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Histoire littéraire d'Italie (3/9)

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La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom,

a paru de tout temps, à de grands écrivains, un sujet où ils pouvaient développer tout leur talent et toute la force de leur style. Hippocrate, dans son Traité des Épidémies, n'eut garde d'en oublier une si terrible; la description qu'il en fait au troisième livre entrait nécessairement dans son plan. Une description encore plus détaillée de la peste d'Athènes n'était pas aussi indispensable dans l'histoire, où il suffisait peut-être d'en retracer les principaux effets; mais Thucydide était un grand peintre; il ne voulut pas laisser échapper un sujet si digne d'un pinceau ferme et vigoureux; et il en fit un des plus beaux ornements de son histoire 95. Chez les Romains, Lucrèce, dans le sixième livre de son poëme, après avoir traité des météores, des tremblements de terre, des volcans, et d'autres phénomènes funestes à l'espèce humaine, venant à parler des maladies, ne se borne pas à décrire la peste en général, mais il s'attache particulièrement à celle d'Athènes; il imite, ou même il traduit de Thucydide sa description presque toute entière. Virgile, dans la peste des animaux qui termine le troisième livre des Géorgiques, emprunta, comme il le faisait souvent, quelques traits de Lucrèce: Ovide, au septième livre des Métamorphoses, décrivant le même fléau parmi les animaux et parmi les hommes, suivit souvent les traces de Lucrèce et de Virgile: Boccace qui, dans ses études de la langue grecque, avait pu rencontrer Thucydide, connaissait sans doute aussi Lucrèce, et dans sa description de la peste, plusieurs endroits paraissent imités de l'un ou de l'autre 96; mais il eut sous les yeux un modèle plus frappant et plus terrible: il eut la peste elle-même; et lorsqu'il voulut la peindre, il n'eut besoin que de son génie pour trouver les couleurs du tableau.

Note 96: (retour) J'ai vu avec plaisir que M. Baldelli est de cet avis; il lui paraît hors de doute que Boccace avait lu la description de Thucydide, ou qu'il tira de Lucrèce, des détails que celui-ci avait copiés du premier. Vita del Boccaccio, p. 75, note 1.

Celui de Thucydide est peint d'une grande manière. L'historien décrit les symptômes du mal plus soigneusement qu'Hippocrate lui-même: ils sont vrais, circonstanciés, effrayants; mais, c'est la peinture qu'il fait de ses effets moraux, ce sont surtout les traits suivants que nous devons observer: on en verra bientôt la raison. «L'affluence des gens de la campagne, qui venaient se réfugier dans la ville, aggrava les maux des Athéniens et les leurs mêmes; il n'y avait pas de maisons pour eux; ils vivaient pressés dans des huttes étouffées pendant les plus grandes chaleurs; ils périssaient confusément; et les mourants étaient entassés sur les morts. Des malheureux dévorés de soif, se roulaient dans les rues, et venaient expirer près des fontaines. Les lieux sacrés où l'on avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait frappés.

«Bientôt personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines; toutes les cérémonies des funérailles furent violées. Chacun ensevelit ses morts comme il put. Pressés par la rareté des choses nécessaires, les uns se hâtaient de les poser et de les brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l'avaient dressé: d'autres, au moment où on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu'ils apportaient eux-mêmes, et se retiraient aussitôt. La peste introduisit bien d'autres désordres. En voyant chaque jour de promptes révolutions dans les fortunes, des riches frappés de mort, des pauvres succédant à leurs biens, on osa s'abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait caché. On cherchait des jouissances promptes, et l'on ne s'occupa plus que de voluptés, quand on crut ne posséder que pour un jour et ses biens et sa vie. Personne ne daigna plus se donner la moindre peine pour des choses honnêtes, dans l'incertitude où l'on était de finir ce qu'on aurait commencé. Le plaisir, et tous les moyens de se le procurer, voilà ce qui devint utile et beau. On n'était plus retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines: il semblait égal de révérer ou de négliger les dieux quand on voyait périr indifféremment tout le monde.»

Le philosophe se montre ici dans l'exposition des suites morales d'un mal physique. Lucrèce était aussi un philosophe; mais il parle en poëte, et c'est surtout des objets sensibles qu'il lui faut pour les peindre. Aussi ne laisse-t-il passer aucun des effets physiques décrits par Thucydide sans l'exprimer en beaux vers. Il y ajoute même quelquefois; mais il ne touche des effets moraux que ce qui pouvait être rendu en images, tel que cette violation des funérailles, et ces bûchers envahis par des cadavres auxquels ils n'étaient pas destinés. C'est même par les rixes qu'occasionent ces violences qu'il termine sa description, son sixième livre et son poëme.

Boccace décrit la peste de Florence en philosophe, en historien et en poëte. Il l'a fait venir d'Orient, non parce que Thucydide en a fait venir celle d'Athènes, mais parce que celle de Florence en vint aussi. Dans la description des symptômes, il s'accorde quelquefois avec l'auteur grec, et quelquefois il s'en écarte, selon que la vérité l'exige. Il s'étend beaucoup plus que lui sur la plupart des circonstances; sur la communication contagieuse du mal entre les hommes, et des hommes aux animaux; sur les terreurs qui en étaient la suite, le soin que chacun prenait de fuir le mal et l'abandon où restaient les malades. Mais il s'attache surtout à peindre les suites de la contagion, et son influence sur le régime de vie et sur les mœurs.

«Les uns croyant que la tempérance et la modération en toutes choses étaient le meilleur préservatif, se retiraient, vivaient à part, se renfermaient en petit nombre dans des maisons où il n'y avait aucun malade, n'y vivaient que de mets choisis et de vins exquis dont ils buvaient modérément; fuyaient toute sorte d'excès, ne parlaient point et ne permettaient à personne de venir leur parler de mort ni de maladie, enfin passaient leurs jours à entendre de la musique, ou à goûter tous les autres plaisirs tranquilles qu'ils pouvaient se procurer. D'autres, au contraire, tenaient pour certain que le meilleur remède d'un si grand mal était de boire beaucoup, de jouir de toutes manières, de chanter et de s'amuser sans cesse, de satisfaire, autant qu'on le pouvait, toutes ses fantaisies, et quoi qu'il pût arriver, de rire et de se moquer de tout. Ils vivaient conformément à ce système; passaient les jours et les nuits à aller d'une taverne à l'autre, et à boire sans fin et sans mesure. Ils en faisaient autant, et plus volontiers encore, dans les maisons de leur connaissance, dès qu'ils y savaient quelque chose qui fût à leur convenance, ou pût leur faire plaisir; ce qui leur était d'autant plus facile, que chacun, comme s'il ne devait plus vivre, abandonnait le soin de ce qui lui appartenait, et le soin de lui-même. La plupart des maisons étaient devenues communes; l'étranger y entrait et usait de tout comme le maître. Ils n'étaient attentifs à éviter que les malades.

«Dans l'excès de l'affliction et de misère où la ville fut réduite, la vénérable autorité des lois divines et humaines, était tombée, et comme dissoute; leurs ministres et leurs exécuteurs étaient tous, comme les autres hommes, ou morts, ou malades, ou restés tellement seuls qu'ils ne pouvaient remplir aucune fonction; de sorte que chacun pouvait se permettre tout ce dont il lui prenait envie. Quelques uns, ennemis de tous ces excès, ne changeaient rien à leur train de vie. On les voyait seulement porter à la main, l'un des fleurs, l'autre des herbes odorantes, d'autres différentes sortes de parfums, et les respirer souvent, comme le meilleur moyen de fortifier les organes et de repousser la contagion; car l'air entier paraissait infecté par la puanteur des cadavres, des malades et des remèdes. Quelques autres étaient d'une opinion plus cruelle, mais peut-être aussi plus sûre: ils disaient que rien n'est aussi bon contre la peste que de la fuir. Frappés de cette idée, beaucoup d'hommes et de femmes, ne s'occupant plus de rien que d'eux-mêmes, abandonnèrent leur ville natale, leurs propres maisons, leurs biens, leurs parents, leurs affaires, et se retirèrent à la campagne. Plusieurs échappaient en effet au mal, mais plusieurs aussi en étaient frappés; l'exemple qu'ils avaient donné quand ils étaient en santé n'était que trop suivi, et ceux qui se portaient bien encore les abandonnaient à leur tour 97.

Note 97: (retour) La plupart de ces traits sont aussi dans la description de Thucydide.

«Cet abandon était général. Les citoyens s'entr'évitaient: presque aucun voisin ne prenait soin de l'autre; les parents cessaient de se voir, ou ne se voyaient que rarement et de loin: la terreur alla même au point qu'un frère ou une sœur abandonnait son frère, l'oncle son neveu, la femme son mari, et, ce qui est plus fort encore et presque impossible à croire, les pères et les mères craignaient de visiter et de soigner leurs enfants, comme s'ils leur fussent devenus étrangers. Les malades, dont la multitude était presque innombrable, ne recevaient donc de secours que de la tendresse d'un petit nombre d'amis, ou de l'avarice des domestiques qui ne les servaient que dans l'espoir d'un gros salaire: encore étaient-ils rares, presque tous gens bornés, peu au fait d'un pareil service, seulement bons pour donner aux malades ce qu'ils demandaient, ou pour observer l'instant de leur mort, et qui souvent en servant ainsi se perdaient, eux et le gain qu'ils avaient fait. De cette désertion des voisins, des parents, des amis et de la rareté des domestiques, vint un usage presque inouï jusqu'alors; aucune femme, quelque jolie, ou même quelque belle et de quelque naissance qu'elle fût, ne fît difficulté, lorsqu'elle était malade, d'avoir à son service un homme, ou jeune ou vieux, de se découvrir sans honte devant lui, comme elle l'eût fait devant une femme, dès que sa maladie l'exigeait. Il en résulta que celles qui guérirent, eurent dans la suite moins d'honnêteté peut-être, ou certainement moins de pudeur. De cette cause et de plusieurs autres naquirent parmi ceux qui survécurent des habitudes toutes contraires aux anciennes mœurs des Florentins.»

Ici, comme l'auteur grec, mais avec les différences apportées par les temps, les pays, les religions et les rites, Boccace décrit fort au long les changements occasionnés par la peste dans la célébration des funérailles. «On ne mourait plus entouré de femmes, de parentes et de voisines qui venaient pleurer autour du lit; les voisins, les proches, la foule des citoyens, et selon la qualité du mort, le clergé ne l'attendaient plus au sortir de sa maison; des hommes de son état ne le portaient plus sur leurs épaules, avec des chants funèbres, et précédés de cierges funéraires, jusqu'à l'église qu'il avait désignée lui-même. Plusieurs sortaient de la vie sans témoins; et ce n'était qu'à un très-petit nombre qu'étaient accordés les gémissements et les larmes de leurs proches et de leurs amis. À la place de ces signes de douleur, on entendait le plus souvent des éclats de rire, des plaisanteries et des bons mots, usage que les femmes, dépouillant la pitié naturelle à leur sexe, et le croyant plus sain pour elles, avaient trop facilement appris. Il était rare que les corps fussent accompagnés à l'église de plus de dix ou douze voisins. Ce n'était point eux, mais des enterreurs à gages qui venaient enlever la bière, et la portaient à grands pas à l'église la plus voisine, précédés de cinq ou six prêtres qui, sans se fatiguer par de trop longues prières, la faisaient jeter au plus vite dans la première fosse vacante. Le sort du petit peuple, et même de la classe moyenne, était encore plus misérable. On trouvait le matin leurs corps aux portes des maisons où ils avaient expiré pendant la nuit. On les entassait deux ou trois dans une seule bière; il arriva même plus d'une fois que le même cercueil emporta la femme et le mari, le père et le fils, les deux ou même les trois frères. Très-souvent lorsque deux prêtres allaient avec la croix chercher un mort, ils rencontraient trois ou quatre bières, dont les porteurs se mettaient à la suite des premiers, et au lieu d'un seul corps qu'ils croyaient enterrer, ils en avaient six, huit, et quelquefois davantage. Ni luminaire, ni larmes, ni cortége ne les accompagnaient, et les choses en vinrent au point qu'on ne tenait pas plus de compte d'un homme mort qu'on en tient aujourd'hui du plus vil bétail.

«La condition des campagnes environnantes n'était pas meilleure que celle de la ville. Dans les fermes, dans les chaumières, dans les chemins, au milieu des champs, le jour, la nuit, les pauvres et malheureux cultivateurs, sans secours du médecin, sans l'aide d'aucun domestique, périssaient avec leur famille. Bientôt leurs mœurs se relâchèrent comme celles des citadins. Leurs propriétés, leurs affaires ne les intéressèrent plus. Tous regardant chaque jour, comme celui de leur mort, ne songeaient ni à faire travailler, ni à travailler eux-mêmes, ni à retirer le fruit de leurs travaux passés, mais s'efforçaient de consommer ce qu'ils avaient devant eux, par tous les moyens qu'ils pouvaient imaginer. Les bestiaux, les troupeaux, les animaux de basse-cour, les chiens mêmes, ces fidèles compagnons de l'homme, erraient dans la campagne, dans les terres labourées, à travers les moissons, sans guides et sans maîtres. Enfin, pour en revenir à la ville, la violence du mal y fut telle, que, dans le cours de quatre ou cinq mois, plus de cent mille créatures humaines y périrent, nombre, ajoute l'auteur, auquel on n'aurait pas cru, avant cette maladie terrible, que dut s'élever celui de ses habitants.

«Ô combien, s'écrie-t-il, en terminant ce triste tableau, combien de grands palais, de belles maisons, de nobles demeures, auparavant remplies de familles nombreuses, restèrent vides de maîtres et de serviteurs! Ô combien de races illustres, combien d'opulents héritages, combien d'amples richesses demeurèrent sans successeurs! Combien d'hommes de mérite, de belles femmes, de jeunes gens aimables, que Galien, Hippocrate, ou Esculape lui-même auraient jugé dans l'état de santé la plus parfaite, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons, leurs amis, et soupèrent le lendemain au soir dans l'autre monde avec leurs ancêtres!» Cette dernière phrase se ressent du commerce que l'auteur entretenait avec les anciens: elle est empreinte de leurs opinions sur l'autre monde, et tout-à-fait étrangère aux opinions modernes; mais dans la description qu'elle termine et que j'ai infiniment réduite pour n'en prendre que les traits les plus frappants, quoiqu'il y en ait quelques-uns que l'on peut prendre pour des imitations, on voit que le tout ensemble est conçu et dessiné d'après nature. Tel était donc le relâchement des mœurs, occasioné par la peste même, lorsque Boccace écrivit son Décaméron; et cette cause de désordres est d'autant plus remarquable, qu'abstraction faite des temps et des croyances religieuses, elle fut la même à Athènes et à Florence, et qu'elle est également développée dans Thucydide et dans Boccace.

L'auteur florentin écrivait sous les yeux de la génération même qui avait vu cet affreux spectacle, et qui était, pour ainsi dire, un débris de cette grande ruine. Nous ne pouvons apprécier aujourd'hui que le talent du peintre; mais, ce qui frappa le plus alors, fut la ressemblance et la fidélité du tableau. Les couleurs en étaient bien sombres, et paraîtraient au premier coup-d'œil assez mal assorties avec les peintures gaies dont on croit communément que la collection entière est remplie; mais, en passant condamnation sur la gaîté trop libre d'un grand nombre de ces peintures, on ne doit pas oublier qu'elles ne sont pas, à beaucoup près, toutes de ce genre, et qu'il y en a d'intéressantes, de tristes, de tragiques même, et de purement comiques, encore plus que de licentieuses. Boccace répandit cette variété dans son ouvrage, comme le plus sûr moyen d'intéresser et de plaire; et ce qui est admirable, c'est que, dans tous ces genres si divers, il raconte toujours avec la même facilité, la même vérité, la même élégance, la même fidélité à prêter aux personnages les discours qui leur conviennent, à représenter au naturel leurs actions, leurs gestes, à faire de chaque Nouvelle un petit drame qui a son exposition, son nœud, son dénouement, dont le dialogue est aussi parfait que la conduite, et dans lequel chacun des acteurs garde jusqu'à la fin sa physionomie et son caractère.

Les prêtres fourbes et libertins, comme ils l'étaient alors; les moines livrés au luxe, à la gourmandise et à la débauche; les maris dupes et crédules, les femmes coquettes et rusées, les jeunes gens ne songeant qu'au plaisir, les vieillards et les vieilles qu'à l'argent; des seigneurs oppresseurs et cruels, des chevaliers francs et courtois, des dames, les unes galantes et faibles, les autres nobles et fières, souvent victimes de leur faiblesse, et tyrannisées par des maris jaloux; des corsaires, des malandrins, des ermites, des faiseurs de faux miracles et de tours de gibecière, des gens enfin de toute condition, de tout pays, de tout âge, tous avec leurs passions, leurs habitudes, leur langage: voilà ce qui remplit ce cadre immense, et ce que les hommes du goût le plus sévère ne se lassent point d'admirer.

Aussi notre grand Molière, qui prenait partout et à toutes mains des matériaux qu'il se rendait propres par l'art de les employer et par son génie, Molière, qui emprunta de Boccace le sujet entier de deux de ses petites pièces, l'École des Maris, et Georges Dandin, qui est encore une école des maris, faisait-il du Décaméron un cas particulier. Ce n'était pas seulement dans Plaute, dans Térence et dans quelques comiques italiens et espagnols, qu'il puisait pour augmenter nos richesses, et qu'il étudiait les secrets de l'art du dialogue, et même les secrets plus profonds des caractères, c'était aussi dans Rabelais et surtout dans Boccace.

Le Bembo a dit de Boccace avec beaucoup de raison: «C'est un grand maître dans l'art de fuir la satiété. Ayant à faire cent prologues pour ses cent Nouvelles, il les varia si bien, qu'on a un plaisir infini à les entendre. Ayant à finir et à reprendre tant de fois la conversation entre dix personnes, ce n'était pas non plus peu de chose que d'éviter l'ennui 98.» On voit en effet qu'il a pris le plus grand soin d'échapper à ce danger de son sujet. Les réflexions morales ou galantes qui précèdent chaque Nouvelle, les descriptions du matin qui commencent chaque Journée, les jolies ballades qui les terminent toutes, et dont peut-être on ne fait point assez de cas, les tableaux variés de passe-temps qui sont cependant à peu près toujours les mêmes, enfin de charmantes descriptions de lieux champêtres, tracées avec une élégance et une perfection de style que rien ne peut égaler, tels sont les moyens qu'il a employés pour donner sans cesse à l'esprit des jouissances nouvelles. Ces peintures locales que je compte parmi ses moyens de variété, ont pour les Florentins une autre sorte de mérite. Ils y reconnaissent, ainsi que dans l'Admète et dans le Ninfale Fiesolano du même auteur, les agréables environs de Florence. On a fait des recherches sérieuses, et qui n'ont pas été inutiles, pour fixer les lieux qu'il a décrits. Il paraît certain que, possédant une petite propriété près de Majano et de Fiesole, il se plut à peindre les paysages gracieux dont elle était environnée, et que l'on y reconnaît encore aux plans qu'il en a tracés 99.

Note 98: (retour) Prose, l. II, Florence, 1549, in-4., p. 89.
Note 99: (retour) On reconnaît dans le premier endroit où s'arrêta la troupe joyeuse, un lieu nommé Poggio Gherardi; dans le magnifique palais qu'elle choisit ensuite pour échapper aux importuns, la belle Villa Palmieri (Prologue de la IIIe. Journée); et dans cette Vallée des Dames (delle Donne), où Élisa conduit ses compagnes, pour prendre les plaisirs du bain pendant la plus grande ardeur du jour (Journ. VI, Nouv. X), une vallée ronde et étroite au-dessous de Fiésole, traversée par une petite rivière qui descend des hauteurs voisines, et qui semble s'y reposer. (M. Baldelli, Illustrazione III, à la fin de la Vie de Boccace, p. 285.)

Un autre mérite répandu dans tout l'ouvrage principalement apprécié par les Florentins, mais que sentent aussi tous les Italiens instruits, et qui n'échappe pas même aux étrangers studieux de cette belle langue, c'est celui du style. Je n'ignore pas les défauts que des Italiens modernes y ont trouvés. Pendant assez long-temps la prose de Boccace a passé de mode comme la poésie du Dante. Il en est arrivé de l'un comme de l'autre: la langue s'est affaiblie, corrompue et dénaturée. C'est du moins ce qu'assurent des écrivains qui paraîtraient vouloir appliquer au même mal le même remède, c'est-à-dire, ramener à étudier Boccace comme on est revenu à étudier le Dante. L'auteur de la dernière Vie de Boccace, M. Baldelli, qui écrit avec autant de goût qu'il met de soin et d'exactitude dans ses recherches, après avoir dit que Boccace avait donné les plus beaux modèles de l'éloquence italienne dans tous les genres, laisse assez entendre que c'est à ces grands modèles qu'il serait temps de revenir. «Aussi flexible qu'industrieux, dit-il 100, Boccace emploie toujours, ou le mot propre le plus convenable, ou les plus heureuses métaphores. Délicat et soigné dans les choses communes, il sait revêtir avec pompe les objets qui ont de l'excellence et de la grandeur, d'une éloquence magnifique, qui coule toujours harmonieusement, sans enflure, sans embarras, sans effort, sans expressions dures ou bizarres; toute brillante, au contraire, des mots les plus élégants et les plus purs, et tirant du son qui résulte de l'art de les placer, sa limpidité, sa clarté, sa douceur. Il y répand une certaine fleur de plaisanterie, un atticisme naturel et inimitable... il y met enfin un art admirable, et il emploie cet art même à le cacher.»

«Avec Boccace, ajoute-t-il plus loin 101, naquit et s'accrut l'éloquence italienne; elle parut s'ensevelir avec lui. Elle ne commença à se relever un peu qu'un siècle après. Alors la vénération que l'on avait toujours eue pour Boccace parvint au plus haut degré. Tous les auteurs florentins étudièrent le Décaméron comme le seul modèle à imiter dans la prose. De l'étude approfondie de ce livre naquirent, et les Prose 102 du Bembo, et l'Ercolano de Varchi, et les Annotations des Académiciens, et les Avertissements de Léonard Salviati, premiers Traités philosophiques où l'on apprit à écrire la langue vulgaire avec la correction, l'exactitude et les ornements qui lui conviennent. C'est de là que les grammairiens les plus renommés tirèrent leurs règles, et que l'Académie de la Crusca, si célèbre jusqu'à nos jours, prit en grande partie des exemples pour la composition de son Vocabulaire. Un grand nombre d'imprimeurs distingués et de savants littérateurs se sont occupés d'en donner les éditions les plus magnifiques et les plus correctes; tous ont reconnu avec respect son autorité dans le langage: aucun d'eux n'osa jamais l'attaquer. Il était réservé à notre siècle de le mettre pour ainsi dire en oubli, d'exercer contre lui une critique licencieuse, d'appeler enflure l'abondance et fluidité de son style, et recherche maniérée sa contexture ingénieuse et le doux arrangement des mots... La mode vint de se passionner pour une langue étrangère qui, quoique pauvre, a de la grâce et de la clarté 103, et qui a produit, il est vrai, de très-grands écrivains. Des enfants dénaturés, oubliant les pères de l'éloquence italienne qui, certes, ne sont pas inférieurs à ces écrivains étrangers, y ont cherché des façons de parler, des tours et des phrases qui, transportés dans la prose vulgaire, l'ont avilie, souillée et monstrueusement altérée... Cette altération de la langue et du goût est parvenue à un tel point, que ce n'est plus dans les colléges, dans les académies, dans les cours qu'il faut aller apprendre à parler purement l'italien, mais sur les heureuses collines de l'état de Florence, où de simples villageois, qui ne sont ni gâtés par un commerce étranger, ni corrompus par l'instruction moderne, conservent précieusement et sans mélange ce riche patrimoine qu'ils ont reçu de leurs aïeux, etc.» Il nous conviendrait mal, même lorsque nous sommes incidemment mis en cause, de prendre parti dans ces questions de philologie nationale; et nous devons nous borner à la connaissance des faits: mais c'en est un, à ce qu'il me paraît, bien intéressant dans cette affaire que l'opinion aussi déclarée d'un si bon juge. Revenons aux imitateurs de Boccace.

Note 102: (retour) On sait que les écrits du Bembo, sur la langue, n'ont point d'autre titre que Prose.
Note 103: (retour) On voit bien, sans que je le dise, quelle langue cet auteur, zélé pour la gloire de la sienne, désigne ainsi; et, tout zélé que je suis aussi pour la gloire de la mienne, je lui prouve, en le citant sans le combattre, que je ne suis pas disposé à lui en vouloir.

Bien d'autres que Molière ont puisé dans cette source féconde. Lafontaine et d'autres conteurs après lui n'y ont pris que des sujets d'un seul genre, et en cela d'abord ils ont marqué une prédilection dont une morale austère est en droit de les blâmer: mais, de plus, ils se sont privés du plus grand charme de l'ouvrage de Boccace, je veux dire de cette riche et inépuisable variété. On voit, et l'on ne peut leur en savoir gré, que c'est par choix qu'ils ont tiré du Décaméron tout ce qui pouvait irriter les sens, exciter les passions, enflammer les imaginations et les corrompre; tandis que Boccace au contraire semble n'avoir traité ces mêmes sujets que parce qu'ils entraient dans la composition générale du grand tableau qu'il voulait tracer, et ne leur a donné en quelque sorte d'autre place dans son ouvrage que celle qu'ils tenaient dans les mœurs.

Chez les Anglais, il y a eu aussi des imitateurs. Dryden est le plus remarquable par le genre de ses imitations; ce n'est pas sur des sujets gais et libres qu'elles portent; son génie grave lui dictait un autre choix. Sigismond et Guiscard est un des plus beaux morceaux de ce versificateur, si l'on n'ose pas dire de ce grand poëte; et c'est de Boccace qu'il l'a tiré. Tancrède, prince de Salerne, qui tue Guiscard, amant de sa fille Ghismonde, ou Sigismonde, et qui envoie son cœur dans un vase à cette amante infortunée; Ghismonde qui verse et boit dans ce vase un poison qu'elle tient préparé, et qui meurt aux yeux de son père, barbare une seule fois dans sa vie, et trop tard pénétré de repentir, forment un sujet terrible, traité par Boccace avec une énergique simplicité 104, et que Dryden a revêtu de toutes les couleurs de la poésie, sans en altérer le caractère primitif, l'intérêt, ni la terreur. Ce sujet qui offre, dans la catastrophe, des rapports avec l'histoire du Troubadour Cabestaing 105 et le roman du sire de Coucy, avait quelque chose de national, non pour Boccace, qui était Florentin, mais pour la princesse napolitaine qu'il ne songeait qu'à amuser ou à intéresser en écrivant ses Nouvelles. Cette aventure tragique arrivée dans la famille de Tancrède, l'un des derniers princes de la dynastie normande, était en quelque sorte une des traditions du pays. La Nouvelle que Boccace en sut tirer fit une sensation prodigieuse en Italie. Le célèbre Léonard d'Arezzo la traduisit en prose latine 106; Michel Accolti, son compatriote, en fit le sujet d'un capitolo ou chapitre en terza rima 107; le savant Beroalde la mit, au seizième siècle, en vers élégiaques latins 108; enfin, elle a reçu en Angleterre les honneurs d'une imitation poétique. Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant, non sur cette imitation, mais sur quelques détails où Dryden a cru devoir entrer dans sa préface, et sur quelques autres emprunts qu'il a faits à Boccace sans le savoir; ces courtes observations pourront intéresser ceux qui cultivent à la fois la littérature italienne et la littérature anglaise.

Note 104: (retour) Journ. IV, Nouv. I.
Note 105: (retour) Boccace a aussi traité cet affreux sujet, même Journée, Nouvelle IX. Il s'y est tenu attaché à la tradition provençale, telle qu'elle se trouvait dans les vieux manuscrits provençaux, et telle que Manni l'a imprimée, Istor. del Decamer., p. 308; mais il y a bien plus d'intérêt, de passion et d'éloquence dans la Nouvelle de Tancrède.
Note 106: (retour) Manni, ub. supr., p. 247.
Note 108: (retour) Manni, ub. supr., p. 264.

Outre Sigismonde et Guiscard, Dryden a encore imité du Décaméron, Théodore et Honorie, aventure plus bizarre qu'intéressante, dont les acteurs n'ont pas les mêmes noms dans Boccace 109; et Cimon et Iphigénie 110, autre aventure toute romanesque, mais qui ne manque pas d'intérêt. Il a très-bien connu, et franchement déclaré la source de ces deux fictions comme de la première; mais il n'a pas connu de même l'origine d'une fiction plus importante, dont il a fait un petit poëme en trois livres, sous le nom de Palémon et Arcite. Il l'a tirée du vieux Chaucer, dont il a rajeuni quelques autres fables. Il avait espéré, dit-il, pouvoir lui en attribuer l'invention 111; mais il a été détrompé en lisant à la fin de la septième Journée du Décaméron que Fiammette et Dionée chantent les aventures de Palémon et d'Arcite. Il en conclut que cette histoire était écrite avant Boccace, mais que le nom du premier auteur est inconnu. Nous avons vu ce que c'est que Palémon et Arcite et pourquoi Dionée et Fiammette chantent leurs aventures; Arcite et Palémon sont les deux héros du poëme de la Théséide. Chaucer avait tiré leur histoire de ce poëme de Boccace, que Dryden apparemment ne connut pas. Il ne connut pas davantage le Filostrado; et voici ce qui le prouve. Chaucer a fait un poëme en cinq livres, intitulé Troïle et Criséide; Dryden croit que l'ouvrage original dont il l'a tiré fut écrit par un vieux poëte lombard: mais Troïle, fils de Priam, et Chryséis, fille de Calchas sont, comme nous l'avons vu, les deux héros du Filostrato, et Chaucer a suivi de point en point l'intrigue et tous les incidents de ce poëme.

Note 109: (retour) Au lieu de Théodore, c'est Nastagio degli Onesti; et au lieu d'Honorie, la fille de messire Paul Traversaro. Journée V, Nouv. VIII.
Note 110: (retour) Journ. V, Nouv. I.
Note 111: (retour) Voyez Préface des Fables ancient and modern., etc., Dryden's works, vol., II.

Dryden s'est encore trompé en parlant de Griselidis, la dernière et la plus intéressante de toutes les Nouvelles du Décaméron. Celle fable, dit-il, est de l'invention de Pétrarque; il l'envoya à Boccace, de qui elle parvint à Chaucer 112. Ce qu'il y a de surprenant, ce n'est pas qu'un poëte anglais se soit mépris sur ce point d'histoire littéraire italienne; c'est qu'il lui suffisait de lire Chaucer pour ne pas tomber dans cette erreur. Dans ses Fables de Cantorbery (Cantorbery Tales), ouvrage évidemment calqué sur le Décaméron de Boccace, Chaucer a mis cette Nouvelle sous le titre de Fable du Clerc, parce que c'est un clerc, c'est-à-dire, un ecclésiastique qui la raconte. Voici ce qu'il fait dire à ce conteur dans le prologue 113: «Je vais vous conter une fable que j'ai apprise à Padoue, d'un digne Clerc, connu par ses paroles et par ses œuvres. Il est maintenant mort et cloué dans sa bière: je prie Dieu pour le repos de son ame; ce Clerc était François Pétrarque, poëte lauréat, dont la douce éloquence répandit un éclat poétique sur l'Italie entière 114, etc.» Ce fut vraisemblablement lorsqu'il fit partie d'une ambassade envoyée à Gênes, en 1373, par Édouard III, que Chaucer trouva l'occasion d'aller faire cette visite à Pétrarque, qui approchait alors de sa fin. Il se partageait entre le séjour de Padoue et celui de sa maison d'Arqua. Chaucer arriva sans doute au moment où l'ami de Boccace venait de lire le Décaméron pour la première fois. Il était si enchanté, comme on l'a vu dans sa Vie 115, de cette Nouvelle de Grisélidis, qu'il la récitait à tout le monde, et que, pour le plaisir de ceux qui n'entendaient pas la langue vulgaire, il la traduisit en latin. Peut-être même Pétrarque donna-t-il à Chaucer une copie de sa traduction 116: peut-être enfin est-ce aux éloges que Chaucer entendit un homme de l'âge et de la réputation de Pétrarque faire du Décaméron et de son auteur, qu'il dut la première idée de composer à peu près sur le même dessin, ses Fables de Cantorbéry; c'est ainsi que toutes les parties de l'histoire littéraire se tiennent et s'éclairent mutuellement.

Note 112: (retour) Préface des Fables ancient and modern., etc., ub. supr.
Note 113: (retour)
I wol you tell a Tale which that I
Lerned at Padowe of a worthy Clerk,
As preved by his wordes and his werk:
He his now ded and nailed in his cheste,
I pray to God so yeve his soule reste.
Franceis Petrark, the Laureat poete
Highte this Clerk, whose rethoric swete
Enlumined all Itaille of poetrie
; etc.

Dans les vers suivants, le Clerc anglais, ou Chaucer par son organe, critique le Clerc italien d'avoir commencé son récit par un prologue ou proœmium (a proheme), où il fait une description inutile du Mont-Vésuve, de la partie de l'Apennin qui borde la Lombardie, du Piémont et du marquisat de Saluces. Il traite cette description d'impertinente (me thinketh it a thing impertinent); elle n'est point dans la Nouvelle de Boccace, et c'est une des additions que Pétrarque y fit en la traduisant. (Voyez Fr. Petrarchœ sp. Basil, 1581, in-fol., p. 541). Il y a quelque temps qu'on annonça dans le Publiciste (24 octobre 1810), la traduction prête à paraître d'une Histoire littéraire allemande, très-estimée. On parlait de Chaucer, dans cette annonce, qui n'a rapport qu'à la littérature anglaise; on avouait que ce poëte avait composé ses Fables de Cantorbery, à l'imitation du Décaméron de Boccace; mais on y affirmait très-positivement, que «Chaucer se montre fort supérieur à l'auteur italien, par l'agrément du récit, l'esprit qui règne dans les détails, la finesse des observations, le talent avec lequel il y peint les caractères.» Je ne veux point élever autel contre autel, et soutenir mes Italiens contre les Allemands et les Anglais: Multæ sunt mansiones in domo patris mei. Je crois cependant que Boccace, si recommandable par la beauté du style, l'est peut-être plus encore par ces mêmes qualités que l'on prétend trouver en lui inférieures à ce qu'elles sont dans Chaucer. Je voudrais qu'on nous en eût donné de meilleures preuves qu'un certain portrait d'une None, rempli de traits tels que ceux-ci: À table, elle se comportait en personne fort bien élevée, ne laissait pas tomber un morceau de ses lèvres, et se gardait bien de mouiller ses doigts dans sa sauce; elle savait porter un morceau, et le tenir de façon qu'il ne tombât pas une goutte sur sa poitrine.» Ce sont là de ces peintures de caractères, ou plutôt de ces caricatures très-fréquentes dans les poëtes anglais et allemands, et qu'on ne trouve guère, il est vrai, dans les Italiens, si ce n'est dans le genre Bernesque. Il n'est pas sûr que le bon goût ait le droit de les en blâmer.

Note 114: (retour) Le texte anglais dit plus énergiquement: Éclaira, de poésie, l'Italie entière.
Note 115: (retour) Voyez tom. II, p. 431.
Note 116: (retour) Ce qui est ci-dessus, p. 109 et 110, change cette conjecture en certitude.

Du Décaméron de Boccace, Grisélidis, ce modèle unique de douceur, de patience et de résignation conjugale, passa dans tous les recueils de Romans et de Nouvelles, fut traduite dans toutes les langues, monta sur tous les théâtres; et sous toutes les formes elle a toujours excité le même intérêt. Mais où Boccace lui-même l'avait-il prise? Si ce fait avait quelque importance, il ne laisserait pas d'être difficile à éclaircir, tant ceux qui ont cru résoudre la question l'ont embrouillée 117! Heureusement il n'en a aucune. Quelque part que Boccace ait puisé le sujet de cette Nouvelle, soit dans un vieux manuscrit français, qu'il est pourtant peu vraisemblable qu'il ait pu connaître, soit dans quelque ancienne chronique qui se sera perdue depuis, soit même dans des traditions orales, dont il fit souvent usage 118, il s'est rendu ce sujet tellement propre, par la manière simple, naïve et touchante de le traiter, que c'est bien réellement à lui qu'elle appartient.

Note 117: (retour) Le Grand d'Aussy ne fait aucune difficulté de dire (Fabliaux, t. I, p. 269), que, «selon le Duchat, dans ses notes sur Rabelais, Griselidis était tirée d'un vieux manuscrit, autrefois de la bibliothèque de M. Foucault, intitulé le Parement des Dames, et que c'est d'après ce témoignage sans doute, que Manni, dans son Illustratione del Boccaccio, en a restitué l'honneur aux Français.» Or, Manni ne fait point cette restitution, et ne cite point le Duchat. Il dit (Istor. del Decamerone, p. 603): «Le fait a été regardé comme véritable par un auteur qui a observé que cette Nouvelle est prise d'un ancien manuscrit intitulé le Parement des Dames, de la bibliothèque de M. Foucault, et que Griselidis vivait en 1025;» et il cite en note, Bouchet, Annal. d'Aquitaine, l. III. Le Grand d'Aussy dit encore: «Philippe Foresti, historiographe italien, donne aussi cette histoire comme véritable.» C'est d'après Manni qu'il le dit; mais sait-on ce que dit Manni? le voici: «Cette histoire est rapportée comme véritable par un historiographe de profession, par le Père Philippe Foresti de Bergame, qui, dans son Supplément des Chroniques, s'exprime ainsi: «Ce trait de patience étant digne de servir d'exemple, comme je le trouve écrit dans François Pétrarque, je me suis déterminé à l'insérer dans cet ouvrage.» Le Père Foresti ne donne ici d'autre garant de l'histoire de Grisélidis, que Pétrarque, c'est-à-dire la traduction latine que Pétrarque avait faite de la Nouvelle de Boccace. C'est donc, en dernière analyse, Boccace lui-même qui est ici le garant de Foresti: la même question de savoir où Boccace avait pris cette histoire subsiste donc toujours, seulement un peu plus embrouillée qu'auparavant. Au reste, ce Foresti, que Le Grand d'Aussy transforme en autorité, était un pauvre moine augustin de la fin du quinzième siècle (mort en 1520, âgé de quatre-vingt-six ans); il donna ce titre de Supplément des Chroniques, à l'histoire générale qu'il fit en mauvais latin, parce qu'il prétendit recueillir tout ce qui était dispersé dans plusieurs autres Chroniques, et suppléer ce qui y manquait. Cet ouvrage fut composé avant 1473. (Voyez Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 20), époque où le Décaméron de Boccace n'était imprimé que depuis peu d'années, les premières éditions n'étant que de 1470; et il est naturel de penser que ce bon moine ne les connaissait point. Son Supplément des Chroniques ne fut publié lui-même que vers 1483, à Venise; et malgré le peu d'élégance du style et le peu de critique de l'auteur (Tirab., loc. cit.), il a été réimprimé un assez grand nombre de fois.
Note 118: (retour) Voyez ci-après, note 4.

Il s'est approprié de même, de quelque source qu'il l'ait tirée, la Nouvelle de Titus et Gisippe qui, dans la même Journée, précède celle de Grisélidis 119, et qui, dans un genre tout-à-fait différent, est peut-être plus intéressante encore. Le Grand d'Aussy veut qu'elle soit la même que le Fabliau des Deux bons Amis 120. Boccace n'y a fait, selon lui, que quelques légers changements. Il en a fait de bien importants à l'original que notre Fablier et lui ont imité chacun à leur manière. Dans le Conteur français, l'un des deux amis est Égyptien, l'autre Syrien, et la scène se passe à Bagdad. Ces circonstances et plusieurs autres, et le caractère même de l'aventure, décèlent une origine orientale 121; mais dans le Fabliau dont le Grand d'Aussy a sûrement conservé ce qu'il y avait de meilleur, il n'y a pourtant d'autre intérêt que celui de l'action même: point de passion, point d'éloquence, point de charme. Tout cela se trouve au contraire avec profusion dans Boccace.

Note 119: (retour) Journ. X, Nouv. VIII.
Note 120: (retour) Fables ou Contes, etc., t. II, p. 385.
Note 121: (retour) M. Chénier est du même avis, dans son Discours sur les anciens Fabliaux, imprimé dans le Mercure de France, au commencement de l'an 1810, et qui fait partie d'une Histoire inédite de la Littérature française, dont tous les amis des lettres doivent désirer ardemment la publication.

Il a transporté ses acteurs à Athènes et à Rome, sous le triumvirat d'Octave. C'est dans Athènes que Titus Quintius Fulvus, jeune romain envoyé par son père pour étudier la philosophie grecque, devient éperduement amoureux de Sophronie, que son jeune ami Gisippe était près d'épouser. Il veut se laisser mourir plutôt que de trahir l'amitié; mais il ne peut lui cacher son secret. Gisippe le force d'accepter le sacrifice qu'il lui fait de sa maîtresse: il s'agit de décider ses parents, ceux de Sophronie et Sophronie elle-même à ce changement; Titus convoque les deux familles et les réunit dans un temple, où il fait, par un discours public, plein d'adresse et de véhémence, plier toutes les volontés à la sienne. Il épouse Sophronie et l'emmène à Rome. Là, commence une seconde action, suite et complément de la première. Gisippe, ruiné par des troubles civils, exilé, chassé d'Athènes, vient à Rome, se laisse accuser d'un meurtre qu'il n'a pas commis, et condamner à mort sans daigner se défendre. Titus le reconnaît au tribunal, et se déclare auteur du crime pour sauver les jours de son ami. Le débat le plus généreux s'ouvre devant le préteur. La justice est embarrassée et ne sait quel arrêt prononcer. Le vrai coupable, un brigand chargé d'autres crimes, touché de ce spectacle, poussé par sa destinée et par la voix même d'un Dieu qui parle au-dedans de lui 122, se fait connaître au juge et rend la vie aux deux amis. Le triumvir Octave, devant qui la cause est évoquée, les met tous deux en liberté, et le coupable lui-même pour l'amour d'eux.

Note 122: (retour) I miei fati mi traggono a dover solvere la dura quistion di costoro, e non so quale iddio dentro mi stimola, etc. Bocc., loc. cit.

Toute cette Nouvelle, et surtout dans la première partie, ce monologue passionné de Titus qui se reproche son amour pour la future épouse de Gisippe, et cette controverse si forte et si neuve entre les deux amis, dont l'un veut faire accepter à l'autre le sacrifice de ce qu'il a de plus cher, l'autre se défend de recevoir ce sacrifice, et cède, quand il le reçoit enfin, aux instances et aux ordres de l'amitié plus qu'aux violents désirs de l'amour, et cette harangue solennelle de Titus aux deux familles rassemblées, et enfin le sublime éloge de l'amitié, par où la Nouvelle est terminée, sont peut-être ce qu'il y a de plus éloquent dans le Décaméron entier, et par conséquent dans toute la littérature italienne. La connaissance qu'avait Boccace, et qui était alors si rare, de l'antiquité grecque et romaine, et l'emploi qu'il a fait de ces grands noms et de ces nobles souvenirs d'Athènes et de Rome, rehaussent encore cette Nouvelle, et l'on est tenté de la croire extraite d'un ouvrage ancien qui s'est perdu. Le succès n'en fut pas moindre que celui de Tancrède et de Gismonde. Elle fut aussi traduite en latin par le savant Beroalde 123; elle le fut encore par un jeune cardinal, petit-neveu du pape Jules III, et dédiée par lui à ce pontife 124. Voilà des honneurs sans doute que n'obtinrent et ne méritèrent jamais ces vieux Fabliaux, si vantés lorsqu'ils étaient ensevelis dans la poudre des manuscrits, mais qu'on a discrédités à jamais en les produisant au grand jour.

Note 123: (retour) Voyez sa traduction, Manni, Stor. del Decamer., p. 562.
Note 124: (retour) Le cardinal Ruberto Nobili di Montepulciano, V. ib., p. 583.

Ce ne fut pas sans dessein que Boccace termina par une Journée remplie de ses histoires pathétiques et décentes, un recueil où il sentait qu'il avait bien des choses à se faire pardonner. L'ouvrage entier, placé entre la belle description de la peste qui le commence, et la Nouvelle de Griselidis qui le finit, avait en quelque sorte deux sauve-gardes contre la sévérité des lecteurs. C'est l'effet qu'il produisit sur Pétrarque lui-même, qui n'avait eu, il est vrai, le temps que de le parcourir. «Ce qu'on y trouve de trop libre, écrivait-il à son ami 125, est suffisamment excusé par l'âge que vous aviez quand vous l'avez fait, par le style, la langue, la légèreté même du sujet et des personnes qui paraissaient devoir lire un tel ouvrage. Dans un grand nombre de choses plaisantes et badines, j'en ai trouvé quelques-unes de pieuses et de graves. Je ne pourrais cependant en porter un jugement définitif, ne m'étant arrêté particulièrement sur aucun endroit; mais j'ai fait comme ceux qui parcourent ainsi un livre; j'ai lu, avec plus d'attention que le reste, le commencement et la fin. Dans l'un, vous avez, à mon avis, décrit avec vérité et déploré avec éloquence le malheureux état de notre patrie pendant cette peste terrible, qui forme, dans notre siècle, une époque si lugubre et si funeste; vous avez placé, dans l'autre, une dernière histoire, bien différente de plusieurs de celles qui la précèdent. Elle m'a plu, elle m'a touché au point que, parmi tant de sujets d'inquiétude qui me font, pour ainsi dire, m'oublier moi-même, j'ai voulu la confier à ma mémoire, pour me pouvoir procurer à moi-même, toutes les fois que je le voudrais, le plaisir de me la rappeler, et de la raconter à des amis réunis pour causer ensemble, si j'en trouvais l'occasion. C'est ce que j'ai fait peu de temps après; et voyant qu'on avait eu beaucoup de plaisir à m'écouter, il m'est venu dans l'esprit, qu'une histoire si agréable pourrait plaire à ceux mêmes qui n'entendent pas notre langue 126. J'ai donc entrepris de la traduire, moi qui ne traduirais pas volontiers les ouvrages de tout autre que vous, etc.»

Note 125: (retour) Voyez Fr. Petrarchœ opera, p. 540.
Note 126: (retour) Pétrarque donne une raison de cette idée, qui prouve que Boccace n'avait pris que dans des traditions orales, le sujet de Grisélidis, et que c'était, en Italie, une histoire en quelque sorte populaire. «J'ai cru, dit-il, qu'elle pourrait plaire à ceux mêmes qui ne savent pas notre langue, puisque l'ayant entendu raconter depuis bien des années, elle m'avait toujours plu, et qu'elle vous avait fait, à vous-même, tant de plaisir, que vous ne l'aviez pas jugée indigne d'être écrite par vous en langue vulgaire, et d'être mise à la fin de votre ouvrage, où les règles de l'art enseignent qu'il faut placer ce qu'on a de plus fort.» Ub. supr.

Il était digne du caractère de Pétrarque et de son indulgente amitié, d'aller au-devant des excuses que pouvait donner son ami pour les libertés qu'il avait prises. Nous sommes convenus cependant, et personne ne peut le nier, que ces libertés étaient un peu fortes. Elles ne se bornaient pas à des anecdotes scandaleuses, racontées souvent avec une franchise d'expression qui serait surprenante dans la bouche de jeunes femmes sages et honnêtes, telles que les dépeint l'auteur, ou de jeunes gens bien nés et attentifs à leur plaire, si ce n'était pas un effet et une preuve de la licence qui régnait alors dans les discours, lors même qu'elle n'était pas dans les mœurs. Ces libertés attaquaient souvent des objets qu'on regardait comme plus sacrés encore que la morale; elles blessaient un sentiment plus susceptible et plus chatouilleux que la pudeur. Je ne parle pas seulement des aventures cyniques, dont les prêtres et les moines sont les principaux acteurs, ni même de certaines diatribes lancées contre les uns et contre les autres, mais principalement contre les moines, telles qu'on en trouve plusieurs, aussi étendues que violentes, dans divers endroits du Décaméron 127: je parle d'attaques plus vives, parce qu'elles sont plus directes, et qu'on ne sait réellement comment concilier avec les opinions religieuses que Boccace, comme Pétrarque, comme Dante, comme tant d'autres grands hommes, conservèrent toujours, au milieu même d'une vie qui n'y était pas tout-à-fait conforme.

Note 127: (retour) Journée III, Nouvelle VII; Journée VII, Nouvelle III, etc.

Sans se donner la peine de feuilleter, on n'a qu'à ouvrir la première Journée, et en lire de suite les trois premières Nouvelles; on verra dans la première un coquin de Ser Ciappelletto, scélérat impénitent et endurci, qui se moque, au lit de mort, d'un pauvre imbécille de confesseur, lui fait, dans le plus grand détail, une confession niaise, et, après la vie la plus scandaleusement débordée, qu'il couronne par ce dernier acte, meurt en odeur de sainteté, au moyen de cette confession hypocrite, est révéré comme un saint après sa mort, a plus de dévots, plus de neuvaines, et fuit autant de miracles qu'aucun autre. Dans la seconde, un marchand juif, très-honnête homme, mais entêté de ses rêveries hébraïques, tiraillé par un ami pour se faire chrétien, prend le parti d'aller à Rome, afin d'observer de près celui qu'on appelle le Vicaire de Dieu sur terre, et les cardinaux, et toute cette cour. S'ils sont tels qu'il en puisse conclure que la foi du Christ vaut mieux que celle de Moïse, il se fera baptiser; sinon, il restera juif. Son ami craint les suites d'un tel examen, et veut le détourner de ce voyage; mais il n'en peut venir à bout. Le juif, arrivé à Rome, y voit, depuis le pape, les cardinaux et les prélats, jusqu'au dernier des courtisans, un train de vie dont on doit s'attendre qu'il va éprouver un grand scandale, et qui paraît devoir le rendre inébranlable dans sa foi; tout au contraire; de retour à Paris, et interrogé par son ami: Je me rends, dit-il, je ne puis résister à une preuve si forte. Le pasteur et tous les autres, qui devraient être les fondements et les soutiens de votre religion, semblent employer tous leurs soins, tout leur art, tout leur génie pour la détruire. Ils n'en peuvent venir à bout; elle croît sans cesse, et devient chaque jour plus florissante, plus brillante et plus respectée. J'en conclus que c'est Dieu lui-même qui en est le fondement et le soutien. Ma résolution est donc prise; qu'on me baptise et n'en parlons plus.

Enfin, dans la troisième Nouvelle, le sultan Saladin veut éprouver un autre juif, et le prendre par ses paroles pour tirer de lui de l'argent. Il lui demande quelle est celle des trois religions, juive, musulmane, ou chrétienne, qu'il croit être la véritable. Le juif, qui devine l'intention du sultan, se tire ainsi d'affaire. Un homme riche, lui dit-il, avait dans son trésor, entre beaucoup d'autres bijoux, une bague du plus grand prix. Il voulut en perpétuer la propriété dans sa famille, et régla, par son testament, que celui de ses fils, à qui il aurait laissé cette bague ou cet anneau, serait reconnu son héritier, respecté et honoré par ses frères comme leur aîné. Le premier qui en hérita fit de même, le second encore, et ainsi des autres, jusqu'à ce que l'anneau parvint à un homme qui avait trois fils également beaux, également vertueux, également obéissants à leur père, et qu'en récompense il aimait tous également. Ne voulant donner à aucun des trois la préférence, il fit faire par un ouvrier habile, deux autres anneaux si parfaitement semblables au premier, que, ni lui ni l'ouvrier lui-même, ne pouvaient plus les reconnaître. Il donna en mourant à chacun de ses fils, en cachette des deux autres, un de ces trois anneaux. Le père mort, chacun des frères réclama l'hérédité, et présenta son anneau pour preuve. La ressemblance totale des trois anneaux occasiona un procès qui embarrassa tellement les juges, quand ils voulurent décider quel serait le véritable héritier du père, que la cause fut appointée, et qu'elle l'est encore. J'en dis autant, ajouta le juif, des trois lois données aux trois peuples par Dieu leur père. Chacun croit voir son héritage, sa loi, ses commandements; mais lequel les a véritablement? Cette question est encore indécise comme celle des trois anneaux.

L'apologue est ingénieux et l'allégorie sensible. Il n'y a point là d'impiété, mais seulement une opinion tolérante qui ne pouvait être celle d'un sectateur exclusif d'aucune religion. La tolérance même, et la philosophie, qui n'est autre chose que la tolérance des opinions comme des religions, ne tiendraient pas un autre langage; mais, dans le pays où le Décaméron parut, ce langage devait exciter un grand scandale. En effet, cette Nouvelle et les deux précédentes, et plusieurs autres encore, ont été sévèrement censurées, non seulement en Italie, mais ailleurs; les papistes se sont fâchés des attaques qu'ils ont cru leur être portées, et les hétérodoxes ont encore plus nui à Boccace, en le louant des licences qu'il avait prises avec le clergé romain, comme s'il avait, avant Luther, professé les opinions de ce réformateur. Mais, contre toutes ces accusations, il a eu, dans le dernier siècle, un très-grave et très-zélé défenseur. Monseigneur Bottari, prélat aussi orthodoxe que savant, a fait, dans l'académie de la Crusca, une suite de lectures sur le Décaméron, où il s'est proposé de le justifier pleinement 128. D'après ce courageux apologiste, Boccace, dans la première de ces trois Nouvelles, eut pour but de démontrer combien il est difficile de distinguer la véritable vertu de l'hypocrisie, et combien de faux jugements on porte sur le salut de ceux que l'on voit mourir; il voulut, et ici et dans une grande partie de son ouvrage, dissiper, par son éloquence et par les créations de son génie, des ténèbres et des erreurs qui étaient alors presque généralement répandues. Se moquer des prétendus saints, comme il y en a eu dans différents pays, et M. Bottari en citait un grand nombre, ce n'est pas manquer de respect à ceux qui le sont véritablement. Si, dans la seconde Nouvelle, Boccace porte un rude coup aux abus qui régnaient à la cour de Rome, il est d'accord avec Dante, avec Pétrarque, avec les historiens et presque tous les écrivains de son siècle. Est-ce donc attaquer la foi que de dévoiler les vices et les turpitudes de ceux qui devraient en être les soutiens?

Note 128: (retour) Cet ouvrage est encore inédit. Manni en avait parlé, Hist. du Décamér., pag. 432; il en avait même inséré deux leçons, pag. 433 à 453. M. Baldelli nous apprend, Illustrazione IV, pag. 322, que l'ouvrage entier existe, et doit bientôt être imprimé; ayant eu communication du manuscrit autographe, il en a tiré les défenses de Boccace, dont je donne ici l'abrégé.

La Nouvelle des trois anneaux a donné lieu à des accusations plus graves, mais qui n'étaient pas mieux fondées. N'a-t-on pas prétendu que Boccace, pour l'avoir faite, devait être réputé le véritable auteur de ce livre Des trois Imposteurs qui a fait tant de bruit dans le monde, sans avoir jamais existé? M. Bottari n'a pas eu de peine à triompher de cette accusation absurde. Quand à l'opinion qui paraît en résulter d'une indifférence totale entre les trois cultes, Boccace, selon lui, a voulu l'avilir et la discréditer en la mettant dans la bouche d'un usurier juif. Au reste, il ne fut pas l'inventeur de ce conte. On le trouve dans l'ancien recueil des Cent Nouvelles, dont une partie avait précédé les siennes 129; il ne fit, disent ses défenseurs, que le revêtir de sa brillante et merveilleuse éloquence 130. Ses vives et fréquentes sorties contre les moines 131 et la peinture qu'il a souvent faite de leurs bons tours 132 l'ont fait accuser d'avoir mal parlé des hommes consacrés à Dieu. M. Bottari, dans ses leçons, ne l'en excuse pas; il croit qu'il est pour cela même infiniment digne d'éloges. Il compare ses plus fortes invectives contre les déportements des moines aux plaintes que les plus saints personnages de son siècle formaient sur le même sujet, et il les trouve entièrement conformes. Il conclut qu'on n'a pas le droit, quand on vit aussi mal, d'échapper à la censure; qu'il ne tenait qu'aux moines de la rendre calomnieuse en vivant bien, et que, s'ils ne l'ont pas fait, c'est leur faute.

Note 129: (retour) Voyez ci-dessus, p. 82, note I.
Note 130: (retour) E solo lo rivestì di splendida e preziosa veste per opera della sua miraculosa eloquenza. M. Baldelli, ub. supr., p. 330.
Note 131: (retour) Surtout dans la violente invective de Tedaldo degli Elisei, Journ. III, Nouv. VII.
Note 132: (retour) Entre autres dans les Contes de Maset, Journ. III, Nouv. I; du Frère Albert, Journ. IV, Nouv. II; du Moine de Saint-Brancas, Journ. III, Nouv. IV; d'Alibech et de l'Hermite, ibid., Nouv. X, etc.

Boccace s'est moqué des faux miracles opérés par les fausses reliques. Il a surtout pris à tâche de les tourner en ridicule dans une de ses Nouvelles les plus comiques, ou un certain frère Oignon 133 vient, au nom du baron messire Saint-Antoine 134, patron de son couvent, recueillir les aumônes ou plutôt les libéralités des bons paysans de Certaldo. Pour les rassembler en grand nombre, il promet qu'il leur fera voir et toucher une plume de l'ange Gabriel, restée dans la chambre de la Vierge à Nazareth, après l'annonciation. Or, cette plume, qu'il portait avec lui dans une cassette, était tirée de la queue d'un perroquet, oiseau qui était encore alors très-peu connu en Toscane 135. Deux jeunes gens du lieu, tandis qu'il dîne et qu'il dort, lui jouent le tour d'ouvrir la cassette, d'enlever la plume, et de mettre des charbons à la place. Frère Oignon, qui ne se doute de rien, se rend devant l'église à l'heure marquée, fait sonner les cloches, rassemble autour de lui tout le village, fait sa prière, ouvre sa cassette, et la voit remplie de charbons. On le croirait déconcerté: il ne l'est point du tout. Il lève les mains au ciel, remercie Dieu, referme la cassette, et se met à raconter un voyage imaginaire et ridicule qu'il dit avoir fait de Florence à Jérusalem. Là, le patriarche lui montra toutes les reliques qu'il possédait. Elles étaient innombrables; frère Oignon cite les plus belles: c'était un doigt du Saint-Esprit, aussi entier et aussi sain qu'il fut jamais, le toupet du séraphin qui apparut à S. François, un ongle de Chérubin, quelques rayons de l'étoile qui apparut au mages en Orient, une fiole de la sueur de S. Michel quand il se battit avec le diable, etc. Le bon patriarche voulut bien se détacher pour lui de quelques parties de son trésor. Il lui donna, dans une petite bouteille, un peu du son des cloches du temple de Salomon; il lui donna encore la plume de l'ange Gabriel dont il leur a parlé, et des charbons qui avaient servi à griller S. Laurent. Ces reliques, depuis son retour, ont été éprouvées par des miracles. Il les porte avec lui, tantôt l'une, tantôt l'autre, dans des cassettes toutes pareilles, si complètement pareilles, qu'il lui arrive quelquefois de s'y tromper, et de prendre la plume de l'ange Gabriel pour les charbons de S. Laurent. Cette fois, c'est tout le contraire; mais cela est égal, ou plutôt Dieu lui-même a voulu ce quiproquo. La fête de S. Laurent arrive dans deux jours: c'est le moment où ses reliques peuvent être le plus efficaces: il leur apportera la plume une autre fois. Alors il ouvre la cassette: toutes ces bonnes gens se pressent pour voir les charbons de S. Laurent, et donnent à frère Oignon tout ce qu'ils peuvent pour obtenir de les toucher. Le frère, d'un grand sérieux, prend de ces charbons dans sa main, et sur les gilets blancs, sur les camisoles blanches, sur les voiles blancs des femmes, il se met à tracer de grandes croix noires. Les bons Certaldois ainsi croisés, s'en vont les plus contents du monde. Les deux jeunes gens, qui avaient joué le tour, témoins de la présence d'esprit du moine, viennent l'embrasser, et lui rendent sa plume, qui ne lui valut pas moins l'année suivante que celle-là les charbons.

Note 133: (retour) Frate Cipolla, Journ. VI, Nouv. X.
Note 134: (retour) Del barone messer S. Antonio.
Note 135: (retour) Perciò che ancora, dit Boccace avec son éloquence accoutumée, non erano le morbidezze d'Egitto; se non in piccola parte, trapassate in Toscana, etc.

Le savant prélat Bottari s'est expliqué, dans trois de ses leçons 136, à justifier cette Nouvelle. La véritable intention de l'auteur fut, dit-il, d'ouvrir les yeux de ses contemporains, qui n'étaient rien moins qu'éclairés sur les vraies et les fausses reliques, et qui s'y laissaient tromper tous les jours. Il réunit donc dans une de ses fables toutes les impostures de ce genre qui couraient le monde; et au lieu d'une simple exposition qui eût été sèche et ennuyeuse, il y donna la forme piquante que l'on voit dans ce récit, pour réveiller les esprits, dissiper le sommeil de l'ignorance, et déconcerter les manœuvres de ceux qui abusaient de la simplicité du peuple, en confondant avec la religion les superstitions les plus absurdes. Boccace fut en cela d'accord, à sa manière, non seulement avec de très-saints personnages, mais avec l'autorité même des Pères et des conciles qui se déclarèrent avec force contre de semblables impostures 137.

Note 136: (retour) Ce sont deux de ces trois leçons que Manni a publiées, et qui remplissent vingt grandes pages in-4. (433 à 453) de son livre.
Note 137: (retour) M. Baldelli, ub. supr., p. 334.

Malgré les cris des moines et le blâme des amis de la décence des mœurs, le Décaméron, publié par son auteur vers le milieu du quatorzième siècle 138, circula librement en Italie: les copies s'en multiplièrent à l'infini: il fut placé dans toutes les bibliothèques. L'imprimerie vint un siècle après, et, dès 1470, il en parut une édition que l'on croit de Florence 139, une seconde à Venise, l'année suivante, une troisième meilleure à Mantoue deux ans après 140, et, depuis lors, un grand nombre d'autres. Avec les éditions, se multipliaient les déclamations et les prohibitions des moines; avec ces prohibitions, les éditions, mais irrégulières, tronquées, et s'éloignant toujours de plus en plus de la pureté du texte; lorsqu'en 1497, le fanatique Savonarole échauffa si bien les têtes des Florentins, qu'ils apportèrent eux-mêmes dans la place publique les Décamérons, les Dantes, les Pétrarques et tout ce qu'ils avaient de tableaux et de dessins un peu libres, et les brûlèrent tous ensemble, le dernier jour de carnaval; c'est ce qui a rendu si rares les exemplaires de ces premières éditions.

Note 139: (retour) Elle est sans date et sans nom de lieu ni d'imprimeur, in-fol., en caractères inégaux et mal formés.
Note 140: (retour) Mantova, Petr. Adam de Michaelibus, 1472, in-fol. C'est cette édition que Salviati jugeait la meilleure de toutes les anciennes.

Cependant l'autorité restait muette: vingt-cinq ou vingt-six papes se succédèrent depuis la première publication de ce livre, sans qu'aucun d'eux en défendit l'impression ni la lecture; mais d'éditions en éditions, il n'était presque plus reconnaissable. Malgré les soins de quelques éditeurs plus éclairés ou plus soigneux 141, la corruption du texte paraissait sans remède: les Juntes 142, les Aldes eux-mêmes 143 firent mieux, mais ne firent point encore assez bien. Quelques jeunes lettrés toscans, honteux de laisser en cet état l'ouvrage en prose qui honorait le plus leur langue, se réunirent, rassemblèrent les éditions les moins incorrectes, recherchèrent les meilleurs manuscrits, et produisirent, avec le plus grand succès, la fameuse édition donnée par les héritiers des Juntes, en 1527. Mais pendant le reste de ce siècle, tous les éditeurs ne la prirent pas pour modèle: il y en eut même de fort savants 144 qui prétendirent corriger le texte à leur manière et ne firent que le gâter et le corrompre. Les censures du concile de Trente, les prohibitions de Paul IV, septième successeur de Léon X, et celles de Pie IV, successeur de Paul, y portèrent un autre coup. Il y eut à cette époque, entre les éditions, une lacune de quatorze ou quinze ans. Enfin, Cosme Ier., grand duc de Toscane, demanda au pape Pie V que l'interdit fût levé et qu'on rendit au public la faculté de se procurer ce livre si utile pour l'étude de la langue, et le modèle le plus parfait de l'élquence italienne. Le pape écouta ces représentations, et sans vouloir céder sur les points qui lui paraissaient dangereux, il consentit à des arrangements.

Note 141: (retour) Tels, entre autres, que Niccolò Delfino, patricien de Venise, 1516, Venise, Gregor. de' Gregori, in-4.
Note 142: (retour) Firenze, Filippo di Giunta, 1516, in-4.
Note 143: (retour) Venezia, Aldo, 1522, in-4. Cette édition est la meilleure de ce temps, et mérita d'être prise pour base de celle de 1527.
Note 144: (retour) Tels que le Dolce, dans les trois éditions de Giolito, Venise, 1546, 1550 et 1552; le Ruscelli, Venise, 1552, etc.

Il s'ouvrit alors une négociation sérieuse et des opérations en règle. Il s'agissait d'un recueil de contes, et l'on eût dit que la cour de Rome et celle de Florence discutaient les intérêts les plus graves. Le grand-duc nomma une commission composée de quatres membres de l'académie de Florence, qu'il chargea de faire au Décaméron les corrections qui seraient indiquées. On choisit un bel exemplaire de l'édition d'Alde Manuce que l'on envoya à Rome. Le maître du sacré palais et un dominicain, évêque de Reggio et confesseur du pape, marquèrent sur cet exemplaire, en présence de Sa Sainteté, tous les endroits qu'ils jugèrent dignes de censure; il y en eut, et en grand nombre, dont la discussion, ou même la simple lecture, dut être plaisante, entre ces trois personnages. Le Décaméron, mutilé par leurs censures, fut renvoyé à Florence, en 1571. Les quatre commissaires, ou députés, passèrent deux ans à défendre, autant qu'ils purent, les passages censurés et supprimés. Pie V mourut; la négociation se suivit avec Grégoire XIII, son successeur; après une correspondance très-vive et très-animée, le texte fixé par les députés florentins, fut approuvé à Rome par les réviseurs. On garde dans la bibliothèque Laurentienne cette correspondance curieuse des commissaires avec Rome, le grand-duc et le prince de Toscane. Le livre fut enfin imprimé à Florence, sept ans après 145; c'est l'édition dite des Députés. Elle est plus conforme que toutes les précédentes au texte original, dans ce que les censeurs ont respecté; mais les retranchements qu'ils avaient faits excitèrent bien des mécontentements et des murmures. On s'en plaignit à Florence en prose et en vers, tandis qu'à Rome on jetait feu et flamme contre les endroits irrespectueux pour l'église et contraires aux mœurs qu'on y avait laissé subsister encore. On demandait à grands cris une seconde correction, et dans l'index publié par le très-scrupuleux pontife Sixte V, il fut expressément porté que le Décaméron serait corrigé de nouveau: ce qui fut exécuté en 1582 146, et ne satisfit pas davantage. Depuis ce temps, on a pris le parti fort sage de ne s'en plus occuper. Les éditions nombreuses qui se sont faites en Hollande, en Angleterre et en France, et les éditions complètes qui avaient, en Italie, précédé les corrections, et celles qui ont été faites depuis, conformément à ces premières, rendent inutiles celles où ces corrections ont été suivies. Vouloir faire du Décaméron un livre entièrement orthodoxe, un livre dont on puisse dire:

La mère en prescrira la lecture à sa fille,

est une entreprise folle, et l'on a bien fait d'y renoncer.

Note 146: (retour) Le grand duc François Ier. confia cette correction à Leonardo Salviati, qui était alors l'oracle de la langue toscane, et formait, à lui seul, une autorité. Il se donna, dans son édition, des libertés dont personne n'osa le reprendre de son vivant; après sa mort, il n'échappa point à la critique, et Boccalini ne l'épargna pas dans sa Pietra di Paragone; mais les Avvertimenti della lingua sopra il Decamerone, que Salviati fit paraître deux ans après son édition, sont un ouvrage précieux, et vraiment classique pour l'étude de la langue. Sur toutes ces vicissitudes que le Décaméron a éprouvées, voyez le livre de Manni, Istoria del Decamerone, part. III, p. 628 et suiv.

Tel qu'il est, c'est un des monuments les plus précieux qui existent de l'art de conter et de l'art d'écrire. «Cet ouvrage, dit expressément M. Denina, quoique moins grave que la comédie du Dante, et moins poli que les poésies de Pétrarque, a fait cependant beaucoup plus pour fixer la langue italienne. Les écrivains du seizième siècle n'en parlent qu'avec un enthousiasme presque religieux. Mais en mettant à part ce qu'il y a peut-être d'exagéré dans leurs éloges, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'outre l'artifice dans la conduite et dans la composition générale, qui est merveilleux, et qui n'a été égalé par aucun autre auteur de Contes ou de Nouvelles, soit italien, soit étranger, on y voit encore fidèlement représentés, comme dans une immense galerie, les mœurs et les usages de son temps, non-seulement dans les caractères et les personnages de pure invention, mais encore dans un grand nombre de traits d'histoire qui y sont touchés de main de maître 147

Note 147: (retour) Vicende della Letteratura, l. II, cap. 13.

Après ce jugement d'un esprit sage et aussi instruit des lois du goût que de celles de la décence, on ne doit pas cesser de regretter que Boccace ait gâté un si délicieux ouvrage par des détails qui défendent de le laisser entre les mains de la jeunesse; mais à l'âge où il est permis de tout lire, on peut faire du Décaméron une de ses lectures favorites, une étude utile pour la langue, pour la connaissance des mœurs d'un siècle, et des hommes de tous les siècles: on peut, à l'exemple du sage Molière, y apprendre à représenter au naturel les vices, les ridicules et les travers: on en peut tirer des sujets de tragédies touchantes, de comédies gaies, de satires piquantes, d'histoires agréables et utiles, de discours éloquents et persuasifs: on peut enfin, en passant quelques endroits qui n'offrent plus aucun aurait à ceux pour qui ils n'ont plus aucun danger, jouir d'une production variée, amusante, attachante même, entremêlée de descriptions, de narrations, de dialogues; pleine de verve, d'imagination d'originalité, de naturel, et d'une élégance de style qui, si l'on en excepte un petit nombre d'expressions et de tours que le temps a fait vieillir, est à l'abri de toutes les critiques, comme au-dessus de tous les éloges.




CHAPITRE XVII.

État général des lettres en Italie pendant la dernière moitié du quatorzième siècle. Universités; suite des études publiques; études particulières; histoire, poésies latines et italiennes; Nouvelles dans le genre du Décaméron; grands poëmes à l'imitation de celui du Dante; dernières observations sur le quatorzième siècle.


Tandis que Pétrarque et Boccace donnaient une impulsion si forte et si générale aux esprits, qu'ils les ramenaient à l'étude et à l'imitation des anciens, et qu'ils fixaient, l'un en vers, l'autre en prose, la langue de leur patrie, d'autres études, auxquelles ils se tinrent presque entièrement étrangers, continuaient de fleurir, et d'autres écrivains, dans les parties de la littérature qu'ils cultivaient eux-mêmes, se montraient, non leurs égaux, mais leurs émules ou leurs disciples. La dialectique de l'école continuait de s'égarer et de se perdre en subtilités inintelligibles sur les pas des interprètes d'Aristote; et malgré le livre de Pétrarque, où il avait attaqué l'ignorance des autres, en feignant d'avouer la sienne 148, l'Arabe Averroës avait toujours une multitude de sectateurs qui croyaient l'entendre. La méthode des scholastiques continuait de régner dans la théologie de l'école et d'en épaissir les ténèbres. Les Thomistes et les Scotistes se disputaient l'avantage des arguments les plus entortillés, les plus creux et les plus obscurs. Loin que les étudiants en fussent découragés, ou que le nombre des maîtres diminuât, le zèle des uns et la quantité des autres semblaient aller toujours croissant.

Note 148: (retour) De sui ipsius et multorum ignorantià.

Pétrarque s'en plaignait dans ses ouvrages et dans ses lettres. «Autrefois, écrivait-il, il y avait des professeurs de cette science; aujourd'hui, je le dis avec indignation, des dialecticiens profanes et bavards déshonorent ce nom sacré. S'il n'en était pas ainsi, nous n'aurions pas vu pulluler si subitement cette foule de maîtres inutiles 149.» Mais il avait beau dire; cette foule de maîtres ne cessait point d'attirer la foule des disciples, parce que là étaient les promesses de la fortune, les appâts de l'ambition et le chemin des grandeurs. Ce torrent se débordait hors de l'Italie dans les universités des nations voisines. Celle de Paris tira plusieurs de ses professeurs des universités ultramontaines. Du Boulay, dans l'histoire de cette célèbre école, en nomme un assez grand nombre 150. Les auteurs italiens lui reprochent d'en avoir oublié plusieurs 151; mais ceux dont il parle et ceux qu'il oublie, ceux qui restèrent en Italie et ceux qui en sortirent, sont tous maintenant, eux et leurs œuvres, aussi profondément inconnus les uns que les autres; et la raison humaine n'eût pas beaucoup perdu à ce qu'ils le fussent toujours.

Note 149: (retour) De Remed. utriusq. fortunæ, liv. I, Dial. 46.
Note 150: (retour) Le Père Denis, du bourg Saint-Sulpice, intime ami et directeur de Pétrarque; Albert de Padoue, Augustin, comme le Père Denis; Gérard de Bologne, de l'ordre des Carmes; Ferrico Cassinelli de Lucques, qui fut archevêque de Rouen, évêque de Lodève, et ensuite d'Auxerre, etc.
Note 151: (retour) Voyez Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. V, l. II, c. I.

Le siége et la puissance dont émanaient les fortunes et les grâces qu'on ambitionnait en se livrant avec tant d'ardeur à cette étude, était toujours en terre étrangère. D'Avignon, le pape soutenait en Italie, par ses légats et par des troupes à sa solde, des guerres contre les Visconti; et ces guerres ne cessaient de troubler et de ravager la Lombardie et même la Toscane qui n'avait pu se dispenser d'y prendre part. Bologne se déclara libre: le soulèvement gagna jusqu'à Rome, et de là les petites principautés qui formaient l'état de l'Église. Grégoire XI sentit la nécessité de sa présence pour éteindre cet incendie. Il quitta enfin Avignon pour Rome, où il mourut dix-huit mois après son retour 152, avant d'avoir pu réussir à pacifier l'Italie. Urbain VI détruisit par sa violence et par sa dureté le bien que son prédécesseur avait commencé à faire. Les cardinaux, qu'il poussait à bout, élurent et lui opposèrent l'anti-pape Clément VII 153, source de ce grand schisme qui devait durer quarante ans. De nouvelles révolutions dans le royaume de Naples en furent la suite. Jeanne, qui régnait encore, ayant soutenu Clément VII, Urbain VI appela contre elle le jeune Charles de Duraz, le reçut à Rome, le couronna roi. Naples lui ouvrit ses portes sans combat, et si la vengeance inutile, froide et tardive est un crime, il punit par un crime assez lâche, sur une vieille reine, le crime odieux dont elle s'était souillée dans sa jeunesse.

Note 152: (retour) Il entra dans Rome, le 13 septembre 1376, et y mourut le 27 mars 1378.
Note 153: (retour) Robert, cardinal de Genève.

Clément VII, réfugié dans Avignon, y rassembla les cardinaux qui l'avaient élu, tandis qu'Urbain VI formait tout un nouveau collége de cardinaux italiens. De ce nombre fut Bonaventure Perago de Padoue, l'un des théologiens les plus célèbres de ce temps, et, ce qui atteste encore mieux son mérite, l'un des anciens amis de Pétrarque. C'était même lui qui, dans la cérémonie de ses obsèques, avait prononcé son oraison funèbre. Il était alors simple religieux Augustin. Trois ans après, il fut fait Général de son ordre; et quand le schisme éclata, s'étant déclaré pour Urbain VI, il en fut récompensé par le chapeau de cardinal. Sa mort fut aussi funeste que son élévation avait été rapide. Il fut tué d'un coup de flèche, en passant sur le pont Saint Ange, pour se rendre au Vatican. On ne put découvrir d'où partait ce coup. On soupçonna François de Carrare, seigneur de Padoue, d'en avoir donné l'ordre, pour se venger de ce que le cardinal s'opposait à ses desseins contre les immunités de l'Église; on a fait, en conséquence, de Perago un martyr, en le rangeant parmi ceux qui sont morts pour la défense de ces immunités; et les continuateurs des Actes des Saints n'ont pas manqué de lui donner place dans cette immense collection 154. Tiraboschi, avec sa bonne foi ordinaire, rapporte ces faits; mais, avec la même bonne foi, il propose aussi ses doutes; et en supposant que François de Carrare eût en effet ordonné ce meurtre, il l'attribue à une toute autre cause. «Je ne veux pas, ajoute-t-il, enlever pour cela au cardinal la gloire dont il a joui jusqu'à présent, d'être mis au nombre de ceux qui sont morts pour la défense de l'immunité de l'Église; je propose seulement mes doutes, et j'attends que les savants veuillent bien les résoudre 155.» Les savants n'ont point donné cette solution, et les doutes du sage Tiraboschi sont devenus des preuves négatives.

Note 154: (retour) Vol. XI, 10 juin.
Note 155: (retour) Stor. della Letter. ital., t. V, p. 128.

Un autre théologien, qui s'honora aussi de l'amitié de Pétrarque, Louis Marsigli, Florentin, le vit pour la première fois à Padoue, n'ayant encore que vingt-ans. Pétrarque démêla dès-lors en lui des talents et des connaissances extraordinaires. Ce n'était pas seulement en théologie qu'il était savant, mais en littérature, en poésie, en histoire. Après avoir voyagé en France, soutenu des thèses éclatantes et pris le degré de maître ès-arts dans l'Université de Paris, il retourna dans sa patrie, jouit à Florence d'une grande considération, y vécut entouré de disciples qui s'honoraient de recevoir ses leçons, acquit une renommée dont on trouve les témoignages dans plusieurs écrivains de son temps, mais ne laissa aucun écrit qui puisse faire juger à quel point était méritée une réputation si grande. On compte encore parmi les théologiens les plus savants de la même époque et parmi les fondateurs de l'école théologique de Bologne, Louis Donato, Vénitien, de l'ordre des Frères mineurs. Nommé cardinal par Urbain VI, pour la même raison que Bonaventure de Padoue, il perdit sa faveur pour n'avoir pas réussi dans une mission dont Urbain l'avait chargé auprès de Charles de Duraz 156. Dans la division qui éclata bientôt entre ce pontife intraitable, et le roi qui lui devait sa couronne, Urbain, assiégé pendant huit mois dans Nocera par les troupes de Charles, vexa si cruellement les cardinaux qui s'y étaient renfermés avec lui, que six d'entre eux conspirèrent ou contre leur tyran, ou seulement pour échapper à sa tyrannie. Le pape instruit de leur complot, les fit arrêter et leur fit subir les plus affreuses tortures. Le malheureux Louis Donato était du nombre. Ce fut lui que le vindicatif Urbain ordonna de tourmenter jusqu'à ce qu'il pût l'entendre crier. Il se promenait dans le jardin du château en disant son bréviaire 157: l'exécution se faisait dans le donjon; et il paraissait très-content d'entendre de si loin les cris de sa victime. Urbain étant parvenu à s'enfuir de ce château, se retira à Gênes, emmenant avec lui ses cardinaux prisonniers et l'évêque d'Aquila, qui, ne pouvant aller assez vite parce qu'il était estropié de la question et mal monté, fut massacré par son ordre et presque sous ses yeux. Pour terminer cette tragédie, Urbain arrivé à Gênes, fit mourir par divers supplices cinq des cardinaux, y compris Louis Donato 158. Il eût été plus heureux, s'il fût resté simple moine et s'il ne se fût occupé que de sa théologie.

Note 156: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 130.
Note 157: (retour) V. Abrégé de l'Hist. ecclés., Berne, 1767, vol. II, an. 1385.
Note 158: (retour) Voy. Abrégé de l'Hist. ecc. etc. Voy. aussi Abrégé chronologique de l'Hist. ecclés. Paris, 1751, vol. II, même année.

La fin non moins déplorable du poëte astrologue, Cecco d'Ascoli, et les persécutions éprouvées par l'astrologue médecin Pierre d'Abano, ne détournaient point de l'étude de l'astrologie judiciaire. Un Génois, nommé Andalone del Nero, qui se rendit célèbre par ses connaissances en astronomie, et qui avait entrepris de longs voyages dans le seul dessein de les augmenter, s'égara, comme presque tous les astronomes le faisaient alors, dans les visions astrologiques. Boccace, qui avait pris de ses leçons à Naples, parle de lui avec de grands éloges dans son Traité de la Généalogie des Dieux, l'appelle son vénérable maître 159, et dit positivement qu'il doit avoir dans la science des astres la même autorité que Virgile dans la poésie et Cicéron dans l'éloquence. On a de lui un Traité latin de la composition de l'astrolabe, publié à Ferrare, en 1475. Nous avons en manuscrit, à la Bibliothèque impériale, un de ses Traités sur la sphère, la théorie des planètes, leurs équations, avec une introduction aux jugements astrologiques 160, qui n'a jamais été ni publié ni traduit.

Note 160: (retour) Andalonis de Nigro Januensis Tractatus de sphœra, Theorica planetarum: Introductio ad judicia astrologica. Catal. des Manuscr., vol. IV, p. 333, n°. 7272.

Thomas de Pisan, autre astrologue, jouissait à Bologne d'une grande réputation lorsqu'il fut appelé à Paris par Charles V. Ce roi, qu'on appela le Sage, n'eut cependant pas la sagesse de se garantir des rêveries de l'astrologie judiciaire. Thomas fut traité à sa cour avec distinction, payé avec magnificence et créé conseiller du roi. Il avait prédit l'heure de sa propre mort, et fit à sa science l'honneur de mourir à l'heure qu'il avait fixée. C'est sa fille Christine de Pisan qui l'atteste dans l'histoire de Charles V, qu'elle a écrite en français 161. Christine fut, comme on sait, un des prodiges de son siècle et de son sexe. Elle a laissé, outre cette histoire, le Trésor de la cité des dames 162, et quelques autres ouvrages français en prose et en vers 163. Elle tient à l'Italie par sa naissance, et à la France par ses écrits.

Note 161: (retour) Voy. Mémoire de Boivin le cadet, dans le Recueil de l'Acad. des Inscript., t. II, p. 704. Cette histoire de Charles V a été publiée par l'abbé Lebeuf, Dissert. sur l'Hist. de Paris, t. III, p. 103.
Note 162: (retour) Imprimé à Paris en 1497.
Note 163: (retour) J'ai parlé du Trésor de la Cité des Dames, au sujet du jurisconsulte Giovonni d'Andrea et de sa fille Novella, t. II, de cet ouvrage, p. 300, note. Voy. le Mémoire de Boivin, ub. supr.

On l'a dit avec vérité,

Quand un roi veut le crime, il est trop obéi.

Il est aussi vrai, et presque aussi triste que, quand il récompense la folie, il augmente le nombre des fous. La faveur dont jouissait l'astrologie auprès de Charles-le-Sage excita une grande ardeur pour cette prétendue science, non-seulement dans ses états, mais en Italie, d'où vinrent, à l'exemple de Thomas de Pisan, beaucoup d'autres astrologues, dans l'espoir d'obtenir pour eux-mêmes la bonne aventure qu'ils prédisaient aux autres 164. Leurs noms ont été soigneusement recueillis 165, et l'on a tenu registre de leurs découvertes et de leurs prédictions; telles que celle de Nicolas de Paganica, médecin et dominicain, qui prédit, jour pour jour, la naissance d'un fils du duc de Bourgogne, en 1371, et découvrit, disent ces vieilles chroniques, plusieurs grands empoisonneurs en France, qui avaient intoxiqué plusieurs grands personnages 166, telles encore que les prédictions faites par un certain Marc, de Gênes, de la mort d'Édouard III, roi d'Angleterre, et de la victoire de Rosebecq, remportée sur les Flamands, en 1382, par les Français, que commandait le duc de Bourgogne 167; mais on n'a pas tenu aussi exactement compte de leurs charlataneries et de leurs bévues.

Note 164: (retour) Tiraboschi, t. V, l. II, p. 170.
Note 165: (retour) Voy. Catalogue des principaux Astrologues, etc., rédigé par Simon de Phares, écrivain du quinzième siècle, et publié par l'abbé Lebeuf, Dissertat sur l'Hist. de Paris, t. III, p. 448 et suiv.
Note 167: (retour) Voy. Catalogue des principaux Astrologues, etc. etc.

On est encore forcé de compter parmi les astrologues le fameux Paul le géomètre, né à Prado, en Toscane, à qui son savoir en arithmétique, fit aussi donner le nom de Paul de l'Abbaco. Il ne se bornait pas à connaître les astres et à en tirer des pronostics; il construisait de ses propres mains des machines ingénieuses où tous leurs mouvements étaient fidèlement représentés. Sa réputation fut encore plus grande en France, en Angleterre, en Espagne, et jusque parmi les Arabes, que dans son pays même 168. Philippe Villani l'a fait mourir en 1365 169; et cependant on cite de lui un testament fait l'année suivante 170. Par ce testament, il ordonna que ses ouvrages astrologiques fussent déposés dans un couvent de Florence 171, que les moines en eussent une clef, sa famille une autre, et qu'on les y conservât jusqu'à ce qu'il se trouvât un astrologue florentin qui fût jugé, par quatre maîtres dans cet art, digne de les posséder. On ne dit pas ce que sont devenus ces clefs et ce dépôt, ni si, dans le grand nombre d'astrologues qui existaient alors, il y en eut qui se soucièrent de subir ce jugement 172.

Note 168: (retour) Tiraboschi, ub. supr.
Note 169: (retour) Uomini illustri Fiorentini.
Note 170: (retour) Mehus, Vit Ambros. Camaldul, p. 194; Manni. Sigili, t. XIV, p. 22, etc.
Note 171: (retour) : La Sainte-Trinité.
Note 172: (retour) Manni, loc. cit., et Mazzuchelli, notes sur Philippe Villani, disent que quelques-uns des ouvrages de Paul ont été imprimés à Bâle en 1532; mais Tiraboschi avoue qu'il n'en a aucune connaissance, et qu'il ne connaît non plus aucun autre écrivain qui en ait parlé.

Ni leur nombre, ni leur succès n'en imposaient à Pétrarque, que l'on trouve toujours à cette époque répandant les lumières ou combattant l'erreur; loin de se laisser entraîner au torrent, il ne cessa de se moquer de l'astrologie et des astrologues, soit dans ses ouvrages publiés, soit dans ses lettres 173. Mais c'étaient des paroles jetées au vent. L'ignorance était trop générale et le préjugé trop enraciné, pour que les efforts d'un seul homme, quelque supérieur qu'il fût, pussent réussir à l'abattre. Il ne se moqua pas moins des alchimistes 174 que des astrologues, et il ne diminua ni leur nombre, très-grand dans ce siècle, ni celui de leurs dupes.

Note 173: (retour) Voy. surtout une Lettre à Boccace, Senil, l. III, ép. I.
Note 174: (retour) Voy. De Remed. utr. fortunæ, l. I, Dial. III.

L'alchimie était l'abus de la chimie qui était alors peu avancée, comme l'astrologie l'était de l'astronomie qui était aussi dans son enfance. La médecine empruntait trop souvent les visions de l'une et de l'autre; mais souvent aussi elle s'en tenait à ses propres études, et elle dut à ce siècle quelques progrès. Jacques Dondi et Jean son fils, médecins et amis de Pétrarque, qui pourtant n'aimait pas les médecins, ne furent ni alchimistes, ni astrologues, mais joignirent tous deux à leur profession l'étude de l'astronomie et de la mécanique. Padoue, leur patrie, dut au premier et Pavie au second, deux horloges qui furent généralement admirées 175. Padoue et Pavie avaient, comme Bologne, Florence, Pise, Pérouse et toutes les universités des chaires de médecine. Elles produisaient de savants élèves, qui devenaient à leur tour de célèbres professeurs. La plupart s'en tenaient à l'enseignement et à la pratique. Quelques uns, cependant, écrivaient, et c'est dans ceux de leurs ouvrages qui se sont conservés qu'on peut apprendre ce que l'art était de leur temps. Mais et leurs ouvrages et leurs noms mêmes appartiennent à l'histoire de cette science. Je ne nommerai ici qu'un médecin, qui paraît s'être élevé dans le quatorzième siècle au-dessus de tous les autres; c'est le célèbre Mondinus, regardé encore aujourd'hui comme le restaurateur de l'anatomie, dont il a laissé un Traité, le premier qui ait été écrit depuis les anciens 176. Ce traité servait encore de texte et presque de loi dans les universités, deux cents ans après sa mort. Milan, Bologne, Forli et d'autres villes se disputent l'honneur d'avoir donné naissance à Mondinus; mais il suffit, pour la gloire de l'Italie, qu'il soit né, qu'il ait étudié, exercé, enseigné, fait ses belles expériences, et écrit dans son sein 177.

Note 175: (retour) J'ai parlé de ces horloges et de leurs deux auteurs, t. II, p. 446, note 2. Falconnet a fait sur ce sujet une Dissertation, Mém. de l'Académ. des Inscript. et Bel. Let., t. XX, p. 440, où il a confondu le fils et le père, et commis d'autres erreurs, que Tiraboschi a redressées, t. V, p. 177 et suiv.
Note 176: (retour) Voy. Freind, Histor. Medic., et M. Portal, Histoire de l'Anatomie, t. I.
Note 177: (retour) Le Traité d'Anatomie de Mondinus a eu plusieurs éditions citée par M. Portal, par Fabricius, Bibl. med. et inf. latin., vol. V, etc.

Un art moins conjectural que la médecine, avait eu, dès le commencement de ce siècle, un écrivain qui a joui et jouit encore d'une grande réputation. Pierre Crezcenzio écrivit, dans un âge fort avancé, sur le premier des arts, l'agriculture. Sa vie active appartient plus au treizième siècle qu'au quatorzième. Né à Bologne d'une famille honnête et aisée, après y avoir fait ses premières études en philosophie, en médecine et dans les sciences naturelles, il se livra plus particulièrement à l'étude des lois. Il ne prit cependant point le degré de docteur et se borna au titre de juge, qui était alors celui des simples jurisconsultes. Ils avaient le pouvoir de traiter, de débattre et de défendre les causes; mais ils ne pouvaient pas occuper les chaires publiques et y donner des leçons, privilége réservé aux seuls docteurs.

Crezcenzio s'éloigna de sa patrie, quand il la vit déchirée par des dissensions civiles, où il ne lui convint pas de prendre parti. Les villes d'Italie, qui étaient alors presque toutes indépendantes, étaient dans l'usage de choisir hors de leur sein des gouverneurs civils et militaires, sous le titre de capitaines ou de podestà. Elles exigeaient qu'ils amenassent avec eux, et à leurs frais, des hommes de loi qui leur servaient d'assesseurs dans le jugement des causes, et qui jugeaient eux-mêmes dans les tribunaux, suivant les coutumes de chaque pays. Un grand nombre de nobles bolonais furent appelés à ces magistratures temporaires, mais suprêmes. L'Université de Bologne, fertile en savants jurisconsultes, leur fournissait facilement des assesseurs, et ce fut en remplissant ces sortes d'emplois que Crezcenzio parcourut pendant trente ans l'Italie, rendant la justice aux citoyens, donnant, aux gouverneurs qu'il accompagnait, de sages conseils, et maintenant de tout son pouvoir les cités dans des sentiments de concorde et dans un état de paix. Il observait partout les procédés de l'agriculture, pour laquelle il avait un goût particulier. Enfin, de retour à Bologne, et déjà fort âgé, il recueillit toutes ses observations, et publia, vers l'an 1304, un Traité d'agriculture, divisé en douze livres, qu'il dédia au roi de Naples, Charles II. Il survécut près de seize ou dix-sept ans à cette publication, et mourut vers la fin de 1320, âgé d'environ quatre-vingt-sept ans 178.

Note 178: (retour) Vita di P. Crezcenzio, en tête de la traduction ital. de son livre, édit. des auteurs classiques, Milan, 1805, in 8.

Les préceptes contenus dans son ouvrage sont tirés soit des anciens, de Caton, Varron, Columelle, Palladius, soit de ses propres observations. Cette partie, en quelque sorte pratique, est excellente et pourrait être encore utile aujourd'hui; elle est au moins très-curieuse par la connaissance qu'elle nous donne des procédés de la culture italienne, que l'on voit avec surprise avoir été, dès cette époque reculée, sur un grand nombre d'objets, la même que de nos jours. On peut citer pour exemple le chapitre de la culture du lin, où l'auteur prescrit les engrais, le double labour, l'un profond avant l'hiver, l'autre superficiel au printemps, et d'autres méthodes excellentes, auxquelles les cultivateurs modernes les plus instruits ne pourraient rien ajouter 179; mais lorsqu'il veut s'élever à la théorie, et rendre raison des qualités de l'air, de la fécondité de la terre, de la végétation, et des autres phénomènes naturels par la doctrine d'Avicenne ou du grand Albert, il se jette dans des explications et des distinctions subtiles et pleines d'erreurs. Ce livre, écrit en latin, fut traduit en italien avant la fin du même siècle. On avait attribué à Crezcenzio lui-même cette traduction; mais il a été reconnu depuis qu'elle date du temps où la langue avait acquis tout son perfectionnement, c'est-à-dire d'un demi-siècle après l'époque où l'auteur écrivait. On ignore le nom du traducteur: seulement, dit le père Bartoli 180, on reconnaît à la perfection de son style qu'il est du siècle où l'on écrivait le mieux 181.

Note 179: (retour) M. Corniani, I Secoli della Letter. ital., t. I, p. 178.
Note 180: (retour) À la fin de la préface du petit Traité de critique grammaticale, intitulé: Il Torto ed il dritto del non si può, qu'il a donné sous le nom de Ferrante Longobardi, Rome, 1655, pet. in-12.
Note 181: (retour) La première édition de l'ouvrage latin est de 1471, Augsbourg, in-fol., sous ce titre: Petri de Crescentiis ruralium commodorum, lib. XII, Augustœ vindeticorum, etc. La traduction italienne fut imprimée pour la première fois à Florence, 1478, aussi in-fol. Les deux meilleures éditions sont celles de Cosme Giunta, 1605, et de Naples, 1724, 2 vol. in-8.

La jurisprudence, qui avait été la profession de cet auteur agronome, était, par les mêmes raisons que la théologie, dans un haut degré de faveur. Les Universités de Bologne, de Padoue, de Pavie, de Naples, s'y distinguaient à l'envi. Cependant, depuis le fameux Accurse, aucun homme n'avait paru capable de jeter une nouvelle lumière sur les obscurités de cette science, que le nombre même de ceux qui la professaient devait inévitablement augmenter. Enfin parut le grand Barthole, dont la poussière et les vers rongent aujourd'hui les énormes volumes, mais qui reçut dans ce siècle des honneurs presque divins 182. Astre et lumière des jurisconsultes, maître de vérité, fanal du droit, guide des aveugles, ces titres et d'autres semblables lui furent prodigués, selon l'usage du temps; mais en rabattant de ces dénominations fastueuses, on ne peut cependant lui refuser la justice due à son savoir et à ses immenses travaux.

Note 182: (retour) Tiraboschi, t. V, l. II, c. 4.

Barthole naquit la même année que Boccace, en 1313, à Sasso-Ferrato, dans la Marche d'Ancône. Il se livra, dès sa jeunesse, à l'étude du droit sous les maîtres les plus célèbres, à Pérouse d'abord, et ensuite à Bologne. Il y devint maître lui-même, et lors de la fondation de l'Université de Pise, il y fut nommé professeur, n'ayant encore que 26 ans. Il y resta onze ans, selon les uns, et un peu moins selon d'autres. Il quitta sa chaire de Pise, pour en occuper une à Pérouse, où on lui déféra le titre et les droits de citoyen. En 1355, lorsque l'empereur Charles IV descendit en Italie, il fut choisi pour l'aller complimenter à Pise. Il profita de l'occasion, et obtint pour cette Université naissante les mêmes priviléges dont jouissaient toutes les autres. L'empereur lui en accorda de personnels, et spécialement celui de porter dans son écusson les armes des rois de Bohême. Quelques auteurs ont pensé que ces honneurs étaient le prix de la fameuse bulle d'or, que Charles publia l'année suivante, qu'il avait concertée à Pise avec Barthole, et dont il lui avait confié la rédaction 183. Il ne jouit pas long-temps de ces distinctions; de retour à Pérouse, il y mourut, selon l'opinion la plus probable, âgé seulement de 46 ans. La brièveté de sa vie rend presque inconcevables la profondeur et l'étendue de ses connaissances et le volume énorme de ses écrits. Gravina, en rendant justice à son érudition et à la force de sa dialectique, le juge sévèrement sur l'abus qu'il en a fait, et sur les subtilités qu'il introduisit dans l'étude du droit. «Son génie et son érudition lui nuisirent, dit ce critique judicieux 184: possédant toute la misérable science de ce temps-là, il ne fit que retourner de mille manières les sophismes des Arabes, qui avaient souillé la pureté des sources du péripapéticisme, etc.»

Note 183: (retour) De Sade, Mém. pour la Vie de Pétrar., t. III, p. 409.
Note 184: (retour) De origine juris civilis, l. I, §. 164.

La vaste compilation des œuvres de Barthole contient quelques Traités de droit public, tels que ceux des Guelphes et des Gibelins; de l'Administration de la République; de la Tyrannie, etc. On y en trouve un plus singulier, et dont le prodigieux succès peut servir à faire connaître l'esprit de son temps. C'est une cause plaidée devant J.-C. entre la Vierge Marie, d'une part, et le Diable, de l'autre 185. Cacodœmon comparaît devant le tribunal, en qualité de procureur de toute la malice infernale. Sa procuration, passée devant le notaire de la maison du Diable, date de l'an 1354. Il cite le genre humain à comparaître à l'audience trois jours après la date. Le genre humain, pressé par cette diligence diabolique, s'est laissé, pour la première fois, expédier par contumace. Il a recours à la Sainte-Vierge et la supplie de prendre sa défense. Elle se déclare donc son avocate; mais le Diable proteste qu'elle est incapable de remplir cet office, les femmes en étant exclues, selon le Digeste De postulatione: de plus, il la déclare suspecte, comme mère du juge, conformément à la loi De appellatione. La Vierge répond à l'exception; 1°. que les femmes sont admises à plaider dans les causes des misérables, selon la disposition du paragraphe I, De fœminis, etc., et que le genre humain est précisément dans ce cas; 2°. que même une mère peut parler dans sa propre cause, comme il est écrit dans les expressions, chapitre Priorem, etc. Cette question d'ordre judiciaire étant vidée, Cacodœmon produit sa demande, de pouvoir tourmenter le genre humain, comme il le faisait avant la rédemption; il s'appuie des textes d'une infinité de lois; mais la Vierge Marie n'en allègue pas moins que lui dans ses réponses, toutes favorables à son client. Enfin, le divin juge prononce la sentence d'absolution formiter, séant pro tribunali, au parquet ordinaire des causes, au-dessus des trônes des anges, dans le palais de sa résidence, après avoir vu toutes les citations, procurations, allégations, réponses, exceptions, répliques, etc. Ladite sentence écrite et publiée par S. Jean l'Evangliste, notaire et écrivain public de la cour céleste 186.

Note 185: (retour) Tractatus quæstionis ventilatæ coram Domino nostro J.-C. inter virginem Mariam ex unâ parte, et Diabolum ex alterâ, p. 165 et suiv. du livre intitulé: Bartholi Consilia, quæstiones et tractatus, Lyon, 1568.
Note 186: (retour) I secoli della Letter. ital. di Giamb. Corniani, t. I, p. 436.

Barthole eut pour disciple, et ensuite pour rival, le célèbre Balde, fils d'un médecin de Pérouse. On raconte beaucoup de traits de cette rivalité, qui seraient peu honorables pour le caractère de Balde. Des écrivains sages les révoquent en doute, et il vaut mieux en douter avec eux que d'y croire 187. Balde fut professeur à Pérouse, sa patrie, puis à Sienne, à Pise, à Padoue et à Pavie. Il laissa partout une grande admiration de son savoir, et encore plus de son esprit, qui était vif, brillant, fécond en réparties et en bons mots. C'est un avantage qu'il avait dans la dispute sur son maître Barthole, homme plein de jugement et de science, mais, à ce qu'il paraît, un peu lourd. Balde n'a guère laissé moins d'écrits que lui, et qui ne sont pas aujourd'hui plus utiles ni plus connus que les siens; il est vrai qu'il ne mourut que l'année même de la fin du siècle, âgé de soixante-quinze ou seize ans, et qu'il vécut par conséquent une trentaine d'années plus que son maître.

Note 187: (retour) Voy. Tiraboschi, ub. supr., et Mazzuchelli, Scrit. ital.

C'était aussi un jurisconsulte habile que ce Guillaume de Pastrengo que nous avons vu, dans la Vie de Pétrarque, jouer un des premiers rôles parmi ses plus intimes amis. Pastrengo sa patrie est une campagne du Véronais. Il fut notaire et juge à Véronne. Les Scaliger, seigneurs de cet état, le chargèrent, en 1335, d'une mission auprès du pape Innocent XII, qui résidait à Avignon: c'est là qu'il connut Pétrarque, et que se forma entre eux cette amitié qui dura autant que leur vie. Mais ce n'est pas comme légiste qu'il doit surtout avoir place dans l'histoire littéraire, c'est comme auteur d'un ouvrage rare et peu connu, le premier modèle de ces Bibliothèques universelles, et de ces Dictionnaires des hommes illustres, qui se sont tant multipliés depuis. S. Jérôme, Gennadius et d'autres auteurs de livres de cette espèce, n'avaient parlé que des écrivains sacrés 188. Photius n'avait traité que des livres qui lui étaient tombés entre les mains. Guillaume de Pastrengo entreprit le premier une Bibliothèque des auteurs sacrés et profanes de tous les pays, de tous les siècles et sur tous les sujets, depuis les temps les plus reculés jusqu'à celui où il vivait. Cet ouvrage écrit en latin, a été imprimé à Venise, en 1547, sous ce faux titre: De originibus rerum 189, que l'auteur ne lui avait point donné. Le manuscrit que l'on en conserve dans une bibliothèque de Venise 190, porte celui-ci: De viris illustribus 191, qui lui convient mieux. La première partie de ce livre est précisément ce qu'on appelle une Bibliothèque. Les auteurs y sont rangés par ordre alphabétique; et, dans des articles faits avec toute l'exactitude que permettait une époque où l'on avait si peu de secours pour ce travail, on trouve une idée succincte de leurs ouvrages. Il était impossible qu'il ne s'y glissât pas beaucoup d'omissions et beaucoup d'erreurs, mais tel qu'il est, il prouve dans son auteur une vaste érudition. Il paraît surprenant qu'il ait pu voir tant de choses au milieu de tant de ténèbres, et ce n'est pas pour lui peu de gloire que d'avoir donné le premier un Dictionnaire de cette espèce. Les autres parties en forment un, historique et géographique, où l'auteur recherche surtout les premières origines, et c'est ce qui a causé l'erreur commise au titre de l'édition de Venise. Cette édition très-rare d'un ouvrage curieux est si remplie de fautes, qu'elle ne peut-être, pour ainsi dire, d'aucun usage. Montfaucon, et après lui Maffei, avaient entrepris d'en donner une nouvelle, corrigée sur les manuscrits; mais ni l'un ni l'autre, ni personne après eux, n'a exécuté ce dessein, qui ne serait pas sans utilité 192.

Note 188: (retour) Tiraboschi, t. V, p. 322.
Note 189: (retour) Le titre entier du livre imprimé est: De Originibus rerum libellus authore Gullelmo Pastregico Veronense, Venet., 1547.
Note 190: (retour) Dans celle de S. Jean et S. Paul (di SS. Giovanni e Paolo).
Note 191: (retour) Le titre entier de ce manuscrit est, après le Proemium: Incipit liber de Viris illustribus editus à Guillelmo Pastregico veronensi cive, et fori ejusdem urbis causidico.
Note 192: (retour) Voy. Maffei, Verona illustr., part. II, p. 115, et Tiraboschi, t. V, l. II, c. 6.

Philippe Villani, fils de Mathieu, et le dernier des trois illustres historiens de ce nom, outre le complément des histoires de son oncle et de son père 193, composa aussi un ouvrage intéressant pour l'histoire littéraire; mais il s'y renferma dans ce qui regardait sa patrie, et n'écrivit que les Vies des hommes illustres de Florence. Le comte Mazzuchelli en a publié pour la première fois 194, non le texte original, qui est en latin, mais une ancienne traduction italienne, avec d'amples et savantes notes. Philippe Villani fut nommé, en 1401, pour expliquer publiquement le Dante dans la chaire que Boccace avait occupée. Il y fut nommé une seconde fois, en 1404, et l'on croit qu'il mourut peu de temps après. Les titres d'Eliconio et de Solitario, que lui donnent quelques anciens manuscrits de ses Vies des hommes illustres, prouvent que, quoiqu'il eût rempli à Pérouse quelques fonctions honorables 195, il s'était ensuite entièrement livré aux lettres et à l'amour de la solitude et du repos. Il fut le premier auteur d'une histoire littéraire particulière, comme Guillaume de Pastrengo, d'une histoire littéraire générale. Quant à l'histoire politique, elle n'eut alors aucun auteur qui pût être comparé aux Villani. Mais le nombre des histoires générales qui furent écrites est considérable, et celui des chroniques ou histoires particulières des différentes villes, passe tout ce qu'on peut se figurer. On ne lit plus ni les unes ni les autres pour son plaisir. Les premières sont même peu utiles pour la connaissance des faits: les auteurs de ces histoires avaient trop peu de critique et trop de crédulité. Le plus connu de tous, parce qu'il l'est à d'autres titres, est le premier commentateur du Dante, Benvenuto da Imola. On a de lui, sous le titre de Liber Augustalis, une histoire abrégée des empereurs, depuis Jules César jusqu'à Venceslas, qui régnait de son temps; ouvrage dont la sécheresse et le peu d'exactitude n'ont pas empêché quelques écrivains de l'attribuer à Pétrarque. On le trouve dans plusieurs éditions de ses œuvres latines, mais sous le nom du véritable auteur 196. Landolphe Colonna, Romain, qui fut chanoine de l'église de Chartres, et que l'on dit de la noble famille des Colonne 197, écrivit, entre autres ouvrages, un Breviarum historiale, qui a été imprimé en France 198, et Français Pipino ou Pépin, Bolonais, une Chronique générale des rois Francs, depuis l'origine jusqu'en 1314. Pour l'histoire des premiers siècles, il ne fait que copier ceux qui avaient écrit avant lui; mais, parvenu aux temps modernes et aux événements contemporains, il joint aux faits qu'il a pris dans les autres, des faits particuliers qu'on ne trouve point ailleurs 199. Muratori n'a inséré dans sa grande collection que la partie de cette chronique qui commence en 1176 200. Il y a recueilli toutes les chroniques ou histoires particulières qui peuvent être de quelque usage, et peut-être même en a-t-il outre-passé le nombre. On y distingue les deux Cortusi 201, continuateurs de l'histoire de Padoue, commencée par Albertino Mussato dont nous avons parlé dans un précédent chapitre 202, mais qui restèrent fort au-dessous de lui, quant au talent et quant au style; Ferreto de Vicence 203, l'un des meilleurs historiens de ce temps; Calvano Fiamma de Milan 204, qui ne lui est point inférieur; Jean de Cermenate 205, émule et compatriote de Fiamma, et plusieurs autres. Mais combien de ces historiens sont restés en manuscrit dans les bibliothèques d'Italie, et y resteront toujours sans qu'il y ait rien à perdre, ni pour la gloire littéraire de l'Italie, ni pour l'histoire!

Note 193: (retour) Ce complément n'est que de quarante-deux chapitres; il termine le livre XI, et conduit l'histoire de Florence jusqu'à la fin de 1034. V. sur les deux autres Villani, t. II de cet ouvr., p. 301.
Note 195: (retour) Celles de chancelier de cette commune, etc. Voy. Tiraboschi, loc. cit.
Note 196: (retour) Dans l'édit. de Bâle, 1496, in-4., tout à la fin du volume; dans celle de 1581, in-fol., pag. 516, etc.
Note 197: (retour) Tiraboschi, t. V, p. 318.
Note 198: (retour) À Poitiers, en 1479.
Note 199: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 319.
Note 200: (retour) Script. Rer. ital., vol. IX.
Note 201: (retour) Guglielmo Cortusio et Albrighetto Cortusio, son parent.
Note 202: (retour) Tom. II, p. 305.
Note 203: (retour) Script. Rer. ital., vol. IX, p. 935.
Note 204: (retour) Auteur du Manipulus Florum, ibid., vol. XI, p. 533.
Note 205: (retour) Ibid., vol. IX, p. 1223.

J'aurais dû placer dans la première époque de ce siècle, mais je n'oublierai pas ici, Marino Sanuto, noble vénitien, qui ne fut pas, à proprement parler, un historien, mais un voyageur, et qui laissa un ouvrage intéressant sur les régions qu'il avait parcourues et sur les événements dont il avait été témoin. Il fit jusqu'à cinq fois le voyage d'Orient, et visita l'Arménie, l'Égypte, les îles de Chypre et de Rhodes, etc. De retour à Venise, il composa son livre Secretorum fidelium crucis, où il décrit exactement ces contrées lointaines, les mœurs de leurs habitants, les révolutions, les guerres entreprises pour les retirer des mains des infidèles, et les causes des mauvais succès de ces guerres. Il y propose aussi des moyens qu'il croit meilleurs pour venir à bout de l'entreprise. Son ouvrage fait, il parcourut plusieurs états de l'Europe, pour engager les princes à exécuter ses plans. Il les présenta au pape Jean XXII, à Avignon, et lui mit sous les yeux des cartes où tous ces pays et les saints lieux étaient fidèlement décrits; il adressa, sur ce sujet, des lettres à plusieurs personnages importants; mais il ne put rien obtenir. On croit qu'il mourut vers l'an 1330. Son ouvrage et ses lettres furent imprimés, pour la première fois, par Bongars, dans le Gesta Dei per Francos 206. C'est un des plus curieux de cette collection; le premier livre surtout peut être regardé comme un traité complet sur le commerce et la navigation de ce siècle, et même des siècles antérieurs 207.

Note 206: (retour) Hanoviæ, 1511, 2 vol. in-fol.
Note 207: (retour) Foscarini, Letteratura Veneziana, p. 417.

À l'égard de la littérature proprement dite, et principalement de la poésie, qui était le genre de littérature le plus généralement cultivé, on a bien fait de ne pas tirer des bibliothèques, et l'on aurait encore mieux fait de n'y pas recueillir et de laisser perdre le nombre infini de vers qui furent produits dans ce siècle. Ce fut comme une épidémie qui se répandit rapidement, qui passa même les Alpes, et qui exerça surtout ses ravages à Avignon et autour de Pétrarque, devenu, bien contre son gré, le centre de ce tourbillon poétique. C'est ce qu'une de ses lettres familières décrit avec des détails aussi vrais que plaisants. «Jamais, écrit-il 208, ce que dit Horace ne fut plus vrai qu'à présent:

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