Histoire littéraire d'Italie (2/9)
SECTION Ire.
Depuis sa naissance jusqu'à l'an 1348.
La vie de la plupart des hommes célèbres dans les lettres et dans les arts est peu fertile en événements. Le biographe, qui veut y donner quelque étendue, est obligé de suppléer à la sécheresse du sujet par les accessoires dont il l'embellit. Leurs études et leurs travaux littéraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en tirer un grand parti, si ces études et ces travaux n'ont pas exercé une grande influence sur les lumières de leur siècle. Les sentiments et les passions qui les ont agités ont peu d'intérêt, quand ils n'en ont pas fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un rapport immédiat entre les affections du cœur et les créations du génie: ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par l'expression de ces faiblesses mêmes que ceux qui les ont eues s'y sont placés.
Il en est tout autrement de la vie de Pétrarque. Evénements, travaux, passions, tout y intéresse; la carrière d'un homme, qui joua un rôle sur le théâtre du monde, est en même temps celle d'un savant, littérateur et philosophe; et les agitations d'une âme tendre et d'un cœur passionné, quittent en lui le caractère du roman et prennent celui de l'histoire, parce que ses longues et constantes amours furent l'éternel objet de ses chants, et par ceux-ci la source même de sa gloire. L'embarras que je dois éprouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer dans de justes bornes; je dois l'assortir à la nature de cet ouvrage plus qu'à celle du sujet, et ne pas demander à l'attention tout ce qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dépens des autres objets qui nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait à une sécheresse de faits et de style que le nom même de Pétrarque rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai légèrement ce qui n'influa ni sur les progrès de son siècle, ni sur les productions de son génie, pour développer davantage ce qui, sous ces deux rapports, appartient à l'histoire du cœur humain ou à celle des lettres.
La famille de Pétrarque était ancienne et considérée à Florence, non par les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande réputation d'honneur et de probité, qui est aussi une illustration et un patrimoine. Son père était notaire, comme l'avaient été ses aïeux; et cette fonction était alors relevée par tout ce que la confiance publique peut avoir de plus honorable. Il se nommait Pietro; les Florentins qui aiment à modifier les noms, pour leur donner une signification augmentative ou diminutive, l'appelèrent Petracco, Petraccolo, parce qu'il était petit.
Petracco était ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exilé de Florence en même temps et par le même arrêt, il partagea avec lui les dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y rentrer 483. Il revint tristement à Arezzo, où il s'était réfugié avec sa femme Eletta Canigiani. Il trouva que, dans cette même nuit, si périlleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, après un accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils reçut le nom de François, Francesco di Petracco, François, fils de Petracco. Dans la suite, dès qu'il commença à rendre ce nom célèbre, on changea par une sorte d'ampliation ce di Petracco en Petrarcha, et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis.
Sept mois après, sa mère eut la permission de revenir à Florence; elle se retira à Incisa, dans le Val d'Arno, où son mari avait un petit bien. C'est là que Pétrarque fut élevé jusqu'à sept ans. Son père s'étant alors établi à Pise, y appela sa famille, et y donna pour premier maître à son fils un vieux grammairien nommé Convennole da Prato, mais il n'y resta pas long-temps. Les espérances qu'il avait fondées sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent détruites par la mort de ce prince; alors Petracco partit pour Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second nommé Gérard); ils s'embarquèrent pour Marseille, y arrivèrent après un naufrage où ils faillirent tous périr, et se rendirent de Marseille à Avignon 484. Clément V venait d'y fixer sa cour; c'était le refuge des Italiens proscrits: Petracco espéra y trouver de l'emploi: mais la cherté des logements et de la vie l'obligea peu de temps après à se séparer de sa famille, et à l'envoyer à quatre lieues de là, dans la petite ville de Carpentras. Pétrarque y retrouva son premier maître Convennole, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, là comme en Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de rhétorique et de logique. Petracco y venait souvent visiter ses enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le désir d'aller avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis rendue si célèbre. Ce fils, alors âgé de dix ans, voulut y aller avec lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus de son âge, et laissa une impression ineffaçable dans cette âme sensible et passionnée avant le temps.
C'était avec cette même ardeur qu'il suivait ses études. Il eut bientôt devancé tous ses camarades. Mais des études purement littéraires ne pouvaient lui procurer un état. Son père voulut qu'il y joignit celle du droit, et surtout du droit canon qui était alors le chemin de la fortune. Il l'envoya d'abord à l'Université de Montpellier, où le jeune Pétrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de goût pour cette science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les lettres, surtout pour Cicéron, à qui, dès ses premières années, il avait voué une sorte de culte. Cicéron, Virgile et quelques autres auteurs anciens, dont il s'était fait une petite bibliothèque, le charmaient plus que les Décrétales; Petracco l'apprend, part pour Montpellier, découvre l'endroit où son fils les avait cachés dès qu'il avait appris son arrivée, les prend et les jette au feu; mais le désespoir et les cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend à demi-brûlés, Cicéron et Virgile. Pétrarque ne les en aima que mieux et n'en conçut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des canonistes.
De Montpellier, son père le fit passer à Bologne 485, école beaucoup plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgré les leçons de Jean d'Andréa, ce célèbre professeur en droit dont j'ai parlé précédemment 486. Le poëte Cino da Pistoia était aussi alors jurisconsulte à Bologne; ce fut le goût de la poésie, et non celui des lois, qui lia Pétrarque avec lui. Ce goût se développait en lui de plus en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour l'éloquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son père, il revint de Bologne à Avignon, où, peu de temps après, il perdit aussi sa mère, morte à trente-huit ans. Son frère Gérard et lui restèrent avec un médiocre patrimoine, que l'infidélité de leurs tuteurs diminua encore: ils spolièrent la succession et laissèrent les deux pupilles sans fortune, sans appui, sans autre ressource que l'état ecclésiastique 487.
Jean XXII occupait alors à Avignon la chaire pontificale. Sa cour était horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'était réglée sur ce modèle. Dans cette dépravation des mœurs publiques, Pétrarque, à vingt-deux ans, livré à lui-même, sans parens et sans guide, avec un cœur sensible et un tempérament plein de feu, sut conserver les siennes; mais il ne put échapper aux dissipations qui étaient l'occupation générale de la cour et de la ville. Il fut distingué dans les sociétés les plus brillantes, par sa figure, par le soin qu'il prenait de plaire, par les grâces de son esprit, et par son talent poétique, dont les premiers essais lui avaient déjà fait une réputation dans le monde. Ils étaient pourtant en langue latine; mais bientôt, à l'exemple du Dante, de Cino et des autres poëtes qui l'avaient précédé, il préféra la langue vulgaire, plus connue des gens du monde, et seule entendue des femmes. Des études plus graves remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les mathématiques, qu'il ne poussa cependant pas très-loin, les antiquités, l'histoire, l'analyse des systèmes de toutes les sectes de philosophie, et surtout de philosophie morale. La poésie, et la société, où il jouissait de ses succès, occupaient tout le reste.
Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui était encore à Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'établir à Avignon peu de temps après Pétrarque. Ils avaient déjà été compagnons d'études à l'Université de Bologne. C'était un jeune homme accompli, qui réunissait au plus haut degré les agréments de la personne, les qualités de l'esprit et celles du cœur. Ils se retrouvèrent avec un plaisir égal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformité des caractères et des goûts forma entre eux une amitié aussi solide qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amitié, l'étude et les plaisirs du monde ne suffisaient pas pour remplir une âme aussi ardente: il lui manquait un objet à qui il pût rapporter toutes ses pensées comme tous ses vœux, le fruit de ses études, et cet amour même pour la gloire, qui semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus rien 488.
Laure, dont le portrait séduisant est épars dans les vers qu'elle lui a inspirés, et qui ressemblait; dit-on, à ce portrait, était fille d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingué. Elle avait épousé, après la mort de son père, Hugues de Sade, patricien, originaire d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractère difficile et jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans 489, était aussi sage que belle; aucune espérance coupable ne pouvait naître dans le cœur du jeune poëte. La pureté d'un sentiment que ni le temps, ni l'âge, ni la mort même de celle qui en était l'objet ne purent éteindre, a trouvé beaucoup d'incrédules: mais on est aujourd'hui forcé de reconnaître, d'une part, que ce sentiment fut très-réel et très-profond dans le cœur de Pétrarque; de l'autre, que si Pétrarque toucha celui de Laure, il n'obtint jamais d'elle rien de contraire à son devoir. Chanter dans ses vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire, suivre ses études, cultiver des relations utiles et surtout l'amitié des Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de Pétrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'évêché de Lombès, pour prix d'une action téméraire, qui était plutôt d'un guerrier que d'un prêtre 490, arracha enfin son ami à cette vie obscure et sédentaire, et l'emmena dans son évêché 491. Pétrarque aimait à changer de lieu: d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y faire, en s'éloignant, une diversion utile, et satisfaire à la fois par ce voyage, la curiosité, la raison et l'amitié.
Note 490: (retour) Ce fut lui qui, étant chanoine de Saint-Jean de Latran (en même temps qu'il l'était de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de Noyon et de Liége), lorsque l'empereur Louis de Bavière était à Rome, où il venait de faire déposer Jean XXII, osa paraître dans la place Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqués, lire publiquement la bulle d'excommunication et de destitution que le pape avait lancée contre l'empereur, le déclarer déchu du trône, afficher lui-même cette bulle à la porte de l'église, soutenir à haute voix que le pape Jean était catholique et pape légitime, que celui qui se disait empereur ne l'était pas, mais qu'il était excommunié avec ses adhérents, et qu'il offrait, lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'épée à la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite à cheval, et s'enfuit à Palestrine, sans que personne osât s'y opposer, et sans être atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace lorsqu'il était à Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en arrêter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'évêché de Lombès (Voy. Jean Villani, Istor., l. X, c. 71.)
Lombès, petite ville mal bâtie, et non moins mal située, eût été pour lui une triste prison, sans la société du jeune prélat et de deux hommes du plus haut mérite qu'il y avait menés avec lui. L'un était un gentilhomme romain nommé Lello; l'autre, né sur les bords du Rhin, près Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Pétrarque en fit ses amis les plus intimes. Ce sont eux qu'il désigne si souvent dans ses lettres, l'un sous le nom de Lœlius, et l'autre sous celui de Socrate. Après un été aussi agréable qu'il pouvait l'être dans une telle ville, et loin de Laure, il revint à Avignon avec l'évêque, qui le présenta comme son meilleur ami à son frère aîné, le cardinal Jean Colonne.
Ce cardinal ne ressemblait point à la plupart de ses confrères. Il était tout ce que l'évêque de Lombès promettait d'être un jour, et joignait à la plus grande simplicité de mœurs, la dignité du caractère et un esprit aussi délicat qu'éclairé. Il goûta Pétrarque, le logea dans son palais, et l'admit dans sa société particulière. C'était le rendez-vous de tout ce qu'il y avait à la cour d'Avignon d'étrangers distingués par leur rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que Pétrarque acheva son éducation par celle du monde. Il jouit dans peu de l'amitié de tous les frères du cardinal, et bientôt après de celle du chef même de cette famille illustre. Étienne Colonne vint passer quelques mois à Avignon 492; l'esprit, l'humeur et les manières de notre poëte lui inspirèrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque plus de différence entre lui et ses enfants. Pétrarque, déjà passionné pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie, et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les malheurs, ou en obscurcir la gloire.
Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la ville, à la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne paraissait plus occupé d'autre chose. Tout lui en retraçait l'image; et confondant cet amour avec celui de la gloire poétique, le nom de Laure lui rappelait la laurier qui en est l'emblême; la vue ou l'idée même d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, où il retraçait toutes les petites scènes d'un amour dont ils étaient les seuls interprètes, jouent trop souvent sur cette équivoque; mais, comme beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse dans cette préoccupation continuelle du même sentiment et du même objet.
Laure l'évitait, ou par prudence, ou peut-être pour qu'il la cherchât davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari ne l'aurait pas souffert. Les sociétés de femmes, les assemblées, les promenades champêtres étaient les seuls lieux où il pût la voir; et partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses grâces naturelles et par l'élégance de sa parure. Ses assiduités étaient remarquées; Laure se crut obligée à plus de réserve encore, et même de rigueur. Pétrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant obtenu, sous différents prétextes, l'agrément de ses protecteurs et de ses amis, il partit 493, traversa le midi de la France, vint à Paris, qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renommée, se rendit en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu'à Cologne, toujours, et à chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus l'Italie: de là, revenant à travers la forêt des Ardennes, il arriva à Lyon, où il séjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhône, et rentra enfin dans Avignon, après environ huit mois d'absence.
Il n'y trouva plus l'évêque de Lombès, que les affaires de sa famille avaient appelé à Rome. Dans l'éloignement des empereurs et des papes, les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions aussi acharnées que l'avaient été à Florence celle des Blancs et des Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait emporté dans des actions sanglantes; celui des Ursins méditait sa vengeance; et Jacques Colonne était allé renforcer de ses conseils et de son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni guérir Pétrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva aussi réservée, aussi sévère qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus de goût pour la solitude et surtout pour le séjour enchanté de Vaucluse 494. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit à cette époque de sa vie ont cette expression vraie et mélancolique qui ne peut venir que d'un cœur profondément touché. Il cherchait inutilement des consolations dans la philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu à Paris un religieux augustin nommé Denis de Robertis, né au bourg St.-Sépulcre près de Florence, l'un des plus savants hommes de son temps, orateur, poëte, philosophe, théologien et même astrologue. Charmé de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il lui avait ouvert son cœur: il lui écrivit d'Avignon, pour lui demander des directions dans l'état de souffrance, d'anxiété et presque de désespoir où il était réduit. Il en obtint sans doute de très-bons conseils, et prit, pour se guérir de son amour, d'excellentes résolutions; mais il suffisait d'un coup-d'œil de Laure pour les faire évanouir. Une maladie singulière et presque pestilentielle, qui se répandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima encore davantage.
Le pape paraissait alors principalement occupé de deux grandes entreprises; une nouvelle croisade et le rétablissement du saint-siège à Rome. Dans la première, il fut joué par Philippe de Valois, qu'il en avait déclaré le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant six ans les décimes du clergé de France; dans la seconde, il amusait lui-même les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il était résolu de ne point tenir. Pétrarque trouva dans ces deux projets quelque diversion à son amour. Il eut, malgré ses lumières, la faiblesse d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit épouser ardemment le second; c'est sur les deux ensemble, mais particulièrement sur le projet de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes 495 à son ami l'évêque de Lombès.
La mort de Jean XXII fit évanouir ses espérances. Ce pape mourut à quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu'à la fin sa force de tête et sa vivacité d'esprit; homme simple dans ses mœurs, sobre, économe si l'on veut, mais économe jusqu'à la plus sordide avarice de trésors acquis par la simonie et par de criantes exactions 496. Entêté dans ses idées et opiniâtre dans ses desseins, il ne put cependant réussir ni à déposer, comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavière, ni à détruire les Gibelins en Italie, ni à faire adopter par l'Église son opinion sur la vision béatifique 497. Il avait eu beau donner de bons bénéfices à ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages des Pères, persécuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulèvement général contre cette aberration de la sienne; son infaillibilité fut contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait été surprise, et il se rétracta, comme d'une hérésie, de ce qu'il avait employé tant de violence à faire adopter comme un point de doctrine.
Note 496: (retour) Il vendait ouvertement les bénéfices, et surtout les évêchés, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors par les Églises. Avant de conférer les bénéfices, il les laissait vaquer long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trésor de quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit selon Jean Villani, qui le savait de son frère, banquier du pape à Avignon, et l'un de ceux qui, après la mort de Jean XXII, furent employés à compter ce trésor. On n'y comprend pas sept millions en joyaux, argenterie et vases sacrés. Voyez Giov. Villani, Istor, lib. XI, c. 19 et 201.
Note 497: (retour) Il croyait, prêchait et soutenait que les ames des justes ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu face à face qu'après le jugement universel. En attendant, elles sont, disait-il, sous l'autel, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: Vidi animas interfectorum propter verbum Dei. c. 6, v. 19. On dit que cette opinion n'était pas nouvelle, et que S. Irenée, Tertullien, Origène, Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostôme, etc. avaient pensé comme lui. Mém. pour la Vie de Petr. t. I, p. 252.
Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benoît XII, ne remplit pas plus que lui le vœu de Pétrarque pour le retour de la cour romaine en Italie, malgré une très-belle épître en vers latins, que le poëte lui adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ôta même tout-à-fait l'espoir par le soin qu'il prit le premier de bâtir à Avignon un palais pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux à y élever pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de Pétrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas fait; il lui donna un canonicat de Lombès et l'expectative d'une prébende 498. Notre poëte acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de Corrège et Guillaume de Pastrengo, qui étaient venus défendre auprès du pape les intérêts des seigneurs de Vérone contre les Rossi, au sujet de la ville de Parme; et cette amitié, qui l'engagea, malgré son aversion pour le barreau, à plaider en public pour Azon, personnellement attaqué par Marsile de Rossi, lui fournit l'occasion de prouver qu'il eût été le plus grand orateur de son temps, s'il n'eût mieux aimé en être le plus grand poëte 499.
Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel éclat de renommée, l'état de son âme était toujours le même. Au moment où il concevait quelques espérances, Laure les lui ôtait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il se voyait près de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il prit enfin le parti de se réfugier auprès de son meilleur ami, l'évêque de Lombès, et de l'aller trouver à Rome, où il était appelé depuis long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traversée de Marseille à Civita-Vecchia il ne s'occupa que de Laure. A son arrivée, la guerre entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des deux partis. II se rendit d'abord au château de Capranica; l'évêque de Lombès et son frère même, Etienne Colonne, sénateur, c'est-à-dire magistrat suprême de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenèrent à Rome avec eux 500. Mais ni l'amitié de toute cette illustre famille, ni l'admiration que lui inspirèrent les monuments de l'ancienne capitale du monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la France, et, après quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore également les détails et le but, il fut de retour à Avignon dans l'été de la même année. Quelques mois après, ayant acheté à Vaucluse une petite maison avec un petit champ, il alla s'y établir avec ses livres, ses projets de travaux et d'études, et l'ineffaçable souvenir de Laure.
Dans cette solitude profonde, pleine de ces beautés agrestes et sauvages qui ne plaisent qu'aux cœurs sensibles, il resta une année entière, seul, même sans domestiques, servi par un pauvre pêcheur, et seulement visité de temps en temps par ses plus intimes amis. L'évêque de Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientôt du nombre; Vaucluse était dans son évêché; il y avait même une maison de campagne. C'était un homme distingué par ses talents et par l'étendue de ses connaissances; c'était, comme dit Pétrarque, un petit évêque et un grand homme 501. Ils étaient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas à devenir une étroite amitié. Pétrarque était appelé de temps en temps à Avignon, soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrètes qui nous ramènent souvent, à notre insu, aux lieux mêmes que nous voulons fuir. Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-être, et qui ne voulait pas le perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses, qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'étaient autant d'événements dans cette passion singulière qui n'en a point d'autres. Pétrarque de retour dans sa solitude, livré à des agitations toujours plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'épancher dans ses poésies touchantes les sentiments dont il était comme oppressé. Parmi celles de cette époque on distingue surtout ces trois célèbres canzoni sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois Sœurs, les trois Grâces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme qui ne permet ni la critique, ni même en quelque sorte l'examen.
Un autre art vint l'aider à retracer les traits de Laure; Simon de Sienne, élève de Giotto, qui venait de mourir, fut appelé à Avignon, pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical 502. Pétrarque obtint de lui un petit portrait de sa maîtresse, et l'en paya par deux sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donné plus de renommée à ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle à se laisser peindre pour celui qui avait immortalisé sa beauté par des traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Pétrarque obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne, pour qu'il pût, après l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile? C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux.
L'étude n'est pas un remède contre l'amour, c'est au contraire l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit dans un état de fermentation, elle lui donne une activité et des élans qui le mettent en équilibre avec les mouvements du cœur. Dans ses aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage à la beauté qui en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son choix. Pétrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les grands projets qu'il y avait apportés; il entreprit, en latin, une Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à Titus; les études qu'il fit pour l'écrire, l'enflammèrent d'une admiration nouvelle pour Scipion l'Africain, qu'il avait préféré de tout temps à tous les autres héros de Rome, et il conçut le plan d'un poëme épique en vers latins, dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se mit aussitôt à l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans l'espace d'une année, le poëme se trouva déjà assez avancé pour qu'il pût le communiquer à ses amis. Un poëme de ce genre, était, à cette époque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur. Aussi, le bruit en fut à peine répandu, à peine eût-on pu juger par ses poésies latines déjà connues, de la manière dont il pouvait traiter un si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention générale, et d'une espèce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples espérances, les noms de sublime et de divin 503.
Mais il portait plus haut son ambition. Dès sa première jeunesse, il avait aspiré à la couronne poétique. Il avait obtenu dans le cours de ses études, si l'on en croit Selden 504, le degré de maître ou de docteur en poésie; le souvenir des jeux capitolins, où les poëtes étaient couronnés; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient été au Capitole, échauffaient son imagination, et lui inspiraient le désir d'obtenir les mêmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il était bien difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville où l'on n'avait plus depuis long-temps, d'activité que pour les troubles, où les hommes, plongés dans l'ignorance et dans l'oisiveté d'esprit, n'avaient plus ni admiration pour la poésie, ni estime pour les poëtes.
Sa persévérance et celle de ses amis vinrent à bout de tous les obstacles: cette couronne, objet de tous ses vœux, lui fut offerte par une lettre du sénat romain. Il la reçut, à Vaucluse, le 23 août 1340, et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures après, le même jour, il reçut une lettre pareille, du chancelier de l'Université de Paris 505, qui lui proposait le même triomphe. Il donna la préférence à Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples, où la grande renommée du roi Robert et l'assurance d'en être bien reçu l'attiraient. C'était, comme nous l'avons vu, le prince le plus célèbre de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour éclairé pour les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, était telle, que Pétrarque ne crut point avoir mérité la couronne qu'on lui décernait, si Robert, après l'avoir examiné publiquement, ne prononçait qu'il en était digne. Ce roi avait beaucoup contribué à la lui faire offrir. C'était l'ami de Pétrarque, le bon père Denis, du bourg de Saint-Sépulcre, qui lui avait ménagé la faveur de Robert, qui avait fait connaître au roi ses ouvrages, et avait inspiré à ce monarque, une juste admiration pour le génie de son ami. Robert passa de l'admiration à la confiance. Il consulta par écrit Pétrarque, sur une épitaphe qu'il avait faite pour sa nièce qui venait de mourir 506. Le poëte répondit au roi par de grands éloges, et sema sa lettre de traits d'érudition et de philosophie, qui ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conçue de lui. Il écrivit peu de jours après 507 au père Denis, et lui dit très-clairement, qu'occupé comme il l'était du projet d'obtenir le laurier poétique, il ne voulait, tout considéré, le devoir qu'au roi Robert 508. Cette résolution fut sans doute communiquée au roi. Robert alors employa son influence, qui était toute puissante à Rome, pour déterminer le sénat romain. Il désirait avec passion de connaître personnellement Pétrarque. Il fut charmé de le voir arriver à sa cour, et flatté du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus distingué, eut avec lui ces entretiens où chacun d'eux se confirma dans l'opinion qu'il avait conçue de l'autre, et voulut le conduire lui-même dans les environs de Naples, surtout à la grotte de Pausilippe, et au prétendu tombeau de Virgile 509.
Note 507: (retour) La réponse au roi est du 26 décembre 1339, et la lettre au père Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point conservée; la réponse de Pétrarque et sa lettre au père Denis, ne se trouvent ni dans l'édition de Bâle, ni dans celle de Genève; mais elles sont dans le beau manuscrit, n°. 8568, de la Bibliothèque impériale, Familiar. l. IV, ép. 1 et 2.
Le roi fut curieux de connaître le poëme de l'Afrique. Pétrarque lui en lut quelques livres, dont il fut si enchanté, qu'il témoigna le désir d'en recevoir la dédicace. Le poëte promit, et il tint parole au prince, même après sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit des conférences publiques sur la poésie ou sur l'histoire, soit des entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime. Voulant donner à ce sentiment un grand éclat, et répondre au vœu que Pétrarque lui-même avait formé, il lui fit subir publiquement un examen sur toutes sortes de matières de littérature, d'histoire et de philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le troisième jour il le déclara solennellement digne de la couronne poétique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son jugement. Dans son audience de congé, après lui avoir fait promettre qu'il reviendrait bientôt le voir, le roi se dépouilla de la robe qu'il portait ce jour-là, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en fût revêtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se l'attacher au moins par un titre, il lui fit expédier un brevet de son aumônier ordinaire.
Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demandé à Pétrarque s'il n'était jamais allé à la cour du roi de France, Philippe de Valois. Le poëte lui répondit qu'il n'en avait jamais eu la pensée. Le roi sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Pétrarque, parce que je n'ai pas voulu jouer le rôle d'un homme inutile et importun auprès d'un roi étranger aux lettres. J'aime mieux être fidèle à l'alliance que j'ai faite avec la pauvreté que de me présenter dans le palais des rois, où je n'entendrais personne, et où personne ne m'entendrait. Il m'est revenu, reprit Robert, que son fils aîné ne négligeait pas l'étude. Je l'ai ouï dire aussi, répartit Pétrarque; mais cela déplaît au père, et l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les précepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a ôté jusqu'à la plus légère tentation de l'aller voir. «Alors cette ame généreuse, c'est Pétrarque lui-même qui le raconte ainsi 510, frémit et se montra pénétrée d'horreur. Après un moment de silence, pendant lequel il était resté les yeux fixés sur la terre et l'indignation peinte sur le visage, il releva la tête en disant: «Telle est la vie des hommes, telle est la diversité des jugements, des goûts et des volontés. Pour moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chères que ma couronne, et que s'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre, je me priverais plus volontiers de mon diadême que des lettres.»
Pétrarque partit enfin de Naples, arriva à Rome le second jour, et fut couronné solennellement deux jours après au Capitole 511. Revêtu de la robe que le roi de Naples lui avait donnée, il marchait au milieu de six principaux citoyens de Rome, habillés de vert, et précédés par douze jeunes gens de quinze ans vêtus d'écarlate, choisis dans les meilleures maisons de la ville. Le sénateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de Pétrarque, venait ensuite accompagné des principaux du conseil de ville, et suivi d'une foule innombrable, attirée par le spectacle d'une fête interrompue depuis tant de siècles. L'histoire en a conservé les détails 512, qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manière dont Pétrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la refroidir. «Cette couronne, écrivait-il 513, ne m'a rendu ni plus savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'a déchaîner l'envie contre moi, et à me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a fallu être toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les langues étaient aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis; j'ai porté la peine de mon audace et de ma présomption.» Au reste il est peut-être aussi bon pour l'homme qu'inhérent à sa nature, d'éprouver de fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer à son déclin.
Note 512: (retour) Voy. Rer. ital. script., vol XII, p. 540, B. C'est vers la fin des fragments des Annales romaines de Lodovico Monaldesco. «In questo tempo, dit l'annaliste, misser Urso venne a coronar misser Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc.» Et il fait ensuite la description de toute la cérémonie.
Empressé de reparaître à Avignon avec sa couronne, Pétrarque en reprit la route peu de jours après, mais par terre, et en traversant la Lombardie. Il se détourna un peu pour aller voir à Parme son ami Azon de Corrége et sa famille. C'était le moment où, après avoir commandé dans cette principauté pour son neveu, Mastino della Scala, Azon venait de s'en rendre maître sous prétexte de l'affranchir. Il retint Pétrarque auprès de lui par tous les témoignages d'amitié, de confiance; il le consultait sur son gouvernement, sur ses opérations, sur toutes ses affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait répandre, que de suppression d'impôts, de bonne administration, de libéralités, de liberté; mais rien ne pouvait changer dans Pétrarque son goût pour le recueillement, la méditation, la solitude. Dès qu'il pouvait disposer de lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes inséparables, la poésie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville même une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebâtir selon son goût. C'est là qu'il termina son poëme de l'Afrique; c'est là qu'il aurait passé l'année peut-être la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait été troublé presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis.
Le premier fut un de ses anciens camarades d'études à l'Université de Bologne 514, et le second, le meilleur et le plus cher de tous, l'évêque de Lombès. Pétrarque se disposait à l'aller rejoindre dans son diocèse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pâleur de la mort. Frappé de cette vision, il en fit part à plusieurs amis. Vingt-cinq jours après il apprit que Jacques Colonne était mort précisément le jour où il lui était apparu. Un esprit faible eût tiré de là des conséquences. La douleur n'égara point celui du poëte philosophe. «Je n'en ai pas pour cela, écrivait-il, plus de foi aux songes que Cicéron qui avait eu, comme moi, un rêve confirmé par le hasard.» Enfin son bon père Denis du bourg Saint-Sépulcre, mourut aussi à Naples, peu de temps après 515.
Ces pertes accumulées firent tant d'impression sur lui, qu'il ne recevait plus de lettres sans trembler et sans pâlir 516. Il venait d'être nommé archidiacre de l'église de Parme; il partageait son temps entre ses études et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son église. Un événement imprévu l'obligea de repasser les Alpes. Benoît XII était mort, et Clément VI lui avait succédé. Les Romains envoyèrent au nouveau pape une députation solennelle, composée de dix-huit de leurs principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grâces, et surtout pour tâcher d'obtenir de lui qu'il rapportât la tiare aux trois couronnes dans la ville aux sept collines. Pétrarque, qui avait reçu lors de son couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces ambassadeurs, et même chargé de porter la parole. Il quitta, mais à regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son éloquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il avait le plus à cœur, le retour du pape en Italie. Clément VI, né Français 517, et élevé dans le grand monde, aimait le luxe et le plaisir; ses manières étaient nobles et polies, son goût pour les femmes, peu édifiant dans un pape, était accompagné d'autres goûts délicats qui le rendaient un souverain très-aimable. Sa cour ne fut guère plus vicieuse que les précédentes, cela eût été difficile, mais elle fut plus agréable et plus brillante. Il récompensa Pétrarque de sa harangue par un prieuré dans l'évêché de Pise 518; et, comme il avait dans l'esprit toute la pénétration et la culture qui pouvaient lui faire apprécier le premier homme de son siècle, il l'admit dans sa familiarité et dans son commerce intime. Pétrarque crut pouvoir en profiter pour le succès de ses vues sur l'Italie; mais il ne put réussir, même à lui inspirer le désir de la voir.
Il se délassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis, qu'il nommait toujours Lœlius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps, la persévérance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rêvait qu'a elle dans la solitude. Un de ses plus chers amis, Sennuccio del Bene, poëte florentin, attaché au cardinal Colonne, et qui vivait dans la société de Laure, était le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais à lui confier que des peines, des désirs, de faibles espérances; et, loin de s'affaiblir, sa passion semblait s'accroître: et il aimait ainsi depuis quinze ou seize ans 519. Il avait pourtant un autre confident que Sennuccio, c'était le public, c'était le monde entier, où ses poésies avaient rendu célèbre la beauté de Laure, la délicatesse, la durée; et, si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous les étrangers qui venaient à Avignon voulaient la voir; mais déjà le temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise involontaire se mêlait à l'admiration de ceux qui la voyaient pour la première fois. Pétrarque était aussi fort changé; mais son cœur était toujours le même, et Laure était, à ses yeux, aussi belle et aussi touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de son amour.
Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi Robert était mort, et n'avait laissé que deux petites filles, dont l'aînée, Jeanne, avait été mariée à neuf ans avec André, fils du roi de Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et les deux jeunes époux, au lieu de prendre du goût l'un pour l'autre, avaient conçu une aversion qui eut bientôt des suites funestes et terribles. Robert leur avait laissé en mourant un conseil de régence. Le pape, seigneur suzerain de Naples, prétendait que le gouvernement du royaume lui appartenait pendant la minorité de Jeanne; et ce fut Pétrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal Colonne, qui avait beaucoup servi à diriger ce choix, en profita, et chargea l'envoyé du pape de solliciter la liberté de quelques prisonniers injustement détenus dans les prisons de Naples. Pétrarque, malgré son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus sûre, à cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui présageaient de prochains orages, et gouvernée par un petit moine cordelier, sale, débauché, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie avait donné pour précepteur à son fils André, et dont je paraîtrais former à plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laissé Pétrarque 520. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'était emparé du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel que Pétrarque fut obligé de traiter.
Note 520: (retour) Pour qu'on ne croie pas que j'exagère, voici textuellement ce portrait. Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides; horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum, obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem industriâ retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affatûs, velut ex altâ sanctitatis speculâ insolentissimè contemnentem. Nec miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc. Familiar. l, V, ep. 3.
Il en fut reçu avec une hauteur et une dureté révoltantes. Pendant les longueurs de ces deux négociations, il visita de nouveau les environs de Naples, avec deux de ses amis, Jean Barili et Barbato de Sulmone. La jeune reine, qui peut-être, sans les intrigues qui l'entouraient et les mauvais conseils dont elle était obsédée, aurait eu un meilleur sort, aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Pétrarque, qui lui donnèrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-père, elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni cette cour, ni les mœurs qu'il y voyait régner, ne pouvaient lui plaire. Une fête où il fut entraîné sans en connaître l'objet, le décida à en sortir. Il regardait la cour qui assistait à cette fête en grande pompe, et entourée d'un peuple immense. Tout à coup il s'élève de grands cris de joie, Pétrarque se détourne: il voit un jeune homme d'une beauté et d'une force extraordinaires, couvert de poussière et de sang, qui vient expirer presque à ses pieds. C'était un spectacle de gladiateurs. L'horreur qu'il en conçut lui fit hâter son départ. Il n'avait d'ailleurs pu rien obtenir pour l'élargissement des prisonniers. Quant à l'affaire de la régence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape, Clément VI, après avoir cassé celle que le roi Robert avait établie, venait d'envoyer un cardinal légat, pour prendre en son nom le gouvernement de Naples, jusqu'à la majorité de la reine. Pétrarque put alors quitter cette ville: il partit en détestant la barbarie de ses habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que sa férocité 521.
Il avait été dangereusement malade à Naples; le bruit de sa mort s'était même répandu dans l'Italie: un médecin de Ferrare, qui était aussi poëte, se hâta de faire à ce sujet un poëme allégorique et bizarre, intitulé: la Pompe funèbre de Pétrarque 522. Cette triste folie accrédita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il fut pris par des hommes crédules pour un spectre ou pour une ombre, et que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le témoignage du toucher à celui des yeux. Il se rendit sans difficultés jusqu'à Parme; mais là, il trouva le pays en feu, les Corrége divisés entre eux, en guerre avec les princes voisins 523, et bloqués par une armée ennemie; la Lombardie inondée de compagnies d'armes qui y mettaient tout au pillage, enfin sa chère Italie en proie aux horreurs des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang en de ruines 524. Il ne pouvait, sans danger, ni rester à Parme, ni en sortir. Il préféra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques infinis et après des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, à s'échapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville d'Avignon, dont il disait, écrivait et pensait tant de mal, et où il revenait toujours. Il se hâta d'aller goûter quelque repos dans son Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse. Son Parnasse cisalpin était à Parme. La ville où habitait Laure, les campagnes environnantes où elle se promenait souvent, donnèrent une nouvelle ardeur à son amour, et rendirent à sa verve poétique son heureuse fécondité.
Note 522: (retour) Ce médecin se nommait Antoine de' Beccari. Pétrarque était depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais gré de cette plaisanterie; il y répondit même par un sonnet, qui est le 95e. du Canzoniere. La pièce d'Antoine, qu'on appelle communément Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit la Bella Mano, éd. de Paris, 1595; elle commence par ce vers:Io ho già letto il pianto de' Romani.
Note 523: (retour) Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la ville de Parme à Luchino Visconti, qui lui en avait fait obtenir la seigneurie: le terme arrivé, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette perfidie excita contre lui la haine des Visconti, et de leurs alliés les Gonzague; c'était le sujet de cette guerre peu honorable pour les Corrége.
Mais s'il était constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation qui le portait sans cesse à changer de lieu, et qui peut-être avait pour première cause, son amour même. Cette passion, toujours au même degré de force, et toujours aussi peu récompensée, lui paraissait peut-être moins convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui rendaient le séjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et le désordre des mœurs y étaient au comble: sa fortune n'y avançait point, et son plus chaud protecteur lui-même, le cardinal Colonne, n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrége, réconcilié avec Mastino della Scala, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille peines à se séparer du cardinal sans rompre leur amitié. En prenant congé de Laure, il la vit pâlir, et chancela dans résolutions; mais enfin il partit 525, alla directement à Parme, où il resta peu de temps pour ses affaires, et de là, s'embarqua sur le Pô; il descendit à Vérone, où Azon l'attendait. A peine y était-il établi, que ses incertitudes recommencèrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets de Laure; l'autre le désir que le cardinal Colonne avait de le revoir; un troisième, le même vœu formé par le pape, et le soin que ce pontife prenait souvent de s'informer de sa santé. Pétrarque résista quelque temps, mais il céda, comme il cédait toujours, et revint à Avignon par la Suisse.
L'accueil que lui fit Clément VI, fut proportionné à la crainte qu'il avait eue de le perdre, et aux progrès de sa renommée qui allait toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La charge de secrétaire apostolique était vacante, il la lui offrit. C'était une place d'intime confiance et de grand crédit, mais laborieuse et assujétissante; Pétrarque, qui ne voulait point de chaînes, même dorées, la refusa. Ses autres chaînes, celles que son cœur ne pouvait briser, devinrent plus légères au moment de son retour. Laure, charmée de le revoir, le traita mieux; mais bientôt elle reprit ses rigueurs accoutumées, et la lyre de Pétrarque ses chants plaintifs.
Jamais elle ne fut plus fertile que cette année 526. Les moindres bontés de Laure, et ses fréquentes sévérités, ses maladies, ses chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants qui se parlent à peine, tout dans cette imagination poétique, devenait un sujet pour ses vers. Un hommage public que reçut la beauté de Laure, lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps après l'empereur Charles IV, était à Avignon. Parmi les fêtes qu'on lui donna, il y eut un bal paré où l'on avait réuni toutes les beautés de la ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperçue, il écarta, par un geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux et le front. Tout le monde applaudit, et Pétrarque, selon sa coutume, célébra cet événement par un sonnet 527. Il avoue, dans le dernier vers, que cet acte, un peu étrange, le remplit d'envie 528; le terme est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'être. Il fallait, on en conviendra, que l'illusion des priviléges du rang fût bien forte, pour qu'un amant pût prendre plaisir à voir un prince jeune et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de sa maîtresse!
Telle était la mobilité du génie de Pétrarque et la souplesse de son esprit, qu'il passait rapidement de ses rêveries d'amour à des études graves, à des méditations philosophiques et même pieuses. Un voyage qu'il fit à la Chartreuse de Moutrieu 529, où son frère Gérard avait pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il obéit dès qu'il fut de retour à Vaucluse; il y composa un traité du Loisir des Religieux 530, qu'il envoya aussitôt à ces bons pères, et dont l'objet était de leur faire sentir les douceurs et les avantages de leur état, comparé à la vie inquiète et agitée des gens du monde 531. Que l'état monastique eût des avantages pour ceux qui le professaient, quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les plus douces, cela n'a jamais été mis en question; la vraie question était de savoir de quelle utilité il pouvait être pour la société civile qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant une partie considérable de ses produits, sans prendre la moindre part aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette question est décidée, ou plutôt n'en est plus une depuis long-temps.
Un objet plus grand et d'un plus haut intérêt, vint réclamer l'attention de Pétrarque. On a vu quels avaient toujours été son amour pour l'Italie, son admiration pour Rome, quels étaient ses vœux pour sa prospérité et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient être réalisés par un homme qu'il connaissait, et que peut-être il avait entretenu autrefois du désir d'une révolution pareille. Parmi les dix-huit embassadeurs que la ville de Rome avait envoyés à Clément VI, et du nombre desquels avait été Pétrarque, se trouvait un homme obscur, fils d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'était donné à lui-même une éducation au dessus de son état, et qui, dès sa jeunesse, s'était rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et de l'étude de ses vieux monuments. On l'appelait Cola di Rienzi, c'est-à-dire Nicolas, fils de Laurent 532. Un enthousiasme égal pour les mêmes objets, forma entre Pétrarque et lui, réunis dans la même embassade, des liens assez étroits d'amitié. Depuis long-temps ils s'étaient perdus de vue, lorsque Pétrarque apprit, d'abord par la voix de la renommée, et ensuite par les couriers envoyés à la cour d'Avignon, que ce Rienzi avait rétabli la liberté romaine, et chassé les nobles qui en étaient les tyrans; qu'il avait été revêtu par le peuple d'une dictature voilée sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement s'annonçait par une conduite ferme et des réglements sages; que ses vues s'étendaient sur l'Italie entière; que déjà la plupart des villes, et même par politique la plupart des princes, lui avaient adressé des députations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir, sous ses auspices, de l'état de trouble, de servitude et d'anarchie où elles étaient plongées.
Transporté de joie à ces nouvelles, il écrivit à Rienzi, une lettre éloquente, pour le féliciter de ses succès, et l'encourager dans son entreprise. Il le défendit avec toute la chaleur et l'énergie de la persuasion et de l'amitié à la cour du pape. La première impression y avait été celle d'une terreur panique, et malgré les moyens adroits que le Tribun avait employés pour se rendre cette cour favorable, il s'en fallait beaucoup qu'il obtînt une approbation aussi générale que l'avait été la terreur. Bientôt les folies de Rienzi diminuèrent encore le nombre de ses partisans, et redonnèrent à ses ennemis plus d'audace. Pétrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de correspondre avec lui sur le ton de l'amitié, de l'approbation et du conseil. Il voulut aller lui-même le diriger et le soutenir. Tous ses anciens motifs pour s'établir définitivement en Italie, se présentèrent de nouveau à son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane, renouvelèrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu à ceux d'Avignon, à son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, à sa chère Laure. Il la vit dans un cercle de femmes où elle allait ordinairement; elle était sans parure, sérieuse et pensive. Son air était plus triste encore qu'à leurs premiers adieux. Son amant ému jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforçant de les cacher. Laure le suivit avec un regard si pénétrant et si tendre, qu'il fut toujours gravé dans sa mémoire et dans son cœur. De tristes présentiments semblaient dire à l'un et à l'autre qu'ils ne se verraient plus.
En arrivant à Gênes, d'où il comptait aller à Florence, Pétrarque apprit que son tribun ne faisait plus à Rome, que des folies. Il changea d'avis, se rendit à Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui annoncèrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la famille presque entière des Colonne, fait par les ordres de Rienzi. Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas encore l'espérance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert à ce prix. Aucune illustre famille, écrivait-il, ne m'est aussi chère dans le monde; mais la république; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore plus chères 533. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui lui faisait supporter ce désastre. La chute de Rienzi était inévitable; il tomba, et son œuvre fantastique, comme l'appelle Villani 534, fut renversée avec lui. Pétrarque, tristement détrompé, passa de Parme à Vérone. Il y éprouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La superstition crut qu'il avait était annoncé par une colonne de feu qu'on avait vue à Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape; elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamité la plus terrible, de cette peste affreuse qui, après avoir dévasté l'Asie, et ravagé les côtes d'Afrique, apportée de là en Sicile, se répandit cette même année en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en déserts les villes et les campagnes.
Pendant les premiers mois de cette fatale année, lorsque la peste n'avait fait encore que peu de progrès, Pétrarque fit de petits voyages à Parme, à Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amitié. De retour à Vérone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la contagion a gagné le Comtat; il se rappelle dans quel état il a laissé ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours tendu sur Avignon, l'âme élancée, pour ainsi dire, vers son malheur, il voudrait hâter les courriers; mais les communications sont rompues, les courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il espérait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant d'espérances et de tant de craintes n'était plus. Laure était morte, le 6 avril, environnée à ses derniers moments de ses parentes, de ses amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante contagion dont elle mourait victime, tant elle était bonne et aimable pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalité singulière, elle mourut dans le même mois, le même jour et à la même heure que Pétrarque l'avait vue pour la première fois. Que devint-il à cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu'à la fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de goût dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la solitude, où il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et où il la retrouvait toujours.
On voudrait connaître l'objet d'une passion si constante; on désirerait pouvoir se le représenter sous des traits sensibles, et il n'est point d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais l'imagination peut s'en épargner les frais. Ce portrait est répandu dans des poésies où il est à l'abri du temps et des siècles. En le dépouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagérations poétiques, et ne laissant que ce qui paraît être l'exacte vérité, on voit que Laure était une des plus aimables et des plus belles femmes de son temps. Ses yeux étaient à-la-fois brillants et tendres, ses sourcils noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et animé, sa taille fine, souple et légère: sa démarche, son air avaient quelque chose de céleste. Une grâce noble et facile régnait dans toute sa personne. Ses regards étaient pleins de gaîté, d'honnêteté, de douceur. Rien de si expressif que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si angélique et de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empêchait pas de prendre soin de sa parure, de se mettre avec goût, et lorsqu'il le fallait avec magnificence. Souvent l'éclat de sa belle chevelure était relevé d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mêlait que des fleurs. Dans les fêtes et dans le grand monde, elle portait une robe verte parsemée d'étoiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, bordée d'azur semé de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses compagnes, délivrée de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles de cardinaux, de prélats et à la cour d'un pape, elle préférait, dans ses habits, une élégante simplicité.
Avec tout ce qui inspire les désirs, Laure avait ce qui les contient et ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait osé l'approcher. Elle n'était pourtant pas insensible. Sa pâleur, sa tristesse quand son amant s'éloignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit les traces dans les vers de Pétrarque, et quelques particularités que l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si tendres, firent sur son cœur, ne coûtèrent rien à sa sagesse. Tout l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut employer pour retenir en même temps qu'elle enflamme, pour alimenter l'espérance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est ainsi qu'elle parvint à captiver, pendant vingt ans, le plus grand génie et l'homme le plus passionné de son siècle.
J'ai déjà dit que la pureté de ce sentiment a trouvé un grand nombre d'incrédules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que jamais. Les preuves en sont pourtant irrécusables; mais pour les connaître il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnête, devenu plus rare encore que le goût de la lecture et de l'étude. On avait cru que la corruption des mœurs était au comble quand on parvint à jeter du ridicule sur la vertu; il était cependant encore un degré de plus à atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la vertu a cessé d'être un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui un être de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de croire à une affection vertueuse et délicate, mais au sacrifice absolu des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute, mais que l'on est plus sûr de vaincre dans l'absence des passions et dans le silence du cœur, que dans cette fermentation des sens, source première et compagne presque toujours inséparable de l'amour. Ce ne serait pas faire injure à la noblesse de cette passion et à sa pureté, que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si aisées à franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable, sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie morale. Tenons-nous-en donc à deux faits, qui peut-être font disparaître de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus croyable.
Laure avait un mari dont son cœur n'avait pas fait choix; mais cette union lui imposait des devoirs: non-seulement elle était mère, mais, par une fécondité peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants lui survécurent. Il ne manquait à la prospérité de son hymen que l'amour; et si celui de Pétrarque toucha son cœur, il est aisé de concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si fréquentes épreuves pour sa santé, elle ne permit à ce sentiment de lui offrir que les seules consolations dont elle eût besoin. Pétrarque était libre; la licence des mœurs de ce siècle ne faisait pas regarder comme un obstacle aux jouissances les fonctions ecclésiastiques dont il était revêtu. Son tempérament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilité de son âme le rendait susceptible de ses plus douces émotions. Quelque délicate que soit dans toutes ses poésies l'expression de son amour, on voit que si Laure lui eût permis quelques espérances, il les eût portées très-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les agitations et le trouble où on le voit sans cesse plongé. Si l'on peut croire que, dans ses vers, c'était plutôt la chaleur de l'imagination que le désordre des sens et les tourmentes du cœur qui lui dictaient des expressions si passionnées, qu'on lise ses lettres et ses autres œuvres latines; on y verra que partout et à tout propos, du ton le plus sérieux et le plus sincère, il se plaint de ces combats qu'il éprouve, de ces mouvements impétueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le consument.
Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remède, au moins une diversion à cette passion si impérieuse et si violente, dans quelques liaisons passagères dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il n'en a nommé les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses lettres, de deux enfants naturels qui en avaient été le fruit. Je sais ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Pétrarque, et en général contre les hommes; je ne défendrai ni sa cause ni la nôtre; et c'est encore une question à renvoyer au cours de philosophie morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais, qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la vertu; que s'il eut la faiblesse de céder à l'entraînement des sens, à celui de l'exemple, et peut-être à d'autres séductions, il se releva toujours, soutenu comme il l'était, par un sentiment qui ne pouvait admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait de croire à une passion de vingt années, exempte d'erreurs et de désirs vulgaires, ces erreurs et ces désirs dirigés vers un autre objet, doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si constant, exprimé avec tant d'élévation et tant de charme, avec des couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si dignes d'un objet céleste et presque divin, il reste encore, malgré ces faiblesses, un phénomène du génie et du cœur qui dut remplir d'un noble orgueil l'âme de Laure, et que lui envieront sans doute à jamais toutes les femmes aimables, fières et sensibles.
SECTION DEUXIÈME.
Depuis 1348 jusqu'à la mort de Pétrarque. Son influence
sur l'esprit de
son siècle et sur la renaissance des lettres.
Pétrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal Colonne, son protecteur et son ami, mourut à Avignon 535, soit de la peste, qui emporta cette année cinq cardinaux, soit des suites du profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque entière avait péri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux Étienne Colonne. Ainsi se vérifia une prédiction singulière de ce vieillard, dont Pétrarque nous a conservé le souvenir. Plus de dix ans auparavant, Étienne s'entretenait librement avec lui à Rome, sur ses affaires domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'était engagé avec les Ursins, et qui pouvaient être, après sa mort, pour sa famille, un héritage de haines, de querelles et de dangers. Après s'être expliqué franchement sur tous les autres points: «Quant à ma succession, ajouta-t-il, en regardant fixement Pétrarque, et les yeux mouillés de larmes, je voudrais, je devrais en laisser une à mes enfants; mais les destins en ont disposé autrement. Par un renversement de l'ordre de la nature, que je ne saurais trop déplorer, c'est moi, c'est ce vieillard décrépit que vous voyez, qui héritera de tous ses enfants 536.» Il ne leur survécut pas de beaucoup, et mourut lui-même peu de temps après.
La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Pétrarque avait encore auprès de lui. Socrate resta à Avignon, d'où il fit de nouveaux efforts pour y rappeler son ami. Un Romain, nommé Luc Chrétien, à qui Pétrarque avait résigné son canonicat de Modène, quand il fut fait archidiacre de Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de Florence, retournèrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur le plan de vie qu'ils devaient suivre 537. Le jour qu'ils arrivèrent à Parme, il en était parti pour un petit voyage à Padoue et à Vérone. Pétrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret l'occasion qu'il avait manquée; il leur députa un de ses domestiques, qu'il vit bientôt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En approchant de Florence, ils avaient été assassinés par des brigands. Mainard Accurse était mort, et Luc était mourant de ses blessures. Ces brigands étaient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini, maison ancienne et puissante, qui possédait, près de Mugello, plusieurs forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits, favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin 538. Pétrarque, pénétré de douleur, écrivit une lettre véhémente aux prieurs et au gonfalonnier de la république, pour leur demander vengeance de cet assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyèrent contre les Ubaldini et leurs brigands, une armée qui fit le dégât sur leurs terres, et prit en moins de deux mois leurs châteaux. Ainsi, la Toscane dut sa tranquillité aux réclamations éloquentes d'un de ses concitoyens encore banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et à qui les biens de sa famille n'avaient pas encore été rendus.
D'autres intérêts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles qu'il avait déjà faites, se joignit, cette même année, la mort de plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il pleura surtout le bon Sennuccio del Bene, le plus intime confident de ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se serrer, en quelque sorte, auprès des amis qui lui restaient. Le vieux Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps à sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter le petit village d'Andès, caché aujourd'hui sous le nom obscur de Pietola, mais qui sera célèbre, dans tous les temps, par la naissance de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet revenait souvent à sa pensée: c'était le sort de l'Italie, toujours déchirée par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun ne devenait assez puissant pour en fixer la destinée. Depuis la chute de Rienzi, à qui il ne s'était attaché que dans cette espérance, Pétrarque n'en conçut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg disposé à descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur avec le pape, le rendait propre à réunir le parti Guelfe au parti Gibelin; Pétrarque lui écrivit à ce sujet une lettre remplie d'art, d'éloquence et de force 539. Charles IV y répondit, mais, ce qui n'est pas encourageant pour les hommes le plus en état de donner aux princes les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y répondit que trois ans après.
Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait alors vers Rome. Le jubilé de 1350 y était ouvert. Pétrarque y voulut aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le théâtre de son triomphe poétique, ou simplement pour obéir à cette inquiétude naturelle que le portait sans cesse à changer de lieu. Il partit de Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la première fois à Florence, où le temps de la justice n'était pas encore venu pour lui, mais où il avait à voir ce qui partout l'intéressait le plus, des amis. Un homme presque aussi célèbre que lui dans la littérature de ce siècle, Jean Boccace était du nombre. Il était plus jeune de neuf ans. Ils s'étaient connus à Naples, où des rapports de goûts, d'objets d'étude et de caractère les avaient liés. Ils resserrèrent à Florence les nœuds de leur amitié, qui dura autant que leur vie.
Dans la route de Florence à Rome, que Pétrarque faisait à cheval, il éprouva un accident 540 qui le retarda de quelques jours, et le retînt au lit pendant plusieurs autres, après qu'il y fut arrivé. Sa pieuse impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle était en lui très-réelle. Il s'était disposé avec autant de sincérité que d'ardeur, à tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle 541, qui attirait à Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle eut pour lui eût été plus miraculeux quelques années auparavant, lorsque Laure, encore vivante, et toujours aimée, le rendait plus difficile à obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui fit la grâce de le délivrer tout-à-fait de ce goût pour les femmes qui l'avait si fortement tyrannisé depuis sa jeunesse. Mais au reste, à en juger par les paroles méprisantes dont il se sert, et que je me garderai bien de traduire 542, il n'était ici question ni de cet amour pur, angélique, et presque surnaturel, dont Laure voulut être aimée, ni même de cet amour conforme à la fois et à la faiblesse humaine, et au goût des âmes délicates, où l'on se donne tout entier l'un à l'autre, où les plaisirs du cœur épurent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grâce qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et général, qui conduit plutôt au libertinage qu'à l'amour, et dont nous avons vu que l'amour même ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est au jubilé que Pétrarque attribue cette révolution qui se fit en lui, mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrès de l'âge aida peut-être un peu la grâce.
Note 540: (retour) Le cheval d'un vieil abbé qui marchait à sa gauche, voulant frapper le sien, détacha un coup de pied qui atteignit Pétrarque au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut obligé de s'arrêter trois jours à Viterbe, et eut ensuite beaucoup de peine à se traîner jusqu'à Rome.
Note 541: (retour) On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux séculaires de l'ancienne Rome. De siècle en siècle, il se trouvait toujours quelques gens attachés aux anciens usages, qui se rendaient à Rome, parce que d'autres s'y étaient rendus un siècle auparavant. En 1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences à tous les fidèles qui iraient pendant cette année, et toutes les centièmes années suivantes, visiter l'église du prince des apôtres. Le gain que les Romains y firent, les engagea à obtenir de Clément VI que le terme fût réduit à cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnèrent à cette institution, qui était un sujet de jubilation pour eux, le nom de jubilé. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le réduire à trente-trois ans, c'est que J.-C. avait passé ce nombre d'années sur la terre; et Paul II, eu égard à la fragilité humaine, ordonna qu'il serait ouvert tous les vingt-cinq ans. (Mém. pour la Vie de Pétrarque, t. III, p. 76 et 77.)
Il revint à Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, où il fut reçu avec tous les honneurs dus à son mérite et à sa renommée. Une des choses qui le flatta le plus, fut d'être conduit, sans s'en douter, par les principaux de la ville, à la maison où il était né, et d'apprendre d'eux, que le propriétaire avait voulu plusieurs fois y faire des changements, mais que la ville s'y était toujours opposée, exigeant que l'on conservât dans le même état, le lieu sacré par sa naissance 543. De Florence, il se rendit à Padoue 544. Un nouveau chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en était maître; c'était un des seigneurs les plus aimables, et qui témoignait à Pétrarque le plus d'amitié: c'était auprès de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'être assassiné dans son palais, par un de ses parents 545, qu'il y avait élevé et nourri. Quelque aversion que ce crime donnât à Pétrarque pour le séjour de Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y était trop près de Venise, pour qu'il n'allât pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait la merveille des cités. Il y fit connaissance et bientôt amitié avec le célèbre doge André Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme distingué dans les lettres, et chef d'une république dont il fut le premier historien 546. La guerre était alors prête à éclater entre Venise et Gênes. Pétrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de l'une ou de l'autre république, et de nouveaux malheurs pour l'Italie, écrivit au doge, son ami, et réunit dans sa lettre, tous les motifs qui pouvaient engager les Vénitiens à la paix. Dandolo loua beaucoup, dans sa réponse, l'éloquence de Pétrarque; mais malheureusement pour lui et pour Venise, il ne suivit point son conseil.
En rompant tout commerce avec les femmes, Pétrarque n'avait pas fait vœu de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses regrets dans des poésies où l'on trouve souvent l'accent d'une douleur vraie, quoique toujours ingénieuse, et où la voix de l'imagination se fait toujours entendre avec celle du cœur. Le 6 avril de cette année, se rappelant que ce jour revenait pour la troisième fois depuis la mort de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste anniversaire. «Ah! dit-il, qu'il était beau de mourir il y a aujourd'hui trois ans 547.» Mais ce jour-là même, il reconnut qu'il était heureux de vivre encore, et qu'il lui restait à goûter quelques plaisirs. Il reçut un message de Florence, qui le rétablissait dans ses biens et dans ses droits de citoyen.
Pour ajouter la grâce à la justice, on avait chargé l'amitié de ce message. C'était Boccace qu'on avait député vers Pétrarque, et qui venait reconquérir un citoyen et féliciter un ami. Le sénat désirait de plus, qu'il voulût être directeur de l'Université qu'on venait de fonder à Florence. Le désir de réparer par tous les moyens reproductifs, les ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui de l'illustrer dès sa naissance, avait fixé les esprits sur Pétrarque, et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son objet le remplirent de joie: maïs il ne voulut point accepter l'honneur qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu compatibles avec ses habitudes et ses goûts, il tourna toutes ses pensées vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, où ses livres, écrivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de juin. C'était le temps où les beautés de la nature l'invitaient le plus à s'y fixer; mais le devoir l'appelait à la cour pontificale, et, après un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon, l'innocente paix de Vaucluse.
Le goût de Clément VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa maîtresse, donnait le ton aux femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois à sa cour, et leur donnait des fêtes; il faisait des cardinaux de dix-huit ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et d'une vie si dissolue, qu'il en résulta des choses d'une grande abomination 548. Parmi tout ce désordre, on traitait, comme dans toutes les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus être ni libre ni soumise. L'anarchie et les désordres qu'elle entraîne, étaient au comble dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages étaient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs châteaux. Le pape voulant mettre fin à ces désordres, nomma une commission de quatre cardinaux pour en chercher les moyens. Pétrarque fut consulté. Rendre au peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure du sénatoriat et des autres charges, les étrangers; enfin établir la république sur les lois de la justice et de l'égalité, tels furent les conseils qu'il développa dans une des plus belles lettres qui se soient conservées de lui 549; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de les suivre. Il se réveilla encore une fois, choisit un nouveau chef nommé Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien conservés dans cette révolution qui ne coûta pas une goutte de sang; comme elle terminait à la fois les troubles de Rome, et les incertitudes de Clément VI, qui d'ailleurs était malade, il y donna son approbation, et il n'est pas douteux que Pétrarque y donna aussi la sienne.
Cette maladie du pape, fut pour notre poëte, la source de quelques démêlés qu'il eut avec la faculté de médecine, avec qui l'on prétend qu'il ne faut jamais être ni trop bien ni trop mal. Clément VI avait le malheur, je ne dirai pas de croire à la médecine; mais de consulter à la fois un grand nombre de médecins; Pétrarque, à qui tout fournissait des sujets de discussion et d'éloquence, lui écrivit sur cet objet, après en avoir reçu la permission du S. Père. Il n'épargna pas les ridicules que se donnaient les médecins de son temps; le S. Père n'eut pas la discrétion de le leur cacher. Ils se déchaînèrent avec fureur contre Pétrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses adversaires. Plusieurs de ses pièces se sont heureusement perdues. Il en reste une beaucoup trop longue, qu'on est réduit à regretter qui n'ait pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'Invectives qu'elle ne justifie que trop 550.
Vaucluse calmait l'humeur de Pétrarque, ou plutôt remettait son esprit et son caractère dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y réfugiait dès qu'il avait quelques moments de liberté. L'image de Laure était pour lui une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les sentiments haineux, comme autrefois sa présence faisait taire ceux qui n'étaient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette année qu'on fixe l'époque de plusieurs sonnets où il s'entretient de sa douleur au milieu des images champêtres si propres à la renouveler et à l'adoucir tout à la fois. C'est là aussi que reprenant, dans la querelle où il se trouvait engagé, le ton qui convenait à l'élévation de son génie, réduit à faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui en garantît le succès et la durée, il écrivit son Epitre à la Postérité, qui contient les principaux événements de sa vie, et qui, plus heureuse que d'autres lettres qui ont porté le même titre, est arrivée à son adresse 551. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis d'Italie; son âme, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque passer un jour sans ces épanchements de l'amitié. Il leur prodiguait ou les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les réconciliait entre eux lorsqu'ils étaient en mésintelligence. Quoique relégué en deçà des Alpes, il exerçait jusqu'à la pointe de l'Italie cette autorité bienfaisante. La cour de Naples avait été cruellement agitée depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi assassiné; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que soupçonnée d'avoir trempé dans cet attentat; ses états envahis, sa personne menacée par le roi de Hongrie, armé pour la vengeance de son frère; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour pontificale; réduite à y prouver que tout s'était passé par les suites d'un sortilége qui l'avait forcé d'avoir pour son mari une aversion invincible; rétablie dans ses états avec Louis de Tarente, première cause de son crime, et devenu son époux, enfin rentrant à Naples et couronnée solennellement avec lui.
Note 551: (retour) M. Baldelli ne veut pas que l'Épître à la postérité ait été écrite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre invective, en réponse à un Français qui l'avait attaqué. (V. le sommario cronologico, à la fin de son ouvrage, p. 319.) Sa raison paraît très bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Mais, après un plus mûr examen, je suis revenu à l'opinion commune, et j'ai rétabli ce passage que j'avais d'abord effacé. Je dirai ailleurs mes motifs qu'il serait trop long de déduire ici.
Un Florentin, homme de naissance et d'un mérite au-dessus du commun, Nicolas Acciajuoli, qui avait été en grande faveur auprès du roi Robert, et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encouragé, soutenu son élève dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le caractère de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait la couronne, l'en paya par le plus haut crédit et par sa première dignité du royaume, dont il le fit grand sénéchal. Boccace et d'autres Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Pétrarque. Leur liaison s'était resserrée à la cour d'Avignon. Pétrarque, porté d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable, avait pris beaucoup de part à cet heureux événement. Il en avait félicité le grand sénéchal, en lui donnant pour son jeune roi les conseils d'une morale élevée et d'une sage politique 552, lorsqu'il apprit qu'Acciajuoli s'était brouillé avec un seigneur napolitain avec lequel il avait lui-même, de plus anciennes liaisons d'amitié: c'était Jean Barrili, qui avait été, dans la cérémonie de son couronnement à Rome, le représentant du roi Robert. Pétrarque sachant que cette rupture était la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur écrire une lettre à tous les deux ensemble, qui ne pouvait être ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni l'un ni l'autre ne put résister. Leur ami était en quelque sorte au milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassèrent, et tout fut oublié.
Pétrarque prit alors quelque part à une affaire singulière par sa nature, et surtout par son dénoûment. Rienzi, errant depuis quatre ans dans plusieurs cours, après un grand nombre d'aventures, fut enfin livré au pape par l'empereur Charles IV. Jeté dans les prisons de Prague, et de là conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea trois cardinaux d'instruire son procès. Rienzi demanda à être jugé suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Pétrarque, justement indigné de ce déni de justice, écrivit au peuple romain une lettre gui est imprimée parmi les siennes 553, quoiqu'il n'osât pas la signer, et par laquelle il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit pas que le peuple ait ni répondu ni agi; mais tout-à-coup un bruit se répandit à Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-être fait un seul vers, était un grand poëte. On regarda comme un sacrilége d'ôter la vie à un homme d'une profession sacrée 554; il dut son salut à cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'être plus doucement traité dans sa prison, et d'être réservé à de nouvelles aventures; il l'était aussi à une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et revêtu, avec le consentement du pape, de cette même dignité de tribun qui faisait alors son crime.
Plusieurs cardinaux qui aimaient Pétrarque, et surtout ceux de Boulogne et de Taillerand, conspirèrent contre sa liberté en s'occupant de sa fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptât la place de secrétaire apostolique que Clément VI lui offrait pour la seconde fois. Après avoir épuisé toutes ses défenses, il saisit celle que lui fournissait le seul défaut que ses puissants amis prétendissent trouver en lui; c'était l'élévation de son style qui ne s'accordait pas, avouaient-ils, avec l'humilité de l'église romaine. Rien de plus aisé, selon eux, que de se corriger de ce défaut, et de s'abaisser jusqu'au style des bulles et de la chancellerie. Il consentit à un essai; mais au lieu de s'abaisser, il déploya les ailes de son génie, et prit un vol si haut qu'il échappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient le rendre esclave, et qu'ils renoncèrent au projet de l'asservir.
C'était toujours à Vaucluse qu'il se réfugiait pour être libre. Il y apprit bientôt la mort de Clément VI et l'élection d'Innocent VI son successeur 555. C'était encore un pape français, et qui ne pouvait par conséquent avoir le vœu de Pétrarque, toujours occupé du désir de voir rétablir à Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort à ses yeux. Il était ignare et non lettré, au point qu'il avait adopté l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Pétrarque était magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'était, comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir 556. Sous un tel pape les amis de Pétrarque eurent beau faire pour l'arracher à sa retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus facilement, malgré les préventions du pontife, il leur fut impossible de le tirer de Vaucluse, où il passa même l'hiver 557. Il le quitta enfin, mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se résoudre à voir le nouveau pape, malgré les instances réitérées des cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crédulité 558.
Il allait donc revoir sa chère Italie; mais où devait-il se fixer? Nicolas Acciajuoli l'appelait à Naples, André Dandolo à Venise, son inclination particulière à Rome; mais différents motifs l'éloignaient de chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration pour lui sans le connaître, avait inutilement essayé de l'attirer à Paris. Descendu en Italie par le mont Genèvre, il était encore incertain entre le séjour de Parme, de Vérone et de Padoue. Il ne voulait que passer à Milan; mais il y fut arrêté par Jean Visconti, qui en était alors maître, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme un des ornemens de sa cour. Il était archevêque de Milan, lorsque son frère, Luchino Visconti, mourut: il réunit, en lui succédant, la puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-même virent cette réunion avec effroi. Clément VI lui fit ordonner par un nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au dimanche suivant, après la messe. Il la célébra pontificalement, fit ensuite avancer l'envoyé du pape, et prenant d'une main sa croix, de l'autre son épée nue: voilà, lui dit-il, mon spirituel, et voilà mon temporel; dites au S. Père qu'avec l'un je défendrai l'autre. Tel était ce Jean Visconti, dont l'ambition démesurée aspirait à régner sur l'Italie entière, et qui avait, pour y réussir, autant d'adresse dans l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir Pétrarque, tout ce qu'a de séduisant un grand pouvoir quand il est caressant et affable. Il répondit à toutes ses objections, prévint toutes ses demandes, et le réduisit enfin à l'impossibilité d'un refus.
Pétrarque fut logé dans une maison commode, dont la vue était admirable et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y assister. Il était libre à la cour de celui que l'histoire appelle le tyran de la Lombardie, et qui l'était en effet; mais c'était un tyran aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchaînait un homme si passionné pour son indépendance. Pétrarque ne put cependant refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise à faire la paix avec Gênes. La dernière de ces deux républiques, après une défaite terrible, venait de se livrer à Visconti; l'autre, enorgueillie de ses victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'espérance de l'arrivée de l'empereur, était dans les dispositions les moins pacifiques. Pétrarque, chef d'une ambassade composée d'hommes habiles et éloquents, plus éloquent lui-même qu'eux tous 559 et plus versé dans les affaires, aidé encore par l'amitié qui l'unissait avec le doge André Dandolo, échoua dans cette négociation qu'il avait regardée comme facile. Mais Venise et son doge payèrent cher leur refus. Les Génois, soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit à deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa patrie, mourut accablé de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut emporté environ un mois après par une mort presque subite; ainsi deux états voisins se trouvèrent en même temps privés de leurs chefs, et Pétrarque de deux puissants amis.
Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver à Mantoue. Charles avait répondu, mais seulement depuis un an, à la lettre que Pétrarque lui avait écrite 560; il montrait encore des irrésolutions que Pétrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante que la première; mais ce n'était point son éloquence qui avait décidé Charles IV, c'était l'or des Vénitiens, qui, sans se décourager de leurs pertes, ayant formé en Lombardie une ligue puissante, et voulant mettre à la tête de cette ligue l'empereur, lui avaient proposé d'entrer en Italie à leurs frais. Pétrarque obéit avec empressement aux ordres du monarque, et se rendit à Mantoue. Il y passa huit jours auprès de ce prince, et fut témoin de toutes ses négociations avec les seigneurs de la ligue lombarde réunis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnabé et Galéas, qui avaient partagé entre eux, d'un très-bon accord, les états de leur oncle, et avaient hérité de son ambition plus que de ses talens; mais il étaient forts par leur union; et pouvant opposer à la ligue une armée de trente mille hommes de bonnes troupes bien payées, ils gardaient une attitude calme et presque menaçante. Pendant tout ce temps, Pétrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa chaque jour à s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait dérober au cérémonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Pétrarque a fixé le souvenir dans une de ses lettres 561, honoreraient le caractère de l'empereur par la noble liberté des discours et des réponses du poëte, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'était pas venue plutôt de sa faiblesse que de cette élévation des grandes âmes qui les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix, et forcé à se contenter d'une trève, il voulait emmener Pétrarque avec lui jusqu'à Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Pétrarque s'en défendit avec un mélange adroit de politesse et de fermeté. Au moment où il prit congé de Charles à cinq milles au-delà de Plaisance, un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Pétrarque par la main, dit à l'empereur: «Voilà l'homme dont je vous ai souvent parlé; c'est lui qui célébrera votre nom si vos actions sont dignes d'éloges; s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.»
C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la conduite qu'il tint à Rome. Il passa deux jours à visiter les églises en habit de pélerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait à Rome que le jour de son couronnement, et qu'il n'y coucherait pas: fidèle à cette dernière promesse, plus qu'attentif à conserver ses droits, il sortit de la ville le jour même qu'il y fut couronné. Il se hâta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du mépris que méritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majesté impériale 562. Pétrarque, déchu de son attente, et n'espérant plus rien d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de considération et de confiance. Il eut cette année là 563 des accès plus forts qu'à l'ordinaire d'une fièvre tierce qui l'attaquait ordinairement en septembre. Ces accès duraient encore quand Mathieu Visconti mourut subitement, soit de ses débauches excessives, soit, si l'on en croit des bruits que quelques historiens ont adoptés, empoisonné ou étouffé par ses deux frères. Barnabé était un guerrier barbare et très-capable d'un fratricide; mais Galéas avait des qualités aimables, et mêmes des vertus. C'est à lui que Pétrarque s'était particulièrement attaché. Il fut très-affecté des bruits qui se répandirent; mais une preuve bien forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui qu'ils accusaient d'un si grand crime.
Il était à peine rétabli quand Galéas le choisit pour une ambassade importante auprès de l'empereur, que l'on croyait prêt à porter la guerre en Italie 564. Pétrarque l'alla chercher à Bâle, où il attendit un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque entièrement détruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit à Prague, où il trouva l'empereur tout occupé de la bulle d'or qu'il venait de faire recevoir à la diète de Nuremberg. Charles lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui étaient l'objet de son voyage. Quoique très-irrité contre les Visconti et contre l'Italie, il ne songeait point à y porter la guerre. Les affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps après le retour de Pétrarque à Milan 565 il reçut de la part de l'empereur un diplôme de comte palatin, dignité qui n'était pas alors avilie, et dont ce diplôme lui conférait tous les droits et priviléges. Il était revêtu d'un sceau ou bulle enfermée dans une boîte d'or d'un poids considérable. Pétrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il renvoya l'étui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il jouissait diminue peut-être le mérite de ce refus; mais il l'aurait fait sans doute lors même qu'il était pauvre, et d'autres bien plus riches que lui ne le feraient pas.
Pour goûter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla établir à trois milles de Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de Garignano, près de l'Adda; il lui donna le nom de Linterno, en mémoire du Linternum de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux étaient immenses, et, comme il le dit lui-même, effrayants pour l'espace de temps qu'il lui restait peut-être à vivre. Sa santé était bonne et robuste; elle l'était même trop pour certaines résolutions que nous l'avons vu prendre; il s'en plaignait à ses amis; mais il mettait sa confiance dans la grâce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses lettres qu'elle lui ait manqué. Il a plu cependant à quelques historiens de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de Garignano et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille Françoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable. Françoise sa fille, comme Jean son fils, étaient nés à Avignon, sans doute de la même femme et dans le temps de ces distractions par lesquelles il donnait le change à sa passion pour Laure.
Au lieu de visites de cette espèce, il en faisait souvent de fort différentes à la chartreuse de Milan, qui était toute voisine de son village, et il passait avec les chartreux ou dans leur église presque tous les moments qu'il ne donnait pas à l'étude. L'ouvrage le plus considérable qu'il fit dans cette délicieuse retraite, est son Traité philosophique intitulé Remèdes contre l'une et l'autre fortune 566. Le désir de consoler son ancien ami Azon de Corrège, que des catastrophes inattendues avaient plongé dans le malheur, lui en fit naître l'idée, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea à le lui dédier; c'était aussi s'honorer lui-même.
Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mérite d'être remarquée, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait pris la peine de copier lui-même un gros volume des épîtres de Cicéron, les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours à sa portée, et s'en servait, à ce qu'il paraît, aussi habituellement que de son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs en cuivre, selon l'usage du temps 567, tomba plusieurs fois sur sa jambe gauche, et la frappant au même endroit, y fit une plaie qui s'envenima. Les médecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le régime, les fomentations et le repos la guérirent. Dès qu'il put monter à cheval, il fit à Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par son motif. Son nom était alors parvenu au plus haut point de célébrité: l'Italie entière avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs, les philosophes, les poëtes, le regardaient comme leur maître; des hommes même d'une profession étrangère aux lettres, partageaient l'admiration générale.
Un orfèvre de Bergame, nommé Capra, homme d'un esprit cultivé, riche, et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint à force de prières, que Pétrarque le vînt voir à Bergame. Le gouverneur, le commandant, la ville entière lui firent une réception de prince, et se disputèrent l'honneur de le loger. Il donna la préférence à son orfèvre, qui faillit en mourir de joie, le reçut avec une magnificence que les plus grands seigneurs auraient pu à peine égaler, et lui prouva, par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothèque, par sa conversation, par la chaleur et l'empressement délicat de ses soins, qu'il méritait cette préférence.
L'hiver suivant, Boccace fit un voyage à Milan, tout exprès pour le voir 568. Plusieurs jours s'écoulèrent pour eux dans de doux entretiens, et ils ne se séparèrent qu'à regret. Pétrarque avait donné à son ami un exemplaire de ses églogues latines, écrit de sa main. Boccace, de retour à Florence, lui en envoya un du poëme de Dante, qu'il avait aussi copié de la sienne 569. Pétrarque n'avait pas ce poëme dans sa bibliothèque, et cela pouvait accréditer l'opinion qu'il était jaloux de son auteur. Boccace avait joint à cette copie, de très-grands éloges du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui écrivant que ce poëte avait été son premier maître, la première lumière qui avait éclairé son esprit. La réponse de Pétrarque est très-curieuse 570. On y voit, que s'il n'était pas positivement jaloux du Dante, la réputation de ce grand poëte lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le peu d'empressement qu'il avait montré pour son poëme, au projet qu'il avait eu, dès sa jeunesse, d'écrire aussi en langue vulgaire, et à la crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de supériorité que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui avait fait sa principale et peut-être son unique occupation de ce qui n'avait été pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-même faisait alors très-peu de cas de ce qu'il avait écrit dans cette langue, et qu'il fondait pour l'avenir sa renommée sur des titres qu'il regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destinée des langues et des ouvrages, a tout autrement décidé.
Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le séjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel, qui, parvenu à l'âge des passions, lui donnait des chagrins et de l'inquiétude. Il fut volé de tout ce qu'il avait à Milan, et ne put en accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le fît changer de demeure, ou le prétexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'établir dans une abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Côme et celle de Verceil 571. Peu de temps après 572, sa vie paisible et studieuse fut encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, était enfin sorti de sa longue captivité; Isabelle, sa fille, venait d'épouser, à Milan, le fils de Galéas Visconti. Galéas députa Pétrarque auprès du roi, pour le complimenter sur sa délivrance 573. L'état déplorable où il trouva Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes, quoiqu'il n'aimât pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils, lui firent l'accueil le plus distingué. Le peu qu'il y avait de gens de lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressèrent de jouir de ses entretiens et de rendre hommage à ses lumières. Le roi voulut le retenir à sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais l'Italie le rappelait; il y revint dès que sa mission fut remplie. Les instances du roi Jean, ses présents, ses promesses plus magnifiques encore, le poursuivirent jusqu'à Milan; il reçut aussi de l'empereur, peu de temps après son retour 574, des invitations non moins pressantes, accompagnées de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentèrent. Il opposa à toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la patrie, et ce qu'il appelait sa paresse.
Cet amour était mis à de grandes épreuves. L'Italie était dévastée par la peste et par la guerre. Les compagnies étrangères y redoublaient leurs ravages et y répandaient la contagion. Le Milanais était en proie à ces deux fléaux à la fois; c'est sans doute ce qui força Pétrarque à quitter Milan et l'agréable séjour de Linterno, et à se réfugier à Padoue. Il s'était réconcilié avec son fils Jean, et commençait à en espérer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour l'attirer, les uns à Naples, les autres à Avignon. L'empereur renouvela aussi ses instances. Pétrarque fut près de céder. Il se mit même en route pour Avignon, alla jusqu'à Milan, et de là, changeant d'avis, voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches étaient partout, obstruaient tous les passages: il revint à Padoue et en fut chassé par la peste 575. Elle n'avait point encore gagné Venise: il y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres, qui le suivaient chargés sur plusieurs chevaux 576. C'était un embarras dont il trouva le moyen de se délivrer honorablement, en faisant à la république de Venise le don de sa bibliothèque. Ce don fut accepté par un décret, qui assigna un palais pour le logement de Pétrarque et de ses livres 577. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient séparés ni vendus. Il espérait qu'on prendrait soin de les conserver après lui; mais ce soin a été négligé. Les livres ont péri, et il ne reste plus que la mémoire d'une donation que le temps aurait dû respecter.
Pétrarque eut encore une fois à Venise la consolation de recevoir chez lui son ami Boccace, que la peste avait chassé de Florence 578. Ils passèrent délicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de l'année. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Pétrarque perdait de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette seconde peste lui fut aussi fatale que la première: elle venait de lui enlever Azon de Corrège et son cher Socrate: à peine eut-il reçu les adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Lélius, d'un autre intime ami qu'il appelait Simonide 579 et de Barbate de Sulmone. Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter vivement, fut de voir accueillie par des critiques amères la publication de ses Églogues latines et de quelques fragments de son poëme de l'Afrique. Cette sensibilité du génie est assez généralement blâmée par ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets qu'ils ne conçoivent pas plus que les autres. Mais Pétrarque avait assez de quoi s'en consoler dans les témoignages d'admiration que le suivaient partout et qu'on lui adressait de toutes parts.
Peu de temps après son établissement à Venise, il rendit à cette république un bon office, qui accrut encore la considération dont il y jouissait 580. Une révolte qui venait d'éclater dans l'île de Candie, exigeait qu'on y envoyât une expédition prompte, sous un général habile et renommé. Le sénat jeta les yeux sur Luchino del Verme, qui commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui écrivant pour lui proposer ce commandement, engagea Pétrarque à lui écrire aussi de son côté. Pétrarque s'était intimement lié à Milan avec ce général, qui joignait des qualités aimables à ses talents militaires. Sa lettre et celle du doge eurent un plein succès. Les Visconti étant alors en paix, Luchino accepta, partit, vainquit, délivra les prisonniers que les révoltés avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'île, et revint à Venise présider et distribuer des prix aux jeux équestres, à la manière antique, qui furent donnés pendant quatre jours pour célébrer sa victoire. Le doge y assistait, à la tête du sénat, dans une tribune de marbre, au-dessus du vestibule de l'église Saint-Marc. La place de Pétrarque y fut marquée à la droite du doge. Sans charge, sans fonctions dans la république de Venise, il en exerçait une suprême; il était en Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la république des lettres.
Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps à Pavie, où Galéas Visconti, qui y avait fixé son séjour, ne le voyait jamais assez, et à Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possédaient toujours 581. Il y allait à certains temps de l'année desservir son canonicat. Déjà très-riche en bénéfices, il en eut alors un nouveau, qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins désiraient toujours qu'il revînt habiter parmi eux. Ils n'imaginèrent pour cela rien de mieux que de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui avait succédé à Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Pétrarque, lui en donna un à Carpentras 582; mais, dans ce moment même, le bruit de sa mort se répandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut à Avignon; et l'ardeur pour les promotions y étaient si grande, qu'en peu de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de l'archidiaconé de Parme, et de tous ses autres bénéfices. Quand on sut qu'il était vivant, toutes ces nominations furent annulées, excepté celle du canonicat de Carpentras.
Note 581: (retour) Après la mort de Jacques de Carrare, assassiné en 1350, Giacomino son frère, et Francesco son fils, gouvernèrent d'abord ensemble; mais ils se divisèrent; l'oncle conspira contre le neveu en 1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. François de Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hérité de l'amitié que son père avait eue pour Pétrarque.
L'ancien évêque de ce diocèse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche de Jérusalem, était le plus cher des amis que Pétrarque avait encore à Avignon. Il promettait depuis long-temps à ce prélat un Traité de la vie solitaire, qu'il avait commencé à Vaucluse. L'ayant achevé à Venise, il le lui envoya, avec la dédicace qui lui est adressée, et qu'on lit à la tête de ce Traité. Le pape Urbain faisait concevoir de grandes espérances, opérait des réformes dans toutes les parties de la discipline, et donnait l'exemple de celle des mœurs, dont il était plus que temps d'arrêter l'effrayante corruption. Pétrarque le crut digne de remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui écrivit une lettre longue, éloquente et hardie, pour l'engager à y revenir 583. Cette lettre, aussi remplie de traits d'érudition que de hardiesse, étonna doublement Urbain, qui était plus savant en droit canon qu'en littérature et en histoire 584. Il chargea François Bruni d'Arezzo, alors secrétaire apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que Pétrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que le pape eût déjà conçu le dessein de son retour, soit qu'il y fût porté par les raisonnements et par l'éloquence de Pétrarque, il déclara, peu de temps après avoir reçu cette lettre, son départ pour Rome, dont il fixa l'époque après Pâques de l'année suivante. Malgré les efforts que le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y employèrent les cardinaux, fâchés de quitter les beaux palais qu'ils avaient fait bâtir, et beaucoup d'agréments et de jouissances qu'ils n'étaient pas sûrs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il partit d'Avignon, le 30 avril 585, alla s'embarquer à Marseille, s'arrêta quelques jours à Gênes, resta quatre mois à Viterbe, et fit, au mois d'octobre, son entrée solennelle à Rome. On doit penser qu'il ne tarda pas à y recevoir une lettre de félicitation de Pétrarque, qui lui exprima, de Venise, la joie dont il était transporté.
Dans son dernier voyage à Padoue, il avait éprouvé un de ces chagrins domestiques auxquels ni la supériorité d'esprit, ni l'étude de la philosophie ne peuvent empêcher d'être sensible. Il avait depuis environ trois ans auprès de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il était né à Ravenne 586, de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit ensuite sa place dans le monde littéraire, il joignit à son prénom le nom de sa patrie, et se rendit célèbre sous celui de Jean de Ravenne 587. Pétrarque, à qui il servait de secrétaire, charmé de sa douceur et des talents qu'il annonçait, l'admettait à sa table, à ses plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses études; il s'occupait de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'état ecclésiastique, il attendait pour lui un bénéfice qui devait lui procurer l'indépendance; il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un père. Un matin, ce jeune homme entre dans son cabinet, et lui déclare qu'il va partir, qu'il ne veut plus rester dans sa maison. Pétrarque, sans se fâcher, le questionne, cherche à le ramener, à l'attendrir, à l'effrayer sur les suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste à vouloir partir. Pétrarque part lui-même pour Venise, l'emmène avec lui, tâche de lui remettre la tête, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller à Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau d'Ennius; à Constantinople et en Grèce, apprendre le grec. Il partit enfin, mais pour Avignon. Des accidents fâcheux l'arrêtèrent en route: il revint sur ses pas jusqu'à Pavie, mourant de faim, de fatigue et de misère. Il y attendit Pétrarque, qui s'y rendit peu de temps après, le reçut avec bonté, lui pardonna, mais ne se fia plus à lui. Un an fut à peine écoulé, que la tête de Jean se monta de nouveau. Il voulut absolument aller en Calabre. Pétrarque souffrit sans se plaindre ce retour qu'il avait prévu, lui donna des lettres de recommendation pour Rome et pour Naples, continua de s'y intéresser, et même de correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait fait de près pendant quatre ans, à l'étude et à la vertu. Jean de Ravenne acquit dans la suite une grande célébrité, et l'Italie eut en lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits de Pétrarque et à ses leçons.
Pétrarque apprit à Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de Rome par son retour, il se disposait à compromettre celui de l'Italie entière par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les haïssait mortellement, et, résolu de les exterminer, il fit une ligue avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et plusieurs autres. L'empereur était à la tête; il venait d'entrer en Italie. Barnabé Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait l'esprit belliqueux, ne songeait qu'à se défendre. Galéas, plus prudent, préférait de négocier. Il appela Pétrarque à Pavie et le chargea d'aller à Bologne trouver le cardinal Grimoard, frère et légat du pape, et de traiter avec lui des moyens de prévenir la guerre 588. Mais il n'était plus temps, et quelque bon négociateur que fût Pétrarque, il échoua encore une fois.
Outre son amitié pour Galéas qui le rendait sensible à ses dangers, il était effrayé de voir l'Italie en proie à des troupes étrangères et féroces. Le pape faisait marcher à sa solde des Espagnols, des Napolitains, des Bretons, des Provençaux; l'empereur, des Bohémiens, des Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnabé, outre les Italiens, des Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux que Barnabé eût faits à l'Italie, qu'étaient-ils auprès de ceux qu'un ministre de paix avait préparés pour l'en punir? Mais Barnabé n'était pas moins adroit que méchant et intrépide. Il parvint à conjurer l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en était chef, borna ses triomphes à mener à Rome le cheval du pape par la bride, à y faire couronner Elisabeth, sa quatrième femme, et à remplir les fonctions de diacre à la messe du couronnement.
Urbain désirait ardemment voir Pétrarque 589. Il le fit presser par ses amis de venir à Rome, et l'en pressa enfin lui-même par une lettre remplie des expressions les plus flatteuses. Pétrarque, quoique malade, passa l'hiver à faire ses dispositions pour ce voyage. La première fut de faire et d'écrire de sa propre main son testament 590, que l'on trouve dans la plupart des éditions de ses œuvres. Parmi plusieurs legs de piété, d'amitié, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont l'un prouve son goût pour les arts, l'autre son amitié pour Boccace, et en même temps le mauvais état de fortune où il le savait réduit. Il lègue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge, peint par Giotto, dont les ignorants, dit-il, ne connaissent pas la beauté, mais qui fait l'étonnement des maîtres de l'art. Par le second, il lègue à Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour acheter un habit d'hiver pour ses études et ses travaux de nuit; et il ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose à un si grand homme 591.
Peu de jours après, il se mit en route, encore faible, et seulement soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu'à Ferrare. Il y tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne sentant pas plus, comme il l'écrivait quelque temps après, les remèdes violents qu'on lui administrait qu'une statue de Phidias ou de Polyclète l'aurait pu faire. Revenu enfin de cet état par les soins des seigneurs d'Est, qui le reçurent dans leur palais, il voulut inutilement continuer sa route; il fut obligé de revenir à Padoue, couché dans un bateau. Dès qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se rétablir, une demeure champêtre aux environs de cette ville. Son choix se fixa sur Arqua, gros village à quatre lieues de Padoue, situé sur le penchant d'une colline dans les monts Euganéens, pays fameux par la salubrité de l'air, par sa position riante et la beauté de ses vergers.
Il fit bâtir au haut de ce village une maison petite, mais agréable et commode. Dès qu'il y fut établi avec sa famille, entouré de sa fille qu'il avait mariée, de son gendre, d'un bon ecclésiastique qui l'accompagnait à l'église, reprenant avec un peu de santé toute son ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu'à cinq secrétaires, il mit la dernière main à un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois ans, et qui a pour titre: De sa propre ignorance et de cette de beaucoup d'autres 592. Nous en verrons bientôt le sujet, qu'il serait trop long d'expliquer ici. Peut-être eût-il fallu, pour se rétablir entièrement, qu'il renonçât tout-à-fait à travailler; mais, pour les esprits tels que le sien, c'est presque renoncer à vivre. Il aurait fallu aussi qu'il observât un autre régime: son médecin, qui était son ami 593, le lui recommandait sans cesse. Mais Pétrarque le voyait avec plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme médecin. Il se fatiguait d'austérités, ne mangeait qu'une fois le jour quelques légumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jeûnait souvent, et les jours de jeûne, ne se permettait que le pain et l'eau. Il eût fallu enfin qu'il n'apprît pas une nouvelle capable de retarder encore sa guérison, celle du départ subit et imprévu du pape et de son retour à Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Père: Si vous allez à Avignon, vous mourrez bientôt. Il n'en voulut rien croire; mais, à peine arrivé dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut.
Note 593: (retour) Il se nommait Jean Dondi: c'était le fils de Jacques Dondi, célèbre philosophe, médecin et astronome, auteur de la fameuse horloge qui fut placée sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils fut aussi astronome en même temps que médecin. Il inventa et exécuta lui-même une autre horloge encore plus fameuse, qui fut placée à Pavie dans la bibliothèque de Jean Galeaz Visconti. C'est de là que cette famille Dondi avait pris le surnom de Degli Orologi. Plusieurs auteurs français et italiens ont confondu le père et le fils, et leurs deux horloges. Tiraboschi a rectifié ces erreurs. Stor. della Let. it. t. V, p. 177-184.
Grégoire XI, qui remplaça Urbain V, aussi vertueux que son prédécesseur, eut la même bienveillance pour Pétrarque, et Pétrarque ne se refusait pas à profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le dépérissement total de ses forces l'avertît de sa fin prochaine. Il eut un moment de joie qui fut bientôt suivi d'une affliction nouvelle. Son bon et ancien ami, l'évêque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoyé légat à Pérouse. Dès qu'il fut arrivé, il en instruisit Pétrarque, qui lui témoigna dans sa réponse un vif désir de le revoir. Il essaya de monter à cheval pour satisfaire ce désir, mais sa faiblesse lui permit à peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son côté, n'était pas dans un meilleur état. Il ne fit que languir depuis son arrivée en Italie; il mourut peu de mois après 594, et la faiblesse de ces deux amis, rapprochés après une séparation si longue, les priva de la consolation de s'embrasser.
Pétrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientôt après, sur la scène du monde, un dernier rôle que lui confia l'amitié. La guerre s'était élevée entre les Vénitiens et François de Carrare, seigneur de Padoue. Cette ville était menacée d'un siége; mais la campagne remplie de troupes, était encore un séjour plus dangereux. Pétrarque sortit d'Arqua pour se réfugier à Padoue avec ses livres; car, après s'être défait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mécontent de cette guerre, envoya, en qualité de nonce, un jeune professeur en droit, nommé Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rétablir la paix. Ce nonce se rendit d'abord à Padoue. Il connaissait Pétrarque; il l'alla voir, et lui communiqua un écrit injurieux qu'un moine français, dont il ignorait le nom, venait de publier à Avignon contre lui. C'était une critique amère de la lettre qu'il avait adressée quatre ans auparavant à Urbain V, pour le féliciter de son retour à Rome. Rome et l'Italie n'y étaient pas plus ménagées que Pétrarque. Peut-être n'eût-il pas répondu à des attaques uniquement dirigées contre lui; mais il ne put souffrir qu'un moine barbare osât écrire contre l'objet de ses adorations. La colère ne lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette réponse en expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant contre le médecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement conservée comme la première 595: toutes deux prouvent que le caractère le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus élevé descendre de sa hauteur; mais c'était descendre bien bas, que de se ravaler jusqu'aux injures avec un moine.
Note 595: (retour) Voy. Œuvres de Pétrarque, Bâle, 1581, fol. 1068. Elle est adressée à Ugution lui-même. L'abbé de Sade dit (t. III, p. 790), que ce nonce logea chez Pétrarque à Padoue; mais on voit, par les expressions dont Pétrarque se sert, qu'il était seulement aller le visiter. Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito, scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum è longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus, adisses. Ces éditions de Bâle sont fort corrompues; il paraît que dans ces derniers mots tuam est de trop, ou qu'il faut lire meam.
Cependant la guerre continuait avec fureur. François de Carrare avait eu d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoyé des troupes, menaça de les tourner contre lui s'il ne consentait à la paix. Venise se voyant soutenue, la proposait à des conditions humiliantes; il fallut pourtant l'accepter 596. Un article du traité portait qu'il irait eu personne à Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon à la république, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer fidélité. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Pétrarque de l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le sénat. Cette mission était désagréable; mais l'attachement de Pétrarque pour un prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas de chercher dans son âge et dans sa santé toujours chancelante, des raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare 597, Pétrarque et une suite nombreuse arrivés à Venise, eurent dès le lendemain audience. Soit fatigue, ou soit que la majesté du sénat vénitien troublât Pétrarque, il ne put prononcer son discours, et la séance fut remise au jour suivant. Ce discours, qui ne s'est point conservé, fut vivement applaudi. Les Vénitiens témoignèrent la plus grande joie de revoir dans leur ville celui qui, pendant plusieurs années, en avait fait l'ornement.
La paix faite, il revint à Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fièvre sourde le minait, sans qu'il voulût rien changer à son train de vie. Il lisait ou écrivait sans cesse. Il écrivait surtout à son ami Boccace, dont il lut alors le Décaméron pour la première fois 598. Il fut enchanté de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut suffisamment excusé par l'âge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la langue vulgaire dans laquelle il l'avait écrit, par la légèreté du sujet et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis le toucha jusqu'aux larmes 599 Il l'apprit par cœur pour la réciter à ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas la langue vulgaire, et il envoya cette traduction à Boccace 600.
La lettre dont il l'accompagna est peut-être la dernière qu'il ait écrite. Peu de temps après, ses domestiques le trouvèrent dans sa bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement. Comme ils le voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en furent point d'abord effrayés: mais ils reconnurent bientôt qu'il ne donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'était plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix ans.
Le bruit de sa mort, qui se répandit aussitôt, causa une aussi grande consternation que si elle eût été imprévue. François de Carrare et toute la noblesse de Padoue, l'évêque, son chapitre, le clergé, le peuple même se rendirent à Arqua pour assister à ses obsèques; elles furent magnifiques, et cependant accompagnées de larmes. Peu de temps après, François de Brossano, qui avait épousé sa fille, fit élever un tombeau de marbre sur quatre colonnes, vis-à-vis l'église d'Arqua, y fit transporter le corps et graver une épitaphe fort simple en trois assez mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les amis de la poésie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager dans ces belles contrées, et dont ils n'approchent qu'avec une émotion profonde et un saint respect.
Les honneurs qui furent rendus à Pétrarque après sa mort, dans presque toute l'Italie, et ceux qu'il avait reçus de son vivant, l'exemple que la faveur dont il avait joui auprès des Grands offrait de la considération où les lettres pouvaient prétendre, et l'idée que son caractère avait donnée aux Grands du prix et de la dignité des lettres contribuèrent puissamment à en répandre le goût. Ses ouvrages et le soin qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du monde à l'étude et à l'admiration des anciens, y contribuèrent encore davantage. Supérieur à tous les préjugés nuisibles qui subjuguaient alors les esprits, il combattit sans relâche dans ses Traités philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie, l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et dans l'autorité d'Averroës. Sa compassion et son mépris pour les erreurs de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vénérable antiquité. Il se réfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce qui blessait ses yeux chez les modernes.
Il apprit à ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas détruits. Ce fut lui qui eut le premier l'idée d'une collection chronologique de médailles impériales, secours indispensable pour l'étude de l'histoire. Il mit à former cette collection, le zèle qui l'animait pour tout ce qui intéressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, à Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles médailles d'or et d'argent dont il faisait ses délices. Il y en avait surtout une d'Auguste, si bien conservée, qu'il y paraissait vivant. «Voilà, dit Pétrarque, à l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant la place, et qui doivent être vos modèles.» Ce présent était un grand sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement très-peu le prix, et ce mot une leçon qu'il se soucia fort peu de suivre.
Un autre guide nécessaire, la géographie, manquait alors presque entièrement à l'étude de l'histoire. Pétrarque tourna de ce côté, l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres, l'instruction qu'il y avait acquise. Son Itinéraire de Syrie 601, prouve que cette instruction était très-étendue pour son temps. On voit, par une de ses lettres 602, qu'il avait fait de grands efforts pour fixer d'une manière certaine, le plan de l'île de Thulé ou Thylé, dont il est si souvent parlé dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun de ses travaux, l'intérêt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles qui existaient alors 603. Enfin, il avait rassemblé dans sa bibliothèque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de géographie. Cette bibliothèque était considérable; on a vu qu'après avoir libéralement donné la première, il avait cédé au besoin de s'en former une seconde; et ce mot de bibliothèque, qui ne signifie aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et souvent même une simple commission donnée à un libraire, signifiait alors tout autre chose. Les bons manuscrits étaient d'une rareté extrême, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on n'avait même encore retrouvé qu'un petit nombre. On peut dire que Pétrarque mit le premier, une sorte de passion à en suivre la trace, à en faire lui-même, et à en favoriser la recherche. Ses lettres sont remplies de ces détails intéressants. Souvent un auteur lui en fait connaître un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son insatiable curiosité s'augmente à mesure qu'il fait plus de découvertes 604. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des maisons religieuses, et il adresse les mêmes prières à ses amis, en Angleterre, en France, en Espagne. Son avidité pour cette recherche était connue si généralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec distingué à la cour de Constantinople, lui envoya pour présent, une copie complète des poëmes d'Homère; et la lettre de remercîment que lui écrivit Pétrarque, prouve quel fut l'excès de sa joie à la présence inattendue du prince des poëtes.
Il n'avait point appris le grec dans sa première jeunesse; quoiqu'il restât toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'était point comprise encore dans le cours des études communes. Il saisit pour la première fois, à Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine Barlaam, né en Calabre, mais qui avait passé en Grèce, fut envoyé par l'empereur Andronic, à la cour de Benoît XII 605, sous prétexte de négocier la réunion des deux églises, et en effet, pour solliciter des secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal objet de leurs leçons. Pétrarque fut enthousiasmé des hautes idées de ce philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des âmes; et comme ces leçons ne durèrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de platonisme que de grec. Son second maître fut Léonce Pilate, qui était aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque désagréable qu'il fût de sa personne et dans ses manières, Boccace qui l'avait attiré à Florence, le conduisit à Venise lorsqu'il alla voir son ami 606; Léonce y resta quelque temps, et Pétrarque en tira les deux seules choses qu'il pût gagner dans un commerce de cette espèce, une connaissance un peu plus approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et quelques livres grecs, entièrement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi lesquels était un beau manuscrit de Sophocle. Ce même Léonce Pilate avait fait, à la prière de Boccace, et en société avec lui, une traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et d'une grande partie de l'Odyssée. Boccace la promit pendant long-temps à Pétrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-même, que son ami reçut avec de nouveaux transports.
Son ardeur pour les livres latins était encore plus vive. On ne possédait de son temps que trois décades de Tite-Live, la première, la troisième et la quatrième. Encouragé par le roi Robert, il n'épargna rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de Varon 607, qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux. Il avait eu en sa possession le traité de Cicéron de Gloriâ 608. Il le prêta à son vieux maître de grammaire Convennole, qui le vendit pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'épigrammes et des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune âge. Il eut plus de succès dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva, en 1350, à Florence, lorsqu'il y passait pour aller à Rome. Sa joie fut grande; il la répandit dans une lettre adressée à Quintilien lui-même 609; ce manuscrit était cependant imparfait, gâté et mutilé. Il était réservé au Pogge, d'en retrouver, environ un siècle après, un exemplaire entier.
Mais c'était surtout pour Cicéron que Pétrarque poussait l'admiration jusqu'à une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui, chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans cesse; il n'épargnait pour cela, ni prières auprès de ses amis, ni déplacements, ni dépenses. Cicéron revenait toujours dans ses conversations, dans ses lettres. A Liége, où il avait trouvé deux de ses Oraisons, il eut de la peine à se procurer un peu d'encre, encore était-elle toute jaune, pour en tirer lui-même une copie. Il se donna, long-temps après, la même peine pour un recueil considérable de ces mêmes discours qu'il fut quatre ans à copier, ne voulant pas les confier à des scribes ignorants, qui défiguraient les plus beaux ouvrages. Et dans quel enchantement ne fut-il pas à Vérone, lorsqu'il y retrouva les lettres familières! On conserve précieusement, et à juste titre, à Florence, dans la bibliothèque Laurentienne, cet ancien manuscrit retrouvé par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi les lettres à Atticus, écrites de la main de Pétrarque; mais le manuscrit ancien d'où il les avait tirées, a péri 610. Voilà par quels travaux et à quel prix on pouvait alors se composer une bibliothèque de bons livres.
Ses livres et ses amis, à qui il en parlait sans cesse, étaient devenus les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familières, qui forment la partie la plus précieuse comme la plus considérable de ses Œuvres, réveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie à l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains, aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le même langage; il prêche à tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est pas là, il s'en faut beaucoup, leur seul mérite, mais c'est celui que nous devons considérer ici. C'est par tous ces moyens réunis, non moins que par son exemple, qu'il exerça une si puissante influence sur l'esprit de son siècle, et sur la renaissance des lettres.
Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extérieurs dont la nature l'avait doué; ils étaient très-remarquables dans sa jeunesse. Une taille élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et réguliers le distinguaient parmi ses compagnons d'âge et de galanterie. Le soin recherché qu'il avait pris de sa parure, et les succès dont il avait joui dans le monde, lui faisaient pitié dans un âge mûr. Il les avouait comme des faiblesses; mais peut-être par une autre faiblesse en parlait-il trop en détail, et trop souvent. Les agréments de son esprit, sa conversation confiante et animée, ses manières ouvertes et polies lui donnaient un attrait particulier, et la sûreté de son commerce, sa disposition à aimer et sa fidélité inviolable dans les liaisons d'amitié, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait avait une fois approchés de lui.
Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections, et quelle fut, jusqu'à la fin de sa vie, la disposition habituelle de son âme. On connaît sa vénération et son amour pour Virgile. Virgile, comme Cicéron, était sans cesse auprès de lui. Le beau manuscrit sur vélin, avec le commentaire de Servius, qui servait à son usage, et sur lequel sont écrites des notes de sa main, est un des plus célèbres qui existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothèque Ambroisienne à Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, à Paris, celui de la bibliothèque Impériale. Parmi les notes latines dont il est enrichi, on distingue surtout la première, qui est en tête du volume. Comme elle peut servir à lever les doutes qui resteraient encore sur Laure, sur la passion de Pétrarque pour elle, et sur la nature de cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littéralement 611.