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Histoire littéraire d'Italie (2/9)

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Note 143: (retour) Ou, comme Dante l'appelle, Bertram dal Bornio. Il était sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient à l'histoire d'Angleterre et de France; et cette ignorance où l'on était à son égard a jeté tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se sont successivement transmises. Le texte même du Dante, qu'ils ne comprenaient pas, en a été altéré. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans la discussion de ce passage, où j'ai, le premier, soupçonné de l'altération et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation particulière, et non d'une note, qui excéderait toute proportion.

Les yeux du Dante, fatigués de ces tristes spectacles, sentaient le besoin de pleurer 144. Virgile le presse de hâter le pas. Le temps s'écoule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont à voir encore. Ils ont aperçu de loin une ombre qui montrait le Dante, et semblait le menacer; c'était celle d'un de ses parents, homme de mauvaise vie 145, qui avait été tué dans une rixe, et qui lui en voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas été vengée par sa famille. Après un dialogue peu intéressant sur ce sujet, les deux poëtes arrivent à la dixième et dernière de ces fosses, qui, toutes comprises dans le huitième cercle, vont toujours s'inclinant par degrés vers le centre, sur lequel toutes pèsent à la fois. Des cris plaintifs et divers frappent l'oreille et blessent le cœur des pointes aiguës de la pitié 146. Tous les maux entassés dans les hôpitaux les plus malsains égaleraient à peine ceux qui sont accumulés dans cette fosse. Les damnés s'y traînent, comme des moribonds couverts de lèpre ou comme des pestiférés. Leur peau écailleuse est tourmentée de démangeaisons insupportables; ils la déchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs espèces de faussaires: l'un avait falsifié les métaux; il était d'Arezzo 147, et avait trompé un certain Albert de Sienne, homme simple, que l'évêque de cette ville avait vengé en faisant brûler vif, comme magicien, le faussaire. Ceci amène contre les Siennois une tirade satirique, où l'on distingue ce trait décoché à la fois contre eux et contre les Français. «Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise? Certes, la Française elle-même ne l'est pas autant de beaucoup 148». Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors entre nous et ce crédule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme quelques commentateurs l'entendent 149; mais quel rapport entre ces défauts et les nôtres?

Note 145: (retour) Il se nommait Geri del Bello.
Note 146: (retour) Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment figurées?
Lamenti saettaron me diversi
Che di pietà ferrati avean gli strali
.
Note 147: (retour) Son nom était Griffolin. Il avait fait croire à l'imbécille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se plaignit à l'évêque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet évêque fit un procès à Griffolin, et le condamna au feu comme magicien. Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damné. Minos, à qui on n'en impose pas, lui a infligé cette peine parce qu'il avait fait dans le monde le métier trompeur d'alchymiste.
Note 148: (retour)
. . . . . . . Hor fu giamai
Gente si vana come la Senese?
Certo non la Francesca si d'assai
.
Note 149: (retour)
Per gente vana intende egli gente di poco senno.

(Lombardi.)

C'est par des exemples tirés des fureurs d'Athamas et de celles d'Hécube que Dante essaie de nous faire comprendre 150 la rage que paraissaient éprouver deux ombres qui couraient comme des forcenées: ce sont celles de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien différents; mais on doit être maintenant fait à ces disparates. L'une est l'âme antique de la scélérate Myrrha 151, qui se rendit plus amie de son père qu'une fille ne doit l'être, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre est un Florentin qui avait escroqué une belle jument, en dictant et signant un testament faux, dans le goût de celui de notre comédie du Légataire. Maître Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonflé par l'hydropisie et brûlé par la soif. «Les clairs ruisseaux qui des vertes collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bordés de frais ombrages, lui sont toujours présents, et leur image le dessèche plus encore que la maladie qui le consume 152». Sentiment naturel et profond que le Tasse a très-heureusement imité dans le treizième chant de son poëme, lorsqu'il fait cette admirable description de la sécheresse qui désola l'armée chrétienne, et qu'il peint, comme le Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourmentés par la soif l'image fraîche et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et des fraîches eaux, qui bouillonnait dans leur pensée 153. Dante, qui se plaît toujours à mêler des personnages anciens avec les modernes, place dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais le traître Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph. Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prête involontairement l'oreille et s'arrête. Virgile le rappelle à lui-même, et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse à écouter. Dante rougit, et continue de suivre son maître.

Note 151: (retour)
Quell' è l'anima antica
Di Mirra scelerata, che divenne
Al padre fuor del dritto amore, amica
.
Note 152: (retour)
Li ruscelletti, che de' verdi colli
Del Casentin discendon giuso in Arno,
Facendo i lor canali freddi e molli,
Sempre mi stanno innanzi, e non indarno,
Che l'immagine lor via più m'asciuga
Che'l male ond'io nel volto mi discarno
.
Note 153: (retour)
Che l'immagine lor gelida, e molle
L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle.

(Gierusal. lib. c. XIII., st. 80.)

Ils marchent tous deux en silence 154 vers le puits central qui conduit au neuvième et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abîme. Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit et moins que le jour 155. Tout à coup le son éclatant d'un cor se fait entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manière aussi terrible après la douloureuse défaite de Charlemagne à Roncevaux. Dante tourne la tête de ce côté; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois géants énormes, Nembroth, Éphialte, Antée, qui s'élèvent en effet comme des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le poëte s'arrête à décrire leur stature prodigieuse, et à peindre par des comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui fait connaître l'un après l'autre, avec des circonstances historiques et poétiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter. C'est à Antée qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Antée les soulève tous deux d'une seule main, les dépose légèrement au fond du gouffre, et se redresse comme le mât d'un vaisseau.

Note 155: (retour)
Quivi era men che notte e men che giorno.

Dante, frappé de l'idée des terribles objets qui l'attendent, voudrait pouvoir former des sons plus âpres 156 et plus convenables à cet affreux séjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis les traîtres. Il se partage en quatre fosses ou vallées. La première porte le nom de Caïn: c'est celle des assassins qui ont tué en trahison. Un lac glacé la remplit. Les criminels sont plongés jusqu'au cou dans la glace, et leurs têtes hideuses s'agitent, se haussent et se baissent à la surface, versant, à force de douleurs, des larmes qui se gèlent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux têtes collées front contre front, et dont les cheveux sont entremêlés, sont celles de deux frères qui s'étaient tués l'un l'autre, comme Etéocle et Polinice 157. Dante, en avançant sur la glace, au milieu de toutes ces têtes, en heurte une qu'il croit reconnaître. Il la saisit par les cheveux, et veut, malgré sa résistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre tête qui prononce le nom de Bocca, misérable qui, dans la bataille de Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagné par l'or des Gibelins, coupa la main de celui qui portait l'étendard, et causa la déroute et le massacre de l'armée. Ce traître est accompagné de quelques autres, dont le poëte fait justice. Leurs têtes sont à l'entrée de la seconde division de ce cercle, qui porte le nom d'Antenor, et où sont enfoncés tous les traîtres à leur patrie.

Note 157: (retour) Ils étaient fils d'Alberto degli Alberti, noble florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napoléon degli Alberti.

Dante détournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperçut deux ombres plongées dans la même fosse et acharnées l'une sur l'autre.... Oserai-je le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si célèbre, et qui est peut-être encore au-dessus de sa renommée? Trouverai-je dans une langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai du moins. Ce qui fait la difficulté de l'entreprise y donne de l'attrait. D'autres l'ont essayé avant moi; mais ils semblent avoir craint d'être simples, et je tâcherai surtout de conserver à cette peinture son effroyable simplicité.

«Je vis, continue le poëte, deux ombres glacées dans une seule fosse: l'une des têtes couvrait l'autre, et comme un homme affamé mange du pain, de même la tête qui était dessus enfonçait dans l'autre ses dents, à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque du cou 158. O toi, lui dis-je, qui montres par une action si féroce ta haine pour celui que tu dévores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le haïr, sachant qui vous êtes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde, venger ta mémoire, si ma langue ne se dessèche pas!

Note 158: (retour)
E come'l pan per fame si manduca
Cosi'l sovran li denti all' altro pose
La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca
, etc.

Une fausse délicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur traduction une espèce de crudité de style; mais ce n'est ni au Dante, ni à sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est à nous et à la nôtre.

«Le coupable détourna sa bouche de cette horrible pâture 159, et l'essuyant avec les cheveux de la tête dont il avait rongé le crâne, il me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le désespoir, et dont la seule pensée m'oppresse le cœur, avant que je commence à parler, mais si mes paroles doivent être un germe qui ait pour fruit l'opprobre de celui que je dévore, tu me verras à la fois parler et verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manière tu es descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin à ton langage. Tu dois savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger. Je t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin de dire que m'étant fié à lui, je fus pris et mis à mort par l'effet de ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a offensé.

Note 159: (retour) C. XXXIII.
La bocca sollevò dal fiero pasto
Quel peccator, forbendola a' capelli
Del capo ch'egli avea diretro guasto
; etc.

«Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de Tour de la Faim, et où tant d'autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite m'avait déjà laissé voir plus de clarté 160, lorsqu'un songe affreux déchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les Gualandi, les Sismondi et les Lanfranchi, avec des chiennes maigres, avides et dressées à la chasse. Après avoir couru peu de temps, le père et ses petits me parurent fatigués, et je crus voir les dents aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'éveillai vers le matin, j'entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si déjà tu n'es ému en pensant à ce que mon cœur m'annonçait; et si tu ne pleures pas, qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes?

Note 160: (retour) Je lis più lume avec Landino, Vellutello, Alde Lombardi, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit più lune, comme l'édition des académiciens de la Crusca, et quelques autres, il faut traduire: «m'avait déjà laissé voir plusieurs fois la clarté de la lune.»

«Déjà ils étaient éveillés; l'heure approchait où l'on apportait notre nourriture, et chacun de nous, à cause de son rêve, doutait de la recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour. Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point; je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux; et mon petit Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon père! qu'as-tu? Je ne pleurai point encore; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre visages les propres traits du mien, transporté de douleur, je me mordis les deux mains. Eux, pensant que j'y étais poussé par la faim, se levèrent tout à coup, et me dirent: Mon père 161, nous souffrirons beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revêtus de ces chairs misérables; dépouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restâmes tous en silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddi se jeta étendu à mes pieds, en me disant: Mon père, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un après l'autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la douleur.--Quand il eût dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre ses dents le malheureux crâne, et comme un chien dévorant, il les y enfonça jusqu'aux os.»

Note 161: (retour)
Padre, assai ci fia men doglia
Se tu mangi di noi: tu ne vestisti
Queste misere carni, e tu le spoglia
.

Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si noble, il lui plaisait tant, au rapport du père Venturi, qu'il ne se lassait point de le citer et d'en faire l'éloge. Mais ce même tercet est excessivement difficile à traduire. Se tu mangi di noi, est même tout-à-fait intraduisible: il est impossible de dire en français, manger de nous, comme on dit manger du pain, et c'est cependant cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en même temps naïve et terrible. Dépouille-nous-en aussi, paraîtra peut-être bien nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: e tu le spoglia. J'ai du moins sauvé cette figure poétique: Vestire spogliare le carni, qui est du style religieux, ou même biblique si l'on veut, mais qui n'en avait ici qu'une propriété de plus, et à laquelle aucun des traducteurs français du Dante n'a songé. Enfin j'ai respecté, autant que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable simplicité.

Loin d'être fatiguée par un récit aussi énergique, la voix du Dante s'élève encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprécations contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins envelopper dans son supplice ses fils, dont un âge si tendre attestait l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thèbes et la honte de l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il désire que les petites îles de Capraia et de la Gorgone, situées près l'embouchure de l'Arno, se détachent, ferment le cours du fleuve, et en fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise même submerger tous ses habitants.

Cette effrayante et terrible scène doit rendre languissant et faible tout ce que l'Enfer même peut encore offrir. On se soucie peu d'un Alberic 162 qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas où ils étaient ses convives, et de quelques autres misérables plongés dans la glace, la tête renversée, et les larmes gelées et amoncelées dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu que du moment où il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il n'avait rien de mieux à faire que d'en sortir. Il n'y reste pas long-temps. Entré dans la quatrième et dernière division de ce dernier cercle, où sont punis les traîtres les plus coupables, il voit flotter l'étendard du prince des Enfers 163. Il aperçoit, en traversant cet espace, les damnés qui le remplissent, couverts d'une glace transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservés dans du verre. Tout se tait. Après l'agitation bruyante des autres cercles, il ne restait peut-être plus, pour frapper l'imagination, et pour lui faire concevoir le dernier excès de la douleur, d'autre moyen que le silence. Au centre, règne Lucifer, enfoncé jusqu'aux reins dans la glace. Sa taille plus que gigantesque, son épouvantable difformité, sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le poëte. Cela dut faire une grande sensation de son temps, où le seul ressort de la morale était la crainte, où celui de la crainte était le diable, et où chacun s'étudiait à donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur.

Note 162: (retour) C'était encore un Cavalier Gaudente, qu'on appelait pour cela Frate Alberigo, quoiqu'il fût militaire. Il était de la maison des Manfrédi, seigneurs des Faenza.
Note 163: (retour) C. XXXIV.
Vexilla regis prodeunt inferni, etc.

Sans nous occuper donc des trois énormes faces du monstre, l'une rouge, l'autre noire et l'autre jaunâtre, de ses trois gueules écumantes qui mâchent éternellement trois damnés 164, de ses six ailes démesurées, et de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler que le centre de l'Enfer, où l'archange rebelle est plongé, est aussi le centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tiré de cette idée. Virgile le prend sur ses épaules, saisit le moment où Lucifer cesse d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les flancs du monstre sont couverts comme d'une épaisse toison, et descend ainsi jusqu'à sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tête où il avait les pieds, et monte au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dépose Dante sur le bord, et y monte après lui. Les jambes renversées de Satan sortent par ce soupirail; il est là toujours debout, à la place où il tomba du ciel. Il s'enfonça jusqu'au centre de la terre, et il y resta fixé. C'est-là que cesse d'agir cette force de gravitation qui entraîne tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'à travers la mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des effets produits sur la forme de la terre, par la chute même de Satan, le Dante eût déjà cette idée 165. Au-dessus de l'endroit où les deux poëtes se sont assis, un ruisseau tombe à travers les rochers; ils montent l'un après l'autre par la route étroite et difficile que l'eau a creusée; ils voient enfin reparaître la lumière, et se trouvent, après tant de fatigues, rendus à la clarté du jour.

Note 164: (retour) Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers célèbres, Brutus et Cassius.
Note 165: (retour) Il l'énonce clairement par ces mots qu'il met dans la bouche de Virgile:
Tu passasti il punto Al qual si traggon d'ogni parte i pesi.



CHAPITRE IX.

Suite de l'Analyse de la Divina Commedia.

Le Purgatoire.


Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un poëte, c'est certainement dans les premiers vers que Dante laisse échapper avec une sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des régions moins affreuses, où du moins l'espérance accompagne et adoucit les tourments. Son style prend tout à coup un éclat, une sérénité qui annonce son nouveau sujet. Ses métaphores sont toutes empruntées d'objets riants. Il prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne à la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et qu'elle n'a jamais surpassé depuis. «Pour voguer sur une onde plus favorable 166, la nacelle de mon génie dresse ses voiles, et laisse derrière elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second règne, où l'âme humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici, muses sacrées, puisque je suis tout à vous, que la poésie morte renaisse, que Calliope relève un peu mes chants, qu'elle les accompagne de ces accords, dont les malheureuses filles de Piérius se sentirent frappées, et qui leur ôtèrent tout espoir de pardon.» Puis, commençant tout de suite son récit par une description presque magique: «La douce couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux, rendit à mes yeux tous leurs plaisirs, aussitôt que j'eus quitté l'air infernal qui avait attristé mes yeux et mon cœur 167.» Sa lyre est montée sur ce ton; il continue: «Le bel astre qui invite à l'amour, réjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des pôles, et que j'y vis briller quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la première race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons. Malheureux Septentrion, tu es veuf et à jamais à plaindre, puisque tu ne peux les voir 168!» Laissant à part le sens allégorique de ces étoiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblème, y a-t-il une poésie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et qui fasse mieux sentir le passage ravissant des ténèbres à la lumière!

Note 166: (retour) C. I.
Per correr miglior acqua alza le vele
Omai la navicela del mia ingegno
Che lascia dictro a se mar si crudele
, etc.
Note 167: (retour)
Dolce color d'oriental zaffiro
Che s'accoglieva nel sereno aspetto
Dell' aer puro, infino al primo giro,
Agli occhi miei ricominciò diletto
, etc.
Note 168: (retour)
O Settentrional vedovo sito
Po' che privato se' di mirar quelle
!

Observons que le poëte ne se livre pas à ce transport en entrant dans le Purgatoire; où il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et où l'espérance même est encore attristée par des souffrances: le lieu de la nouvelle scène qu'il va parcourir est divisé en trois parties; le bas de la montagne, jusqu'à la première enceinte du Purgatoire: les sept cercles du Purgatoire qui, s'élevant les uns sur les autres, occupent la plus grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace qui la sépare de la mer, qu'il voit se lever ou se déchirer tout à coup le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les éclatantes beautés de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prés de lui un vieillard d'un aspect si vénérable, que celui d'un père ne doit pas l'être davantage pour son fils. Sa longue barbe était mêlée de blanc, comme l'étaient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux côtés sur sa poitrine. Les rayons des quatre étoiles saintes éclairaient si vivement son visage, que Dante le voyait comme à la clarté du soleil. Ce vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de les voir échappés au noir abîme, et parvenus aux lieux qu'il habite. Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa présence, et de baisser les yeux devant lui. Il répond ensuite aux questions du vieillard, et l'instruit du sujet qui a engagé son disciple à ce périlleux voyage. C'est surtout le désir de la liberté, de cette liberté si chère, et dont celui qui a renoncé pour elle à la vie sait si bien le prix 169. Jusque-là, on ignore quelle est cette ombre vénérable. On l'apprend ici de Virgile. «Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique, ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dépouille mortelle, qui, au grand jour, sera revêtue de tant d'éclat.»

Note 169: (retour)
Libertà va cercando, ch'è si cara
Come sa chi per lei vita rifiuta.

Des objections théologiques ont été faites à notre poëte, sur la place qu'il assigne à Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'espérance qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier commentateur du Dante, le P. Lombardi, répond à ces objections comme il peut, mais cela n'importe guère à ceux qui, comme nous, ne considèrent ce poëme que du côté poétique.

Caton apprend aux deux poëtes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette montagne d'expiations et d'épreuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer 170, et qu'il se lave le visage, pour en effacer la fumée des brasiers infernaux. Après ces instructions, il disparaît. Dante se lève, et se dispose à suivre de nouveau son maître. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les formalités expiatoires qui leur ont été prescrites. Le soleil paraît 171, et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'âmes qui vont au Purgatoire, et un ange éclatant de blancheur et de lumière qui les y conduit 172. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hébreux chantèrent après la sortie d'Égypte. L'ange, quand il les a déposées sur le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu 173. Ces âmes vont errant comme des étrangères dans un pays inconnu: elles aperçoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont étrangers comme elles, et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la route qu'ils doivent faire en montant ne leur paraîtra qu'un jeu. Les âmes, en s'approchant du Dante, s'aperçoivent à sa respiration qu'il vit encore. Elles sont frappées d'étonnement, et l'entourent en foule, comme le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager qui porte en signe de paix une branche d'olivier.

Note 170: (retour) Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son écorce unie et lisse le symbole de la pureté et de la simplicité; il est, par sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus nécessaires dans le chemin du ciel.
Note 172: (retour) Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint; comme tout le reste, d'une manière admirable. Je reviendrai plus loin sur cet objet.
Note 173: (retour)
Ed el sen gì, come venne, veloce.

L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors le vide de ces ombres, qui n'ont de réel que l'apparence. Trois fois il étend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien à lui, qu'il reconnaît en elle Casella, son maître de musique et son ami. Ils s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amitié; ensuite le poëte, fidèle à son goût pour la musique, prie Casella, s'il n'a point perdu la mémoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait point prier; il chante une canzone de Dante lui-même 174, avec une voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les âmes venues avec Casella, restent enchantées de plaisir. Cette petite scène lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux qui ont voué, comme notre poëte, une affection constante à cet art consolateur. Mais le sévère Caton vient troubler leur jouissance; il leur rappelle qu'ils ont autre chose à faire que d'entendre chanter, et qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se dispersent «comme des colombes occupées à becqueter un champ de blé, et qui voient paraître tout à coup un objet qui les effraye 175

Note 174: (retour)

Amor che nella mente mi ragiona.
Note 175: (retour)
Come quando, cogliendo biada o loglio,
Gli colombi adunati alla pastura
, etc.

Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne 176, et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une troupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si lentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgile leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les premières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortent du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la tête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que la première fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elles s'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi 177. Cette comparaison naïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissent avoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans le texte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sans lui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, en peignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un air pudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleil projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières; elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant que celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sans l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ils peuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'est Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié comme son père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il le fut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du pape Clément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le cadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église.

Note 176: (retour) C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction, j'écarte tout ce qui ne conduit pas à ce but.
Note 177: (retour)
Come le pecorelle escon del chiuso, etc.

L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit sa peine, que la miséricorde de Dieu est infinie, et que l'excommunication d'un pape n'ôte pas tout moyen de rentrer en grâce auprès de l'Éternel, pourvu que l'on ait une ferme espérance; seulement, si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente fois autant de temps qu'on a persisté dans son obstination, à moins que ce temps ne soit abrégé par de bonnes prières. Je ne sais si les papes admettaient alors cette espèce de tarif: depuis long-temps leur prudence l'a rendu à peu près inutile; ils ont excommunié beaucoup moins, et n'envoient plus de cardinaux déterrer les cendres des rois.

Dante s'aperçoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est écoulé sans qu'il y ait pris garde, pendant le récit de Mainfroy 178. Cela inspire à un poëte philosophe des vers philosophiques d'un style ferme, exact, et, comme celui de Lucrèce, toujours poétique, sur la puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou par la peine qu'il nous cause, et sur cette faculté auditive qu'exerce alors notre âme, indépendante de la faculté de penser et de sentir. Il reconnaît enfin qu'ils sont arrivés à ce passage étroit et difficile que les âmes leur avaient indiqué. Ils y gravissent avec beaucoup de peine, arrivent sur une première, plate-forme qui fait le tour de la montagne; et de là, sur une seconde, par un chemin non moins pénible. Ils s'asseyent alors, tournés vers le levant, d'où ils étaient partis; le spectacle du ciel et de l'immensité occasionne entr'eux des questions et des réponses astronomiques et géographiques, où Dante s'exprime toujours en poëte, en même temps qu'en géographe et en astronome. Les âmes des négligents sont retenues dans ces enceintes, qui précèdent le Purgatoire. Le poëte en décrit une troupe nonchalamment assise à l'ombre derrière des rochers, et peint avec sa fidélité ordinaire leur contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui était assise, se tenant les genoux embrassés, et courbant entre eux son visage 179. Quelques mots qu'il adresse à son guide attirent l'attention de cette ombre: elle lève un peu les yeux et le regarde, mais seulement jusqu'à la moitié du corps; dernier coup de pinceau qui achève ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins bien son caractère. Dante la reconnaît: il lui parle et la nomme 180; mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir jamais entendu parler.

Note 179: (retour)
Sedeva ed abbrœcciava le ginocchia,
Tenendo 'l viso giù tra esse basso
.
Note 180: (retour) Ce nom est Belacqua; mais l'on n'en est pas plus avancé.

D'autres ombres un peu moins inactives 181 s'aperçoivent que le corps du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel; Virgile le leur confirme: aussitôt elles remontent vers leurs compagnes, aussi rapidement que des vapeurs enflammées fendent l'air pur au commencement de la nuit, ou que le soleil d'été fend un léger nuage; elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientôt entouré. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera sur la terre, et qu'il leur obtienne des prières qui doivent abréger leurs épreuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle de Buonconte de Montefeltro est la seule remarquable.

Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino 182, et l'on n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine cette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans la bataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins, et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie. L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfer criait: «O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi? Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme qui me l'enlève 183. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.» Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la campagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconte est entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'il avait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sa poitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfin plongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machine poétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs, bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvre du grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes et dans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la première fois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dante qu'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours un grand rôle.

Note 183: (retour)
Tu te ne porti di costui l'eterno, Per una lagrimetta che'l mi toglie.

Environné de ces ombres importunes, le poëte se compare à un homme qui vient de gagner une forte partie de dez 184, et qui, pendant que son adversaire s'éloigne seul et triste, se retire entouré de tous les spectateurs empressés à le suivre, à le précéder, à s'en faire voir, et obstinés à ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme plusieurs de ces ombres d'hommes assassinés de diverses manières, qui le conjurent de prier pour elles. Dégagé de cette foule, il questionne son guide sur l'efficacité que ses prières pourront avoir. Virgile l'engage à ne se point occuper de ces difficultés, qui seront toutes résolues par Béatrix, quand il l'aura trouvée sur le sommet de la montagne. Dante double alors le pas, et se sent animé d'un nouveau courage. Mais à part de toutes ces ombres, dont ils commencent à s'éloigner, ils aperçoivent celle d'un poëte alors célèbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens qui s'était le plus distingué dans la langue et la poésie des Provençaux. Sordel était assis; son attitude était fière et presque dédaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de décence. Il ne répond point à une première question que lui fait Virgile, et le laisse approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose 185. Mais dès que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui était aussi de Mantoue, se lève, se nomme, et les deux poëtes s'embrassent.

Note 184: (retour) C. VI.
Quando si parte'l gíuoco della zara, etc.
Note 185: (retour)

Solo guardando

A guisa di leon quando si posa.

Cet élan d'un sentiment patriotique en fait naître un dans l'âme du Dante; il s'emporte avec véhémence contre l'esprit de discorde qui perdait alors l'Italie: «Ah! malheureuse esclave, s'écrie-t-il, Italie, séjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempête 186, toi qui n'es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution: cette âme généreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour faire à son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empressé, et maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux qu'une même enceinte et un même fossé renferment se dévorent entre eux. Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins à rougir.» Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie à reconnaître l'autorité de César; l'empereur Albert d'Autriche à dompter ces esprits rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, à se laisser enfin toucher par tant de malheurs.

Note 186: (retour)
Ahi serva Italia di dolore ostello,
Nave senza nocchiero in gran tempesta,
Non donna di provincie, ma b
....., etc.

Ce dernier mot, très-mal sonnant aujourd'hui, était alors de la langue commune. Il n'ôte rien à la force et à l'éloquence de ce morceau.

De l'Italie en général il en vient à Florence sa patrie, et lui adresse une apostrophe assaisonnée de l'ironie la plus amère: «O Florence! tu dois être satisfaite de cette digression 187. Elle ne peut te regarder, grâce à ton peuple, qui s'étudie à te procurer un autre sort. Beaucoup d'autres peuples ont la justice dans le cœur, mais elle y agit avec lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours à la bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple répond sans être appelé, et s'écrie: J'en veux supporter le poids. Maintenant réjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix, tu es sage. Si je dis la vérité, ce sont les effets qui le prouvent.

Note 187: (retour)
Fiorenza mia, ben puoi esser contenta
Di questa digression, che non ti tocca
Mercè del popol tuo
, etc.

Athène et Lacédémone qui firent des lois si sages et réglèrent si bien la cité, ne firent que peu de progrès dans l'art de bien vivre, auprès de toi qui fais des règlements si subtils, que ce que tu ourdis en octobre ne va pas jusqu'à la moitié de novembre 188. Combien de fois, en peu de temps, as-tu changé de lois, de monnaies, d'offices publics, d'usages, et renouvelé tes citoyens! Si tu as bonne mémoire, et un jugement sain, tu te verras toi-même comme une malade, qui ne trouve sur la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour donner le change à ses douleurs 189». En lisant cette éloquente invective, on est tenté d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-même de Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnaître en lui

Quella fonte

Che spande di parlar si largo fiume.
Note 188: (retour)

Ch'a mezzo novembre

Non giunge quel che tu d'ottobre fili.
Note 189: (retour)
Vedrai te simigliante a quella'nferma
Che non può trovar posa in su le piume,
Ma con dar volta suo dolore scherma
.

Cependant le poëte Sordel ne connaît encore que comme Mantouan celui qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir davantage 190. Virgile se nomme: Sordel, frappé de surprise et de respect, tombe à ses pieds: «O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ô éternel honneur du lieu de ma naissance, quel mérite ou plutôt quelle faveur te montre à mes yeux?» Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'élever plus haut sur la montagne, les conduit vers une espèce de vallon, dont notre poëte fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs et les parfums les plus délicieux y charmaient les yeux et l'odorat 191. Couchées entre des fleurs, des âmes y chantaient avec des voix mélodieuses l'hymne du Salve Regina. C'étaient des âmes d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez d'indolence pour trouver ici place parmi les négligents. L'empereur Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligés des mœurs dépravées de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre, et qu'il nomme, à cause de ce dernier roi, père et beau-père du mal français 192; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples, Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent pas tous également bien placés dans cette catégorie de princes.

Note 191: (retour) Cette description se termine par ces trois vers charmants;
Non avea pur natura ivi dipinto,
Ma di soavità di mille odori
Vi facea un incognito indistinto
.
Note 192: (retour)
Padre, e suocero son del mal di Francia.

Le soir était venu quand ces ombres cessèrent leurs chants et commencèrent un autre hymne. C'est peut-être tout ce qu'eût dit un autre poëte; mais le nôtre le dit avec une richesse de poésie sentimentale et d'idées mélancoliques et touchantes, qui paraît en lui véritablement inépuisable 193. «Il était déjà l'heure qui renouvelle les regrets des navigateurs et leur attendrit le cœur, le jour où ils ont dit adieu à leurs plus chers amis, et qui pénètre d'amour le nouveau pèlerin, s'il entend de loin le son de la cloche qui paraît pleurer le jour, quand il expire: alors je commençai à ne plus rien entendre, etc.»

Note 193: (retour) C. VIII.
Era già l'ora che volge'l disio
A' naviganti e'ntenerisce il cuore,
Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio;
E che lo nuovo peregrin d'amore
Punge, se ode squilla di lontano,
Che paia'l giorno pianger che si muore,
Quand' io' ncominciai
, etc.

On reconnaît dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle élégie de Gray, sur un cimetière de campagne.

The curfew tells the knell of parting day.

Les âmes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants sont interrompus par l'arrivée de deux anges armés d'épées flamboyantes, mais dont la pointe est émoussée 194. Ils sont envoyés par la vierge Marie pour défendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pénétrer. Ils s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps après, le serpent arrive et commence à se glisser entre les fleurs. Les deux anges s'élèvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit de leurs ailes, et viennent se remettre à leur poste. Nino, juge, c'est-à-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille des Malaspina, qui avaient donné au Dante un asyle dans son exil, reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu l'arrivée du serpent.

Note 194: (retour) Nous reviendrons bientôt sur ces deux anges, connue sur celui que nous avons déjà trouvé plus haut.

Ils étaient assis tous cinq sur l'herbe fraîche, au lever de l'aurore 195. Dante se sent accablé de sommeil; il s'endort. «C'était l'heure du matin 196 où l'hirondelle commence ses tristes plaintes, peut-être au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre âme plus étrangère aux sens, et moins esclave de nos pensées, a dans ses visions quelque chose de divin.» Le poëte voit en songe un aigle aux ailes d'or qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlève jusqu'à la sphère du feu, où ils s'embrasent et sont consumés tous les deux. À son réveil, il ne reconnaît plus autour de lui les mêmes objets; il apprend de Virgile ce qui s'est passé pendant son sommeil. Une femme nommée Lucie, qui est, selon les interprètes, le symbole de la grâce divine, est venue l'enlever et l'a porté au nouveau lieu où il se trouve. Sordel et les autres sont restés où ils étaient auparavant. Virgile a suivi les traces de la belle Lucie, qui lui a indiqué, près de là, l'entrée du Purgatoire, et a disparu en même temps que Dante rouvrait les yeux. Il se lève et marche vers la porte avec son guide. Elle était gardée par un ange, armé d'une épée étincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrés de marbres de différentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile. Dante, soutenu par Virgile, monte péniblement jusqu'à lui, se prosterne à ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre l'entrée de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit succède une harmonie délicieuse. Le poëte, en entrant dans cette enceinte, entend les louanges de l'Éternel chantées par des voix si mélodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent éprouvée quand l'orgue accompagnait le chant des fidèles, et que tantôt on entendait les paroles, tantôt elles cessaient de se faire entendre.

Note 196: (retour)
Nell' ora che comincia i tristi lai
La rondinella presso alla mattina
, etc.

Toute cette première division de la seconde partie du poëme est, comme on voit, fertile en descriptions et en scènes dramatiques. Les descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sèche analyse peut à peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes, les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraîches et les plus vives. Les objets surnaturels ne coûtent pas plus au poëte que ceux dont il prend le modèle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de céleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les âmes dans une barque 197, a de grandes ailes blanches déployées, et un vêtement qui les égale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le conduire. Il les tient dressées vers le ciel, et frappe l'air de ses plumes éternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau divin 198 approche, plus son éclat augmente; et l'œil humain ne peut plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives enflammés pour chasser le serpent 199, sont vêtus d'une robe verte comme la feuille fraîche éclose; le vent de leurs ailes, qui sont de la même couleur, l'agite et la fait voltiger après eux dans les airs: on distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'œil se trouble en regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le dernier que l'on a vu garder l'entrée du Purgatoire, porte une épée qui lance des étincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble à la cendre ou à la terre desséchée, soit pour faire entendre à ceux qui vont expier leurs fautes que l'homme n'est que poussière; soit pour signifier, comme le veulent d'autres commentateurs 200, que les ministres de la religion doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclésiastique, dont on les soupçonne apparemment de ne se pas souvenir toujours: De quoi s'énorgueillit ce qui n'est que terre et que cendre 201?

Note 197: (retour) C. II, v. 23 et suiv.
Note 198: (retour) L'uccel divino.
Note 199: (retour) C. VIII, v. 25 et suiv.
Note 200: (retour) Velutello et Lombardi.
Note 201: (retour) Quid superbit terra et cinis? (Ecclésiastic, c. X, v. 9.)

On se rappelle que l'enceinte générale du Purgatoire est composée de sept cercles, placés l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et Virgile commencent à gravir. Chacune de ces enceintes particulières décrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept péchés mortels. Le passage par où l'on monte de l'un à l'autre est presque toujours long, étroit et difficile. Le premier cercle est celui des orgueilleux 202; leur punition est de marcher courbés sous des fardeaux énormes. Avant de les voir paraître, Dante regarde avec admiration sur le flanc de la montagne, qui s'élève jusqu'au second cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief supérieures aux chefs-d'œuvre de Policlète et même à ceux de la Nature. Ce sont des exemples d'humilité qu'elles retracent; l'Annonciation de l'ange à l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre poëte dans son style énigmatique, était plus et moins qu'un roi 203; enfin, un trait d'humanité de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce qu'on prétend que saint Grégoire en fut si touché qu'il demanda et obtint que ce bon empereur fût retiré de l'Enfer; trait, au reste, qui n'est rapporté que par des historiens très-suspects 204, et que Baronius et Bellarmin eux-mêmes traitent de fable. Mais un poëte n'est pas obligé d'être si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition populaire: il a parfaitement représenté dans ses vers, ce qu'il dit avoir vu sculpté sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage.

Note 203: (retour) E più e men che re era'n quel caso.
Note 204: (retour) Le moine Helinant ou Elinant, dans sa Chronique; Jean Diacre, dans la Vie de S. Grégoire, l'Eucologe des Grecs; et même S. Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve éplorée se jeta, selon eux, à la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortége militaire qui l'accompagnait, et au moment où il partait pour une expédition lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacré par des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice à son retour; mais, sur les instances de cette malheureuse mère, il s'arrêta, et ne partit qu'après l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur Xiphilin, rapportent le même trait de l'empereur Adrien.

A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement courbés sous d'énormes fardeaux, qu'ils conservent à peine la forme humaine, il s'élève contre l'orgueil des chrétiens qui contraste avec la misère et les infirmités de l'âme. C'est là que se trouve cette image emblématique de l'âme humaine, dont le texte est souvent cité, mais qui, dans une traduction, ne conserve peut-être pas le même éclat et la même grâce:

Non v'accorgete voi che noi siam vermi
Nati a formar l'angelica farfalla
Che vola alla giustizia senza schermi?

C'est-à-dire, ou du moins à peu près, «Ne voyez-vous pas que nous sommes des vermisseaux nés pour former le papillon angélique qui doit voler vers l'inévitable justice?» Ces orgueilleux, pliés et presque écrasés sous les charges qu'ils portent, récitent l'Oraison dominicale toute entière. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent à Dieu la dernière prière 205, mais pour ceux qui sont restés au monde après eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les âmes du Purgatoire qui prient pour celles des vivants.

Note 205: (retour) Sed libera nos à malo; ce que Dante traduit avec S. Chrysostôme (in Matth., c. 6) par: Délivre-nous du malin esprit, ou du démon, au lieu de délivre-nous du mal, comme on le dit en français.

Quelques-unes de ces ombres se font connaître, ou sont reconnues par le poëte. Il reconnaît celle d'un peintre en miniature, nommé Oderisi da Gubbio, qui avait eu de son temps une grande célébrité; c'est dans sa bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'état où la peinture était déjà parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanité de la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frère; est-ce pour rappeler l'amitié qui les avait unis, ou l'étude qu'il avait faite lui-même de l'art du dessin? Cela peut être, mais au reste c'est en général le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire. L'égalité y règne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs peines. «Mon frère, lui dit Oderisi, les tableaux de Franco de Bologne plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant accordé quand je vivais, tant j'avais le désir d'exceller et d'être le premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien l'éclat dont ils brillent dure peu, si des siècles grossiers ne leur succèdent! Cimabué crut remporter la palme dans la peinture, et maintenant Giotto a tant de renommée qu'il obscurcit celle de son maître. Ainsi dans l'art des vers, le second Guido efface la gloire du premier 206; et peut-être est-il né maintenant un poëte qui les surpassera tous deux 207. Tout ce vain bruit du monde ressemble au souffle des vents qui vient tantôt d'un côté de l'horizon, tantôt de l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que mille années s'écoulent; quelle réputation auras-tu de plus, si tu es parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, que si tu étais mort avant de quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans comparés à l'éternité sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'œil comparé à celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre renommée est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que flétrit et décolore ce même soleil qui la fait sortir verte du sein de la terre.»

La vostra nominanza è colar d'erba,
Che viene e va, e quei la discolora
Per cui ell'esce della terra acerba
.
Note 206: (retour) C'est-à-dire, que Guido Cavalcanti surpasse Guido Guinizzelli.
Note 207: (retour) Quelques interprètes ont pensé que Dante se désigne ici lui-même; et si ce mouvement d'orgueil poétique est déplacé dans un moment où il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout-à-fait étranger à son caractère. Lombardi me paraît cependant observer avec raison, qu'alors le poëte aurait dit: Il en est maintenant né un qui peut-être les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-être né un, etc.:
E forse è nato chi l'uno e l'altro
Caccerà del nido
,

il est probable qu'il n'a parlé qu'en général, et en se fondant uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.

Quelle comparaison juste et mélancolique! quel beau langage et quels vers! Homère lui-même, n'est pas au-dessus de notre poëte, lorsqu'il compare les générations des hommes aux générations des feuilles qui jonchent la terre en automne.

Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre 208, aperçoit des figures gravées sur le pavé de marbre; elles retracent aux yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le poëte s'abandonne ici plus que jamais à son goût pour les mélanges de la fable avec l'histoire, et du sacré avec le profane. Ces figures gravées représentent Lucifer et Briarée; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de foudroyer les géants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la confusion des langues; Niobé et les corps inanimés de ses enfants; Saül, qui se tua sur les monts Gelboë, Arachné, à demi-changée en araignée; Roboam, au moment où ses sujets le précipitent de son char; Alcméon qui tue sa mère, et Sennachérib tué par ses enfants; Thomiris plongeant dans le sang la tête de Cyrus; les Assyriens fuyant après la mort d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie.

Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa face brillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume, avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur. «Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles de l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu de lamentations horribles.» Ils arrivent cependant au second cercle, où sont purifiés les envieux 209. Là, il n'y a ni statues ni gravures; le mur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont couvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues en dessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une sur l'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur du cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte des églises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une de leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que des chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec le péché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurs paupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps a rendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtes font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une diatribe contre les Toscans 210, dans laquelle, en suivant le cours de l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi par plusieurs rivières, l'ombre d'un certain Guido del Duca, de la petite ville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblème d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de Florence.

Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du poëte, quand tout à coup une autre lumière frappe ses yeux si vivement qu'il est obligé d'y porter la main 211: il compare l'éclat de ce coup de lumière à celui d'un rayon réfléchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur indiquer le passage par où ils doivent s'élever au troisième cercle. Tandis qu'ils en montent les degrés, Dante expose à Virgile quelques doutes qui lui sont restés sur ce que Guido del Duca vient de leur dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Béatrix, qu'il verra bientôt, achèvera de les résoudre. Le véritable but du poëte, dans cet entretien, paraît être de rappeler aux lecteurs qui pourraient l'oublier, ce personnage principal de son poëme, cette Béatrix qu'il n'oublie jamais.

Dans le troisième cercle, destiné à l'expiation de la colère, il a voulu opposer à ce péché des exemples de la vertu contraire; mais, pour varier ses moyens, au lieu de représenter ces exemples sculptés ou gravés, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il éprouve à la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son système de mélanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec douceur quand elle l'a retrouvé dans le temple, disputant au milieu des docteurs; Pisistrate, maître d'Athènes, calmant par une réponse indulgente sa femme qui l'exhorte à punir une insolence faite publiquement à leur fille, et saint Étienne demandant à Dieu la grâce de ceux qui le lapident. Le supplice des colériques est d'être enveloppés dans un brouillard aussi épais que la fumée la plus noire 212, mais qui ne leur ôte ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de miséricorde, l'Agnus Dei; l'un d'eux parle au poëte, et s'entretient avec lui sur le libre arbitre. C'est un certain Marc, de Venise, homme vertueux, qui avait été son ami, et qui n'avait d'autre défaut pendant sa vie que d'être fort sujet à la colère. On remarque dans son discours cette peinture naïve de l'âme, telle qu'elle est dans son innocence primitive. «L'âme sort des mains de celui qui se complaît en elle avant de la créer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour à tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reçu la vie d'un être bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir. Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en détourne et ne lui fait porter ailleurs son amour 213

Note 213: (retour)
Esce di mano a lui che la vagheggia
Prima che sia, a guisa di fanciulla,
Che, piangendo e ridendo, pargoleggia.

L'anima semplicetta, che sa nulla,
Salvo che mossa da lieto futtore,
Volentier torna a ciò che la trastulla
, etc.

De là il s'élève à des idées politiques, à la nécessité des lois et à celle d'un chef habile qui sache régir la cité. C'est encore le Gibelin qui parle ici autant que le poëte. «Les lois existent, dit-il, mais qui les exécute? personne: parce que le pasteur qui marche à la tête du troupeau peut être sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en nourrit elle-même et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal gouverné que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa nature il soit nécessairement corrompu 214. Rome, qui a régénéré le monde, avait autrefois deux soleils qui éclairaient l'une et l'autre voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a éteint l'autre; l'épée a été jointe au bâton pastoral, et ils vont inévitablement mal ensemble, parce qu'étant réunis, l'un n'a plus rien à craindre de l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que l'on connaît l'herbe». On voit que Dante revient toujours à son système de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de l'Italie et du monde à la confusion impolitique des deux puissances dans une seule main.

Note 214: (retour)
Ben puoi veder che la mata condotta
E la cagion che'l mondo ha fatio reo
E non natura che'n voi sia corrotta
.

Cette opinion saine et philosophique paraît fortement en contradiction avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi, ont tous passé sur cette difficulté sans même l'indiquer dans leurs notes. Il nous conviendrait mal d'être plus difficiles qu'eux.

Marc, à la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui restent encore comme des modèles des mœurs antiques, mais qui ne peuvent arrêter le torrent. Après qu'il s'est retiré, en voyant le crépuscule du soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-même de cette brume épaisse, et revoit le beau spectacle du soleil à son couchant 215. Son imagination en est si fortement émue qu'il tombe dans une rêverie profonde. Il s'étonne lui-même de la force de cette imagination impérieuse qui le poursuit. «O imagination! s'écrie-t-il, toi qui enlèves souvent l'homme à lui-même, au point qu'il n'entend pas mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite? Qui fait naître en toi des objets que les sens ne te présentent pas?» La réponse qu'il fait à cette question n'est pas fort claire. «Ce qui t'excite, dit-il, est une lumière qui se forme dans le ciel, ou d'elle-même, ou par une volonté qui la conduit ici-bas 216.» Alors, on se payait dans l'école de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait fait de cette sorte de solutions une science où Dante était très-versé. Mais il n'y a lumière céleste qui puisse expliquer l'incohérence des objets que réunit cette espèce de vision. Ce sont purement des rêves, et les rêves d'un esprit malade. Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau. Cet objet disparaît, et il lui tombe dans la pensée 217 un homme crucifié: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air fier et dédaigneux, devant le grand Assuérus, Esther et le juste Mardochée. Cette image se dissipe d'elle-même comme une bulle d'eau qui s'évapore, et dans sa vision s'élève alors la jeune Lavinie, qui reproche tendrement à sa mère de s'être tuée pour elle.

Note 216: (retour)
Muove il lume che nel ciel s'informa,
Per se o per voler che giù lo scorge
.
Note 217: (retour)
Piovve dentro alla fantasia, etc.

Il est enfin rendu à lui-même, et retiré comme d'un songe par l'éclat d'une lumière plus vive que toutes celles dont il avait été frappé. C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par où il doit monter au cercle supérieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des paresseux. Ici Dante se fait donner par son maître une longue explication métaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volonté, qui, selon qu'elle est bien ou mal dirigée, fait naître en nous des affections haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont expiées dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la négligence à poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le quatrième, où nous sommes; et ces affections poussées à l'excès deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles supérieurs qui nous restent à parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise une seconde fois 218; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage est celui de l'école; on peut regretter qu'il ne soit pas plutôt celui du cœur. Virgile mêle à ses explications quelques nouvelles solutions sur le libre arbitre; et toujours il renvoie à Béatrix (c'est-à-dire, sous ce nom si cher, à la Théologie personnifiée) les dernières réponses que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thébains couraient pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismène, en cherchant le dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en rappelant à haute voix des exemples tirés de l'Histoire sainte et de l'Histoire profane, où la célérité de l'action en décida le succès 219. Quand cette espèce de tourbillon s'est dissipé 220, le poëte est encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau songe.

Note 219: (retour) C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans les montagnes; et César qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lérida), partit de Rome, alla faire assiéger Marseille par un de ses lieutenants, et courut de-là en Espagne. Ce mélange que fait le Dante du sacré avec le profane, dans ses citations historiques, est si fréquent, qu'il en faut conclure que ce n'était point en lui un effet des caprices de l'imagination, mais un système.
Note 220: (retour) J'omets ici à dessein ce que Dante fait dire par une de ces ombres, celle d'un abbé de St.-Zenon à Vérone; elle lance en courant un trait contre un homme puissant, et lui prédit qu'il se repentira bientôt d'avoir un pied déjà dans la tombe (l'un piede entro la fossa), donné par force pour abbé à ce couvent son fils naturel, difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire particulière sont sans intérêt pour nous, si nous n'en connaissons pas l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirigé contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vérone chez qui Dante avait été si bien accueilli dans son infortune, c'est une raison de plus pour ne nous y pas arrêter.

A l'heure de la nuit où ce qui restait de la chaleur du jour ne peut plus résister au froid de la lune, de la terre, et peut-être, ajoute-t-il, de Saturne, une femme bègue, boiteuse et difforme lui apparaît, et devient à ses yeux une sirène qui le charme par sa beauté et par son chant. Mais une autre femme belle et sévère paraît, s'élance sur la sirène, déchire ses vêtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle découvre qu'un objet hideux et si infect que le poëte se réveille; emblême énergique, mais peut-être un peu crûment exprimé, des trois vices expiés dans les trois cercles supérieurs.

Une voix bien différente appelle Dante pour le conduire au premier de ces trois cercles, qui est le cinquième du Purgatoire: c'est la voix d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable dans ce séjour mortel. Ses deux ailes étendues ressemblaient à celles du cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement l'air en promettant le bonheur à ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. Cette image douce et d'une suavité céleste contraste admirablement avec la première; et cet ange qui promet des consolations en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition même. Les avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds et les mains liés, forcés de regarder la terre où ils eurent toujours les yeux attachés pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de la maison de Fiesque; il ne régna qu'un mois et quelques jours, mais ce peu de temps lui suffit pour reconnaître que le manteau pontifical est si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau paraît léger comme la plume.

Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent à celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement 221, tient des discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre. Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une étable où déposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui préféra la pauvreté à des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la libéralité sauva trois jeunes filles du déshonneur où allait les plonger la pauvreté de leur père.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non pas le premier roi de la race capétienne, mais son père Hugues-le-Grand, duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnommé Cappatus, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne s'accordent pas 222: «Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui étend son ombre malfaisante sur toute la chrétienté.» C'est sur ce ton, dicté par les ressentiments du poëte, que Hugues fait sa propre confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chassé de sa patrie. «Par ses ruses, fait-il dire à Hugues Capet, par les seules armes dont se servit le traître Judas, il causera la perte de Florence; mais à la fin il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaçable qu'une telle peine lui paraît plus légère à supporter.» C'est là qu'il en voulait venir; c'est pour arriver à Charles de Valois qu'il a fait se confesser Hugues Capet, qu'il l'a placé parmi les princes avares, et surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris,

Figliuol d'un beccaio di Parigi.
Note 222: (retour) Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mémoire de M. Brial, imprimé dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut, année 1808.

On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne l'eût pas adoptée et consignée dans son poëme, si Charles, descendant de Hugues, n'eût été son persécuteur. Hugues étend ses accusations contre sa race, jusqu'à Philippe-le-Bel, à ses querelles avec Boniface VIII, et à la captivité de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au poëte que pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis. C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit traître, voleur et parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui font encore rire à ses dépens; et l'insensé Acham qui déroba le butin de Jéricho, et fut lapidé par ordre de Josué; c'est la punition d'Ananias et de sa femme Saphira, et celle que subit Héliodore: tantôt le cercle entier voue à l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantôt ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle est la saveur de l'or 223.

Note 223: (retour) Allusion à la mort de Crassus, que les Parthes, connaissant son avarice, attirèrent dans un piége par l'appât d'un riche butin: son armée y périt tout entière. Il se fit tuer pour ne pas tomber entre les mains des Parthes. Ayant trouvé son corps, ils lui coupèrent la tête et la jetèrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces mots, qui furent aussi adressés à la tête de Cyrus: C'est d'or que tu as eu soif, bois de l'or: Aurum sitisti, aurum bibe. Au reste, le systême dont j'ai parlé plus haut (page 161, note 1) paraît ici plus évidemment que jamais, dans ce mélange alternatif et symétrique de la fable, de la bible et de l'histoire.

Hugues Capet avait enfin terminé ses aveux; tout à coup la montagne tremble, Délos n'éprouva pas une secousse si forte avant que Latone y descendît pour mettre au monde les deux lumières des cieux. Le chant de gloire et de joie, le Gloria in excelsis Deo se fait entendre. Toute cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux météores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une âme est purifiée, et qu'elle est prête à s'élever vers le ciel 224. Celle qui en sort en ce moment est l'âme du poëte Stace, que Dante, d'après une fausse tradition 225, fait natif de Toulouse, quoiqu'il fût napolitain 226. Stace aborde les deux poëtes, et, en leur racontant son histoire, il témoigne, sans connaître Virgile, avoir eu toujours pour lui une vénération profonde. Son feu poétique fut excité par cette flamme qui en a tant allumé d'autres: c'est de l'Énéide qu'il veut parler; c'est elle qui fut sa mère, sa nourrice dans l'art des vers 227: sans elle, il n'aurait rien produit qui eût la moindre valeur. Pour avoir été sur la terre contemporain de Virgile, il consentirait à prolonger d'une année son exil. Dante sourit, et, en ayant reçu la permission de Virgile, il nomme au poëte Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux pour leur maître. Stace se jette à ses pieds; Virgile le relève en lui disant, avec une simplicité qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez, mon frère: vous êtes une ombre, et vous voyez une ombre aussi 228.

Note 225: (retour) Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprimés à Paris en 1600. Voy. Vossius de poet. lat., c. III, et Fabricius, Bibliot. lat. c. XVI, de Statia Poeta.
Note 226: (retour) Il y eut sous Néron un Statius Surculus, qui était de Toulouse, et qui enseigna la rhétorique dans les Gaules: c'est avec lui que Dante a confondu le poëte Stace. (Vossius, loc. cit.)
Note 227: (retour) Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point exagérée; il dit lui-même en s'adressant à sa Thébaïde.

Nec tu divinam Æneida tenta,

Sed longè sequere et vestigia semper adora.
Note 228: (retour)

Frate,

Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi.

Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux poëtes latins, après ces premières effusions de cœur, Virgile, qui a rencontré Stace dans le cercle des avares, lui demande 229 comment, avec tant de sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu trouver place dans son cœur. Stace, sourit, et lui répond qu'il ne fut que trop éloigné de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a été puni; qu'il l'eût même été dans le cercle de l'Enfer, où les avares et les prodigues, s'entrechoquent éternellement 230, s'il n'avait été porté au repentir par ces beaux vers où Virgile s'élève contre la coupable soif de l'or 231, car, disent ici les commentateurs, l'avare et le prodigue, sont également altérés d'or, l'un pour l'entasser, l'autre pour le répandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en Enfer, ils sont réunis dans le même cercle. Mais comment, insiste Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas de bien faire, as tu ensuite été assez éclairé pour entrer dans la bonne route et pour la suivre? C'est toi, lui répond Stace, qui m'appris à boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'éclairas le premier, Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus poëte, et par toi que je fus chrétien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrière lui une lumière: il n'est pour lui-même d'aucun secours, mais il éclaire ceux qui le suivent. Tu avais prédit un grand et nouvel ordre de siècles, le retour du règne d'Astrée et de Saturne, et une nouvelle race d'hommes envoyée du ciel 232. Cette prédiction s'accordait avec ce qu'annonçaient ceux qui prêchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je fus frappé de la sainteté de leur vie. Quand Domitien les persécuta, je pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils me firent mépriser toutes les autres sectes: je reçus enfin le baptême; mais la crainte m'empêcha de me déclarer chrétien, et je continuai de professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tiédeur qu'avant d'arriver au cercle d'où nous sortons, je fus retenu plus de quatre siècles dans celui des paresseux 233.

Note 230: (retour) Inferno, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.
Note 231: (retour)
Quid non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames
? (Æneid., t. III. v. 56.)
Note 232: (retour) Allusion à ces vers célèbres de la IVe. églogue de Virgile:
Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo;
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna:
Jam nova progenies cœlo demittitur alto
.
Note 233: (retour) Depuis l'an 96 de notre ère, époque de la mort de Stace, jusqu'à l'an 1300, où Dante a placé celle de sa vision, il s'était écoulé douze siècles et quatre ans. Stace a dit plus haut, c. xxi, v. 67, qu'il a passé cinq siècles et plus dans le cercle des avares: il en avait passé plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout qu'à peu près mille ans, passés dans ces deux cercles; les deux autres siècles s'étaient écoulés, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui précédent les cercles du Purgatoire.

Stace apprend à son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont devenus Térence, Plaute et tous les autres poëtes latins célèbres. Ils sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-même, et les plus fameux poëtes grecs, dans ces limbes où sont aussi les héros et les héroïnes 234. Cependant les trois poëtes montaient au sixième cercle. Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en écoutant leurs discours, qui lui révélaient, dit-il, les secrets de l'art des vers 235. Un arbre mystérieux se présente au milieu du chemin, interrompt leur conversation, et arrête leurs pas. Il est chargé de fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit notre poëte, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide qui se précipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de l'arbre, après en avoir arrosé les feuilles. De cet arbre sort une voix qui célèbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobriété tirés, selon la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du nouveau. Des ombres maigres et livides 236] errent alentour, sans pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fraîcheur du ruisseau, font naître en elles une faim et une soif dévorantes qu'elles ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands expient leur péché.

Note 234: (retour) Inferno, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.
Note 235: (retour) Ch'a poetar mi davano intelletto.

Dante reconnaît parmi eux Forèse 237, un de ses amis, dont la mort lui avait coûté des larmes. Forèse doit à Nella son épouse d'être admis dans le séjour des expiations, au lieu d'être plongé dans celui des éternels supplices. L'éloge qu'il fait de sa chère Nella amène une sortie peu mesurée de ce Florentin contre les dames de Florence et contre les modes, très-anciennes à ce qu'il paraît, mais qui de temps en temps redeviennent nouvelles. «Ma Nella que j'ai tant aimée, dit-il, est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, où les femmes vont sans vêtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux où je l'ai laissée. O mon frère! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir prochain un temps où l'on défendra en chaire aux dames effrontées de Florence de se montrer le sein tout découvert. Quelles femmes barbares eurent jamais besoin qu'on eût recours à des peines spirituelles ou à d'autres censures pour les contraindre à se couvrir 238?» Peut-être cette réprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas d'un cénobite, ni d'un ennemi du sexe à qui elle peut déplaire. L'âme sensible du Dante est aussi connue que son génie, et les femmes auraient beaucoup à gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mêmes.

Note 237: (retour) Frère de Corso Donati, et non pas du célèbre jurisconsulte François Accurse, comme le disent presque tous les commentateurs. Forèse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa sœur Piccarda Donati, que l'on sait avoir été sœur de Corso. (Lombardi.)
Note 238: (retour)
Quai barbare fur mai, quai Saracine.
Cui bisognasse, per far le ir coverte
O spiritali o altre discipline
?

Forèse fait connaître à son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui l'accompagnent 239. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui expie par le jeûne ses bonnes anguilles du lac de Bolsena 240, cuites dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevêque de Ravenne, qui dépensait en bons repas les revenus de son église; Buonaggiunta de Lucques et quelques autres. Buonaggiunta, l'un des poëtes italiens du treizième siècle, avait fait, selon l'usage de ce temps, beaucoup de poésies amoureuses où il n'y avait point d'amour. Il n'en était pas ainsi du Dante, à qui l'amour avait dicté ses premiers vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre Buonaggiunta et lui. «Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui a publié des poésies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers:

Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour 241?
Note 240: (retour) Bolsena est une petite ville de Toscane, près de laquelle est un lac de même nom, où l'on pêchait d'excellentes anguilles.
Note 241: (retour)
Donne, ch' avete intelletto d'amore.

C'est le premier vers de l'une des plus belles canzoni du Dante.

Je suis, lui répond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire, écrit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du cœur 242. O mon frère, reprend le vieux poëte, je vois maintenant ce qui nous a retenus, moi et les poëtes de mon temps 243, loin de ce nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois que vos plumes se tiennent strictement attachées aux paroles de celui qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les nôtres; et plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il peut y avoir de rapports de l'un à l'autre style». Dante donne ici en peu de mots toute la poétique d'un genre aimable, ou pour obtenir de vrais succès il ne faut point écrire d'après son imagination, mais d'après son cœur.

Note 242: (retour)

Io mi son' un che, quando

Amore spira, noto, ed in quel modo
Ch' ei detta dentro, vo significando
.
Note 243: (retour) Il nomme le Notaire, il Notaio, c'est-à-dire, Jaropo da Lentino, qui était notaire en Sicile, et Guittone, ou Frà Guittone d'Arezzo. J'ai parlé de ces deux poëtes, t. I, pages 403 et 418.

Pendant un entretien du Dante avec Forèse, dans lequel le poëte se fait prédire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui l'avait fait bannir de Florence 244, les ombres s'éloignent avec la double légèreté que leur donnent leur maigreur et leur volonté 245. Forèse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux autres poëtes. Un second arbre, différent du premier, paraît encore devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empressée l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre dont Ève mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons. Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre de l'Écriture, où l'on voit des malheurs causés par l'intempérance 246.

Note 244: (retour) Corso Donati se rendit si puissant à Florence après en avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un tumulte populaire excité contre lui, il fut cité et condamné. Le peuple se porta à sa maison avec l'étendard ou gonfalon de justice. Corso se défendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour, il essaya de s'échapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'étrier; il fut traîné quelque temps sur la terre, et enfin massacré par les soldats. Cet événement arriva en 1308. Il paraît qu'il était alors récent; et l'on voit par-là où en était le Dante de la composition de son poëme l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forèse, dans cette prédiction du passé, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurité mystérieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophéties, mais qui convenait particulièrement à un frère parlant du meurtre de son frère, quoiqu'ils fussent de deux partis opposés.
Note 245: (retour)
E per magrezza e per voler leggiera.
Note 246: (retour) Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever à Pirithoüs sa jeune épouse, et furent vaincus par Thésée; et les Hébreux, que Gédéon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre dans son armée, parce que, brûlés par la soif, ils avaient bu trop abondamment et trop à leur aise, de l'eau d'une fontaine. Où notre poëte allait-il donc chercher à tout moment des contrastes et des disparates aussi bizarres?

Un ange paraît, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le verre ou le métal embrasé dans la fournaise, ont moins d'éclat que son visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes moins rafraîchissant et moins doux. «Tel que Zéphir au mois de mai, lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et répand les parfums qu'il exprime de l'herbe et des fleurs, tel, dit le poëte, je sentis sur mon front un vent léger, telles je sentis s'agiter les ailes d'où s'exhalait un souffle parfumé d'ambroisie 247».

En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septième et dernier cercle, Dante occupé de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre comment des âmes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent éprouver la maigreur et la faim 248; Stace, invité par Virgile, entreprend de le lui expliquer. Sa théorie sur la partie du sang destinée à la reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de l'âme végétative et de l'âme sensitive dans l'enfant avant sa naissance, sur leur développement lorsqu'il est né, sur ce que devient cette âme après la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une métaphysique saine; mais dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs morceaux de Lucrèce, admirer la force de l'expression, la poésie de style, et l'art de rendre avec clarté, en beaux vers, les détails les plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine d'erreurs.

Note 247: (retour)
E quale annunziatrice degli albori
L'aura di maggio muovesi, e olezza
Tutta impregnata dall'erba e da' fiori
, etc.

Dans le dernier cercle où nos poëtes sont parvenus, des flammes ardentes s'élèvent de toutes parts; à peine, entre elles et le bord du précipice, peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein même de ces flammes, en faisant l'éloge de la chasteté, et en rappelant d'anciens exemples de cette vertu 249, leur apprennent que c'est ici qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et dont le poëte distingue les différentes espèces plus clairement que je ne le puis faire 250, Dante reconnaît Guido Guinizzelli, qui l'avait précédé dans la carrière poétique, et dont il admirait les vers. Il n'ose approcher de lui pour l'embrasser, à cause des flammes qui l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme son père, et le père d'autres poëtes meilleurs que lui, qui leur apprit à chanter avec douceur et avec grâce des poésies d'amour. Guido, surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la cause. Ce sont, répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera d'aimer tant que durera le style moderne 251. Guido, sensible à ses éloges, mais peut-être plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'était dans ce monde, lui montre un autre poëte qu'il dit les mériter mieux: c'est Arnault Daniel, troubadour provençal, qui surpassa tous les écrits d'amour en vers, et tous les romans en prose 252. Ceci indique clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la poésie italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait pour eux à une époque où c'était bien de lui qu'on pouvait dire qu'il les avait surpassés tous. Il les aurait égalés dans leur propre langue; aussi met-il dans la bouche d'Arnault une réponse en huit vers provençaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa douleur; c'est-à-dire, de faire pour lui des prières qui la terminent: Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le dérobent à la vue, comme Guido y est rentré, après avoir fait la même demande.

Note 249: (retour) Ils font entendre les paroles de Marie à l'ange qui lui annonce qu'elle concevra: Virum non cognosco; et un moment après c'est Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cédé au poison de Vénus:
Che di Venere avea sentito il tosco.

Puis toutes ces voix célèbrent des maris et des femmes qui ont vécu chastement. Toujours le même systême; et jamais un trait de la Bible, qui n'en amène, par opposition, un de la Fable.

Note 250: (retour) C. XXVI. Je passe ici tous les détails, les uns comme inutiles, les autres comme impossibles à rendre dans notre langue et dans nos mœurs.
Note 251: (retour) Nous avons vu précédemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que Guido Guinizzelli avait été l'un des maîtres du Dante; il prouve positivement le contraire.
Note 252: (retour)
Versi d'amore e prose di romanzi
Soverchiò tutti
.

Un obstacle reste encore à franchir pour sortir de ce dernier cercle 253; ce sont ces flammes mêmes qui en remplissent l'enceinte. Quoique invité par l'ange, et fortement encouragé par Virgile, Dante craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son maître emploie enfin un motif tout puissant sur lui. «Vois, mon fils, lui dit-il, entre Béatrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur.» Comme au nom de Thisbé, continue le poëte, Pyrame, près de mourir, ouvrit les yeux et la regarda, lorsque le fruit du mûrier prit une couleur vermeille 254, ainsi céda toute ma résistance, et je me tournai vers mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renaît sans cesse dans mon cœur.» Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le maître, pour soutenir le courage de son élève, lui parle encore de Béatrix, dont il croit, dit-il, voir déjà briller les yeux. Je ne sais, mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant d'une passion si ancienne et si pure.

Note 254: (retour)
Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio
Piramo, in su la morte, e riguardalla,
Allor che'l gelso diventò vermiglio
, etc.

En s'échappant, pour la dernière fois, de ce séjour où le sentiment de l'espérance est toujours flétri par le spectacle des peines, le poëte, désormais tout entier à l'espérance, paraît s'élancer dans un ordre tout nouveau d'idées, de sentiments et d'images. Entouré, par la force de son imagination créatrice, d'objets riants et mystérieux, il donne à son style pour les peindre, la teinte même de ces objets. Sa marche, son repos, ses moindres gestes sont fidèlement retracés; il puise ses comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et les plus doux de la vie champêtre. Il monte les degrés où le soleil, qui se couche derrière lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette ombre s'accroît, et disparaît bientôt dans l'obscurité générale: la nuit s'étend sur la montagne. Les trois poëtes se couchent, en attendant le jour, chacun sur un des échelons qui y conduisent. «Tels que des chèvres légères et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur pâture 255, se reposent en silence, et ruminent à l'ombre, pendant la plus grande chaleur du jour, gardées par le berger, qui s'appuie sur sa houlette, et qui veille à leur sûreté; ou tel que le pasteur, loin de sa chaumière, reste éveillé toute la nuit auprès de son troupeau, regardant sans cesse si quelque bête féroce ne vient point le disperser; tels nous étions tous trois, moi comme la chèvre, eux comme les bergers, renfermés dans l'espace étroit qui conduisait sur la montagne.»

Note 255: (retour)
Quali si fanno, ruminando, manse
Le capre, state rapide e proterve,
Sopra le cime, prima che sien pranse,
Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve
, etc.

Couché sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les étoiles qui lui paraissent plus éclatantes et plus grandes qu'à l'ordinaire; il s'endort enfin à l'heure où l'astre de Vénus paraît vers l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien d'incohérent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et jeune Lia qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une guirlande. «Ma sœur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se détacher de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plaît à contempler la beauté de ses yeux, comme je me plais à voir l'ouvrage de mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour moi.» Sous l'emblême de ces deux filles de Laban, les interprètes reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie contemplative; et cette allégorie du moins est pleine de mouvement et de grâce.

Le sommeil du Dante se dissipe en même temps que les ténèbres de la nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce jour même le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins et de peines, apaisera la faim qui le dévore. Ils arrivent ensemble au haut de ces degrés rapides; Virgile lui dit alors: «Mon fils, tu as vu le feu qui doit s'éteindre et le feu éternel; tu es arrivé au point au-delà duquel ma vue ne peut plus s'étendre. J'ai employé à t'y conduire mon génie et mon art. Prends désormais ton plaisir pour guide. Tu es hors des routes difficiles, et des voies étroites. Vois ce soleil qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir; tu peux y marcher à ton gré, en attendant l'arrivée de celle dont les beaux yeux m'ont engagé par leurs larmes à venir à toi. N'attends plus de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'après lui: je te couronne donc roi et souverain de toi même.» En effet, depuis ce moment, ou l'allégorie générale du poëme se fait si clairement sentir, Virgile reste encore auprès du Dante jusqu'à l'arrivée de Béatrix, mais il ne lui parle plus: il n'est plus là que pour remettre en quelque sorte à Béatrix elle-même celui qu'elle lui avait recommandé.

L'allégorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins sensible. Le Dante s'est purgé de ses péchés par toutes les épreuves qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait gravées. Il est parvenu au séjour du Paradis terrestre, qui n'est ici que l'emblême de l'innocence primitive. Des savants théologiens avaient dit que ce Paradis était le type, ou le modèle de l'Église: c'est pour cela, sans doute, que Dante y fait paraître l'Église même, avec les symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne 256. Impatient de visiter la forêt divine, dont l'ombre épaisse et vive tempère l'éclat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les plus suaves odeurs 257. Un air doux et toujours égal, frappe son front comme les coups d'un vent léger. Il agite et fait ployer les feuillages, mais sans courber les branches, et sans empêcher les oiseaux qui célèbrent avec joie, sur leurs cimes, les premières heures du jour, de continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux murmure, pareil à celui qui parcourt les forêts de pins sur les rivages de l'Adriatique, quand Éole y laisse errer le vent du midi.

Note 256: (retour) Lombardi, t. II de son Commentaire, p. 410.

Malgré la lenteur de ses pas, le poëte était arrivé dans l'antique forêt: déjà même il ne voyait plus par où il était entré: tout à coup il est arrêté par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui croît sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre sembleraient troubles auprès de cette eau si transparente, qu'elle ne peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre éternelle, qui n'y laisse jamais pénétrer les rayons, ni du soleil, ni de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fraîcheur et la beauté des arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paraître une femme jeune et charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est parsemée. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi légèrement qu'une danseuse dont l'œil a peine à suivre les pas; elle s'avance parmi les fleurs, les yeux baissés comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lève les yeux, et ceux de Vénus avaient moins d'éclat quand elle fut blessée par son fils 258. Elle rit, et se met encore à cueillir des fleurs à pleines mains. Elle s'arrête et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est que ce beau séjour, qui fut destiné à être l'habitation du premier homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mémoire le bien qu'on a fait pendant sa vie. «Les anciens poëtes qui ont chanté l'âge d'or et son état heureux, avaient peut-être rêvé ce beau séjour sur le Parnasse. Là vécut dans l'innocence la première race des hommes; là, règne un printemps éternel; là, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est là ce nectar tant vanté dans leurs vers.» Dante tourne alors les yeux vers les deux poëtes, qui ne l'ont point encore quitté: il voit qu'ils ont ri en entendant ces derniers mots 259; et il se retourne aussitôt vers cette femme charmante.

Note 258: (retour) J'abrège beaucoup ici, et je supprime des détails moins intéressants que ces descriptions charmantes.
Note 259: (retour) Manière ingénieuse de rappeler au lecteur Virgile et Stace, qui sont toujours présents, et que leur silence pouvait faire oublier.

Elle reprend ses chants remplis d'amour 260, et comme les nymphes solitaires qui, sous l'ombrage des forêts, tantôt y fuyaient les rayons du soleil, tantôt en sortaient pour les revoir, elle suit légèrement le cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le poëte fait les mêmes mouvements, et règle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: «Mon frère, regarde et écoute.» Alors un éclat extraordinaire traverse de tous côtés la forêt. Une douce mélodie se fait entendre, et parcourt cet air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le tableau, n'a point assez de son inspiration accoutumée; il invoque de nouveau les muses. «Vierges sacrées 261, si jamais je souffris pour vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forcé de vous en demander la récompense. Qu'Hélicon verse pour moi toutes les eaux de sa fontaine; qu'Uranie et toutes ses sœurs viennent à mon secours, et donnent de la force à mes pensées et à mes vers.»

Note 261: (retour)
O sacrosante vergini, se fami,
Freddi o vigilie mai per voi soffersi,
Cagion mi sprona ch'io mercè ne chiami
, etc.

Sept candélabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre vieillards couronnés de lys, et tout un peuple vêtu de blanc précédaient un char, qui s'avançait au milieu de quatre animaux ailés; ils avaient chacun six ailes, dont les plumes étaient parsemées d'yeux semblables à ceux d'Argus; le char était traîné par un griffon, dont les ailes déployées s'élevaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes filles, vêtues de différentes couleurs, dansaient aux côtés du char, trois auprès de la roue droite, et quatre auprès de la gauche. Ce char et tout son cortège sont pris, comme on le voit assez, dans Ezéchiel et dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'Église, ou plus particulièrement du Saint-Siège; et toutes ces descriptions, où le poëte a prodigué les richesses de son style, et les autres descriptions qui vont suivre, ne sont que des allégories religieuses, dont il est aisé de pénétrer le sens. Le char est donc l'Église, les quatre animaux sont les évangélistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est Jésus-Christ lui-même, chef de tout le cortège et conducteur du char. Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des Apôtres, l'autre des Épîtres; quatre autres apôtres, qui ont écrit les lettres dites canoniques, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin, ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partagé les commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et qui a préparé Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive ou cet amour qui doit attacher à l'Église ceux qui veulent avoir part à ses bienfaits. Le poëte ne dit que vers la fin le nom de cette beauté symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans l'histoire aucune femme qui eût montré plus d'affection pour l'Église, que la célèbre Mathilde 262, et dont le nom indiquât mieux ce qu'il a voulu cacher sous cet emblême.

Note 262: (retour) Nous avons parlé de cette comtesse Mathilde, de la donation de ses états à l'Église, et de son directeur Grégoire VII, ou Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.

Le char s'arrête 263: tous ceux qui composent l'escorte se tournent vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des cantiques de félicitation et de joie 264, et leurs mains jettent sur le char un nuage de fleurs. Une femme paraît au milieu de ce nuage, la tête couverte d'un voile blanc et couronnée d'olivier, vêtue d'un manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la flamme. Ici se montre dans tout son éclat ce personnage en partie allégorique et partie réel, annoncé dès le commencement du poëme, cette Béatrix, l'emblême de la science des choses divines, mais qui retrace en même temps, au milieu de ce cortège céleste et de cette pompe triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni l'âge, n'ont pu effacer le souvenir. «Mon esprit, dit le poëte, qui depuis si long-temps n'avait pas éprouvé cette crainte et ce tremblement dont il était toujours saisi en sa présence, mon esprit, sans avoir besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu secrète qui se répandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un ancien amour 265

Note 264: (retour) Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moitié sacrés et moitié profanes, et les anges mêlent dans leurs chants le Psalmiste et Virgile.
Tutti dicen BENEDICTUS QUI VENIS,
E fior gittando di sopra e d'intorno,
MANIBUS O DATE LILIA PLENIS.
Note 265: (retour)
Sanza degli occhi aver più conoscenza.
Per occulta virtù, che da lei mosse,
D'antico amor senti la gran potenza
.

C'est quand son cœur est ému par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au regret que lui inspire l'absence de son maître chéri. Jusque-là Virgile le suivait encore; Dante se détourne vers lui, et ne le voit plus. Ce morceau est empreint de cette sensibilité profonde, l'un des principaux attributs de son génie, et qui même dans le délire de l'imagination la plus exaltée ne l'abandonne jamais. «Aussitôt, dit-il, que je me sentis frappé des mêmes coups qui m'avaient blessé avant que je fusse sorti de l'enfance 266, je me retournai avec respect, comme un enfant court dans le sein de sa mère quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je voulais dire à Virgile en son langage:

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