avoir des siècles et des divisions de temps dans la pensée de l'Éternel, présageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les missionnaires intéressés qui prêchaient cette catastrophe la représentaient comme imminente, pour accélérer et pour grossir les dons qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des révolutions et des agitations de la vie présente, les esprits se portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les entretenir. C'est cette vie future que le poëte entreprit de peindre: sûr de remuer toutes les âmes par des tableaux dont l'original était empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des formes variées et terribles de supplices sans fin et sans espérance, par des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir; enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression, comme à l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis s'offrirent à lui comme trois grands théâtres où il pouvait exposer et en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices et toutes les vertus, punir les uns, récompenser les autres, placer au gré de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gré de son génie tous les êtres surnaturels et tous les objets de la nature.

Mais comment se transportera-t-il sur ces trois théâtres pour y voir lui-même ce qu'il veut représenter? Les visions étaient à la mode; son maître, Brunetto Latini, avait employé ce moyen avec succès, et c'est ici le moment de faire connaître l'usage qu'il en avait fait. Son Tesoretto est cité dans tous les livres qui traitent de la littérature et de la poésie italienne; mais aucun n'a donné la moindre idée de ce qu'il contient 3. Nous avons vu précédemment que Tiraboschi lui-même s'est trompé en ne l'annonçant que comme un Traité des vertus et des vices et comme un abrégé du grand Trésor. Un coup-d'œil rapide nous apprendra que c'était autre chose, et qu'il est au moins possible que le Dante en ait profité.

Note 3: (retour) J'ai observé dans le chapitre précédent qu'il fallait en excepter M. Corniani, le dernier qui ait écrit sur l'Histoire littéraire d'Italie; mais l'idée qu'il donne du Tesoretto est très-succinte; et ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnaît la possibilité du parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit à ce sujet, t. I, p. 490, note (2).

Brunetto Latini, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite et l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassade auprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la Navarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ont été bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si forte qu'il perd son chemin et s'égare dans une forêt 4. Il revient à lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable d'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux, poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, de pierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous obéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils reçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servir comme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle semble tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et lui demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande à tous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, et qu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle lui explique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe à la chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de la race humaine; elle tire de là des considérations morales et des règles de conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué le chemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'il s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la Philosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui lui sont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, ses attributs et ses armes. La Nature disparaît; Brunetto suit son chemin 5, et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans le séjour changeant et mobile qu'habite l'amour, il rencontre Ovide, qui rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers 6. Il s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu; mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à bout d'en sortir, si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin 7. Plus loin et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi Ptolomée, l'ancien astronome 8, qui commence à l'instruire.

Note 4: (retour)
Pensando a capo chino,
Perdei il gran camino,
Et tenni alla traversa
D'una selva diversa
.

Tesoretto.

Note 5: (retour)
Or va mastro Brunetto
Per un sentieri stretto
Cercando di vedere
E toccare e sapere
Cio' che gli è destinato
, etc.
Note 6: (retour)
Vidi Ovidio maggiore
Che gli atti dell'amore
Che son così diversi
Rassembra e mette in versi
.
Note 7: (retour)
Ch'io v'era si invescato
Che gia da nullo lato
Potea mover passo.
Così fui giunto lasso

E messo in mala parte;
Ma Ovidio per arte
Mi diede maestria
Si ch'io trovai la via
, etc.
Note 8: (retour)
Or mi volsi di canto
E vidi un bianco manto:
Et io guardai più fiso
E vidi un bianco viso
Con una barba grande
Che su 'l petto si spande.

Li domandai del nome,
E chi egli era, e come
Si stava si soletto
Senza niun ricetto.

Cola dove fue nato
Fu Tolomeo chiamato
Mastro di strolomia A
E di filosofia
, etc.
Note A: (retour) Pour Astronomia.

Voilà donc une vision du poëte, une description de lieux et d'objets fantastiques, un égarement dans une forêt, une peinture idéale de vertus et de vices; la rencontre d'un ancien poëte latin qui sert de guide au poëte moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les phénomènes du ciel; et voilà peut-être aussi le premier germe de la conception du poëme du Dante, ou du moins de l'idée générale dans laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois idées particulières du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer 9. Il aura une vision comme son maître; il s'égarera dans une forêt, dans des lieux déserts et sauvages, d'où il se trouvera transporté en idée partout où l'exigera son plan, et où le voudra son génie. Il lui faut un guide: Ovide en avait servi à Brunetto; dans un sujet plus grand, il choisira un plus grand poëte, celui qui était l'objet continuel de ses études, et dont il ne se séparait jamais. Il choisira Virgile, à qui la descente d'Enée aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pénétrer dans les lieux de peines et de supplices, son titre de Païen l'exclut du lieu des récompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de ses premiers écrits 10 il avait consacré le souvenir de Béatrix, objet de son premier amour; il avait promis, il s'était promis à lui-même de dire d'elle des choses qui n'avaient jamais été dites d'une femme. Le temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Béatrix qui le conduira dans le séjour de gloire, et qui lui en expliquera les phénomènes mystérieux.

Note 9: (retour) On nous a donné dans le Publiciste, 30 juillet 1809, des renseignements sur l'origine du poëme du Dante, tirés d'un journal allemand intitulé Morgenblatt, d'après lesquels ce serait dans une source très-différente que le Dante aurait puisé. On y annonce qu'un abbé du Mont-Cassin, nommé Joseph Costanzo, a récemment découvert qu'un certain Albéric, moine du même monastère, eut une vision qu'il eut soin d'écrire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre, assisté de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'où il fut transporté dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres documents, dit-on, prouvent que cet Albéric fut reçu moine au Mont-Cassin en 1123, par l'abbé Gerardo, et que, par ordre d'un autre abbé, un diacre alors célèbre sous le nom de Paolo rédigea de nouveau la vision d'Albéric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et que sa date ne peut tomber qu'entre les années 1159 et 1181. Albéric, qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albéric, son contemporain, aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article dans les Scrittori Italiani du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nommé Paul, c'est un nommé Pierre diacre, qui retoucha la vision d'Albéric. C'est de celui-ci que la chronique d'Ostie dit positivement: Visionem Alberici monaci Cassinensis corruptam emendavit. Pierre diacre n'est pas tout-à-fait inconnu dans l'histoire littéraire de ce temps: il est auteur du livre De Viris illustribus Cassinensibus, cité dans le même article du Publiciste, et qui a été publié, avec de savantes notes, par l'abbé Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre d'Albéric, De visione sua, dans la Bibliothèque de la Sapience à Rome. Le père Joseph Costanzo n'a donc pas eu beaucoup de peine à faire sa découverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il l'annonce, et qui paraît avoir été publié à Rome au commencement de ce siècle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal français qui les a tirés d'un journal allemand, qui les tirait lui-même d'une lettre écrite par un professeur italien, on doit s'abstenir de juger. Le journaliste français, le seul que je puisse citer, allègue plusieurs ressemblances entre la vision d'Albéric et le poëme du Dante: il y en a de frappantes; je ne sais seulement où il a pu voir que l'aigle qui transporte le poëte aux portes du Purgatoire est une colombe chez le moine. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive à cette seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais vu non plus de forêt dans le vingt-troisième chant de l'Enfer. Mais, demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision pour l'imiter? La notice répond que l'on conserve à Florence, dans la Bibliothèque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le savant Bandini; que d'après ces notes, le Dante avait fait deux fois le voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre parler de la vision d'Albéric, qui était sans doute connue dans le pays, puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le prouve un vieux tableau situé, dit-on, dans l'église de Frossa. Il est même vraisemblable que cette vision lui fut communiquée à l'abbaye même du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxième chant de son poëme un passage qui prouve qu'il la visita. J'ignore si cette conjecture est due au chanoine Bandini, ou à l'auteur italien de la lettre, ou à celui du journal allemand ou enfin au journaliste français; mais ce qu'il y a de certain, c'est que, dans le vingt-deuxième chant de l'Enfer, il n'y a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport à une visite au Mont-Cassin. Quant au double voyage à Naples, ce serait un fait d'autant plus intéressant à éclaircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des Vies du Dante publiées jusqu'à présent, depuis celle qu'écrivit Boccace qui avait séjourné lui-même assez long-temps à Naples et qui n'aurait pu ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mémoires de Pelli, qui a mis tant de soin et une critique si éclairée dans ses recherches. L'autorité de Bandini est très-respectable, mais il faudrait voir soi-même les notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait vaut la peine d'être vérifié, et j'espère qu'il le sera.
Note 10: (retour) Dans la Vita nuova. Voyez ce qui en a été dit, t. I, p. 466.

A mesure que dans cette tête forte un si vaste plan se développe, les richesses de la poésie viennent s'y placer comme d'elles-mêmes; les beautés qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficultés l'irritent sans l'arrêter; il s'en offre cependant une qui dut sembler d'abord invincible. Comment ces trois parties si différentes formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul édifice les ordonner toutes trois ensemble? Comment passer de l'une à l'autre? Aura-t-il trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct naturel du goût qui en précède les règles paraissent l'exiger, comment, dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de félicités, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mérites, et l'infortune et le bonheur? Ces obstacles étaient grands, et tels peut-être qu'il les faut au génie pour qu'il exerce toute sa force. Celui du Dante y trouva l'idée de la machine poétique la plus extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie.

Après des fictions, des allégories et des descriptions préparatoires, il arrive avec son guide à l'entrée d'un cercle immense, où déjà commencent les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de celui-ci dans un troisième, et ainsi jusqu'à neuf cercles, dont le dernier est le plus étroit. Chaque cercle est partagé en plusieurs divisions, que le poëte appelle bolge, cavités, ou fosses, où les tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensité à proportion que le diamètre du cercle se rétrécit. Parvenus au dernier cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils rencontrent Lucifer, qui est enchaîné là, au centre de la terre et comme à la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant où ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur eux-mêmes; leur tête s'élève vers un autre hémisphère, et ils continuent de monter jusqu'à ce qu'ils voient paraître d'autres cieux.

Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent à gravir; ils montent jusqu'à une certaine hauteur, où se trouve l'entrée du Purgatoire, divisé en degrés ascendants comme l'Enfer en degrés contraires. Dans chacun, ils voient des pécheurs qui expient leurs fautes et qui attendent leur délivrance. Chaque cercle ou degré est le lieu d'expiation d'un pêché mortel; et comme on compte sept de ces péchés, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-delà du septième, la montagne s'élève encore jusqu'à ce que, sur son sommet, on trouve le Paradis terrestre. C'est là que Virgile est obligé de quitter son élève et de le livrer à lui-même. Dante n'y reste pas long-temps. Béatrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir quelques épreuves expiatoires, l'introduit dans le séjour céleste. Elle parcourt avec lui les cieux des sept planètes, s'élève jusqu'à l'empirée, et le conduit au pied du trône de l'Éternel, après avoir, dans chaque degré, répondu à ses questions, éclairci ses doutes, et lui avoir expliqué les difficultés les plus embarassantes de la théologie et ses plus secrets mystères, avec toute la clarté que ces matières peuvent permettre, avec une poésie de style qui se soutient toujours, et une orthodoxie à laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien pu reprocher.

Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermeté du pinceau qui, dans un tableau si vaste, ne paraît pas s'être reposé un seul instant. Étrange et admirable entreprise, s'écrie un homme d'esprit 11 qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui avait une tête assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil plan! Entreprise étrange sans doute, et admirable dans l'ensemble de ses trois grandes divisions! Il reste à voir si elle l'est autant dans l'exécution particulière de chaque partie, et à considérer ce qu'au travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre génie, un grand poëte a pu y répandre de peintures variées, de richesses et de beautés.

L'idée mélancolique d'une seconde vie où sont punis les crimes de la première, se trouve dans toutes les religions, d'où elle a passé dans toutes les poésies. Une cérémonie funèbre de l'antique Égypte donna en quelque sorte un corps à cette idée, et fournit aux représentations qui se pratiquaient dans les Mystères, le lac, le fleuve, la barque, le nocher, les juges et le jugement des morts. Homère s'empara de cette croyance comme de toutes les autres. Il plaça dans l'Odyssée 12 la première descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'idée de la sienne. Ulysse, instruit par Circé, va chez les Cimmériens, où était l'entrée de ces lieux de ténèbres, pour consulter l'ombre de Tirésias sur ce qui lui reste à faire avant de rentrer dans sa patrie. Dès qu'il a fait les sacrifices et pratiqué les cérémonies de l'évocation, une foule d'ombres accourt du fond de l'Érèbe. On y voit confondus les épouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les guerriers. Cette foule écartée, Tirésias paraît, et donne à Ulysse les conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les moyens d'appeler à lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des instructions sur le passé qu'il ignore et des directions pour l'avenir. C'est alors qu'il voit apparaître sa vénérable mère Anticlée, et qu'il s'entretient avec elle. Après cette ombre, viennent celles des plus célèbres héroïnes. Les héros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon et d'Achille répondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent à leur tour. Le seul Ajax garde un silence obstiné devant celui qui avait été cause de sa mort; et tous les siècles ont admiré cet éloquent silence. Ulysse en poursuivant Ajax pour tâcher de le fléchir, aperçoit dans les Enfers Minos jugeant les ombres sur son trône, et les supplices de quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe.

Virgile, en empruntant à Homère, cet épisode, y ajouta ce que la fable avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie platonicienne y pouvait mêler de séduisant pour l'imagination, et ce qui pouvait intéresser les Romains et flatter Auguste. Énée conduit par la Sybille pénètre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantômes horribles semblent en défendre l'entrée; le deuil, les soucis vengeurs, les pâles maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui conseille le crime, la pauvreté honteuse, la mort, le travail, le sommeil, frère de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrière, les Euménides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible; mais ce ne sont que des fantômes. Énée, sans en être effrayé, parvint aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reçu la sépulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher Caron prend dans sa barque Énée et la Sybille, et les conduit à l'autre bord.

Les âmes des enfants, morts à l'entrée même de la vie, et celles des hommes injustement condamnés au supplice, se présentent à eux les premières. Minos juge les morts cités devant son tribunal. Ceux qui se sont tués eux-mêmes voudraient remonter à la vie; ceux dont un amour malheureux a causé la mort errent tristement dans une forêt de myrtes. Énée y aperçoit Didon; il voit sa blessure récente; il lui parle en versant des larmes; mais elle garde devant lui le même silence qu'Ajax devant Ulysse. C'est ainsi que le génie imite, et qu'il sait s'approprier les inventions du génie. Les héros viennent après les héroïnes. L'ombre sanglante et horriblement mutilée de Déiphobus, fils de Priam, arrête Énée quelques instants; mais la Sybille le presse de marcher vers l'Elysée. En passant devant l'entrée du Tartare elle lui en dévoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands coupables, de l'impie Salmonée, de Titye, dont un vautour déchire le cœur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoüs, qui voient un énorme rocher toujours suspendu sur leur tête; les mauvais frères, les parricides, les patrons qui ont trompé leurs clients, les avares, les adultères, ceux qui ont porté les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou qui ont porté et rapporté des lois à prix d'argent, les pères qui ont souillé le lit de leur fille, subissent différentes peines, roulent des rochers, ou sont attachés à des roues. Thésée, ravisseur de Proserpine, sera éternellement assis; Phlégyas, qui brûla le temple de Delphes, instruit les hommes par son supplice à ne pas mépriser les dieux.

Faut-il encore aller chercher bien loin où Dante a pris l'idée de son Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs même italiens, d'un Fabliau français de Raoul de Houdan, ou du Jongleur qui va en Enfer, ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pensée, quand il pouvait y descendre sur les pas d'Homère et de Virgile? Le premier de ces fabliaux est misérable, et mérite peu qu'on s'y arrête 13. L'auteur songe qu'il fait un pélerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur à la sienne, dîne gaîment, et vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, où sont écrits tous les péchés faits ou à faire, et les noms de tous les pécheurs. Le pélerin ne manque pas d'y trouver ceux des ménétriers ses confrères. Ce que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons siècles où l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, où c'étaient en quelque sorte la loi et les prophètes, c'était aussi un sujet de contes plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vanté des passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu.

Note 13: (retour) V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe siècle, traduits par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, éd. de 1779, in 8°. Ce Fabliau y est intitulé le Songe d'Enfer alias le Chemin d'Enfer. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N° 7615, in-4°. Ce manuscrit a appartenu au président Fauchet qui le cite; il est chargé d'observations de sa main.

Le Jongleur qui va en Enfer le prouve mieux encore 14. Ce jongleur y est emporté après sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer, assis sur son trône passe en revue ceux que chacun des diables lui apporte, prêtres, évêques, abbés, et moines, et les fait jeter dans sa chaudière. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppôts il va faire une battue générale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se déguise, prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre l'engage à jouer des âmes contre son or. Après quelque résistance, la passion du jeu l'emporte; il joue quelques damnés, les perd, double, triple son jeu, perd toujours, se fâche contre Pierre, qui continue de jouer avec le même bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les damnés, leur sort était entre les mains d'un homme à miracles. Enfin, dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudière, larrons, moines, catins, chevaliers, prêtres et vilains, chanoines et chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le Paradis 15. Voilà sans doute un beau miracle, et pour des malheureux damnés un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrêter un instant à de pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pensé ne connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres.

Note 14: (retour) Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans son tome II, in-8°. p. 36. Il est intitulé dans les manuscrits, et dans l'édition donnée par Barbazan, de St. Pierre et du Jougleor. On le trouve dans celle de M. Méon, Paris, 1808, 4-vol. in-8°., vol III, p. 282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Nos. 7218 et 1836, in-f°., de l'abbaye de St.-Germain.

Il n'en est peut-être pas de même du Puits et du Purgatoire de saint Patrice, épisode d'un vieux roman, d'où Fontanini et d'autres critiques 16 pensent que notre poëte a pu tirer l'idée de la forme de son Enfer. Ce roman est intitulé Guerino il Meschino, Guérin le malheureux ou le misérable; la fable du puits de saint Patrice, tirée des légendes du temps, y forme un long épisode 17. Ce Puits était situé dans une petite île au milieu d'un lac, à deux lieues de Dungal en Irlande. Guérin y descend, et voit toutes les merveilles que la superstition y supposait; les épreuves des âmes dans le Purgatoire, leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le Purgatoire ce sont différents lacs remplis de flammes, ou de serpents, ou de matières infectes qui servent à purger les âmes des différents péchés; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposés concentriquement l'un au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles, les damnés sont punis par des supplices divers pour chacun des sept péchés capitaux. Satan est placé au fond dans un lac de glace, et ce lac est au centre de la terre. Guérin passe dans tous ces cercles l'un après l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir à l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont décrits avec assez de force. Au-delà des cercles infernaux, il est introduit dans le Paradis par Énoch et Élie, qui lui en font connaître les beautés, et résolvent tous les doutes qu'il leur expose.

Note 16: (retour) Pelli. Memorie per la vita di Dante Alighieri. §. XVII.
Note 17: (retour) C'est au sixième livre de ce roman, depuis le ch. 160 jusqu'au chap. 188.

Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports; mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au temps de notre poëte. Fontanini 18 et d'autres auteurs 19 sont de cette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André de Florence. Le savant Bottarie pense 20, au contraire, que le roman de Guérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet André en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçu de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent furent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un fait vient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice, fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans notre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencement du treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notre langue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire 21; elle dit l'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle 22, et ce livre était vraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte de Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans le reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'un de l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il est donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa traduction dans le moment où la Divina Commedia occupait le plus l'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres à enrichir cette partie des aventures du héros 23.

Note 18: (retour) Eloq. ital., l. I, c. XXVI.
Note 19: (retour) Michel Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini, etc.
Note 20: (retour) Dans une lettre écrite sous le nom d'un académicien de la Crusca, imprimée à Rome dans les Simbole Goriane, tom. VII.
Note 21: (retour) Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N. n°. 5, fonds de l'Église de Paris, in-4°., f°. 241.
Note 22: (retour) Contes et Fabliaux, etc., ub. sup., p. 76.
Note 23: (retour) Ce roman est connu en italien sous le nom de Guerino il Meschina, mais le titre entier de la première édition, qui est de 1473, in-fol. (Padoue. Bartholomeo Valdezochio), et celui de la seconde, faite à Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus étendus. Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t. II, no. 3823 et 24. Ces deux belles éditions sont à la Bibliothèque Impériale. Le roman de Guerino, quoique d'origine française, a été traduit de l'italien en français, par Jean de Cachermois, et imprimé à Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Guérin-Mesquin, traduction fausse et ridicule de Meschino, qui en italien ne désigne que les malheurs qu'éprouve le héros, l'un des descendants de Charlemagne. Guérin-Mesquin, abrégé et réimprimé plusieurs fois, fait partie de ce que nous appelons la Bibliothèque bleue: et habent sua fata libelli.

Le résultat de ces recherches, où je ne veux pas m'enfoncer davantage, où peut-être même je dois craindre de m'être trop arrêté, intéresse au fond beaucoup plus notre curiosité, que la gloire du Dante. S'il connut la fable de saint Patrice, il en fit le même usage qu'Homère avait fait des fables égyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revêtit des couleurs de la poésie: il en revêtit de même les idées de son maître Brunetto Latini, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature même de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces couleurs créatrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans la mémoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles n'appartiennent qu'au génie; et si, pour apprendre à les employer, il a besoin de leçons et d'exemples, c'est d'Homère, et surtout de Virgile, et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi. Les poëmes d'Homère n'étaient point encore traduits en latin; mais, quoi qu'en ait pu dire Mafféi 24, il paraît certain que notre poëte savait assez le grec pour pouvoir lire ces poëmes dans la langue originale. Les mots grecs dont il se sert souvent 25, et l'éloge même qu'il fait d'Homère dans son quatrième chant, le prouvent assez. Quant à Virgile, c'était, comme je l'ai déjà dit, son maître et l'objet continuel de son étude. Nous l'allons voir évidemment dès le commencement de son ouvrage, et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leçons.

Note 24: (retour) Dans son Examen du livre de Fontanini, dell' Eloq. ital.
Note 25: (retour) Perizoma, inf. c. XXX, v. 61. Entomata pour insetti, Purg., c. X, v. 128. Geomanti, Purg. c. XIX, v. 4. Eunoè, pour buona mente, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.

SECTION DEUXIÈME.

L'Enfer.


Les commentateurs ont prodigieusement raffiné sur le génie allégorique du Dante; ils ont voulu voir partout des allégories, et le plus souvent il les ont moins vues que rêvées; mais il y a pourtant beaucoup d'endroits de son poëme qui ne peuvent s'entendre autrement. Le commencement est de ce nombre 26. Au milieu du chemin de cette vie humaine, le poëte se trouve égaré dans une forêt obscure et sauvage. Il ne peut dire comment il y était entré, tant il était alors accablé de sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lève les yeux, et voit poindre sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage, tourne ses regards vers la mer où il a couru tant de dangers 27.

Note 27: (retour)
E come quei che con lena affannata
Uscito fuor del pelago alla riva,
Si volge all'acqua perigliosa, e guata.
,

Après quelques moments de repos, il commence à gravir la colline: une panthère à peau tigrée vient lui barrer le chemin. Un lion paraît ensuite, et accourt vers lui la tête haute, comme prêt à le dévorer. Une louve maigre et affamée se joint à eux, et lui cause tant d'effroi qu'il perd l'espérance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le soleil couchant, et redescendait malgré lui, lorsqu'une figure d'homme se présente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence. Dante l'interroge; c'est Virgile. Dès qu'il s'est fait connaître: «Es-tu donc, s'écrie le poëte, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile, cette source qui répand un si vaste fleuve d'éloquence? Ô toi! l'honneur et le flambeau des autres poëtes, puisse la longue étude et l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprès de toi! Tu es mon maître et mon modèle, c'est à toi seul que je dois ce beau style qui m'a fait tant d'honneur». Je ne puis me résoudre à altérer, par des périphrases, cette simplicité naïve. C'est ce que nos traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligés de donner de l'esprit à de si beaux vers:

Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte,
Che spande di parlar si largo fiume?
Risposi lui con vergognosa fronte.

O degli altri poeti onore e lume,
Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore
Che m'han fatto cerrar lo tuo volume.

Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore:
Tu se' solo colui, da cu'io tolsi
Lo bello stile, che m' ha fatto onore
.

Oui certes, voilà un beau style, et le plus beau qu'ait employé aucun poëte, depuis que Virgile lui-même avait cessé de se faire entendre.

Le maître avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est impossible de parvenir au haut de la colline malgré le monstre qui lui a causé tant de frayeur, monstre si dévorant et si terrible, que rien ne le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sûre, quoique dangereuse et pénible. Il lui fera voir le séjour des supplices éternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'espérance. S'il veut s'élever ensuite jusqu'à la demeure des bienheureux, c'est un autre que lui qui sera son guide. Dante consent à se laisser conduire, et Virgile marche devant lui. De quelque manière qu'on entende cette allégorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des explications trop raffinées, que d'y voir que le poëte, parvenu au milieu de sa carrière, après s'être égaré dans les sentiers de l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'élever jusqu'aux hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord à son dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite; l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le sage, qui vient à son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du vice, qu'on peut arriver immédiatement à la vertu; que pour y parvenir, il faut s'en rendre digne par la méditation des leçons de la sagesse. Or, en ce temps-là, ces leçons consistaient dans la contemplation des destinées de l'homme après sa mort, et dans la connaissance qu'on croyait pouvoir acquérir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est là sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien d'étrange, d'après l'esprit qui régnait dans ce siècle; mais ce qui surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil fonds un si grand nombre de beautés.

Le jour déclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile 28, et l'air sombre délivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la terre; lui seul se préparait à soutenir la fatigue du chemin et les assauts de la pitié. Il invoque le secours des Muses et celui de sa mémoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite à Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le poëte romain, pour réponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir à sa rencontre. Il reposait dans une espèce de limbe, où Dante place ceux qui n'avaient pu connaître la vraie religion, lorsqu'une belle femme est descendue du ciel, et lui a dit avec une voix angélique: «Mon ami, et non celui de la Fortune 29, est arrêté dans une plaine déserte et dans un chemin pénible. Je crains qu'il ne s'égare: va le trouver et lui servir de guide. C'est Béatrix qui t'envoie, et qui retourne au séjour céleste.» Dans cette apparition de Béatrix, et dans cette mission dont elle charge Virgile, on entend généralement la Théologie, ou la connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Béatrix qui lui avait été, qui lui était toujours si chère, qu'il représente la science alors regardée comme la première, et presque comme une science surnaturelle. Quelle femme a jamais reçu après sa mort un plus noble hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'élévation et de la pureté des sentiments qui avaient uni l'une à l'autre, pendant quinze années, deux âmes si dignes de s'aimer? C'est un exemple, peut-être unique, du parti qu'on pourrait tirer en poésie de la combinaison d'un personnage allégorique avec un être réel. L'effet mélancolique et attachant qu'il produit ici aurait dû engager à l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une sensibilité profonde peut seule dicter au génie.

Note 28: (retour)
Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno
Toglieva gli animai che sono'n terra
Dalle fatiche loro; ed io sol'uno.

M'apparechiava a sostener la guerra
Si del cammino e sì della pietate,
Che ritrarra la mente che non erra
.

(C. II.)

Note 29: (retour)
L'amico mio, e non della ventura,
Nella diserta piaggia è impedito
, etc.

Les explications qu'il reçoit de Virgile rendent au poëte tout son courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: «Tel 30 que de tendres fleurs courbées et fermées par le froid de la nuit, quand le soleil revient les éclairer, se rouvrent et se relèvent sur leur tige, je sentis renaître en moi ma force abattue». Il ne craint plus ni les dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout à coup et sans préparation, ces mots célèbres et terribles frappent le lecteur 31:

Per me si va nella citta dolente:
Per me si va nell' eterno dolore:
Per me si va tra la perduta gente
,

Giustizia mosse'l mia alto fattore:
Fece mi la divina potestate,
La somma sapienza, e'l primo amore.


Dinanzi a me non fur cose create
Se non eterne, ed io eterno dura
:
Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.
Note 30: (retour)
Quale i fioretti dal notturno gelo
Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca,
Si drizzan tutti aperti in loro stelo,
Tal mi fec' io di mia virtute stanca
.

Il est à peine besoin de les traduire, tant l'harmonie même des vers est expressive, tant leur beauté mille fois citée les a rendus en quelque sorte communs à toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose, c'est que Dante, trop souvent théologien, lors même qu'il est grand poëte, ait cru devoir exprimer en détail l'opération des trois personnes de la Trinité dans la création des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier avec l'idée de la divine Puissance et de la suprême Sagesse, telles du moins que l'homme aussi présomptueux que borné ose les figurer dans sa pensée; mais on ne peut sans répugnance, y voir coopérer explicitement le premier Amour. Si l'on en excepte ce seul trait, quelle sublime inscription! quelle éloquente prosopopée que celle de cette porte qui se présente d'elle-même, et qui prononce, pour ainsi dire, ces sombres et menaçantes paroles:

«C'est par moi que l'on va dans la cité des pleurs; c'est par moi que l'on va aux douleurs éternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race proscrite. La Justice inspira le Très-Haut dont je suis l'ouvrage..... Rien avant moi ne fut créé, sinon les choses éternelles; et moi, je dure éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ici»! L'intérieur répond à cette redoutable annonce: «Là, des soupirs, des pleurs, de hauts gémissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre n'éclaire. Des idiomes divers 32, d'horribles langages, des paroles de douleur, des accents de colère, des voix aiguës et des voix rauques, et le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans cesse dans cet air éternellement sombre, comme le sable, quand un noir tourbillon l'agite».

Note 32: (retour)
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d'ira,
Voci alte e fioche, e suon di man con elle
Facevan un tumulto, il qual s'aggira
Sempre'n quell' aria senza tempo tinta,
Come la rena, quando'l turbo spira
.

Ce séjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes indifférents qui ont vécu sans honte et sans gloire. Dante les place avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu; qui furent chassés du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas recevoir. On a beaucoup disserté sur cette troisième espèce d'anges qu'il semble créer ici de sa propre autorité. Mais ne peut-on pas dire qu'habitué aux agitations d'une république où les partis se heurtaient et se combattaient sans cesse, il a voulu désigner et couvrir du mépris qu'ils méritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la patrie, gardent une neutralité coupable, exempts des sacrifices qu'elle impose, des services qu'elle réclame, des périls auxquels elle a le droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prêts, quoi qu'il arrive, à se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas été l'intention du poëte, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout quand il se fait dire par Virgile: «Le monde ne conserve d'eux aucun souvenir; la miséricorde et la justice les dédaignent également: cessons de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin 33». Ces misérables, qui ne vécurent jamais 34, sont forcés de se précipiter en foule après une enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqués sans cesse par des guêpes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se confond avec leurs larmes, et tombe jusqu'à leurs pieds, où des vers dégoûtants s'en nourrissent.

Note 33: (retour)
Fama di loro il mondo esser non lassa.
Misericordia et giustizia gli sdegna:
Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa
.
Note 34: (retour)
Questi sciaurati, che mai non fur vivi.

Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achéron, car Dante ne fait nulle difficulté de mêler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau. Caron, pour plus de ressemblance, y passe les âmes dans sa barque. C'est un démon sous la figure d'un vieillard à barbe grise, mais qui a les yeux entourés d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise. «Malheur à vous, âmes coupables, s'écrie-t-il en approchant du bord; n'espérez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener à l'autre rive, dans les ténèbres éternelles, dans l'ardeur des feux et dans la glace 35». Il s'indigne de voir se présenter à lui une âme vivante, et veut la repousser. «Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorité, ne te mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on veut; ne demande rien de plus 36». Caron se tait; mais les âmes qui bordent le fleuve, nues et accablées de fatigue, changent de couleur à ses menaces, grincent des dents, blasphèment Dieu, leurs parents, l'espèce humaine, le lieu, le temps de leur génération et de leur naissance. Caron les prend chacune à leur tour, et frappe de sa rame celles qui sont trop lentes. «Comme on voit en automne les feuilles se détacher l'une après l'autre, jusqu'à ce que les branches aient rendu à la terre toutes leurs dépouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au signal de l'oiseleur 37». On reconnaît encore dans cette belle comparaison l'élève et l'imitateur de Virgile.

Note 35: (retour)
Ed ecco verso noi venir, per nave,
Un vecchio bianco, per antico pelo,
Griduado: Guai a voi, anime prave:

Non isperate mai veder lo cielo:
I'vegno per menarvi all'altra riva
Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo
.
Note 36: (retour)
Caron, non ti crucciare:
Vuolsi così colà, dove si puote
Cio che si vuole; e più non dimandare
.
Note 37: (retour)
Come d'autunno si levan le foglie,
L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo
Rende alla terra tutte le sue spoglie;
Similemente il mal seme d'Adamo
Gittan si di quel lito ad una ad una
Per cenni, com' augele suo richiamo
.

Tandis que Dante interroge son maître et qu'il écoute ses réponses, la sombre campagne s'ébranle: cette terre baignée de larmes exhale un vent impétueux qui lance des éclairs d'une lumière sanglante 38. Le poëte perd tout sentiment; il tombe comme un homme accablé de sommeil. Un tonnerre éclatant le réveille 39; il se trouve de l'autre côté du fleuve, et sur le bord de l'abîme de douleurs, où retentit le bruit d'un nombre infini de supplices. Dans cette cavité obscure et profonde, l'œil a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre immense des Enfers où les deux poëtes vont descendre de cercle en cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abîme, il n'y a point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air éternel retentit. Ce sont les limbes, où une foule innombrable d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre 40. Leur seul crime est d'avoir ignoré une religion qu'ils ne pouvaient connaître. Virgile, qui explique au Dante leur destinée, ajoute qu'il est lui-même de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus à jamais; mais que leur seul supplice est un désir sans espérance 41.

Note 38: (retour)
La terra lagrimosa diede vento,
Che baleno una luce vermiglia
.
Note 39: (retour)
Ruppe mi l'alto sonno nella testa
Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi
, etc. (C. IV.)
Note 40: (retour)
E ciò avvenia di duol senza martiri,
Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi,
D'infanti, e di femmine e di viri
.
Note 41: (retour)
Per tai difetti, e non per altro rio,
Semo perduti, e sol di tanto offesi
Che senza speme vivemo in disio.

Cependant un feu brillant vient éclairer ce ténébreux hémisphère. Quatre ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure paraît leur rendre hommage. Une voix fait entendre ces mots: «Honorez ce poëte sublime; son ombre qui nous avait quittés revient à nous 42». Dante voit marcher vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la tristesse ni la joie. «Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main une épée, et qui devance les trois autres, comme leur maître: c'est Homère, poëte souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se réunir la noble école de ce maître des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle, au-dessus de tous les autres 43». Quand ils se furent entretenus quelque temps, ils se tournèrent vers moi et me saluèrent: mon maître sourit; alors ils me traitèrent plus honorablement encore; ils m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixième, parmi de si grands génies 44.

Note 42: (retour)
In tanto voce fu per me udita:
Onorate l'altissimo poeta;
L'ombra sua torna ch'era dipartíta.
Note 43: (retour)
Così vidi adunar la bella scuola
Di quel signor dell'actissimo canto,
Che sovra gli altri, com'aquila vola.
Note 44: (retour) Si ch'io fui sesto tra cotanto senno.

Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, qui frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne pardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à sa place, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouveront peut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége, et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de le voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnée d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins à l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévère que la justice.

Les six poëtes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un château environné de sept murailles et défendu tout alentour par un fleuve; ils le passent à pied sec, et pénètrent par sept portes dans une vaste prairie. Quel que soit le sens allégorique de ces sept murs et de ce fleuve, car les commentateurs sont partagés à cet égard, les uns y voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois spéculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte que Dante place une espèce d'Elysée. Les âmes dont il le remplît ont le regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression du poëte, plein d'une grande autorité: elles parlent rarement et avec de douces voix 45. On ne peut mieux peindre le calme inaltérable et la dignité de la sagesse.

Note 45: (retour)
Genti v'eran ion occh tardi e graoi,
Di grande autorita ne lor semb anti:
Parlavan rado con voci soavi
.

Des héroïnes et d'antiques héros sont mêlés avec les sages. On y voit Électre, non la sœur d'Oreste, mais la mère de Dardanus; Hector, Énée, Camille, Pentésilée, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui chassa les Tarquins, et César, à qui le poëte donne les yeux d'un oiseau de proie, Con gli occhi grifagni; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie, et le grand Saladin, seul à part; trait d'indépendance remarquable, d'avoir osé placer dans l'Élysée ce terrible ennemi des Chrétiens! Dante lève un peu plus les yeux, et il voit le maître de toute science, Aristote, il maestro di color che sanno, assis au milieu de sa famille philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont placés le plus près de lui; ensuite Démocrite, Diogène, Anaxagore, Thalès, Empédocle, Héraclite, Zénon et plusieurs autres, tant grecs que latins, jusqu'à l'arabe Averroès. Virgile et Dante se séparent ensuite des quatre autres poëtes; ils passent de ce séjour paisible dans un lieu bruyant, plein de trouble, et privé de la clarté du jour.

C'est là, c'est au second cercle de l'abîme 46, que commence proprement l'Enfer. Minos est assis à l'entrée, avec un aspect horrible et des grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un démon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les degrés de sévérité de ses sentences. Selon les crimes commis par les âmes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou moins de tours avec sa queue, et l'âme descend dans le cercle indiqué par le nombre des tours 47. Au-delà de son tribunal, on entend des voix plaintives, des gémissements et des pleurs. L'air, privé de toute lumière, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents contraires 48. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec lui les âmes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses tourbillons. Quand elles arrivent au bord du précipice, alors se font entendre les cris, les lamentations et les blasphèmes. Ce sont les âmes des voluptueux qui ont soumis la raison à leurs désirs. Le poëte compare leurs essaims nombreux aux troupes d'étourneaux qui s'envolent à l'arrivée de la froide saison, et à celles des grues, qui tracent dans l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs 49.

Note 47: (retour)
E quel conoscitor delle peccata
Vede qual luogo d'inferno è da essa
: (anima)
Cignesi con la coda tante volte
Quantunque gradi vuol che giù sia messa.
Note 48: (retour)
Io venni in luogo d'ogni luce muto,
Che mugghia, come fa mar per tempesta,
Se da contrari venti è combattuto.
La bufera infernal che mai non resta;


Mena gli spirti con la sua rapina,
Voltando e percuotendo gli molesta.
Note 49: (retour)
E come gli stornei ne portan l'ali,
Nel freddo tempo, a schiera larga e piena;
Così quel fiato gli spiriti mali
Di quà, di là, di giù, di sù li mena.

E come i gru van contando lor lai,
Facendo in aer di se lunga riga,
Cosi vid' io venir, traendo guai,
Ombre portate dalla detta briga.

Les premières qui se présentent sont celles de Sémiramis, de Didon, de Cléopâtre, d'Hélène; puis les ombres d'Achille, de Pâris, et de Tristan. D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme à mesure que le vent les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus particulièrement les regards de notre poëte, et qui lui inspirent plus de pitié. Nous voici arrivés à ce touchant épisode de Francesca da Rimini, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les Italiens comparent avec raison aux beautés les plus exquises de tous les poëmes anciens et modernes. Malgré sa grande réputation, il est assez mal connu en France. Ceux qui ont essayé de le traduire dans notre langue, ont fait disparaître son plus grand charme, qui est celui d'une tendresse et d'une simplicité naïves; peut-être ne serai-je pas plus heureux; mais je ne puis résister au désir de le tenter.

L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait dû faire beaucoup de bruit; elle touchait de près la famille dans laquelle Dante avait trouvé son dernier asyle. Guido da Polento avait une fille charmante nommée Françoise. Elle était tendrement aimée de Paul, son jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagèrent Guido à la marier avec Lanciotto, fils de Malatesta, seigneur de Rimini. Ce Lanciotto était contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevés ce mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les sacrifia tous deux à sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en ce moment devant le poëte, et qu'il regarde avec autant de curiosité que de tristesse. Il poursuit en ces mots son récit:

«Je dis à mon guide: ô Poëte 50, je voudrais parler à ces deux ombres qui vont ensemble et paraissent voler si légèrement au gré du vent. Tu verras, me répondit-il, quand elles seront plus près de nous. Prie-les alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront à toi. Aussitôt que le vent les amena vers nous, j'élevai la voix: Ames infortunées, venez nous parler, si rien ne vous arrête.--Telles que deux colombes, excitées par le désir, les ailes étendues et immobiles, viennent en traversant les airs au doux nid où la même volonté les appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe où est Didon, et vinrent à nous à travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible, qui viens nous visiter dans ces épaisses ténèbres, nous qui avons teint la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous être favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as pitié de nos maux. Ce que tu désires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en ce moment. Le pays où je suis née 51 est situé près de la mer, à l'endroit où le Pô descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le suivent. L'amour, qui dans un cœur bien né s'allume si rapidement, enflamma celui-ci pour la beauté qui me fut bientôt ravie par un coup que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous aime, m'inspira un désir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici même, comme tu vois, ce désir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit ensemble à la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ôta la vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'écoutant, je courbai la tête, et je la tins si long-temps baissée, que le Poëte me dit enfin: Que penses tu? Je lui répondis: Hélas! combien de douces pensées, combien de désirs ont conduit ces infortunés à leur fin douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Françoise, tes souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de pitié. Mais dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, à quoi et comment l'amour vous permit-il de connaître des désirs qui ne se déclaraient point encore?--Elle me répondit: Il n'est point de plus grande douleur que de se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton maître ne l'ignore pas; mais si tu as si grand désir de connaître la première origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir à lire, dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchaîné par l'amour. Nous étions seuls et sans défiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos yeux se cherchèrent, et que nous changeâmes de couleur; mais il vint un moment qui acheva notre défaite. Quand nous lûmes qu'un tel amant avait cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps désiré; celui-ci, que rien ne séparera plus de moi, colla sur mes lèvres sa bouche tremblante: le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-là nous n'en lûmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi, l'autre soupirait si amèrement que la pitié me saisit, je défaillis, comme si j'eusse été près de mourir, et je tombai comme tombe un corps sans vie 52».

Note 50: (retour)
I' cominciai: Poeta volentieri
Parlerei a que' duo che'nsieme vanno,
E pajon sì al vento esser leggieri.
Ed egli a me: vedrai quando saranno
Più presso a noi: e tu allor gli prega
Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno.
Si tosto come'l vento a noi gli piega,
Mossi la voce: O anime affanate,
Venite a noi parlar, s'altri nol niega.
Quali colombe dal disio chiamate
Con l'ali aperte e ferme al dolce nido
Volan per l'aer dal voler portate:
Cotale uscir della schiera ov'è Dido,
A noi venendo per l'aer maligno;
Si forte fu l'affetuoso grido
, etc.
Note 51: (retour) Je ne sais si les Français, qui n'entendent pas l'Italien, pourront entrevoir dans ma traduction les beautés simples, touchantes, et le caractère vraiment antique de ce morceau; quand à ceux à qui la langue italienne est familière, et surtout aux Italiens mêmes, je sens autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais mettre ici le texte même, depuis l'endroit où Francesca commence le récit de ses malheurs.
Siede la terra dove nata fui
Su la marina, dove'l Po discende
Per aver pace co' seguaci sui.
Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende,
Prese cosuti della bella persona
Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende.
Amor, ch'a nullo amato amar perdona,
Mi prese del costui piacer sì forte
Che, come vedi, ancor non m'abbandona.
Amor condusse noi ad una morte:
Caina attende chi vita ci spense.
Queste parole da lor ci fur porte
.

Da ch'io intesi quell' anime offense,
Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso,
Fin che'l Poeta mi disse: che pense?
Quando risposi, cominciai: o lasso,
Quanti dolci pensier, quanto disio,
Menà costoro al doloroso passo!
Poi mi rivolsi a loro, e parlai io,
E cominciai: Francesca, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio.
Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri,
A che, e come concedette amore
Che conosceste i dubbiosi desiri?
Ed ella a me: nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria; e ciò sa'l tuo dottore.
Ma se a conoscer la prima radice
Del nostro amor tu hai cotanto affetto
,
Dirò, come colui che piange e dice.
Noi leggevamo un giorno per diletto
Di Lancilotto, come amor lo strinse;
Soli eravamo, e senza alcun sospetto.
Per più fiate gli occhi ci sospinse
Quella lettura, e scolorocci'l viso.
Ma solo un punto fu quel che ci vinse.
Quando leggemmo il disiato riso
Esser baciato da cotanto amante;
Questi, che mai da me non fia diviso,
La bocca mi bacciò tutto tremanie:
Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse:
Quel giorno più non vi leggemmo avante.
Mentre che l'uno spirto questo disse,
L'altro piangeva si che di pietade
Io venni meno come s'io morisse;
E caddi, come corpo morto cade
.
Note 52: (retour) J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure à peu près semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens.
Co¯me˘ co¯rpo˘ mo¯rto˘ ca¯de˘.
Comme tombe un corps sans vie.

Mais je n'ai pu trouver pour la dernière syllabe longue qu'une voyelle moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficultés; il fallait conserver la répétition élégante et imitative du mot tomber au dernier vers:

E caddi, come corpo morto cade;

Corpo morto n'a rien que de noble en italien: un corps mort serait ridicule en français; enfin l'harmonie de la phrase était en quelque sorte sacrée, et c'était un devoir de la conserver. C'est à quoi n'ont songé ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprécié que par un petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours s'efforcer de satisfaire.

C'est peut-être la millième fois que j'ai relu dans l'original cet épisode justement célèbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la même, et je comprends moins que jamais comment dans ce siècle, dans cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les créa, puisqu'elles n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier à une langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni dans l'élévation de son génie, ni dans l'étendue de son savoir qu'il trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son âme sensible et passionnée, c'est dans le souvenir de ses tendres émotions, de ses innocentes amours. Ce n'était point le philosophe profond, l'imperturbable théologien, ni même le poëte sublime qui pouvait peindre et inventer ainsi: c'était l'amant de Béatrix.

Si l'on a d'abord peine à comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer ce couple aimable, pour une si passagère et si pardonnable erreur, on voit ensuite qu'il a été comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul et Françoise dans le cercle où les peines sont le moins cruelles, en ne les condamnant qu'a être agités par un vent impétueux, image allégorique du tumulte des passions, et surtout en ne les séparant pas l'un de l'autre. Ce sont des infortunés sans doute, mais ce ne sont pas des damnés, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble.

Quand le poëte revient à lui 53, il se trouve entouré de nouveaux tourments, de quelque côté qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il regarde. Il est descendu au troisième cercle, où tombe une pluie éternelle, froide, accablante. Une forte grêle, une eau sale, mêlée de neige, est versée par torrents dans cet air ténébreux; la terre qui la reçoit exhale une vapeur infecte. Cerbère à la triple gueule aboie après les malheureux qui y sont plongés. Ce démon Cerbère 54, qu'il nomme aussi le grand Serpent, il gran Vermo, a les yeux ardents 55, la barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aiguës, dont il gratte, écorche et déchire les damnés. C'est ainsi que Dante habille à la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter à ces malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un côté sur l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couchées dans la fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lève en voyant passer le poëte, et se fait connaître à lui. C'était un parasite, à qui les Florentins avaient donné le nom de Ciacco, qui dans leur dialecte signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait prédire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la république, la ruine de celui des Guelfes, l'arrivée de Charles de Valois et ses suites. Ce chant est très-inférieur aux précédents. On est surpris que Dante voulant parler des événements de sa patrie ait choisi pour interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet honteux qu'il devait à sa gourmandise, et qu'après un épisode enchanteur, il en ait imaginé un si dégoûtant et si commun. Enfin l'on n'aime pas à le voir donner des larmes au sort de ce vil Ciacco 56, lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux amants. On a souvent à lui pardonner ces inégalités choquantes, dont il faut moins accuser son génie que son siècle.

Note 54: (retour) Dello demonio Cerbero.
Note 55: (retour)
Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra,
E'l ventre largo, e unghiate le mani:
Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra
.
Note 56: (retour)
Ciacco, il tuo affanno
Mi pesa sì ch'a lagrimar m'invita
.

Nous avons vu Minos à l'entrée du second cercle, et le troisième gardé par Cerbère; Pluton en personne préside au quatrième 57. Pluton, le grand ennemi, hurle d'une voix enrouée, et prononce des paroles étranges, où l'on ne distingue que le nom de Satan 58. Dans ce cercle, les âmes lancées les unes contre les autres se poussent et se heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands cris; et quand leurs poitrines se sont choquées, elles se retournent en criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu'à la moitié du cercle, où elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tête tonsurée attirent l'attention du poëte; il demande à son guide si ce sont tous des gens d'église. Ce sont, répond Virgile, des prêtres, des cardinaux et des papes, qui ont poussé l'avarice au dernier excès. Dante voudrait en reconnaître quelques uns; mais, lui dit son maître, le vice honteux dont ils se sont souillés les rend méconnaissables et inaccessibles à toute recherche. Il prend de-là occasion de couvrir d'un juste mépris les biens et les faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil. Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint jadis à ces âmes fatiguées, ne pourrait procurer à l'une d'entre elles un seul instant de repos 59. Dante demande ce que c'est donc que cette fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle réponse; «Ô créatures insensées! dans quelle ignorance vous croupissez 60! Celui dont la science est au-dessus de tout, créa les cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller chaque partie vers la partie qu'elle doit éclairer, et distribuent également la lumière; de même il donna aux splendeurs mondaines une conductrice générale qui y préside, qui change quand le temps en est venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une race à une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gré de ses jugements, qui sont cachés comme le serpent sous l'herbe. Tout votre savoir lui résiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trêve; la nécessité la force à un mouvement rapide; tant arrivent souvent des vicissitudes nouvelles. C'est elle que blâment et que maudissent ceux mêmes qui lui devraient des remercîments et des éloges; mais elle a su se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie égale à celle des autres créatures supérieures, elle fait comme elles tourner sa sphère, et jouit de sa félicité».

Note 58: (retour)
Pape Satan, pape Satan aleppe,
Comincià Pluto, con la voce chioccia
.

Les commentateurs sont curieux à voir s'évertuer sur ce début de chant. Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, Pape vient du latin papœ, et c'est de ce mot que s'est formé le nom de Pape donné au souverain Pontife, dont l'autorité, dit-il, est si grande, qu'elle fait naître la surprise et l'admiration dans tous les esprits. Pape Satan est répété deux fois pour marquer mieux cette surprise. Aleppe vient d'aleph, première lettre de l'alphabet des Hébreux. Chez eux aleppe, comme ah chez les Latins, est un adverbe qui exprime la douleur. Pluton, qui est le démon de l'avarice, s'écrie donc en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les démons, et par cette interjection douloureuse, il l'appelle à son secours. Landino l'explique de même, sans oublier l'étymologie du nom du Pape, ainsi appelé, dit-il, comme chose très-admirable parmi les Chrétiens. A cela près, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproché Venturi, donnent la même explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur l'interjection pape, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot aleppe, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait à Satan. Aleppe est en effet, selon lui, l'aleph des Hébreux ajusté à l'italienne, comme on dît Giuseppe pour Joseph; mais il ne connaît aucun maître de langue hébraïque qui attribue à l'aleph cette signification plaintive. Aleph signifie, entr'autres choses, chef, prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit être pris ici. Satan, qui en hébreu veut dire adversaire, ennemi, et Pluton, démon des richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui préside au cercle où sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et même personnage. Pluton s'apostrophe lui-même: ô Satan, dit-il, ô Satan, chef des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de respect que de pénétrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense que le poëte a employé ce mélange d'idiomes divers, afin de rendre plus horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute à cette conjecture sage celle-ci, qui le paraît un peu moins: «Ou peut-être est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues». Benvenuto Cellini, artiste célèbre et esprit bizarre du seizième siècle, donne, dans les mémoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il prétend que le Dante avait pris au châtelet de Paris, ce qu'il met ici dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait: Paix! paix! Satan, allez! paix. Benvenuto étant à Paris, s'était attiré un procès par l'extravagance de ses manières, et ayant été obligé de comparaître au Châtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs fois: Paix! paix! Satan, allez! paix. Il est vrai que c'était au temps de François Ier., mais cet original de Cellini assure que cela était ainsi dès le siècle du Dante, et donne très-sérieusement cette origine aux paroles énigmatiques de Pluton.

Note 59: (retour)
Che tutto l'oro ch'è sotto la luna
O che già fu di quest'anime stanche
Non poterebbe farne posar una
.
Note 60: (retour)
O creature sciocche
Quanta ignoranza è quella che v'offende
!
Colui lo cui saver tutto trascende
Fece li cieli; e diè lor chi conduce,
Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,
Distribuendo ugualmente la luce:
Similemente agli splendor mondani
Ordinò general ministra e duce,
Che permutasse a tempo li ben vani
Di gente in gente e d'uno in altro sangue,
Oltre la difension de'senni umani;
Perch'una gente impera, e l'altra langue,
Seguendo lo giudicio di costei
Ched'è occulto, com' in erba l'angue.
Vostvo saver non ha contrasto a lei:
Ella provvede, giudica e persegue
Suo regno, come il loro gli altri dei.
Le sue permutazion non hanno triegue;
Necessità la fa esser velore,
Si spesso vien chi vicenda consegue.
Quest'è colei ch'è tanto posta in croce
Pur da color che le dovrian dar lode,
Dandole biasmo a torto e mala voce.
Ma ella s'è beata e ciò non ode:
Con l'altre prime creature lieta
Volve sua spera, e beata si gode
.

On ne trouve dans aucun poëte un plus beau portrait de la fortune, peut-être pas même dans cette belle ode d'Horace (ô Diva gratum quœ regis Antium), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le même sujet, dans la poésie antique. Dante a profité d'une idée de l'ancienne philosophie, adoptée par le christianisme, de cette idée d'une intelligence secondaire chargée de présider à chacune des sphères célestes; et il a en quelque sorte ressuscité et rajeuni la déesse de la Fortune, en plaçant une de ces intelligences à la direction de la sphère des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont rarement cités, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu les difficultés et goûté les beautés sévères de ce poëte inégal et sublime.

Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrième cercle. Ils trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble et noirâtre descend dans le cercle inférieur, et y forme le marais du Styx. Des ombres nues et furieuses sont plongées dans la fange de ce marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tête, de la poitrine, des pieds, et se déchirent par morceaux avec les dents 61. Ce sont les ombres des hommes qui ont été sujets à la colère. Il y en a qui sont plus enfoncées encore, et qui font bouillonner la fange en voulant exhaler, du fond où elles sont plongées, des plaintes qu'on ne peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquième cercle, en suivant le cours du ruisseau. A l'entrée de ce cercle, et sur le bord du Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux flammes 62. Une troisième répond à ce signal. Aussitôt ils voient à travers la fumée qui couvre le marais, venir à eux une barque conduite par Phlégias, chargé de faire passer le Styx aux âmes qui se présentent. Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert de ces âmes qui se frappent et se déchirent, une d'elles se lève, saisit le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent. Virgile félicite son élève de la colère qu'il vient de montrer; il l'embrasse, et bénit celle qui l'a porté dans ses flancs. Cet homme, lui dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laissé la mémoire d'aucun acte de bonté; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il pas là haut de grands rois qui seront ici plongés comme des porcs dans la fange 63! Dante voudrait voir cette ombre replongée dans le limon bourbeux; ce désir est satisfait. Tous les autres damnés se réunissent contre ce misérable; tous crient à Philippe Argenti; et cet esprit bizarre se mord de ses propres dents.

Note 61: (retour)
Vidi genti fangose in quel pantano,
Ignude tutte e con sembiante offeso.
Questi si percotean, non pur con mano,
Ma con la testa, e col petto, e co' piedi,
Troncandosi co' denti a brano a brano
.
Note 63: (retour)
Quanti si tengon or lassù gran regi
Che quì staranno come porci in brago,
Di se lasciando orribili dispregi
!

Argenti avait été un Florentin riche, puissant, d'une force extraordinaire, et qui était d'une violence égale à sa force. On ne sait pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps de factions, devaient s'être livrés à des fureurs et à des emportements coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni pourquoi de l'incendiaire Phlégias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend aux hommes à ne pas mépriser les Dieux, il a fait dans le sien un conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est à la cité même du prince des Enfers que Phlégias passe les âmes; il les passe de la partie des supplices les plus doux à celle des plus terribles: en un mot, il les dépose à l'entrée de cette horrible cité, qui s'étend depuis le sixième cercle jusqu'au fond, où est enchaîné Lucifer. C'est là que sont punis les incrédules, les hérésiarques, et tous ceux dont les crimes attaquent plus directement la Divinité. Phlégias semble donc dans cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux âmes, non plus par son propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, à respecter les dieux.

La cité se présente avec ses tours enflammées et ses murs de fer. Phlégias dépose les deux poëtes à l'une des portes. Elle est gardée par des milliers de démons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et s'opposent à son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et Dante attend avec crainte le résultat de la conférence: elle est rompue. Les démons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile, qui veut y pénétrer avec eux. Il est sensible à cette offense; mais il annonce à son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientôt leur ouvrir l'entrée de ce séjour. Cependant, au haut de l'une des tours 64, ils voient paraître trois furies teintes de sang, ceintes de serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile reconnaît les suivantes de la reine des pleurs éternels; il reconnaît Mégère, Alecton, Tisiphone. Elles se déchirent le sein avec leurs ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles que Dante effrayé se serre auprès de son maître 65. Tout ce tableau est peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fière.

Note 65: (retour)
Vidi dritte ratto
Tre furie infernal di sangutte tinte,
Che membra femminili avean ed atto
E con idre verdissime eran cinte:
Serpentelli e ceraste avean per crine
Onde le fiere tempie eran avvinte.
E quei che ben conobbe le meschine
Della regina dell'eterno pianto,
Guarda, mi disse, le feroci Erine
.

Con l'unghie si fendea ciascuna il petto;
Battean si a palme e gridavan sì alto
Che mi strinsi al poeta per sospetto
.

Les furies veulent lui montrer la tête de Méduse, la terrible Gorgone. Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux mains. Le poëte s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un entendement sain d'admirer la doctrine secrète cachée sous le voile étrange de ses vers. Cet avis ne convient peut-être pas plus à cet endroit de son poëme qu'à beaucoup d'autres, où il voulait en effet que l'on cherchât toujours quelque sens caché, intention que les commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont très-beaux; tous les Italiens les savent et les citent souvent:

O voi ch'avete gl'intelletti sani,
Mirate la dottrina che s'asconde
Sotto'l velame degli versi strani
.

«Déjà s'avançait sur les noires eaux du Styx un bruit qui répandait l'épouvante et faisait trembler les deux rivages 66. Tel qu'un vent impétueux, né du choc des vapeurs contraires, frappe la forêt, rompt les branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des tourbillons de poussière, et met en fuite les animaux et les bergers». Un ange, annoncé par ce bruit terrible, traverse le Styx à pied sec. Tout exprime en lui la colère. Arrivé à la porte, il la touche d'une baguette; elle s'ouvre sans résistance. Il fait aux démons les reproches les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer Dante et son guide, mais sans parler aux deux poëtes, et de l'air d'un homme occupé d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont devant lui 67. Ils entrent, et voient s'étendre de toutes parts une vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments 68.

Note 66: (retour)
E già venia su per le torbid onde
Un fracasso d'un suon pien di spavento,
Per cui tremavan amendue le sponde;
Non altrimenti fatto che d'un vento
Impetuoso per gli avversi ardorì,
Che fier la selva e senza alcun rattento
Li rami schianta, abbatte e porta i fiori:
Dinanzi polveroso va superbo,
E fa fuggir le fiere e gli pastorì
.
Note 67: (retour)
E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante
D'uomo cui altra cura stringa e morda
Che quella di colui che gli è davante.
Note 68: (retour)
E veggio ad ogni man grande campagna,
Piena di duolo e di tormento rio
.

L'imagination du poëte lui rappelle les plaines d'Arles, ou était un grand nombre de tombeaux célèbres par des traditions fabuleuses, et les environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses sépultures; c'est ainsi que se présente à ses yeux cette triste campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de tombeaux séparés par des flammes qui les brûlent et les rougissent, comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles étaient levés, et il en sortait des gémissements qui paraissaient arrachés par les plus horribles souffrances. Virgile passe par un sentier étroit entre les tombes enflammées et le mur de la cité 69. Dante le suit; il apprend que les malheureux enfermés dans ces tombeaux sont les hérésiarques; il serait plus juste de dire les incrédules, car une partie de ce vaste cimetière renferme Épicure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'âme avec le corps 70. Dante témoignait à Virgile le désir de voir quelques uns de ces infortunés, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre. «O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cité du feu, en parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton langage atteste que tu es né dans cette noble patrie, qui n'eut peut-être que trop à se plaindre de moi». C'était Farinata degli Uberti qui s'était levé dans son tombeau, où on le voyait jusqu'à la ceinture. La poitrine et la tête élevées, il semblait témoigner pour l'Enfer un grand mépris. Farinata avait été Gibelin dans le temps que Dante et sa famille étaient Guelfes; il passait de son vivant pour un esprit fort, ne croyait point à une autre vie, et en concluait que pendant celle-ci il fallait ne songer qu'à jouir.

Note 70: (retour)
Suo cimitero da questa parte hanno
Con Epicuro tutti i suoi seguaci
Che l'anima col corpo morta fanno.

Tandis que Dante et lui, après s'être reconnus, se parlent avec quelque aigreur, une autre ombre se lève d'un tombeau voisin, regarde alentour du poëte, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y a personne, elle lui dit en pleurant: «Si c'est l'élévation de ton génie qui t'a fait pénétrer dans cette sombre prison, où est mon fils, et pourquoi n'est-il pas avec toi»? Dante le reconnaît à ces paroles et au genre de son supplice pour Cavalcante Cavalcanti, père de son ami Guido, et qui avait eu la réputation d'un épicurien et d'un athée. Dante parle, dans sa réponse, de Guido Cavalcanti comme de quelqu'un qui n'est plus. Comment, reprend son père, est-ce qu'il a perdu la vie? est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumière? Il s'aperçoit que Dante hésite à répondre; il retombe dans son sépulcre, et ne reparaît plus 71. Voilà encore une de ces beautés fortes et neuves qui n'avaient point de modèle avant notre poëte, et qui sont à jamais dignes d'en servir.

Note 71: (retour)
Quando s'accorse d'alcuna dimora
Ch'io faceva dinanzi alla riposta,
Supin ricadde e più non parve fuora.

Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de Farinata que l'empereur Frédéric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux voisins. Frédéric ne fut cependant point hérésiarque, mais en querelle ouverte avec les papes, et excommunié par eux; ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose. Quant au cardinal, c'était, dit Landino dans son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mérite et d'un grand courage, mais qui avait les mœurs d'un tyran plutôt que d'un prêtre; il était Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux dépens de l'autorité pontificale. Les Gibelins l'ayant payé d'ingratitude, il dit naïvement que cependant s'il avait une âme, il l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'âme une opinion peu canonique, et qu'il n'est pas séant d'avouer en habit de cardinal.

Au centre de tous ces tombeaux 72, dont le dernier est celui d'un pape, Anastase II, des pierres brisées forment l'ouverture d'un profond abîme, d'où sort une vapeur empestée. Les deux poëtes arrivent au bord, et Virgile explique au Dante ce que contient cet abîme. Il est divisé dans sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont déjà parcourus, mais où les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude étant le vice propre à la nature de l'homme 73, déplaît le plus à Dieu; les traîtres sont donc jetés dans le cercle inférieur pour y éprouver plus de tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est punie, et dans trois divisions différentes de ce cercle, selon les trois sortes de violence, selon que par ce vice on a offensé Dieu, soi-même ou le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou l'homicide; on s'offense soi-même en portant sur soi une main violente, en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le blasphémant, en outrageant la nature, en méconnaissant sa bonté. Les homicides, les incendiaires et les brigands sont tourmentés dans la première des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur propre bien, dans la seconde; les blasphémateurs, les hommes coupables du vice contre nature et les usuriers 74, dans la troisième.

Note 73: (retour) Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de l'intelligence et de la raison, qualités qui lui sont propres. (Venturi.)
Note 74: (retour) Le texte dit:
E però la minor giron suggella
Del segno suo e Sodomma e Caorsa
.
On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de Palestine: quant à celui de Cahors, on l'explique en disant que cette ville de Guienne était alors un repaire d'usuriers, et que le poëte la nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la basse latinité, lui donne en effet cette signification au mot Caorcini. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du penchant général des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur avec laquelle ils l'exerçaient: Per ta qual cosa è tanto questo lor miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom dice d'alcuno, egli è Caorsino, così s'intende che egli sia usurajo.

La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie à nous, ou contre celui qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les simoniaques, etc. sont tous dans cette dernière classe de criminels, et sont punis dans différentes divisions du second cercle. Les traîtres ou ceux qui ont trahi la confiance et l'amitié occupent seuls le troisième cercle, qui est le neuvième et dernier de tout l'enfer. Tel est le formidable espace qui leur reste à franchir.

Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions à son guide. Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'à présent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile répond en lui rappelant la distinction que la morale établit entre l'incontinence, la méchanceté et la férocité brutale, trois vices que le ciel réprouve, mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette distinction est dans la morale d'Aristote 75, ce qui prouve que l'étude de ce philosophe était familière à notre poëte 76. Pourquoi, demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa réponse dans la philosophie générale, dans la physique d'Aristote et dans la Genèse. Mettant à part la singularité de cette dernière citation, dans la bouche de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa première partie surtout, pleine de force et de dignité. «La philosophie, dit-il, apprend en plus d'un endroit à ceux qui s'y appliquent que la Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art 77. Rappelle-toi bien ta physique 78; tu y trouveras que votre art, à vous autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple suit son maître: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Genèse, c'est de la Nature et de l'Art que l'homme, dès le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses progrès 79.

Note 75: (retour) Au commencement du septième livre.
Note 76: (retour) L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le Dante avait particulièrement étudié ce traité de morale. Il ne nomme point, il ne désigne même pas Aristote; il dit simplement: Ne te rappelles-tu pas la manière dont ta morale traite des trois dispositions que le ciel réprouve?
Non ti rimembra di quelle parole
Con le quai la tua etica pertratta
Le tre disposizion che'l ciel non vuole
, etc.
Note 77: (retour)
Filosofia, mi disse, a chi l'attende,
Nota, non pure in una sola parte,
Come natura lo suo corso prende
Dal divino intelletto, e da sua arte
.

Il distingue ici, à la manière de Platon et des théologiens, les idées divines qui sont éternelles, et l'opération ou la volonté qu'il nomme art, et dont il fait le prototype de l'art humain.

Note 78: (retour) Virgile dit encore ici la tua fisica, pour la physique d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par conséquent, comme dit le texte, non dopo molte carte, cette comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui suit son maître. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte d'aristotélisme, et il était en même temps Platonicien.
Note 79: (retour) Ce n'est qu'implicitement que la Genèse dit cela. Le Paradis terrestre fut donné à l'homme ut operaretur et custodiret illum. Gen. II. 15. Après l'en avoir chassé, Dieu lui dit: In sudore vultûs tui vesceris. Gen. III. 19. Cela suffit au poëte pour y voir que Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa subsistance, et les progrès de la société.
Da queste (la nature et l'art), se tu ti rechi a mente
Lo Genesi, dal principio convene
Prender sua vita ed avanzar la gente
.

Cela eût été très bon dans la bouche de Dante lui-même: il ne s'est pas aperçu de l'inconvenance que cette citation de la Genèse avait dans celle de Virgile.

Or, l'usurier tient une route contraire; il méprise et la Nature et l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son espérance.

Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entrée du premier cercle est le Minotaure 80, et une foule de Centaures armés de flèches errent au bas des rochers, dans l'intérieur du cercle, sur les bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez d'apparence, que Dante a voulu désigner par ces monstres moitié bêtes et moitié hommes, la férocité brutale des hommes livrés à la violence qui sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de sang bouillant, où des damnés plongés jusqu'aux yeux jettent des cris horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont versé le sang et envahi la fortune des hommes 81, et il leur en nomme plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est 82 et d'autres encore, parmi lesquels Dante se garde bien d'oublier Attila.

Note 80: (retour) C. XII. Le poëte appelle énergiquement ce monstre l'Infamia di Creti. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans quelques autres, je passe sous silence beaucoup de détails, dont plusieurs cependant ont dans l'original un grand mérite poétique; mais j'ai dû me borner à ce qui est nécessaire pour saisir le fil de l'action et indiquer les principales beautés du poëme. En me prescrivant de faire une analyse très-rapide, j'ai encore à craindre de l'avoir faite beaucoup trop longue.
Note 81: (retour)
E'l gran Centauro disse: ei son tiranni
Che dier nel sangue e nell' aver di piglio:
Quivi si piangon gli spielati danni
.
Note 82: (retour) Denys de Syracuse, Azzolino, nommé plus communément Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la Marche d'Ancône, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficulté: il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello, et plus récemment Venturi, ont prétendu dans leurs commentaires que ce tyran était Alexandre de Phère; Landino et les autres premiers commentateurs avaient établi que c'était Alexandre surnommé le Grand, et le père Lombardi a embrassé leur opinion. D'après Justin, qui raconte des traits nombreux de cruauté exercés par ce conquérant, sur ses parents et ses plus intimes amis, et d'après l'énergique expression de Lucain, qui l'appelle felix prœdo, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il, le placer avec justice parmi les tyrans che dier nel sangue e nell' aver di piglio. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre désignation, dit assez l'intention du poëte; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les grandes âmes, Spiriti magni, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il le réservait pour ce lieu de supplices.

Le centaure transporte ensuite les deux poëtes sur sa croupe de l'autre côté du fleuve, où ils trouvent un bois épais qui n'est percé d'aucune route, planté d'arbres à feuilles noires, dont les branches tortueuses portent au lieu de fruits, des épines et des poisons 83. Les harpies, dont notre poëte trace le hideux portrait d'après celui qu'en a fait Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des gémissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son maître lui dit d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment où il lui obéit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'écrie: Pourquoi m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue: Pourquoi me déchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de pitié? Nous fûmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main devrait être moins cruelle, quand nos âmes eussent animé des serpents 84». Cette fiction est, comme on voit, imitée de Virgile, et le fut ensuite par le Tasse. Le poëte continue: «Comme un tison de bois vert brûlé par un de ses bouts gémit par l'autre, lorsque l'air s'en échappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient à la fois de ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un homme frappé de crainte. «Je suis, reprend l'arbre, celui qui possédait le cœur et toute la confiance de Frédéric. La vile courtisane qui ne détourna jamais ses yeux lascifs de la cour de César, la peste commune et le vice de toutes les cours 85, enflamma contre moi des âmes envieuses qui enflammèrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent changés en deuil. Je voulus échapper par la mort à l'infortune; ami de la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce tronc que j'habite; je ne manquai jamais à la foi que je devais à mon maître. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de prendre soin de ma mémoire encore abattue sous les coups que lui porta l'envie». On reconnaît ici Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric II 86. Ce bois est donc le lieu où sont punies les âmes des suicides ou de ceux qui ont été violents envers eux-mêmes. Celle du malheureux chancelier explique aux deux poëtes d'une manière curieuse, mais qu'il serait trop long de rapporter, comment elles y sont précipités, et ce qu'elles feront de leurs corps après le dernier jugement. D'autres suicides moins célèbres, mais qui l'étaient peut-être alors, occupent avec moins d'intérêt le reste de cette scène.

Note 84: (retour)
Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi:
Ben dovrebb' esser la tua man più pia,
Se state fossim' anime di serpi
.
Note 85: (retour) Pour caractériser plus fortement l'envie, poison des cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de meretrice et d'occhi putti dont aucun poëte n'oserait peut-être se servir aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette délicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux?
La meretrice che mai dall' ospizio
Di Cesare non torse gli occhi putti,
Morte commune e delle corti vizio
Infiammò contra me gli animi tutti
, etc.
Tout ce morceau, où le pathétique est joint à la force, est d'une grande beauté.
Note 86: (retour) Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et 345.

Celle qui la suit est toute différente. En avançant vers le centre du cercle, on passe de ce bois dans une plaine déserte qui en forme la troisième division 87; elle est remplie d'un sable sec, épais et brûlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misérablement, et qui souffrent dans diverses postures. Les unes gisent à la renverse sur le sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige tombe sur les Alpes quand elle n'est pas poussée par le vent. «Telle que dans les plaines brûlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses troupes des flammes qui, même à terre, ne perdirent point leur solidité 88, telle descendait cette pluie d'un feu éternel. Le sable en la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre, pour redoubler la rigueur des supplices».

Note 88: (retour) Ceci n'est raconté ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin, ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre supposée d'Alexandre à Aristote.

Là sont tourmentés ceux qui ont été violents contre Dieu. Au milieu d'eux est Capanée, qui dans son attitude et dans ses discours conserve son caractère indomptable, et ne paraît s'apercevoir ni du sable brûlant ni de la pluie enflammée. Un ruisseau de sang sort de la forêt, et se perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent. Virgile interrogé par le Dante donne à ce ruisseau une explication mystérieuse. Au milieu de l'île de Crète, dans les flancs du mont Ida, est l'immense statue d'un vieillard. Sa tête est d'or pur, sa poitrine et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrémités sont de fer, à l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps, excepté la tête, ont des ouvertures, d'où coulent des larmes qui filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers, l'Achéron, le Styx, le Phlégéton et, jusqu'au plus profond du gouffre, se réunissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande image, poétiquement rendue, couvre des allégories que tous les commentateurs depuis Boccace ont très-amplement expliquées, mais où il vaut peut-être mieux ne voir que ce qui y est, c'est-à-dire, une idée un peu gigantesque, mais poétique du Temps, des quatre âges du monde et des maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces âges, excepté dans le premier, à qui la poésie de tous les autres siècles et les regrets de tous les hommes ont donné le nom d'âge d'or. Cette idée des fleuves de l'Enfer nés des larmes de tous les hommes porte à l'âme une émotion mélancolique où se combinent les deux grands ressorts de la tragédie, la terreur et la pitié.

Ce ruisseau 89 coule entre deux bords élevés comme les digues qui mettent la Flandre à l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces bords; il voit sur le sable enflammé un grand nombre d'âmes qui le regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles l'arrête par sa robe, et s'écrie en le reconnaissant. Il la reconnaît aussi malgré sa face noire et brûlée. Il se baisse, et mettant la main sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, Brunetto Latini? C'était lui en effet que, malgré tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la Nature avait précipité dans ce lieu de douleurs.

Dante, qui ne peut ni s'arrêter ni descendre auprès de Brunetto, marche courbé vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. «Si tu suis ta destinée, lui dit son ancien maître 90, tu ne peux qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je jouissais de la vie; et si je n'étais mort avant le temps, voyant que le ciel t'avait si heureusement doué, je t'aurais encouragé à suivre ta carrière. Un peuple ingrat et méchant paiera tes bienfaits de sa haine, et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prospérer parmi des arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! Ô mon fils, ne te laisse jamais souiller par ses mœurs. La Fortune te réserve l'honneur d'être appelé par les deux partis; mais tu t'éloigneras de tous deux». Dante lui répond toujours avec la même tendresse. «Si mes vœux étaient accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature humaine; je conserve empreinte dans mon cœur, et je contemple en ce moment avec tristesse votre bonne et chère image, et cet air paternel que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma langue exprime la reconnaissance que je vous dois». Il n'y a rien dans aucun poëme de plus profondément senti, ni de mieux exprimé. Si l'on reconnaît, dans ce qui précède cette belle réponse, le ressentiment que le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnaît aussi dans cette réponse même que son âme s'ouvrait facilement aux affections douces, et que son style se pliait naturellement à les rendre. Ce poëte terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le poëte le plus sensible et le plus touchant 91.

Note 90: (retour)
Se tu segui tua stella, etc.
J'ai cité ces vers dans le chapitre précédent, t. I, pag. 425, note(1): ils font allusion à l'horoscope que Brunetto Latini avait tiré de la conjonction des astres, à la naissance du Dante.
Note 91: (retour) Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer son cher maître dans cette exécrable catégorie de pécheurs. La dépravation des mœurs, sur ce point, était-elle donc alors assez générale pour expliquer cette disparate choquante?

Reprenant ensuite son caractère ferme et élevé, il ajoute qu'il est préparé à tous les coups du sort; que ces prédictions ne sont point nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue. Puis il demande à Brunetto les principaux noms de ceux qui, pour le même péché, souffrent avec lui les mêmes peines. Ils sont trop nombreux, lui répond son maître, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends, en peu de mots, que ce sont tous des gens d'église, de grands littérateurs, des hommes célèbres. Il nomme Priscien, François Accurce, et indique un certain évêque de Florence 92 qui s'était souillé de ce crime, et que le serviteur des serviteurs de Dieu, c'est l'expression dont se sert ici le poëte, se borna à le transférer au siége épiscopal de Vicence où il mourut 93. Enfin, après lui avoir recommandé son Trésor, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire, il le quitte et s'éloigne rapidement.

Note 92: (retour) Andrea de' Mozzi.
Note 93: (retour) Il dit cela brièvement et poétiquement, en mettant le nom des rivières qui passent à Florence et à Vicence, au lieu du nom de ces deux villes.
Che dal servo de' servi
Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione
.

Dante est encore arrêté par les ombres de trois guerriers florentins 94 punis pour le même vice, sans doute très-connus alors, mais qui ne sont aujourd'hui d'aucun intérêt, et avec lesquels il s'entretient quelque temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-à-fait sorties, comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui répondre, lève la tête, et s'adressant à sa patrie elle-même, il lui crie: «Ô Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont produit en toi tant d'orgueil et des passions si démesurées que tu commences à t'en plaindre». On voit qu'il ne perd aucune occasion d'exhaler ses ressentiments, ou plutôt qu'il en fait naître à chaque instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il eût existé pour lui un art et des règles, on pourrait l'accuser d'y avoir manqué en plaçant ainsi à la fin la plus faible partie d'un de ses tableaux; mais il marchait sans guide et sans théorie dans un monde inconnu et dans un art nouveau. Son plan général est tout ce qui l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la règle des convenances et des proportions. Il songe enfin à sortir de ce septième cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.

Note 94: (retour) C. XVI. L'un des trois est Guidoguerra, l'autre Tegghiajo Aldobrandi, et le troisième, qui est celui qui parle dans cet épisode, Jacopo Rusticucci, trois braves guerriers, connus dans ce temps-là de tout Florence, dont on retrouve même les noms dans l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que
In sua vita
Fece col senno assai e con la spada
;

vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au commencement de son poëme:

Molto egli oprò col senno e con la mano.

Le ruisseau, ou plutôt le fleuve du Phlégéton; qu'il côtoie toujours, tombe dans le huitième cercle par une cascade si bruyante que l'oreille en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la suivre 95. Le poëte était ceint d'une corde, soit que ce fût la mode de son temps, où l'on était vêtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici quelque sens allégorique sur lequel les interprètes ne sont pas d'accord. Virgile la lui demande; il la détache, et la lui donne roulée en peloton. Virgile la jette par un bout dans le précipice, et ils attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paraître quelque chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les destinées de son poëme 96 qu'il a réellement vu cette figure sortir du noir abîme. Elle nageait dans les ténèbres, et montait à l'aide de la corde, comme un marin qui a plongé dans la mer pour dégager une ancre embarrassée dans les rochers, et qui remonte en étendant les bras et s'accrochant avec les pieds. «Voici, s'écrie Virgile 97, voici le monstre à la queue acérée qui passe les monts, brise les murs et les armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers». C'est la Fraude personnifiée qui est annoncée ainsi, et qui sort du huitième cercle, où tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lève hors du précipice sa tête et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses deux bras, terminés en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos, sa poitrine et ses flancs sont couverts de nœuds et de taches rondes, d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares, et tissus avec tout l'art d'Arachné. «Comme les barques sont quelquefois tirées en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme sur les bords du Danube, les castors se tiennent prêts à faire la guerre aux poissons, ainsi cette bête exécrable se tenait sur les rochers qui terminent la plaine de sable; sa queue entière s'agitait dans le vide, et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme celle du scorpion».

Note 95: (retour) Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce torrent avec celui que le Montone fait entendre, quand, descendu des Apennins, il se précipite vers la mer. Mais si je m'arrêtais dans cette analyse à toutes les beautés poétiques, je ne la finirais jamais.
Note 96: (retour)
E per le note
Di questa Commedia, lettor, ti giuro,
S'elle non sien di lunga grazia vote, Ch'io vidi
, etc.

Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour descendre, Dante visite les dernières extrémités du cercle. Les avares y sont tourmentés, ils s'agitent sur le sable brûlant comme s'ils étaient mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue au cou. Dante ne reconnaît la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait de satyre ingénieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs, lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de dénonciateur à l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux vices à la fois. Cependant Virgile était déjà monté sur la croupe du monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se place devant son maître, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence par reculer lentement comme une barque qui se détache du rivage, puis se sentant comme à flot dans l'air épais, il se retourne et descend dans le vide en nageant au milieu des ténèbres. Le poëte compare la crainte dont il est saisi en se sentant descendre environné d'air de toutes parts, et ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, à celle qu'éprouva Phaëton quand il abandonna les rênes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et descend. Dante ne s'aperçoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est frappé du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre; bientôt il entend des plaintes et il aperçoit des feux qui lui annoncent qu'il approche d'un nouveau séjour de tourments. Enfin Geryon arrive au bas des rochers, les y dépose, et disparaît comme un trait. Cette descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vérité. On partage les terreurs du poëte ainsi suspendu sur l'abîme, et l'on se sent, pour ainsi dire, la tête tourner en le regardant descendre.

Le huitième cercle où il arrive 98 est d'une construction particulière. C'est celui où les fourbes sont punis. Dante distingue dix espèces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer à toutes une nuance différente de peines. Au centre du cercle est un puits large et profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creusées de manière que, dans chacune de ces fosses, est enfoncée une des dix classes de fourbes. Enfin depuis l'extérieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au milieu, des rochers jetés d'une fosse à l'autre, servent de communications et comme de ponts pour y passer. C'est à toute cette enceinte; aussi bizarre que terrible, que le poëte a donné le nom de Malebolge ou de fosses maudites. Dans la première de ces bolges ou fosses, sont plongés les fourbes qui ont trompé les femmes ou pour leur propre compte ou pour celui d'autrui. Partagés en deux files, ils courent en sens contraire. Des démons, armés de grands fouets, les battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnaît dans l'une de ces deux files Caccia Nemico, Bolonais, qui avait vendu sa propre sœur au marquis de Ferrare 99; il apprend de lui qu'il n'est pas à beaucoup près le seul de son pays qui soit là pour le même crime. Un diable interrompt Caccia Nemico, et le fait courir à grands coups de fouet. Le poëte va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont trompé des femmes pour eux-mêmes. C'est Jason, que son maître lui fait reconnaître dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et était fouetté depuis long-temps pour avoir trompé Hypsipyle et Médée. La seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables de la plus basse peut-être, mais aussi de la plus utile de toutes les fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dégoûtant qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongés tout entiers dans ce qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en vouloir au poëte pour les avoir placés dans un élément si digne d'eux, on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut accuser le manque de goût ni la grossièreté d'aucun siècle.

Note 99: (retour) Obizzo du Este, le même qu'il a compté ci-dessus parmi les tyrans sanguinaires.

Les simoniaques remplissent la troisième fosse 100. Le poëte, avant de la décrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint Pierre le pouvoir de conférer la grâce divine, et qui donna son nom à un vice que l'on peut nommer ecclésiastique 101; il s'adresse en même temps à ses misérables sectateurs, dont la rapacité prostitue à prix d'or les choses de Dieu qui ne devraient être données qu'aux plus dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la trompette 102. Cela ressemble à une déclaration de guerre; et nous l'allons voir joindre en effet corps à corps ceux qu'il regardait sans doute comme les généraux ennemis, puisque, Gibelin déclaré, il était exilé, ruiné, persécuté par le parti des Guelfes, dont les papes étaient les chefs. Il marche à eux avec tant de fracas; il est si ingénieux et si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'idée de ce chant est une des premières qui s'était présentée à lui dans la conception de son poëme, qui l'avait le plus engagé à l'entreprendre, et qui était entrée le plus nécessairement dans son plan.

Note 101: (retour) La simonie n'est autre chose que la vente ou la transmission intéressée des emplois et des biens de l'Église.
Note 102: (retour)
Or convien che per voi suoni la tromba.

Le fond de cette fosse est divisé en trous enflammés, où les Simoniaques sont plongés la tête la première; leurs jambes et leurs pieds tout en feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont arrachés par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds s'agitent avec plus de rapidité, il désire l'interroger. Virgile le fait descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord. Là, il parle au malheureux damné en se courbant vers lui, comme le confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son supplice. Le damné, au lieu de répondre, lui dit: Est-ce toi Boniface? es-tu déjà las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'église? Le poëte surpris n'entend rien à ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est trompé, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trésors pour lui et pour son avide famille. Au-dessous de sa tête sont enfoncés ceux de ses prédécesseurs qui ont été coupables du même crime. Il y tombera lui-même quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera pas long-temps ses pieds hors de ce trou brûlant; après lui viendra de l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les couvrira tous deux, Boniface et lui. Il désigne ainsi Clément V, que fit nommer le roi de France Philippe-le-Bel 103. Ce trait satirique est aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante en commençant son poëme feint que c'est l'année même de la révolution du siècle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III était mort vingt ans auparavant 104, et Boniface VIII, mort en 1303, n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brûlant, Clément V. Pouvait-on représenter plus vivement la simonie successive de ces trois papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez l'histoire.

Note 103: (retour) Voy. sur cette élection, ci-après, chap. XI, vers le commencement.

Le poëte une fois en verve sur ce sujet fécond, n'en reste pas là. Il interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. «Certes, il ne lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni les autres, ne demandèrent à Mathias de l'or ou de l'argent, quand il fut élu à la place du traître Judas. Tu es donc justement puni. Garde bien maintenant ces trésors qui te rendaient si fier. Et si je n'étais retenu par un vieux respect pour la thiare 105, je vous ferais encore des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule les bons, élève les méchants. C'est vous, pasteurs iniques, que l'évangéliste avait en vue, quand il voyait celle qui était assise sur les eaux se prostituer aux rois. Vous vous êtes fait des dieux d'or et d'argent; et quelle différence y a-t-il entre vous et l'idolâtre, si non qu'il en adore un, et vous cent 106?

Note 105: (retour)
E se non fosse ch'ancor lo mi vieta
La riverenza delle somme chiavi
, etc.
Note 106: (retour) Le père Lombardi me paraît expliquer cela mieux que les autres interprètes. Selon lui, un et cent sont ici des nombres déterminés pour des nombres indéterminés, et marquant seulement la proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait: quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idolâtres, vous en adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les idolâtres, c'est-à-dire, les polythéistes n'adoraient qu'un seul dieu.

Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot dont tu fus le premier à enrichir le chef de l'Église 107». A ce discours, Nicolas III, soit colère, soit remords, agitait ses pieds avec plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras et le fait remonter sur le bord d'où ils étaient descendus.

Note 107: (retour) Au temps du Dante, on croyait encore à la donation de Constantin.

Si cette virulente sortie scandalise des âmes timorées, dont tout le monde connaît le zèle aussi désintéressé et surtout aussi charitable que sincère, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables à cet égard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont accepté la dédicace de plusieurs éditions de la Divine Comédie, sans exiger qu'on en retranchât un seul vers.

La quatrième fosse 108, ou vallée à laquelle passent les deux poëtes, renferme les prétendus devins. Leur supplice est assorti à leur crime. Ils ont voulu, par des moyens coupables, pénétrer dans l'avenir: ils ont maintenant la tête et le cou renversés, et leur visage tourné à contre-sens, ne voit que derrière leurs épaules, qui sont inondées de leurs larmes 109. Ce sont d'abord les devins de l'antiquité, Amphiaraüs, Tiresias, Arons 110, et enfin la devineresse Manto. Dante s'arrête à parler d'elle, ou plutôt à écouter ce que lui en dit Virgile, qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux où fut ensuite bâtie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette ville, qu'il reconnaît pour sa patrie 111. Parmi les autres devins antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au siége de Troie 112. Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un des astrologues de Frédéric II, Guido Bonatti de Forli, Asdent de Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la réputation, et quelques vieilles sorcières qu'heureusement le poëte ne nomme pas.

Note 109: (retour) Ce ne sont pas leurs épaules qui en sont baignées: le teste dit tout simplement:
Che'l pianto degli occhi
Le natiche bagnava per lo fesso
.
Mais il n'est pas permis en français d'être si naïf.
Note 110: (retour) Devin qui habitait les carrières de marbre des montagnes de Luni près de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586.
Aruns incoluit desertœ mœnia Lunœ, etc.
Note 111: (retour) Il n'était pourtant pas né dans cette ville même, mais dans un village voisin appelé Andès: c'est ce qui a fait dire à Silius Italicus, l. 8,
Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu.
Erecta Andino
.
Note 112: (retour) Cet Eurypile est cité dans le discours du traître Simon, quelques vers après qu'il a parlé de Calchas, Énéide, l. II, v. 114. Le texte italien donne ici lieu à une observation. Dante fait dire à Virgile:
E così'l canta.
L'alta mia tragedia in alcun loco
.

Par cette haute tragédie, il entend son Énéide, conformément à l'idée que Dante s'était faite des trois styles, tragique, comique et élégiaque. C'est cette idée qui l'avait déterminé à donner à son poëme le titre de Comédie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.

Un autre pont le conduit à la cinquième vallée 113, où sont jetés dans de la poix brûlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prévariqué dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vantée où il emploie poétiquement et en très-beaux vers, dans la description de l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. «Telle que dans l'arsenal des Vénitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la poix tenace destinée à radouber leurs vaisseaux endommagés 114, et hors d'état de tenir la mer; l'un remet à neuf son navire, l'autre calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames, celui-là tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix épaisse et gluante, qui de toutes parts en enduisait les bords». Un diable noir, accourt les ailes ouvertes, saute légèrement de rochers en rochers, et vient jeter dans cette fosse un des Anciens de la république de Lucques, ville où, s'il faut en croire le Dante, il était si commun de trafiquer des emplois publics, que personne n'y était exempt de ce vice 115. Le damné va au fond, et revient à la surface; mais tous les diables se moquent de lui; il n'y a point là, lui disent-ils, de sainte Face 116, comme à Lucques, pour le défendre; et quand il veut s'élever au-dessus de la poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont armés. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la vallée suivante, une foule de ces diables armés de crocs se poste au bas du pont pour les arrêter. Ici commence un long épisode où les diables trompent d'abord les deux poëtes, leur font prendre un détour, sous prétexte que le pont est rompu, et s'offrent à les conduire vers une autre arcade. Le chef de cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent, et les désigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la façon du poëte. Ce sont Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco, ainsi des autres. Beau sujet à commentaires que de chercher à savoir où il les avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprètes n'y ont pas manqué, et le résultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre 117.

Note 114: (retour)
Quale nell' Arzanà de' Viniziani
Bolle l'inverno la tenace pece,
A rimpalmar li legni lor non sani
, etc.
Note 115: (retour) Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent goût.
Ogni uom v'è baratlier, fuor che Bonturo.

Ce Bonturo Bonturi, de la famille des Dati, était, selon tous les commentateurs, le plus effronté de tous les barattieri, ou trafiquants d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante ne serait pas déplacée dans une satyre d'Horace. En italien, la baratteria est pour les emplois publics ce qu'est la simonia pour ceux de l'église.

Note 116: (retour)
Quì non ha luogo il santo Volto.
Allusion à une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prétendaient posséder, et dont il paraît qu'ils étaient très-fiers.
Note 117: (retour) Je passe ici, pour abréger, beaucoup de détails que les adorateurs du Dante regretteront peut-être: je crois pourtant qu'il en a peu qui soient vraiment à regretter. Ils me pardonneront du moins de n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unième chant.

La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des idées militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa poésie devient pompeuse et bruyante comme elles. «J'ai vu, dit-il 118, des cavaliers marcher en bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois battre en retraite; j'ai vu, ô gens d'Arezzo, des troupes légères insulter votre territoire et y faire des expéditions rapides: j'ai vu des tournois et des joutes guerrières, tantôt au son des trompettes, ou au son des cloches portées sur des chars, tantôt au bruit des tambours, ou signal donné par les châteaux avec des instruments, soit de notre pays, soit des nations étrangères; mais je n'ai jamais vu marcher au son d'instruments si bizarres ni cavaliers ni piétons; on n'entendit jamais un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les étoiles». C'est dans cet appareil qu'ils côtoyent l'étang de poix bouillante ou les prévaricateurs sont plongés. Il se passe entre les damnés et les diables des scènes horribles et ridicules. Ces diables, quand ils sont en gaîté ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, à ce qu'il paraît, quelqu'une de ces farces grossières qu'on représentait alors devant le peuple, et où l'on mettait aux prises de pauvres âmes avec des diables armés de tisons et de fourches (spectacles un peu différents de ceux qui amusaient les loisirs, élevaient et anoblissaient les sentiments et les pensées des anciens peuples), c'est quelqu'une de ces représentations fanatiques et burlesques, qui aura donné au Dante l'idée de cette espèce de comédie dans l'Enfer. L'action en est vive, pétulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour le goût. Plus on reconnaît le poëte dans quelques comparaisons et dans quelques détails, plus on regrette de voir la poésie employée à un tel usage. Un Navarrois 119, favori du bon roi Thibault, comte de Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne 120, tourmentés pour le trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez connus pour donner le moindre intérêt à ces détails.

Note 118: (retour) C. XXII.
Io vidi già cavalier muover campo,
E cominciare stormo, e far la mostra,
E talvolta partir per loro scampo
, etc.
Note 119: (retour) Giampolo, ou Ciampolo.
Note 120: (retour) Frate Gomita, favori de Nino de' Visconti de Pise, gouverneur ou président de Gallura.

Les deux poëtes ont enfin l'adresse d'échapper à ces diables tapageurs, à cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixième vallée 121. Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte et le sauve. Cette action réveille la sensibilité exquise et profonde de notre poëte: quelque naturelle qu'elle fût en lui, on ne comprend pas comment il pouvait la retrouver au fond de ces abîmes, et parmi d'aussi tristes fictions, «Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mère réveillée par le bruit et qui voit près d'elle les flammes de l'incendie, prend son fils, fuit sans s'arrêter, plus occupée de lui que d'elle-même, et sans prendre même le temps de se vêtir 122. Il se laisse aller à la renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se précipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas aussi rapidement que mon maître descendit alors, en me portant sur sa poitrine, plutôt comme son fils que comme un compagnon de voyage 123».

Note 122: (retour)
Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta,
Avendo più di lui che di se cura,
Tanto che solo una camicia vesta
.

Mot à mot: «Tant qu'elle sort vêtue de sa seule chemise». Mais, encore une fois, il nous est défendu d'être aussi simples que les italiens, à qui nous reprochons tant de ne l'être pas.

Note 123: (retour)
Portando sene me sovra'l suo petto
Come suo figlio, e non come compagno
.

Dans cette sixième fosse, où les voilà parvenus, ils trouvent les hypocrites marchant à pas lents, peints de diverses couleurs, vêtus de grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or éblouissant, mais en dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont courbés sous leur poids. Cet emblême est clair et significatif, mais le poëte en tire peu de parti. Entouré pendant sa vie de tant d'hypocrites sur la terre, il n'en reconnaît que deux dans les Enfers, et ce sont deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont liés à aucun souvenir historique 124. Les autres restent enfoncés dans leurs capuces. Chacun peut se figurer qui il lui plaît sous ces pesantes enveloppes. Depuis le siècle du Dante jusqu'au nôtre, on n'a manqué dans aucun temps de gens dont le métier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs.

Note 124: (retour) Il faut cependant être juste: Dante pouvait croire que ces noms, qui avaient brillé un instant à Florence, brilleraient aussi dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un Catalano, et l'autre Loderingo. Il étaient chevaliers de l'ordre religieux et militaire des Frati Godenti, ou Gaudenti, dont nous avons parlé dans le chap. VII, au sujet du poëte Guittone d'Arezzo. Florence crut, en 1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, à la tête du gouvernement. Il se trouva que c'étaient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes, ils opprimèrent les Gibelins, firent brûler leurs maisons, et les firent chasser de la ville. Indè irœ.

Avant de sortir de cette fosse, une réponse de l'un des deux Bolonais fait éprouver à Virgile un instant de trouble et même de colère; mais ce nuage se dissipe bientôt. L'idée de ce double mouvement suffit pour inspirer au Dante cette belle comparaison tirée des objets les plus simples, mais exprimée avec toutes les richesses de la poésie homérique. «Dans cette partie de la renaissante année 125, où le soleil trempe ses cheveux dorés dans l'onde du verseau, et où déjà les nuits perdent de leur longue durée, quand le givre du matin ressemble sur la terre à la neige, sa blanche sœur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lève, regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond chagrin. Il retourne à sa maison, et se plaint, errant ça et là, comme un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et reprend l'espérance, en voyant la face de la terre changée en peu de moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pâturage. C'est ainsi que mon maître me fit pâlir de crainte, quand je vis son front se troubler, et c'est ainsi qu'il guérit bientôt lui-même le mal qu'il m'avait fait.»

Note 125: (retour) C. XXIV.
In quella parte dei giovinetto anno
Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra,
E già le nutti al mezzodì s'envanno
, etc.

Du fond de la sixième vallée où marchent les deux poëtes, il leur faut beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit à la septième. Cette marche pénible est décrite avec toutes les couleurs de la poésie; mais il est impossible d'entrer dans tous ces détails; de plus grandes beautés nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce trait que Virgile adresse à son élève, dans un moment où il le voit manquer de force et de courage. «Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renommée, et celui qui sans renommée consume sa vie, ne laisse après lui de traces sur la terre que comme la fumée dans l'air ou l'écume sur l'onde 126

Note 126: (retour)
Che seggendo in piuma
In fama non sivien, nè sotto coltre:
Sanza la qual chi sua vita consuma,
Cotal vestigio in terra di se lascia,
Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma
.

Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette fosse. Le fond en est comblé d'un épais amas de serpents, tels que la sabloneuse Lybie, l'Éthiopie ni l'Égypte n'en produisirent jamais de plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et épouvantées; elles courent les mains liées derrière le dos avec des couleuvres, dont la tête et la queue leur percent les reins, et se renouent ensemble devant eux. Un serpent s'élance sur une de ces ombres, la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble d'elle-même, et l'ombre se relève telle qu'elle était auparavant. «C'est ainsi, dit le poëte, en se servant d'expressions et d'images imitées d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damnés lui rappellent, c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phénix meurt et renaît quand la fin de son cinquième siècle approche 127. Il ne se nourrit ni d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit où il repose». Cela est peut-être beaucoup trop poétique et trop beau pour un Vanni Fucci, voleur de vases sacrés à Pistoie 128, qui n'est là que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire, sur les Blancs et les Noirs, ces deux factions nées dans sa patrie, et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la fuite après avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par un Centaure 129 couvert de serpents depuis la croupe jusqu'à la face. Un dragon enflammé se tient, les ailes étendues, debout sur ses épaules. Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tué par Hercule, quoique Cacus ne fût point un Centaure.

Note 127: (retour) Imitation ou traduction abrégée de ce beau passage des Métamorphoses d'Ovide:
Una est, quœ reparet, seque ipsa reseminet ales.
Assyrii Phœnica vocant: non fruge, neque herbis,
Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi
.

Métam., l. XV, v. 392 et suiv.

Note 128: (retour) Ce misérable avait volé le trésor de la sacristie du dôme de Pistoie: un de ses amis, nommé Vanni della Nona, aussi honnête homme que lui sans doute, les avait recélés. On soupçonna de ce vol un autre homme que l'on mit en prison. Fucci le tira d'affaire en lui conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la maison de Vanni della Nona. Les effets furent trouvés, et le malheureux Vanni pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins dans son Enfer.

Trois ombres s'élèvent à la fois du fond de la fosse. Deux serpents énormes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement à chacune d'elles, se collent tout entiers à leurs corps, enlacent leurs pattes à leurs bras, à leurs flancs, à leurs jambes. Par une métamorphose étrange et par trois procédés différents, décrits tous les trois avec une variété prodigieuse, les membres et le corps des serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie imitative, perdrait trop à être abrégé ou même traduit. Il est plein de verve, d'inspiration, de nouveauté. C'est peut-être un de ceux où l'on peut le plus admirer le talent poétique du Dante, cet art de peindre par les mots, de représenter des objets fantastiques, des êtres ou des faits hors de la nature et de toute possibilité, avec tant de vérité, de naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus.

Dans cette étrange métamorphose, les serpents qui se transforment en hommes et les hommes métamorphosés en serpents sont des damnés les uns comme les autres. Tous ont été des citoyens distingués de Florence, qui sont punis dans cette fosse réservée aux voleurs, non pour des vols particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus éclairés, pour avoir, dans les premiers emplois, détourné à leur profit les impôts, ou fait de toute autre manière leur fortune aux dépens de la république 130. Ayant ainsi consacré et comme immortalisé leur opprobre, le poëte triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur cette odieuse Florence qui l'a proscrit. «Jouis, ô Florence, s'écrie-t-il 131! tu t'es élevée si haut que ta renommée vole sur la terre et sur la mer, et que ton nom se répand dans l'Enfer même. J'ai trouvé parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire.» Il présage ensuite à son ennemie des malheurs que ses plus proches voisins désirent, et qu'il ne saurait voir arriver trop tôt. Puis reprenant sa route avec son guide, ils entrent dans la huitième vallée.

Note 130: (retour) Les cinq prévaricateurs qu'il nomme avec un art particulier, et à mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce singulier supplice, sont Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso Donati, Puccio Sciancato et Francesco Guercio Cavalcante. Le quatrième nom seul est obscur; les Donati, les Brunelleschi, et les Cavalcanti étaient des premières familles de Florence.
Note 131: (retour) C. XXV.
Godi, Firenze, poi che se' si grande
Che per mare e per terra butti l'ali,
E per lo'nferno il tuo nome si spande
.

Elle est remplie de flammes étincelantes, divisées en groupes enflammés et mobiles, dont chacun contient une âme criminelle qu'on ne voit pas. Un spectacle si nouveau que le poëte se crée à lui-même, lui inspire deux comparaisons très-différentes entre elles; l'une tirée des objets champêtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous les grands poëtes, l'autre des traditions de l'Écriture et de l'Histoire des Prophètes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vallée, peut-être à l'endroit même où sont ses vignes et ses champs; et les damnés sont enveloppés et cachés dans ces flammes, de même qu'Elysée vit disparaître le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux, il n'aperçut plus que la flamme qui s'élevait contre un léger nuage.

Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme Ulysse et Diomède; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de Troie, l'enlèvement du Palladium et la mort de Déidamie. Le premier, interrogé par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement qu'on ne les lit dans l'Odyssée. Il erra long-temps avec ces compagnons dans la Méditerranée. Passant ensuite le détroit de Gibraltar, ils s'avancèrent dans l'Océan; le cinquième mois, ils aperçurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher lorsqu'un tourbillon s'éleva de cette terre nouvelle, et les enfonça, eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs 132 veulent que Dante, en suivant une tradition différente de celle d'Homère, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans Solin 133, désigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint qu'était le Paradis terrestre, où il doit monter dans la seconde partie de son poëme; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut peut-être aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il pas possible que le Dante eût eu quelque connaissance ou quelque idée de la grande catastrophe de l'île Atlantide, qui paraît avoir été placée dans l'Océan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'où s'élève un tourbillon destructeur, fût le volcan de Ténériffe, qui, depuis long-temps éteint, domine sur les Canaries, anciens débris de la grande île, et qu'enfin le poëte eût voulu consigner cette tradition dans son ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-être avec ce que les anciens ont dit des îles Fortunées, où ils plaçaient le séjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont écrit quelques modernes. Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-être avec plus de vraisemblance, que, quoique l'Amérique ne fût pas encore découverte, il courait déjà des bruits de l'existence d'un autre monde, au-delà des mers; et que le Dante, attentif à recueillir dans son poëme toutes les connaissances acquises de son temps, ne négligea pas même ce bruit, si important par son objet, tout confus qu'il était encore 134?

Note 132: (retour) Daniello, Landino, Vellutello, Venturi, et plus récemment Lombardi.
Note 133: (retour) Ils donnent Ulysse pour fondateur à Lisbonne, ou Ulisbonne, ville située sur cette mer.
Note 134: (retour) Le discours d'Ulysse à ses compagnons paraît plus favorable à cette dernière vue «Ne refusez pas, leur dit-il, à ce peu de vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous pouvez acquérir en suivant le cours du soleil.
A questa tanto picciola vigilia
De' vostri sensi, ch'è del rimanente,
Non vogliate negar l'esperienza,
Diretro al sol, del mondo senza gente
.

Une autre flamme s'avance 135; ses pointes recourbées s'agitent en forme de langue, comme celles de la première, et font entendre des gémissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau brûlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son inventeur 136.

Note 136: (retour)
Come'l bue Civilian che mugghiò prima
Col pianta di colui
(e ciò fu dritto)
Che l'avea temperato con sua lima,
Mugghiava con la voce dell' afflitto
, etc.

littéralement: «Ce taureau d'airain mugissait avec la voix du malheureux qui y était enfermé,» expression neuve et aussi juste que poétique.

C'est l'âme de Gui de Montefeltro qui est renfermée dans cette flamme. Gui reconnaît Dante, et l'interroge le premier sur l'état actuel de la Romagne, qu'il avoue avoir été sa patrie. Dante l'en instruit en peu de mois, et l'interroge à son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il avait été homme de guerre, célèbre par des actions d'éclat, mais où la ruse avait plus de part que le courage. Il s'était fait ensuite Cordelier 137, et ne songeait qu'à son salut, quand le prince des nouveaux Pharisiens, qui était en guerre, non avec les Sarrazins ou les Juifs, mais avec des Chrétiens 138, vint dans son cloître, et lui demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint à les lever, et à lui arracher cette espèce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait était fort en état de se prononcer à lui-même: Beaucoup promettre et tenir peu t'assurera la victoire 139. Ce pape, car on reconnaît ici Bonifaoe VIII, à qui notre poëte ne perd aucune occasion de rendre le mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis à Gui le ciel pour récompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs 140; mais à sa mort, lorsque saint François vint pour s'emparer de son âme, un diable plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier éternel. Cela est raconté très-sérieusement, et même en très-bons vers. Je l'abrège en prose tout aussi sérieuse, et crois inutile de répéter ici des réflexions que chacun fait assez de soi-même.

Note 137: (retour)
I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero.

Ces moines étaient ainsi nommés en France, dit le P. Lombardi, à cause de la corde qui leur servait de ceinture. Le véritable mot italien est francescano.

Note 138: (retour)
Lo Principe de' nuovi Farisei.

Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les prélats de sa cour: les Chrétiens avec lesquels il était en guerre, étaient les Colonna, dont le palais était voisin de Saint-Jean-de-Latran;

Avendo guerra presso a Laterano.
Note 139: (retour)
Lunga proniessa, con l'attender corto
Ti farà trionfar nell' alto seggio
.

D'après ce conseil, le vieux pape feignit d'être touché du sort des Colonna qui étaient renfermés dans cette ville; il promit de leur pardonner, et de les rétablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et le pape la fit raser tout entière, et les persécuta plus obstinément que jamais.

Note 140: (retour)
Lo ciel poss'io serrare e disserrare,
Come tu sai: però son due le chiavi
.

Dans la neuvième fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont répandu des hérésies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de sang, et présentent des spectacles hideux. Dante frémit lui-même du sang et des plaies dont il va parler 141. Toute autre langue que la sienne ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravés dans sa pensée, et se sentirait défaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baignés autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal, ensanglantés depuis par les combats de Robert Guiscard, et récemment par cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutilés et leurs blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil.

Mahomet paraît le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre, fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres endroits, reprocher au poëte, non, certes, la faiblesse de ses peintures, mais leur hideuse et dégoûtante fidélité. Ali et tous les autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de même, vont en troupe avec le prophète des Musulmans. Des hérétiques, des intrigants et des brouillons plus modernes, mais plus obscurs 142, viennent ensuite. Les uns ont les lèvres, la langue, les oreilles ou le nez coupés, les autres les deux mains. Ils lèvent les bras, et le sang ruisselle sur leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tête, séparée de son corps, et la porte devant les yeux de ceux à qui il parle. Ce dernier qui n'est ici présenté que comme un artisan de fraude, confident d'un jeune prince à qui il donna de perfides conseils, figure à des titres plus honorables dans l'Histoire littéraire de France: c'est Bertrand de Born 143, l'un de nos plus célèbres Troubadours.

Note 142: (retour) L'un d'eux avait fait récemment beaucoup de bruit. C'est un certain Frà Dolcino, ermite hérétique, qui prêchait, entr'autres erreurs, que la communauté des biens, et même celle des femmes, était permise aux chrétiens. Il ne manqua pas de prosélytes. Suivi de plus de trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet état de nature et de promiscuité qui était le fond de sa doctrine. Quand les vivres leur manquaient, ils fondaient sur les propriétés et pillaient tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excès. Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. Frà Dolcino fut brûlé comme hérétique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres de ses complices des deux sexes. C'est peut-être un des caractères les plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais existé. Voyez son histoire (Historia Dulcini), dans le recueil de Muratori, Script. rer. italic. t. IX.
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