Histoire littéraire d'Italie (2/9)
Mais Virgile nous avait quittés, Virgile, ce tendre père, Virgile à qui elle avait remis le soin de me guider et de me défendre! L'aspect de ce séjour délicieux ne put empêcher que mes joues ne se couvrissent de larmes. «Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure pas encore; tu en auras bientôt d'autres sujets.» C'est Béatrix qui lui parle ainsi, et bientôt en effet, de ce char où elle est assise, et d'un bord de la rivière à l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin daigné approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espère en vain qu'à leur prière elle se laissera fléchir. Elle poursuit du ton le plus solennel l'accusation qu'elle a commencée.
Comblé des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut degré de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Dès son enfance, elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses yeux; mais dès qu'il l'eût perdue, il s'égara dans des sentiers trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en retirer, qu'elle le fît conduire dans les Enfers, d'où il est monté jusqu'à l'entrée du séjour de gloire. Il ne peut maintenant pénétrer plus loin, ni passer le Léthé, avant d'avoir payé son tribut de repentir et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de répondre si elle a dit la vérité 268. Pénétré de confusion et de regrets, il peut à peine laisser échapper un aveu, presque étouffé par un déluge de larmes. L'interrogatoire continue. Ici le poëte place dans la bouche de Béatrix des éloges pour Béatrix elle-même, et des censures pour lui: il y place des reproches qu'il s'était faits cent fois en secret, et qu'il prend enfin le parti de se faire publiquement. «Ni la nature, ni l'art, lui dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps 269 où je fus renfermée, et qui, maintenant séparé de moi, n'est plus que terre. Si tu fus privé par ma mort de ce plaisir suprême, quel objet mortel devait ensuite t'attirer à lui, et t'inspirer un désir? Instruit par ce premier trait qui t'avait blessé, tu devais t'élever au-dessus des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais plus. Ce n'était ni de jeunes femmes, ni d'autres vanités aussi périssables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un troisième piége, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni les filets ni les flèches.» Enfin, elle lui ordonne de lever la tête qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression dont elle se sert, lui rappelle encore son âge, qui rendait plus honteuses de pareilles erreurs 270.
Note 270: (retour) Elle ne dit pas: lève la tête, mais: lève la barbe, Alza la barba. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui paraît d'abord singulière; Dante l'indique lui-même dans ces deux vers:E quando per la barba il viso chiese,
Ben connobi'l velen dell' argumento.C'est-à-dire: «Et quand elle désigna mon visage par ma barbe, je compris bien ce que ce mot avait d'amer.»
Malgré la sévérité de ses réprimandes, Béatrix renouvelle par sa beauté, dans le cœur du poëte, toutes les douces impressions que sa présence y faisait naître autrefois. Sous son voile, et au-delà de cette rivière verdoyante, elle lui paraît surpasser l'ancienne Béatrix elle-même, plus encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle était ici bas. Le moment des dernières épreuves est arrivé; Mathilde le prend par la main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et le conduit, plein d'espérance et de joie, sur l'autre bord. L'allégorie devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la prairie, et qui sont dans le ciel les quatre étoiles qu'il a vu briller au commencement de sa vision, le conduisent auprès du char. Trois autres nymphes supérieures aux premières, s'avancent, intercèdent pour lui par leurs chants auprès de Béatrix, et la prient de tourner enfin ses regards vers son adorateur fidèle, qui a fait tant de pas pour la voir. Conduit par les quatre vertus cardinales, recommandé par les trois vertus théologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir.
Le reste de ces allégories 271, le cortège qui remonte aux cieux, le char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la science où Béatrix est descendue, et l'aigle qui se précipite sur le char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char s'embellit, et la prostituée qui s'y vient asseoir, avec un géant qui l'embrasse, qui entraîne dans la forêt cette noble conquête et le char; tous ces détails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils n'éclaircissent pas toujours, n'ajouteraient rien à l'idée que nous avons voulu nous faire de la machine entière et des principales beautés du poème 272: ce serait perdre du temps que de s'y arrêter.
Note 272: (retour) On sait déjà que le char est l'Église ou plutôt le Siège apostolique. L'aigle représente les empereurs, qui d'abord le persécutèrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le renard est l'astucieuse hérésie; le dragon est Mahomet, selon quelques interprètes; selon d'autres plus récents (Lombardi) c'est le serpent, tentateur de la première femme, et qui désigne ici l'insatiable cupidité que Dante reproche sans cesse à la cour de Rome. La prostituée, qu'il nomme d'une manière plus franche la p...ana, est le symbole de tous les genres de corruption qui s'étaient introduits dans cette cour; et le géant qui l'embrasse, l'emporte dans la forêt, et y entraîne le char, désigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape et le trône papal, etc.
Béatrix, qui était restée au pied de l'arbre, affligée de ce spectacle, se lève 273, reprend à pied sa marche, précédée des sept nymphes qui l'accompagnent; elle fait un signe à son ami, à Mathilde, au poëte Stace, qui n'a point quitté le cortège, et leur ordonne de la suivre. Elle fixe enfin avec bonté ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du doux nom de frère, et l'invite à s'approcher d'elle, pour être mieux entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent à la dernière épreuve qui lui reste à subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le premier efface le souvenir du vice. Le poëte sort des ondes, «renouvelé, comme au printemps un arbre paré de nouveaux rameaux et de feuilles nouvelles, l'âme entièrement purifiée, et digne de monter au céleste séjour».
CHAPITRE X.
Fin de l'Analyse de la Divina Commedia.
Le Paradis.
Après une course aussi longue et aussi pénible, après avoir descendu tous les degrés de l'Enfer et remonté tous ceux du Purgatoire, Dante arrive enfin au séjour des félicités éternelles et nous y fait arriver avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas à pas dans le bonheur, comme nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien cette dernière partie de son poëme, on reconnaît l'impossibilité.
Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur. L'imagination forte, sombre et mélancolique du poëte émeut l'âme la plus froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire, l'espérance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets, adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidèles tableaux des choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit réelles et palpables, parce qu'elles donnent aux beautés idéales des traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et variées, réveillent à chaque instant la sensibilité, l'imagination ou la malignité.
Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est éclat et lumière. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des solutions de difficultés et des explications de mystères remplissent presque tous les degrés par où l'on arrive à la connaissance intime et à l'intuition éternelle et fixe du souverain bien. Cela peut être admirable sans doute, mais cela est trop disproportionné avec la faiblesse de l'entendement, trop étranger à ces affections humaines qui constituent éminemment la nature de l'homme, peut-être enfin trop purement céleste pour la poésie, qui dans les premiers âges du monde fut, il est vrai, presque uniquement consacrée aux choses du ciel, mais qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succès, si elle ne prend soin d'y mêler des objets, des intérêts et des passions terrestres.
C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la Divina Commedia qui nous reste à connaître. Dante a voulu s'y montrer philosophe et surtout grand théologien. Il s'y est entouré de tout l'appareil de cette science, et a mis sa gloire à l'embellir des fleurs de la poésie. On peut le louer; l'admirer même d'y avoir réussi; mais sans être théologien soi-même, on ne peut que difficilement se plaire à ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosité la marche de son génie; mais on ne s'arrête plus aussi volontiers avec lui; on n'aime plus autant à écouter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on ne peut trouver de plaisir à s'en occuper pendant trente-trois chants entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agréable de l'attention et un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le poëte et sa conductrice, et ne choisissons d'autres détails dans leur dernier voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littéraire qui nous l'a fait entreprendre avec eux.
Le début en est grave et même sévère. Il n'annonce pas, comme le précédent, une jouissance vive ou un élan de l'âme, mais le recueillement et la contemplation. «La gloire de celui qui meut ce grand tout pénètre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans l'autre 274. C'est dans le ciel que se réunit le plus de sa splendeur: j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son désir, notre intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mémoire ne peut retourner en arrière 275.» Il faut donc qu'il invoque un secours surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prépare encore à mêler quelquefois le profane avec le sacré, il commence par invoquer Apollon 276: c'est le vainqueur de Marsyas 277, qu'il prie de lui accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse révéler aux hommes les beautés du Paradis. «Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras m'approcher de ton arbre chéri et me couronner de ses feuilles, dont mon sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon père! par l'effet et à la honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe ou d'un César, ou d'un poëte, que ce devrait être un grand sujet de joie pour toi de voir quelqu'un désirer ardemment ce feuillage. 278»
Note 278: (retour) Il dit cela plus poétiquement, et, s'il se peut, trop poétiquement peut-être: «Que la feuille du Pénée (c'est-à-dire, de l'arbre dans lequel fut changée Daphné, fille de ce fleuve) devrait apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est passionné pour elle.»Che partorir letizia in su la lieta
Delfica deita dovria la fronda
Peneia, quando alcun di se asseta.
C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractère de l'inspiration, que Béatrix, avec qui il est encore sur la montagne, l'enlève au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui permet d'arrêter lui-même ses yeux sur cet astre, plus qu'il n'appartient à un mortel. A l'instant, il le voit étinceler de toutes parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir avait orné les cieux d'un second soleil. Béatrix restait l'œil attaché sur les sphères éternelles; et lui, cessant de regarder le soleil, fixait les yeux sur ceux de Béatrix. En les regardant, il se sent élever au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-même, que ce qui vient d'y créer le divin amour, qui l'enlève aux cieux par sa lumière. En approchant des sphères célestes, il entend leur immortelle harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus étendue qu'un lac immense, enflammée par les feux du soleil.
Béatrix, témoin de sa surprise, prévient ses questions. Parmi plusieurs explications où il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle lui apprend que ce qui lui paraît être un grand lac de feu est le globe de la lune; que dans l'ordre établi par le créateur de l'univers, tous les êtres, animés et inanimés, ont un penchant, un instinct qui les entraîne. «C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers différents ports dans l'océan immense de l'être 279. C'est cet instinct qui porte le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du cœur; c'est lui qui resserre et unit les éléments qui composent la terre. Les créatures douées d'intelligence et d'amour ne sont point étrangères à ce puissant mobile. La lumière céleste est ce qui les attire: c'est là que tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est là que nous emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.»
Entraîné par son enthousiasme, le poëte voit alors les hommes comme partagés en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. «O vous, dit-il 280, qui, attirés par le désir de m'entendre, avez, dans une frêle barque, suivi de loin le navire où je vogue en chantant, retournez sur vos pas, allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, où peut-être, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut l'onde où j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les neuf muses me montrent l'étoile polaire. Vous autres, voyageurs peu nombreux, qui avez de bonne heure élevé vos désirs vers ce pain des anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon que je trace, avant que l'onde se referme derrière moi.»
Béatrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Béatrix, ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait à sa vue, à mesure qu'il en approchait. Les cercles que décrivent les planètes forment autant de cieux où il va s'élever successivement jusqu'à l'Empyrée, dont ses yeux auront appris par degrés à soutenir l'éclat. En arrivant dans cette première planète, il se fait expliquer par Béatrix la cause des taches que l'on voit à la surface de la lune; elle entre à ce sujet dans l'explication d'un système astronomique où les influences célestes jouent un grand rôle. C'était l'astronomie de son siècle, un peu différente de celle du siècle des Herschels, des Laplaces et des Delambres.
Toutes les planètes sont habitées par des âmes heureuses: la lune l'est par les âmes des femmes qui avaient fait vœu de virginité et qui l'ont rompu malgré elles, pour contracter des mariages où elles ont constamment suivi le chemin de la vertu 281. Dante interroge une de ces âmes qui se fait connaître à lui: c'est la sœur de ce Forèse, qu'il a rencontré dans l'un des cercles du Purgatoire 282. Elle était religieuse de Ste.-Claire et avait été retirée, par force, du cloître pour un mariage qui convenait à sa famille. Après un entretien où elle satisfait aux questions du poëte, elle lui montre près d'elle l'impératrice Constance, qu'on avait retirée, aussi par force, d'un couvent du même ordre, pour lui faire épouser Henri V, fils de Frédéric Barberouse, et qui fut mère de Frédéric II.
Le séjour de ces âmes dans la dernière des planètes, quoique leurs mérites ne pussent être diminués par la violence qui avait rompu leurs vœux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il n'osait exposer à Béatrix. Il ne sait s'il doit se blâmer ou se louer de son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forcé par trois comparaisons communes 283, mais qu'il exprime, à son ordinaire, avec beaucoup de précision et de grâce. «Entre deux mets placés à égale distance, et également faits pour le tenter, un homme libre mourrait de faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait arrêté par une crainte égale entre deux loups affamés; ainsi un chien de chasse s'arrêterait entre deux daims.» Mais son désir de s'instruire était si vivement exprimé sur son visage, que Béatrix le devine, en pénètre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel, sans qu'il y ait entre eux différentes mesures de félicité, et ensuite sur la violence qu'on peut faire à la volonté, sur la volonté absolue, et sur la volonté mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire que des vœux soient rompus sans crime 284. Elle s'élève ensuite au ciel de Mercure, et y entraîne Dante avec elle. La joie qu'elle témoigne en y arrivant est si vive, que la planète en redouble d'éclat. Si un astre changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le poëte, demande-t-il lui-même, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt à changer au gré de tous les objets?
Des milliers d'âmes rayonnantes qui habitent cette planète, accourent vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare à celui des poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pâture. A mesure qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur paraît remplie de joie dans cette vive splendeur qui sort d'elle-même. L'une de ces âmes lumineuses leur offre de les instruire de ce qu'ils désireront savoir. Dante lui demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le soleil qui se voile par l'excès même de sa lumière, quand la chaleur a consumé les vapeurs qui en tempéraient l'éclat, l'âme sainte, dans l'excès de sa joie, se cache dans ses rayons et lui répond, ainsi renfermée. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre histoire 285, et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'Énée et de Turnus; mais il la conduit par époques distinctes, en citant les principaux faits et les principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus, elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis 286; et depuis encore, Charlemagne vainquit à l'abri de ses ailes, et secourut l'Église sainte attaquée par les Lombards 287.
Note 285: (retour) C. VI. Les dix premiers vers de ce récit fournissent un exemple remarquable de l'originalité d'idées et d'expression du Dante, et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les choses les plus simples. Justinien avait à dire: Depuis que Constantin eût transféré le siége de l'empire, l'aigle régna pendant plusieurs siècles dans la ville qu'il avait fondée; elle passa de main en main jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: «Depuis que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la suivait au contraire quand elle obéissait à l'antique héros qui fut époux de Lavinie; pendant cent et cent années, et plus, l'oiseau divin se tint à l'extrémité de l'Europe, voisin des monts dont il était d'abord sorti; de là il gouverna le monde, à l'ombre de ses ailes sacrées, et passant de main en main, il vint enfin jusqu'à la mienne; je fus empereur, et je suis Justinien.» Pour entendre ce début du VIe. chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome à Bysance, allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire Énée, que le poëte suppose avoir eu déjà des aigles pour enseignes, venant de Troie en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu régna pendant plusieurs siècles auprès des monts d'où il était d'abord sorti, parce que la ville de Constantinople, située aux confins de l'Asie, est assez voisine des monts de la Troade, d'où était parti Énée, premier fondateur de l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est à ce style rempli d'allusions à des choses peu connues de son temps, et qui ne le sont pas généralement dans le nôtre, qu'il faut le plus souvent attribuer la difficulté de l'entendre.
Note 287: (retour) Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident depuis près de trois siècles, quand Charlemagne détruisit le règne des Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans après qu'il releva le trône et l'aigle impérial; mais dans tout ce morceau historique, qui est de près de cent vers, il y a une précision, une justesse, et en même temps qu'une poésie de style, qu'on ne saurait trop admirer.
Ici le poëte qui fait parler Justinien, se montre à découvert. L'empereur conclut de tout ce qu'il a raconté, que le parti qui obéit à l'aigle de l'Empire et celui qui y résiste, c'est-à-dire les Gibelins et les Guelfes, sont également coupables. Les uns opposent à cette enseigne publique celle des lys 288; les autres se l'approprient et la font servir à leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre: on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la séparer de la justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles 289, avec ses Guelfes. Qu'il craigne plutôt les serres de l'aigle; elles ont enlevé la crinière à de plus forts lions que lui.
Justinien répond enfin à la seconde question du Dante. Les âmes qui habitent cette petite planète, ont suivi la vertu, mais pour en retirer de l'honneur et de la renommée. Ce but, en diminuant leur mérite, leur a interdit un plus vaste séjour de gloire; mais elles sont contentes de leur partage. La lumière dont brille Roméo le console de ses disgrâces, et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Roméo était un personnage alors célèbre, qui avait été dans sa vie pélerin et ministre: en revenant de St.-Jacques en Galice, il était arrivé a la cour de Raimond Bérenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses affaires. Il les conduisit si bien, que Bérenger maria ses quatre filles avec quatre rois. Au lieu de l'en récompenser, il écouta ses flatteurs, ennemis de Roméo, qui fut obligé de s'en aller pauvre et déjà vieux, et de reprendre son bourdon et ses pélerinages.
En terminant ce récit, l'âme de Justinien va rejoindre les autres âmes heureuses 290. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient interrompue, et comme des étincelles rapides elles disparaissent dans l'éloignement. Béatrix, restée seule avec le Dante, s'empresse de résoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut venger la vengeance de l'ancien péché 291. Comment une vengeance peut-elle être juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce crime, ou ce péché était celui du premier homme: la vengeance qui en avait été prise, était la mort à laquelle Jésus-Christ s'était soumis: cette mort était elle-même un crime commis par les Juifs, qui exigeait une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exercée par Titus. Béatrix entre, à ce sujet, dans des explications très-longues et très-théologiques, sur la rédemption, sur le péché originel qui la rendait nécessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on regrette toujours que Dante s'y soit engagé; mais toujours aussi l'on est surpris de voir avec quelle force, quelle propriété de termes, et, autant que la matière le comporte, avec quelle clarté il les traite.
Il se trouve transporté dans la planète de Vénus 292, sans s'être aperçu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Béatrix devenir plus belle. Les âmes qui y font leur séjour brillent dans la lumière de cet astre, comme des étincelles dans la flamme, comme une voix se distingue d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses intonations. Ces lumières si brillantes tournent en rond, avec plus ou moins de vivacité, sans doute, dit le poëte, selon qu'elles participent plus ou moins à la vision éternelle. Le vent le plus impétueux qui s'échappe d'un nuage glacé paraîtrait lent auprès du mouvement de ces âmes, qui le reçoivent de la danse circulaire des séraphins autour du trône de l'Éternel. L'une de ces âmes sort du cercle, s'approche et adresse la parole au Dante. «Nous sommes prêts, lui dit-elle, à faire tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la cour céleste: mêmes mouvements, même soif d'amour divin que ces princes à qui tu adressas un de tes chants 293. Nous sommes si pleins d'amour que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants de repos.»
Dante, du consentement de Béatrix, demande à cette âme qui elle était sur la terre. «J'y restai peu de temps, répond-elle; si j'y eusse été davantage, j'aurais prévenu beaucoup de maux. L'éclat qui m'environne et me cache, t'empêche de me reconnaître. Tu m'as beaucoup aimé, et tu en avais bien raison: si j'étais resté au monde, je t'aurais fait goûter les fruits de mon amitié. La Provence et l'extrémité de l'Italie attendaient en moi leur maître; la couronne de Hongrie brillait déjà sur ma tête; la Sicile avait reçu mes fils pour ses rois 294, si les excès d'un mauvais gouvernement n'avaient fait élever, dans Palerme, le cri de mort 295». Celui qui se désigne ainsi sans se nommer, est Charles, qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils aîné de Charles II d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort à la fleur de l'âge, avait beaucoup aimé notre poëte, qui a voulu consacrer, dans son poëme, sa reconnaissance et son amitié pour lui. Charles blâme la conduite et surtout l'avarice de son frère Robert. Dante lui demande comment il se peut que d'une semence douce, il naisse une plante amère. Charles traite philosophiquement cette question: il fait voir la nécessité dont est la différence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette différence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des hommes. Ils ne consultent point le vœu et l'indication de la nature; ils envoient dans le cloître tel qui était né pour ceindre l'épée, et ils font roi celui qui n'était bon que pour être un orateur 296.
Charles s'éloigne après quelques autres discours: une autre âme lui succède 297. Dante l'interroge à son tour: elle lui répond du sein de sa lumière: «C'est l'âme de Cunizza, sœur d'Azzolino ou Eccellino, tyran de Padoue et de la Marche-Trévisane, dont on a parlé plusieurs fois dans cet ouvrage 298. Elle avoue que si elle habite la planète de Vénus, c'est qu'elle fut très-sujette à ses influences. Elle n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a lié son sort à celui du fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est là près d'elle, tout resplendissant de lumière. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui fait, comme Cunizza, l'aveu de son penchant à l'amour 299. Non loin de lui est Raab, cette bonne fille de Jérico, qui fut sauvée du sac de cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josué dans sa maison, où elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favorisé la conquête de la terre promise. Il y avait donc, dans cette planète, de quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu très-grave depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos, contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les décrétales.
Note 299: (retour) «La fille de Bélus (Didon) ne brûla pas de plus de feux, quand elle offensa et Sichée et Créuse (en manquant à ce qu'elle devait à l'un, et faisant manquer Énée à ce qu'il devait à l'autre), que lui, tandis qu'il fut en âge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope (Phillis), qui fut trompée par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se rendit maîtresse de son cœur.» Ce n'est pas cette accumulation d'exemples tirés de la fable, qui est ici le trait le plus singulier, c'est que ce Foulques, qui avait commencé par être troubadour, et livré, comme ils l'étaient tous, au plaisir, finit par être dévot, se faire moine, et devenir évêque de Toulouse, où il se distingua par son fanatisme persécuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois. Était-ce depuis sa conversion qu'il s'était lié avec la tendre Cunizza? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il avait fini, ne parle-t-il point de lui comme évêque, mais seulement comme poëte, et comme excessivement enclin à l'amour? N'est-ce pas le dernier état où l'on vit, le dernier sentiment où l'on meurt, qui décide du sort de l'âme? C'est en cela que consiste ici la plus forte singularité.
Dante le quitte pour monter dans le Soleil 300. A chaque nouvel astre où il s'élève, l'éclat de Béatrix, sa compagne, augmente, et il a bientôt autant de peine à fixer les yeux sur elle que sur les astres mêmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui ont été comme les lumières centrales de l'Église. Salomon y figure seul pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin Gratien le canoniste, le maître des sentences Pierre Lombard, Denis l'aréopagite, Paul Orose, le philosophe Boëce, l'Espagnol Isidore, et le vénérable Bède, et deux théologiens français, Richard et Sigier, qui étaient alors des docteurs très-célèbres 301.
Note 301: (retour) Le premier était un chanoine de St.-Victor, écrivain dit-on très-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait école dans la rue que le Dante appelle il vico degli Strami; c'est la rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est près de la place Maubert. Feurre, et ensuite fouare, signifiaient en vieux langage ce que signifie aujourd'hui fourrage, paille, foin, en italien strame. Dante avait peut-être suivi les leçons de ce Sigier ou Séguier, pendant son séjour à Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu très-fidèlement cette expression:L'éternelle clarté c'est du docte Sigier,
Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie,
Syllogisoit discours dont on lui porte envie.
C'est S. Thomas qui les fait tous connaître à notre poëte. Il lui fait ensuite l'histoire et l'éloge, d'abord de S. François d'Assise 302, qui épousa la Pauvreté, veuve depuis plus de onze cents ans 303; ensuite de l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se déchaussèrent comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce panégyrique, était dominicain, pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui était franciscain, fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son ordre 304. Il fait ensuite connaître au Dante plusieurs autres docteurs qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre, Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que l'on ne s'attend guère à voir au milieu d'eux, le prophète Nathan, et le métropolitain Chrysostôme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et Raban Maur, et un certain abbé calabrois, nommé Giovacchino, doué de l'esprit prophétique. Pendant cette espèce de dénombrement, et pendant les deux éloges de S. Dominique et de S. François, les saints sont rangés en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au centre desquelles Béatrix et Dante sont placés. Après chacun des discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une vélocité au-delà de toute expression humaine. Ils s'arrêtent pour un troisième éloge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point exposés, mais qu'il lui a laissé lire dans ses regards 305. C'est l'éloge de Salomon. Le saint orateur démontre comment ce roi, qui n'eut pas, comme on sait, une sagesse trop austère, fut pourtant le plus sage et le plus parfait des hommes. Dante reçoit encore quelques explications sur l'éternité du bonheur des justes 306, sur l'accroissement de ce bonheur après la résurrection des corps, sur quelques autres points de doctrine, et n'ayant plus rien à apprendre dans le Soleil, il monte dans l'étoile de Mars.
La foule innombrable des bienheureux y est rangée en forme de croix à branches égales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les étoiles dans la voie lactée, et jettent un si vif éclat qu'il fait pâlir toute autre lumière. Le nom du Christ rayonne au centre de cette croix; et un concert de voix mélodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les âmes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades, pour la défense de la foi. L'un de ces esprits célestes se détache de la croix 307, comme, dans une belle nuit d'été, un feu subit sillonne les airs, et semble une étoile qui change de place; il vient au-devant du Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui parler un langage si exalté, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais quand l'ardeur de son amour a jeté ce premier feu, son parler redescend au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connaître à lui pour Caccia Guida, le plus illustre de ses ancêtres, père du premier des Alighieri, bisaïeul du poëte, et qui transmit ce nom à sa famille. Il avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait été tué. Il fait à son arrière petit-fils un tableau des anciennes mœurs de Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans l'original, est plein de grâce et de naïveté. C'est une de ces beautés primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une poésie, que dans leurs poëtes les plus anciens.
«Florence, dit-il, renfermée dans l'antique enceinte d'où elle revoit encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobriété et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chaînes d'or, ni couronnes, ni chaussures travaillées, ni ceintures, plus belles à regarder que leur personne 308. La fille en naissant n'effrayait pas encore son père par l'idée de la richesse de la dot et de la brièveté du temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale n'avait point encore enseigné tout ce qu'on peut se permettre dans une chambre 309. Votre ville ne présentait pas, des hauteurs qui la dominent, plus de magnificence que celle même de Rome. Elle ne s'était pas élevée si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos plus nobles citoyens vêtus de simples habits de peau, leurs femmes quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connaître d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors était assurée de sa sépulture, aucune ne voyait sa couche abandonnée pour des voyages en France. L'une veillait auprès du berceau, et pour apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pères et les mères font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille, contait à sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et de Rome. Une femme galante, un libertin 310, auraient paru alors une merveille, comme paraîtraient aujourd'hui un Cincinnatus et une Cornélie. Ce fut pour jouir d'une vie si pénible et si heureuse, des avantages d'une cité si bien ordonnée et d'une si douce patrie, que ma mère me donna le jour.»
Note 310: (retour) Il les nomme: c'est une Cianghella, qui était d'une famille noble de Florence, et qui, étant restée veuve de bonne heure, porta la galanterie jusqu'à la dissolution la plus effrénée; c'est un Lapo Saltarello, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec le Dante, et qui sans doute était d'assez mauvaise mœurs, pour que ce trait de satyre personnelle ne parût pas une calomnie.
Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une société toute à la fois perfectionnée et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la peinture de ces antiques mœurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec un regret amer vers ces temps de simplicité, s'ils n'avaient été aussi des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient été sans cesse altérées et troublées par les désordres civils et religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la révolte des faibles, et les chocs désordonnés des factions et des partis?
Une histoire abrégée de Florence, depuis son origine, suit le tableau de ces anciennes mœurs 311. Caccia Guida retrace les vicissitudes de la fortune et de la prospérité florentine, et passe en revue les hommes célèbres de cette république et ses familles les plus illustres. Cette partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi que le précédent, intéresser vivement les Florentins. Celle qui suit 312, intéresse particulièrement le Dante, qui se fait prédire par son trisaïeul toutes les circonstances de son exil. «Tu quitteras, dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est là le premier trait que lance l'arc de l'exil. Tu éprouveras combien est amer le pain d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrés d'une maison étrangère 313.
Ce qui te pèsera le plus sera la société d'hommes méchants et bornés, avec laquelle tu seras tombé dans l'infortune. Leur ingratitude, leur folie, leur impiété éclateront contre toi; mais bientôt après ce seront eux et non toi, qui auront sujet de rougir....» Il lui prédit que son premier refuge sera chez les deux illustres frères Alboin et Can de la Scala, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute à ces prédictions, des conseils que Dante lui promet de suivre. «Je vois, lui dit-il, ô mon père, que je dois m'armer de prévoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle qui m'était le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les autres. J'ai visité le monde où les tourments seront sans fin, et la montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m'ont enlevé; transporté ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent paraître désagréables à beaucoup de gens; et cependant si je ne suis qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mémoire de ceux qui appelleront ancien le temps où nous vivons.»
Il met dans la bouche de son trisaïeul la réponse que lui dictait son courage. «Une conscience troublée, ou par sa propre honte, ou par celle des siens, sera seule sensible à la dureté de tes paroles. Evite donc tout mensonge, révèle ta vision toute entière, et laisse se plaindre ceux qui en seront blessés. Si ce que tu diras paraît amer au premier moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digéré. Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force les plus hauts sommets; et ce ne sera pas là ta moindre gloire. C'est pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles célestes, sur la montagne et dans la vallée des pleurs, les âmes de ceux qui ont eu le plus de renommée; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de simples discours, et s'arrête, par préférence, sur les exemples les plus connus.»
Après s'être recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses pensées 314, l'âme heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux du Dante les principales lumières qui composent avec lui cette croix. A mesure qu'elle les nomme, ces âmes font le même effet sur les branches de la croix lumineuse qu'un éclair sur un nuage. C'est Josué, Judas Machabée, Charlemagne, Roland; et ensuite les héros plus modernes qui avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard; et ce Godefroy de Bouillon, qui paraît attendre ici, dans la foule, qu'un autre grand poëte vienne l'en tirer pour le couvrir d'un éclat immortel. Enfin cette âme qui lui avait parlé 315, lui montre quel rang elle tient dans les chœurs célestes, en allant se mettre à sa place et se rejoindre aux autres lumières.
Le poëte, arrêté long-temps dans le ciel de Mars, s'aperçoit qu'il est monté dans une planète supérieure par le nouveau degré de feu divin qui brille dans les yeux de Béatrix. Il est arrivé avec elle dans Jupiter. Les âmes des saints y paraissent sous une forme tout-à-fait extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumière; et de même que des oiseaux qui s'élèvent des bords d'une rivière, comme pour se féliciter de leur pâture, volent tantôt en rond, tantôt rangés en longues files, de même ces âmes célestes s'arrêtent de temps en temps dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se réunissant dans l'air, différentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles sont gravées dans son esprit.
Après avoir formé d'abord trois seules lettres, où les interprètes voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la justice des lois 316, ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq lettres 317, voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont la première trace ces mots: Diligite justitiam, et la seconde ceux-ci: Qui judicatis terram. Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre! Le fond de la planète est d'argent, et ces lettres enflammées y brillent comme des caractères d'or. Tout à coup elles se séparent, se combinent de nouveau, et forment, par leur réunion, la figure d'un grand aigle. Les unes en font la tête surmontée d'une couronne, d'autres le cou, d'autres enfin les ailes étendues, le corps et les pieds. Au souvenir de ces merveilles, Dante s'adresse à l'étoile qui les lui a offertes: il reconnaît que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est à ses influences qu'elle est due. Il prie le moteur éternel de regarder d'où s'élève l'épaisse fumée qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans défense, allument l'indignation du poëte, qui finit, comme il le fait peut-être trop souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape Boniface VIII, son oppresseur.
L'aigle mystérieux, composé de bienheureux, qui paraissent tous enchantés de la place qu'ils occupent dans sa forme immense 318, ouvre son bec, et parle au nom de tous, comme si c'était en son propre nom. Il éclaircit des doutes qui s'étaient élevés dans l'âme du Dante, sur quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'élève, vole en rond, et chante au-dessus de sa tête. C'est une satyre qu'il chante, et une satyre très-emportée, d'abord contre les mauvais chrétiens qui seront au jour du jugement moins avancés que tel qui ne connut jamais le Christ, et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce siècle, opprimaient les peuples et surchargeaient la terre.
«Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher à vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre où sont écrits tous leurs méfaits? Là, on verra, parmi les œuvres d'Albert (d'Autriche) celle qui bientôt y sera inscrite, et qui livrera la Bohême au ravage 319; là, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un sanglier 320; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'Écosse et d'Angleterre 321, et qui leur donne une telle soif de pouvoir, qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohême, qui ne connurent et n'eurent jamais aucune vertu 322; on verra, dans le boiteux de Jérusalem 323, pour une bonne qualité, mille qualités contraires 324; on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'île de feu, où Anchise finit sa longue carrière 325, et pour indiquer son peu de valeur, ses hauts faits seront tracés en écriture abrégée, qui en contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions honteuses de son oncle 326 et de son frère 327, qui ont déshonoré une si illustre race et deux couronnes; et l'on y connaîtra celui de Portugal 328, et celui de Norwège 329, et celui de Dalmatie 330, qui a mal imité le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se faisait un rempart des montagnes qui l'environnent 331! Chacun en voit la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'élèvent Nicosie et Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble à tous les autres 332.»
Après cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait l'éloge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait difficilement la forme de cet éloge 333. On se souvient que ce sont des âmes de saints qui ont formé, dans la planète de Jupiter, les différents membres et le corps entier de cet aigle impérial (car c'est cette enseigne de l'Empire qui a donné au poëte l'idée d'une invention si gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du côté du Dante un de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David. Celui des cinq qui est le plus près du bec est Trajan; Ezéchias vient ensuite, puis Constantin, malgré la faute qu'il fit de céder Rome au Pape pour aller fonder l'empire grec 334; après lui, Guillaume-le-Bon, roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte, ce Riphée, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami de la justice 335. Trajan et Riphée dans l'œil d'un aigle composé tout entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait à ce sujet une discussion théologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les commentateurs les plus versés dans cette matière disent que cela est conforme à la doctrine de S. Augustin. Cela est donc très-orthodoxe, et nous pouvons être tranquilles là-dessus, comme Dante le fut lui-même.
Il monte au septième ciel, qui est celui de Saturne 336; une immense échelle d'or occupait le centre de cette planète, et s'élevait à perte de vue. Tous les échellons en étaient couverts d'étoiles qui descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumières du ciel s'écoulassent par cette voie. Dès que ces esprits lumineux sont parvenus au bas de l'échelle, ils se dispersent ça et là. Dante interroge celui qui se trouve le plus à sa portée, et qui se trouve être S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut cardinal, et cette dignité lui rappelle quel est le train actuel des cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, où le poëte n'a pas craint de faire entrer jusqu'à ce mot populaire: «Les chapes qui les couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux bêtes qui vont sous la même peau 337. Ô patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en tant souffrir?»--Ô colère, ajouterai-je à mon tour, peux-tu faire descendre si bas un aussi grand génie?
Béatrix dirige sur une autre lumière les regards du poëte 338; c'est S. Benoît, fondateur d'un ordre célèbre. Dante l'aborde et lui parle. Quoique saint Benoît dise que dans cette planète tout n'est qu'amour et charité, il déclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien l'a fait contre les puissances de l'Église. Il est vrai que la charité des saints ne doit pas se croire obligée de respecter des scandales, qui n'ont d'apologistes que les défenseurs, non de la religion, mais des superstitions les plus dangereuses et les plus grossières.
Quand cette dernière âme a cessé de parler, elle va se réunir à la troupe d'où elle était sortie. La troupe se resserre, et toutes ces âmes remontent l'échelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue. Dante, sur un seul signe que Béatrix lui fait de les suivre, y monte avec la même rapidité, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa propre nature. En un instant, il se trouve transporté dans le signe des Gémeaux: cette constellation avait présidé à sa naissance; il espère que son âme y puisera la force nécessaire pour le passage difficile qui lui reste à franchir. Avant qu'il s'élève plus haut, sa conductrice lui dit de baisser ses regards vers la terre: il obéit, jette les yeux sur les sept planètes qu'il a parcourues, et ne peut s'empêcher de sourire de la chétive figure que fait la terre.
À toutes ces ascensions successives, Béatrix a toujours augmenté de lumière et d'éclat. Mais une lumière plus vive encore que celle dont elle brille vient éclairer ces hautes régions 339. Elle l'attend elle-même, les yeux fixés vers le point où cette lumière doit 340, posé sur le nid de sa douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir de l'aspect désiré de ses petits, et de pouvoir trouver leur nourriture, soin qui lui rend agréables les travaux les plus fatigants, prévient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec le plus ardent désir, regardant fixement, jusqu'à ce qu'il voie naître l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortége qui entoure le triomphe du Christ; voici réunie toute la clarté que ces sphères répandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine lune, Diane brille entre les nymphes éternelles qui colorent la voûte des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumières, rayonnait un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du poëte sont trop faibles pour la soutenir. Béatrix lui apprend que dans ce soleil est la sagesse et la puissance même qui rouvrit les communications si long-temps interrompues entre le ciel et la terre. À ce spectacle, Dante tomba dans le ravissement, son âme s'agrandit, sortit d'elle-même, et ne peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque temps, regarder sa conductrice, dont l'allégresse divine avait un éclat qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. À ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a oublié, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mémoire. Quand toutes les langues que Polymnie et ses sœurs ont nourries de leur lait le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au millième de la vérité, en chantant la sainte joie qu'il vit alors briller sur le visage de Béatrix.
Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les rayons de ce soleil où Jésus-Christ réside, fleurit un jardin émaillé de mille couleurs, et, au milieu, la rose où le verbe divin prit une chair mortelle.... On connaît ce mystérieux emblème. Dante décrit avec l'enthousiasme de la poésie et de la piété, le triomphe de la Vierge Marie, entourée de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes à sa gloire, et qui, revêtus de flammes brillantes, en étendent vers elle les cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mère, quand il s'est nourri de son lait.
Béatrix s'approche d'eux et leur présente son ami, en se servant du langage mystique qui est parmi eux la langue commune 341. La prière qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces âmes, flamboyantes comme des comètes, commencent à se mouvoir autour du Dante et de Béatrix, comme les sphères autour du pôle. De même que tournent les cercles d'une horloge, dont l'un paraît tranquille, tandis que le dernier de tous semble voler, de même ces danses célestes tournent d'un mouvement inégal, selon les divers degrés de béatitude. De celle de ces danses que Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumière la plus brillante. Elle tourne trois fois autour de Béatrix, en faisant entendre un chant si divin, que l'imagination du poëte ne peut le lui retracer. Béatrix reconnaît dans cette flamme le prince des apôtres. Elle le prie d'interroger Dante sur la foi, l'espérance et la charité. Pierre, toujours enfermé dans sa flamme, l'interroge en effet dans les règles sur la première de ces vertus; et ses questions, et les réponses du Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la doctrine théologique sur cette matière. On voit que le poëte y est à l'aise, qu'il s'y plaît, et que tous les détours de ce labyrinthe d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'apôtre en est si satisfait, qu'il le bénit en chantant, et l'environne trois fois de sa lumière.
Dante est lui-même enchanté de ce succès qui lui rappelle sans doute des triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les écoles. Il ne veut plus être poëte que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien poétiquement qu'il en fait le vœu. «S'il arrive jamais, dit-il 342, que le poëme sacré auquel ont contribué le ciel et la terre, et qui pendant plusieurs années m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruauté qui me retient hors du bercail où je dormis comme un agneau ennemi des loups qui lui font la guerre, c'est désormais avec une autre voix et sous d'autres formes 343 que je redeviendrai poëte; c'est sur les fonds de mon baptême que j'irai prendre ma couronne de laurier.» Cependant, une seconde lumière se détache de la danse céleste, et s'avance vers Béatrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'apôtre S. Jacques: il s'approche d'abord de l'autre apôtre; et comme lorsqu'une colombe s'arrête auprès de sa compagne, toutes deux, en tournant et en murmurant, expriment leur tendre affection 344, de même ces deux princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge Dante sur l'espérance; et il est aussi content que Pierre l'a été de ses réponses.
Une troisième flamme s'avance; c'est celle de l'apôtre S. Jean. Le poëte peint son maintien, sa démarche et l'accueil qu'il reçoit des deux autres saints, par une comparaison où il y a beaucoup de grâce, mais qu'on est tout étonné, quoiqu'elle présente une image décente et modeste, de trouver appliquée, dans le Paradis, à trois apôtres. «De même, dit-il, qu'une jeune vierge se lève, marche et entre dans la danse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par aucun mauvais dessein 345; de même je vis cet astre éblouissant venir se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait leur ardent amour.» Après que cette danse et le chant mélodieux, au-dessus de toute expression et de toute idée, dont les trois saints l'accompagnent, ont cessé, Saint-Jean interroge Dante sur la charité 346; et, dans ce troisième interrogatoire, la question n'est pas moins approfondie; l'habileté du répondant et la satisfaction de l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers.
Le père du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois apôtres, enveloppé comme eux d'une flamme du plus grand éclat. Dante, quand Béatrix le lui a nommé, s'incline vers lui, comme le feuillage qui courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relève ensuite par sa propre force. Il prie le premier homme de lui répondre, et d'éclaircir des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son âme plus clairement que Dante ne les y voit lui-même. Ils ont pour objet de savoir combien de temps s'est écoulé depuis que Dieu plaça l'homme dans le Paradis terrestre, combien dura son bonheur; et la véritable cause du courroux céleste; et quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se créa lui-même. Adam répond en peu de mots sur les premières questions. Ce ne fut point d'avoir goûté d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgressé l'ordre qu'il avait reçu. Le soleil avait achevé 4302 fois son tour annuel pendant qu'il était resté dans le séjour des limbes; et il avait vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes célestes tandis qu'il était resté sur la terre. Il entre dans plus de détails sur la langue primitive qui avait été la sienne, et peut-être il s'arrête trop sur quelques particularités, telles que certains changements opérés dans cette langue, où El d'abord, et ensuite Éli ou Éloï signifièrent le nom de Dieu. Quant au séjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et au temps de son innocence et de sa félicité, il ne dura en tout que six heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la première heure jusqu'à celle qui suit la sixième, quand le soleil passe d'une région du ciel à l'autre 347.
Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire 348. Dante en était enivré: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers entier; et il éprouvait lui-même l'extase d'une joie ineffable. Tout à coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S. Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse échapper dans sa colère, le ciel entier rougit comme un nuage frappé des rayons du soleil; Béatrix même, change de couleur comme une femme honnête, qui est sûre d'elle-même, mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est forcée d'entendre, rendent timide. Après ces préparations oratoires, S. Pierre commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas élevé l'Église pour qu'elle devînt un objet de commerce, et qu'elle fût vendue à prix d'or. «Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrétien fût à la droite de nos successeurs, et l'autre partie à la gauche, ni que les clefs qui me furent accordées, devinssent sur des étendards, l'enseigne sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reçu le baptême; ni que ma figure servît de sceau à des priviléges vendus et menteurs; c'est là ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colère. On ne voit là-bas dans les pâturages, que loups ravissants en habit de bergers. Ô Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de Cahors et de Gascogne s'apprêtent à boire de notre sang 349: quelle avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence viendra bientôt à notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point à cacher ce que je ne cache pas.»
Dès que l'apôtre a cessé de parler, toutes ces lumières triomphantes qui s'étaient arrêtées à l'entendre, s'agitent dans l'air enflammé, remontent avec lui vers l'empyrée, et disparaissent aux yeux du poëte qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientôt transporté lui-même, comme il l'a été jusqu'alors, par la force surnaturelle des regards de Béatrix. En s'élevant encore avec lui, elle s'enrichit de beautés nouvelles et d'une nouvelle lumière; et l'œil de son ami, devenu plus fort à mesure qu'il pénètre plus avant dans les cieux, ne peut plus se détacher d'elle. Cette idée allégorique qui représente, si l'on veut, la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions évidemment dictées par le souvenir d'un autre amour 350. Béatrix lui explique la nature de l'empyrée, de ce neuvième ciel qui renferme tous les autres, et leur imprime le mouvement. Il le reçoit d'un cercle de lumière et d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que l'âme divine elle-même, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans le système général des sphères.
Dante n'a pas voulu que Béatrix finît de parler sans revenir au sujet qui l'occupait et l'intéressait le plus lui-même, aux désordres dont il était victime, et à l'espérance d'un meilleur temps, «Ô cupidité, s'écrie-t-elle tout-à-coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu les empêches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils s'en tiennent toujours à une volonté stérile et qui ne porte jamais de fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des enfants: à peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en vices. Tous ces désordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui gouverne sur la terre. Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas que la fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le vaisseau public, et les fruits viendront après les fleurs.»
De retour dans l'empyrée, d'où cette digression l'a écarté, Dante, après avoir donné à ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de Béatrix 351, les porte sur un point de lumière si rayonnant, que l'œil qui s'y fixe est obligé de se fermer. Autour de ce point, et à peu de distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement le plus rapide des cieux. Ce cercle est environné d'un second, celui-ci d'un troisième, et ainsi jusqu'au neuvième cercle, augmentant toujours d'étendue, et diminuant de rapidité et d'éclat à mesure qu'ils s'éloignent de ce point unique d'où ils reçoivent le mouvement et la lumière. Ce sont les neuf chœurs des Anges, qui brûlent éternellement du feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de plus près autour de ce point enflammé. Les Séraphins et les Chérubins sont les premiers, ensuite les Trônes qui complètent le premier ternaire: le second est composé des Dominations, des Vertus et des Puissances; les Principautés et les Archanges forment les deux cercles suivants, et le troisième de ce dernier ternaire est rempli par les Anges.
Ce grand tableau, sur lequel Béatrix fixe long-temps les yeux 352, comme le Dante ne l'avait pu faire, amène des explications sur l'essence divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les mêmes dans toutes les écoles de théologie, amènent à leur tour des réflexions contre la vanité de la science, contre les savants et contre les philosophes; mais Béatrix les maltraite encore moins que les prédicateurs. Elle reproche à ceux-ci de débiter en chaire des fables et des contes absurdes pour tromper le peuple. «Ils ne cherchent, dit-elle, en prêchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas à lui pour recevoir les pardons sur lesquels il se fie 353; on en est devenu si fou sur la terre, que sans témoin et sans preuve, on court à tous ceux qui sont promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse monnaie pour de la bonne.» On voit que l'esprit satyrique du Dante ne l'abandonne jamais, et que le bon goût l'abandonne souvent. Ces traits contre les prédicateurs bouffons et contre les moines étaient vrais, surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyrée, au milieu des neufs chœurs des anges, il est dégoûtant de se sentir rappelé à de si vils objets, et d'être forcé d'abaisser ses regards des Trônes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine.
On les relève bientôt: on se trouve au-dessus du neuvième ciel 354, dans ce cercle, dit Béatrix, qui est toute lumière, cette lumière intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs 355. Une lumière éblouissante y coule en forme de rivière, entre deux bords émaillés des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives étincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent enchâssées comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivrées de douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque l'une y rentre, une autre en sort. Béatrix lit dans les regards du Dante le désir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivière. Il se courbe à l'instant vers cette onde, comme un enfant se précipite vers le lait maternel, quand il s'est réveillé beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire. Aussitôt que ses paupières s'y sont désaltérées, ces fleurs et ces étincelles se changent à ses yeux en un plus grand spectacle: il voit les deux cours du ciel, c'est-à-dire, selon les interprètes, les anges au lieu des étincelles, et les âmes humaines à la place des fleurs. Dans un cercle de lumière émanée d'un rayon même de l'Éternel, cercle si vaste que sa circonférence formerait autour du soleil une trop large ceinture, sont disposés concentriquement, comme les feuilles d'une rose, des milliers de siéges glorieux où sont assises ces deux divisions de la cour céleste. La lumière éternelle est au centre, autour duquel les âmes heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumière; ainsi qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule à ses pieds, comme pour se voir parée d'une abondance d'herbes et de fleurs 356. Si le plus bas degré brille d'un si grand éclat, et s'il s'étend dans un si prodigieux espace, quelle doit donc être l'étendue de cette rose, au rang le plus élevé de feuilles? Béatrix fait admirer au poëte le nombre de ces âmes revêtues de gloire, et le prodigieux contour de la cité céleste. Presque tous ces siéges sont tellement remplis, qu'il y reste désormais peu de places. On en voit un, surmonté d'une couronne, destiné à l'empereur Henri VII; le même pour qui Dante écrivit son traité de la Monarchie; l'idée de cet empereur lui rappelle le pape Clément V, son ennemi, et la place qu'il lui a déjà promise en Enfer avec les simoniaques, dans ce trou enflammé où Boniface VIII doit enfoncer Innocent III, et Clément V enfoncer Boniface 357.
Note 355: (retour) Je passe une très-belle et très-savante comparaison par laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel éloge que le poëte fait de Béatrix, en protestant plus que jamais de son impuissance à la louer. Je cours au but, où le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver que je ne le suis moi-même.
Note 356: (retour)E, come clivo in acqua di suo imo
Si specchia, quasi per veder si adorno,
Quanto è nell' erbe e ne' fioretti opimo, etc.Il faut que l'on me passe l'expression elles se mirent, un peu commune en français. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe specchiarsi, qui est très-noble en italien.
Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des anges 358, comme un essaim d'abeilles, qui tantôt vont chercher des fleurs, et tantôt retournent au lieu où elles en parfument leurs travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-là remontaient au séjour qu'habite éternellement l'objet de leur amour. Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes étaient d'or, et le reste de leur corps d'une blancheur qui effaçait celle de la neige. Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de siége en siége cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mêmes en agitant leurs ailes. Le poëte, après avoir peint avec complaisance tous les détails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il éprouve par ce rapprochement singulier, où il trouve encore à placer un trait contre son ingrate patrie. «Si les barbares venus des régions qui sont sous la constellation de l'Ourse, s'étonnèrent à l'aspect de Rome et de ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi qui avais passé de l'humain au divin, du temps à l'éternité, et de Florence chez un peuple juste et sensé 359, quelle fut la stupeur dont je dus être rempli?» Il se compare à un pélerin qui se délasse en regardant le temple où il est venu accomplir son vœu, et dont il espère déjà redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces degrés lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces visages qui inspirent la charité, ornés de la lumière qu'ils empruntent et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de sentimens honnêtes 360. Dans le ravissement dont il est plein, il éprouve le besoin d'interroger Béatrix; il veut se tourner vers elle, et ne la trouve plus; mais à sa place un vieillard vénérable et tout rayonnant de gloire, qu'elle a chargé de le guider pendant le reste de son voyage. Elle est allée se replacer sur le siége de lumière qui lui était destiné au troisième rang des âmes heureuses. Dante l'y voit de loin, brillante d'un nouvel éclat et couverte des rayons de la divinité, qu'elle réfléchit tout autour d'elle. De la plus haute région où se forme le tonnerre, quand un œil mortel plonge sur les mers, il ne parcourt point une distance égale à celle qui sépare de Béatrix les yeux de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beauté, parce qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altère son image. Il lui adresse enfin, et les plus vives actions de grâce pour le soin qu'elle a pris de le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage à la liberté, et la prière la plus ardente pour qu'elle conserve en lui, jusqu'à son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits. Béatrix, dans l'immense éloignement où elle est placée, le regarde, lui sourit, et se retourne vers la source de l'éternelle lumière.
Le nouveau guide qu'elle lui a donné est saint Bernard. C'est avec lui qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle de la rose, et qui de-là domine sur toute la cour céleste. C'est de lui qu'il apprend les causes des différents degrés qu'occupent, au-dessous d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors reçues de Béatrix 361. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante, une longue et fervente prière à Marie 362, et qui obtient d'elle qu'il soit permis à celui que Béatrix protège, de contempler la source de l'éternelle félicité. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mémoire ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu réuni par l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine, tout ce qui est dispersé dans l'univers; la substance, l'accident et les propriétés de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois cercles de trois couleurs différentes et de la même grandeur, dont l'un semblait réfléchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable, et le troisième paraissait un feu également allumé par tous les deux. Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforçant de le comprendre, il s'aperçoit que le second des trois cercles porte en soi, peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour pénétrer ce nouveau mystère, sont aussi vains que ceux du géomètre qui cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle 363. Il y renonçait enfin, lorsqu'un éclair frappe son âme, l'illumine et remplit tout son désir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande image. Il reconnaît enfin son impuissance, et soumet sa volonté à cet amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles.»
C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, après avoir, pendant plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des événements variés et de grands coups de théâtre, paraît manquer un peu par le dénoûment. Mais ce dénoûment, dans sa simplicité, n'est-il pas, quand on l'examine de plus près, le meilleur, et peut-être le seul que comportait le sujet du poëme? C'est sur quoi je me permettrai quelques réflexions rapides.
Dernières Observations.
Le désir de connaître, ou plutôt celui de communiquer ses connaissances à son siècle, d'éclairer les hommes sur le sort qui les attendait dans cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie présente en fût meilleure, et de revêtir des couleurs de la poésie, les profondeurs théologiques où il s'était enfoncé toute sa vie; ce désir, joint à celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de ses oppresseurs, fut ce qui inspira au poëte l'idée de cet ouvrage, auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut se dispenser, après l'avoir examiné dans toutes ses parties, de ranger parmi les plus étonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y représente lui-même, avec toutes les faiblesses de l'humanité, sujet à la crainte, à la pitié; flottant dans le doute, mais toujours avide de savoir, et s'élevant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyrée, avec la soif ardente de s'instruire, et l'espérance d'apprendre enfin par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donné aux autres hommes de connaître.
L'objet le plus éloigné de la portée de leur faible intelligence, et celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstinés à définir, est ce régulateur universel, cet auteur de la première impulsion donnée au mouvement général de la nature, cet être, en un mot, par qui on explique ce qui est incompréhensible sans lui, mais plus incompréhensible lui-même que tout ce qui sert à expliquer. Toutes les religions le reconnaissent; chacune le représente à sa manière. Le christianisme a des mystères qui lui sont propres; il en a aussi qui lui sont communs avec des religions plus anciennes: le mystère fondamental qui sert de base à tous les autres, celui qui a pour objet l'essence divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses obscurités, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'élever toujours de lumière en lumière, escorté de différents guides successivement chargés d'éclaircir ses doutes, et de ne laisser aucun voile impénétrable à ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui couvre le premier anneau de la chaîne mystérieuse soit entièrement levé; mais à l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des mystères du second ordre, on sent naître et s'accroître de plus en plus l'espérance de le voir créer, pour le premier de tous, une machine plus grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au défaut des éclaircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition terrassera pour ainsi dire à la fois, et l'incrédulité rebelle, et l'insatiable curiosité.
Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'eût été cette image, n'eût-elle pas encore été plus démesurément au-dessous de ce qu'elle eût voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir? Supposons que le poëte eût voulu tirer un autre parti de l'emblême ingénieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie humaine; que doué du talent de faire parler, quand il le veut, tous les objets de la nature et tous ceux que crée son génie, il eût essayé de donner une voix surnaturelle à cet emblême de la Divinité une et triple, l'abîme de lumière où il est placé comme dans un sanctuaire, aurait tremblé: tous les saints et tous les anges dont est peuplé l'Empyrée auraient tressailli de respect et seraient restés en silence; la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait entendre; elle aurait énoncé ce que l'Éternel permet que l'on connaisse de sa nature, et reproché à l'homme, avec la véhémence que l'Écriture donne souvent à Jéhovah, sa curiosité sur ce que cette nature a d'obscurités impénétrables. Voilà sans doute un dénoûment dans le goût moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de fracas; mais tout ce fracas n'eût-il pas été en pure perte? N'eût-il pas été froid et mesquin par cette affectation même de grandeur, par cette ambition déplacée de donner un langage à celui que notre oreille ne peut entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a donc fait sagement de finir avec cette brièveté religieuse, et de nous donner une dernière leçon en trompant, pour ainsi dire, l'attente où il nous avait mis lui-même d'une chose impossible et hors de la portée du génie humain. Un rayon de la grâce l'illumine et lui montre tout à coup le fond de l'inexplicable mystère. Cette faveur est pour lui seul: il ne peut trouver dans son imagination ni dans sa mémoire aucune image pour la rendre sensible; l'Être éternel ne lui permet pas, et il se soumet à sa volonté. Ce dénoûment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait être: le poëte n'a plus rien à nous dire, et l'objet de son poëme, comme celui de son voyage est rempli.
Après l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi près que nous l'avons fait, nous sommes plus en état qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprécier la marche hardie et l'étonnante conception. Le poëme du Dante a cela de particulier, que seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne pouvant en servir, ses beautés sont toutes au profit de l'art, et ses défauts n'y sont d'aucun danger. Quel poëte aujourd'hui, ayant à peindre un Enfer, y mettrait des objets ou dégoûtants, ou ridicules, ou d'une exagération gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout tels que ceux que je n'ai osé y faire voir? Quel poëte, voulant représenter le séjour céleste, figurerait en croix ou en aigle, sur toute la surface d'une planète, d'innombrables légions d'âmes heureuses, ou les ferait couler en torrent? Quel autre préférerait d'expliquer sans cesse des dogmes, plutôt que de peindre des jouissances et d'inaltérables félicités? Il en est ainsi des autres vices de composition que l'on aperçoit aisément dans la Divina Commedia, et sur lesquels il est par conséquent inutile de s'appesantir.
La distribution faite par le poëte, dans les différentes parties de son ouvrage, des matériaux poétiques qui existaient de son temps, et la manière dont il a su les y employer, peuvent donner lieu à d'autres observations.
Le génie du mal et le génie du bien, personnifiés dans les plus anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumière et les anges de ténèbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables. On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on représenta ces mauvais génies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit paraître dans des farces grossières, destinées à exalter l'esprit de la multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas assez tristes pour qu'elle ne pût s'y plaire; les diables furent chargés de l'égayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules à leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on les arma de fourches; on en fit à la fois des monstres horribles et de mauvais plaisants. Il eût été difficile que Dante écartât de son Enfer, ces honteuses caricatures. Il était réservé à un autre grand poëte de concevoir et de peindre le génie du mal sous de plus nobles traits; de le représenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la cicatrice des foudres de l'Éternel, et qui n'est en quelque sorte dépouillé que de l'excès de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier que Milton, qui a beaucoup profité du Dante, écrivit trois cent cinquante ans après lui.
Le christianisme n'attribue à son Enfer, que deux genres de supplices; le feu et la damnation éternelle, c'est-à-dire l'éternelle privation du souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'idée d'une variété de tourments assortie à la diversité des crimes; et cette idée, qui le sauva d'une uniformité fatigante, lui fournit des tableaux nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la pluie, la grêle, des insectes dévorants et rongeurs, des tombeaux embrasés, des sables brûlants, des serpents monstrueux, des flammes, des plaines glacées, et enfin un océan de glace transparente, sous laquelle les damnés souffrent et se taisent éternellement, telles sont les terribles ressources qu'il trouva dans cette idée féconde; nous avons vu le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidèles qu'énergiques, qu'il répandit sur ces tableaux lugubres et douloureux.
Ce sont encore des tortures que présente le Purgatoire; mais elles ne sont plus aussi tristes, aussi pénibles pour le lecteur. Un mot, ou plutôt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est l'espérance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux portes du Purgatoire on la retrouve toute entière. Elle y est; elle en pénètre toutes les parties. Elle anime les sites variés et champêtres que le poëte nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les rayons de la lumière, dans les souffrances mêmes, ou du moins dans les chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifiée dans ces beaux anges, dans ces légers et brillants messagers du ciel, préposés à la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse qu'on n'y est que pour en sortir.
Le Paradis ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans mélange. C'était un écueil dangereux pour le poëte, et il n'a pas su l'éviter. Les saints, placés dans différentes sphères, n'ont à décrire que la même félicité. Le seul moyen de variété, à quelques digressions près, qui ne sont pas toutes également heureuses, est dans l'explication des difficultés que la théologie se charge de résoudre; et ce moyen, très-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par état livrés à ces sortes d'études, l'est très-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le pays même de l'auteur, où ces études sont toujours, par de bonnes raisons, les premières et les plus importantes de toutes, le Paradis est ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas répandu moins de poésie de style que dans les deux autres parties, et que peut-être même, parce qu'il avait des choses plus difficiles à exprimer, il ait mis dans son expression poétique une élévation plus continue, plus d'invention et de nouveauté. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des élus, la même licence que pour les tourments des damnés! Que n'a-t-il gradué l'un comme il a fait les autres! Il avait pour modèle les occupations diverses des héros dans l'Élysée antique, comme il avait eu les supplices variés du Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonné cette seconde innovation que la première.
Dans les trois parties de son poëme, il eut pour fonds inépuisable son imagination vaste, féconde, élevée, sensible, habituellement portée à la mélancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agréables et les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais il donna pour aliment à cette faculté créatrice, dans l'Enfer, les tristes et menaçantes superstitions des légendes; dans le Purgatoire, les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophètes; dans le Paradis, les graves autorités des théologiens et des Pères. Il en résulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent profondes; dans le second, des émotions agréables et consolantes; dans le troisième, de l'admiration pour la science, pour le génie d'expression, pour la difficulté vaincue; mais, ce qui est toujours fâcheux dans un poëme, tout cela mêlé d'un peu d'ennui.
J'ai beaucoup parlé des beautés de ce poëme, et fort peu de ses défauts. Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs en Italie même, ont avoués 364. Le plus grand, dans l'ensemble, est de manquer d'action, et par conséquent d'intérêt. Que Dante achève ou non son voyage, que sa vision aille jusqu'à la fin ou soit interrompue, c'est ce qui nous importe assez peu. Où manque une action principale, il n'y a de point d'appui que les épisodes, et un poëme tout en épisodes ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer quelquefois. Le défaut le plus choquant dans les détails est peut-être ce mélange continuel, cet accozzamento, comme disent les Italiens, de l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable. L'obscurité habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun. Cette obscurité est aussi souvent dans les choses que dans les mots; elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage, dans leur étrangeté. Un bon commentaire fait disparaître en partie les désagréments de ce défaut; mais lors même qu'avec ce secours et celui d'une longue étude, on est parvenu à se rendre familières la langue de l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la fréquente bizarrerie de ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a vaincu les difficultés, on n'est pas encore dispensé de la fatigue.
Note 364: (retour) C'est ce qu'a fait récemment à Naples un critique judicieux, M. Giuseppe di Cesare, membre de l'Académie italienne, de l'Académie florentine et d'autres Académies toscanes, et associé correspondant de la société royale d'encouragement, établie à Naples. Dans un examen de la Divina Commedia, divisé en trois discours, qu'il a publié en 1807, petit in-4°., il apprécie avec goût le mérite du plan, de la conduite et du style de ce poëme; mais il avoue aussi les défauts, et de la conduite et du style. Il convient que le mélange du sacré avec le profane, que certains détails bas et ignobles, que plusieurs imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de s'enfoncer dans un chaos théologique et symbolique vers la fin du Purgatoire, et d'y rester enveloppé dans presque tout le Paradis, sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnaît de cinq espèces dans le style: pensées fausses, expressions triviales et proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois indécentes, abus fréquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il prouve l'existence de chacun de ces défauts par des exemples. Mais il n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgré les vices du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la Divina Commedia, plus de jugement et de régularité qu'on ne le croit communément, et qu'on devra toujours regarder ce poëme comme l'un des plus ingénieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que malgré les défauts du second genre, le style du Dante sera toujours un vrai modèle d'élocution poétique, et qu'on doit même le préférer encore à celui de tous les autres grands poëtes qui sont venus après lui.Je saisirai cette occasion de remercier M. di Cesare, au nom de la littérature française et en mon propre nom. Les lettres françaises doivent lui savoir gré de la modération et des égards avec lesquels il relève les jugements inconsidérés que Voltaire a portés sur le Dante. «De tout ce qui précède, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien ajouté à sa réputation quand il a parlé de la Divina Commedia comme d'un poëme extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parlé peut-être sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce français illustre (quel sommo francese) d'autre chose que d'un jugement précipité; persuadé comme je le suis, que, sans une très-longue étude, et une patience infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goûter les beautés du père de la poésie italienne, et que si cela n'est pas tout-à-fait impossible à un ultramontain, comme l'a montré M. de Mérian, et dernièrement à Paris M. Ginguené, nelle sue belle lezioni su Dante, cela est certainement d'une difficulté incalculable, puisqu'on ne peut pas dire que ce soit chose facile même pour les Italiens.» Esame della Divina Commedia, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leçons dont l'auteur parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques années auparavant à l'Athénée, que plusieurs Italiens instruits voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.
Mais il ne faut pas oublier que Dante créait sa langue; il choisissait entre les différents dialectes nés à la fois en Italie, et dont aucun n'était encore décidément la langue italienne; il tirait du latin, du grec, du français, du provençal, des mots nouveaux; il empruntait surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrés et poétiques qui manquaient entièrement à un idiome borné jusqu'alors à rendre les choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des pensées et des sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en donnant à son poëme le nom de Commedia par des motifs que j'ai précédemment expliqués, il se réserva la privilége d'écrire dans ce style moyen et même souvent familier qui est en effet celui de la comédie, et que ce fut pour ainsi dire à son insu, ou du moins sans projet comme sans effort, qu'il s'éleva si souvent jusqu'au sublime.
Dans un siècle si reculé, après une si longue barbarie et de si faibles commencements, on est surpris de voir la poésie et la langue prendre une démarche si ferme et un vol si élevé. Dans ses vers on voit agir et se mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'énergie de ses expressions frappe et ravit; leur pathétique touche; quelquefois leur fraîcheur enchante; leur originalité donne à chaque instant le plaisir de la surprise. Ses comparaisons fréquentes et ordinairement très-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme celles d'Homère, tantôt nobles et relevées, tantôt communes et prises même des objets les plus bas, toujours pittoresques et poétiquement exprimées, présentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et les peignent avec tant de vérité qu'on croit les avoir sous les yeux. Enfin si l'on excepte la pureté continue du style, que l'époque et les circonstances où il écrivait ne lui permettait pas d'avoir, il posséda au plus haut degré toutes les qualités du poëte, et partout où il est pur, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, il est resté le premier et fort au-dessus de tous les autres.
Cette supériorité qu'il conserve est une sorte de phénomène digne de quelques réflexions 365. Par un effort bien remarquable de la nature, tous les arts renaissaient alors presque à la fois dans la Toscane libre. Giotto, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait été précédé de Giunta, de Pise; de Guido, de Sienne; de Cimabué, de Florence. Il les effaça tous; et l'on crut que personne ne pourrait l'effacer. Masaccio vint, et fit faire à l'art un pas immense par la perspective des corps solides, et par la perspective aérienne que Giotto avait ignorées; mais bientôt il fut surpassé lui-même dans toutes les parties de la peinture, par André Mantegna, et plus encore par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'élevèrent presque en même temps dans l'Italie entière. Si l'on regarde auprès des tableaux d'un Raphaël, d'un Léonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrège, d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce Giotto qui eut de son vivant tant de renommée, on n'y trouve plus aucune des qualités qui constituent le grand peintre, et l'on est forcé de reconnaître l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection.
La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les autres ornements dont ils décoraient les églises de Pise, leur patrie, de Sienne, de Pistoia; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route à un Donatello, à un Ghiberti, à un Cellini; et ceux-ci ne parurent plus rien auprès du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, Arnolpho di Lapo avait élevé à Florence le grand palais de la république; son style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on vit l'Orcagna élever, à côté de ce palais, sa loge des Lanzi. L'Orcagna devint petit auprès de Brunelleschi. Et que devint à son tour le style tourmenté de cet architecte célèbre devant le caractère imposant et grandiose de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au premier rang dans tous les arts, et devant la pureté exquise des Peruzzi et des Palladio?
Dans la poésie, au contraire, Dante s'élève tout-à-coup comme un géant parmi des pygmées; non seulement il efface tout ce qui l'avait précédé, mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui ôter. Pétrarque lui-même, le tendre, l'élégant, le divin Pétrarque, ne le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractère principal du Dante n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans Pétrarque; sans doute la dureté, l'âpreté de son style choque souvent les oreilles sensibles à l'harmonie, et blesse cet organe superbe que Pétrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux énergiques, où il prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place à tout ce que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un tableau de nature. Il est naïf comme la nature elle-même, et comme les anciens, ses fidèles imitateurs.
Deux siècles entiers après lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des sujets moins abstraits et plus attachants, dégagés de cette obscurité qui naît ou des allusions ignorées, ou des mots que Dante créait et que la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester dans la langue, composèrent deux poëmes très-supérieurs à celui du Dante, par l'intérêt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de lui, puisque partout où il est beau, ses beautés sont rivales des leurs, et le plus souvent même les surpassent. On sent moins d'attrait à le relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre au-dessous de personne.
Pendant un ou deux siècles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est revenu au gran Padre Alighier, comme l'appelle celui des poëtes modernes qui a le plus profité à son école 366; et la langue italienne a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grâce et de son éclat; et les Alfieri, les Parini, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps amollies et détendues de la lyre toscane. Alfieri surtout eut bien raison de l'appeler son père: un seul trait fera connaître jusqu'où allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais à dire sur Dante par ce jugement d'un grand poëte, si digne de l'apprécier.
Alfieri avait entrepris d'extraire de la Divina Commedia tous les vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pensée. Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4°. de sa petite écriture, et n'est pas fini. Il en est resté au 19e. chant du Paradis; j'ai lu ce cahier précieux, et j'ai remarqué au haut de la première page ces propres mots, écrits en 1790: Se avessi il coraggio di rifare questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per esperienza che più s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze degli altri. «Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par expérience qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beautés des autres.»