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Histoire littéraire d'Italie (2/9)

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Note 611: (retour) On a donné, dans le Publiciste du 18 octobre 1809, une traduction inexacte de cette note; on annonçait de plus le manuscrit de Virgile, d'où elle est tirée, comme existant encore à Milan, tandis qu'il était, depuis plusieurs années, à Paris.

L'authenticité de cette note a été contestée en Italie; quelques critiques du seizième siècle ont douté qu'elle fût écrite de la main de Pétrarque; mais leurs doutes ont été éclaircis, et leurs objections réfutées. Les faits relatifs au précieux manuscrit où elle se trouve, recueillis d'abord par Tomasini, dans son Petrarca redivivus, ont été répétés par l'abbé de Sade, note 8, à la fin du volume II de ses Mémoires. M. Baldelli les a exposés à son tour avec de nouveaux développements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticité de la note sur Laure, article II des éclaircissements ou illustrazioni qui sont à la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les principaux faits. La bibliothèque de Pétrarque fut vendue et dispersée après sa mort. Son Virgile passa à son ami et son médecin Jean Dondi; de celui-ci, qui mourut en 1380, à son frère Gabriel, et de Gabriel à son fils Gaspard Dondi. Il paraît que Gaspard le vendit, et qu'il fut placé, vers 1390, dans la bibliothèque de Pavie; il y resta plus d'un siècle. En 1499, les Français s'étant emparés de Pavie, enlevèrent beaucoup de manuscrits qui furent transportés à Paris, dans la bibliothèque du roi. Plusieurs sont apostilles et annotés de la main de Pétrarque. Quelque adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire à cette exécution militaire le manuscrit de Virgile. Il était encore à Pavie, au commencement du seizième siècle, dans la bibliothèque d'un gentilhomme nommé Antonio di Piero. Deux autres propriétaires le possédèrent successivement; à la mort du second, Fulvia Orsino, il fut vendu, à très-haut prix, au cardinal Frédéric Borromée, fondateur illustre de la bibliothèque Ambroisienne, où il le plaça parmi les manuscrits les plus précieux. Il y est resté jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts, recueillis à Milan par les premiers commissaires français qui y furent envoyés après la conquête.

«Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps célébrée par mes vers, parut pour la première fois à mes yeux au premier temps de mon adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, à la première heure du jour (c'est-à-dire six heures du matin), dans l'église de Sainte-Claire d'Avignon; et dans la même ville, au même mois d'avril, le même jour 6, et à la même heure, l'an 1348, cette lumière fut enlevée au monde, lorsque j'étais à Vérone: hélas! ignorant mon triste sort. La malheureuse nouvelle m'en fut apportée par une lettre de mon ami Louis. Elle me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps, si chaste, et si beau, fut déposé dans l'église des Frères mineurs, le soir du même jour de sa mort. Son âme, je n'en doute pas, est retournée, comme Sénèque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'où elle était venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve une certaine douceur mêlée d'amertume à écrire ceci, et je l'écris préférablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le plus fort étant rompu, je sois averti, par la vue fréquente de ces paroles, et par la juste appréciation d'une vie fugitive, qu'il est temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grâce divine, me deviendra facile par la contemplation mâle et courageuse des soins superflus, des vaines espérances, et des événements inattendus qui m'ont agité pendant le temps que j'ai passé sur la terre.»

Il y a de bien beaux sonnets dans Pétrarque, il y en a de bien touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui était sans cesse l'objet de son étude, de ses méditations, de ses tristes et doux souvenirs.




CHAPITRE XIII.

Œuvres latines de Pétrarque; Traités de philosophie morale; Ouvrages historiques; Dialogues qu'il appelait son Secret; ses douze Églogues; son Poëme de l'Afrique; trois livres d'Épitres en vers.


Les Œuvres latines de Pétrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renommée, forment un volume in-fol. de douze cents pages 612. Environ quatre-vingts pages de poésies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetées à la fin de cet énorme volume. Elles y sont à la place que Pétrarque lui-même leur donnait dans son estime; et ce sont ces poésies vulgaires qui font, depuis plus de quatre siècles, les délices de l'Italie et de l'Europe, où l'on ne connaît plus aucune des productions latines, objet de la prédilection de leur auteur; c'est ce qui l'a placé parmi les poëtes modernes du premier rang.

Note 612: (retour) Dans l'édition de Bâle, 1581, qui est la plus complète.

Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si complètement oubliés, soient sans mérite; ils en ont un très-grand au contraire, surtout si l'on n'oublie pas le temps où ils furent écrits, et si l'on a quelquefois lu d'autres ouvrages latins du même temps. Pétrarque sentit le premier que, pour écrire véritablement en latin, il fallait oublier le langage barbare de l'école, et remonter du style de la dialectique, de la théologie et du droit, jusqu'à celui de l'éloquence et de la poésie, de Cicéron et de Virgile. Ce furent les deux modèles qu'il se proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et facile, quelquefois élégante; quelquefois ses pensées y paraissent revêtues des couleurs de ces deux grands maîtres: enfin, quel que soit aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand service aux lettres; elles montrèrent la route qu'il fallait prendre pour revenir à la bonne latinité; et si les grands écrivains qui fixèrent entièrement au seizième siècle les destinées de la langue italienne, et qui ne purent ni surpasser Pétrarque, ni même l'égaler dans la poésie vulgaire, le laissèrent loin d'eux dans la poésie latine, ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le premier de tous les modernes, retrouvé les traces des anciens, et de les avoir indiquées à ceux qui devaient le suivre.

Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce recueil. Pour satisfaire une curiosité raisonnable, il suffit d'avoir des principaux une idée exacte et sommaire. Le premier qui se présente est le Traité des remèdes contre l'une et l'autre fortune 613. L'idée en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter la mauvaise fortune avec force et dignité; mais moins encore savent supporter la bonne avec modération et tranquillité d'âme. Pétrarque appelle la raison au secours des hommes mis à l'une et à l'autre de ces deux épreuves, mais surtout à la dernière. «Nous avons, dit-il dans sa préface adressée à son ami Azon de Corrége, deux luttes à soutenir avec la fortune, et le danger est en quelque sorte égal dans toutes deux, quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme adversité. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus difficile.... Oserai-je n'être pas de leur avis? Oui, si mettant à part l'autorité de ces grands hommes, je veux parler d'après l'expérience. Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile à gouverner que la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus à craindre et plus dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi, ce n'est pas la réputation des auteurs, ce ne sont point les piéges de la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est l'expérience des choses, ce sont les exemples tirés de la vie et la preuve de difficulté la moins suspecte, la rareté. J'ai vu beaucoup de gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvreté, l'exil, la prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des maladies graves; je n'en ai vu aucun qui sût soutenir les richesses, les honneurs ni la puissance.»

Note 613: (retour) De Remediis utriusque Fortunœ. Pétrarque le composa presque entièrement en 1358, dans son délicieux Linternum, Voyez sa Vie.

Le Traité est divisé en deux parties, dont la forme est moins heureuse que le fond. Ce sont des dialogues entre des êtres moraux personnifiés. Dans la première partie, la Joie et l'Espérance vantent les biens, les agréments, les plaisirs de la vie. La Raison démontre que tous ces biens sont faux, frivoles et périssables. Dans la seconde, la Douleur et la Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les calamités de toute espèce, dont la vie est empoisonnée. La Raison fait voir que ce ne sont point là de vrais maux, qu'ils ne sont point sans remède, et qu'on en peut même tirer quelques biens. Les dialogues sont secs et dépourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui contribuent à l'une et à l'autre. La fleur de la jeunesse, la beauté du corps, la santé florissante, la force, la vitesse, l'esprit, l'éloquence, la vertu même, la liberté, la richesse et tous les autres avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la première partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Espérance, et, quelquefois toutes deux ensemble, vantent l'avantage annoncé au titre de chaque dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Espérance insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu'à la fin. La laideur, la faiblesse, la mauvaise santé, la naissance obscure, la pauvreté, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son infidélité, sa mauvaise humeur, le déshonneur, l'infamie et tout ce qui, au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que dans la première. La Douleur et la Crainte exposent de même chacun des maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les atténue ou prouve même qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent être des biens. Les deux interlocutrices allèguent en vain tout ce qui justifie, l'une ses appréhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples, qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouvé dans la première partie, qu'il y a du mal dans tous les biens.

Cette marche est imperturbablement la même depuis le commencement jusqu'à la fin. On conçoit aisément qu'il en doit résulter de la fatigue et de l'ennui, malgré les traits d'esprit, l'érudition, la philosophie et les maximes vraies, puisées dans l'expérience et dans les écrits des philosophes, surtout de Sénèque et de Cicéron, que l'auteur y a su répandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui lui servent à approfondir et quelquefois à égayer son sujet. L'ouvrage fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en France. Le roi Charles V, qui avait connu Pétrarque à la cour de son père, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir ce Traité dans sa bibliothèque. Il le fit traduire en français par Nicolas Oresme, l'un des savants que Pétrarque avait le plus goûtés pendant son ambassade auprès du roi Jean; et cette traduction, beaucoup plus fatigante à lire que l'original, a même été imprimée à Paris, en 1534.

Le Traité de la Vie solitaire, commencé à Vaucluse, repris et terminé en Italie dix ans après 614, contient la doctrine d'une philosophie misantrope qui n'était pas dans le caractère de Pétrarque, mais que des idées religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'étude lui avaient fait adopter. Il est divisé en deux livres, ces livres en sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en opposition l'homme occupé dans la vie sociale et dans les villes, avec la solitaire, pendant leur sommeil, à leur réveil, au dîner, après le repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa durée; et, dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au solitaire. Les inconvénients que peut avoir la solitude et les remèdes qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilité qu'on en retire, les lieux que l'on doit préférer pour en jouir, et plusieurs autres questions de cette espèce viennent ensuite; on croirait que c'est ici l'ouvrage d'un cénobite plutôt que d'un homme sensible et d'un sage; mais on reconnaît Pétrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour titre: Qu'il ne faut point persuader à ceux qui se plaisent dans la solitude de mépriser les droits de l'amitié, et qu'ils doivent éviter la foule, mais non pas les amis 615.

Note 614: (retour) Il est adressé à son ami Philippe de Cabassole, simple évêque de Cavaillon quand Pétrarque le commença, et devenu, quand il l'eut achevé, patriarche de Jérusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine, et légat du pape.
Note 615: (retour) Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum ut amicitiœ jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant. Cap 4.

Dans le second livre il met à la suite l'un de l'autre les exemples de tous les hommes connus pour avoir aimé la solitude, à commencer depuis Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pères et aux principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les poëtes anciens qui ont aimé la solitude lui servent ensuite à démontrer qu'elle est aussi convenable à ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu'à ce qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modérant dans cet ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses en faveur de la retraite, préférable en effet au tumulte du monde. L'érudition y est prodiguée comme dans le premier. On y voit toujours un esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une éloquence plus persuasive et plus ornée que dans l'autre, parce que l'auteur n'y a pas été gêné par la coupe brisée du dialogue et par l'emploi d'êtres allégoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment faire parler.

J'ai donné dans sa Vie une idée suffisante du Traité sur le loisir des religieux 616, qu'il dédia aux chartreux de Montrieu, après y avoir passé quelques jours auprès de son frère Gérard. C'est une production tout-à-fait monacale, excellente pour ceux à qui elle était adressée, bonne en général pour la vie du cloître, mais dont il n'y a rien à tirer pour celle du monde.

Note 616: (retour) Voy. ci-dessus, p. 372.

Je ne dirai pas la même chose d'un autre ouvrage qui est intitulé dans ses Œuvres: Du mépris du Monde, et qu'il appelait son secret 617. On en tire de grandes lumières sur les événements de sa vie, sur ses goûts, son caractère et ses plus secrets sentiments. Il le fit à Avignon ou à Vaucluse dans le temps où sa passion pour Laure lui causait le plus d'agitation et de trouble 618. Ce sont des dialogues entre lui et saint Augustin. Les Confessions de l'évêque d'Hippone lui en donnèrent l'idée. C'était celui de tous les Pères de l'église qu'il aimait le plus. Les rapports de caractère et de goûts qu'il avait avec lui contribuaient sans doute à cette préférence. Le père Denis, son directeur, lui avait fait présent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple d'Augustin, il voulut développer tous les secrets de son âme, tous les replis de son cœur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni même J.-J. Rousseau n'ont découvert plus naïvement leur intérieur, ni fait avec plus de franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa préface il s'adresse ainsi à son livre. «Toi donc, fuis les assemblées des hommes, sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes; car tu es et l'on t'appelera mon secret 619.» Ce titre et ce peu de mots font croire que son intention n'était pas de rendre cette espèce de confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour qu'après sa mort.

Note 617: (retour) De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum suum inscripsit.
Note 618: (retour) En 1343. Voy. Mém. pour la Vie de Pétr., t. II, p. 101.
Note 619: (retour) Secretum enim meum es et diceris.

Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Pétrarque méditait profondément sur sa destinée, lorsqu'une femme d'une beauté que les hommes ne connaissent pas assez, et environnée d'un éclat extraordinaire, lui apparaît. Il est d'abord ébloui des rayons qui sortent de ses yeux, et n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait connaître à lui. C'est la Vérité qu'il a si bien peinte dans son poëme de l'Afrique. Un homme d'un aspect vénérable l'accompagne. Pétrarque croit reconnaître en lui S.-Augustin: c'était lui en effet, à qui la Vérité adresse la parole. «Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus dévoué: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est atteint: il est d'autant plus près de sa perte qu'il est plus éloigné de connaître son mal: c'est à toi de le guérir: tu y réussiras mieux que personne: il t'a toujours aimé, et tu fus toi-même sujet à des infirmités pareilles, quand tu étais captif dans un corps mortel. Essaie donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remédier à ses maux. Saint-Augustin promet d'obéir par respect pour elle et par amitié pour le malade. Il le tire à l'écart, et commence avec lui, en présence de la Vérité, une conférence qui dure trois jours, et qui forme les trois dialogues dont tout l'ouvrage est composé.

Le premier est une sorte de préliminaire ou de prolégomènes. Saint-Augustin établit d'abord pour maximes, que nul n'est misérable s'il ne veut l'être; qu'une parfaite connaissance de nos misères produit le désir d'en être délivré; que ce désir n'est sincère et efficace que dans le cœur de ceux qui ont éteint tout autre désir: enfin qu'il n'y a que la pensée de la mort qui puisse produire cet effet, en détachant entièrement l'âme de toutes les vanités du monde. Doctrine fausse, triste et nuisible, qu'on est toujours fâché de trouver dans une philosophie, d'ailleurs si élevée et si pure, et qui, rangeant parmi les vanités à peu près tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la société humaine, tend toujours à rendre ceux qui la professent au moins inutiles à la société et au monde. Pétrarque assure qu'il connaît son état, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'à présent ont été inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a jamais bien voulu. Il analyse tous les symptômes de cette volonté douteuse, et ceux d'une volonté plus constante et plus ferme, la seule qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succès.

Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un après l'autre tous les défauts de Pétrarque qui mettent obstacle à son repos autant qu'à sa perfection. Le premier est la vanité qu'il tire de son esprit, de sa science, de son éloquence, des agréments de sa figure et de sa personne. Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanité, la fragilité, le néant. Le second défaut est l'avarice, ou plutôt la cupidité. Pétrarque se récrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice ne lui est plus étranger; mais son sévère examinateur lui prouve que ce goût qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aisée qui peut seul la procurer, pour la société des grands et pour le séjour des villes et des cours n'est au fond qu'une cupidité déguisée. Pétrarque a beau répondre qu'il ne désire point de superflu, mais qu'il voudrait ne manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il voudrait ne pas obéir, Augustin lui fait voir que ce qu'il désire est le comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcés d'obéir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet état d'indépendance qui est le terme de ses désirs; vérité aussi incontestable qu'elle est ancienne, et qui découle en quelque sorte de toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans l'antiquité profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de contradicteurs en théorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la pratique. Mais, insiste Pétrarque, je suis loin d'avoir en effet ce goût que l'on m'attribue pour le séjour des villes, pour la société des grands, et les vues d'ambition que ce goût suppose. Je les fuis au contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, haïr, mépriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre à l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, répond Augustin, ce ne sont pas les honneurs que vous haïssez, mais les démarches nécessaires dans ce siècle pour les obtenir. Vous avez pris une route plus cachée et plus détournée pour arriver au même but. Convenez que c'est là le véritable objet de vos études et du parti que vous avez pris de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller à Rome, qui revient sur ses pas, effrayé du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est pas Rome qui lui déplaît, c'est le chemin 620.

Note 620: (retour) Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en l'abrégéant, de la traduction de l'abbé de Sade, lorsqu'il ne s'est pas trop éloigné du texte que j'ai sous les yeux.

La gourmandise et la colère ont leur tour, mais ne font pas l'objet d'un reproche très-grave, parce qu'au fond cela se borne à quelques vivacités passagères, et dans une vie habituellement sobre, à quelques parties de plaisir et de bonne chère avec ses amis. Saint Augustin se hâte d'arriver à un article plus important et plus délicat, sur lequel Pétrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec beaucoup de force, et la révolte de ses sens, et ses inutiles efforts pour les dompter. La prière fréquente, humble, fervente et accompagnée de larmes, est le seul remède que saint Augustin, qui doit s'y connaître, lui indique contre ce mal. Mais j'ai prié, répond Pétrarque, et si souvent que je crains que Dieu n'en ait été importuné. Augustin lui soutient qu'il n'a pas bien prié, qu'il a prié pour un temps trop éloigné, qu'il a voulu se réserver les plaisirs de la jeunesse, et remettre à un âge plus avancé l'effet de ses prières. C'est ce qui lui était arrivé à lui-même; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en demander une autre. Il l'exhorte à être plus sincère avec Dieu et avec lui même, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme sur tous les autres, ce qu'il aura demandé de bonne foi.

Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant à la mélancolie et à la mauvaise humeur, auquel Pétrarque convient qu'il s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mène, les injustices de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les mœurs dégoûtantes d'Avignon, le tumulte qui y règne, et tout ce que ce séjour a d'incompatible avec la paisible société des Muses et l'étude de la sagesse. «Si le tumulte de votre ame cessait, répond saint Augustin, vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extérieur qui n'affecte que les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe. Quand l'âme est dans un état serein et tranquille, les nuages passagers qui l'environnent, le tonnerre même qui gronde autour d'elle, ne peuvent la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vôtre, vous serez alors en sûreté sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres hommes 621; vous écouterez en silence les voix plaintives de ceux qui flottent sur les ondes; et si vous éprouvez à ce cruel spectacle les tourments de la pitié, vous sentirez aussi une secrète joie à vous voir vous-même à l'abri des mêmes dangers.» Au reste, de quoi se plaint-il? ce séjour qui lui déplaît tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas le maître d'en sortir? Pétrarque l'avoue, et finit par convenir que son état, comparé à celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux qu'il le croyait.

Note 621: (retour) On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrèce:
Suave mari magno turbantibus œquora ventis,
E terrâ magnum alterius spectare laborem
; etc.

Le troisième dialogue est le plus intéressant. Saint Augustin dit à Pétrarque qu'il porte deux chaînes aussi dures que le diamant, dont il craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le délivre; ces deux chaînes sont l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer que c'est une extrême folie; mais il ne trouve pas sur ce point la même docilité que sur tout le reste. Pétrarque ne permet pas, même à son maître, d'avilir un sentiment délicat et généreux qui élève et épure l'âme quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer. Particularisant ensuite ces idées générales, il peint sous les couleurs les plus nobles et les images les plus attachantes le mérite et la vertu de Laure, la pureté de son amour pour elle, l'influence qu'a eu cet amour sur son goût pour la vertu, pour l'étude et pour la véritable gloire. Mais le bon directeur ne lâche pas prise, il le retourne de tant de façons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque bien, c'est en le détournant d'autres biens plus grands encore: enfin il l'engage à reconnaître la nécessité d'un remède. Mais quel remède choisir? c'est là la difficulté. Chasser, selon le conseil d'Ovide et même de Cicéron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est ce dont Pétrarque ne peut supporter même la pensée. Changer de lieu, voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent éprouvé que son amour le suit partout, que pour être éloigné de Laure il ne l'en aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pensée du progrès de l'âge ne peut rien sur lui. Il n'a point passé l'âge d'aimer, puisqu'il est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque c'est son âme qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin, quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques remèdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est réduit à lui conseiller la même recette qu'il lui a donnée pour des passions moins nobles, la prière.

Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il lui reproche le temps qu'il consume à rassembler des paroles sonores uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il méprise, et même celui qu'il donne à des entreprises plus graves, telles que l'Histoire romaine depuis Romulus jusqu'à Titus, telles encore que son Poëme de l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer à apprendre à bien vivre! Et cette gloire même qu'il espère, l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices qu'elle lui coûte? «Vous qui, surtout à l'âge où vous êtes, vous consumez de travail pour faire des livres, vous êtes dans une grande erreur. Vous négligez vos propres affaires pour vous occuper de celles des autres, et sous une vaine espérance de gloire vous laissez, sans vous en apercevoir, s'écouler ce temps si court de la vie. Que ferai-je? répond Pétrarque. Abandonnerai-je des travaux commencés? Ne vaut-il pas mieux que je me hâte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus sérieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, réplique Augustin; vous aimez mieux vous abandonner vous-même que vos livres. Eh! laissez-là toutes ces histoires; les exploits des Romains sont assez célèbres et par leur propre renommée et par les travaux de bien d'autres génies. Laissez l'Afrique à ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien à la gloire de votre Scipion ni à la vôtre. Rendez-vous à vous-même; songez à la mort; ayez toujours vos pensées et vos regards fixés sur elle, puisque tout vous y conduit.» Pétrarque le remercie de ses conseils et fait des vœux pour obtenir la force de les suivre.

Cet écrit est curieux, comme le sont tous ceux où les hommes célèbres ont parlé d'eux-mêmes. Il est étonnant que depuis sa publication tant de choses vagues et conjecturales aient été dites et écrites sur Pétrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manière aussi positive qu'intéressante dont il en parle ici, dans un ouvrage étranger aux fictions de la poésie, devait suffire pour lever toutes les incertitudes. La première édition en est pourtant de 1496, et les incertitudes ont duré depuis, pendant près de trois siècles; et pour beaucoup de gens qui restent toujours au même point, parce qu'ils ne lisent ni écoutent, elles durent même encore.

Pétrarque avait amassé pendant plusieurs années des matériaux pour une Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commença même jamais à écrire d'une manière suivie. Il n'en est resté que des fragments divisés en quatre livres, sous le titre de Choses mémorables 622, et d'autres moins considérables, intitulés Abrégé des vies des hommes illustres 623. Ces derniers sont tous tirés des premiers siècles de Rome, et divisés en petits chapitres qui contiennent les principaux traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a rangés sous différents titres dans chacun des quatre livres de ses Choses mémorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre à l'étude et au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes célèbres dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se sert sont d'abord puisés chez les Romains; il y ajoute, sous le titre d'étrangers 624, d'autres faits tirés de l'histoire des autres peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de modernes 625, il en joint encore de plus nouveaux, la plupart même arrivés de son temps. C'est ainsi, qu'à la fin du second chapitre, où il traite de l'étude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi de Sicile, qui préférait les lettres à sa couronne 626. Il suit le même ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce traité ne renferme sur les peuples anciens, rien qui ne soit déjà connu par les récits de l'histoire, il a conservé beaucoup de faits particuliers des temps modernes qui méritaient aussi d'être transmis à la postérité.

Note 622: (retour) Rerum memorandarum libri IV.
Note 623: (retour) Vitarum illustrium virorum epitome.
Note 626: (retour) Voy. ci-dessus, p. 359.

Nous avons vu quel était l'attachement que François de Carrare, souverain de Padoue, eut pour Pétrarque dans ses dernières années. Il se plaisait singulièrement à s'entretenir avec lui, et il allait souvent le voir dans sa petite maison d'Arqua 627. Il se plaignait un jour, sur le ton de l'amitié, de ce qu'il avait écrit pour tout le monde, excepté pour lui. Pétrarque pensait depuis long-temps à prévenir ce reproche; mais il était embarrassé pour le choix, et ne savait à quoi se déterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Traité sur la meilleure façon de gouverner une république 628, et sur les qualités que doit avoir celui qui en est chargé. Ce sujet lui fournissait une occasion naturelle de donner à ce prince des louanges indirectes, sans exagération et sans fadeur; et en même temps, ce qui est toujours plus difficile, de relever quelques défauts de son gouvernement qu'il avait remarqués 629. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tirées pour la plupart de Platon et de Cicéron, et l'application en est faite avec beaucoup de jugement; mais ce même sujet a été traité depuis avec tant de supériorité, qu'il n'y a plus ici rien à apprendre pour personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que, dans un temps où les principes d'un bon gouvernement étaient peu connus, où l'Italie était partagée entre de petits princes, qui presque tous étaient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leçons de la sagesse antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui était conforme à ses principes, et blâmait tout ce qui y était contraire; et que ce philosophe était un poëte aimable, qui réunissait ainsi, dès le quatorzième siècle, à cette première aurore de la renaissance des lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux.

Note 627: (retour) En 1372 et 1373.
Note 628: (retour) De Republicâ optimè administrandâ.
Note 629: (retour) Mém. pour la Vie de Pétr., t. III, p. 794.

Il avait fini, deux ans auparavant 630, dans la même retraite, un autre ouvrage commencé depuis quelques années, dont le titre est d'une simplicité piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il intitula: De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres 631. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'établir à Venise, la philosophie d'Aristote y était fort à la mode, ainsi que dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises versions latines faites sur des traductions arabes, et par les Commentaires d'Averroès qui étaient bien loin d'y répandre de la clarté. Mais plus Aristote était obscur, plus il y avait de gens disposés à l'admirer. C'était l'oracle des écoles; on n'y jurait que par lui. Ce siècle était assurément très-religieux, et cependant Aristote, expliqué par Averroès, niait la création, la providence, les peines et les récompenses de l'autre vie. Ses disciples, à Venise, croyaient, comme leur maître, le monde infini et coéternel à Dieu: ils se moquaient de Moïse, de la Genèse, de Jésus-Christ même, des Pères de l'Église, enfin de tous les objets respectables pour les chrétiens. Cela devint une espèce de secte fort tranchante dans ses opinions, et disposée à jeter du ridicule sur tous ceux qui n'en étaient pas.

Note 631: (retour) De Ignorantiâ sui ipsius et multorum.

Quatre jeunes gens qui en étaient, trouvèrent moyen de faire connaissance avec Pétrarque. Ils s'insinuèrent dans ses bonnes grâces par leur douceur, leur complaisance et l'honnêteté de leurs manières. Il se livra bientôt à eux sans défiance. Tous quatre avaient de l'esprit. Le premier ne savait rien, le second peu, le troisième un peu plus, et le quatrième plus encore; mais c'était un savoir incertain, embrouillé, joint, comme dit Cicéron, à tant de légèreté, de jactance, qu'il aurait peut-être mieux valu qu'il ne sût rien. «Car les lettres, ajoute sagement Pétrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour presque tous elles en sont une d'orgueil, à moins qu'elles ne tombent, ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait été bien conduit 632.» Ils s'étaient appliqués principalement à l'histoire naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux, les poissons, «ils vous auraient dit, c'est Pétrarque qui parle, combien le lion a de poils à la tête, l'épervier de plumes à la queue 633; et un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes que celles-là.» Pétrarque s'expliquait avec sa liberté ordinaire, et sur ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord surpris, ensuite indignés. Ils finirent par tenir conseil entre eux; «pour condamner, dit Pétrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma personne qu'ils aiment, mais ma renommée, qu'ils n'aiment pas.» Ils s'étaient donc rassemblés seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient porter fût unanime; mais, pour se donner un air d'équité, ils voulurent qu'elle fût contradictoire. Ils alléguaient d'abord ce qui était favorable à Pétrarque, et répondaient ensuite de manière à détruire tout le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui était en sa faveur, l'amitié des grands et même de plusieurs souverains, son éloquence universellement reconnue, son style dont personne ne contestait le mérite, furent successivement allégués, et l'on trouva toujours des raisons pour réduire à rien tous ces éloges. Enfin, ce singulier tribunal prononça tout d'une voix que Pétrarque était un ignorant, homme de bien 634. Cette sentence avait été réellement portée et avait fait beaucoup de bruit à Venise. Pétrarque s'en était moqué d'abord; mais ses amis prirent la chose sérieusement, et voulurent absolument qu'il écrivît pour se défendre. C'est ce qu'il fit par ce Traité De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres.

Note 632: (retour) C'est le même sens qui est renfermé en moins de mots dans ce vers si vrai de notre Molière:

Et je vous suis garant

Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

Note 633: (retour) Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in caudâ, etc., ub. sup.
Note 634: (retour) Scilicet me sine litteris virum bonum.

Après avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre porté contre lui, Pétrarque paraît y souscrire et reconnaître son ignorance. Il s'en console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. «Je me soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'ôte, pourvu que j'aie en effet ce qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils soient savants, et moi vertueux.» Mais ensuite, malgré ces traits de modestie, il fait un assez grand étalage d'érudition pour prouver l'injustice de cette sentence dictée par l'envie; et il en appelle à la postérité, par qui il ne doute point qu'elle ne soit réformée. Il passe en revue, dans ce Traité, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule les atômes de Démocrite et d'Épicure, la Métempsycose de Pytagore, etc. Il fait voir que notre science se réduit à rien, ou à peu de chose, et il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi. Presque tout ce qu'il dit est tiré des Tusculanes de Cicéron, de son Traité De la Nature des Dieux, et du livre De la Cité de Dieu, de saint Augustin. Il termine de la manière la plus digne d'un philosophe aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son génie, mais son caractère, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Après avoir passé en revue tous les grands hommes qui ont été en butte aux traits de la satire, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, et tant d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on écrive ou que l'on parle contre lui, lorsque de telles gens ont osé parler et écrire ainsi contre de tels hommes? «Il ne me reste donc plus que de m'adresser non-seulement à vous (Donat le grammairien, à qui il dédie ce Traité) et à un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'être excités pour m'aimer, mais à mes autres amis et à mes censeurs eux-mêmes, de les prier et de les conjurer tous de m'aimer désormais, sinon comme un homme de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du moins comme un ami; si enfin, par défaut de mérite, je ne suis pas digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant et aimant qu'ils m'aiment 635

Note 635: (retour) Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen prœ virtutis inopiâ non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament.

Imitateur en tout de Cicéron, il semblait avoir pris de lui le besoin et l'habitude d'une correspondance épistolaire très-active avec ses amis et avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui fournissait un sujet de lettre. Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers, et cependant on a imprimé de lui dix-sept livres d'épîtres. Ils en contiennent près de trois cents, dont un assez grand nombre sont, par leur étendue, moins des lettres que de véritables traités, et on en connaît beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour. C'est là surtout qu'il faut chercher l'âme de Pétrarque et les détails les plus intéressants de sa vie. «Il avait, dit avec raison l'abbé de Sade 636, une amitié babillarde, et un cœur qui aimait à s'épancher.» Ce qui veut dire qu'il était un homme confiant, sensible, et un véritable ami. Ces lettres sont très-importantes pour l'histoire littéraire, pour celle des événements, et plus encore des mœurs du quatorzième siècle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont horribles. Peut-être aussi sont-ils un peu chargés. Le style n'a pas, à beaucoup près, l'élégance et la pureté de celui de l'auteur qu'il avait choisi pour modèle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres œuvres latines, combien il avait gagné à l'avoir toujours sous les yeux, à le lire et à l'imiter sans cesse. Il écrivait avec abandon et sentiment à ses amis, aux Grands avec des égards, mais sans renoncer jamais à son ton habituel de franchise et d'indépendance; en écrivant, non-seulement à cette illustre et puissante famille des Colonne, ses bienfaiteurs, et qu'il appelle même ses maîtres, ou à ce tribun Rienzi, qui fut un instant le maître de Rome, ou à des prélats et à des cardinaux, mais même aux différents papes qu'il vit se succéder sur le trône d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux souverains de Milan, de Vérone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise, au roi Robert, enfin à l'Empereur, il garde cet air de liberté noble et décente, qui convient à la philosophie et aux lettres, même avec les puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter elles-mêmes, elles sont aussi une puissance.

Note 636: (retour) Mém. pour la Vie de Pétr., Préf. p. XLVIII.

Pétrarque ne gagna pas moins, dans sa poésie latine, à son commerce continuel avec Virgile, que dans sa prose à celui qu'il entretenait avec Cicéron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient été faits depuis les siècles de décadence, on y voit une différence telle, qu'il semble avoir retrouvé, du moins en partie, la langue qui paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions, tout semble renaître. Il n'y manque qu'un degré de plus d'élégance et de poésie de style; mais ce degré est si considérable, qu'il le sépare presque autant de Virgile, que lui-même est séparé des versificateurs du moyen âge. Il ne se contenta pas de composer, à l'exemple du Cygne de Mantoue, douze églogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de l'épopée le tenta; il entreprit et termina un poëme épique, dont le héros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de joindre à son nom celui du peuple qu'il avait vaincu.

Pétrarque n'intitula point son poëme Scipion, mais l'Afrique. Si l'essence de l'épopée est l'invention, si elle doit offrir à l'imagination une grande machine poétique, en même temps qu'une grande action historique à la mémoire, l'Afrique n'est point une épopée, mais un simple récit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux premiers livres; et ce merveilleux se réduit à un songe, dans lequel le héros du poëme voit Publius Scipion son père; et encore l'idée de ce songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du fragment de Cicéron, si connu sous le titre de Songe de Scipion. Dans le premier livre, Publius Scipion raconte à son fils l'origine et les principaux faits de la première guerre punique, sans oublier la bataille où il fut tué en Espagne avec son frère Cnéus. Dans le second, il lui prédit l'heureux événement de la guerre qu'il va soutenir contre Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et les effets qu'aura cette victoire sur les mœurs et la destinée de Rome. Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de délivrer sa patrie des dangers extérieurs et intérieurs qui la menacent; mais quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent même très-heureusemeut exprimées, comme sur neuf livres que contient le poëme, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le lisant, de trouver que le héros rêve beaucoup trop long-temps.

Scipion, encouragé par les conseils de son père, commence par envoyer son ami Lélius auprès de Syphax, pour l'engager à une alliance avec Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la réception qu'il fait à Lélius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de Carthage chantée par un jeune musicien pendant ce repas, le récit que Lélius fait à Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens Romains, et de la mort de Lucrèce, qui fut la source de leur liberté, mort qui est ici racontée dans un morceau très-étendu, très-soigné, et où le poëte paraît avoir fait tous ses efforts pour se surpasser lui-même, tout cela remplit le troisième livre, sans que l'action du poëme soit, pour ainsi dire, encore entamée. Elle fait un pas au quatrième; mais c'est encore par un récit. Lélius, interrogé par Syphax, lui raconte la vie de Scipion, qu'il représente aussi grand à Rome que dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'étend surtout avec complaisance sur le siége et la prise de Carthagène, où Scipion traita avec une bonté délicate et généreuse de jeunes et belles captives, et rendit la plus belle de toutes à un jeune prince son amant.

Mais cette dernière partie de l'action n'est point finie: il y a ici une lacune considérable, qu'aucun auteur italien n'a remarquée, tant ce poëme de l'Afrique, si souvent nommé dans les écrits dont Pétrarque est le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrième livre finit au moment où Lélius raconte à Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles paraissaient aux yeux de son armée, défendit que l'on entrât dans leur asyle, et les fit conduire en sûreté loin du théâtre de la guerre. Au commencement du cinquième, ce n'est plus Lélius qui parle: on n'est plus à la cour de Syphax, pour assister à un festin et entendre des récits: l'alliance a été refusée: la guerre a éclaté: Syphax est vaincu; Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses états; et au lieu de l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue à son amant, c'est celle de Sophonisbe, épouse de Syphax, que la ruine de ce roi, l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent à se donner la mort. Ce poëme, que Pétrarque termina, mais auquel il ne mit jamais la dernière main, éprouva, après sa mort, quelques vicissitudes, dans lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce livre devait contenir la fin du récit de Lélius, le refus de Syphax de s'allier avec les Romains, sa résolution subite de les attaquer lui-même, la marche de Scipion contre lui, le siége de Cyrthe et la prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le poëme a excité si peu d'intérêt qu'on ne s'est pas aperçu de la lacune qu'elle y a laissée.

L'action une fois reprise, marche jusqu'à la fin d'accord avec l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention y a si peu de part, qu'il paraît inutile de pousser plus loin cette analyse, pour arriver par une route directe à un événement prévu. La première idée de cet ouvrage avait transporté Pétrarque: ce fut sur son Africa qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans le monde les premiers livres, l'espérance qu'ils faisaient concevoir du reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert à les entendre, qui firent décerner à l'auteur la couronne poétique. Mais le refroidissement où il tomba bientôt sur ce travail, la peine qu'il eut à le reprendre, l'imperfection où il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue à son génie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlât, ni que l'on témoignât la curiosité de le voir, et encore moins que l'infidélité de quelques amis en répandit des fragments. Un jour, à Vérone, plusieurs d'entre eux l'étant allé voir, firent tomber la conversation sur son poëme, et croyant lui faire plaisir, ils en chantèrent quelques vers 637. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grâce de ne pas aller plus loin. Comme ils lui témoignaient leur surprise: «Je voudrais, dit-il, qu'il me fût permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet ouvrage, et rien ne me serait plus agréable que de le brûler de mes propres mains.» Aussi, quelques instances qu'on pût lui faire, il se refusa toujours à le rendre public; les copies ne s'en multiplièrent qu'après sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de Bocace, qui l'obtinrent de ses héritiers à force de prières. Malgré les défauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beautés, il est heureux qu'il se soit conservé, non pas pour la réputation du poëte, mais pour l'histoire de la poésie. C'est un monument précieux de cette époque de renaissance, bon à garder, comme ces tableaux et ces statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand on en veut étudier l'histoire.

Note 637: (retour) Squarzafichus. Vita Petr.

Les douze Eglogues latines de Pétrarque sont aussi bonnes à connaître par un autre motif. La plupart ont rapport à des circonstances de sa vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des noms déguisés, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques unes sont de vraies satires, telles que la sixième et la septième, où le pape Clément VI est évidemment représenté sous le nom de Mition 638. Dans la première des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui reproche durement l'état de langueur et d'abandon où se trouve son troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champêtres que leur maître lui avait confiées? qu'en a-t-il su conserver? Mition répond qu'il conserve l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases précieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper ses lèvres dans ces vases grossiers dont leurs pères se servaient autrefois. Il a changé ses habits trop simples en vêtements magnifiques. Le lait dont il a fait des présents lui a procuré de puissants amis. Son épouse, bien différente de cette vieille qu'avait Pamphile, est toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les béliers jouent dans la prairie, et lui, mollement couché, s'amuse à voir leurs jeux et leurs ébats. Pamphile entre dans une nouvelle colère contre ce berger coupable et efféminé; tu mérites, lui dit-il, les fouets, les fers, les douleurs même de la prison éternelle, ou quelque chose de pis encore.

Note 638: (retour) De mitis, doux, clément.

Mition, malgré sa douceur, perd patience. Il apostrophe à son tour son aigre censeur. «Serviteur infidèle et fuyard, ingrat pour le meilleur des maîtres, c'est à toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner ton troupeau.» Pamphile répond qu'il s'est repenti, qu'il a lavé ses taches dans le fleuve, et que sa pâleur s'est dissipée. «Que ne reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants une aimable amie; j'aime à me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil; je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une eau limpide; le berger de Bysance 639 m'a fait présent de ce miroir; je me plais à en faire usage. Mon épouse sait tout cela, et le souffre; je lui pardonne à mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chère Epy me retienne toujours dans ses embrassements!..» Malheureux reprend Pamphile, est-ce ainsi que tu sers ton maître? Tu crois être en sûreté sous l'ombrage; mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, réplique Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage méprisent les dangers présents; les périls les plus éloignés font peur à ceux qui sont timides.»

Note 639: (retour) Selon l'abbé de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutôt l'empereur d'Orient qui régnait alors. Du reste, les extraits qu'il donne de ces églogues sont tout-à-fait différents de ce qu'on voit ici. J'ignore où il avait pris plusieurs détails qui sont dans les siens; je sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conformé au texte, et que je me sers de la même édition de Bâle, 1581, dont il s'est servi lui-même.

Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon que Clément VI ne pouvait se résoudre à quitter. Dans la seconde de ces deux Eglogues, il est mis en scène avec elle. Il lui parle de la querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci lui a faite de l'arrivée du maître. Ils font ensemble le dénombrement du troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est là que la nymphe faisant passer en revue les cardinaux l'un après l'autre, déguisés sous des emblêmes tirés des troupeaux et de la vie pastorale, après avoir dit du bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas impossible, à l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce temps-là, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail d'érudition en vaudrait peut-être bien d'autres: mais peut-être aussi ne serait-il pas sans scandale; il est fâcheux pour une bergerie qu'on ne puisse, à de trop fréquentes époques, dévoiler la vie de ses bergers sans scandaliser le troupeau.

Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitième, est très-différent, et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et contre la cour. Pétrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu'à l'âge de quarante ans il prit la résolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de Ganymède, sans que l'on puisse deviner le motif ou l'à-propos de ce nom; il parle lui-même sous celui d'Amyclas, et il intitule cette Eglogue Divortium, la séparation, le divorce. Ganymède lui demande quelle est la cause de cette résolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux où autrefois il paraissait tant se plaire. «Mon père, répond Amyclas, le sage varie à propos dans ses desseins, c'est l'insensé qui s'y attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux pures, ni des pâturages salutaires; l'air même me fait craindre de le respirer. Pardonnez cette fuite nécessaire, et plaignez-moi d'y être forcé. Je suis entré pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre chez moi. Je ne possède ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai acquis que plus d'envieux et plus d'années. J'ai plus de peine à supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'âge avancé s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que ma vieillesse au moins soit indépendante, et qu'une mort libre termine une vie esclave.»

Ganymède a beau lui reprocher son ingratitude: il continue à peindre sous des images pastorales les dégoûts qu'il éprouve, la vie plus douce et plus faite pour son âge que lui promet la voix de la patrie et qu'il veut désormais goûter. «Vous méprisez donc, reprend Ganymède, tout ce que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements champêtres, le doux repos?.... Je ne méprise, répond Amyclas, que cette forêt sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines, ces tourbillons de poussière, cette ombre nuisible et cette grêle bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les désagréments de ce séjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude, votre amitié, et peut-être plus encore les charmes d'une bergère me les faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plaît au jeune âge déplaît à la vieillesse, et nos inclinations varient avec la couleur de nos cheveux, etc.»

Dans une autre Eglogue 640 qu'il intitule Conflictatio, un berger raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et d'Angleterre sont cachés sous ces deux noms. Articus reproche à Pan les faveurs qu'il reçoit de Faustula, et à Faustula les bontés qu'elle lui accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, Meretrix, est la ville d'Avignon, ou plutôt la cour pontificale. Le pape avait abandonné au roi de France les décimes de son royaume, et ce secours mettait le roi Jean en état de soutenir la guerre, ce que le monarque anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues de Pétrarque sont dans ce genre énigmatique et mystérieux: sans une clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre.

Trois livres d'Epîtres terminent ses poésies latines. Elles sont adressées, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benoît XII et Clément VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit à d'intimes amis, à Lélius, à Socrate, à Boccace, à Guillaume de Pastrengo, à Barbate de Sulmone, au bon père Denis. Le poëte y laisse courir librement ses pensées et son style à la manière d'Horace, et y parle comme lui, des événements et des circonstances particulières de sa vie. Fait-il bâtir à Parme cette jolie maison qu'il appelait son Parnasse Cisalpin, il écrit, à Guillaume de Pastrengo, qui habitait Vérone 641; il lui rend compte de la vie qu'il mène, des occupations qu'il s'est faites. La première est de travailler à son poëme de l'Afrique; «la seconde, dit-il, est de bâtir une maison convenable à ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas directement ici. Peut-être l'embellirais-je davantage; mais les vers d'Horace m'arrêtent: le tombeau revient à ma mémoire 642, et je me souviens de ma dernière demeure; je suis tenté d'épargner les pierres et de les réserver à un autre usage.» Prêt à quitter cette entreprise, à prendre en haine les maisons, à vouloir habiter les bois, si par hasard il aperçoit, dans le mur qu'on bâtit, une fente, une crevasse, il se met à gronder les ouvriers; ils lui répondent; il tire de leurs réponses des réflexions morales; il rentre en lui-même, et se reproche de vouloir une habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses désirs. Il peint avec beaucoup de vérité ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien considéré, il rit de lui-même et de tout le monde. On voit que cela est tout-à-fait dans le goût d'Horace.

Note 641: (retour) L. II, ép. 19.
Note 642: (retour) Et non pas: Je me souviens de mon buste, busti, comme l'a plaisamment traduit l'abbé de Sade.

C'est de cette maison qu'il écrivait à Barbate de Sulmone, une jolie épître qui n'a que dix-huit vers. «J'ai, dit-il, une paisible campagne au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne 643. Ainsi quand je suis seul, le monde est tout près de moi; et quand la foule m'importune, j'ai à ma portée la solitude.... Je jouis ici d'un repos tel que les hommes studieux ne le trouvèrent ni dans le vallon retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Cécrops 644, tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le goûtèrent à peine dans leurs déserts silencieux. O Fortune! épargne, je t'en supplie, un homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer que la porte superbe des rois.»

Note 643: (retour) L. III, ép. 18.

Des ordres imprévus, des affaires, l'obligation de se joindre à l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer à quitter sa douce retraite, et à retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il confie encore à Barbate le chagrin qu'il éprouve; il adresse à la Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, nés comme lui avec des passions douces et des goûts paisibles, se trouvent lancés, malgré eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. «O Fortune 645! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une pauvreté tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champêtre le peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice; et tu me condamnes à des travaux sans fin! Ils semblent croître sans cesse avec la rapidité du temps. Quel port puis-je espérer pour ma vieillesse? O de combien de misères on est assailli dans ce monde! Les hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foulé. Ce sont les bas lieux que je préfère; et je tremble comme si j'étais dans les nues. Voilà surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou m'élancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou englouti par la tempête, j'aurais tort de gémir; mais les flots viennent me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans l'humble poussière où je suis caché.»

Note 645: (retour) L. III, ép. 19.

Ce mélange de philosophie, d'imagination et de sentiment règne en général dans toutes ses épîtres latines. S'il n'y a pas atteint l'élégance et la pureté d'Horace, il a cependant cette abondance et cette facilité qui prouvent qu'on est tout-à-fait maître de l'idiome qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne paraît lui manquer que quelques unes de ses grâces. Elles existaient dans les modèles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put entièrement les atteindre. Ces grâces manquaient encore en partie à une autre langue, nouvellement née de la première. C'est lui qui contribua le plus à les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres poëtes purent sentir à leur tour, mais que personne encore n'est parvenu à égaler. Ses poésies italiennes, qui ne furent pour la plupart que l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont à la fois ce qu'il y a de plus agréable dans sa langue, de plus solide et de plus brillant dans sa gloire.




CHAPITRE XIV.

Poésies italiennes de Pétrarque, ou son CANZONIERE. De la Poésie érotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle. Éléments dont se composa la Poésie érotique de Pétrarque; caractère de cette poésie, ses beautés, ses défauts. Poésies lyriques de Pétrarque sur d'autres sujets que l'Amour.


Les poëtes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le plus doux, les poëtes érotiques, forment dans la littérature une classe intéressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'être que pour la jeunesse; mais on reconnaît ensuite que c'est pour les âmes sensibles qu'à tout âge ces poëtes ont de l'intérêt; dans la jeunesse, parce qu'ils peignent ce qu'elles éprouvent; dans la suite de la vie, parce qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les âmes froides, celles qui s'occupent trop du matériel de la vie pour s'ouvrir aux affections qui en font le charme, n'aiment à aucun âge l'expression d'un sentiment qu'elles ignorent; à aucun âge un poëte sentimental n'est pour elles autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens. Plus il se dégage de la matière, moins elles le goûtent et se soucient de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout-à-fait libre du joug des sens, si c'est le pur idéal de l'amour que ce poëte a peint dans ses vers, parce que c'est là qu'il aspirait et qu'il s'élevait sans cesse, à quel petit nombre d'admirateurs et même de lecteurs est-il réduit? ou quel mérite ne lui faut-il pas pour vaincre cette défaveur de son sujet, née de sa sublimité même?

De toutes les preuves qui attestent le mérite extraordinaire de Pétrarque, c'est peut-être ici la plus frappante. Aucun poëte n'a exprimé de sentiments aussi épurés, disons-le franchement, aussi hors de la portée de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes, n'a été plus généralement lu et admiré. Il parut dans un siècle où la corruption était aussi forte que l'ignorance était générale: il a traversé d'autres siècles où les connaissances, sans épurer les mœurs, les avaient du moins raffinées, pour arriver jusqu'à nos jours, où les connaissances de l'esprit et le raffinement des mœurs ont encore fait des progrès, sans que nous nous soyons pour cela rapprochés de la vertu; il n'a chanté que pour elle, et cependant il n'est jamais déchu du rang où il était une fois monté. On ne se lasse point de relire ses poésies, qui sont un hymme perpétuel à cette déesse dont le culte a si peu de sectateurs, à peu près comme on lit dans d'autres poëtes des hymnes à Diane et à Pallas, sans adorer ces divinités et sans y croire.

Ce qui nous reste des poëtes grecs qui ont chanté l'amour prouve qu'ils n'y voyaient comme Sapho, qu'un délire des sens, ou, comme Anacréon, qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit à la fois. Si d'autres surent lui donner le langage du cœur et l'accent de la tendresse, leurs poésies ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous n'avons rien, ni de l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'élégie, ni du Simonide de Céos, dont les poésies étaient si tristes que Catulle les appelle les larmes de Simonide 646 , ni d'Evenus, ni presque rien de Callimaque, et ce ne sont pas ses élégies que nous avons. Les Romains prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers élégiaque, et sans doute aussi son caractère. Ils ont excellé dans l'élégie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des poëtes si connus, loués, définis, comparés tant de fois, ils l'ont été depuis peu de temps avec tant de talent et dans une occasion si solennelle 647 , qu'il n'y a plus rien à dire d'eux, quand c'est d'eux et de la poésie élégiaque que l'on veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit de reconnaître en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel de leurs vers, pour comparer avec eux un poëte qui vint, quatorze siècles après, donner aux sentiments passionnés une autre direction et à la poésie d'amour un autre langage.

Note 646: (retour) Mœstiùs lacrymis Simonideis. (Catul.)
Note 647: (retour) Dans l'éloquent et ingénieux discours de M. Garat, président de la classe de la langue et de la littérature française de l'institut, pour la réception de M. de Parny. Cette séance avait eu lieu depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre à l'Athénée de Paris.

Tous trois vivaient à la même époque, dans le plus beau siècle de la littérature latine, dans le siècle d'Auguste. Ils parlent la même langue et peignent les mêmes mœurs. Leurs maîtresses sont des beautés coquettes, infidèles et vénales. Ils ne cherchent avec elles que le plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent résulter, dans le style, de la différence de ces trois sources; mais tous les trois aiment à peu près de la même manière des objets à peu près de même espèce. Ils désirent; ils possèdent; ils ont des rivaux heureux. Ils sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidèles à leur tour; on leur fait grâce, et ils retrouvent un bonheur qui est bientôt troublé de même.

Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre et n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près, bientôt les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or, à un vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé; il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient un plus heureux; il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas interrompre son bonheur.

Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour toutes les femmes. Un instant après, Corinne aussi est infidèle; il ne peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme plus colère que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui jure qu'il n'en est rien; et il écrit à cette esclave; et tout ce qui avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels indices les ont trahis! Il demande à la jeune esclave un nouveau rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout révéler, de tout avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après, c'est Corinne seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop facile. Il n'est plus jaloux: cela déplaît à l'amant, qui le menace de quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se plaint de cette surveillance qu'il a provoquée; mais il saura bien la tromper. Par malheur, il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques que la seule grâce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins évidemment ce qu'elle est.--Telles sont les mœurs d'Ovide et de sa maîtresse; tel est le caractère de leurs amours.

Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans que ses caresses mêmes la réveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie, il fait à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il pleure: il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est touchée de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec poëte. Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.

Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour. Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se détacher d'elle. Il sera son amant, son époux, jamais il n'aimera que Cinthie. Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramène aux pieds de Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage: mais il renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de ses rivaux; mais une maladie imprévue vient la saisir: elle meurt. Elle lui apparaît en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours fidèle.--Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.

Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais ne furent point inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont particulièrement aucune. La Muse de ces deux poëtes est fidèle, si leur amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et poëte plus tendre, moins vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance. Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée. Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Délie; qu'il la possède dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant, presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par un mari jaloux; il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie seule l'occupe. Il l'engage à être toujours chaste, à mépriser l'or, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son infidélité; il y succombe, et demande grâce à Délie et à Vénus. Il cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de Délie trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, qu'il la lui confie; il saura bien les écarter et garantir de leurs piéges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient à elle; il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours. Le souvenir de cette bonne vieille rouvre son cœur à des sentiments tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt de plus graves. Elle s'est laissée corrompre par l'or et les présents; elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne honteuse; il lui dit adieu pour toujours.

Il passe sous les lois de Némésis, et n'en est pas plus heureux. Elle n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette. Les mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce prix acheter même le bonheur.--Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon, qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; il ne pourrait survivre à ce malheur, et pourtant ce malheur existe. Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.--Tel fut le caractère et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman de ses amours.

Il sauve par le charme des détails le peu d'intérêt du fond. C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme. S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en lui: il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les faire naître dans ses maîtresses. Leurs grâces, leur beauté sont tout ce qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette; leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De toutes ces femmes, devenues célèbres par les vers de trois grands poëtes, Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais pour tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisannes d'un certain ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois seulement, en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa passion pour elle, maîtrisé par une toute autre puissance.

Le style de ces trois poëtes est très-différent: le fond de leurs idées diffère autant que leur génie et leur style; mais les idées accessoires qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont à peu près que les mêmes éloges à donner à leurs belles, les mêmes reproches à leur faire. Ils invoquent les dieux et les déesses, comme témoins des serments ou comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidélité ou de perfidie pris dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin. L'abondance en va jusqu'à l'excès dans Properce, comme celle des traits d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire à la magie; et les évocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers. Mais aux dieux et à la magie près, tout est matériel et physique dans les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur poésie. L'accord des esprits, l'union des âmes, le besoin d'épanchement, la confiance mutuelle, les doux entretiens, l'élan de deux cœurs l'un vers l'autre, ou leur élan mutuel vers ce qui est délicat, beau et honnête, rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en général chez aucun des poëtes anciens; et cela n'est point dans leur poésie, parce que cela n'était point dans les mœurs.

A la renaissance des lettres, après les siècles de barbarie, il y avait dans les mœurs, avec beaucoup de corruption et de férocité, une exaltation et un penchant à l'exagération des sentiments, qui se portèrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu'à l'Orient et au Midi, elles étaient presque partout esclaves, s'étendit de proche en proche avec les conquêtes des Francs, des Germains et des Goths. La chevalerie fit de cet empire une espèce de religion. La religion, proprement dite, y influa beaucoup elle-même. Le platonisme, se combinant avec la doctrine des chrétiens, lui donna un caractère de ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois par l'expression à l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour à s'exprimer lui-même dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui que parlèrent quelquefois les Troubadours. Les questions débattues dans les cours d'amour le subtilisèrent encore. Les premiers poëtes italiens, plus raffinés que les provençaux, parce qu'ils étaient presque tous instruits dans les écoles naissantes du platonisme, s'éloignèrent tellement, dans leurs poésies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire et terrestre, qu'ils s'écartèrent même souvent de tout ce qui est intelligible et humain. Les femmes, qui étaient l'objet de leurs chants, étaient flattées de cette élévation du style, comme de celle des sentiments. Les mœurs publiques étaient corrompues; mais les mœurs domestiques étaient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des beautés les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beautés sur leurs armes ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicité de cet hommage; et les femmes qui y voyaient un témoignage public, qu'il n'en coûtait rien à leur sagesse, s'en tenaient aussi fières et honorées. La plupart avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et à la fois des dédommagements des rigueurs que leurs amants éprouvaient d'elles; et eux, de leur côté, satisfaits de voir dans la maîtresse de leur cœur, dans la dame de leurs pensées, l'objet d'une espèce de culte, ne se faisaient pas scrupule de chercher auprès des femmes plus faciles des distractions et des amusements.

C'est là ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les poésies du Cygne de Vaucluse. Des mœurs de son siècle et des siennes en particulier, il doit résulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle, de Properce et d'Ovide, et un style particulier, composé d'expressions platoniques, religieuses, ascétiques, d'images pures, délicates, et souvent même trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la vérité du sentiment, soit par la force du génie poétique, seront vivantes et sensibles. Il y aura cette différence immense entre lui et les premiers poëtes qui ont bagayé dans sa langue: on ne sait jamais ni où ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au contraire dans presque chacune de ces pièces de vers le portrait de celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des petits événemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aimé seront deux astres qui lanceront des feux célestes; sa voix sera celle des anges; sa démarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de surnaturel, de saint et de sacré. Elle paraîtra souvent environnée de femmes qu'elle surpassera toutes, comme une déesse est au-dessus des mortelles; elle sera entourée de ses rivales comme d'une cour. A défaut d'une action véritable, ce roman sans incidents, sans progrès, se composera de tous les actes les plus simples, et les plus indifférents pour tout autre qu'un amant poëte. Un geste, un sourire, un regard, une pâleur, une promenade champêtre, la campagne où se font ces promenades, les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la nature entière, seront les sujets de ses chants. Tout se revêtira des couleurs de la poésie, et s'animera des feux de l'amour. Son cœur, habitué à séparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra pour lui un être indépendant, qui agira, s'élancera hors de lui, reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera éternellement agité par l'espérance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en bénissant ses chaînes, et le lieu et l'heure où il fut jugé digne de les porter.

Cherchons quelques applications de cette espèce de poétique dans les ouvrages mêmes du poëte dont elle est tirée, comme toutes les poétiques l'ont été des œuvres des grands poëtes, qui se trouvent ainsi toujours conformes aux règles, sans qu'ils y aient songé. N'oublions pas que les sonnets sont de petites odes à la manière de quelques unes de celles d'Horace, et que les canzoni sont de grandes odes, non à la façon de celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, inventé par les Troubadours, et perfectionné chez les Italiens par leurs premiers poëtes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai que noble d'un amant fier de sa maîtresse, et devenu meilleur par le désir de lui plaire? «Quand au milieu des autres femmes 648 l'amour vient à paraître sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui cède en beautés, autant s'accroît le désir qui m'enflamme. Je bénis le lieu, le temps et l'heure où j'osai adresser si haut mes regards; et je dis: O mon âme! tu dois bien remercier celle qui t'a jugée digne de tant d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends à mépriser ce que le commun des hommes désire, etc.» En voici un autre, où ces bénédictions sont accumulées avec une abondance passionnée et une sorte de verve de poésie et d'amour. «Béni soit le jour 649, et le mois, et l'année, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau pays, et le lieu où je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchaînent! Béni soit le doux tourment que j'éprouvai pour la première fois en me sentant lié par l'amour, et l'arc et les flèches dont je fus percé, et les blessures qui vont jusqu'au fond de mon cœur! Bénies soient les paroles que j'ai si souvent répétées en invoquant le nom de ma dame, et mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs! Et bénis soient tous les écrits où je tâche de lui acquérir de la gloire, et ma pensée, qui est si entièrement remplie d'elle, qu'aucune autre beauté ni pénètre plus!»

Note 648: (retour) Quando fra l'altre donne adhora adhora, etc. Son. 12.
Note 649: (retour) Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno, etc, Son. 47.

Assez d'autres poëtes ont fait le portrait de leur maîtresse; mais qui d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi élevé, et qui l'a aussi bien soutenu que Pétrarque l'a fait dans ce sonnet, émané du système des idées archétypes de Platon, et qui participe de sa grandeur? «Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée 650 était le modèle dont la nature tira ce beau visage, où elle voulut montrer ici-bas ce qu'elle peut dans les régions célestes? Quelle nymphe dans les fontaines, quelle déesse dans les bois, déploya jamais aux vents des cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un cœur qui réunit tant de vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de ma mort. Il cherche en vain une image de la beauté divine, celui qui n'a jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas comment l'amour guérit et comment il blesse, celui qui ne connaît pas la douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de son sourire.» Il ne faut pas croire que cette traduction fidèle, mais sans force et sans couleur, puisse donner la moindre idée de la haute poésie et de l'harmonie divine de l'original. Pétrarque est entre les mains de tout le monde: que ceux à qui la langue italienne est familière, y cherchent à l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se dédommagent de ma prose en relisant de si beaux vers.

Note 650: (retour) In qual parte del cielo, in quale idea, etc. Son. 126.

Pour bien goûter la plus grande partie des poésies de Pétrarque, il faut se rappeler les événements de sa vie, et les vicissitudes de sa passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las de n'éprouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en France et dans les Pays-Bas, d'où il revint par la forêt des Ardennes; mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette forêt même, alors fort dangereuse, infestée de brigands, plus sombre et plus déserte qu'elle ne l'est aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination se nourrissait. «Au milieu des bois inhabités et sauvages 651, où ne vont point, sans de grands périls, les hommes et les guerriers armés, je marche avec sécurité: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil qui lance les rayons de l'amour. Je vais (ô que mes pensées ont peu de sagesse!), je vais chantant celle que le ciel même ne pourrait éloigner de moi. Elle est toujours présente à mes yeux; et je crois voir avec elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des hêtres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zéphirs, et les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais l'horreur solitaire d'une forêt n'avait autant plu à mon cœur.»

Note 651: (retour) Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi, Son. 143.

On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prédilection inspirée par le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par la propriété qu'avait cet arbre lui-même de former la couronne des poëtes. Il ne voyait jamais un laurier sans éprouver les mêmes transports qu'à la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, réunissant tous les souvenirs poétiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des poëtes et à l'amant de Daphné. «Apollon 652! si tu conserves encore le noble désir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des années ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais, défends de la froide gelée et des rigueurs de l'âpre saison qui dure tout le temps que ta lumière est cachée, cet arbre chéri, ce feuillage sacré qui t'enchaîna le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses chaînes.» Quelques années après, il revoit ce ruisseau et ce laurier; l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le Tesin 653, le Pô, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le chêne, le hêtre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi bien consoler mon triste cœur que ce ruisseau qui semble pleurer avec moi, que cet arbrisseau qui est l'éternel sujet de mes chants. Puisse ce beau laurier croître toujours sur ce frais rivage, et puisse celui qui l'a planté, écrire de tendres et nobles pensées sous ce doux ombrage et au murmure de ces eaux!» On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans cet amour et dans cette poésie; il y a certainement aussi beaucoup de sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est plus sombre, et les idées les plus mélancoliques et les plus tristes y sont exprimées sans adoucissement et sans mélange. Je citerai celui-ci pour exemple.

Note 652: (retour) Apollo, s'ancor vive il bel desio, etc. Son. 27.
Note 653: (retour) Non Tesin, Pô, Varo, Arno, Adige, e Tebro, etc. Son. 116.

«Plus j'approche du dernier jour 654, qui abrège la misère humaine, plus je vois le temps rapide et léger dans sa course, et s'évanouir l'espérance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis à mes pensées: Nous n'irons pas désormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientôt nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces espérances qui m'ont fait rêver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte et la colère. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de vains soupirs.»

Note 654: (retour) Quanto più m'avvicino al giorno estremo, etc. Son. 25.

Souvent aussi (et c'est là même en général un des attraits les plus puissants des poésies de Pétrarque) il porte ses tendres rêveries au milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse, il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et quand il se peint mélancolique et solitaire, il répand sur sa mélancolie le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout dans celui qui commence par ces mots Solo e pensoso 655, peut-être, selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et où il a porté au plus haut point d'intimité l'alliance de ces deux grandes sources d'intérêt, la solitude champêtre et la mélancolie. J'ai tâche de le traduire en vers, et même ce qui est, comme on sait, le comble de la difficulté dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a peut-être beaucoup d'imprudence à hasarder de si faibles essais, et pour faire l'imprudence toute entière, j'engagerai encore ici à relire dans l'original le sonnet de Pétrarque. Peut-être au reste quand on s'en sera rafraîchi la mémoire, appréciant mieux les difficultés de l'entreprise, en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence.

Je vais seul et pensif, des champs les plus déserts,
A pas tardifs et lents, mesurant l'étendue,
Prêt à fuir, sur le sable aussitôt qu'à ma vue
De vestiges humains quelques traits sont offerts.

Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers,
Pour brûler d'une flamme aux mortels inconnue;
On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts,
Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue.

Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forêts,
Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine,
Je dérobe ma vie aux regards indiscrets;

Mais je ne puis trouver de route si lointaine
Où l'amour, qui de moi ne s'éloigne jamais,
Ne fasse ouïr sa voix et n'entende la mienne.

On pourrait suivre, le recueil ou le Canzoniere de Pétrarque à la main, les bons et les mauvais succès qu'il éprouvait auprès de Laure. On y verrait que quelquefois il affectait de l'éviter, qu'alors elle faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus doux 656; que quand il avait passé quelques jours sans la voir et sans la chercher dans le monde, il en était mieux accueilli 657, qu'alors il épiait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommençait à le fuir 658: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir qu'elle voulût l'entendre; mais que la violence de son amour enchaînait sa langue, et ne lui laissait pour interprêtes que ses yeux 659; que cette agitation continuelle ayant altéré sa santé, et lui ayant donné une pâleur extraordinaire, Laure le voit dans cet état, en est touchée, et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes 660; que même une fois elle lui donne des espérances d'une telle nature que, les voyant détruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravagé les fruits qu'il comptait cueillir 661, et de ce qu'un mur s'est élevé entre sa main et les épis; qu'enfin rebuté de tant de peines et de si peu de progrès, il appelle la raison et la religion à son secours; qu'il espère guérir, mais qu'il se retrouve ensuite plus malade 662. On y verrait encore qu'un jour qu'il s'était montré plus froid et plus réservé avec Laure, elle lui dit d'un ton de reproche: Vous avez bientôt été las de m'aimer! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui répond d'un ton assez piqué, pour faire voir qu'il avait eu réellement le dessein de se dégager 663; que bientôt il reprend ses chaînes, et promet de ne les rompre désormais que lorsqu'il sera glacé par le froid de l'âge 664; qu'au moment où il se croit libre, il regrette ses fers 665; qu'à l'instant où il les a repris il regrette sa liberté 666.

Note 656: (retour) Io temo sì de' begli occhi l'assalto, etc. Son. 31.
Note 657: (retour) Io sentia dentr' al cor già venir meno, etc. Son. 39.
Note 658: (retour) Se mai foco per foco non si spense, etc. Son. 40.
Note 659: (retour) Perch'io t'abbia guardato di menzogna, etc. Son. 41.
Note 660: (retour) Volgendo gli occhi al mio nuovo colore, etc. Canz. 15.
Note 661: (retour) Se co'l cieco desir che'l cor distrugge, etc. Son 43.
Note 662: (retour) Quel foco ch'io pensai che fosse spento, etc. Canz. 13. Lasso! che mal accorto fui da prima, etc. Son. 50.
Note 663: (retour) Io non fu' d'amar voi lassato unquanco, etc. Son. 51.
Note 664: (retour) Se bianche non son prima ambe le tempie, etc. Son. 62.
Note 665: (retour) Io son dell' aspettare omai si vinto, etc. Son. 75.
Note 666: (retour) Ahi bella libertà, etc. Son. 76.

Tels sont les incidents des amours de notre poëte pendant leur première époque; tels sont les petits détails qu'il sut embellir des couleurs d'une poésie élégante et ingénieuse; et l'on voit que cela ne ressemble guère aux amours des trois poëtes romains. Après qu'il fut revenu d'Italie, où il avait compté se fixer, Laure, qui avait craint de le perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public où il était occupé d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer 667. Mais cette faveur dure peu: il recommence bientôt à souffrir et à se plaindre. Le bon Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est à lui qu'il adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses anxiétés 668. «Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manière on me traite, et quelle vie est la mienne. Je brûle, je me consume encore, c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que j'étais. Ici je l'ai vue humble et modeste, là, orguilleuse et fière, pleine tour à tour de dureté ou de douceur, tantôt impitoyable et tantôt émue de pitié, se revêtir de tristesse ou de grâces, et se montrer tantôt affable, tantôt dédaigneuse et cruelle. C'est là qu'elle chanta si doucement, là qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle retint ses pas. C'est ici qu'elle perça mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle changea de couleur: hélas? c'est dans ces pensées que l'amour notre maître me fait passer et les nuits et les jours.»

Note 667: (retour) Aventuroso più d'altro terreno, etc. Son. 185. Perseguendo mi amor al luogo usato, etc. Son. 187. La donna che'l mio cor nel viso porta, etc. Son. 188.
Note 668: (retour) Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera, etc. S. 189.

On ne peut se figurer quelles idées poétiques, recherchées quelquefois, mais pleines de grâce, de finesse, de nouveauté et toujours ingénieusement et poétiquement exprimées, les plus petits événements lui inspirent. Il apperçoit Laure dans la campagne. Tout à coup elle est surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'éviter, du côté où est Pétrarque, et dans le même instant il paraît un nuage qui éclipse le soleil. Voici ce qu'il imagine là-dessus, et comment il peint cette scène, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les acteurs 669. «J'ai vu entre deux amants une dame honnête et fière, et avec elle ce souverain qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le soleil était d'un côté, j'étais de l'autre. Dès qu'elle se vit arrêtée par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un air gai: je voudrais que jamais elle ne m'eût été plus cruelle. Aussitôt je sentis se changer en allégresse la jalousie qu'à la première vue un tel rival avait fait naître dans mon cœur. Je le regardai; sa face devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme pour cacher la honte de sa défaite.»

Note 669: (retour) In mezzo di duo amanti onesta altera, etc. Son. 92.

Dans une assemblée où était Pétrarque, Laure laisse tomber un de ses gants. Il s'en aperçoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacité, et il faut qu'il le lui cède. Ce n'est pas trop de quatre sonnets 670 pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le plaisir d'un moment qu'il avait eu à se saisir de cette dépouille, et la peine mêlée d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main charmante, et l'éclat dont avait brillé ce beau visage, et tout ce que ce triomphe passager et cette défaite avaient eu de ravissant et de triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai, Laure se promenait avec ses compagnes; Pétrarque la suit; on s'arrête devant le jardin d'un vieillard aimable, qui avait consacré toute sa vie à l'amour, c'était apparemment Sennucio del Bene 671, et qui s'amusait à cultiver des fleurs. Laure et Pétrarque entrent dans ce jardin. Le vieillard enchanté de les voir, va cueillir ses deux plus belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite action fournissent à Pétrarque un sonnet coloré pour ainsi dire de toute la grâce du sujet et toute la fraîcheur du printemps 672.

Note 670: (retour)
O bella man che mi distringi'l core, etc.
Non pur quell' una bella ignuda mano, etc.
Mia ventura ed amor m'havean si adorno, etc.
D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio, etc.

Son. 166--169.

Note 671: (retour) J'adopte ici l'opinion de l'abbé de Sade. Plusieurs commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi Robert, dans un voyage à Avignon: cela me paraît manquer de vraisemblance.
Note 672: (retour) Due rose fresche e colte in Paradiso, etc. Son. 207.

Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur le Rhône: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramène, Laure; assise à l'extrémité du char, dominait sur ses compagnes et les ravissait par les sons de sa voix. Pétrarque, témoin de ce spectacle, le retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant. 673 Un autre jour, il était auprès de Laure, ou dans une assemblée, ou dans une promenade. Il avait les yeux fixés sur elle, et paraissait rêver doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y avait dans cette rêverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit Pétrarque, il n'y a que de l'esprit 674. Il y a de l'esprit encore, mais beaucoup de sentiment et de poésie dans plusieurs sonnets qu'il fit pour consoler Laure d'un chagrin très-grand, sans doute, mais dont on ignore le sujet 675. «J'ai vu sur la terre des mœurs angéliques et des beautés célestes, qui n'ont rien d'égal au monde. Leur souvenir m'est doux et pénible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe, ombre et fumée. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrêter les fleuves. L'amour, la sagesse, le courage, la pitié, la douleur formaient en pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et le ciel était si attentif à cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en étaient devenus plus doux.--Partout où je repose mes yeux fatigués, dit-il dans un autre de ses sonnets 676, partout où je les tourne pour apaiser le désir qui les enflamme, je trouve des images de la beauté que j'aime, qui rendent à mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle douleur, respire une pitié noble, qui est pour un cœur bien né la chaîne la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose de céleste. L'amour et la vérité furent d'accord avec moi pour dire que les beautés que j'avais vues étaient seules dans l'univers, et n'avaient jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si beaux yeux verser de si belles larmes.»

Note 673: (retour) Dodici donne onestamente lasse, etc. Son. 189.
Note 674: (retour) In quel bel viso ch'io sospiro e bramo, etc. Son. 219.
Note 675: (retour) I vidi in terra angelici costami, etc. Son. 123.
Note 676: (retour) Ove ch' i' posi gli occhi lassi, ò gíri, etc. Son. 125.

J'ai parlé, dans la vie de Pétrarque, des adieux qu'il fit à Laure, en lui annonçant son départ pour l'Italie, et de la pâleur subite qu'elle ne put lui cacher. S'il interpréta trop favorablement, peut-être, cette surprise et cette pâleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a rendue avec tant de charme. «Cette belle pâleur 677, qui couvrit un doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit à mon cœur avec tant de majesté, qu'il vint au-devant d'elle, et s'élança sur mon visage 678. Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le séjour céleste, je le connus en découvrant un sentiment de pitié que d'autres n'aperçurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux ailleurs. L'aspect le plus angélique, l'attitude la plus touchante qui parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colère auprès de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachés su la terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc éloigne de moi mon fidèle ami?»

Note 677: (retour) Je demande grâce pour ces mouvements du cœur personnifié, inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abusé, mais conformes, comme nous l'avons vu plus haut, à la poétique de Pétrarque.
Note 678: (retour) Quel vago impallidir che'l dolce riso, etc. Son. 98.

Lorsqu'il fut revenu auprès d'elle, et pendant le séjour de quelques années qu'il fit encore à Avignon et à Vaucluse, sa veine poétique et amoureuse n'eut pas moins de fécondité, ni ses productions moins de sensibilité, d'esprit et de grâce. On pourrait former, pour cette dernière époque, une seconde chaîne de petits incidents qui furent le sujet de ses vers; mais elle paraîtrait quelquefois une répétition de la première, et les mêmes petites choses n'auraient peut-être pas le même intérêt, si l'on se rappelait l'âge qu'avait Pétrarque, et les dix-huit ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de choisir parmi ses compositions plus étendues que les sonnets, parmi ses canzoni, quelques pièces qui puissent donner une plus grande idée de son génie poétique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener tous les objets à l'objet éternel de ses rêveries et de ses pensées.

L'une des plus belles et des plus justement célèbres de ces canzoni, l'un des morceaux connus de poésie où il y a le plus d'images délicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers: Chiare, fresche e dolci acque 679. Le lieu de cette scène charmante était une belle campagne auprès d'Avignon. Une fontaine claire et limpide y rafraîchissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu était plein d'elle. Pétrarque y allait souvent rêver et contempler avec ravissement tous les objets encore empreints de son image. Cette pièce les retrace si fidèlement, qu'on est frappé, en la lisant, comme s'ils étaient sous les yeux. Ce mérite n'avait pas échappé à un juge aussi délicat et aussi judicieux que l'était Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait pas. Il imita librement la première strophe, et trop librement sans doute; mais il voulut surtout y conserver la grâce et la mollesse du texte, et qui mieux que lui pouvait y réussir? Je citerai d'abord ces vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il s'est données, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera pas qu'il est plus facile au génie d'inventer, ou d'imiter directement la nature, que d'en copier les imitations.

Claire fontaine, onde aimable, onde pure,
Où la beauté qui consume mon cœur,
Seule beauté qui soit dans la nature,
Des feux du jour évitait la chaleur

Arbre heureux, dont le feuillage,

Agité par les zéphyrs,

La couvrit de son ombrage,

Qui rappelle mes soupirs

En rappelant son image;

Ornements de ces bords et filles du matin,
Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle,
Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein,
Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle,
Air devenu plus pur, adorable séjour

Immortalisé par ses charmes,

Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armes

L'Amour a blessé tous mes sens,

Ecoutez mes derniers accents,

Recevez mes dernières larmes.

Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'était proposé. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du même modèle, qu'on peut mettre à côté du premier; mais enfin ce n'est pas le premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une copie plus fidèle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers, non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et pour la rime, à des entrelacemens réguliers, difficultés dont le poëte se joue, et dont il ne semble même pas s'être aperçu.

La seconde et la troisième strophes sont remplies d'images tristes et lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la première strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la grâce et la fraîcheur des autres. C'était un des secrets de l'art des anciens; et Pétrarque l'avait emprunté d'eux, ou l'avait comme eux trouvé dans son génie.

«Claires, fraîches et douces ondes, où celle qui me paraît la seule femme qui soit sur la terre, a plongé ses membres délicats; heureux rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un appui; herbes et fleurs que sa robe élégante renferma dans son sein pur comme celui des anges, air serein et sacré, où planait l'amour quand il ouvrit mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, écoutez tous ensemble mes plaintifs et derniers accents.

«S'il est de ma destinée, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme mes yeux et les éteigne dans les larmes, que du moins mon corps malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon âme, libre de sa dépouille, retourne à sa première demeure. La mort me sera moins cruelle, si j'emporte, à ce passage douteux, une si douce espérance. Mon âme fatiguée ne pourrait déposer dans un port plus sûr ni dans un plus paisible asyle, cette chair et ces os éprouvés par de si longs tourments.

«Un temps viendra peut-être où cette beauté douce et cruelle reviendra visiter ce séjour. Elle reverra ce lieu où, dans un jour heureux à jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront avec joie; mais, ô douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre les rochers. Alors, inspirée par l'amour, elle soupirera si doucement qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau voile, elle fera violence au ciel même.

«De ces rameaux (j'en garde le délicieux souvenir) tombait une pluie de fleurs qui descendait sur son sein. Elle était assise, humble au milieu de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui ressemblaient alors à de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en voltigeant légèrement dans les airs, semblaient dire: Ici règne l'amour.

«Combien de fois alors, frappé d'étonnement, ne répétai-je pas: Sans doute elle est née dans les cieux! Son port divin, son visage, ses paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas elle: ils m'avaient tellement séparé de moi-même, que je disais en soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais être au ciel, et non où j'étais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.»

Une autre canzone non moins célèbre, et où des images champêtres se trouvent aussi mêlées avec des idées mélancoliques, est celle qui commence par ces mots: Di pensier in pensier, di monte in monte 680. Elle est très-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai point ici toute entière. Je me hasarderai seulement à en imiter en vers les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint à un rhythme régulier, et les strophes ont à peu près la même coupe que celle du texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidélité, et être cependant très-infidèle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Pétrarque que j'ai essayé de traduire.

De pensers en pensers, de montagne en montagne,
L'amour guide mes pas; tout chemin fréquenté

Troublerait la tranquillité

D'un cœur que l'amour accompagne.


Dans un lieu retiré s'il est de clairs ruisseaux,
Si de sombres vallons séparent deux côteaux,
J'y cherche quelque trêve à mon inquiétude.
Au gré de mon amour, dans cette solitude,

Je puis ou sourire ou pleurer,

Je puis craindre ou me rassurer.

Mon visage, où se peint la même incertitude,

Tour à tour est triste ou serein;

Mon teint de chaque jour change le lendemain;
Tout homme initié dans les secrets de l'âme
Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflâme,

Et lui rend douteux son destin.


Sur des monts escarpés, dans un bois solitaire,
Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux,

S'ils sont peuplés, blesse mes yeux;

C'est un désert que je préfère.

Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir
De celle à qui les maux qu'elle me fait souffrir
N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine.
Doux et cruel état, dont je voudrais à peine,

Changer pour un état meilleur

Et l'amertume et la douceur.

Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton maître,

Te promet de plus heureux temps.


Vil à tes yeux, ailleurs on te chérit peut-être:
Tu peux voir à l'hiver succéder le printemps.
Je rêve, je soupire: eh! comment pourront naître,

Quand viendront-ils ces doux instants?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue
Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux,

Sur le tronc noueux des ormeaux,

Dans le sein brillant de la nue,


Quand elle y vient montrer son visage riant,
Léda verrait pâlir la beauté de sa fille,
Comme, lorsque Phébus paraît à l'Orient,
Pâlissent devant lui les feux dont le ciel brille.

Plus les déserts où je la vois

Sont reculés au fond des bois,

Parmi d'âpres rochers, sur un triste rivage,

Plus belle est sa divine image;

Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits,
Je demeure immobile; en ce lieu même assis,
En pierre transformé, sur la pierre sauvage

Je pense, et je pleure, et j'écris, etc.

Mais je n'ai point encore parlé des trois canzoni qui ont eu en Italie le plus de célébrité, que Pétrarque paraît lui-même avoir préférées à toutes les autres, et qu'il appelait les trois Sœurs. On ne peut se dispenser de connaître des pièces qui ont tant de réputation, ni n'être pas un peu tenté d'examiner à quel point elles la méritent. Il n'y en a peut-être aucune dans la poësie italienne, qui soit plus travaillée, d'un style plus pur, d'une élégance plus soutenue. Elles forment un ensemble, et comme un petit poëme en trois chants réguliers, en grandes strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se concilie pas communément avec tant d'ordre et de méthode: ce sont les yeux de sa maîtresse. Le devinerait-on à ce début de la première? «La vie est courte 681, et mon génie s'effraye d'une si haute entreprise. Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espère faire entendre le cri de ma douleur où je veux qu'elle soit et où elle doit être entendue.» Mais tout à coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il éprouve, qui le force à leur consacrer son style, faible et lent par lui-même, et qui recevra d'un si beau sujet, sa force et sa vivacité. «Ce sujet l'élevant sur les ailes de l'amour, le séparera de toute pensée vile; et, prenant ainsi son essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps cachées dans son cœur.»

Note 681: (retour) Perchè la vita è breve, etc. Canz. 18.

Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il ne peut résister au désir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que la pensée peut à peine égaler, loin que ni son langage, ni celui de tout autre puisse les peindre. Quand il devient de glace 682 devant leurs rayons ardents, peut-être alors la noble fierté de Laure s'offense-t-elle de l'indignité de celui qui les regarde. Oh! si cette crainte qu'il éprouve ne tempérait pas l'ardeur qui le brûle! il s'estimerait heureux d'être dissous; car il aime mieux mourir en leur présence que de vivre sans eux. «S'il ne se fond pas, lui, si frêle objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en garantit; c'est elle qui gèle son sang dans ses veines et qui durcit son cœur, pour qu'il brûle plus long-temps. On commence à se lasser de tout ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de Pétrarque, et auquel on ne s'attend pas, réveille et dédommage le lecteur. «O collines, ô vallées, ô fleuves, ô forêts, ô campagnes, ô témoins de ma pénible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la mort! Cruelle destinée! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrêtait, une voie courte et prompte mettrait fin à ma peine; et la faute en est à celle qui n'y songe pas.»

Note 682: (retour) Le texte dit de neige; mais il vaudrait mieux qu'il ne dit ni l'un ni l'autre.

«O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller où le plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos chaînes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, où il règne le jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et riants, il ne manque à votre bonheur que de vous contempler vous-mêmes; mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce que vous êtes. Il continue de s'étendre sur cette pensée et sur ce qu'il est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beauté. C'est encore par un élan du cœur qu'il s'arrache à ces subtilités de l'esprit. «Heureuse l'âme qui soupire pour vous, ô lumières célestes! C'est pour vous que je rends grâce de la vie, qui n'aurait pour moi rien d'agréable sans vous. Hélas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me privez-vous, à instant même, du bonheur dont mon âme commence à peine à jouir?»

Dans les deux dernières strophes, il peint encore cette douleur qu'éprouve son âme, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en chasser les tristes pensées. Si ce bien était durable, aucun bonheur ne serait égal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans lui-même l'orgueil. Il vaut mieux qu'il réprime cette chaleur de ses esprits, qu'il rentre en lui-même, et qu'il y ramène ses pensées. Celles de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se rendre digne d'en être l'objet, qu'il parle, qu'il écrit, qu'il désire de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle seule qui les fait naître. «Je suis, dit-il, comme un terrain sec et aride, cultivé par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.»

L'objet de la seconde canzone 683, dont tous les commentateurs et Muratori lui-même admirent la noblesse et la force, est d'insister sur les effets moraux des yeux de Laure dans l'âme et dans l'esprit du poëte. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent dans ses travaux et qui l'éloignent du vulgaire. «Jamais, dit-il, aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumières me font sentir, et quand l'hiver répand les frimas, et quand l'année rajeunit, comme au temps de mes premières souffrances. Si dans le ciel, les autres ouvrages de l'éternel sont aussi beaux, il veut briser la prison qui le retient et qui le prive de la vie où il en pourrait jouir. Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent à la terre: il remercie la nature, et le jour où il naquit, et celle qui éleva son cœur à de si hautes espérances. Jusqu'alors, il était à charge à lui-même: c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et de douces pensées ce cœur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est point de bonheur au monde qu'il ne changeât pour un de leurs regards. Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent de son cœur tout autre objet, toute autre pensée: l'amour seul y reste avec eux. Toutes les douceurs rassemblées dans le cœur des plus heureux amants ne sont rien auprès de celles qu'il éprouve quand il les regarde. Dès son berceau, le ciel les avait destinés pour remède à ses imperfections et à sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relève dans la dernière strophe, et revient à ces idées de perfection dont ils sont pour lui la source. «Voyant avec regret, dit-il, que mes qualités naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si précieux regard, je tâche de me rendre tel qu'il convient à mes hautes espérances et au noble feu qui me brûle. Si je puis devenir, par une étude constante, prompt au bien, lent au mal, et dédaigner ce que le monde désire, cela peut m'aider à obtenir d'eux un jugement favorable. Certes la fin de mes douleurs (et mon cœur malheureux n'en demande point d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement émus, dernière espérance d'un pur et honnête amour.»

Note 683: (retour) Gentil mia donna, i' veggio, etc. Canz. 19.

La dernière canzone n'est pas la meilleure des trois. Muratori l'avoue. Il n'est pas étonnant, dit-il, que Pétrarque, ayant fait dans les deux précédentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci. En effet, le commencement en est traînant et pénible, et trop semblable à ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqué l'uniformité et la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter 684, et qu'il y est forcé par cette ardente volonté qui le contraint à soupirer sans cesse, il prie l'amour d'être son guide et de mettre d'accord ses rimes avec son désir. Il se prépare ainsi pendant deux strophes entières, pour dire dans la troisième, que si, dans les siècles où les âmes étaient éprises du véritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait conduits à travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter.

Note 684: (retour) Poichè per mio destino, etc. Canz. 20.

«De même, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la nuit, lève la tête vers ces deux astres qui brillent toujours à notre pôle, de même, dans la tempête qu'amour excite contre moi, ces deux yeux brillants sont mes astres et mon seul recours.» Mais ce qu'il peut leur dérober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuadé du peu qu'il vaut, il les prend toujours pour règle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il revient aussi à leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur qu'il éprouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui donne l'idée de cette paix éternelle qui règne dans les cieux. Il voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de près et étudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les cercles célestes continuassent de tourner, sans qu'il pensât ni à rien autre chose, ni à lui même, et en suspendant le battement de ses propres yeux. Mais ce sont là des vœux qui ne peuvent être exaucés, et des désirs sans espérance. Il se borne donc à demander que l'amour délie le nœud dont il enchaîne sa langue. Il oserait alors dire des paroles si nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes à tous ceux qui pourraient l'entendre. Le reste est si alambiqué et si obscur, qu'on n'entend réellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes, qu'elles forcent son cœur à se détourner de sa route. Il reste presque sans vie: son sang se cache, il ne sait où. Il ne demeure pas tel qu'il était, et il s'aperçoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue.

La plupart des critiques italiens, ou plutôt des commentateurs sans critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admiré cette dernière sœur comme les deux aînées, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout rempli d'Aristote, se borne à analyser, dans toutes les trois, les divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe, l'enchaînement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant Tassoni lui-même est désarmé par la perfection de ces trois chefs-d'œuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir à Pétrarque la couronne poétique. Le judicieux Muratori 685 a seul osé reprendre les défauts qui en obscurcissent les beautés. On lui en a fait un crime. Trois académiciens des Arcades 686 ont écrit un livre pour lui prouver qu'il avait tort, et pour défendre corps à corps toutes les strophes et tous les vers de Pétrarque qu'il avait attaqués. L'idée fidèle que j'ai donnée des trois canzoni peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas toujours raison dans leurs défenses; et à moins d'être un de ces Pétrarquistes effrénés, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori lui-même, «qu'enfin Pétrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas regarder comme un sacrilège de ne pas respecter également tout ce qui est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un grand maître, que ces trois canzoni n'en seront pas moins des morceaux précieux et supérieurs; si l'on veut, à tous ses autres ouvrages, parce qu'on y aura découvert quelques taches 687.» Au reste, la supériorité de ces trois odes sur tous les ouvrages de Pétrarque, ne peut être entendue que relativement au style, à la délicatesse des expressions et des tours, à l'harmonie, à l'enchaînement mélodieux des mots, des rimes et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges compétents, et je n'ai rien à dire; mais je ne croirai pas plus que ne l'a cru Muratori, faire un sacrilège en préférant à ces trois pièces, pour la vérité des sentiments, la richesse et la variété des images, et cette douce mélancolie qui fait le principal attrait des poésies d'amour, les canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci acque, et Se'l pensier che mi strugge, qui la précèdent 688, et même In quella parte dov' amor mi sprana 689, qui la suit, Ne la stagion che'l ciel rapido inchina 690, si riche en comparaisons tirées de la vie champêtre, et si poétiquement exprimées, et peut-être quelques autres encore.

Note 685: (retour) D'abord dans son Traité della perfetta Poesia, et ensuite dans ses Observations sur Pétrarque, jointes à celles du Tassoni.
Note 686: (retour) Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio Tomasi.--Difesa delle tre canzoni, etc. Lucca, 1730.
Note 687: (retour) Della perfetta Poesia, t. II, p. 198.

La seconde partie du canzonière, qui contient les poésies faites après la mort de Laure, est généralement préférée à la première pour le naturel et la vérité. Sans vouloir discuter cette préférence, que beaucoup de gens ont accordée sur parole, on doit reconnaître qu'en effet, dans un grand nombre de pièces, la douleur est vraie, touchante et même profonde, sans cesser d'être poétique et ingénieuse. On le sent dès le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases interrompues 691; mais mieux encore à la première canzone, dont voici les principaux traits. «Que dois-je faire? Amour, que me conseilles-tu 692? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tardé: ma Dame est morte; elle a emporté mon cœur. Je n'espère plus la voir ici bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son départ a changé en pleurs toute ma joie et m'a enlevé toute la douceur de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est pour nous deux également.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et de précieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombée; et tu ne le vois pas! Tant qu'elle vécut sur la terre, tu ne fus pas digne de la connaître et d'être foulé par ses pieds sacrés, dignes du séjour céleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-même, je l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'espérances, et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hélas! il est devenu terre et poussière ce visage qui nous donnait l'idée du ciel et du bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est montée, débarrassée du voile qui dérobait aux yeux la fleur de ses années, pour s'en revêtir encore et ne le dépouiller jamais, au jour où nous la verrons d'autant plus belle et plus divine qu'une éternelle beauté est au dessus des beantés mortelles.

Note 691: (retour) Oime il bel viso! oime il soave sguardo! etc.
Note 692: (retour) Che debb'io far? che mi consigli, amore?

«Elle se présente à mes yeux plus belle et plus charmante que jamais; elle y vient comme aux lieux où sa vue peut répandre le plus de bonheur. C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui résonne si doucement dans mon cœur; mais quand je me rappelle que toute mon espérance est morte lorsqu'elle était dans toute sa fleur, l'amour sait ce que je deviens et ce que j'espère; elle le voit aussi, elle qui est maintenant auprès de l'éternelle vérité. Vous, femmes, qui connûtes sa beauté, sa vie pure et angélique, et sa conduite céleste sur la terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de pitié, non pour elle, qui est allée dans le séjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu d'une horrible guerre. Si je tarde encore à la suivre, à briser mes liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se fait entendre ainsi dans mon cœur.--«Mets un frein à la douleur qui t'égare. On perd par l'excès des désirs ce ciel où ton cœur aspire, où est vivante à jamais celle qui paraît morte aux yeux des hommes, celle qui sourit en elle-même de la perte de sa belle dépouille, et qui ne s'afflige que pour toi. Sa renommée vit encore en cent lieux dans tes vers; elle te prie de ne la pas laisser s'éteindre, mais de rendre son nom encore plus célèbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chéri le doux empire de ses yeux.»

La finale même de cette canzone, ce que les Italiens appelent la chiusa, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante que je n'ai point parlé de celle qui termine les autres canzoni que j'ai citées, est ici du même ton que le reste, et porte l'empreinte de l'émotion et de la douleur. «Fuis, lui dit le poëte, les couleurs gaies et riantes; ne t'approche point des lieux où sont les ris et les concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais déplacée au milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vêtue de deuil.»

Ces idées d'une éternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et d'une âme qui jouit, dégagée de sa dépouille mortelle, reviennent souvent dans cette partie des poésies de Pétrarque. La croyance y venait en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent dans le style et dans les pensées de la première partie l'influence des idées et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la seconde; et il est surprenant que l'auteur du Génie du Christianisme, qui a vu souvent cette influence où elle n'était pas, ne l'ait pas aperçue et développée dans celui des poëtes modernes où elle est si générale et si visible. Cette même idée termine encore heureusement ce sonnet touchant et poétique. «Si j'entends se plaindre les oiseaux 693, ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zéphyr, ou murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive fraîche et fleurie, où je me suis assis pour penser à l'amour et pour écrire mes pensées, je vois, j'entends, j'écoute celle que le ciel ne fit que montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle était encore vivante, répond à mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer avant le temps? me dit-elle avec une douce pitié. Pourquoi tes tristes yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a procuré des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les ouvris à l'éternelle lumière.»

Note 693: (retour) Se lamentar' augelti, etc. Son. 238.

Les mêmes lieux qui enchantaient notre poëte lorsque, pendant la vie de Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint après la mort de Laure, et qu'il put s'y livrer à ses amoureux souvenirs. Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit à cette époque, quoique faiblement traduits en prose, conserveront peut-être encore l'empreinte de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. «Vallon qui retentis de mes gémissements 694, fleuve qui t'accroîs souvent de mes larmes, animaux des forêts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment ces deux verdoyants rivages, air qu'échauffent et que rendent plus sereins mes soupirs; doux sentier où je trouve aujourd'hui tant d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, où, par habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les formes accoutumées; mais hélas! je ne les reconnais plus en moi, qui, d'une si douce vie, me vois plongé dans d'inconsolables douleurs. C'est d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mêmes traces que je reviens voir le lieu d'où elle s'est élevée au ciel, laissant sur la terre sa dépouille mortelle.»

Note 694: (retour) V alle che de' lamenti miei se' piena, etc. Son. 260.

«Zéphir revient 695; il ramène le beau temps, et les fleurs, et les gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progné, et les plaintes de Philomèle, et le printemps paré de couleurs blanches et vermeilles. Les prés sont plus riants, le ciel plus serein.... 696, l'air, et les eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute créature animée se livre au plaisir d'aimer. Mais rien, hélas! ne revient pour moi que de plus profonds soupirs, tirés du fond de mon cœur par celle qui en a emporté les clefs au séjour céleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines fleuries, et la douce présence de femmes honnêtes et belles, sont pour moi comme un désert peuplé de bêtes sauvages.»

Note 695: (retour) Zeffiro torna e'l bel tempo rimena, etc. Son. 268.
Note 696: (retour) Je passe ici un vers aussi agréable que les autres; mais dont l'idée mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit le sentiment:
Giove s'allegra di mirar sua figlia.

Muratori croit y voir une imitation éloignée de Lucrèce; je le veux bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vénus sa fille, et Laure qui, quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du cœur de son amant, ne sont point de la même croyance ni de la même langue poétique.

Mais le plus beau de ces sonnets 697 est sans contredit celui-ci; je le mets, dans cette seconde partie, au même rang que le sonnet Solo e pensoso dans la première, et même encore au-dessus. «Je m'élevai par ma pensée 698 jusqu'aux lieux où était celle que je cherche et que je ne retrouve plus sur la terre; là, parmi les habitants du troisième cercle céleste, je la revis plus belle et moins fière. Elle prit ma main, et me dit: Tu seras avec moi dans cette sphère, si mon désir ne me trompe pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma journée avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait, que tu aimais tant, et qui est resté sur la terre. Ah! pourquoi cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je ne restasse dans les cieux.» C'est une vision dont l'idée est sublime, quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes que l'idée.

Note 697: (retour) J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement ceux-ci:
Alma felice, che sovente torni, etc. Son. 241.
Anima bella, da quel nodo sciolta, etc. Son. 264.
Ite, rime dolenti, al duro sasso. Son. 287.
Tornami a mente, anzi v'è d'entro quella, etc. Son. 290.
Quel rossignuol che si soave piagne, etc. Son. 270.
Vago augeletto, che cantando vai. Son. 317.
Dolce mio caro a pretioso pegno. Son. 296.
Gli angeli eletti e l'anime beate, etc. Son. 302.
Note 698: (retour) Levomini il mio pensiero, etc. Son. 261.

Voici un songe où les critiques trouvent moins de grandeur et de poésie dans le style, mais qui a encore plus d'intérêt, parce qu'il est plus étendu, qu'il renferme, dans une canzone tout entière, une plus grande abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprimés, sous la forme du dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature. «Quand celle en qui je trouve mon doux et fidèle appui 699 vint, pour donner quelque repos à ma vie fatiguée, s'asseoir sur l'un des bords de ma couche avec son parler doux et sage, à demi-mort de crainte et de pitié, je lui dis: D'où viens-tu maintenant, âme heureuse? Elle tire alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je viens du séjour serein de l'Empyrée; je descends de ces régions saintes, et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'où sais-tu donc l'état où je suis? Elle me répond: Les ruisseaux de larmes dont tu ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel à travers tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te déplaît donc que je sois partie de ce lieu de misère, et parvenue à une meilleure vie? Ce départ devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aimée que tu le montrais dans tes actions et dans tes discours. Je réponds alors: Je ne pleure que sur moi-même, qui suis resté parmi les ténèbres et les douleurs.»

Note 699: (retour) Quando il soave mio fido conforto, etc. Canz. 47.

C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double emblême de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire qu'elle a remportée sur elle-même, et l'autre l'arbre que Pétrarque a tant honoré par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes qui l'enchaînaient, de ces beaux yeux qui étaient son soleil, et qu'il croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux insensés; elle est un pur esprit qui jouit du séjour céleste; elle ne paraît sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prêter à sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus chère, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je pleurai, dit le poëte; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit avec elle. «Et l'on a pu mettre en doute si Pétrarque aimait véritablement Laure, et de quel amour il l'avait aimée, et même s'il y avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour qui avait pénétré toutes les facultés de son âme, aurait-il pris ces visions mélancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il était fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de Laure dans ses songes, plus de dix ans après l'époque de sa mort, ou plus fou encore pour imaginer tout éveillé de pareils rêves.

Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus élevé fait le sujet de la canzone qui suit immédiatement cette dernière. La première idée n'en appartient point à Pétrarque; mais à Cino da Pistoia. En parlant de ce qui nous reste de ce poëte 700, j'ai annoncé cette imitation évidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des commentateurs de Pétrarque n'a remarquée. Voici ce que dit le sonnet: «L'amour irrité forma un jour contre moi mille doutes et mille plaintes 701, au tribunal de l'impératrice suprême, et il lui dit: Juge qui de nous deux est le plus fidèle. C'est par moi seul que celui-ci déploie dans le monde les voiles de la renommée: sans moi, il y serait malheureux. Au contraire, répondis-je, tu es la source de tous mes maux; j'ai depuis long-temps éprouvé l'amertume de tes douceurs. Il reprit: Esclave menteur et fugitif, est-ce donc là la reconnaissance que tu me dois pour t'avoir donné une beauté qui n'avait point son égale sur la terre? Que vaut pour moi ce don, répartis-je, si tu m'en as privé sitôt? Ce n'est pas moi, répondit-il; et notre souveraine prononça que, dans un si grand procès, il fallait plus de temps pour juger avec équité.»

Note 700: (retour) Voy. ci-dessus, p. 327.
Note 701: (retour) Mille dubbj in un dì, mille querele, etc. Voy. Rime di diversi antichi autori Toscani, Venise, 1740, p. 164.

Voici maintenant comment Pétrarque a développé l'idée de Cino, dans cette canzone, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entière. La seule différence qui soit entre le fond des deux pièces, est que dans l'une c'est l'amour qui cite le poëte au tribunal de la raison, et que dans l'autre c'est le poëte qui y cite l'amour. «Je fis citer un jour mon ancien, doux et cruel maître 702 devant la reine qui occupe la partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y présentai moi-même accablé de douleur, de crainte et d'horreur, comme un homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa défense. Je commençai: O reine, dès ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur, le pied dans les états de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai plus éprouvé que des peines et des tourments si cruels, que ma patience fut vaincue et que je détestai la vie. Il m'a fuit mépriser les voies utiles et honnêtes: les fêtes et les plaisirs, je quittai tout pour le suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre? Un peu de miel, mêlé de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me trompe, étais né pour m'élever très-haut au-dessus de la terre. Il m'a fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de moi-même. J'ai mis également en oubli toute autre pensée pour une femme. A quoi m'ont servi les dons du génie que j'avais reçus du ciel? Mes cheveux ont changé de couleur, et je ne puis rien changer à l'obstination de mes vœux. Il m'a fait chercher des pays déserts et sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares; j'ai parcouru les monts, les vallées, les fleuves et les mers. L'hiver, dans les mois les plus tristes, j'ai bravé les périls et les fatigues, et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ... Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est rendu le maître absolu de mes esprits. Établi dans mon cœur, il le ronge comme un ver ronge le bois desséché par le temps. Enfin c'est de lui que naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont je me fatigue moi-même, et dont peut-être je fatigue aussi les autres. Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux.

Note 702: (retour) Quell' antico mio dolce empio signore, etc. Canz. 48.

«Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, écoute l'autre partie: elle te dira la vérité que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans son premier âge à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges; et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misérable une vie honorable et douce! C'est moi qui ai purifié ses désirs; s'il a obtenu quelque renommée, il ne l'a due qu'à moi, qui ai élevé son esprit à une hauteur où il n'aurait jamais atteint de lui-même. Il connaît quelle fut autrefois la destinée d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres héros aussi célèbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui ai donné un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pensée basse ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes artifices, tels furent les dégoûts et les amertumes dont je l'abreuvai; telle est la récompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'élevai si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient à l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands génies, tandis qu'il n'eût peut-être été sans moi qu'un vil flatteur de cour et un homme vulgaire. Il ne s'est élevé et rendu célèbre que parce qu'il a appris de moi et de celle qui n'eut point d'égale au monde. Pour tout dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, à mille actions déshonnêtes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore, la délicatesse et la pudeur dirigèrent et sa conduite et ses pensées, depuis qu'il appartient à celle qui s'était gravée dans son cœur en nobles caractères, et qui le rendait semblable à elle. C'est de nous qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingué, et c'est de nous qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, à lui-même, donné des ailes pour s'élever par la connaissance des choses mortelles jusqu'à celle du Créateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son espérance, remonter jusqu'à la cause première: mais il m'a mis en oubli, moi et cette beauté que je lui avais donnée pour être l'appui de sa vie fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'écriai-je, il me l'a donnée; mais il me l'a bientôt ravie. Ce n'est pas moi, répondit-il, mais celui qui la voulait pour lui-même. Nous nous tournâmes enfin tous les deux vers le siége de notre juge, moi tout tremblant, et lui en prononçant des paroles dures et hautaines. Nous la priâmes à la fois de prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charmée d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un si grand procès.»

On connaît maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que par des sonnets, le génie poétique de Pétrarque 703. Mais il en est d'autres où ce génie se montre peut-être encore davantage, parce qu'au lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de délicatesse que de grandeur, il y traite des matières ou politiques ou morales, qui demandaient dans le talent du poëte une élévation et une force proportionnées au sujet même. Telle est la canzone adressée à son ami Jacques Colonne, évêque de Lombès 704, au sujet d'un projet de croisade qui fermentait à la cour du pape, et dont Pétrarque eut le malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers:

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