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Histoire littéraire d'Italie (2/9)

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Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrêtés plus long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre poëte italien. On le lit peu; on lira peut-être plus volontiers cette analyse: peut-être fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilité à étudier l'original même; et alors on aura beaucoup gagné. Séparons-nous donc de lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand poëte qui tient après lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang, revenons sur toute la partie de ce siècle où nous n'avons jusqu'ici vu que le Dante, et où d'autres objets méritent de fixer notre attention.




CHAPITRE XI.

Coup-d'œil général sur la situation politique et littéraire de l'Italie au commencement du quatorzième siècle. Renaissance des arts, en même temps que des lettres, universités, études théologiques; philosophie, astrologie, médecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire; poésie; poëtes italiens avant Pétrarque.


Cette ardeur pour l'indépendance et pour la liberté, qui avait armé les villes d'Italie, et en avait fait presque autant de républiques, avait eu pour la plupart un effet tout contraire à leurs désirs. Presque toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit à l'un de ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa défense. Une fois maîtres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef capable de les combattre et de les vaincre; et il en résultait souvent qu'au lieu d'un maître, la même ville en avait deux, ne sachant auquel obéir, et divisée en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans la Romagne, tel était, au quatorzième siècle, l'état de la plupart des villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, étaient plus que jamais déchirées par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne fût bouleversé par les factions et par la guerre.

Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque partout de si tristes résultats politiques, on avait vu naître pour les arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilité publique, une époque glorieuse, et qui n'est pas assez remarquée. Pour rehausser dans la suite l'éclat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur les arts, on leur en a trop attribué la renaissance. C'est jusqu'au treizième siècle qu'il faut remonter pour les voir renaître en Italie. C'est alors que ces petites républiques 367, rivalisant entre elles de richesses et de dépenses comme de pouvoir, élevèrent à l'envi de vastes et magnifiques édifices publics. Partout l'hôtel ou le palais de la commune, habitation de son premier magistrat, joignit à la solidité tous les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes s'entourèrent de nouveaux murs, décorèrent leurs portes, en construisirent de marbre, élevèrent des tours et des fortifications redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modène, Reggio, tant de fois détruites par la guerre, renaissaient de leurs décombres. De longs canaux étaient creusés pour les communications du commerce; on y construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivières et sur les fleuves. Gênes semblait créer des prodiges: les parties internes de son port, son môle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques importantes datent de cette même époque. Le grand recueil de Muratori 368 contient, dans des chroniques obscures, des détails sans nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient Tiraboschi a réunis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce siècle et pour celle de l'Italie 369.

Note 367: (retour) Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. IV, l. III, ch. 6.
Note 368: (retour) Script. rer. Ital., t. VIII.

Consultons les historiens des beaux-arts 370, ils nous diront leurs premiers pas chez ce peuple ingénieux, et leurs rapides progrès. Ils nous feront connaître Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons déjà nommés, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages existent encore à Pise, à Florence, à Bologne, à Milan et ailleurs. Dans la peinture, Florence vante encore son Cimabué, son Giotto. Bologne prétend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux 371. Venise réclame la priorité sur Florence et sur Bologne 372. Pise eut son Guido, son Diotisalvi, son Giunta; Lucques son Buonagiunta; mais aucun d'eux n'a pu prévaloir sur Cimabué, et sur Giotto son disciple. Ceux-ci sont restés dans la mémoire des hommes, les premiers restaurateurs de la peinture en Italie: leurs prédécesseurs et leurs contemporains sont oubliés, peut-être par la même raison qui priva de l'immortalité tant de héros antérieurs aux Atrides:

Un poëte divin ne les a point chantés 373.
Note 370: (retour) Vasari, Vite de' Pittori, etc. Baldinucci, Natizie de professori del Disegno, etc.
Note 371: (retour) Voy. Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice.
Note 372: (retour) Voy. Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte.
Note 373: (retour)
Carent quia vate sacro (Hor.)

Au lieu que Giotto et Cimabué ont été célébrés par le Dante, par Boccace et par d'autres poëtes toscans.

L'architecture prenait à Florence un caractère qu'elle tenait des mœurs du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville d'Assise voyait le général 374 d'un ordre mendiant élever un temple magnifique à S. François, son humble et pauvre fondateur. La peinture en mosaïque qui éternise les trop fragiles productions de l'autre peinture, était dérobée aux Grecs, et répandait en Italie des monuments durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas être vaincus en magnificence par des républiques: plusieurs des monuments érigés alors dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs états, semblent des fruits de cette noble émulation. La poésie et les lettres suivaient, ou même devançaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient été leurs progrès, surtout dans les dernières années de ce siècle, et que lorsqu'il finit, le plus grand poëte du quatorzième et même des siècles suivants, le Dante était déjà parvenu à la moitié de sa carrière. Mais dès le commencement de ce nouveau siècle, l'Italie, après tant de désastres, reçut encore un nouveau coup.

Note 374: (retour) Il se nommait frère Elie. Tiraboschi (ubi suprà) avoue que ce général des capucins oubliait trop tôt l'humilité et la pauvreté du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. François était mort il n'y avait qu'un demi-siècle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres réflexions à faire sur cet édifice somptueux bâti par des moines à besace, dans le même siècle où on les avait appelés à la pauvreté évangélique.

Philippe-le-Bel, déjà trop vengé de Boniface VIII, poursuivait encore sa vengeance. Il voulait que la mémoire de ce pape fût condamnée; il avait d'autres passions à satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des Templiers, dont le procès inique et l'horrible supplice souillent ce règne et ce siècle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument qu'il n'avait pas trouvé assez docile dans le sage et prudent Benoît XI. Ce pontife lui donnait même quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut empoisonné, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis 375. Soit que ce crime fût l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que les instruments de celle du roi 376, Philippe eut tout à souhait, lorsqu'après plus de dix mois de conclave, où son parti et le parti contraire luttèrent à force égale, il réussit à faire élire pape Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V, et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses conditions avec Philippe 377, resta en France, et après avoir traîné pendant quelques années l'Église errante à sa suite dans la Gascogne et dans le Poitou, dévorant, dit un ancien historien 378, à tort et à travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cité, abbaye, prieuré, il alla fixer son séjour à Avignon 379, accompagné de ses cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Périgord, sa maîtresse 380. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donné de résider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens blâment autant qu'ils la déplorent, et qui a conservé long-temps parmi eux le nom de captivité de Babilone, dura près de soixante-six ans.

Note 375: (retour) Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des figues, qu'un jeune homme, vêtu en fille, vint lui offrir de la part des religieuses d'un monastère de Pérouse, ville où le fait se passa.
Note 376: (retour) M. Simonde Sismondi, dans son Hist. des Répub. ital. du moyen âge, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est Ferreto de Vicence, dont l'histoire est insérée dans la grande collection de Muratori, Script. rer. Ital., t. IX. Il raconte que le roi séduisit à force d'or, par le moyen du cardinal Napoléon des Ursins et d'un cardinal français, deux écuyers du pape, qui empoisonnèrent des figues-fleurs, et les lui présentèrent.
Note 377: (retour) Villani, ub. supr. raconte avec le plus grand détail et la plus grande naïveté, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans une forêt près de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la manière dont Bertrand fut élu pape. Voyez aussi Mosheim, Hist. Eccles., XIVe siècle, part. 2, ch. 2.; Abrégé de l'Hist. Eccles., seconde partie, p. 97, etc.
Note 378: (retour) Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impér., n°. 6812.
Note 379: (retour) Mém. pour la Vie de Pétrarque, t. I, p. 22. Ce fut au mois de mars 1309.
Note 380: (retour) Elle se nommait Brunissende de Foix, et était femme d'Archambaud, comte de Périgord: c'était une des plus belles femmes de son siècle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit dans son style simple et naïf: Questi fu huomo molto cupido di moneta e simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E lasriò i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile tesoro, etc.

L'autorité du siége pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours opposés aux papes, profitèrent de leur absence pour les décréditer et pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs décrets, les traita même avec mépris; l'Europe entière craignit et révéra moins les papes d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet éloignement? traiter d'hérésies les révoltes, faire jouer avec plus d'activité, tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les confiscations et les bûchers ne leur rendirent ni l'autorité ni la vénération des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la chancellerie apostolique les revenus que les factions et les séditions leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus riches, mais aussi plus odieux.

C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavière, qu'éclatèrent des différents non moins scandaleux que ceux de Boniface VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commença par déposer Louis comme hérétique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, où il se fit couronner solennellement trois mois après avec plus de solennité, il y fit déposer publiquement le prêtre Jacques de Cahors, évêque de Rome, qui se nommait le pape Jean, le livra au bras séculier pour être brûlé comme hérétique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain: mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir, eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire faire une abjuration en bonne forme.

On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les dénonce: elle veut qu'ils soient indiqués, si l'on s'abstient de les décrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous apprendre comment on pourrait parler de la littérature italienne sans parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes autrement que l'Histoire.

Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II, fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie 381, n'avait pas eu un règne beaucoup plus paisible que celui de son père: il avait cependant commencé à protéger les sciences et les lettres. Robert, son fils, les protégea bien davantage; mais principalement occupé du soin de s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il étendit pendant quelque temps sa domination sur la Romagne d'un côté, de l'autre sur la Toscane, et même sur plusieurs petits états du Piémont et de la Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, était de devenir maître de l'Italie entière; c'était d'ailleurs un excellent roi, un prince très-éclairé. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, à côté de Salomon 382. Quoique fils de roi, et né pour le trône, il avait dès son enfance, aimé passionnément l'étude 383. Dans sa jeunesse, au milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses, quelquefois même captif, quelquefois aussi entouré des délices d'une cour et de toutes les séductions de son âge, il ne laissa jamais passer un jour sans étudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait toujours entouré de livres, il lisait même à la promenade, et tirait de ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de conversation. Il était orateur éloquent, philosophe habile, savant médecin, et profondément versé dans les matières théologiques les plus abstraites. Il avait négligé la poésie, et s'en repentit dans sa vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-même. On lui attribue cependant un Traité des vertus morales en vers italiens; mais le savant Tiraboschi a prouvé que ce roi n'en était pas l'auteur 384.

Note 381: (retour) Voy. t. I, pag. 355 et 356.
Note 382: (retour) Boccace, Genealogia Deorum, l. XIV, c. 9; Benvenuto da Imola, Comment. in Dant., Antiq. Ital., v. I, p. 1035.
Note 383: (retour) Pétrarque, Rerum memorandarum.
Note 384: (retour) Tom. V, l. I, c. i. Il avertit que le docte abbé Mehus lui-même s'y est trompé dans la Vie d'Ambr. Camald, p. 273. Robert ne perd rien à ce que ce poëme, ou plutôt ce recueil de sentences morales, ne soit pas de lui. Il est en vers irréguliers, et partagé d'abord en quatre divisions, qui traitent 1°. de l'amour; 2°. des quatre vertus cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance; 3°. des vices, c'est-à-dire, des sept péchés mortels. Chacune de ces divisions est ensuite partagée en petites subdivisions de trois vers au moins et de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des différentes espèces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque vice. Les vers sont communément rimés, tantôt à rimes croisées, tantôt de deux en deux, mais presque tous médiocres et sans couleur.

Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait à les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements et des récompenses. Il invitait à venir à sa cour tous ceux qui avaient quelque renommée, et ceux même qu'il n'appelait pas s'y rendaient, certains d'y recevoir l'accueil qui leur était dû. Enfin il avait rassemblé à grands frais une riche bibliothèque dont il confia la garde à Paul de Pérouse, l'un des plus savants hommes de son temps.

Les Scaligeri ou seigneurs de la Scala étaient, depuis la fin du siècle précédent, maîtres de Vérone. Deux frères, Alboin et Cane, que les Italiens appellent toujours Can Grande 385, y tenaient une cour brillante. Elle était le refuge de tous les hommes distingués que les guerres civiles et les révolutions chassaient de leur patrie. Nous avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalité, les recherches du goût et les jouissances de la vie. Ils y étaient magnifiquement logés et meublés; ils avaient chacun à leurs ordres des domestiques particuliers, et étaient, à leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis à la table des princes. La bonne chère y était assaisonnée par les plaisirs de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des jongleurs. Les chambres étaient décorées de peintures et de devises analogues à la situation, à l'état ou aux différents goûts des hôtes. On y représentait la victoire pour les guerriers, l'espérance pour les exilés, les bosquets des muses pour les poëtes, Mercure pour les artistes, le Paradis pour les prédicateurs, ainsi du reste 386.

Note 385: (retour) Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de très grands seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans doute le premier de ces seigneurs de la Scala s'était distingué à l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une échelle qu'il avait portée lui-même, d'où il fut appelé en latin Scaliger. Mais on ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit le nom de Cane, chien. Cet animal fidèle et quelquefois courageux, plaisait tant aux Scaligeri, que le fils ou le neveu de Can Grande s'appela Mastino, mâtin, comme s'était déjà nommé l'oncle de Cane lui-même, frère de son père Albert; et que les deux fils de ce Mastino se nommèrent, l'un Can Grande second, qui fut loin de valoir le premier, et l'autre Can Signore, qui valut encore moins, puisqu'il tua son frère. Il fit aussi tuer son autre frère, Paul Alboin, dans la prison où il l'avait renfermé. Ce Can Signore ne laissa que deux bâtards, qui lui succédèrent. Le plus jeune tua l'aîné, fut chassé de Vérone, et mourut de misère, en 1388. Ainsi finit dans une espèce de rage, cette race de Mastini et de Cani, parmi lesquels il n'y eut guère que le premier Can Grande qui eut une véritable grandeur.
Note 386: (retour) Tiraboschi, t. V, l. I, c. ii.

Les Visconti à Milan, les Carrara à Padoue, les Gonzague à Mantoue, les princes d'Est à Ferrare, n'étaient pas moins favorables aux lettres; l'exemple des chefs étant presque partout imité par les plus simples citoyens, l'enthousiasme devint si général, qu'il n'y a peut-être aucun autre siècle où les savants aient reçu plus d'encouragements et d'honneurs. C'était eux que l'on chargeait des ambassades les plus importantes. Dans toutes les villes où ils passaient, on allait au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les témoignages d'admiration et de respect; et, à leur mort, les seigneurs des villes où ils avaient cessé de vivre se faisaient honneur d'assister à leurs funérailles. Les universités et les écoles déjà fondées prenaient plus de consistance et d'activité. Le tumulte des armes, qui ne les empêchait point de fleurir, n'empêchait pas non plus qu'il ne s'en élevât de nouvelles. Ce même esprit de rivalité qui armait l'un contre l'autre les princes et les peuples, les portait à chercher à l'envi tous les moyens de donner chacun à leurs petits états plus de réputation et plus de grandeur. Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou même sur les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires étaient renversées, les professeurs chassés, les écoliers mis en fuite; mais ils revenaient bientôt, soit sous le même gouvernement, soit sous celui qui en avait pris la place; et les études reprenaient leur cours.

L'Université de Bologne éprouvait des vicissitudes continuelles. Tantôt excommuniée par Clément V, elle vit le plus grand nombre de ses élèves émigrer dans celle de Padoue, sa rivale 387; tantôt, par une suite de querelles élevées entre les professeurs et les magistrats, ou entre les écoliers et les citoyens, des classes nombreuses désertèrent et allèrent s'établir dans les villes voisines 388. Mais tous ces torts furent réparés. Jean XXII leva l'interdit de Clément, confirma et augmenta les priviléges de l'Université; les magistrats et les citoyens donnèrent aux professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils désiraient; et cette école, déjà célèbre, n'en eut que plus d'éclat et de célébrité. Bientôt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence, rivalisèrent avec Padoue, Bologne, et cette Université de Naples fondée par Frédéric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements. Boniface VIII avait fondé celle de Rome; ses successeurs en confirmèrent et en étendirent même les priviléges; mais leurs bulles ne pouvaient réparer le mal que leur absence faisait à cette université naissante; elle ne put jamais que languir, tandis que leur résidence à Avignon laissait la malheureuse Rome presque déserte, et, pour comble de maux, toujours en proie à des séditions et bouleversée par des troubles.

Note 388: (retour) En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.

Il faut toujours se rappeler que, dans ces universités et dans ces écoles, on n'enseignait encore, comme dans le siècle précédent, que ce qu'on appelait les sept arts. La littérature proprement dite y était presque entièrement ignorée. On commençait à peine à retrouver quelques uns des anciens auteurs qui devaient être la base des études littéraires. Les bibliothèques des écoles et des monastères, celles mêmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient, pour la plupart, que quelques œuvres des Pères 389, quelques livres de théologie, de droit, de médecine, d'astrologie et de philosophie scolastique; encore étaient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du siècle qui commençait alors, que l'on vit naître en Italie, et à l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidité louable pour la découverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les coins les plus abandonnés et les plus poudreux des maisons particulières et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'était jusqu'alors resté, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient laissé beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie. Ce fut principalement à Pétrarque, comme nous le verrons dans sa vie, que l'on dut cette révolution, et c'est un des plus solides fondements de sa gloire.

Note 389: (retour) Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.

On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait à faire et combien les savants eux-mêmes étaient alors peu avancés. Un professeur de l'Université de Bologne, qui lui écrivait au sujet des auteurs anciens, et surtout des poëtes, voulait que l'on comptât parmi ces derniers, Platon et Cicéron, ignorait le nom de Nœvius et même celui de Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace étaient contemporains 390. A l'imperfection des connaissances et à la rareté des livres, ajoutons l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les défiguraient souvent de manière que les auteurs eux-mêmes les auraient à peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut réduire ce qu'on trouve dans les histoires littéraires sur les riches bibliothèques données à telle Université, fondées dans telles villes, formées par tel prince, et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare avec nos grandes bibliothèques, ce sont de chétifs cabinets de livres: c'est une véritable disette opposée à un effrayant excès.

Note 390: (retour) Voy. Pétrarque, Lett. famil., l. IV, ép. 9. Tirab. loc. cit.

La science qui y trouvait le plus de secours et qui était le plus abondamment pourvue de livres, était la théologie scolastique; aussi la cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'était plus le siècle des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple était récent, et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'espérance de les égaler et même de les surpasser en gloire. De là, parmi les théologiens, cet empressement, cette ferveur générale à interpréter les mêmes livres qu'avaient interprétés leurs prédécesseurs, à expliquer les explications mêmes; à commenter les commentaires; à épaissir les ténèbres en y voulant porter la lumière, et à rendre obscur en l'expliquant, ce qui d'abord était clair. Ce sont ici non seulement les idées, mais les propres expressions du sage Tiraboschi 391; il y joint le vœu très-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des bibliothèques, où ces infatigables commentateurs sont ensevelis, personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il paraît que la renommée fut très-éclatante dans ce siècle. Nous y distinguerons seulement un religieux augustin nommé Denis, du bourg St.-Sépulcre, parce qu'il fut l'ami et le directeur de Pétrarque; nous en dirons ce peu de mots, et nous renverrons tout le reste au même asyle, dont Tiraboschi désire l'inviolabilité pour la tourbe des théologiens de ce siècle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussière et dans l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et où il n'y a rien à apprendre, doivent y dormir également.

Note 391: (retour) Tom. V, l. II, c. i.

C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut ranger les auteurs de quelques Vies de saints et de quelques chroniques prétendues sacrées, à moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion élevée entre ceux qui préfèrent les douze livres de la Vie des Saints écrits par l'évêque Pierre Natali, à la légende dorée de Jacques de Voragine, et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de cette espèce, dont les hommes d'ailleurs respectables 392 ne laissent pas de s'être occupés sérieusement. De grandes disputes, qui s'élevèrent alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les habits longs, sur les grands et les petits frocs 393, sur la pauvreté religieuse, et sur la vision béatifique, produisirent de hautes clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le même silence. Il couvre aussi les querelles très-animées qui eurent pour objet la philosophie d'Aristote. Grâce aux commentaires d'Averroës, et aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie était devenue en quelque sorte une seconde théologie, aussi obscure et aussi vaine que la première. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce n'était pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de l'astronomie; c'était une science à part, qui avait des chaires spéciales et des professeurs particuliers dans l'Université de Bologne et dans celle de Padoue 394, les deux premières universités d'Italie, qui donnaient le ton à toutes les autres. Deux de ces professeurs firent dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur accorder une mention particulière; on ne peut la refuser surtout à la mort tragique de l'un d'eux.

Note 392: (retour) Apostolo Zeno, Dissert. Vossian., t. II, p. 32.
Note 393: (retour) Ces querelles étaient fondamentalement ridicules, comme toutes celles de même espèce; mais il s'y mêla quelque chose d'horrible. Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita d'hérétique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et la pauvreté évangélique, et le livra comme tel à l'Inquisition. Quatre de ces malheureux entêtés furent brûlés vifs à Marseille, en 1318. (Voy. entre autres auteurs, Baluze, Vitœ Pontif. Avenion., t. I, p. 116; t. II, p. 341, et Miscellan., t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent que plus attachés à leur petit froc et à leur sac; ils crièrent à la persécution de l'église, traitèrent le pape d'Ante-Christ, se firent brûler par centaines, et crurent être des martyrs. Mosheim, Hist. Eccles., siècle XIV, part. II, ch. 2, cite une pièce authentique, intitulée Martyrologium spiritualium et fraticellorum, qui contient les noms de 113 personnes brûlées pour cette même cause. «Je suis persuadé, ajoute-t-il, que, d'après ces monuments et d'autres publiés et non publiés, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette espèce.» Voyez son Hist. Eccles. traduite en français par Eidous, Maëstricht, 1776, in-8°., t. III, p. 350 et 351.
Note 394: (retour) Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.

Le premier est Pierre d'Abano 395, né au village de ce nom, près de Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa jeunesse, à Constantinople exprès pour apprendre le grec, dans une école de philosophie et de médecine alors très-fréquentée. Il fit de si grands progrès qu'il y obtint lui-même une chaire de professeur. Rappelé à Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea ensuite en France. Il était à Paris vers la fin du treizième siècle, et y composa un livre sur la science physionomique 396. On croit même qu'il y était encore en 1313, et qu'il y publia son Conciliateur, ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier les opinions discordantes des médecins et des philosophes, sur plusieurs questions de médecine et de philosophie.

Note 395: (retour) Tiraboschi, loc. cit.
Note 396: (retour) Il est en manuscrit à la Bibliothèque impériale, sous ce titre: Liber compilationis physionomicœ, à Petro di Padua in civitate Parisiensi editus, etc., et sous le n°. 2598, in-fol.

Ce fut aussi à Paris qu'il fut accusé, pour la première fois, de sortiléges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme médecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que Paris avait alors le bonheur de posséder, le manda, l'examina, décida qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hérésie, commença d'en parler publiquement sur ce ton, et se préparait à le faire arrêter pour le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui était en grand crédit à la Cour et dans l'Université, obtint que sa cause fût jugée devant l'Université assemblée, en présence du roi 397. Il triompha pleinement de ses ennemis; et même, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq arguments en bonne forme, que c'étaient les dominicains eux-mêmes qui étaient des hérétiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle n'empêcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hérésie, d'être, comme auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cité dans la suite à Rome par le même tribunal, il se justifia de même, et fut définitivement déclaré innocent par le pape.

Note 397: (retour) Philippe-le-Bel.

Mais s'il n'était pas magicien, il était du moins plus entêté que personne des rêveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants de Padoue de rebâtir leur ville sous une certaine conjonction de planètes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du monde; ils trouvèrent l'expérience un peu trop chère, et laissèrent Padoue telle qu'elle était. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre de figures représentant les planètes, les étoiles et les diverses actions qui dépendaient de leur influence.

Lors même qu'il opérait comme médecin, il n'oubliait pas qu'il était astrologue, et il rapportait au cours des astres les périodes de la fièvre. A cela près, ce fut un des plus savants médecins de son siècle. On croit qu'il fut le premier à professer publiquement la médecine dans l'Université de Padoue. Il y acquit une grande réputation et une grande fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois contre lui les accusations d'hérésie et de sortilége. Comme magicien, il avait, prétendait-on, sept esprits familiers renfermés dans un vase de cristal, et toujours prêts à exécuter ses ordres; comme hérétique, une des erreurs dont on l'accusait était de ne pas croire au diable; et il lui fallut se justifier de ces deux accusations à la fois. Le dernier procès de cette espèce qu'il eut à soutenir ne fut point achevé. Il mourut en 1315, avant le jugement, et ôta ainsi aux charitables inquisiteurs l'espérance de le purifier de ses erreurs dans les bûchers du Saint-Office.

Ils s'obstinèrent à l'y vouloir jeter après sa mort. Quoique à ses derniers moments il eût déclaré aux médecins et à ses amis, qu'il reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il s'était livré; quoique dans son testament, et même dans une profession de foi expresse il eût déclaré être bon catholique, et croire tout ce que l'Église enseigne, et qu'en conséquence il eût été enterré solennellement dans l'église de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent imperturbablement la procédure commencée contre lui, le jugèrent coupable d'hérésie, le condamnèrent au feu, et ordonnèrent aux magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de déterrer son cadavre et de le faire brûler publiquement. Mais cette sentence resta sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette, qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres seulement sa domestique, ayant appris le soir même cette sentence, fit secrètement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans l'église de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur proie, se mirent à procéder contre ceux qui la leur avaient enlevée, et contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce délit. Les magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin à tous ces scandales qu'en faisant brûler sur la place publique l'effigie du mort, ou une statue qui le représentait, après y avoir lu à haute voix sa sentence 398.

Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait Francesco Stabili; mais comme de Francesco vient le petit nom Cecco, et qu'il était d'Ascoli, dans la marche d'Ancône, c'est sous le nom de Cecco d'Ascoli qu'il est généralement connu. Les auteurs qui ont écrit sa vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a patiemment rectifiés 399. Les faits essentiels sont, qu'étant encore jeune, il professa l'astrologie dans l'université de Bologne; qu'il y publia dans la suite un livre sur cette prétendue science, et que ce livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamné, par une première sentence, à des peines correctives; mais que trois ans après, les mêmes accusations s'étant renouvelées à Florence, il y succomba, et fut brûlé vif, en 1327, âgé de soixante-dix ans.

Note 398: (retour) Voy. Mazzuchelli, Scrittori ital., t. I, part. I.
Note 399: (retour) Storia della Letter. ital., t. V, l. II, c. 2.

La cause apparente, ou le prétexte d'une mort si cruelle fut que, dans un livre sur la sphère 400, il avait écrit que, par le moyen de certains démons, qui habitaient la première sphère céleste, on pouvait faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'était une folie et une sottise, mais assurément ce n'était pas un crime à punir par le feu. Les causes réelles et secrètes furent, à ce qu'il paraît, la haine et la jalousie d'un médecin fameux, nommé Dino del Garbo, et les violentes inimitiés que le malheureux Cecco excita contre lui, en parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux poëtes que les Florentins admiraient depuis leur mort après les avoir persécutés de leur vivant, Dante et Guido Cavalcanti. Guido était mort depuis vingt ans; Dante l'était depuis six ans lors de la sentence de Cecco. Ils avaient été liés autrefois, et même pendant les premiers temps de l'exil du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amitié. On ignore ce qui les avait brouillés; mais dans un poëme fort bizarre, et ce qui est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitulé, sans qu'on sache trop pourquoi, l'Acerba, Cecco parla mal du Dante et se moqua de son poëme 401. Il tourna aussi en ridicule 402 la fameuse canzone de Guido Cavalcanti sur l'amour 403. Que ces traits satiriques lui aient fait des ennemis dans une ville où la réputation de ces deux poëtes était alors dans un grand crédit, il n'y a rien là de bien étonnant, et cela pourrait arriver dans notre siècle tout aussi bien qu'au quatorzième. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal où l'on puisse accuser d'hérésie et de magie l'écrivain qu'on veut perdre, ni des bûchers où l'on puisse le faire expirer à petit feu, en couvrant sa haine littéraire des intérêts du ciel: c'est la différence qu'il y a entre les deux siècles, et peut-être, selon quelques gens, cette différence n'est-elle pas en faveur du nôtre.

Note 400: (retour) Dans un commentaire sur la sphère de Giovanni de Sacrobosco.
Note 401: (retour) Acerba, l. Il, c. i; l. III, c. i, et l. IV, c. 13. Nous reviendrons plus bas sur ces traits de médisance peu redoutables pour le Dante.
Note 402: (retour) Ibid., l. III, c. i.
Note 403: (retour) Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancés contre ces deux poëtes purent avoir à la condamnation de Cecco, ce qu'il y a de certain, c'est que le poëme de l'Acerba, dans lequel ces critiques se trouvent, fut une des causes de son arrêt de mort. L'inquisiteur, frère Accurse, de l'ordre des Frères Mineurs, qui le fit brûler avec ses livres, le dit expressément dans sa sentence, citée par Tiraboschi, ub. supr., p. 164: Librum quoque ejus in astrologiâ latinè scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit, et igni mandari decrevit. Et le Quadrio (Storia e ragione d'ogni poesia, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la même sentence, où le frère inquisisiteur, jouant sur le mot acerbus, qui signifie et le défaut de maturité, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a trouvé ce titre d'Acerba fort significatif, parce que le livre ne contient aucune maturité ni douceur catholique, mais au contraire beaucoup d'aigreurs hérétiques, multas acerbitates hereticas.

Cecco n'était pas médecin, comme quelques auteurs l'ont prétendu; mais plusieurs médecins donnaient alors dans les mêmes folies que lui, et, suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fièvre par les astres, et traitaient les maladies par la méthode des influences et des conjonctions. La médecine, quoique cultivée avec beaucoup d'émulation dès le siècle précédent, était pour ainsi dire encore naissante. Elle se traînait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces principes fixes que l'expérience a dictés, mais dont les applications sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universités, on la pratiquait avec un grand appareil d'érudition et d'orgueil doctoral; on écrivait d'énormes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien, tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de tout cela, que les noms très-inutiles de quelques docteurs; et l'art était toujours dans son enfance.

L'alchimie était encore pour les esprits une source d'égarement dont on était alors fort avide. Changer de vils métaux en or était devenu l'objet d'une passion presque générale. Thomas d'Aquin lui-même 404 avait cru à cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement parmi les sectateurs de la science hermétique; tandis qu'on place au premier rang le célèbre Raymond Lulle, que des écrivains, dignes de foi, disculpent de cette erreur 405. Quelques alchimistes furent pendus pour avoir falsifié les monnaies, et d'autres brûlés vifs pour sortilége 406. La société avait le droit de punir les premiers: les autres étaient des fous condamnés par des barbares.

Note 404: (retour) Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.
Note 405: (retour) Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.
Note 406: (retour) Grifolino d'Arezzo, et Capoccio de Florence, dont Benvenuto da Imola, parle fort au long dans son Comment. sur Dante. Voy. Tirab., loc. cit.

Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris dans le siècle précédent. Le premier surtout avait à Bologne, à Padoue, et dans plusieurs autres universités, un grand nombre de professeurs célèbres, et, parmi eux, un des poëtes les plus fameux de ce temps, Cino da Pistoia. Son nom de famille était Sinibaldi, ou plutôt Sinibuldi, et son prénom Guittoncino 407, diminutif de Guittone, dont on fit, par abréviation Cino. C'est sous ce dernier nom et sous celui de Pistoia, sa patrie, qu'il est parvenu à la postérité. Son père et sa famille, qui était ancienne et distinguée, prirent le plus grand soin de sa première éducation. Le goût dominant de son siècle le décida pour l'étude des lois; mais la nature l'avait fait poëte, et il se livra dès sa jeunesse à ces deux études à la fois. Il prit ses premiers degrés à Bologne, dans la faculté de droit. Il put dès-lors être revêtu d'un emploi de judicature, et il en exerçait un en 1307 dans sa patrie 408, quand la faction des Noirs rentra de force à Pistoia d'où elle avait été chassée de même. Cino était Gibelin et du parti des Blancs: il ne put tenir à la position critique où cette révolution le plaçait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour la belle Selvaggia, qu'il a tant célébrée dans ses vers. Philippe Vergiolesi, père de Selvaggia, était à Pistoia le chef des Blancs. Forcé par les mêmes circonstances à chercher un asyle, il s'était retiré avec sa famille dans un château fort sur des montagnes voisines des frontières de la Lombardie. Cino l'alla trouver, et en fut parfaitement accueilli; mais, pendant son séjour auprès du père, il eut la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chère Selvaggia.

Note 407: (retour) C'est son véritable prénom, et non pas Ambrogino, comme le Quadrio et d'autres l'ont écrit: son aïeul paternel s'était appelé de même.
Note 408: (retour) Il y était assesseur des causes civiles.

Après cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie, d'où l'on croit qu'il passa en France; l'université de Paris y attirait alors un grand nombre d'étrangers: il paraît que Cino, après y avoir fait quelque séjour, retourna en Italie, lorsque l'entrée de l'empereur Henri VII rendit aux Gibelins des espérances que sa mort imprévue 409 leur ôta bientôt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point détourné de ses travaux. Il en donna une preuve à Bologne, en 1314, en y publiant son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage volumineux, et rempli d'une érudition immense, qu'il composa cependant en deux années, et qui le plaça, dès qu'il parut, au premier rang des jurisconsultes de son temps 410. Ce fut avec un si beau titre qu'il se présenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de dix ans après qu'il eût été reçu bachelier. Sa réputation le fit bientôt appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa trois ans à Trévise, et environ sept ans à Pérouse. Il eut pour disciple dans cette dernière ville le célèbre Bartole, qui suivit ses leçons pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux écrits et aux leçons de Cino son savoir et même son génie.

Note 409: (retour) A Bonconvento, près de Sienne, en 1313.
Note 410: (retour) Ce commentaire a été imprimé plusieurs fois; la première édition parut à Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle qui fut donnée par Cisnerus, avec des notes et des additions marginales, à Francfort-sur-le-Mein, en 1578.

De Pérouse, Cino alla professer à Florence; il est bon de remarquer que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les légistes formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualité de légiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand éloignement pour les décrétales, les canons et pour tout ce qui composait la jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait été, dans les lois, maître de Pétrarque, et plus encore, qu'il l'ait été en droit canon, de Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'écrire 411, et seulement en lui offrant dans ses poésies, comme nous le verrons bientôt, un modèle que Plutarque se plut à imiter.

Note 411: (retour) Voy. Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja, raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi, etc. Pisa, 1808.

Cino professait encore à Florence 412, quand il fut nommé gonfalonier à Pistoia, où, depuis quelques années, les affaires de son parti avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il était cependant, en 1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqué d'une maladie grave, et mourut cette même année, ou au plus tard au commencement de 1337 413, laissant après lui deux renommées qui se sont conservées long-temps sans que l'une nuisit à l'autre, et regardé en même temps comme l'un des restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des créateurs de la poésie toscane. Nous considérerons bientôt en lui le poëte: comme jurisconsulte, s'il a été surpassé depuis, il surpassa lui-même tous les glossateurs qui l'avaient précédé; et il paraît que depuis le célèbre Irnérius, aucun légiste n'avait apporté autant de lumière que lui dans des matières que la plupart semblaient au contraire s'être étudiés à obscurcir 414.

Note 413: (retour) Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pensé que cette mort n'était arrivée qu'en 1341; mais voyez les Mémoires cités ci-dessus, p. 104.
Note 414: (retour) Memorie, etc., p. 53 et suiv.

Il fut enterré dans la cathédrale de Pistoia, au pied d'un autel qu'avait fait construire un de ses oncles, évêque de Foligno. Un artiste habile fut aussitôt chargé de faire pour lui un cénotaphe magnifique en marbre de Sienne, qui fut placé dans cette église plusieurs années après, et qu'on y voit encore. Cino y est représenté tenant école, ce qui prouve combien ce noble état de professeur était alors honoré. On remarque, auprès des disciples attentifs à l'écouter, une figure de femme, appuyée contre une des colonnes torses qui soutiennent le monument. L'artiste aura peut-être voulu représenter l'aimable Selvaggia, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-poëte au milieu de ses graves fonctions 415. Les ossements de Cino, retrouvés en 1614, furent placés alors sous le cénotaphe avec une inscription qui énonce simplement le fait 416. Pétrarque lui avait élevé un monument plus précieux, dans un fort beau sonnet 417, qui suffirait pour prouver que s'il avait été son disciple en poésie, l'élève s'était placé bien au-dessus du maître.

Note 415: (retour) Cette conjecture vraisemblable est due à M. l'abbé Ciampi, qui a le premier distingué cette figure de femme, et cherché à en deviner l'intention. Voyez Memorie, etc., note 31, p. 153.
Note 416: (retour)

Ossa damini Cini

Ad cenotaphium suum recollecta.

An. D. 1624.

Note 417: (retour)
Piangete, donne, e con voi pianga amore, etc.

Le fonds déjà si riche de la jurisprudence canonique s'accrut à cette époque, du recueil des Clémentines, c'est-à-dire, des Décrétales de Clément V, publiées par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-même à toutes les collections précédentes un grand nombre de décrétales. Mais comme elles ne furent point revêtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle de l'Église, ni envoyées aux écoles avec les femmes proscrites, elles restèrent simplement annexées au corps des ecclésiastiques, sous le titre singulier d'Extravagantes, que personne ne s'est avisé de leur ôter.

On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et même de tous ceux qui avaient existé jusqu'alors, Jean d'André, ou Giovanni d'Andrea, né à Bologne, non pas d'un prêtre, comme l'ont voulu quelques auteurs, mais d'un certain André qui se fit prêtre lorsque son fils avait huit ans 418. Ce fils s'éleva par son mérite et par son savoir, et devint le professeur le plus célèbre, et l'un des citoyens les plus considérés de cette ville, où il était né de parents pauvres. Il y mourut en 1348, de cette peste fatale qui désola l'Italie entière. Il laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'aînée, nommée Novella, était si savante en droit canon, que quand son père était occupé ou malade, il l'envoyait professer à sa place; et si jolie, que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes têtes, au lieu de les instruire, elle lisait et expliquait les lois, cachée derrière un rideau ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme contemporaine, Christine de Pisan: Et afin que la biauté d'icelle n'empeschast la pensée des oyants, elle avait une petite courtine au-devant d'elle 419; précaution peut-être insuffisante si on la voyait arriver et monter à sa chaire, si le rideau ne se tirait que quand elle commençait à lire, et si elle avait une voix aussi douce que sa figure était jolie.

Note 418: (retour) Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.
Note 419: (retour) Dans un ouvrage manuscrit intitulé la Cité des Dames, cité par Wolf, de Mulier. erudit, pag. 406, Tiraboschi, ub. supr. ne donne point d'autre indication. Nous avons à la Bibliothèque impériale, un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est cotté 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, verso. Le livre de Wolf, où il est cité, a pour titre: Mulierum Grœcarum quœ oratione prosâ usœ sunt fragmenta et elegia, etc. Curante Joan. Christiano Wolfio, Gottingœ, 1739, in-4°.: la citation est à l'article Novella, jurisperita, dans le Catalogus Fœminarum olim illustrium, qui occupe la dernière moitié du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est dans le manuscrit: «Quant à sa belle et noble fille (de Jean André), que il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit vacquier à lire les leçons à ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beauté d'elle n'empeschast la pensée des oyans, elle avait une petite courtine au devant d'elle, et par celle manière, suppléoit et allégeoit aucune fois les occupacions de son père, lequel l'ama tant, que pour mettre le nom d'elle en mémoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit, que il nomma du nom de sa fille la Nouvelle

L'histoire, l'un des genres de littérature dans lequel les Italiens se sont le plus distingués, commençait dès-lors à avoir des écrivains qui font autorité, tant pour la langue que pour les faits. Dino Compagni, Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la république, une fois gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux événements de sa patrie, en écrivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'étend que depuis 1280 jusqu'à 1312, quoiqu'il vécût encore dix ou onze ans après 420. Jean Villani, beaucoup plus célèbre que Dino, posséda comme lui les premiers emplois de la république, et en écrivit aussi l'histoire; mais avec beaucoup plus d'étendue, de talent, et avec une sorte de dignité, quoique dans un style naïf et simple. Cette histoire 421 embrasse depuis la fondation de Florence jusqu'à l'an 1348, où l'auteur mourut de cette même peste dont j'ai déjà rappelé les ravages, et dont Boccace nous a laissé, au commencement de son Décameron, une description si éloquente.

Note 420: (retour) Cette chronique, imprimée pour la première fois par Muratori, Script. rer. Ital., vol. IX, l'a été depuis séparément à Florence, 1728, in-4°.
Note 421: (retour) Imprimée d'abord à Venise, en 1537, in-fol., sous le nom de Chronique: elle l'a été plusieurs fois depuis. La meilleure édition est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4°.

Villani raconte lui-même 422 que dans un pélerinage qu'il fit à Rome, en 1300, pour le jubilé, la vue de ces grands et antiques monuments, et la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des Romains, écrites par Salluste, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et autres historiens, auxquels il est à remarquer qu'il joint aussi Lucain et Virgile, il conçut le projet d'écrire à leur exemple l'histoire de sa patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son ouvrage est divisé en douze livres. Il y fait marcher de front avec l'histoire de Florence, celle des autres états d'Italie. S'il fait autorité, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient alors l'histoire, et dont on doit supposer le goût dans un écrivain qui rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais lorsqu'il traite des faits arrivés de son temps, ou dans les temps voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout où l'esprit de parti ne l'égare pas. Mais il était trop fortement attaché aux Guelfes pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Après sa mort, Mathieu Villani, son frère, et Philippe, fils de Mathieu, continuèrent son histoire que ce dernier conduisit jusqu'à l'an 1364 423. Elle est rangée, pour l'élégance, le naturel et la pureté du style, parmi les principaux livres classiques italiens.

Note 422: (retour) Lib. VIII, c. 36.
Note 423: (retour) La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut imprimée par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le complément de Philippe son fils, en 1567, in-4°.

La république de Venise, rivale à beaucoup d'égards de celle de Florence, qui, ayant fixé depuis long-temps la forme de son gouvernement, et garantie, tant par cette forme même que par sa position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de l'Empire, jouissait d'un état beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers cette même époque, le premier historien dont elle s'honore. André Dandolo, élevé en 1343 à la dignité de Doge, quoiqu'il n'eût que trente-six ans, était fort versé dans les lois, dans les belles-lettres et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignité, de gravité, d'amour pour sa patrie, doué d'une éloquence merveilleuse, d'une prudence consommée et d'une grande affabilité, il avait toutes les qualités nécessaires dans le chef d'une république. Pendant sa suprême magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et conduisit avec autant d'habileté que de courage plusieurs négociations et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gênes fut cause de sa mort. Les Gênois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages, que les Vénitiens se crurent à deux doigts de leur perte. Dandolo en conçut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a laissée et qui jouit de beaucoup d'estime est écrite en latin 424. Elle comprend celle de Venise depuis les premières années de l'ère chrétienne jusqu'à l'an 1342, qui précéda son élection; ce qui prouve que, depuis le moment où il fut chargé de la conduite des événemens qui sont la matière de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'écrire.

Note 424: (retour) Muratori est le premier qui l'ait publiée, Script. rer. Ital., vol. XI.

Padoue eut aussi un historien de réputation dans Albertino Mussato, qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizième siècle et le commencement du quatorzième; cela suppose une vie fort agitée, et souvent privée du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes très-variées de sa fortune; il fut non-seulement historien, mais poëte; et la couronne poétique lui fut même décernée publiquement à Padoue sa patrie. Il mourut en 1330, âgé de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a laissée porte le titre d'Augusta, parce qu'elle contient en seize livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en prose, il raconte les événemens qui suivirent la mort de cet empereur jusqu'en 1317 425. Trois livres en vers héroïques ont ensuite pour sujet le siége que Can Grande de la Scala mit devant Padoue; et, dans un dernier livre en prose, Mussato décrit les troubles domestiques qui déchirèrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous la domination du seigneur de Vérone. Cette série historique, qui contient en tout vingt-huit livres, est regardée comme l'ouvrage le mieux écrit en latin, depuis la décadence des lettres jusqu'alors 426. Ses poésies, aussi toutes latines, consistent en élégies, épîtres et églogues écrites d'un style abondant et facile, mais encore privé d'élégance, quoique moins dur et moins grossier que celui des poëtes des âges précédents. Il composa de plus deux tragédies latines, les premières qui aient été écrites en Italie; l'une intitulée Eccerinis, dont le fameux Ezzelino est le héros, et l'autre Achilleis, qui a pour sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le style de Sénèque; mais quoiqu'il y réussisse souvent, il n'y a point d'injustice à dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un mauvais modèle 427.

Note 425: (retour) Dans ces deux histoires, selon l'observation de Tiraboschi (Stor. della Letter. Ital., t. V, pag. 347), quoique l'auteur ne se borne pas à parler des actions des Padouans ses compatriotes, il s'y étend cependant beaucoup plus que sur les autres faits.
Note 426: (retour) Tiraboschi, loc. cit.
Note 427: (retour) Les œuvres d'Albertino Mussato, d'abord imprimées à Venise, en 1636, l'ont été plus complètement en Hollande, dans le Thesaurus Histor. Ital., vol. VI, partie II. Ses poésies et ses deux tragédies sont dans cette dernière édition. Muratori n'a imprimé que les ouvrages historiques et la tragédie d'Eccerinis, Script. rer. Ital., vol. X.]

Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans toutes les parties de l'Italie, écrivirent alors en latin des histoires, soit particulières, soit générales. Quoique l'usage presque universel fût encore d'écrire dans cette langue, la langue vulgaire prenait cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous le sommes à la littérature italienne, nous devons passer légèrement sur tout le reste, pour nous occuper plus à loisir des auteurs qui en ont fait l'éclat et la gloire.

Ce n'est pas tout-à-fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de certains cantiques spirituels, où l'on reconnaît pourtant de la verve et une sorte de génie parmi beaucoup de duretés, de grossièretés et d'incorrections de toute espèce. C'était un moine de l'ordre de St.-François, ou plutôt un frère convers, et qui ne voulut jamais être autre chose; nommé Iacopone ou Iacopo da Todi, parce qu'il était né dans cette ville. Il appartient au treizième siècle plus qu'au suivant, puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de réparer. Iacopo, par un esprit de sainteté fort extraordinaire, imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants couraient après lui, en l'appelant par dérision Iacopone: c'est ce nom qui lui est resté. Ses supérieurs contribuèrent encore à sa sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il était, il fit peut-être exprès. Il y composa un cantique, où il ne parle que de joie et d'amour.

O giubilo del cuore
Che fui cantar d'amore
, etc. 428

Tandis que le pape Boniface VIII assiégeait Palestrine, Iacopone, qui s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui qui commence par ces mots:

O papa Bonifazio
Quanto hai giocato al mondo
429!
Note 428: (retour) C'est le 76e cant.

Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris Palestrine, fit mettre notre poëte en prison, aux fers, et au pain et à l'eau. Iacopone, dans plusieurs cantiques, décrit sa dure captivité. Boniface ajouta l'insulte à la vengeance. Un jour qu'il passait devant sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y entrerez, répondit le moine; et peu de temps après, le pape, ayant été fait prisonnier par les Français et par les Colonne, ses ennemis, la prédiction se vérifia toute entière. Iacopone mourut trois ans après sa délivrance. Il fut élevé au rang des saints pour ses bonnes œuvres, et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothéoses. Il y a peu d'inconvénients à la première; mais il pourrait y en avoir à la seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorités les locutions siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont remplis 430.

Note 430: (retour) La première édition de ces cantiques est celle de Florence, 1490, in-4°.; il y en a eu depuis un assez grand nombre d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4°., avec des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux Iacopone (ces discours sont de Giamb. Modio), et de Venise, 1617, in-4°., avec les notes de Fra Francisco Tresatti da Lugano. C'est cette dernière qui est citée par la Crusca.

Il est vrai qu'à travers ce mauvais style, qui dégénère quelquefois en jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilité, et une naïveté de pensées et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme. Iacopone a du rapport, pour les idées, avec notre abbé Pellegrin, quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par exemple 431, il fait dialoguer ensemble l'âme et le corps: l'âme propose au corps les mortifications de la pénitence; le corps y répugne et les refuse tant qu'il peut. L'âme lui présente une discipline à gros nœuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures: le corps crie au secours contre cette âme sans pitié; cette âme cruelle qui l'a tué, battu, ensanglanté, etc. 432. Dans un autre cantique 433, le bon Iacopone s'emporte contre la parure des femmes: il les compare au basilic. «Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue empoisonnée fait mourir le corps; la vôtre est bien pire; elle tue l'âme.» Il les appelle servantes du diable434, à qui elles envoient un grand nombre d'âmes. Quand il en vient à leur parure, il va des pieds à la tête, depuis la chaussure qui fait paraître la naine une géante, jusqu'à la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisième cantique 435, l'âme et le corps sont de nouveau mis en scène: le lieu et l'instant de cette scène sont terribles; c'est le jour du jugement dernier: l'âme revient chercher son corps pour se rendre devant le juge; elle lui reproche de l'avoir entraînée dans le crime dont il va partager la peine: l'Ange fait résonner l'effrayante trompette 436. Ce serait le sujet d'une ode à faire frémir; mais il faudrait qu'au lieu d'être faite par Iacopone, elle le fût par un Chiabrera ou par un Guidi.

Note 432: (retour)
Sozo, malvascio corpo
Luxurioso, engordo,
. . . . . . . . . . . .
Sostieni lo flagello
Desto nodoso cordo.
. . . . . . . . . . . .
Succurrite vicini
Che l'anima m'a morto,
Alliso, ensanguenato,
Disciplinato a torto.
O impia, crudele
, etc.
Note 434: (retour)
Serve del diavolo
Sollecite i servite,
Colle vostre schirmite
Molt'aneme i mandate.
Note 436: (retour)
L'agnolo sta a trombare
Voce de gran paura.

Un autre poëte, dont la vie fut partagée entre les deux siècles, mais qui poussa sa longue carrière jusqu'au milieu du quatorzième, est Francesco da Barberino. Il était né en 1264, au château de Barberino en Toscane, et fut, à Florence, un des disciples de Brunetto Latini. Il suivit avec distinction la carrière des lois, à Bologne, à Padoue, à Florence même, et devint un jurisconsulte célèbre. Mais ses graves études ne l'empêchèrent point de cultiver la poésie; son principal ouvrage, intitulé les Documents d'Amour (i Documenti d'Amore), est en vers de différentes mesures. Son style manque souvent de facilité, d'élégance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la langue provençale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue. Cependant les Académiciens de la Crusca l'ont aussi rangé parmi les auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de même pour Iacopone da Todi. Nous ne devons donc pas, nous autres Français, croire que ce qui est jargon dans ces deux vieux poëtes, fasse autorité. Au reste l'ouvrage de Francesco da Barberino n'est pas, comme le titre paraît l'annoncer, un livre d'amour, mais un traité de philosophie morale, divisé en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de quelque vertu et des récompenses qui y sont destinées. Ce poëme, resté long-temps manuscrit, parut pour la première fois à Rome, en 1640, avec de fort belles gravures, précédé de la vie de l'auteur, écrite par Ubaldini, et suivi de tables alphabétiques très-utiles, vu le grand nombre de locutions et de mots étrangers que ce poëte a employés dans ses vers. Il mourut à Florence, à quatre-vingt-quatre ans; et fut encore une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa indistinctement tous les âges.

Ce serait ici le lieu de faire connaître plus particulièrement le poëme de l'Acerba, qui fit la réputation de Cecco d'Ascoli, et fut en partie la cause de sa fin tragique; mais à parler franchement, quoique tous les curieux l'aient dans leur bibliothèque 437, il n'en vaut pas trop la peine.

Note 437: (retour) La plus ancienne édition connue de ce poëme, est celle de Venise, chez Philippo di Piero, 1476, in-4°. avec un Commentaire de Nicolo Massetti; répétée ibid. en 1478. Haym (Biblioth. ital., Milan, 1771, in-4°.), cite une première édition, in Bessalibus, 1458, dont aucun autre bibliographe n'a parlé. Il s'en fit quatre ou cinq autres éditions avant la fin du quinzième siècle, et il en parut encore plusieurs dans le siècle suivant; les première sont devenues très-rares.

C'est un Traité en cinq livres, divisés chacun en un assez grand nombre de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des éléments, et des phénomènes célestes; le second, des vertus et des vices; le troisième, de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres précieuses; le quatrième, contient des questions ou problèmes sur divers points d'histoire naturelle; enfin le cinquième, qui n'a qu'un seul chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est écrit en sixains, d'un style sec, dur, dépourvu d'harmonie, d'élégance et de grâce; et de plus tout rempli de ces rêveries astrologiques, qui étaient la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent à sa perte.

Il paraît y avoir un grand rapport entre ce chétif ouvrage et une partie du Trésor de Brunetto Latini. On y parle de même du ciel, des éléments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes, des vertus et des vices. L'un semblerait n'être qu'un extrait de l'autre mis en vers et revêtu seulement dans les détails, des imaginations de l'auteur. Je trouve dans le titre même, tel qu'il était, suivant l'opinion du savant Quadrio, avant les altérations qu'on y a faites, une raison de plus pour croire que Cecco eût en vue, dans son poëme, le grand traité de Brunetto. L'Acerbo, selon cet auteur 438, était le premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en fait depuis L'Acerba qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans acerbo, le b était employé, comme il arrivait souvent, pour un v. Le véritable mot était donc acervo, qui signifie poétiquement, comme le latin acervus, un tas, un amas, un monceau, et Cecco lui donna ce titre pour désigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espèce. Ce fut une raison semblable qui engagea Brunetto Latini à donner au sien le nom de Trésor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non seulement par la matière, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je crois, n'a fait ce rapprochement, ni formé cette conjecture, sur laquelle je me garderai bien d'insister, malgré le vraisemblance qu'elle a pour moi.

Note 438: (retour) Storia e ragione d'ogni Poesia, t. VI, p. 40.

On est peut-être curieux de savoir comment ce poëte astrologue s'y était pris pour mettre jusqu'à trois fois, dans cette espèce de farrago des traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante avait attribué à la Fortune une influence à laquelle la sagesse humaine ne pouvait résister 439. Cela déplaît à Cecco, qui, parlant aussi de la Fortune, mais dans un style un peu différent, reproche au poëte florentin de s'être trompé; et soutient qu'il n'y a point de fortune qui ne puisse être vaincue par la raison 440. La seconde attaque est plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont Cecco assigne la cause aux influences du troisième ciel, ou de la planète de Vénus. Il accuse Guido Cavalcanti de lui avoir donné une autre origine dans sa fameuse canzone sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette même accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq fois contre lui avec une sorte d'acharnement 441. Enfin, le dernier trait est à la fin de son quatrième livre. Il se félicite, et, à ce qu'il paraît, de très-bonne foi, de n'avoir usé dans son poëme d'aucun des ressorts que Dante avait employés dans le sien. «Ici, dit-il d'un air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un étang; ici on ne chante pas comme ce poëte qui n'imagine que des choses vaines; mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, à qui sait l'entendre, le cœur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rêve pas à travers la forêt obscure 442. Ici, je ne vois ni Paul ni Françoise, ni les Mainfroy, ni le vieux ni le jeune de la Scala, ni les massacres et les guerres de leurs alliés les Français. Je ne vois point ce comte qui, dans sa fureur, tient sous lui l'archevêque Roger, et fait de sa tête un repas horrible. Je laisse là les fables et ne cherche que la vérité.» Eh non, malheureux Cecco! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela. C'est pourquoi, depuis plusieurs siècles, ton triste poëme est à peine connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les amis de la poésie, un objet d'admiration et d'étude.

Note 439: (retour) C'est dans ce beau morceau du septième chant de son Enfer, où il fait dire par Virgile, que Dieu a donné aux splendeurs mondaines cette conductrice générale qui y préside, qui les fait passer de peuple en peuple et de race en race:
Oltre la difension de' senni umani.
Voy. ci-dessus, p. 57.
Note 440: (retour)
In ciò peccasti Fiorentin poeta,
Panendo che gli ben de la fortuna
Necessitati sieno con lar meta.
Non è fortuna che rason non vinca.
Hor pensa, Dante, se prova nessuna
Se può più fare che questa convinca.

(L. II, c. i.)

Note 442: (retour)
Quì non se sogna per la selva oscura,
Quì non vego nè Paolo nè Francesca.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non vego'l conte che per ira et asto B
Ten forte l'arcivescovo Rugiero,
Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lasso le ciancie e torno su nel vero,
Le favole mi son sempre nemiche.

(L. IV, c. 13.)

Fazio degli Uberti, poëte qui jouissait dès lors de plus de renommée que Cecco, dont la réputation s'accrut beaucoup dans la suite, et s'est mieux conservée depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de l'imiter, ou du moins de composer un grand poëme qui pût être placé à côté du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle du Dante, et long-temps après, il ne fut connu que par des sonnets et des canzoni, où l'on remarque surtout une force et une vivacité de style qui étaient alors les qualités les moins communes. On n'en a imprimé qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil d'anciennes poésies 443, ont pour sujet les sept péchés mortels. L'un des péchés parle dans chacun de ces sonnets et se caractérise lui-même. Ils furent peut-être faits pour ces représentations pieuses où figuraient les anges et les démons, les vertus et les vices personnifiés, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers essais de l'art dramatique.

Note 443: (retour) Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci, etc., Napoli, 1661, p. 296 et suiv.

Dans l'une des deux canzoni de ce poëte, qui nous ont été conservées, il se plaint poétiquement des peines que l'amour lui fait éprouver, en se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour du printemps 444. L'herbe des prés, les fleurs, les collines riantes, les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour paraît sourire; mais lui, le désir le consume; il ne cessera de souffrir que quand il reverra la beauté dont il est séparé depuis long-temps. Les chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le ramènent aussi tristement sur lui-même. Les animaux les plus sauvages, les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie à la mort, selon les espérances ou les craintes de son cœur. Les claires eaux, les fraîches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et les fleurs; les poissons, délivrés des chaînes de l'hiver, parcourent les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il aime, est brûlé d'un feu que rien ne peut éteindre. Les jeunes filles et leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de fêtes, de danses, de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occupé de celle qui serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un état qui arrache des larmes à ceux qui sont témoins de sa douleur.

Note 444: (retour) Raccolta di Antiche rime, etc., à la fin de la Bella mano de Giosta de' Conti, Paris, 1595:
Io guardo infra l'erbette per li prati, etc.

Dans l'autre canzone 445 il se plaint encore, mais s'est de l'extrême indigence où il se trouve réduit. Toutes ses expressions sont celles du désespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destinée est de souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa mère, la pauvreté s'assit auprès de lui, et lui prédit qu'elle ne s'en détacherait jamais. Cette prédiction ne s'est que trop accomplie. Dans l'excès de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde, il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive 446, etc.

Note 445: (retour) Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil intitulé: Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci libri raccolti; Florence, Philippo Giunti, 1527.
Lasso! che quando imaginando vegno
Il forte e crudel punto dov'io narqui
, etc.
Note 446: (retour)
Però bestemmio in prima la natura,
E la fortuna, con chi n'ha potere
Di farmi si dolere;
E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura;
Che tanto è 'l mia dolore e la mia rabbia,
Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia.

Cette malédiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.

Fazio ou Bonifazio degli Uberti était petit-fils du célèbre Farinata que nous avons vu dans l'Enfer du Dante 447. Sa famille fut exilée de Florence, et il paraît qu'il naquit dans l'exil. Cette pièce est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint à corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani 448, ce fut un des hommes les plus agréables et de la meilleure société de son temps: «On n'eut qu'un reproche à lui faire, c'est que, par amour du gain, il fréquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les vices et les mœurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exilé de sa patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses écrits.» Cette conduite réussit presque toujours aux hommes de quelque talent, quand ils ont la bassesse de préférer une fortune ainsi acquise à une honorable pauvreté. Il paraît cependant que si elle tira Fazio degli Uberti de la misère, elle ne la mena point à la fortune; car, selon le même Villani, il mourut et fut enterré à Vérone, après avoir, dans sa vieillesse, passé modestement et tranquillement de longs jours 449. Je ne le considère ici que comme poëte lyrique, je parlerai ailleurs de son grand poëme, qui appartient à la dernière moitié du siècle.

Note 447: (retour) Voy. ci-dessus, p. 65.
Note 448: (retour) Vite d'uomini illustri Fiorentini, p. 70 et suiv.

Celui de tous les poëtes de la première moitié qui passe pour avoir le plus approché du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux annoncé par les grâces de son style, les grâces inimitables du style de Pétrarque, et pour avoir donné avant lui aux vers italiens le plus d'élégance et de douceur, est, comme je l'ai dit, Cino da Pistoia, qui fut aussi l'un des jurisconsultes les plus célèbres de son temps 450.

Note 450: (retour) Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.

Les poésies de Cino ont été imprimées à Rome en 1559 451, et réimprimées avec une seconde partie, trente ans après 452. Elles sont d'ailleurs insérées dans plusieurs recueils de poésies anciennes, publiés, soit avant, soit après ces éditions 453. Il est impossible de croire que Dante, qui a beaucoup loué ce poëte 454, et Pétrarque qui l'a loué peut-être encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses modèles, et qui a beaucoup emprunté de lui, et plusieurs critiques plus récents, qui lui ont aussi donné de grands éloges, se soient trompés, et que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est vraiment impossible de trouver, par exemple, le mérite d'un grand naturel et d'une extrême clarté 455 dans ce qui est aussi obscur et aussi recherché que la plupart de ces poésies, il l'est de ne pas reconnaître que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom, sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et les subtilités théologiques dont il serait plus facile d'y montrer l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les sonnets et dans les canzoni de Cino. Ce tissu est souvent si obscur et si délié en même temps, qu'on ne peut ni le pénétrer ni le saisir. Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce sonnet que je ne choisis pas, mais qui se présente le premier 456? «Ah! que ce serait une douce société si ma Dame, l'amour et la pitié étaient ensemble dans une amitié parfaite, selon la vertu que l'honneur désire! si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la liberté dans sa nature, en sorte que le cœur n'eût que par complaisance 457 l'apparence de l'humilité! si enfin je voyais cette union, et que j'en portasse la nouvelle à mon âme affligée! Vous l'entendriez alors chanter dans mon cœur, délivrée de la douleur qui s'est emparée d'elle, et qui, écoutant une pensée qui en parle, s'y jette en soupirant pour se reposer.» Cela est presque littéralement traduit; mais je n'ose me flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit autant que le texte.

Note 451: (retour) Par Niccolò Pilli.
Note 452: (retour) Par Faustino Tasso.
Note 453: (retour) Elles composent le cinquième livre du recueil des Juntes, 1527, et les sixième et septième de la réimpression de ce recueil; Venise, 1740, in-8°. On en trouve de plus quelques pièces, à la suite de la Bella Mano, et d'autres dans les Poeti antichi, publiés par l'Allacci; recueils que j'ai déjà cités plusieurs fois.
Note 454: (retour) Dans son traité de Vulgari eloquentiâ, l. I, c. 17, l. II, c. 2 et ailleurs.
Note 455: (retour) L'auteur des Memorie della Vita di Messer Cino, etc., trouve ses métaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agréables; il trouve que ses figures ne sont point trop recherchées, et qu'il se montre toujours facile, aimable et clair.... Le metafore quanto leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro.
Note 456: (retour)
Deh, com' sarebbe dolce compagnia,
Se questa Donna, Amore e pietate
Fossero insieme in perfetta amistate,
Secondo la vertù c'honor disia
, etc.

(Recueil de 1527, p. 47.)

D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par exemple, d'entendre celui où le poëte s'adresse à cette voix qui encourage son cœur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu où ne peut plus rester son âme 458; ou celui dans lequel il voit sa dame qui vient assiéger sa vie, et qui est si irritée, qu'elle tue ou renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante 459: si vous ne vous trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est véritablement qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces sonnets: il n'y en a presque aucun où l'on ne trouve quelques vers à peu près du même style: c'est un cœur qui se place dans les yeux d'un amant, quand il regarde sa dame 460, et qui, voulant fuir l'amour, est assez insensé pour s'asseoir ainsi devant sa flèche, cette flèche armée de plaisir au lieu de fer 461: c'est un amant qui meurt, et que l'amour tue en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son âme sort en fuyant 462; ou bien c'est un soupir qui sort du cœur par le chemin que lui a ouvert une pensée, et qui se cache au désir sous les dehors de la pitié 463; ou c'est encore un amant qui voit dans sa pensée son âme serrée entre les mains de l'amour 464, et l'amour qui la tient liée dans le cœur déjà mort, où il la bat souvent, et cette âme qui appelle aussi la mort, tant elle souffre des coups qu'elle a reçus; et des yeux que la beauté a rendus si fous, qu'ils mènent le cœur au combat où il est tué par l'amour 465; et une infinité d'autres expressions pareilles.

Note 458: (retour) Tu che sei voce che lo cor conforte, etc.
(Ibid. p. 48, verso.)
Note 459: (retour)
Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene
Al grande assedio della vita mia
, etc.

(Recueil de 1527, p. 56, verso.)

Note 460: (retour)
Lo core mio che negli occhi si mise, etc.

(Ibid. p. 47, verso.)

Note 461: (retour) Le texte dit: ferrée de plaisir; ferrata di piacer.
Note 462: (retour)

Ch'amor m'ancide

Che mi salisce con tanti sospiri
Che l'anima ne va di fuor fuggendo.
Dans le sonnet: Signore, io son colui, etc. (Ibid. p. 48)
Note 463: (retour) Hora sen'esce lo sospiro mio, etc. (Ibid. p. 53.)
Note 464: (retour)
Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero
L'anima stretta nelle man d'amore
, etc.

(Recueil de 1527, p. 55.)

Note 465: (retour)
Madonna, la biltà vostra infollìo
Si gli occhi mici
, etc. (Ibid. p. 54, verso.)

Quelquefois on croit entendre, ou à peu près; on voit un sentiment personnifié qui agit et qui parle; on est même touché par le mouvement du style, par la vivacité des tours, et par l'harmonie des vers; mais le fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que l'esprit et le cœur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrassé qu'un fantôme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et dont l'un est le complément nécessaire de l'autre. Ce sont à peu près les plus agréables et les moins alambiques de cette partie du Recueil.

Ier. Sonnet.--«O pitié 466! va, prends une forme visible, et couvre si bien de tes vêtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers), qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donnée! Mais avant de commencer ta journée, tâche, s'il plaît à l'amour, d'appeler à toi mes esprits égarés, et de leur faire approuver ce message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est à elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite à ceux que j'envoie: jetez-vous à leurs pieds, et dites-leur de la part de qui vous venez, et pourquoi. O belles! écoutez ces humbles interprètes!»

Note 466: (retour)
Moviti, pietate, e và incarnata, etc.

(Ibid. p. 51, verso.)

IIe. Sonnet.--«Un homme, dont le nom indique la privation des jouissances de l'amour 467, et riche seulement de tristesse et de douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la pitié. Il se serait présenté lui-même devant vous, s'il avait encore son cœur; mais il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous le voyiez de près, il vous ferait trembler vous-mêmes, tant la pitié est visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il implore; c'est par vous qu'il espère sortir de peine, et c'est ce qui attache encore à la vie son âme désolée.»

Note 467: (retour)
Homo, lo cui nome per effetto
Importa povertà di gìoì' d'amore
, etc.

(Recueil de 1527.)

La pitié que le poëte charge de porter ses vers, de les présenter aux belles, amies de sa maîtresse, et ces vers jetés à leurs pieds, qui parlent et intercèdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grâce, ni d'harmonie; mais au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours ainsi que ce poëte s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche à plaire; mais quand il se fâche, il parle plus clairement, et son dépit s'énonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour preuve, un sonnet qui commence par ce vers:

Gia trapassato oggi è l'undecimo anno 468
Note 468: (retour) Rime di diversi antichi autori toscani, réimpression de Venise, 1740, p. 164.

Il finit par des injures contre les femmes 469, qu'on ne pardonnerait pas à un homme qui ne serait pas en colère, mais qu'elles pardonnent facilement elles-mêmes, quand cette colère est, comme il arrive souvent, une preuve d'amour. Cino fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, à une épreuve plus cruelle; il perdit sa chère Selvaggia, et quelques sonnets qu'il fit après sa mort, ont aussi plus de naturel et de vérité que les autres. On a fait la même observation sur Pétrarque, après la mort de Laure. Mais personne n'a observé, du moins en Italie, que l'un des sonnets de Cino, faits depuis son malheur 470, a été imité, ou plutôt étendu et paraphrasé par Pétrarque, dans une de ses canzoni les plus célèbres, celle où il cite l'amour devant le tribunal de la raison 471. La scène, le dialogue, le fond des idées, la décision sont les mêmes, comme on le verra quand nous en serons aux poésies de Pétrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un poëte, quelque grand qu'il soit, ait emprunté quelque chose d'un autre poëte; mais peut-être le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux commentaires sous lesquels on a comme écrasé les poésies de Pétrarque, personne n'ait fait la remarque d'une si évidente conformité 472.

Note 469: (retour)
Cieco è qualunque de' mortali agnogna
In donna ritrovar pietate e fede.
Note 470: (retour) Il commence par ce vers:
Mille dubbj in un dì, mille querele.

Muratori le cite avec de grands éloges, Perfetta poesia, P. II, p. 273 et suiv.

Note 471: (retour)
Quel antico mio dolce empio signore, etc.
Note 472: (retour) M. Giamb. Corniani est le premier auteur italien qui l'ait faite. (Voy. I secoli della Letteratura italiana, etc., Brescia, 1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus étonnant, c'est que les Mémoires pour la vie de Pétrarque sont fort connus depuis long-temps en Italie, et que l'abbé de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p. 46, note.

Deux de ces sonnets paraissent avoir été faits lorsque Cino fut revenu de France. En passant l'Apennin, peut-être pour aller à Bologne, il visita le tombeau de Selvaggia. «Jamais, dit-il, dans l'un de ces sonnets adressé au Dante, jamais ni pélerin, ni aucun autre voyageur ne suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargés de douleur que moi, lorsque je passai l'Apennin 473. J'ai pleuré ce beau visage, ces tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes yeux, etc.» Il dit, dans l'autre sonnet: «J'allai sur la haute et heureuse montagne, où j'adorai, où je baisai la pierre sacrée 474; je tombai sur cette pierre, hélas! où l'honnêteté même repose. Elle enferma la source de toutes les vertus, le jour où la dame de mon cœur, naguère remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. Là, j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort m'attire à elle, car c'est ici qu'est mon cœur: mais il ne m'entendit pas; je partis en appelant Selvaggia, et je passai les monts avec les accents de la douleur.» Cette douleur ingénieuse, et cependant profonde, intéresse; et quand on pense que le poëte, qui est allé nourrir ses regrets, et donner l'essor à son génie sur ce tombeau, était un grave jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-être en ce moment mettre le dernier sceau à sa renommée, par son commentaire sur le Code 475, on se sent doublement intéressé par ce mélange de sensibilité, de talent et de science.

Note 473: (retour)
Signore, e' non passò mai peregrino, etc.

(Rime di diversi antichi, etc., réimpr. 1740, p. 340.)

Note 474: (retour)
Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte,
Ove adorai baciando il santo sasso,
etc. (Ibid. p. 164.)
Note 475: (retour) Voyez ci-dessus, p. 296.

Je trouve un autre sonnet de Cino, dont le tour est vif, le sentiment vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Pétrarque, si l'auteur, qui s'était imposé la tâche de le faire tout entier sur deux seules rimes, n'y eût pas employé quelques adverbes, et surtout malvagiamente, que Pétrarque, je crois, n'y eût pas mis. Voici le sens du sonnet de Cino: «Homme égaré, qui marches tout pensif, qu'as-tu 476? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu méditant dans ton âme? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas que tu aies jamais senti aucun des biens que le cœur sent dans la vie. Il paraît au contraire à tes mouvements, à ton air, que tu meurs douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un désespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque la pitié; c'est elle qui te sauvera. Voilà ce que me dit la foule émue qui m'environne.» Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au poëte ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le poëte, lui-même, adresse à un inconnu, ajoute aux autres mérites de cette petite pièce, celui de l'originalité. On peut distinguer encore dans ces poésies, une ode ou canzone sur la mort de l'empereur Henri VII 477, qui ne manque ni de naturel ni de noblesse, et deux canzoni satiriques; l'une contre les Blancs et les Noirs de Florence 478, qui n'est pas d'un sel bien piquant, l'autre adressée au Dante 479, où il y en a davantage; elle est dirigée contre une ville où le poëte s'ennuie, et cette ville est Naples 480, quoique aucun des auteurs qui ont parlé de Cino, ne dise qu'il y ait voyagé 481. Ou c'est une particularité de sa vie qui leur a échappé, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est pas de lui.

Note 476: (retour)
Homo smarrito, che pensaso vai, etc.

(Recueil de l'Allacci, p. 279.)

Note 477: (retour)
L'alta virtù che si ritrasse al cielo, etc.

(Recueil de l'Allacci, p. 264 et suiv.)

Note 478: (retour)
Si m'ha conquiso la selvaggia gente, etc.
(Rime dì diversi, etc. 1740, p. 172.)
Note 479: (retour)
Deh quando rivedrò 'l dolce paese
Di Toscana gentile? etc.

(Ibid. pag. 171.)

Note 480: (retour) Il le dit positivement à la fin:
Vera satira mia, va per lo mondo
E di Napoli conta, etc.
Note 481: (retour) M. Ciampi, dans ses Mém. della Vita di M. Cino, parle bien d'un Voyage à Naples, mais il fonde l'idée de ce voyage sur cette satire même, et n'en dit rien autre chose.

Ces mêmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres poëtes du même âge, qui eurent plus ou moins de réputation; un Benuccio Salimbeni, un Bindo Bonichi, un Antonio da Ferrara, un Franscesco degli Albizzi, un Sennuccio del Bene, intime ami de Pétrarque, avec qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amitié. Ce qui reste d'eux nous les fait voir tous occupés du même sujet, qui est l'amour, et l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du même objet, puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa maîtresse, aucun ne la peint sous des traits particuliers et sensibles; tous parlent de même de leurs peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils implorent, de la pitié qu'on leur refuse, du feu qui les brûle et du froid qui les glace. Ils suivent obstinément les fausses routes que les premiers poëtes leur avaient ouvertes dans le treizième siècle. Ils s'y engagent plus avant: ils défigurent de plus en plus l'expression d'un sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils s'écartent de plus en plus de la nature.

Un grand poëte qui les surpassa tous, fut entraîné trop souvent par leur exemple; mais lors même qu'il n'écouta comme eux que son esprit, il y joignit ce qu'ils n'avaient pas, le génie. Il eut ce qui ne leur manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son imagination et son cœur furent pénétrés toute sa vie; partout où il fut vrai, touchant, mélancolique, il le fut avec un charme que personne, excepté Dante, n'avait donné avant lui aux affections douces et tristes. C'est là ce qui fait aujourd'hui la gloire poétique de Pétrarque, mais il s'en faut bien que ce soit là tout ce que nous devons considérer en lui. Le poëte le plus aimable de son siècle, fut à la fois un personnage politique, un philosophe supérieur aux vaines arguties de l'école, un orateur éloquent, un érudit zélé pour la gloire des anciens, mais surtout curieux de tout ce qui pouvait servir à celle de son pays, de son siècle, et à l'instruction des hommes de tous les pays et de tous les temps.




CHAPITRE XII.

PÉTRARQUE.

Notice sur sa Vie 482.

Note 482: (retour) Il existe un grand nombre de Vies de Pétrarque. La plus complète est celle que l'abbé de Sade, qui était de la famille de Laure, a donné sous le titre de Mémoires pour la Vie de Pétrarque, Amsterdam, 1764--1767, 3 vol. in-4°. Tout ce qu'on a écrit depuis en français, sur le mème sujet, en est tiré. Mais quelque soin que l'abbé de Sade eût mis à ses recherches, il lui est échappé des inexactitudes et des erreurs, qui se sont multipliées par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc point encore en français de Vie exacte de Pétrarque: c'est ce qui m'a engagé à donner plus d'étendue à celle-ci. Tiraboschi, en reconnaissant le mérite et l'utilité du travail de l'abbé de Sade, a relevé ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la Préface du tome V de son Histoire de la Littér. ital.; et dans ce même volume, tout ce qui a rapport à Pétrarque.) M. Baldelli a publié depuis à Florence un fort bon ouvrage, intitulé: Del Petrarca e delle sue opere, 1797, in-4°., dans lequel il ajoute encore à tout ce que l'abbé de Sade et Tiraboschi avaient donné de plus satisfaisant et de meilleur; il a puisé comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans la source la plus riche et la plus pure, les œuvres mêmes de Pétrarque, et il a consulté des manuscrits qu'ils avaient ignorés. J'ai tiré principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai revue, ayant sous les yeux les œuvres latines de Pétrarque, imprimées, et de précieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manière dont j'ai traité ce sujet intéressant, on peut du moins, d'après les garants que je présente, être parfaitement assuré de l'exactitude et de la vérité des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abbé de Sade et les autres biographes français, ont été rectifiés ou ajoutés par Tiraboschi et Baldelli. J'ai cru inutile de noter en détail ces variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.
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