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Histoire littéraire d'Italie (3/9)

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CHAPITRE XX.

Grecs réfugiés en Italie; leurs querelles pour Platon et pour Aristote; Académie Platonicienne à Florence; savants Italiens qui la composent, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Landino, Politien; Laurent de Médicis, chef de la République, et bienfaiteur des lettres et des arts; troubles et guerres dans les autres états d'Italie; désastres de la fin du quinzième siècle.


L'étude de la langue grecque était, en quelque sorte, naturalisée en Italie; pour qu'elle y prît un nouveau degré d'activité, il ne manquait plus qu'une querelle entre les savants, au sujet de la littérature ou de la philosophie grecque: il s'en éleva une très-animée entre les sectateurs d'Aristote et ceux de Platon. Le vieux Gémistus Plethon, qui avait été le premier à faire naître dans Cosme de Médicis du penchant pour le platonisme, le fut aussi à commencer cette guerre si peu philosophique, quoique la philosophie en fût le sujet. Envoyé au concile de Ferrare, pour les conférences entre les deux églises, il avait opiniâtrement combattu pour la sienne, et n'avait cédé sur aucun des points de doctrine, comme avaient fait plusieurs autres Grecs. Il était vieux, et tout aussi peu flexible comme philosophe que comme théologien. Il écrivit en grec un traité sur les différences entre la philosophie d'Aristote et celle de Platon 492; il y traita d'étrange paradoxe l'opinion de ceux qui pensaient qu'on pouvait les concilier, et s'attacha à démontrer que les principes de l'une était diamétralement opposés à ceux de l'autre: enfin, il se moqua d'Aristote, de ses admirateurs et de ses disciples. Plusieurs Grecs, ou élèves des Grecs, prirent feu sur ce livre, et y répondirent. Plethon mourut avant d'avoir pu répliquer. Les deux savants qui descendirent dans la lice avec le plus d'ardeur, furent le cardinal Bessarion, et Georges de Trébisonde.

Note 492: (retour) Imprimé à Paris en 1541, et traduit en latin en 1574.

Le premier, né en 1395 à Trébisonde, dont le second ne fit que prendre le nom, après avoir fait ses premières études à Constantinople, était allé en Morée, suivre les leçons de ce même Gémistus le Platonicien: il l'était devenu à l'exemple de son maître; sa réputation le fit nommer évêque de Nicée, et l'un des théologiens grecs envoyés au concile de Ferrare. Il s'y montra moins obstiné que Gémistus. Soit qu'il fût vaincu par les arguments des Latins, et touché de la grâce; soit que, comparant l'état où se trouvaient les deux églises, il y eût, comme on le lui a reproché, quelques motifs humains dans sa défaite, il céda après une faible résistance. Le pape Eugène IV l'en récompensa aussitôt par la pourpre romaine. On sait quelle fut la carrière politique qu'il parcourut sous les successeurs d'Eugène, les négociations auxquelles il fut employé, la réputation et l'immense fortune qu'il y acquit. Ce qui doit nous occuper, c'est l'usage qu'il fit de son crédit et de ses richesses pour le bien des lettres. Il établit chez lui, à Rome, une académie dans laquelle il réunissait les philosophes et les hommes de lettres les plus connus: il les accueillait, les encourageait, les récompensait de leurs travaux. Tandis qu'il fut légat du pape à Bologne 493, il fit relever à ses frais les bâtiments de l'université, qui tombaient en ruines; il en renouvella les lois et les règlements, qui n'étaient pas, en quelque sorte, moins détruits par le temps que les murs. Il y fit venir les plus habiles professeurs, et les paya largement; il allait souvent lui-même encourager les élèves par des promesses, des distinctions et des prix. Il venait au secours de ceux à qui leur mauvaise fortune ne permettait pas de suivre les études, et y entretenait surtout plusieurs jeunes gens de son pays. Enfin, il fit, à la République de Venise, le don d'une riche collection de manuscrits grecs, qui, selon Platina, lui avait coûté trente mille écus d'or, et qui a été le premier fonds de la riche bibliothèque de S.-Marc. Ce savant cardinal a laissé un grand nombre d'ouvrages, tant grecs que latins. Celui qu'il écrivit dans cette occasion avait pour titre: Contre le calomniateur de Platon; ce calomniateur était l'autre Grec, Georges de Trébisonde.

Note 493: (retour) De 1450 à 1455.

Né en 1395 à Candie, mais originaire de Trébisonde, dont il aima mieux porter le nom, Georges passa de bonne heure en Italie, et fut professeur d'éloquence grecque à Vicence, à Venise, et ensuite à Rome. Nicolas V le prit pour secrétaire, et lui commanda plusieurs traductions du grec en latin. On dit qu'un jour ce pontife lui ayant présenté une somme d'argent, il la trouva trop forte, et rougit en la recevant: «Prends, prends, lui dit le pape, tu n'auras pas toujours un Nicolas.» Il eut des querelles très-vives avec Guarino de Vérone, avec Poggio, avec le Grec Théodore Gaza, avec le pontife lui même. Nicolas lui en voulut pour la manière dont il avait traduit et commenté l'Almageste de Ptolémée, et il le chassa de Rome. L'ouvrage que Georges fit contre Platon en faveur d'Aristote, le disgracia sans retour 494. Il est vrai qu'il y avait perdu toute mesure, et que, sous un pape qui était platonicien, il n'avait pas craint de dire que Mahomet était un meilleur législateur que Platon. Il n'y a point de crime qu'il ne reprochât au disciple de Socrate, point de calamité publique qu'il n'attribuât à sa philosophie; imputations toujours faciles, ou contre la philosophie en général, ou contre telle ou telle philosophie en particulier, quand on ne veut écouter que l'esprit de parti, et qu'on ne s'embarrasse ni de la vérité, ni de la justice. Ce fut contre ce livre que Bessarion écrivit. On peut voir dans Brucker un extrait étendu de cette apologie 495, où le cardinal déploya beaucoup d'éloquence et de savoir.

Note 494: (retour) Comparationes philosophorum Aristotelis et Platonis, écrit en 1458, imprimé à Venise en 1523.
Note 495: (retour) Hist. Crit. Philosoph., t. IV.

Théodore Gaza de Thessalonique, l'un des premiers Grecs qui s'étaient établis en Italie 496, prit parti contre Platon, en faveur d'Aristote. Bessarion lui fit aussi une réponse. Un Grec réfugié que ce cardinal protégeait 497 en fit une moins mesurée, et traita avec le plus souverain mépris Aristote et son défenseur. Un autre Grec 498 lui répondit, mais décemment, et sut louer Aristote sans offenser ni les platoniciens ni Platon. Cette longue et violente querelle n'eut guère que des Grecs pour acteurs. Les Italiens y prirent beaucoup de part, mais comme simples spectateurs, et il ne paraît pas qu'aucun d'eux s'y soit mêlé par ses écrits. Ils se décidèrent assez généralement pour Platon. L'admiration à laquelle le vieux Gémistus les avait accoutumés pour ce philosophe, et l'exemple donné par le pape Nicolas V, par le cardinal Bessarion, et plus encore par les Médicis, firent qu'en Italie, et surtout dans la Toscane, la philosophie platonicienne fut universellement préférée. L'académie platonique de Florence fut uniquement consacrée à l'explication et à l'étude du philosophe dont elle portait le nom. Platon était pour elle un idole, un Dieu, l'unique objet des travaux, des entretiens et des pensées de ses membres. Leur enthousiasme alla souvent jusqu'à une sorte de folie 499: mais peut-être est-il de la triste destinée de l'homme qu'il en entre toujours un peu dans ce qu'il appelle sagesse.

Note 496: (retour) Lors de la prise de Thessalonique par les Turcs, en 1430.
Note 497: (retour) Michaël Apostolius.
Note 498: (retour) Andronicus Calistus.
Note 499: (retour) Tiraboschi va plus loin: Il lor trasporto per esso (Piatone), dit-il, gli condusse sino a scriver pazzie che non si possono leggere senza risa. (Tom. VI, part. II, p. 278.)

Parmi les savants qui composaient cette académie, Marsile Ficin se présente le premier. Fils d'un chirurgien de Florence, il naquit en 1433 500. Son père voulut en faire un médecin, et l'envoya étudier en cette faculté à l'Université de Bologne.

Note 500: (retour) Id. ibid., p. 279.

Heureusement pour le jeune Marsile, qui n'avait obéi qu'à regret, ayant fait un petit voyage de Bologne à Florence, son père le conduisit avec lui dans une visite qu'il fit à Cosme de Médicis. Cosme, charmé de son extérieur agréable et de l'esprit extraordinaire qu'il montra dans ses réponses, eut dès ce moment, malgré son extrême jeunesse, l'idée d'en faire le principal appui de l'académie platonique dont il formait alors le projet. Il le prit chez lui dans ce dessein, dirigea lui-même ses études, le traita avec tant de bonté et même de tendresse, que Marsile le regarda et l'aima toute sa vie comme un second père. Cette éducation philosophique lui plaisait beaucoup plus que la première. Il y fit de si grands progrès qu'il avait à peine vingt-trois ans quand il écrivit ses quatre livres des Institutions platoniques. Cosme et le savant Christophe Landino à qui il les montra en firent de grands éloges; mais ils engagèrent Marsile à apprendre le grec avant de les publier, pour puiser dans le texte même la vraie doctrine de Platon. Il se livra à cette étude avec une nouvelle ardeur, et le premier essai de sa science dans la langue grecque fut de traduire en latin les hymnes attribués à Orphée. Ayant lu dans Platon que Dieu nous a donné la musique pour calmer les passions, il voulut aussi l'apprendre. Il se plaisait beaucoup à chanter ces hymnes en s'accompagnant d'une lyre qui ressemblait à celle des Grecs. Il traduisit ensuite le livre de l'Origine du Monde attribué à Mercure Trismegiste; et ayant fait à son bienfaiteur l'hommage de ses premiers travaux, Cosme lui fit don d'un bien de campagne dans sa terre de Carreggi, près Florence, d'une maison à la ville, et de quelques manuscrits de Platon et de Plotin magnifiquement exécutés et reliés.

Marsile entreprit alors sa traduction entière de Platon. Il l'eut achevée en cinq ans, n'étant encore âgé que de trente-cinq. Cosme n'était plus; mais son fils Pierre, qui lui succéda, eut la même amitié pour Marsile. Ce fut par ses ordres qu'il publia cette traduction, et qu'il expliqua publiquement à Florence les ouvrages de ce philosophe. Il eut pour auditeurs les hommes les plus distingués par leur érudition et leurs connaissances dans la philosophie ancienne. Laurent-le-Magnifique fit encore plus pour Marsile que n'avaient fait son père et son aïeul. Marsile entra dans les ordres, et se fit prêtre à l'âge de quarante-deux ans. Laurent lui donna plusieurs bénéfices qui le mirent dans une grande aisance, mais il n'abusa point de cette disposition à l'enrichir; et, content des biens ecclésiastiques qui lui étaient donnés, il laissa tout son patrimoine à la disposition de ses frères. Alors il partagea son temps entre ses études philosophiques et celles de son nouvel état. Sa vie fut exemplaire, son caractère doux, son esprit agréable. Il aimait la solitude, et se plaisait surtout à la campagne avec quelques intimes amis. Sa constitution débile et les fréquentes maladies auxquelles il était sujet ne diminuaient en rien son ardeur pour le travail. Des offres brillantes lui furent faites par le pape Sixte IV et par Mathias Corvin, roi de Hongrie; il s'y refusa par amour pour la retraite, par goût pour une vie égale et simple, et par reconnaissance pour les Médicis. Il mourut vers la fin du siècle, âgé de soixante-six ans.

On a recueilli ses Œuvres en deux volumes in-folio. Presque toutes ont pour objet des interprétations et des commentaires sur Platon et sur les principaux Platoniciens, tels que Plotin, Iamblique Proclus, Porphyre, etc., sans compter la traduction des Œuvres entières de Platon. Depuis sa première jeunesse le platonisme fut tout pour lui. Il s'enfonça toute sa vie dans les profondeurs quelquefois peu lumineuses de cette philosophie plus sublime que vraie, et plus faite pour l'imagination que pour la raison. Il s'était familiarisé avec les ténèbres de l'école d'Alexandrie, au point de les prendre pour la clarté. Son style s'était formé sur ces modèles, et souvent dans ses lettres mêmes il est énigmatique et mystérieux. Des rêveries, je ne dis pas de Platon, mais des platoniciens, à celles de l'astrologie il n'y a qu'un pas; il le franchit, et la manière dont il écrivit dans un de ses livres 501 sur cette prétendue science, le fit même soupçonner de magie.

Note 501: (retour) De Vità cœlitus comparandâ, lib. III.

Le second soutien de la philosophie platonicienne fut le célèbre Jean Pic de la Mirandole 502, qui fut dès l'enfance une espèce de phénomène, et, dans sa jeunesse, un prodige d'érudition et de science. Une mort prématurée le priva de l'expérience de la vieillesse, et même de la maturité de cet âge où les facultés de l'homme sont dans toute leur force; et cependant il a laissé des preuves si multipliées de son savoir, qu'on croirait qu'il a joui de la plus longue vie. Sa famille était depuis long-temps en possession de la seigneurie de la Mirandole. Il naquit en 1463, et fut le troisième fils de Jean-François, seigneur de la Mirandole et de la Concorde. Dès ses premières années, il annonça un esprit, et surtout une mémoire extraordinaires. On récitait devant lui une pièce de vers, il la répétait aussitôt en ordre rétrograde, commençant par le dernier vers, et finissant par le premier. Il paraissait principalement appelé aux belles-lettres et à la poésie; mais à l'âge de quatorze ans, sa mère ayant sur lui des vues d'ambition ecclésiastique, l'envoya étudier en droit canon à Bologne. Il s'y livra aussi ardemment que si c'eût été par son choix, et fit des progrès rapides.

Note 502: (retour) Tiraboschi, ub. supr.

Bientôt la philosophie et la théologie lui parurent plus dignes encore de l'occuper; et, pour approfondir, autant qu'il lui serait possible, ces deux sciences, il se mit à parcourir les écoles les plus célèbres de l'Italie et de la France, à suivre les leçons des professeurs les plus illustres, à disputer contre eux dans des exercices publics. Il acquit par là une étendue de connaissances et une facilité d'élocution, telles que son érudition et son éloquence paraissaient également merveilleuses. Partout, dans ce pélerinage scientifique, il laissa de lui la plus haute idée; et il se fit, parmi les savants et les gens de lettres de ce temps, un grand nombre d'admirateurs et d'amis. Il joignit à l'étude des langues grecque et latine, celles de l'hébreu, du chaldéen et de l'arabe; mais il paya cher l'apprentissage qu'il en fit. Un imposteur lui fit voir soixante manuscrits hébreux, et lui persuada qu'ils avaient été composés par ordre d'Esdras, et qu'ils contenaient les mystères les plus secrets de la religion et de la philosophie. Jeune encore, et sans expérience, il en donna un très-haut prix: c'étaient des rêveries cabalistiques. Il eut le malheur de vouloir s'obstiner à les entendre, et il y consacra, avec son ardeur accoutumée, un temps beaucoup plus précieux pour lui que son argent.

De retour, à vingt-trois ans, de ses voyages, il se rendit à Rome, sous le pontificat d'Innocent VIII. C'est là que, pour donner une idée de sa vaste érudition, il exposa publiquement neuf cents propositions de dialectique, de morale, de physique, de mathématiques, de métaphysique, de théologie, de magie naturelle et de cabale, tirées des théologiens latins et des philosophes arabes, chaldéens, latins et grecs. Il offrit d'argumenter, sur chacune de ces propositions, contre tous ceux qui se présenteraient. Elles sont imprimées dans ses Œuvres; et l'on ne peut que gémir, en les parcourant, de voir qu'un si beau génie, un esprit si étendu et si laborieux, se fût occupé de questions aussi frivoles. Elles excitèrent alors une grande surprise et une admiration universelle. Elles excitèrent aussi l'envie, qui parvint à empêcher la discussion proposée, et à priver ce jeune athlète du triomphe dont il paraissait être certain. On dénonça au souverain pontife treize de ces propositions, comme erronées et sentant l'hérésie. Il écrivit pour les défendre, mais, malgré son apologie, elles furent condamnées par le pape.

Cette persécution qui, au reste, ne s'étendit point jusque sur sa personne, loin de l'aigrir, opéra en lui une sorte de conversion, ou du moins un nouveau degré de perfection dans la conduite et dans les mœurs. Jeune, riche, d'une belle figure; noble et agréable dans ses manières, il s'était jusqu'alors partagé entre le goût de l'étude et l'amour du plaisir. La dévotion prit cette dernière place. Il jeta au feu ses poésies d'amour, italiennes et latines. La théologie devint le principal objet de ses travaux, et il n'admit plus avec elle, dans l'emploi de son temps, que la philosophie platonicienne. De Rome, il alla s'établir à Florence, où il passa les dernières années de sa jeunesse et de sa vie, lié avec tout ce que la philosophie, les sciences et les lettres avaient alors de plus célèbre, entre autres, avec Marsile Ficin, Ange Politien, et Laurent de Médicis. Il mourut dans les bras de ce dernier, ayant à peine trente-deux ans accomplis, le jour même où le roi de France, Charles VIII, dans sa brillante et folle entreprise sur Naples, fit son entrée à Florence 503.

Note 503: (retour) 17 novembre 1494.

Les ouvrages qu'il a laissés sont presque tous de philosophie platonicienne ou de théologie. Tous annoncent, au milieu des ténèbres qui offusquent ces deux sciences, un esprit pénétrant et extraordinaire; on y distingue, outre les neuf cents propositions et leur apologie, un écrit intitulé Heptaple, ou Explication du commencement de la Genèse, dans lequel l'auteur, pour faire mieux comprendre la création du monde, éclaircit les obscurités du texte de Moïse par les allégories de Platon; un Traité de philosophie scholastique, intitulé de l'Être et de l'Unité 504, où la doctrine de Platon, sur ce double sujet, est exposée avec plus de profondeur que de clarté; un discours latin sur la dignité de l'homme, quelques opuscules ascétiques, et huit livres de lettres à ses amis. Le meilleur de tous ses ouvrages est celui qu'il fit en douze livres contre l'astrologie judiciaire. Il y combat cette science prétendue avec les armes réunies de l'érudition et de la raison. Un des poëtes les plus estimés de ce temps, Girolamo Benivieni, ayant fait une canzone sur l'amour platonique, Pic de la Mirandole l'expliqua par trois livres de commentaires en langue italienne. Il en est comme de ceux qui furent faits dans le siècle précédent sur la canzone de Guido Cavalcanti; on entend un peu mieux le texte quand on ne lit pas les commentaires. Ceux-ci sont imprimés avec quelques essais de poésie latine et italienne, qui, n'étant pas des poésies d'amour, échappèrent à l'incendie que l'auteur en fit à Rome, et assez propres à empêcher que cet incendie ne laisse beaucoup de regrets.

Note 504: (retour) De Ente et Uno.

Christophe Landino, doit être mis le troisième dans cette association savante, non-seulement comme philosophe platonicien, mais comme érudit et comme poëte. Né à Florence, en 1424 505, après avoir fait ses premières études à Volterra, il fut forcé, pour obéir à son père, de s'appliquer à la jurisprudence; mais la faveur de Cosme et de Pierre de Médicis, qu'il eut le bonheur d'obtenir, le délivra de cet esclavage, et le rendit à ses études philosophiques et littéraires. Il se livra surtout avec ardeur à la philosophie platonicienne, et devint l'un des principaux ornements de l'académie que son premier bienfaiteur avait fondée. Nommé, en 1457, pour occuper à Florence une chaire publique de belles-lettres, il accrut considérablement l'éclat et la renommée de cette école. Ce fut alors qu'il fut choisi par Pierre de Médicis, pour achever l'éducation de ses deux fils, Laurent et Julien. Il resta depuis attaché à Laurent, qui eut pour lui la plus grande amitié. Landino fut, dans sa vieillesse, secrétaire de la Seigneurie de Florence, qui lui fit présent d'un palais dans le Casentin. Parvenu à l'âge de soixante-treize ans, il obtint de ne plus remplir les fonctions laborieuses de cette place, mais il en conserva le titre et les appointements. Alors, il se retira à la campagne, à Prato Vecchio, dont sa famille était originaire. Il y passa tranquillement ses dernières années, livré aux études de son choix, et il mourut en 1504, âgé de quatre-vingts ans.

Note 505: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 330.

Il laissa des poésies latines, dont quelques-unes sont restées manuscrites, et les autres ont vu le jour. Ses commentaires sur Virgile, sur Horace et sur Dante, sont estimés. Il traduisit, en italien, l'Histoire naturelle de Pline, et l'on a de lui quelques harangues ou discours, tant en italien qu'en latin. Ses ouvrages philosophiques sont ses Questions ou Discussions Camaldules 506, un Traité de la noblesse d'ame, et quelques opuscules, tant imprimés que restés inédits. Il eut, pour intimes amis, dans l'académie platonique, Marcile Ficin et le jeune Politien. La grande et juste réputation de ce dernier, et les études platoniciennes qu'il joignit à ses travaux littéraires, exigeraient qu'il fût ici rangé après son ami Landino; mais, s'étant attaché de bonne heure aux Médicis, élevé, en quelque sorte, dans leur maison, et ayant ensuite élevé lui-même les fils de Laurent, son histoire se trouve continuellement liée avec celle de cette famille. Il faut donc revenir à elle, et surtout à Laurent de Médicis, avant de consacrer à Politien les souvenirs qui lui sont dus.

Note 506: (retour) Disputationum Camaldulensium libri IV, in quibus de vitâ activâ et contemplativâ, de somma bono, etc., in-fol., sans date, mais que l'on croit de Florence, 1480. (Debure, Bibl. instr.), et réimprimé à Strasbourg, 1508.

Laurent ne fut pas seulement, comme son aïeul et comme son père, un généreux protecteur des lettres, mais encore, ce qu'ils n'étaient pas, homme de lettres, et poëte lui-même; et, quand il n'eût pas été mis par sa fortune, son ambition et son adresse, à la tête de la république de Florence, il l'eût été, par son génie et par ses talents, à l'une des premières places de la république des lettres. C'est sous le premier aspect qu'il faut d'abord le considérer, c'est-à-dire, comme centre et mobile du mouvement d'émulation littéraire qui fut alors porté au plus haut point. Il entre à cet égard, comme partie principale, dans le tableau de ce que les gouvernements d'Italie firent pour les lettres, pendant la dernière moitié du quinzième siècle. Nous le retrouverons ensuite avec les poëtes qui se distinguèrent le plus de son temps, et sous ce point de vue, faisant une partie essentielle de l'état de la littérature italienne à cette époque, qu'il contribua tant à illustrer.

À la mort de Cosme de Médicis, Pierre son fils hérita de son immense fortune, de son influence dans les affaires de la république, et dans ses plans pour l'agrandissement de sa famille, sans hériter de ses talents supérieurs, et avec une santé faible qui ne lui laissait pas toujours les moyens de développer les qualités qu'il avait reçues de la nature. Le peu de temps qu'il vécut ne fut cependant point perdu pour l'encouragement des lettres. On le voit par la dédicace de plusieurs ouvrages publics dans ce court intervalle, et plus encore par le soin qu'il prit de soutenir tous les établissements de Cosme et d'augmenter sans cesse les riches collections qu'il avait formées.

Du vivant même de son père, il s'était montré digne de lui, en ouvrant à Florence un concours poétique d'une espèce absolument nouvelle 507, et qui paraît avoir été le premier modèle des concours académiques. De concert avec Léon-Baptiste Alberti, citoyen distingué, architecte célèbre, peintre, sculpteur, littérateur et poëte, il fit proclamer avec beaucoup de pompe, par les officiers directeurs des études, que ceux qui voulaient traiter en langue vulgaire, et dans quelque espèce de vers que ce fût, le sujet de la véritable amitié, eussent à envoyer, avant la fin du dix-huitième jour du mois d'octobre qui commençait alors, leur ouvrage cacheté, chez des notaires désignés par la proclamation. Le prix était une couronne d'argent travaillée en branche de laurier. Ces officiers furent chargés de choisir un lieu public où tous les concurrents viendraient réciter leurs poëmes. Ils firent choix de l'église de Santa Maria del Fiore, et pour faire honneur au pape Eugène IV, qui tenait alors son concile à Florence, ils offrirent aux secrétaires apostoliques d'être les juges du concours et de décerner le prix. Le dimanche 22, l'église étant préparée et décorée magnifiquement, les officiers des études, les juges et les poëtes s'y rendirent avec un nombreux cortége. La seigneurie de Florence, l'archevêque, l'ambassadeur de Venise, un nombre infini de prélats, assistaient à cette cérémonie; le peuple remplissait l'église. Le moment arrivé, on tira au sort l'ordre des lectures. Elles furent écoutées avec la plus grande attention et dans un profond silence. Il s'agissait d'adjuger le prix. Les secrétaires du pape prétendirent que plusieurs des pièces qu'ils venaient d'entendre, étaient d'un mérite égal; et, pour s'épargner tout embarras, ils donnèrent la couronne d'argent à l'église de Sainte-Marie. La générosité de Pierre fut ainsi trompée. Chacun fit son rôle; Médicis proposa le prix; des poëtes se le disputèrent; l'un d'eux le mérita sans doute, et ce fut l'église qui l'obtint.

Note 507: (retour) En 1441, Voy. Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 27.

Pierre donna une attention particulière à l'éducation de ses deux fils, Laurent et Julien. Laurent, né le 1er. de janvier 1448 508, avait annoncé, dès sa première jeunesse, des dispositions également heureuses pour les exercices du corps et pour ceux de l'esprit. Son premier instituteur fut un bon ecclésiastique nommé Gentile d'Urbino, dont il fit ensuite un évêque 509. Christophe Landino fut le second. C'est à lui que Laurent dut son excellente éducation littéraire. Le savant grec Jean Argyropile l'instruisit dans la langue grecque, et Marsile Ficin l'initia dans les mystères du platonisme. On ne doit pas oublier parmi ses avantages, celui d'avoir eu pour mère Lucretia Tornabuoni, femme aussi illustre par ses talents que par ses vertus, protectrice éclairée des sciences et des lettres, et dont on a, sur des sujets pieux, des poésies supérieures à la plupart de celles de ce temps. Laurent put dire, comme Hippolyte:

Élevé dans le sein d'une chaste héroïne,
Je n'ai point de son sang démenti l'origine.
Note 508: (retour) Angelo Fabroni, Laurenti Medicis magnifici Vita. Pise, 1784, in-4., William Roscoë, the Life of Lorenzo de' Medici, etc.

Quant aux qualités physiques, on vante ses formes athlétiques et prononcées. On avoue qu'il manquait de grâces, que sa figure était commune, sa vue faible, sa voix rude, et que la nature lui avait refusé le sens de l'odorat; mais elle avait mis dans son ame une élévation, dans son esprit une pénétration et une étendue qui perçait à travers ces désavantages. Il se livrait avec beaucoup d'ardeur aux exercices qui augmentent la force, donnent de la souplesse et affermissent le courage. L'équitation, la chasse, les joutes et les tournois faisaient ses délices, autant que la philosophie, la littérature et la poésie. Il réussissait également à tout ce qu'il voulait entreprendre. Il n'avait pas encore dix-sept ans à la mort de son aïeul, et, dès ce moment, il prit part à l'administration des affaires. Pierre de Médicis, toujours languissant et souffrant, l'appela dès-lors à ce partage, et eut, dans plusieurs occasions, à se louer également de son courage et de sa capacité.

Les Florentins s'étaient vus forcés de soutenir contre Venise une guerre qui pouvait leur être funeste. De premières hostilités dont le succès fut balancé, leur donnèrent les moyens de négocier la paix. Ils l'obtinrent. Elle fut célébrée par des fêtes qui ranimèrent en eux le goût de ces brillants spectacles. Quelque temps après, Laurent parut dans un tournoi, et son frère Julien dans un antre 510 . Tous deux y donnèrent des preuves d'adresse et d'intrépidité. Laurent remporta le prix, qui était un casque d'argent surmonté d'une figure de Mars. C'était lui-même qui donnait cette fête pour le mariage d'un de ses amis 511 . Elle lui coûta dix mille florins. Il y parut avec cette magnificence, attribut inséparable de son caractère et de son nom. Ces deux tournois font époque dans l'histoire poétique d'Italie, par deux poëmes dont ils furent l'occasion. La victoire de Laurent fut célébrée en vers par Luca Pulci, frère de ce Pulci que nous verrons bientôt entrer le premier dans la carrière de la poésie épique. Celle de Julien le fut par un jeune poëte dont c'était peut-être le premier essai en langue italienne, et dont le poëme, resté imparfait, est encore aujourd'hui cité parmi les chefs-d'œuvre de cette langue. Ce poëte naissant, qui fut ensuite un philosophe et un littérateur célèbre, était Ange Politien.

Note 511: (retour) Eracelo Martello.

Il était né, le 24 juillet 1454 512, à Monte Palciano ou Poliziano, petite ville du territoire de Florence. Il substitua poétiquement ce nom à son nom de famille, et s'appela Poliziano, au lieu de s'appeler Ambrogini, comme son père. Ce père était docteur en droit, et assez pauvre. Il avait envoyé son fils achever ses études à Florence. Ange Politien apprit la langue grecque d'Andronicus de Thessalonique, le latin de Christophe Landino, la philosophie platonicienne de Marsile Ficin, et la péripatétique de Jean Argyropile. Tous ces maîtres distinguèrent bientôt en lui une aptitude singulière et une grande supériorité d'esprit. Il préférait la poésie à tout le reste; et la traduction d'Homère en vers latins, à laquelle il travaillait dès-lors, qu'il acheva dans la suite, et qui malheureusement s'est perdue, l'absorbait tout entier. Des épigrammes latines et grecques publiées les unes à treize ans, les autres avant dix-sept, n'étonnèrent pas moins ses professeurs que ses compagnons d'étude; mais ce qui lui fit le plus d'honneur ce furent ses Stances sur la joute de Julien de Médicis. Il saisit cette occasion de se faire connaître de Laurent, regardé dès-lors comme le chef de sa famille et de la république; il lui dédia son poëme, quoique Julien en fût le héros. Le goût délicat et déjà formé de Laurent fut singulièrement frappé de cette composition, supérieure, à tout ce qu'on avait écrit en vers italiens depuis long-temps. Il accueillit Politien, le logea dans son palais; se chargea de pourvoir à tous ses besoins, et en fit le compagnon assidu de ses travaux et de ses études.

Note 512: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 333.

La poésie était alors ce qui l'occupait principalement. Une jeune personne de la famille des Donati 513 était l'objet d'une passion poétique qui lui dictait des vers, quelquefois comparables à ceux de Pétrarque 514. Cela ne l'empêcha point de former, pour obéir à son père, un mariage avec Clarice, de la noble et puissante famille des Orsini. Il l'avait épousée depuis environ six mois, lorsque Pierre mourut, et laissa son fils maître de tout ce qu'il avait reçu de Cosme, et dont il avait conservé intact, et même augmenté le dépôt. Les funérailles de cet homme, qui laissait en héritage tant de richesses et tant de puissance, furent très-simples: «Un convoi magnifique, dit l'historien Ammirato 515, aurait pu exciter l'envie du peuple contre ses successeurs, et à qui il importait beaucoup plus d'être puissants que de le paraître.»

Note 513: (retour) Elle se nommait Lucretia.
Note 514: (retour) Nous reviendrons sur ces poésies de Laurent, ainsi que sur le poëme de Politien et sur celui de Luca Pulci.
Note 515: (retour) Istor. Fior., vol. III, p. 106.

Dès que Laurent se fut mis en possession de sa fortune, de la direction des affaires publiques, et de celles de son temps, il s'occupa de consolider et d'accroître encore la première par le commerce et par la culture des terres; de devenir de plus en plus maître de la seconde par son application, sa munificence et sa popularité, de donner tout ce qu'il pourrait du troisième à son goût pour les arts, à la société des savants et des artistes; enfin de ne rien épargner pour leur encouragement. Bientôt ses libéralités éclairées, et peut-être plus encore son affabilité pleine d'égards, rassemblèrent autour de lui ce qu'il y avait de plus distingué en Italie, dans les arts et dans les lettres. Il avait quelquefois l'adresse de se faire choisir par ses concitoyens, pour opérer le bien qu'il leur inspirait le désir de faire, et il prenait sur sa fortune de quoi remplir leurs intentions. C'est ainsi que l'Université de Pise, étant tombée dans une entière décadence, son rétablissement, qui importait aux Florentins, fut résolu. Laurent fut nommé, avec quatre autres citoyens, pour l'exécution de ce projet. Il se transporta avec eux à Pise, aplanit, par ses dons, toutes les difficultés, ajouta, de son bien, des sommes considérables aux six mille florins annuels qu'avait accordés la république, rétablit l'Université sur le pied le plus respectable, et vint rendre compte avec simplicité, à la seigneurie de Florence, de l'exécution d'un plan dont elle se doutait à peine qu'il fût l'auteur.

La philosophie platonicienne était toujours une de ses études favorites; l'académie fondée par son aïeul, et dirigée par Marsile Ficin, devint l'objet de sa sollicitude particulière. Il voulut renouveler, en l'honneur de Platon, la fête annuelle qui s'était célébrée dans l'antiquité, depuis la mort de ce philosophe jusqu'au temps de ses disciples, Plotin et Porphyre, et qui était interrompue depuis douze cents ans. Cette célébration se fit, avec beaucoup de solennité, à Florence et à la terre de Careggi le même jour. Elle subsista pendant plusieurs années, et ne contribua pas peu à donner à la philosophie platonicienne le surcroît de crédit dont elle jouit en Italie à la fin de ce siècle.

La conjuration des Pazzi vint troubler ces nobles jouissances. Cette famille ambitieuse, mécontente de voir celle des Médicis prendre, dans la république, l'ascendant qu'elle y voulait avoir elle-même, fut engagée dans cette conspiration par le pape Sixte IV, et par son neveu Jérôme Riario. Le jeune cardinal Riario, neveu de ce Jérôme, Salviati, archevêque de Pise, quelques prêtres, un secrétaire apostolique, et plusieurs Florentins mécontents, parmi lesquels on remarque Jacques Bracciolini, fils du célèbre Poggio, furent leurs complices. Le coup qui devait frapper les deux frères fut porté le dimanche 516, dans l'église de la Riparata, en présence du cardinal, pendant la messe, et au moment de l'élévation de l'hostie. Julien tomba percé de coups; Laurent, quoique blessé, eut le temps de se mettre en défense, de résister jusqu'à ce qu'il fût secouru par ses amis, arraché des mains des assassins, et reconduit à son palais. L'archevêque fut pendu dans ses habits pontificaux; la plupart des conjurés eurent le même sort; le cardinal, saisi par le peuple, ne dut sa vie qu'à l'intercession de Laurent. Il eut une telle frayeur, qu'il conserva toute sa vie cette pâleur livide, qui est la couleur de la crainte et celle du crime. Le pape, furieux que l'on eût manqué sa principale victime, emprisonné un cardinal et pendu un archevêque, excommunia Laurent, le gonfalonnier et les autres magistrats de la république, l'un, sans doute, pour ne s'être pas laissé tuer, l'autre pour avoir prévenu l'entière consommation du crime, et pour l'avoir puni.

Note 516: (retour) 26 Avril 1478. Voyez sur l'une des causes de la conjuration des Pazzi, Machiavel, Discorsi, l, III, c. 6, t. II, p. 443, sur ce qui la fit manquer, ibid., p. 456 et 458.

La guerre que l'implacable Sixte IV suscita contre Laurent plutôt que contre les Florentins, et qui menaçait d'embraser l'Italie, le parti magnanime que prit Laurent de se rendre, sans armes et presque sans suite à Naples, auprès du roi Ferdinand, l'un de ses plus ardents ennemis, et de négocier ainsi la paix pour sa patrie; le succès de cette ambassade extraordinaire, et le surcroît de puissance que tous ces événements procurèrent à Médicis, ne sont pas de mon sujet. Mais je dois rappeler ici l'excellent écrit de Politien sur cette conjuration des Pazzi, l'un des meilleurs et des plus élégants morceaux d'histoire écrits en latin moderne, et qui ne porte pas moins l'empreinte de son talent littéraire que de son tendre attachement pour ses bienfaiteurs.

Le retour de la paix rendit à Laurent ce calme dont il aimait à jouir dans le commerce des Muses. Il ne connaissait point de délassement plus doux, après les fatigues et le tumulte des affaires. La poésie ne l'intéressait pas moins que la philosophie; et, soit dans son palais à Florence, soit dans ses maisons de Fiésole ou de Careggi, sa société était aussi souvent composée des trois frères Pulci et de quelques autres poëtes, que de Pic de la Mirandole et de Marsile Ficin; s'il aimait Politien plus que tous les autres, c'est peut-être parce qu'il était à-la-fois poëte et philosophe. Il lui avait confié l'éducation de l'aîné de ses fils, et ne se séparait, pour ainsi dire, jamais ni de ses enfants ni de lui. Si l'on en croit Politien, ce n'était pas Laurent qui le consultait sur ses ouvrages, c'était Politien lui-même qui consultait avec fruit Laurent sur les siens. Dans cet âge plus mûr, Médicis traita souvent, dans ses vers, des sujets plus élevés et plus graves qu'il n'avait fait dans sa jeunesse. Quelques-unes de ses pièces roulent sur la philosophie platonicienne, et il possède l'art de la rendre aussi claire que ceux qui la traitaient en prose, la rendaient ordinairement obscure. Il offre, dans d'autres pièces, le premier modèle de la satire italienne; dans d'autres encore, il montre, pour la poésie descriptive et imitative, un talent qui n'appartient qu'aux grands poëtes. Enfin, quelques-unes de ses poésies sont de simples chansons, faites pour être chantées par le peuple, dans le délire des fêtes et des mascarades du carnaval. C'était un genre de spectacles que les Florentins aimaient avec passion: Laurent les servait selon leur goût. Il imaginait lui-même, pour ces sortes de fêtes, les déguisements les plus singuliers, composait des vers qui étaient récités par les masques, et des chansons qui étaient répétées par le peuple. Il engageait les poëtes les plus connus à en composer comme lui, mais les siennes étaient presque toujours les plus gaies et les plus piquantes. Enfin, on le voyait souvent, dans ces solennités joyeuses, descendre de son palais, venir se mêler, sur la place, aux danses populaires, chanter le premier une ronde qu'il venait de faire, pour réjouir les Florentins, et rentrer chez lui au milieu des applaudissements et des acclamations d'un peuple qui n'avait jamais été gouverné si gaîment.

Du sein de ces amusements il ne cessait point de tenir l'œil sur les affaires de la république, qui conservait toujours sa forme apparente, sur les affaires de son commerce, qui étaient immenses, et sur celles de l'Europe entière, qu'il embrassait par sa politique et par son commerce. Des troubles s'élevèrent; des guerres lui furent suscitées. Il fit tête à tous les orages, vint à bout de les calmer, et fit, par sa bonne administration, monter au plus haut degré la prospérité publique. Celle des lettres et des arts l'occupait sans cesse. La bibliothèque fondée par Cosme, accrue par Pierre, devint un des objets particuliers de ses soins. Il envoya dans toutes les parties du monde, pour y recueillir des manuscrits de toute espèce et dans toutes les langues savantes. Il fut admirablement secondé, dans ses recherches, par les savants dont il était environné, surtout par Pic de la Mirandole, et par son cher Politien. Je voudrais, disait-il, qu'ils me fournissent l'occasion d'acheter tant de livres, que ma fortune devînt insuffisante, et que je fusse obligé d'engager mes meubles pour les payer. Le Grec Jean Lascaris entreprit, à sa demande, un voyage dans l'Orient, et en rapporta un nombre considérable d'ouvrages très-rares et du plus grand prix. Il en fit un second, mais plusieurs années après, et vers la fin de la vie de Laurent, qui mourut avec le regret de ne le pas voir de retour. Ce qu'il y a de touchant dans ces soins que prenait Médicis, et dans les dépenses prodigieuses qu'il faisait pour rassembler ainsi des livres de toutes les parties du monde, c'est que c'était à l'amitié qu'il consacrait et ces soins et ces sacrifices. Son but unique était de former, pour Politien et pour Pic de la Mirandole, une collection si abondante, que rien ne pût manquer à leurs recherches d'érudition et à leurs travaux.

L'invention de l'imprimerie, qui se répandait alors en Toscane, ouvrit un nouveau champ à ses libéralités, et à cette insatiable activité qui le portait vers tout ce qui était grand et utile: il vit le parti qu'on en pourrait tirer pour multiplier et en même temps pour épurer les richesses littéraires. Il engagea plusieurs savants à collationner et à corriger les manuscrits des anciens auteurs, pour qu'ils fussent imprimés avec la plus grande correction. Christophe Landino, Politien, et plusieurs autres érudits, se livrèrent avec zèle à ce travail minutieux et difficile; et plusieurs bonnes éditions grecques et latines furent les fruits de leurs veilles et des encouragements de Médicis. L'immense travail que Politien entreprit et eut le courage d'achever, sur les Pandectes de Justinien, et qui le place parmi les plus habiles professeurs de la science du droit chez les modernes, lui fut encore, en quelque sorte, inspiré par Laurent, qui aplanit toutes les difficultés, procura tous les manuscrits, et prodigua tous les secours. Enfin, les savants Mélanges ou Miscellanea de Politien sont encore un résultat des études qu'il put faire dans la riche bibliothèque de son patron, des entretiens mêmes qu'ils avaient en se promenant ensemble à cheval, promenades que Laurent préférait aux cavalcades et aux pompes les plus brillantes; et ce recueil, précieux pour l'érudition, fut imprimé à sa prière et à ses frais.

Les sciences ne lui devaient pas moins que les lettres. Les unes et les autres se trouvaient réunies dans l'académie platonicienne. On y examinait, on y réfutait librement les rêveries de l'astrologie judiciaire. On commençait à substituer l'expérience et l'observation à la routine et aux hypothèses. Une horloge astronomique, d'une construction savante, était construite pour Laurent 517. Plusieurs traités de philosophie et de métaphysique lui furent dédiés par leurs auteurs. La médecine lui dut en partie les grands progrès qu'elle fît alors. À son exemple, d'autres citoyens riches et puissants consacrèrent aux sciences et aux lettres des dépenses considérables et d'immenses libéralités, et le nombre prodigieux d'ouvrages dans tous les genres qui parurent à Florence à cette époque, atteste quel fut, sur l'émulation publique, l'effet de la munificence de Laurent, et celui de ses exemples.

Note 517: (retour) Voy. sur cette machine ingénieuse de Lorenzo Volpaja, Politien, ép. 8, l. IV.

Son zèle fut le même pour les arts. Quoiqu'ils eussent déjà fait quelques progrès à Florence, c'est à lui surtout qu'ils durent une existence nouvelle et un plus grand essor. Sachant que le moyen le plus sûr de stimuler les talens de ceux qui vivent est d'honorer la mémoire des talents qui ne sont plus, il fit élever au célèbre peintre Giotto un buste de marbre dans l'église de Santa-Maria del Fiore. Il voulut obtenir des habitants de Spolète les cendres de leur compatriote Filippo Lippi, et lui faire ériger, dans la même église, un mausolée; sur leur refus, qui les honore autant que l'artiste, Laurent fit ériger ce monument à Spolète même, par Filippo le jeune, sculpteur habile, fils du peintre. Politien fit, en beaux vers latins, des inscriptions pour ces deux monuments. Alors, Antonio Pollajuolo, Domenico Ghirlandajo, Baldovinetti, Luca Signorelli, se distinguèrent à la fois. La sculpture rivalisa d'émulation et de progrès avec la peinture. Dès le commencement de ce siècle, Donatello et Ghiberti avaient beaucoup perfectionné cet art. Ce fut sous la direction de Donatello que Cosme de Médicis commença cette grande collection de morceaux de sculpture antique, premier noyau de la célèbre galerie de Florence, et dont la valeur fut estimée, après sa mort, à plus de 28,000 florins. Son fils Pierre l'augmenta considérablement. Laurent l'enrichit, après eux, des morceaux les plus précieux et les plus rares; et il leur donna une destination nouvelle, qui fut une inspiration du génie des arts et un bienfait public. Il fit disposer une partie de ses jardins de manière à servir d'école pour l'étude de l'antique, et fit placer dans les bosquets, dans les allées et dans les bâtiments, des statues, des bustes et d'autres ouvrages de l'art. Il donna la surintendance de ces objets au sculpteur Bertoldo, élève de Donatello, déjà avancé en âge, et pour qui ce fut une honorable retraite. Il payait aux jeunes gens sans fortune, qui se sentaient le goût des arts, et qui venaient étudier dans cette grande école, des appointements suffisants pour les soutenir dans leurs études, et fonda des prix considérables pour récompenser leurs progrès. C'est à cette institution qu'il faut attribuer l'éclat surprenant que jetèrent tout à coup les beaux-arts vers la fin du quinzième siècle, et qui se répandit rapidement de Florence dans tout le reste de l'Europe. C'est à cette institution que l'on doit ce que l'histoire des arts offre peut-être de plus sublime, puisqu'on lui doit Michel-Ange.

Issu d'une famille noble, mais peu riche, Michel-Ange Buonarotti avait été placé, par son père, à l'école de Ghirlandajo. À la demande de Laurent, deux des élèves de ce peintre furent choisis pour venir continuer leurs études dans ses jardins. Le jeune Michel-Ange fut un de ces deux élèves; et ce fut là qu'à l'aspect des chefs-d'œuvre antiques, en les copiant dans ses dessins, en modelant en terre glaise d'après ces admirables modèles, il sentit naître en lui ces grandes et sublimes idées qui se développèrent ensuite sous son pinceau, sous son ciseau, et dans ses plans d'architecture. La grande réforme qu'il opéra dans les arts eut pour origine son admission dans les jardins de Médicis. Laurent, charmé de ses progrès rapides, des premiers essais qu'il fit de son talent, et du génie que sa conversation annonçait comme ses ouvrages, fit venir le père, lui annonça que dorénavant il se chargeait de son fils, et pourvut même généreusement aux besoins du vieillard et de sa nombreuse famille. Michel-Ange, devenu le commensal de Laurent, fut dès-lors, dans son palais, comme l'étaient les savants et les artistes célèbres, sur le pied de l'égalité la plus parfaite, mangeant avec eux à sa table, où, par une règle peu suivie, et qui devrait toujours l'être, les distinctions, les cérémonies, l'étiquette, étaient abolies; où chacun prenait place au hasard, était servi selon son goût, parlait ou se taisait à son gré. C'est ainsi que ce jeune artiste, destiné à être un si grand homme, se trouva tout de suite en relation avec l'élite des citoyens, des artistes et des gens de lettres de Florence; c'est là qu'il prit le goût de toutes les connaissances qui peuvent concourir à la perfection des arts; c'est dans le palais de Médecis qu'il passait ses instants de loisir à étudier les camées, les médailles, les pierres précieuses dont Laurent possédait une collection immense; c'est là aussi qu'il s'unit d'amitié avec plusieurs savants, qui ouvrirent à son génie les trésors de l'érudition et de la science. La nature avait tant fait pour lui, qu'indépendamment de ces secours, il se fût sans doute élevé très-haut dans les arts; mais, qui peut savoir cependant toute l'influence qu'eurent sur un si beau génie, les études qu'il fit, les liaisons qu'il forma, les traitements mêmes qu'il reçut dans le palais de Médicis?

Cosme avait déjà embelli Florence de magnifiques édifices: Laurent voulut le surpasser. Il avait, de plus que son grand-père, une connaissance de l'art presque égale à celle des artistes les plus habiles. La réputation de son goût en architecture était si généralement établie, que le duc de Milan, le roi de Naples, et Philippe Strozzi, égal aux rois en magnificence, ne voulurent point bâtir de palais sans avoir reçu de lui des directions et des avis. Cependant, lorsqu'il en fit bâtir un lui-même à Poggio Cajano, il fit concourir, pour les plans de ce palais, les artistes les plus habiles de Florence; il se décida pour celui de Giuliano, architecte alors peu connu, devenu depuis célèbre sous le nom de San Galio 518, et dont cet édifice commença la réputation et la fortune. Indépendamment d'un monastère et de plusieurs autres monuments qu'il entreprit, Laurent eut la gloire d'en achever plusieurs qui avaient été commencés par ses ancêtres, entre autres l'église de Saint-Laurent, et le monastère de Fiésole. La mosaïque, la gravure en pierres fines, à la manière antique, toutes les parties des arts du dessin reçurent, de sa munificence et de son goût, une impulsion générale qui se répandit par imitation dans toute l'Italie, et de là dans l'Europe entière.

Note 518: (retour) Ce nom lui fut donné à cause d'un monastère que Laurent lui fit bâtir à Florence, auprès de la porte de San-Gallo.

D'après un inventaire dressé à la mort de Laurent de Médecis, frère de Cosme l'Ancien, plus jeune que lui de quatre ans, la fortune de chaque frère montait alors à 235,157 florins d'or.

Vingt-neuf ans après, 1469, il se fit un autre inventaire de l'héritage de Pierre, fils de Cosme, et sa fortune montait alors à 237,983 florins; elle n'avait donc, à peu près, ni augmenté ni diminué.

Les bénéfices de commerce, calculés à 20% sur ce capital, ne sont que de 46,000 florins. Le florin a été constamment la huitième partie d'une once d'or, ou la soixante-quatrième du marc, tandis que le louis d'or neuf en était la trente-deuxième. (V. Ricordi di Lorenzo de Médici Roscoë append., l. III, p. 41, 44.)

La maison de Médicis avait dépensé depuis 1434 jusqu'en 1471, en bâtimens, aumônes et impositions, 663,755 florins d'or, équivalant, poids pour poids, à 7,965,060 fr., et d'après la proportion qui existait à cette époque entre le prix des métaux précieux et celui du travail, à environ 32,000,000 de francs. (Ibid., p. 45.)

On ne peut enfin ne pas admirer de combien de manières Laurent de Médicis pouvait être grand sans avoir besoin d'être, comme il le fut, un grand homme d'état. Cependant sa santé dépérissait, son goût pour le repos augmentait en proportion de ses infirmités. Il était obligé de s'absenter souvent de Florence, d'aller aux bains chauds de Sienne et de Porretane, de passer plusieurs mois à la campagne, loin de toute occupation. Alors il forma des projets de retraite, que la mort ne lui permit pas de réaliser. Une attaque de ses incommodités habituelles, auxquelles se joignit une fièvre lente, le conduisit en peu de temps au tombeau. Il se fit transporter à Careggi, où le fidèle Politien le suivit. Il regretta de n'y pas voir son autre ami Pic de la Mirandole. Politien le fit appeler, il vint, et les derniers moments de Laurent furent adoucis par leurs entretiens. Il mourut pour ainsi dire entre leurs bras 519, à l'âge de quarante-quatre ans, en remplissant tous les devoirs d'un homme religieux, et avec la résignation et la tranquillité d'un sage.

La fin de ce siècle si brillant, surtout à Florence, par les progrès des lettres et des arts, n'offre pas, dans tous les autres états de l'Italie, le même spectacle. Il s'y rassemblait des orages qui éclatèrent enfin sur Florence même. Quelques princes protégeaient encore les sciences; mais le plus grand nombre était occupé d'intrigues ambitieuses et sanglantes; et si l'impulsion n'avait pas été donnée dès le commencement par des gouvernements placés dans des circonstances plus heureuses, ce siècle qui jeta un grand éclat, et qui surtout posa les fondements solides de la gloire des siècles suivants, ne leur eût peut-être transmis que des désastres et de la honte. Rome et Milan exercèrent la plus forte influence sur ce funeste changement.

Après des papes amis des lettres et des lumières, tels que Nicolas V et Pie II, on avait vu le farouche Paul II négliger les savants, les persécuter, les proscrire, prendre pour des conspirations les réunions les plus innocentes, incarcérer et torturer une académie entière. Sixte IV, qui présida du haut du Vatican à l'assassinat des Médicis, occupé d'établir splendidement ses fils qu'il appelait ses neveux, et d'agiter l'Italie par ses intrigues, se montra généreux envers le savant Filelfo, fit bâtir de pompeux édifices, accrut et rendit publique la bibliothèque du Vatican; on l'accuse cependant d'une avarice sordide, qui ne s'accorde pas mieux que ses autres vices avec l'amour des lettres. Il la porta au point de refuser aux professeurs de l'Université de Rome le modique salaire qu'il leur avait promis. Le réformateur ou directeur de ce collège lui ayant fait de vives instances pour qu'il payât ses professeurs: Ne sais-tu pas, lui répondit le pape, que je leur ai promis cet argent avec l'intention de ne le leur pas payer? L'autre protesta qu'il n'en savait rien. Si ce n'est pas à toi, reprit naïvement le Saint-Père, c'est donc à Sébastien Ricci que je l'ai dit 520. Le faible Innocent VIII ne fit à peu près rien ni pour ni contre les lettres; Alexandre VI lui succéda; son nom rappelle tout ce qu'il y a de plus affreux sur la terre. La justice s'est en quelque sorte épuisée à flétrir sa mémoire; et si l'on ne veut pas se condamner à des répétitions éternelles, on ne doit plus parler de lui que lorsqu'on aura trouvé quelque bien à en dire.

Note 520: (retour) Journal de Stefano Infessura, dans le Recueil de Muratori, Scrip. Rer. ital., vol. III, part. II, p. 1054.

Quelle que fût l'origine du pouvoir des Sforce devenus souverains de Milan, le règne de François Sforce fut signalé par l'encouragement des lettres. Il sembla vouloir rivaliser avec les Médicis et avec les princes de la maison d'Este par les distinctions qu'il accorda aux savants, l'asyle généreux qu'il ouvrit aux Grecs chassés de leur patrie, le nombre de littérateurs, de poëtes et d'artistes qu'il s'efforça de rassembler à Milan et d'attirer à sa cour. Son fils aîné, Galéaz-Marie, ne lui succéda que pour se rendre odieux, et provoqua, par l'excès de ses vices, les poignards dont il fut percé. Il laissait après lui un enfant 521 et pour veiller sur cet enfant un frère ambitieux, fourbe et cruel. Jean-Galéaz-Marie disparut, et son oncle, Louis-le-Maure, prit sa place, les mains, pour ainsi dire, encore teintes de son sang. Parvenu à la puissance par un crime, il voulut le faire oublier par l'éclat des lettres et des arts. Les plus fameux architectes, les plus grands peintres furent appelés auprès de lui; on y vit accourir à la fois le Bramante et Léonard de Vinci. La magnifique Université de Pavie fut bâtie et dotée; Milan se remplit d'écoles de tout genre, de professeurs, de savants. Le duc lui-même cultivait les lettres au milieu des affaires du gouvernement et des projets d'une ambition effrénée; mais les suites de cette ambition même, et la passion de se venger d'un roi qui l'avait désapprouvée 522, renversèrent ce brillant édifice, livrèrent l'état de Milan, celui de Naples et l'Italie entière aux armes d'un prince étranger. Charles VIII, appelé par Louis Sforce, traversa l'Italie en vainqueur, s'élança vers le royaume de Naples, le conquit, pour retraverser le même pays presque en fugitif, entouré d'ennemis qu'avait rassemblés contre lui ce même Louis qui l'y avait fait descendre. Cette expédition de Charles VIII amena celle de Louis XII, et pour Louis Sforce la perte du Milanais et de la liberté.

Note 521: (retour) Jean-Galéaz-Marie.
Note 522: (retour) Le vieux roi de Naples Ferdinand l'avait pressé de remettre le gouvernement à son neveu; ce fut pour s'en venger que Louis-le-Maure appela à la conquête du royaume de Naples Charles VIII, qui ne trouva plus Ferdinand, mais son fils Alphonse sur ce trône, d'où il le renversa.

La guerre qu'il avait provoquée eut pour Milan, pour la Lombardie et pour Naples, les suites les plus désastreuses; les sciences et les lettres se turent au bruit des armes; la violence militaire dispersa les savants; le pillage détruisit ou dissipa les trésors littéraires, et nulle part ces excès ne se commirent avec plus de fureur qu'au lieu où ils pouvaient faire le plus de mal, à Florence, dans le sanctuaire des Muses, dans le palais des Médicis. Après la mort de Laurent, Pierre son fils avait hérité de tout ce qu'il laissait après lui, mais non de son habilité, de ses talents ni de ses vertus. Il fut bientôt haï et méprisé des Florentins, dont son père était l'idole. Dans la position difficile où le mit l'approche de Charles VIII et de son armée, il ne fit que des fautes, et les paya cruellement. Obligé de s'enfuir à Venise, il laissa Florence et le palais de ses pères à la discrétion du vainqueur. Les troupes donnèrent un malheureux exemple qui ne fut que trop bien suivi par le peuple. Les Florentins crurent se venger de Pierre, en pillant des richesses qui étaient à eux autant qu'aux Médicis mêmes. Manuscrits dans toutes les langues, chefs-d'œuvre des arts, statues antiques, vases, camées, pierres précieuses, plus estimables encore par le travail que par la matière, tout fut dispersé, tout périt; et ce que Laurent et ses ancêtres avaient, à force de soins, d'assiduité, de richesses, accumulé dans un demi-siècle, fut dissipé ou détruit dans un seul jour 523.

Note 523: (retour) W. Roscoe, the Life of Lorenzo de' Medici, ch. i, pour certifier le fait de ce pillage, dont Guichardin, l. I, ne parle pas, cite Philippe de Commines, témoin oculaire, Mém. l. VII, ch. ix, et Bernardo Ruccellai, de Bella ital., qu'il a presque littéralement traduit. Ruccellai termine ainsi le récit de ce désastre: Hæc omnia magno conquisita studio, summisque parta opibus, et ad multum œvi in deliviis habita, quibus nihil nobilius, nihil Florentiæ quod magis visendum putaretur, uno puncta temporis in prædam cessere, tanta Gallorum avaritia, perfidiaque nostrorum fuit.

Florence, délivrée de Charles VIII et des Médicis, n'en redevint pas plus libre. Le moine Savonarole s'empara des esprits, y souffla ses visions fanatiques, au lieu des inspirations de la liberté, devint le maître, et tomba du faîte du pouvoir dans le bûcher allumé par ses partisans mêmes. Pierre de Médicis essaya plusieurs fois inutilement de rentrer à Florence. Après dix ans d'une vie errante et malheureuse, il se mit au service des Français, dans leur seconde expédition de Naples, et lorsqu'ils furent défaits aux bords du Gariglian, il se noya misérablement dans ce fleuve. Nous verrons dans la suite ce que devint la malheureuse Florence, et comment les lettres et les arts, qui en avaient été comme bannis, retrouvèrent à Rome un protecteur plus puissant et plus heureux, dans un pape, frère de Pierre et fils de Laurent, très-mauvais chef de l'église, mais digne, comme souverain, de servir de modèle, et qui fut doublement le bienfaiteur de l'esprit humain, en encourageant, en favorisant de tous ses moyens et de toute sa puissance, les lettres et les arts qui l'éclairent et l'honorent, et en contribuant, par l'excès et par l'abus même, à le guérir en partie de la superstition qui l'aveugle et l'avilit.




CHAPITRE XXI.

Suite des travaux de l'érudition pendant le quinzième siècle; Antiquités, Histoires générales et particulières; Poésie latine; Poëtes latins trop nombreux; Couronne poétique prodiguée et avilie.


On ne se borna pas, dans ce siècle de l'érudition, à la recherche des anciens, à l'étude de leurs langues, à la propagation et à l'interprétation de leurs chefs-d'œuvre; on y joignit la recherche et la découverte des antiquités, des médailles, des monuments antiques. On en formait des collections, on expliquait les inscriptions, on s'en servait pour l'intelligence des auteurs, et les auteurs servaient à leur tour à expliquer les monuments.

L'un des premiers à employer cette méthode fut Flavio Biondo ou Flavius Blondus, né à Forli en 1388 524. On a peu de détails certains sur les premières époques de sa vie. Il était encore jeune lorsqu'il fut envoyé à Milan par ses concitoyens pour traiter de quelques affaires. Il paraît qu'en 1430 il était chancelier du préteur de Bergame, et que quatre ans après il fut secrétaire du pape Eugène IV; il le fut aussi des trois successeurs d'Eugène, mais il ne les accompagna pas toujours. Il voyagea dans plusieurs villes d'Italie, s'appliquant partout à la recherche et à l'explication des antiquités. Il était marié, ce qui l'empêcha de tirer parti de sa place pour s'avancer dans la carrière ecclésiastique; et lorsqu'il mourut à Rome en 1463, il laissa cinq fils très instruits dans les lettres, mais sans fortune.

Note 524: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 3.

Le séjour de plusieurs années qu'il fit à Rome, et son application à en étudier les anciens monuments, lui fit naître l'idée de publier une description aussi exacte qu'il le pourrait de la situation des édifices, des portes, des temples et des autres grands débris de Rome antique, qui existaient encore en partie, ou qui avaient été rétablis. C'est ce qu'il exécuta dans un ouvrage en trois livres, intitulé Rome renouvelée 525, dans lequel il déploya une érudition prodigieuse pour le temps. Il en montra peut-être encore davantage dans sa Rome triomphante 526, où il entreprît de décrire fort en détail les lois, le gouvernement, la religion, les cérémonies, les sacrifices, l'état militaire, les guerres de l'ancienne république romaine. Un troisième ouvrage embrasse l'Italie entière, sous le titre de l'Italie expliquée 527, la fait voir divisée en quatorze régions, comme elle l'était anciennement, et développe l'origine et les révolutions de chaque province et de chaque ville. On a encore du même auteur un livre de l'Histoire de Venise 528. Il entreprit enfin un plus grand ouvrage, qui devait comprendre l'Histoire générale depuis la décadence de l'empire romain jusqu'à son temps; il le divisa par décades, à l'imitation de Tite-Live; il en avait composé trois et le premier livre de la quatrième; la mort l'empêcha d'aller plus loin, et cet ouvrage imparfait est resté en manuscrit dans la bibliothèque de Modène. Quant à ceux qui sont imprimés, ou y trouve peu d'élégance dans le style, et dans les faits des erreurs graves et fréquentes; mais ce sont les premières productions de ce genre qui aient paru; les défauts que l'on y remarque doivent être attribués à cette cause et au temps où vivait l'auteur, qui y donne d'ailleurs des preuves d'une érudition étendue et d'un immense travail.

Note 525: (retour) Romœ instauratœ, lib. III.
Note 526: (retour) Romœ triumphantis, lib. X.
Note 527: (retour) Italiœ illustratœ.
Note 528: (retour) De Origine et Gestis Venetorum.

La description de l'ancienne Rome devint alors l'objet des veilles de plusieurs auteurs, et entre autres d'un illustre florentin, Bernardo Ruccellai, l'un des meilleurs écrivains de ce siècle, et digne encore, à certains égards, de la réputation qu'il eut alors. Il naquit en 1449 529. Sa mère était fille du célèbre Pallas Strozzi, l'un des citoyens les plus puissants et les plus riches de Florence, et qui était, par son zèle à encourager les lettres, à rassembler des livres et des antiquités, le rival de Niccolo Niccoli et des Médicis eux-mêmes. Bernardo entra dès l'âge de dix-sept ans dans la famille de ces derniers, par son mariage avec Jeanne de Médicis, fille de Pierre, et sœur de Laurent. Jean Ruccellai son père, avec une magnificence royale, dépensa pour en célébrer la fête, une somme de trente-sept mille florins. Le jeune Bernardo, après son mariage, continua ses études avec la même ardeur qu'il y avait mise auparavant. Marsile Ficin avait pour lui une affection particulière. Après la mort de Laurent de Médicis, l'académie platonicienne trouva dans Bernardo un généreux protecteur. Il fit bâtir un palais magnifique, avec des jardins et des bosquets destinés aux conférences philosophiques de l'académie, et ornés des monuments antiques les plus précieux, qu'il avait rassemblés à grands frais.

Note 529: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 9.

Son goût pour les lettres ne l'empêcha point de se livrer aux affaires publiques. Il fut élu, en 1480, gonfalonnier de justice. La république l'envoya, quatre ans après, son ambassadeur à Gènes, et lui confia encore trois ambassades, l'une auprès de Ferdinand, roi de Naples, et les deux autres auprès du roi de France Charles VIII. Il remplit divers emplois pendant les révolutions que Florence éprouva à la fin du siècle, et sa conduite ambiguë et partiale n'y fut pas généralement approuvée. Il mourut en 1514, et fut enterré dans l'église de Sainte-Marie-Nouvelle, dont il avait terminé, avec une magnificence extraordinaire, la façade, que son père avait commencée. Le principal ouvrage de Bernardo Ruccellai, a pour titre, De la ville de Rome 530. Il y a recueilli avec un soin extrême tout ce qui, dans les anciens auteurs, peut donner une idée des magnifiques édifices de cette capitale du monde. Ce livre est rempli d'érudition, de critique, écrit avec une élégance et une précision peu communes, et meilleur à tous égards que beaucoup d'autres qui ont paru depuis sur la même matière. Le nom de l'auteur est rendu en latin par celui d'Oricellarius; c'est pour cela que les jardins académiques de son palais furent si célèbres pendant long-temps sous le nom d'Orti Oricellarii. Son ouvrage n'a été publié à Florence que dans le dernier siècle 531. Il laissa de plus une histoire de la guerre de Pise, et une autre de la descente de Charles VIII en Italie, qui n'ont vu le jour qu'en 1733 532: enfin on a publié, en 1752, à Leipsick un petit Traité de lui sur les magistrats romains 533. Il cultiva aussi la poésie italienne. Dans le Recueil imprimé des Chants du carnaval (Canti carnascialeschi), il y en a un de lui qui porte le titre de Triomphe de la Calomnie.

Note 531: (retour) Dans le Recueil intitulé: Rerum ital. Scriptores Florentini, t. II, p. 755.
Note 532: (retour) Sous la date de Londres.
Note 533: (retour) De Magistratibus romanis. C'est le savant antiquaire Gori qui l'envoya de Florence à l'éditeur.

Le fameux Annius de Viterbe est un antiquaire du même temps, mais d'une autre espèce. Son nom était Jean Nanni, Nannius, et ce fut pour suivre la mode qui régnait alors, qu'il changea ce dernier nom en celui d'Annius. Né à Viterbe, vers l'an 1432 534, il entra fort jeune dans l'ordre des Dominicains. Il embrassa dans ses études non-seulement le grec et le latin, mais l'hébreu, l'arabe et les autres langues orientales. Ses succès dans la prédication commencèrent sa célébrité. Appelé de Gènes à Rome sous le pontificat de Sixte IV, il maintint son crédit à la cour romaine, même sous le méchant pape Alexandre VI, qui le nomma, en 1499, maître du sacré palais. Annius mourut environ trois ans après 535, âgé de soixante-dix ans.

Note 534: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 15.
Note 535: (retour) Le 13 novembre 1502.

Les deux premiers ouvrages qu'il publia firent une grande sensation, qu'ils durent en partie à la destruction récente de l'empire grec; c'est son Traité de l'Empire des Turcs 536, et celui qu'il intitula: Des Victoires futures des Chrétiens sur les Turcs et les Sarrasins 537. Mais ce qui lui a fait le plus de renommée en bien et en mal, c'est le grand recueil d'Antiquités diverses 538, qu'il publia à Rome en 1498, et qui ont été réimprimées plusieurs fois. Il prétendit avoir retrouvé et donner au monde savant les textes originaux de plusieurs historiens de la plus haute antiquité, tels que Berose, Manethon, Fabius Pictor, Myrsile, Archiloque, Caton, Megasthène, qu'il nomme Metasthène, et quelques autres, qui devaient jeter le plus grand jour sur la chronologie des premiers temps. Il les avait, disait-il, retrouvés dans un voyage qu'il avait fait à Mantoue pour accompagner le cardinal de S. Sixte; et, dans ses longs Commentaires, il en soutenait l'authenticité.

Note 536: (retour) Tractatus de imperio Turcarum, Gênes, 1471.
Note 537: (retour) De futuris Christianorum triumphis in Turcos et Saracenos, ad Xystum IV et omnes principes Christianos, Gênes, 1480, in-4. Cet ouvrage est divisé en trois parties, dont la troisième n'est qu'une récapitulation du premier traité. Les deux autres contiennent des applications de l'Apocalypse à Mahomet, et des prédictions véhémentes de la prochaine destruction de ses sectateurs. C'est le Recueil des Sermons qu'il avait prêchés à Gènes, et qui lui avaient fait une si grande réputation.
Note 538: (retour) Antiquitatum variarum volumina XVII, cum Commentariis Joannis Annii Vilerbiensis, Rome, 1498, in-fol. la même année à Venise, et depuis à Paris, à Bâle, à Anvers, à Lyon, tantôt avec et tantôt sans les Commentaires.

On fut ébloui par cette publication fastueuse. Dans un temps où tous les auteurs anciens semblaient sortir comme de leurs tombeaux, on crut à la résurrection de ceux d'Annius; mais si l'Italie entière commença par être dupe, ce fut d'abord en Italie que l'on reconnut l'erreur. Annius y eut aussi des apologistes et des soutiens. Cette dispute se ranima dans le dix-septième siècle 539; mais la critique éclairée du dix-huitième a réduit les choses au point que si quelqu'un s'y trompe encore, c'est qu'il est volontairement dans l'erreur. «Ce serait, dit Tiraboschi 540, une perte inutile de temps, que d'alléguer des preuves de ce dont personne ne doute plus, si ce n'est ceux qu'il est impossible de convaincre.» La question ne pourrait plus être que de savoir si ce moine, aussi crédule que savant, qualités qui ne s'excluent pas toujours, se laissa tromper par quelque fourbe qui lui donna pour authentiques ces manuscrits supposés, ou s'il fut assez fourbe lui-même pour imaginer cette ruse; assez patient pour composer ces histoires en diverses langues savantes, et pour les commenter volumineusement; assez habile pour tromper, par cette ruse, un grand nombre d'hommes instruits. L'une de ces deux suppositions paraît à peu près aussi difficile à concevoir que l'autre; mais elles sont à peu près également indifférentes, puisqu'il est universellement reconnu que ce recueil d'antiquités est un recueil d'erreurs, s'il n'en est pas un d'impostures.

Note 539: (retour) Voy. les détails de cette querelle entre Mazza, dominicain, qui publia une Apologie d'Annius, Sparavieri de Vérone, qui écrivit contre, et François Macedo, qui répondit pour Mazza; Apostolo Zeno, Dissert, Voss., t. II, p. 189 à 192.
Note 540: (retour) Ub. supr., p. 17.

Quelques critiques n'ajoutent pas beaucoup plus de foi à ce que nous a laissé sur les antiquités, un homme qui fit alors beaucoup de bruit par ses voyages et par son ardeur à rechercher les anciens monuments; mais le plus grand nombre des amateurs de la palæographie lui accorde plus de confiance: c'est Ciriaco d'Ancône, né dans cette ville vers l'an 1391 541, et qui commença, dès l'âge de neuf ans, à montrer cette passion pour les voyages, dont il fut possédé toute sa vie. À vingt-un ans, après avoir déjà vu plusieurs villes d'Italie, avec un oncle qu'il accompagnait pour les affaires de son commerce, il passa, avec un autre oncle, en Égypte. Deux ans après son retour en Italie, il commença à voyager pour son compte. La Sicile, Constantinople, les îles de l'Archipel, firent naître en lui le goût pour les monuments antiques, qui acheva de se développer lorsqu'il fut revenu dans sa patrie, et qu'il y eut joint l'instruction classique qui lui manquait. Il retourna dans la Grèce, apprit le grec à sa source, passa en Syrie, revint dans l'Archipel, séjourna dans l'île de Chipre, à Rhodes, à Mitylène, et dans les autres îles où se trouvent les plus riches débris des temps anciens, et revint en Italie, riche d'observations, de manuscrits, de médailles, d'inscriptions et d'autres antiquités. Il y était appelé par l'élection d'Eugène IV, qu'il avait beaucoup connu à Rome, et qui lui fit l'accueil qu'il en devait attendre. Ciriaco se mit alors à rechercher les antiquités des différentes villes du Latium. Il parcourut, pendant près de dix ans, presque toutes les villes d'Italie, passa une troisième fois en Orient, peut-être même une quatrième, toujours occupé des mêmes études, et infatigable dans ses recherches. On croit qu'il revint en Italie vers le milieu du siècle, et qu'il y mourut quelque temps après.

Note 541: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 135.

Il laissa beaucoup de manuscrits qui n'ont paru que très long-temps après sa mort, et dont on n'a même publié que des fragments. Ceux de son voyage d'Orient furent mis les premiers au jour, en 1664 542. Son Itinéraire, ou la Relation de son Voyage en Italie pour en étudier les antiquités, n'a été imprimé qu'en 1742 543, et sur un manuscrit si mal en ordre, que tous les objets y sont confondus, et qu'on ne peut s'y faire une idée juste et suivie des courses et des travaux de l'auteur. Enfin, d'autres fragments sur les antiquités d'Italie ont encore paru en 1763 544. Des antiquaires attentifs reconnaissent que Ciriaco d'Ancône s'est souvent trompé dans la manière de transcrire et d'interpréter les inscriptions, sur la date et l'authenticité de plusieurs, et sur un assez grand nombre de points d'histoire, de chronologie et de géographie; mais, avec le secours d'une critique éclairée, on ne laisse pas de tirer beaucoup d'utilité des recherches d'un voyageur si actif et si laborieux. Il n'avait aucun intérêt à tromper; et il serait malheureux de s'être donné tant de peines pendant sa vie, pour ne laisser, après sa mort, que la réputation d'un homme de peu de lumières ou de mauvaise foi.

Note 542: (retour) À Rome, par Moroni, bibliothécaire du cardinal Barberini.
Note 543: (retour) À Florence, par l'abbé Mehus.
Note 544: (retour) À Pesaro, avec des notes d'Annibal degli Abati Olivieri.

Un auteur en qui l'on a plus de confiance dans les sujets d'antiquités, et dont la vie mérite d'ailleurs une attention particulière, est Giulio Pomponio Leto. Tous ces noms étaient de son choix. Il était né bâtard de l'illustre maison de Sanseverino, dans le royaume de Naples 545; il évita toujours avec soin de parler de sa naissance; il répondait même brusquement à ceux qui l'interrogeaient sur cet article; et lorsque cette famille puissante lui eût écrit pour l'inviter à venir demeurer dans son sein, où il aurait joui de l'abondance et de l'état le plus heureux, il répondit laconiquement: «Pomponio Leto à ses parents et à ses proches, salut. Ce que vous demandez est impossible. Adieu 546.» Il se rendit très-jeune à Rome, où il étudia d'abord sous un habile grammairien de ce temps 547, et ensuite sous Laurent Valla. Celui-ci étant mort en 1457, Pomponio fut jugé capable de remplir sa chaire. Ce fut alors qu'il fonda une académie qui lui attira bientôt de violents orages.

Note 545: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 11.
Note 546: (retour) Pomponius Lœtus cognatis et propinquis suis salutem. Quod petitis fieri non potest. Valete. Id. ibid.
Note 547: (retour) Pietro da Monopoli.

Plusieurs hommes de lettres, livrés comme lui à l'étude de l'antiquité, s'y rassemblaient; leurs entretiens roulaient sur les monuments que l'on retrouvait à Rome, sur les langues grecque et latine, sur les ouvrages des anciens auteurs, et quelquefois sur des questions philosophiques. La plupart de ces académiciens étaient jeunes. Leur zèle pour l'antique les dégoûta de leurs noms de baptême et de famille; ils prirent des noms anciens: le fondateur choisit celui de Pomponio Leto, ou plutôt Pomponius Lœtus; Philippe Buonaccorsi, s'appela Callimaco Esperiente, ou Callimachus Experiens, ainsi des autres. Peut-être ces jeunes gens, dans leurs conversations philosophiques, se permirent-ils d'autres comparaisons entre les institutions anciennes et les modernes, où celles-ci n'avaient pas l'avantage. Cela fut transformé, auprès du pape Paul II, en mépris pour la religion, bientôt en complot contre l'église, et enfin en conspiration contre son chef.

Platina, dans son Histoire des Papes, raconte au long toute cette affaire, dont voici le fond en peu de mots. Paul II donnait au peuple romain des spectacles et des fêtes pendant le carnaval 548, lorsqu'on vint lui dénoncer cette conspiration prétendue. Effrayé, ou feignant de l'être, il ordonne aussitôt un grand nombre d'arrestations, et entre autres celle de Platina lui-même. Tous les académiciens qu'on put prendre furent arrêtés comme lui, incarcérés, mis à la question, et souffrirent de si horribles tortures, que l'un d'eux 549, jeune homme de la plus grande espérance, en mourut peu de jours après. Pomponio Leto était alors à Venise: il y était même depuis trois ans dans la maison Cornaro, et l'on ne sait, ni le motif de ce séjour, ni comment le pape, qui le soupçonna de complicité avec ses confrères, s'y prit pour faire violer, à son égard, les lois de l'hospitalité. Quoi qu'il en soit, le malheureux Pomponio fut conduit enchaîné à Rome, incarcéré et torturé comme les autres, sans que l'on pût arracher à personne l'aveu de ce qui n'existait pas.

Note 549: (retour) Agostino Campano.

L'arrivée de l'empereur Frédéric III interrompit, pour quelque temps, la procédure. Dès qu'il fut parti, le pape se rendit lui-même au château St.-Ange, et voulut examiner les prisonniers, non plus sur la conjuration, mais sur des hérésies dont on les supposait auteurs. Il fit ensuite passer leurs opinions à l'examen des plus savants théologiens, qui n'y trouvèrent point d'hérésie. Paul retourna cependant une seconde fois au château, et, après une nouvelle épreuve tout aussi inutile que la première, il finit en déclarant qu'à l'avenir on tiendrait pour hérétique quiconque prononcerait, ou sérieusement, ou même en plaisantant, le nom d'académie 550. Il ne rendit pourtant point encore la liberté aux accusés; il les retint en prison jusqu'après l'année révolue. Ce terme arrivé, il fit d'abord adoucir leur captivité, et leur permit enfin d'être libres. Il mourut sans avoir pu trouver parmi eux de coupables, et sans avoir voulu reconnaître hautement leur innocence. Mais ce qui la prouve évidemment, c'est que son successeur, Sixte IV, qui ne valait pas mieux que lui, confia pourtant à Platina la garde de la bibliothèque du Vatican, et permit à Pomponio Leto de reprendre sa chaire publique, où il continua de professer avec un grand concours et de grands succès. Sixte n'aurait certainement pas traité ainsi des conspirateurs ni des hérétiques. Pomponio parvint même à réunir son académie dispersée. On trouve, dans un historien 551 du temps, le récit de deux anniversaires qu'elle célébra en corps, avec beaucoup de solennité, en 1482 et 1483, l'un de la mort de Platina, l'autre de la naissance ou de la fondation de Rome.

Note 550: (retour) Paulus tamen hœreticos eos pronunciavit qui nomen Academiœ, vel serio vel joco deinceps commemorarent. (Platina ia Paulo II.)
Note 551: (retour) Journal de Jacopo da Volterra, publié par Muratori, Script. Rer. ital., vol. XXIII, p. 144.

Pomponio vécut pauvre, mais rien ne prouve qu'il ait été obligé d'aller finir ses jours dans un hôpital, comme l'assure Valerianus 552, qui, pour grossir son livre, a souvent ajouté aux infortunes trop réelles des gens de lettres, des infortunes imaginaires. Il en a oublié une de Pomponio, qui méritait cependant d'être citée; c'est qu'en 1484, dans une sédition qui s'éleva contre Sixte IV, sa maison fut pillée, ses livres et tous ses effets volés, et lui, forcé de s'enfuir en désordre 553, un bâton à la main. Mais cette perte fut bientôt réparée; quand la sédition fut apaisée, ses amis et ses écoliers lui envoyèrent à l'envi tant de présents, qu'il se trouva, pour ainsi dire, plus à son aise qu'auparavant. Il se faisait généralement estimer par sa probité, sa simplicité, son austérité même. Uniquement occupé de ses études, il n'y avait pas un réduit obscur à Rome, pas le moindre vestige d'antiquité qu'il n'eût observé avec attention, et dont il ne pût rendre compte. On le voyait errer seul et rêveur au milieu de ces monuments, s'arrêter à chaque objet nouveau qui frappait ses yeux, rester comme en extase, et souvent pleurer d'attendrissement. Il mourut à Rome en 1498. Les regrets qui éclatèrent à sa mort, et la pompe extraordinaire de ses funérailles, attestent qu'il n'avait pu être réduit à finir dans un hospice une vie environnée de tant de considération et d'estime.

Note 552: (retour) De Infelicitate Litterat., l. II.
Note 553: (retour) In giupetto coi borzacchini, Journal de Stephano Infessura; Script. Rer. ital., vol. III, part. II, p. 1163.

On a de lui plusieurs ouvrages propres à faire connaître les mœurs, les coutumes, les lois de la république romaine, et l'état de l'ancienne Rome. Ce sont des Traités sur les sacerdoces, sur les magistratures, sur les lois, un abrégé de l'histoire des empereurs, depuis la mort du jeune Gordien jusqu'à l'exil de Justin III, et plusieurs autres ouvrages 554 pleins d'une érudition profonde et variée. Il s'appliqua de plus à expliquer et à commenter plusieurs anciens auteurs. Les premières éditions que l'on fit de Salluste furent revues par lui, et confrontées avec les plus anciens manuscrits. Il employa les mêmes soins pour les Œuvres de Columelle, de Varron, de Festus, de Nonius Marcellus, de Pline le jeune; et l'on a encore de lui des commentaires sur Quintilien et sur Virgile 555.

Note 554: (retour) Ils ont été recueillis dans un volume devenu très-rare, sous le titre de: Opera Pomponii Lœti varia, Moguntiæ, 1521, in-8. Ce volume contient: Romanæ Historiæ compendium, etc., de Romanorum Magistratibus, de Sacerdotus, de Jurisperitis, de Legibus, de Antiquitatibus urbis Romæ (on croit que ce Traité n'est pas de lui), Epistolæ aliquot familiares, Pomponii Vita per M. Antonium Sabetlicum.
Note 555: (retour) Les Commentaires sur Quintilien sont imprimés avec ceux de Laurent Valla, Venise, 1494, in-fo. Ceux sur Virgile parurent, selon Maittaire, à Bâle, 1486, in-fol. Apostolo Zeno en cite une autre édition, Bâle, 1544, in-8., Dissertaz. Voss., t. II, p. 247.

L'historien qui nous a conservé le détail des persécutions qu'éprouvèrent Pomponio Leto et son académie, et qui y fut exposé lui-même, Bartolemeo Platina, était né à Pladena, dans le territoire de Crémone 556. Le nom de sa famille était de' Sacchi; il y substitua celui de sa patrie, latinisé selon le goût du temps. Il suivit d'abord le métier des armes, et se livra tard à l'étude des lettres. On croit qu'il eut pour premier maître, à Mantoue, le bon et célèbre Victorin de Feltro. Conduit à Rome par le cardinal de Gonzague, et produit auprès du pape Pie II, il en obtint une place 557, qu'il perdit sous Paul II, et l'on vient de voir ce qu'il eut à souffrir des cruautés de ce pontife. Jeté dans les fers, questionné, torturé, ainsi que les compagnons de ses études, d'abord comme conspirateur, ensuite comme hérétique, sans avoir commis d'autre crime que d'être d'une académie de savants; calomnié, dénoncé par l'ignorance, et vu de mauvais œil par un pape soupçonneux, il fut consolé de ses disgrâces par la faveur dont il jouit auprès de Sixte IV. Ce pape lui donna, en 1475, la place de garde de la bibliothèque du Vatican, place modique, mais honorable, et qui fit toute sa fortune. Il mourut à Rome, en 1481, âgé d'environ soixante ans.

Celui des ouvrages de Platina qui a le plus de célébrité, ce sont ses Vies des pontifes romains 558.

Note 556: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 241.
Note 557: (retour) Dans le collége ou conseil des Abbréviateurs, créé par Pie II, et détruit par son successeur.
Note 558: (retour) La première édition porte ce titre: Excellentissimi Historici B. Platinœ in Vitas summorum pontificum, ad Sixtum IV pontif. max. prœclarum opus, Venise, 1479, in-fol. Les deux autres principaux ouvrages de Platina sont: 1°. Historia inclytæ urbis Mantuæ, et serenissimæ familiæ Gonzagæ in libros sex divisa, etc. Elle n'a été imprimée qu'en 1675, à Vicence, in-4., avec des notes de Lambecius. 2°. De Honestâ Voluptate ot Valetudine libri X, imprimé pour la première fois à Cividale del Friuli (in Civitate Austriæ), 1481, in-4. Dans plusieurs des éditions subséquentes, on a ajouté au titre ces mois: de Obsoniis; c'est celui du ch. I du liv. VI; et c'est sur ce seul fondement que quelques auteurs ont dit que Platina avait fait ex professo, un livre sur la cuisine. Voyez Apostolo Zeno, Dissert. Voss., t. I, p. 254.

Écrites avec une élégance et une force de style qui étaient alors très-rares, elles commencent de plus à offrir des exemples d'une saine critique. L'auteur examine, doute, conjecture; cite les anciens monuments; rejette les erreurs reçues. Il en commet sans doute lui-même, principalement dans l'histoire des premiers siècles; et, quoiqu'il parle plus librement des papes que les autres historiens catholiques, on aperçoit facilement que, lors même qu'il voit la vérité, il n'ose pas toujours la dire; mais c'est beaucoup qu'il soit aussi éclairé que son siècle le lui permettait, et plus véridique que tout autre peut-être ne l'eût été à sa place. On lui a reproché d'avoir trop mal parlé de Paul II. On voit, en effet, dans la Vie de ce pontife, qui est la dernière de l'ouvrage, que Platina ne lui pardonne pas les rigueurs injustes de la prison et des tortures; on ne peut sans doute lui contester le droit de dénoncer à la postérité ces actes de tyrannie; mais c'était en son privé nom, et dans un ouvrage à part, qu'il devait exercer cette juste vengeance: les intérêts particuliers et les passions personnelles doivent être bannis de l'Histoire.

Plusieurs auteurs de chroniques générales entreprirent dans ce siècle, comme dans les précédents, de raconter l'histoire du monde. Ils avaient plus de secours, et purent tomber dans des erreurs moins grossières; mais il leur manquait encore, dans la chronologie et dans le choix des faits, des guides sûrs, et ils sont loin de pouvoir eux-mêmes en servir. L'un de ces chroniqueurs qui mérite le plus d'attention, est Matteo Palmieri, Florentin. Né en 1405 559, il étudia sous les plus habiles maîtres, parmi lesquels on compte Charles d'Arezzo et Ambrogio le Camaldule. Il fut revêtu des premiers emplois de la république, de plusieurs ambassades importantes, et même de la suprême dignité de gonfalonnier de justice. Il mourut en 1475. Sa Chronique générale, depuis la création du monde jusqu'à son temps, n'a pas été publiée toute entière, mais seulement la dernière partie qui comprend depuis le milieu du cinquième siècle jusqu'au milieu du quinzième 560. Elle fut continuée jusqu'à l'année 1482, par un écrivain du même nom, et à peu près du même prénom que lui, mais qui n'était ni son parent ni son compatriote. Mattia Palmieri de Pise est le nom de ce continuateur. Il fut secrétaire apostolique, et très-savant dans les langues grecque et latine. Il mourut à soixante ans, en 1483. C'est à peu près tout ce qu'on sait de sa vie. Sa continuation est ordinairement jointe à la Chronique de Matteo.

Note 559: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 21.
Note 560: (retour) Depuis 447 jusqu'en 1449. La première édition parut à la suite de la Chronique d'Eusèbe, sans nom de lieu et sans date (Milan, 1475, in-4. gr.); Voy. Apostolo Zeno, Dissert. Voss., t. I, p. 110; cette édition est de la plus grande rareté. Il en parut une seconde, Venise, 1483, in-4., etc.

Ce dernier écrivit de plus, en latin, la Vie de Nicolas Acciajuoli, grand sénéchal du royaume de Naples 561, et un livre sur la prise de la ville de Pise 562. On a de lui, en italien, quatre livres de la Vie civile 563, imprimés plusieurs fois, et même traduits en français 564. Enfin, il fut aussi poëte. Il fit, en terza rima, à l'imitation du Dante, un poëme philosophique, ou plutôt théologique 565, qui eut pendant sa vie une grande célébrité. Mais sa théologie n'y fut pas toujours orthodoxe; il y avança, par exemple, que nos ames étaient ces anges qui demeurèrent neutres dans la révolte contre leur créateur. Cette opinion mal sonnante, dénoncée à l'inquisition après sa mort, fit condamner solennellement son poëme, qui n'a jamais vu le jour, et dont on a seulement des copies dans plusieurs bibliothèques d'Italie 566. Quelques-uns ont même prétendu que l'auteur avait été brûlé avec son livre; mais Apostolo Zeno a prouvé 567 que cela n'a ni été, ni pu être; que l'on fit à Matteo Palmieri, des funérailles publiques, ordonnées par la seigneurie de Florence; que Rinuccini prononça son oraison funèbre, et que, pendant la cérémonie, ce poëme, que l'on prétend avoir fait condamner l'auteur, était déposé sur sa poitrine, comme son plus beau titre de gloire.

Note 561: (retour) Muratori, Script. Rer. ital., vol. XIII.
Note 562: (retour) De captivitate Pisarum, ibid., vol. XIX.
Note 563: (retour) Libro della Vita civile, Florence, 1529, in-8. Ce livre est écrit en Dialogues.
Note 564: (retour) Par Claude des Rosiers, et imprimé à Paris, 1557, in-8.
Note 565: (retour) Marsile Ficin, en écrivant à l'auteur, adresse sa lettre: Matheo Palmerio poetœ theologico, épist. 45, l. I. Sur ce poëme, intitulé: Cità di Vita, et qui est divisé en trois livres et en cent chapitres, voy. Apostolo Zeno, ub. supr., p. 113 à 121.
Note 566: (retour) Apostolo Zeno, loc. cit., en compte trois principaux manuscrits dans les bibliothèques Ambroisienne à Milan, Laurentienne et de Strozzi, à Florence.
Note 567: (retour) Loc. cit., et surtout p. 119.

D'autres historiens se renfermèrent dans de plus étroites limites, et se bornèrent à écrire les choses arrivées de leur temps. Le plus célèbre est Æneas Sylvius Piccolomini, qui devint pape sous le nom de Pie II. Il naquit en 1405 568, dans un château voisin de Sienne 569, et fit ses études dans cette ville. Il s'attacha, dans sa jeunesse, au cardinal Capranica, et se rendit avec lui au concile de Bâle. Dans la rupture qui éclata entre plusieurs pères de ce concile et le pape Eugène IV, il fut du parti des opposants, écrivit pour eux, et les soutint pendant plusieurs années; enfin, il les abandonna, alla se jeter aux pieds d'Eugène, et obtint son pardon. Il avait changé de condition, plus légèrement encore que de parti, et s'était successivement attaché à trois ou quatre cardinaux; il fut ensuite, pendant quelques années, secrétaire de l'empereur Frédéric III. Il voyagea beaucoup, et dans presque tous les pays de l'Europe, en Angleterre, en Écosse, en Hongrie, en Allemagne, en France, presque toujours chargé d'ambassades et de missions de confiance. Le pape Eugène le fit évêque de Trieste; Nicolas V, de Sienne, et Calixte III, cardinal; enfin, il devint pape lui-même 570; et il est certain qu'il n'eût pas fait cette fortune avec les pères récalcitrants du concile de Bâle, et leur antipape Félix. Il prit le nom de Pie II. Son pontificat presque entier fut occupé d'un vain projet de ligue contre les Turcs, et il mourut en 1464, sans avoir fait aux lettres et aux sciences tout le bien qu'il projetait, et qu'on avait lieu d'attendre de lui.

Note 568: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 24.
Note 569: (retour) À Consignano, village dont il fit une ville épiscopale quand il fut devenu pape, et que, de son nom de Pio, il nomma Pienza.

Son plus grand ouvrage n'est point compris dans la collection générale de ses Œuvres, et ne fut imprimé que cent vingt ans après sa mort. Ce sont des Commentaires en douze livres, sur les événements arrivés de son temps en Italie 571. On peut les considérer comme une histoire générale de cette partie de l'Europe, pendant les cinquante-huit ans qu'il vécut, histoire écrite, non-seulement avec éloquence et avec force, mais avec une élégance de style qui était alors peu commune. Ses Œuvres 572 contiennent d'abord deux autres livres de Commentaires sur les actes du concile de Bâle. Le parti qu'il avait suivi dans ce concile, dit assez sous quelles couleurs il en présente les actes. Les protestants, dont cet écrit flattait les opinions, l'ont fait réimprimer souvent; mais, sans y joindre d'autres ouvrages du même auteur, où il dit précisément le contraire sur l'autorité du vicaire de Dieu, et sur d'autres points de cette importance, non plus que la grande bulle de rétractation qu'Æneas Sylvius publia lorsqu'il fut devenu Pie II. On les trouve dans le même recueil, et ce serait montrer peu de connaissance des hommes et des affaires de ce monde, que de s'étonner de voir cette diversité entre les écrits d'un prêtre qui veut faire fortune dans un concile, et ceux de ce même prêtre devenu évêque, cardinal et pape.

Note 571: (retour) Pii II Pont. Max. Commentarii rerum memorabilium quœ temporibus suis contigerunt, à R. D. Jo. Gobellino vicario Bonnon. jam diù compositi, et à R. P. D. Fr. Bandino Piccolomineo, archiep. Senensi ex vetusto originali, recogniti, Rome, 1584, in-4., réimprimé à Francfort, 1614, in-fol. Ces Commentaires, quoique donnés sous le nom d'un des familiers de Pie II, sont reconnus pour être de ce pontife lui-même. Voy. Apostolo Zeno, Dissert. Voss., t. I, p. 322.
Note 572: (retour) Édition de Bâle, 1571, in-fol.

Ses autres ouvrages historiques sont une histoire abrégée de Bohême, celle de l'empereur Frédéric III; une Cosmographie qui contient la description de la grande Asie mineure, avec un exposé rapide des faits les plus mémorables, un abrégé de l'histoire de Biondo Flavio, et quelques autres écrits moins importants. Ce sont ensuite des opuscules philosophiques, des harangues, des traités de grammaire et de philologie; un livre de lettres familières qui en contient plus de quatre cents, et dans lequel se trouve compris un grand nombre de morceaux de quelque étendue, entr'autres une espèce de roman ou histoire tragique de deux amants 573, où l'on croit qu'il raconte, sous des noms supposés, un fait arrivé à Sienne, tandis qu'il s'y trouvait avec l'empereur Sigismond. Cette variété de productions, leur nombre et le mérite littéraire qui y brille, auraient de quoi surprendre, même dans un simple littérateur, qui en eût été occupé uniquement; qu'est-ce donc quand on songe aux longs et fatigants voyages, aux grandes affaires, aux éminentes fonctions qui partagèrent la vie de ce laborieux pontife, et qui sembleraient en avoir dû remplir tous les moments?

Note 573: (retour) Historia de Euriato et Lucretia se amantibus, ep. CXIV, p. 623.

Ses Commentaires sur l'histoire de son temps furent continués par Jacopo degli Ammanati, qu'il avait fait cardinal, et qui lui devait bien ce témoignage de reconnaissance. Il était né dans le territoire de Lucques, avait fait d'excellentes études sous Charles et Léonard d'Arezzo, sous Guarino de Vérone, et Gianozzo Manetti. S'étant rendu à Rome en 1450, le cardinal Capranica le prit pour son secrétaire. Il resta dix ans dans cet emploi subalterne, et menait une vie si pauvre, qu'il ne pouvait quelquefois satisfaire aux moindres et aux plus indispensables dépenses 574. Calixte III le fit secrétaire apostolique; mais Pie II fit bien plus pour lui. Il l'adopta, en quelque sorte, lui donna son nom 575, l'éleva rapidement à l'évêché de Pavie et au cardinalat. C'est de lui qu'il est si souvent parlé dans l'histoire littéraire de ce temps, et c'est à lui que sont adressées tant de lettres des hommes les plus célèbres d'alors, sous le nom de cardinal de Pavie. Sa faveur ne se soutint pas sous Paul II; mais elle reprit, sous Sixte IV, une nouvelle force. Il fut créé successivement légat de Pérouse et de l'Ombrie, évêque de Tusculum, et peu de temps après évêque de Lucques. Il l'était depuis deux ans, lorsqu'un médecin ignorant, pour le guérir de la fièvre quarte, lui fit prendre de l'ellébore, sans précaution et sans mesure. Il tomba dans un profond sommeil, et ne se réveilla plus. Sa continuation des commentaires de Pie II ne s'étend que depuis 1464 jusqu'à la fin de 1469. Le style en est moins bon; mais, à ce mérite près, elle a tous ceux que l'on exige dans l'histoire. On y a joint un recueil de près de sept cents lettres 576, qui ne jettent pas peu de lumières sur les événements de ce siècle.

Note 574: (retour) Appena avea di che farsi rader la barba. Tiraboschi, ub. supr. p. 30.
Note 576: (retour) Epistolæ et Commentarii Jacobi Piccolomini, cardinalis papiensis, Milan, 1506, in-fol.

Il y eut alors peu de villes qui n'eussent, comme Florence, leur historien particulier: les différentes histoires littéraires entrent, sur presque tous, dans des détails intéressants pour chacune de ces villes, mais qui le seraient trop peu pour nous. Il faut en excepter d'abord les historiens de Venise, rivale de Florence dans la politique, dans les lettres et dans les arts. Dès le commencement de ce siècle, les Vénitiens avaient désiré d'avoir, au lieu de chroniques, de journaux et de mémoires informes, une histoire méthodique, élégante et suivie, qui consacrât les événements les plus mémorables de leur république. Plusieurs écrivains célèbres furent choisis, mais différents obstacles les empêchèrent de se livrer à ce travail. Celui qui l'entreprit enfin, fut Marc-Antonio Coccio, né en 1436, dans la campagne de Rome 577, sur les confins de l'ancien pays des Sabins, ce qui lui fit substituer à son nom, suivant l'usage de ce temps, celui de Sabellico. Il était élève de Pomponio Leto, et fut appelé, en 1475, à Udine, comme professeur d'éloquence. Il le fut, en la même qualité, à Venise, en 1484. La peste l'obligea, peu de temps après, de se retirer à Vérone, et ce fut là que, dans l'espace de quinze mois, il écrivit en latin les trente-trois livres de son Histoire vénitienne; il les publia en 1487 578, et la république en fut si contente, qu'elle lui assigna, par décret, une pension annuelle de deux cents sequins. Sebellico, par reconnaissance, ajouta à son Histoire quatre livres qui n'ont jamais vu le jour. Il publia de plus une Description de Venise en trois livres, un dialogue sur les Magistrats vénitiens, et deux poëmes en l'honneur de la République.

Note 577: (retour) À Vicovaro. Tiraboschi, ub. supr., p. 50.
Note 578: (retour) Venetiis, ap. Andr. Toresanum de Asulâ.

Ces travaux et les distinctions qu'ils lui procurèrent, ne l'empêchèrent point de composer beaucoup d'autres ouvrages. Le plus considérable est celui qu'il intitula Rapsodie des Histoires 579, et qui est une histoire générale depuis la création du monde jusqu'en 1503. Cette histoire est écrite avec la critique de ce temps-là, et d'un style assez dépourvu d'élégance: elle eut cependant un grand succès, et valut à son auteur des éloges et des récompenses. Ses autres productions sont des discours, des opuscules moraux, philosophiques et historiques, et beaucoup de poésies latines; le tout remplit quatre forts volumes in-folio 580. Sabellico a encore donné des notes et des commentaires sur plusieurs anciens auteurs, tels que Pline le naturaliste, Valère Maxime, Tite-Live, Horace, Justin, Florus, et quelques autres. Malgré le succès de son Histoire de Venise, il faut avouer, et il avoue lui-même, qu'il a trop suivi des annales qui n'étaient pas toujours d'une grande autorité; il ne connut point celles de l'illustre doge André Dandolo, dépôt le plus authentique et le plus ancien de l'histoire des premiers temps de la république 581; cette négligence, à quelque cause qu'on veuille l'attribuer, et le peu de temps qui fut accordé à Sabellico pour la rédaction de son ouvrage, sont les principales causes du peu de foi qu'il mérite, et des nombreuses erreurs qui y ont été relevées depuis. Il mourut à Venise, après une maladie longue et douloureuse, en 1506 582.

Note 579: (retour) Rhapsodiæ Historiarum Enneades. Chacune de ces Ennéades contient neuf livres. Sabellico en publia sept, ou soixante-trois livres, à Venise, en 1498, in-fol., et en 1504, trois autres Ennéades, et deux livres de plus: en tout quatre-vingt-douze livres.
Note 580: (retour) Basileæ, curis Cælii secundi Curionis, ap. Joan. Hervagium, 1560.
Note 581: (retour) Voy. Foscarini, Letter. Venez., p. 232.
Note 582: (retour) Voy. Valerion. de infel. Literat., l. I.

Bernardo Giustiniani forma, vers le même temps à peu près, le même dessein, et le remplit à la fois avec plus d'exactitude et plus de mérite littéraire. Né à Venise en 1408 583, il eut pour maîtres dans les lettres, Guarino, Filelfo et Georges de Trébizonde. Il entra de bonne heure dans les emplois de la république, et s'y distingua par sa conduite, son éloquence et sa capacité. Il fut chargé de plusieurs ambassades honorables, nommé du conseil des dix, et enfin procurateur de Saint-Marc. Il mourut en 1489, laissant, outre quelques autres ouvrages, quinze livres de l'ancienne Histoire de Venise, depuis son origine jusqu'au commencement du neuvième siècle. C'est, selon le savant Foscarini 584, le premier essai d'un travail bien conçu sur l'Histoire vénitienne, et Giustiniani doit être regardé comme le premier auteur de cette histoire, dans un siècle déjà éclairé, comme Dandolo le fut dans des temps encore barbares.

Note 583: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 52.
Note 584: (retour) Letter. Venez. pag. 245.

Padoue et les princes de Carrare qui en étaient maîtres, eurent pour historien Pierre-Paul Vergerio, dont je dois faire mention, non à cause de Padoue ni de ses princes, mais parce qu'il fut un des plus grands littérateurs du quatorzième et du quinzième siècles. Il était né dès l'an 1349 585 à Giustinopoli ou Capo d'Istria. Après avoir parcouru plusieurs villes d'Italie, où il donna des preuves éclatantes de son savoir dans la philosophie, le droit civil, les mathématiques, la langue grecque et la littérature, il assista au concile de Constance, passa ensuite en Hongrie, où l'on croit qu'il fut appelé par l'empereur Sigismond, et y mourut vers le temps du concile de Bâle. Outre son histoire des princes de Carrare 586, une Vie de Pétrarque 587 et quelques autres ouvrages de différents genres, on a de Vergerio un livre intitulé des Mœurs honnêtes 588, qui eut alors un succès si prodigieux qu'on l'expliquait partout publiquement dans les écoles. Il traduisit le premier en latin, pour l'empereur Sigismond, la vie d'Alexandre par Arrien 589. Il fit aussi des vers, et même une comédie latine que l'on conserve manuscrite dans la bibliothèque Ambroisienne 590. On dit que sa tête s'altéra dans les dernières années de sa vie, qu'il la perdit presque entièrement, et qu'il n'en jouissait plus que par intervalles; infirmité affligeante, humiliante pour la raison humaine, et dont ni la force, ni l'étendue d'esprit, ni le génie même ne garantissent, mais qui, par une singularité remarquable, est cependant moins commune parmi les hommes qui ménagent le moins leurs facultés intellectuelles, qui les exercent, ou, si l'on veut, qui les fatiguent le plus.

Note 585: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 56.
Note 586: (retour) Publiée d'abord dans le Thesaur. Antiq. ital., t. VI, part. III, Lugd. Batav., 1722, et huit ans après, comme inédite, dans le grand Recueil de Muratori, t. XVI, Milan, 1730.
Note 587: (retour) Insérée par Tomasini, dans son Petrarcha redivivus.
Note 588: (retour) De Ingenuis Moribus, première édition, avec d'autres Opuscules, Milan, 1474, in-4.; deuxième, 1477, et réimprimé plusieurs fois.
Note 589: (retour) Cette traduction est restée inédite; Apostolo Zeno en a publié l'épître dédicatoire à Sigismond, Dissert. Voss. t. I, p. 55 et 56.
Note 590: (retour) Elle est intitulée Paulus; c'est une comédie morale qu'il avait composée dans sa jeunesse; Sassi en a donné la Notice, et publié le Prologue, dans son Histoire typographique de Milan, colonne 393.

L'état de Milan, théâtre de tant d'événements politiques et militaires, les Visconti et les Sforce, qui le possédèrent successivement, ne pouvaient manquer de trouver des historiens. Nous devons distinguer parmi eux Pier Candido Decembrio, pour la même raison qui nous a fait parler de Vergerio; c'est que le nom de cet écrivain se lie avec ceux des hommes les plus célèbres dans la littérature du quinzième siècle. Son père, Uberto Decembrio, né à Vigevano, fut lui-même un littérateur distingué. Pier Candido naquit à Pavie 1399 591. Il fut, dès sa jeunesse, secrétaire de Philippe-Marie Visconti. Après la mort de ce duc, dans les efforts que firent les Milanais pour reconquérir la liberté, Pier Candido fut un des plus ardents défenseurs de leur cause. Quand il la vit perdue sans ressource, il quitta Milan pour Rome, et fut fait, par Nicolas V, secrétaire apostolique. Il ne revint à Milan qu'environ vingt ans après, et y mourut en 1477. On lit dans l'inscription gravée sur sa tombe, dans la Basilique de Saint-Ambroise, qu'il avait composé plus de cent vingt-sept ouvrages; c'est beaucoup; et quoiqu'il en soit resté de lui un grand nombre, on a fait des efforts inutiles pour les rassembler tous. Les deux principaux sont sa vie de Philippe-Marie Visconti et celle de François Sforce, toutes deux insérées dans le grand recueil de Muratori 592. Dans la première il a pris Suétone pour modèle, s'est attaché comme lui aux anecdotes particulières, et n'en a pas mal imité le style. La seconde est en vers hexamètres, et il y faut chercher, comme dans tous les poëmes de cette espèce, moins la poésie que les faits. Ses autres ouvrages imprimés sont des Discours, des Traités sur différents sujets, des Vies de quelques hommes illustres, des Poésies latines et italiennes, outre plusieurs Traductions, comme celles de l'Histoire grecque d'Appien en latin, de l'histoire latine de Quinte-Curce en italien, et quelques autres. Ce qu'on doit le plus regretter de lui, dans ce qui n'a pas été publié, ce sont ses Lettres que l'on conserve manuscrites en très-grand nombre dans plusieurs bibliothèques d'Italie 593. Elles ne pourraient que jeter un nouveau jour sur l'histoire politique et littéraire de ce siècle.

Note 591: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 65.
Note 592: (retour) Script. Rer. ital., t. XX.
Note 593: (retour) Voy. Apostolo Zeno, Dissert. Voss., t. I, p. 208.

Jean Simonetta, frère du célèbre Cicco Simonetta, premier ministre de François Sforce, a aussi écrit l'histoire de ce duc avec beaucoup d'exactitude et d'élégance. Il fut son secrétaire intime, et plus à portée que personne de le connaître et de le juger. Les deux frères Simonetta, nés en Calabre, s'étaient attachés au duc François; ils furent fidèles à sa mémoire. Louis le Maure, après son usurpation, ne pouvant les gagner, les proscrivit, les envoya d'abord prisonniers à Pavie, fit trancher la tête au ministre, et, peut-être, honteux de condamner à mort celui qui avait rendu si célèbre le nom de son père 594, se contenta d'exiler l'historien à Verceil. L'histoire, écrite par Jean Simonetta, divisée en trente-un livres, est insérée dans le recueil de Muratori 595: elle comprend depuis l'an 1423 jusqu'à 1466, époque de la mort du duc François.

Note 594: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 71.
Note 595: (retour) Script. Rer. ital., vol. XXI.

Les Visconti eurent à peu près dans le même temps, pour historien, un élève de Filelfo, que nous avons vu précédemment en querelle ouverte avec son maître. Né à Alexandrie de la Paille, il avait changé son nom de famille de' Merlani pour celui de Merula. Pendant presque toute sa vie, il enseigna les belles-lettres, tantôt à Venise et tantôt à Milan, où il mourut en 1494 596. Son Histoire des Visconti 597 ne s'étend que jusqu'à la mort de Mathieu, qu'en Italie on appelle le Grand. Le style en est pur et soigné, mais l'auteur a trop légèrement adopté les fables de quelques vieilles chroniques sur l'origine de cette famille. Il est aussi tombé dans un grand nombre de fautes et d'inexactitudes, qu'il faut attribuer au défaut absolu de titres et de monuments 598. Mais ce n'est pas à cette histoire qu'il doit une place honorable dans la littérature de ce siècle; sa véritable gloire est d'avoir été l'un des restaurateurs les plus zélés et les plus savants de l'étude des anciens. Il fut le premier à publier ensemble les quatre auteurs latins sur l'agriculture, Caton, Varron, Columelle et Palladius 599, et le premier encore à donner une édition de Plaute 600. Juvenal, Martial, Ausone, les Déclamations de Quintilien, parurent aussi, ou, la première fois, par ses soins, ou avec ses notes et ses commentaires. On lui doit de plus quelques traductions d'auteurs grecs et plusieurs Opuscules historiques, philologiques ou critiques. Son plus grand défaut fut l'orgueil littéraire, défaut très commun de son temps, peut-être même dans tous les temps; mais dans ce siècle surtout, siècle fécond en érudits, chacun d'eux voulait être le seul savant, voulait être regardé comme infaillible, s'emportait contre les moindres critiques, et provoquait les autres par des critiques amères. La fureur de Merula contre Filelfo n'était venue que pour un o employé au lieu d'un a 601; il eut des querelles à peu près semblables avec l'auteur, aujourd'hui très-ignoré, d'un Traité de l'Homme 602; avec l'érudit Domizio Calderini, qui avait osé le soupçonner de ne pas savoir parfaitement le grec, et surtout avec l'illustre Politien. Cette dernière dispute eut un éclat proportionné à la célébrité de l'adversaire. Elle ne se termina qu'à la mort de Merula, qui eut le mérite tardif de s'en repentir en mourant, de témoigner le désir d'une réconciliation sincère, et d'ordonner qu'on effaçât de ses ouvrages tout ce qu'il avait écrit contre Politien.

Note 596: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 72.
Note 597: (retour) Georgii Merulœ Alexandrini antiquitates Vicecomitum, lib. X, in-fol., sans date ni nom de lieu (à Milan, dans les douze premières années du seizième siècle). Dissert. Voss., t. II, p. 74, réimprimées plusieurs fois.
Note 598: (retour) Tiraboschi, loc. cit.
Note 599: (retour) Venise, 1472, in-fol., avec des explications et des notes.
Note 600: (retour) Ibid., même année, in-fol.
Note 601: (retour) Voy. ci-dessus, p. 343, note.
Note 602: (retour) Galeotto Marzio.

Tristano Calchi 603, l'un de ses élèves, fut chargé de continuer son Histoire des Visconti. En examinant de près l'ouvrage de son maître, il en découvrit facilement les erreurs; il voulut d'abord les corriger, mais leur nombre et leur gravité le détournèrent de ce projet; il aima mieux faire un nouvel ouvrage, rendre l'histoire plus générale, et la recommencer depuis la fondation de Milan. Il la conduisit jusqu'à l'an 1323. C'est une des meilleures productions de ce temps. La critique y est beaucoup plus exacte; le style a l'élégance et la gravité convenables. Il est singulier qu'elle n'ait été publiée que dans le dix-septième siècle 604, plus de cent ans après la mort de l'auteur.

Note 603: (retour) Né à Milan, vers l'an 1462. Tiraboschi, ub. supr., p. 78.
Note 604: (retour) Les vingt premiers livres à Milan, en 1628, et les deux derniers en 1643, avec quelques Opucules historiques du même auteur.

Toutes ces histoires étaient écrites en latin. Il semblait que l'Italie, reculant vers l'antiquité, à mesure qu'elle en retrouvait les monuments, fût redevenue toute latine. Parmi les historiens de Milan, il y en eut cependant un qui voulut que les annales de sa patrie fussent écrites en langue italienne. Bernardino Corio, d'une famille noble et ancienne, né en 1459 605, était à quinze ans chambellan du duc Galéaz-Marie, fils et successeur de François Sforce. Il n'en avait que vingt-cinq lorsqu'il commença son histoire, par ordre de Louis le Maure, qui lui assigna, pour cet ouvrage, un traitement annuel. Il le finit en 1503, et le publia la même année. Cette première édition de l'histoire de Corio, qui a été suivie de plusieurs autres, est d'une magnificence remarquable. Paul Jove prétend, mais sans preuve, et même sans vraisemblance, que l'auteur la fit à ses frais, et que sa fortune en souffrit. Le style n'en est pas excellent. La phrase italienne s'y rapproche trop de la phrase latine; on ne dirait pas, en le lisant, que Boccace et Villani avaient écrit en italien plus d'un siècle auparavant. Quant aux faits, l'auteur adopte sans critique, dans le récit des premiers temps, les fables des vieilles chroniques; mais quand il arrive aux temps modernes, il fait un meilleur usage des renseignements puisés dans les archives publiques, qui lui furent ouvertes. Il est alors écrivain très-exact, minutieux à l'excès, mais d'autant plus digne de foi, qu'il insère souvent dans son histoire, des titres originaux et des monuments authentiques.

Note 605: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 75.

On sent, au reste, avec quelles précautions il faut lire cette Histoire de Milan, écrite d'après les ordres, et payée des bienfaits de Louis le Maure. C'est avec une défiance égale qu'on doit lire quelques histoires dont j'ai déjà parlé, qui ont pour héros les rois de Naples de la dynastie d'Aragon, et qui furent écrites sous le règne du roi Alphonse, ou de son fils. Ainsi le livre du Panormita sur les dits et les faits de cet Alphonse 606, celui de Laurent Valla sur les exploits de son père Ferdinand Ier. 607, l'histoire que Bartolomeo Fazio avait écrite auparavant, en dix livres, des faits de ce même roi Ferdinand 608, exigent qu'on ne perde pas de vue la position de leurs auteurs, et leurs fonctions, ou au moins leur séjour et leur existence honorable à la cour de Naples.

Note 606: (retour) De Dictis et Factis Alphonsi regis, lib. IV.
Note 607: (retour) Voy. ci-dessus, p. 354.
Note 608: (retour) Imprimée pour la première fois à Lyon en 1560, sous ce titre: De Rebus gestis ab Alphonso primo Neapolitanorum rege Commentariorum, lib. X, in-4.

Bartolomeo Fazio était né à la Spezia, auprès de Gênes. Il était élève de Guarino de Vérone. On ne sait à quelle époque ni pour quel motif il fut appelé à Naples par le roi Alphonse; il y passa le reste de sa vie, et mourut en 1457 609. Fazio fut un des plus violents ennemis de Laurent Valla; il l'attaqua même le premier: Valla, en pareille occasion, ne tardait jamais à répondre; quatre invectives de l'un et quatre de l'autre, suffirent à peine à leur colère. Celles de Laurent Valla existent dans le recueil de ses Œuvres 610; on n'a imprimé qu'incomplètement et par fragments les Invectives de Fazio. Outre son Histoire du roi Ferdinand, on a de lui celle de la guerre qui éclata, en 1377, entre les Vénitiens et les Génois 611; quelques Opuscules de philosophie morale, et un livre des Hommes illustres, intéressant pour l'histoire littéraire, qui n'a été publié que dans le siècle dernier 612. Fazio y raconte brièvement la vie des hommes les plus célèbres de son temps, rappelle leurs principaux ouvrages, en indique les beautés et les défauts, et se montre, en général, juge équitable, critique impartial et éclairé.

Note 609: (retour) Mehus, Vita Bartholom. Facii (voy. p. suiv. note 2); Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 79.
Note 610: (retour) Édition de Bâle.
Note 611: (retour) : De Bello Veneto Clodiano ad Joannem Jacobum Spinulam liber. Lyon, 1568, in-8.
Note 612: (retour) De Viris illustribus liber, publié par l'abbé Mehus, avec une Vie de l'auteur, Florence, 1745, in-4.

Un autre ouvrage, sur un sujet pareil, composé dans le même siècle, n'a été imprimé non plus que dans le dix-huitième; c'est celui de Paolo Cortese, sur les hommes célèbres par leur savoir 613. Il est en forme de Dialogue; l'auteur feint qu'il s'entretient dans une île du lac Bolsena avec un certain Antonio, et avec Alexandre Farnèse, qui fut depuis le pape Paul III. L'entretien roule sur les hommes les plus célèbres, dans ce siècle, par leur érudition et leurs talents littéraires. Le style en est meilleur et plus élégant que celui de Fazio. Cortese paraît y avoir pris pour modèle le Dialogue de Cicéron sur les illustres Orateurs. Il n'avait que vingt-cinq ans lorsqu'il composa cet ouvrage, où brille cependant un jugement très-solide et une grande maturité d'esprit 614. Il était né à Rome en 1465 615, d'une famille noble et toute littéraire. Son père, employé à la secrétairerie pontificale, était un homme lettré et un philosophe; son frère, Alexandre Cortese, se distingua de bonne heure par son talent pour la poésie latine. Il menait avec lui le jeune Paul encore enfant, chez les savants qu'il visitait à Rome. C'est ce qui lia Paul Cortese, dès sa première jeunesse, avec ce que la littérature avait alors de plus éminent, et entre autres avec Pic de la Mirandole et Ange Politien, qui faisaient le plus grand cas de son savoir, de son éloquence et de son goût. Ce Dialogue suffit pour justifier leur opinion. Il n'écrivit guère, d'ailleurs, que des ouvrages de théologie, où l'on dit qu'il essaya le premier d'introduire le style pur des anciens auteurs latins 616. Il a aussi laissé un livre fort estimé à Rome, sur le cardinalat 617, dans lequel il traite avec beaucoup d'étendue, d'érudition et d'élégance, d'abord des vertus et de la science qu'on doit exiger dans les cardinaux, ensuite de leurs revenus et de leurs droits. Il n'a jamais été fait d'autre édition de cet ouvrage, qui est devenu fort rare; on aura craint peut-être de réimprimer la seconde partie, à cause de la première.

Note 613: (retour) De Hominibus doctis.
Note 614: (retour) Publié à Florence, en 1734, avec des notes, attribuées, ainsi que l'édition, à Domenico-Maria Manni. Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 104.
Note 615: (retour) Id., t. VI, part I, p. 228.
Note 616: (retour) Tiraboschi, loc. cit.
Note 617: (retour) De Cardinalatu, publié après sa mort, par son frère Lactance Cortese.

Pour revenir aux historiens de Naples, ce royaume en eut alors un en langue italienne, comme le duché de Milan. Les autres auteurs ne s'étaient attachés qu'aux actions de quelques rois; Pandolphe Collenuccio embrassa l'histoire générale de Naples, depuis les temps les plus reculés jusqu'à son temps. Il la dédia à Hercule Ier., duc de Ferrare, qui avait été élevé à la cour du roi Alphonse. Elle fut ensuite traduite en latin, et a été réimprimée plusieurs fois dans les deux langues. Né à Pesaro, il s'y retira dans sa vieillesse, et crut y trouver le repos après une vie laborieuse et agitée. Une mort funeste l'y attendait. L'an 1500, il entra dans un complot tendant à livrer la ville au duc de Valentinois, comme on l'appelle en France, c'est-à-dire, à l'infame César Borgia, qui en effet s'en rendit maître. Jean Sforce, seigneur de Pesaro, après avoir donné au malheureux Collenuccio l'espérance du pardon de son crime, le fit étrangler en prison 618.

Note 618: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 84.

On voit que, de tant d'historiens qui fleurirent alors en Italie, Collenuccio et Corio furent les seuls qui écrivissent en italien, quoique, dans le siècle précédent, Villani en eût donné un bel exemple. De même parmi les poëtes, un très-grand nombre crut ne pouvoir versifier qu'en latin, soit que leurs études leur eussent fait regarder cette langue comme la leur propre, soit que, malgré la réputation des deux grands poëtes du quatorzième siècle, l'oubli dans lequel sembla tomber la langue italienne dès le quinzième, leur persuadât qu'elle serait éphémère comme le provençal, et qu'il n'y avait de durable que le latin. Je ne répéterai point ici tous les noms consignés dans de volumineuses histoires, et de la littérature et de la poésie, où l'on s'est piqué de tout recueillir 619. Je ne parlerai que des poëtes latins dont on peut lire les ouvrages, et de ceux qui ont conservé plus ou moins de renommée par quelque circonstance particulière, ou quelque singularité.

Note 619: (retour) Tiraboschi, Stor. della Letter. ital; le Quadrio, Storia e Ragione d'ogni posia; Fabricius, Biblioteca mediæ et infiæœ ætatis.

Parmi les noms de plusieurs poëtes célèbres de leur vivant, mais à peine connus aujourd'hui, se trouve celui de Maffeo Vegio, né à Lodi en 1406 620, dont la réputation s'est mieux conservée. Il ne se borna pas à suivre son goût pour les vers, il étudia la jurisprudence pour complaire à son père, et, après avoir été professeur de Poésie dans l'université de Pavie, il le fut aussi de Droit. Ayant été appelé à Rome, il fut secrétaire des brefs sous Eugène IV, Nicolas V et Pie II, et y mourut en 1458. Outre un assez grand nombre d'ouvrages en prose, presque tous ascétiques ou moraux, on a de lui un Poëme sur la mort d'Astyanax, quatre livres sur l'expédition des Argonautes, quatre sur la vie de S. Antoine abbé, et plusieurs autres poésies sur différents sujets, où l'on trouve plus d'abondance que de force, et plus de facilité que d'élégance 621. Ce qui est plus remarquable, c'est que, s'étant imaginé que l'Énéide était un poëme imparfait et sans dénouement, il crut y devoir ajouter un treizième livre. L'Énéide s'était fort bien passée jusqu'alors de ce supplément, et s'en passe encore tout aussi bien depuis; on le trouve cependant à la fin du poëme, dans plusieurs éditions faites en Italie et même en France 622. J'ajouterai que s'il a eu les honneurs de la traduction en vers italiens 623, il les a eus aussi en vers français 624.

Note 620: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 199.
Note 621: (retour) Elles ont été imprimées en un seul volume, Milan, 1597, in-fol.
Note 622: (retour) Paris, 1507, in-fol.; Lyon, 1517, in-fol.
Note 623: (retour) En vers libres ou sciolti; Milan, 1600, in-4.
Note 624: (retour) Par Pierre de Mouchault. Cette traduction est imprimée avec le texte latin, à la fin de la traduction complète de Virgile des deux frères d'Agneaux (Robert et Antoine le Chevalier), Paris, 1607, in-fol.

Un autre poëte moins connu peut-être, mais qui mériterait de l'être davantage, est Basinio ou Basin de Parme. Né dans cette ville, vers l'an 1421 625, il eut pour maîtres Victorin de Feltro à Mantoue, ensuite Théodore Gaza et Guarino à Ferrare, où il devint lui-même professeur. De Ferrare il se rendit à la cour de Sigismond Pandolphe Malatesta, seigneur de Rimini; il y passa le peu d'années qu'il eut à vivre, et mourut à trente-six ans, en 1457. Il n'avait pas encore fini ses études lorsqu'il composa un poëme latin, en trois livres, sur la mort de Méléagre, conservé en manuscrit dans les bibliothèques de Modène, de Florence et de Parme. On possède aussi dans cette dernière une belle copie d'un recueil qui a été imprimé en France, et auquel Basinio semble avoir eu plus de part qu'on ne le croit communément. Voici ce que c'est que ce recueil. Le seigneur de Rimini avait eu d'abord pour maîtresse, et prit ensuite pour femme, la belle Isotte degli Atti. Si l'on en croit les poëtes de son temps, elle avait autant d'esprit et de talents que de beauté; c'était en poésie une autre Sapho; mais ils disent aussi qu'elle était en vertu et en sagesse une autre Pénélope, et le premier rôle qu'elle avait joué auprès de Sigismond Malatesta, nous apprend à juger de l'une de ces comparaisons par l'autre. Trois poëtes surtout, apparemment les mieux traités à sa cour, la comblèrent d'éloges; Basinio est l'un des trois. Le recueil de leurs vers, imprimé à Paris en 1549 626, ne met point de différence entre eux; mais dans la copie conservée à Parme, et qui porte le titre d'Isottœus, copie faite en 1455, du vivant de Basinio, presque tous les morceaux qui en composent les trois livres, lui sont attribués. La même bibliothèque a encore de lui un grand poëme en treize livres, intitulé Hespéridos; un autre, en deux livres seulement, sur l'Astronomie; un troisième, aussi en deux livres, sur la Conquête des Argonautes; un poëme, sous le titre d'Épître sur la Guerre d'Ascoli, entre Sigismond Malatesta et François Sforce, et plusieurs autres ouvrages inédits du même auteur 627. Cette négligence à imprimer les Œuvres de Basin est surprenante dans une ville où il y a des presses célèbres, et qui doit d'autant plus s'honorer d'avoir été la patrie de ce poëte, qu'à en juger par le peu qui a été publié de lui, il écrivit en meilleur style que la plupart des autres poëtes de ce temps.

Note 625: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 201.
Note 626: (retour) Trium poetarum elegantissimorum, Porcelii, Basinii, et Trebanii Opuscula nunc primum edita., Paris, Christophe Preudhomme, 1549. Dans cette édition, le recueil est divisé en cinq livres; le premier est intitulé, de Amore Jovis in Isottam; les quatre autres sont aussi à la louange d'Isotte.
Note 627: (retour) Tiraboschi, loc. cit.

Leonardo Griffi de Milan, archevêque de Bénévent, mort en 1485, a laissé, outre beaucoup de poésies manuscrites 628, un poëme sur la Défaite de Braccio de Pérouse, imprimé dans le grand recueil de Muratori 629, et qui se fait distinguer, parmi les poésies de ce siècle, par la vivacité des images et par l'harmonie des vers. Ugolino Verini, Florentin, grand ami de Marsile Ficin, et plutôt poëte fécond que grand poëte 630, écrivit, entre autres ouvrages, un poëme sur l'Embellissement de Florence 631, et la Vie du Roi Mathias Corvin 632, qui ont été imprimés 633. Je ne sais si cette Vie peut faire autorité dans l'histoire; mais le premier poëme en est une souvent citée pour tout ce qui regarde les monuments élevés à Florence par Cosme et Laurent de Médicis. Verini eut un fils nommé Michel, dont on a imprimé des Distiques sur les Mœurs des Enfants 634, composés dans cet âge même qu'il s'y proposait d'instruire. Les auteurs de ce temps font de lui de grands éloges qu'il paraît avoir mérités par ses talents précoces, et par l'intacte pureté de ses mœurs. Il la poussa si loin, qu'il aima mieux mourir, dit-on, à dix-huit ans, que d'y porter atteinte; espèce de martyre assez rare parmi les jeunes gens, et auquel les jeunes poëtes s'exposent peut-être encore moins que les autres.

Note 628: (retour) Conservées dans la bibliothèque Ambroisienne. Tiraboschi, ub. supr., p. 205.
Note 629: (retour) Script. Rer. ital., vol. XXV.
Note 630: (retour) Mort à soixante-quinze ans, vers la fin du quinzième siècle ou au commencement du seizième. Negri, Fiorentini Scritt., p. 320.
Note 631: (retour) Tres libri de illustratione Florentiæ carminibus conscripti, Paris, Robert-Estienne, 1588, in-8.
Note 632: (retour) Triumphus et Vita Matthiæ Pannoniæ regis, Lyon, 1679, in-12.
Note 633: (retour) Voy. dans le P. Negri, ub. supr., la longue liste des poésies inédites du même auteur.
Note 634: (retour) De Puerorum Moribus disticha, Paulo Sassi Roncilionensi præceptori suo inscripta, Florence, 1487, in-4.

Je passe un grand nombre d'autres poëtes qui eurent alors quelque réputation, pour parler des deux Strozzi, père et fils, dans lesquels on aperçoit, quant à l'élégance du style, un progrès considérable; on peut l'attribuer aux leçons que donnèrent long-temps à Ferrare, leur patrie, Guarino de Vérone et Jean Aurispa. Les Strozzi ou Strozza de Ferrare descendaient de ceux de Florence 635, Tito Vespasiano Strozzi, le dernier de quatre frères qui se distinguèrent dans les lettres 636, les éclipsa tous. Les ducs Borso et Hercule d'Este lui confièrent plusieurs emplois civils et militaires, où il ne fut pas à l'abri de tout reproche; il paraît surtout qu'il n'eut pas le talent de se faire aimer 637. Ses poésies imprimées par Alde 638, sont nombreuses et de différents genres; il y en a de galantes, de sérieuses, de satiriques. On remarque dans toutes une élégance très-rare au milieu de ce siècle, époque où il florissait. Il y en a davantage encore dans celles d'Hercule son fils, qui termina avant le temps une vie estimable, illustre et heureuse, par un horrible assassinat. Il avait épousé Barbara Torella, veuve riche et bien née; un homme d'un haut rang, qui était son rival, le fit lâchement assassiner. L'histoire, trop indulgente, ne le nomme pas; mais il est indiqué par ce silence même; il n'y avait alors à Ferrare qu'une seule famille qui pût y faire taire les lois 639. Les poésies d'Hercule Strozzi, imprimées avec celles de son père, sont d'une latinité pure, et indiquent autant de sensibilité d'ame que de vivacité d'esprit. Il en a laissé en manuscrit, dont plusieurs sont imparfaites, entre autres la Borséide, que son père avait commencée à la louange du duc Borso, et qu'en mourant il l'avait chargé de finir. Il a aussi des poésies italiennes, éparses dans quelques recueils. Ce n'est pas pour lui un petit éloge que d'avoir été mis par l'Arioste au rang des plus illustres poëtes, dans le quarante-deuxième chant de l'Orlando 640.

Note 635: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 207.
Note 636: (retour) Les trois autres sont Nicolas, Laurent et Robert.
Note 637: (retour) Voy. Tiraboschi, ub. supr., p. 208.
Note 638: (retour) Strozii Poetæ pater et filius, Venetiis, in œdibus Aldi et Andreœ Asulani Soceri, 1513, in-8.
Note 639: (retour) Neque cœdis quisquam authorem, silente prœtore, nominavit. Paul Jove, Elogia doctorum Virorum, p. 104.
Note 640: (retour)
Noma lo scritto Antonio Tebaldeo,
Ercole Strozza; un Lino ed un' Orfeo
. (St. 84.)

Bartolommeo Prignani, qu'on appelle aussi Paganelli, né à Prignano, dans l'évêché de Reggio, fut professeur à Modène, où l'on a imprimé de lui trois livres d'Élégies 641, un Poëme en vers élégiaques et en quatre livres, intitulé de l'Empire d'Amour 642, et un petit poëme philosophique sur la Vie tranquille 643, où il se proposa de répondre aux reproches qu'on lui faisait de n'avoir pas accepté des places qui lui étaient offertes à la cour de Rome. Plusieurs poëtes connus sortirent de son école, et il en nomme un bien plus grand nombre dans ses Élégies; tous jouissaient alors de quelque réputation, et sont pour la plupart complètement ignorés aujourd'hui.

Note 642: (retour) De imperio Cupidinis, 1492.
Note 643: (retour) De Vitâ quietâ. Ce dernier n'est pas imprimé à Modène, mais à Reggio, 1497.

Panfilo Sassi de Modène, poëte italien et latin, improvisait facilement dans les deux langues; il était doué d'une mémoire si prodigieuse, qu'un autre poëte ayant un jour récité devant lui une épigramme à la louange du podestat de Brescia, il le traita de plagiaire, et pour prouver le fait, répéta rapidement l'épigramme toute entière. Le poëte, qui était certain de l'avoir faite, avait beau se défendre, tout le monde était convaincu du plagiat; mais Sassi le tira d'embarras en répétant la même épreuve sur d'autres épigrammes et sur tous les vers qu'on voulut réciter devant lui. Il vécut jusqu'en 1515, et mourut plus qu'octogénaire. Ses poésies latines et italiennes ont été imprimées plusieurs fois. Cependant, à en croire un Dialogue de Giraldi 644 elles ne démentent point ce qu'a dit Aristote, que ces prodiges de mémoire n'en sont pas toujours de génie et de jugement.

Note 644: (retour) De poetis suorum temporum. Dialog. I, col. 541.

Pour ajouter à cette liste déjà longue une autre qui le serait beaucoup plus, je n'aurais qu'à traduire ce même Dialogue, ou l'extrait assez étendu qu'en a donné le savant et patient Tiraboschi 645; parmi une vingtaine de poëtes dont il y parle, je ne nommerai que Pacifico Massimo d'Ascoli, qui mourut centenaire à la fin de ce siècle, et dont on a imprimé plusieurs fois les poésies volumineuses et faciles. Cette fécondité et cette facilité lui firent alors une grande réputation. On ne balançait point à le comparer à Ovide; mais il est arrivé de cette comparaison comme de presque toutes celles de ce genre; la postérité replace toujours ces seconds Virgiles et ces seconds Ovides, fort au-dessous des premiers. Sans être un Ovide, Pacifico Massimo fut un poëte d'un mérite au-dessus de l'ordinaire. Il naquit au sein de l'infortune. Ses parents, chassés d'Ascoli par la guerre civile, et poursuivis par le parti ennemi, s'arrêtèrent à environ trois mille pas de la ville, au bord d'une petite rivière nommée le Marino. Sa mère y fut surprise par les douleurs de l'enfantement; étant accouchée à l'ombre d'un olivier, cet arbre, symbole de la paix, lui fit donner à son fils le nom de Pacifico. Après quelques années d'une vie fugitive, ils rentrèrent dans leur patrie, où le jeune Pacifique fit bientôt des progrès surprenants. La grammaire, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques, l'occupèrent tour à tour. Il passa ensuite à la jurisprudence, et y devint si habile, qu'il professa cette science dans plusieurs Universités célèbres; mais la poésie fut toujours le principal objet de ses travaux. Il a laissé des ouvrages historiques, philosophiques, satiriques, et sans compter plusieurs autres poëmes, vingt livres entiers d'élégies, parmi lesquelles il y en a de fort libres qui seraient oubliées comme les autres, si elles n'avaient été réimprimées en France depuis peu d'années, avec des poésies de ce genre, dont j'aurai bientôt occasion de parler.

Note 645: (retour) Tom. VI, part. II, l. III, c. 4, p. 216-225.

Quelques poëtes du même temps ont mieux conservé la renommée dont ils jouirent pendant leur vie, et méritent d'être plus particulièrement connus. Giannantonio Campano, né vers l'an 1437 à Cavelli, village de la Campanie, ou de la terre de Labour, de parents si obscurs qu'il ne porta toute sa vie d'autre nom que celui de sa province, gardait les troupeaux dans son enfance. Un bon prêtre reconnut en lui des indices de talent, et l'emmena à Naples, où il fit ses études sous le célèbre Laurent Valla. Campano voulut ensuite passer en Toscane; il fut arrêté en chemin, pillé par des voleurs, et obligé de se sauver à Pérouse. Il y trouva d'abord un asyle, et ensuite un état conforme à ses études et à ses goûts. Il y fut nommé professeur d'éloquence. Il remplissait avec distinction cette chaire 646, lorsque le pape Pie II, passant à Pérouse pour se rendre au concile de Mantoue, le vit, se l'attacha, et le fit, peu de temps après, évêque de Crotone, et ensuite de Terame 647. Sa faveur se soutint sous Paul II, qui l'envoya au congrès de Ratisbonne pour traiter de la ligue des princes chrétiens contre les Turcs. Sixte IV, qui avait été l'un de ses disciples à Pérouse, le fit successivement gouverneur de Todi, de Foligno, et de Città di Castello; mais ce pape ayant fait assiéger cette dernière ville, parce que les habitants avaient fait difficulté d'y recevoir ses troupes, Campano, touché des désastres dont ce peuple était menacé, écrivit au pontife avec une liberté qui le mit dans une telle colère, qu'il lui ôta son gouvernement, et le chassa même de l'état ecclésiastique. L'infortuné prélat se rendit à Naples, et n'y ayant pas reçu l'accueil qu'il avait espéré, il se retira dans son évêché de Teramo, où il mourut en 1477, à l'âge de cinquante ans.

Note 647: (retour) Le premier évêché dans la Calabre, et le second dans l'Abruzze.

Ses ouvrages, imprimés pour la première fois à Rome, en 1495, consistent d'abord en plusieurs Traités de philosophie morale, en douze discours, harangues et oraisons funèbres, et en neuf livres d'épîtres, intéressantes pour l'histoire littéraire et même pour l'histoire politique de ce temps. On y trouve ensuite, après la vie du pape Pie II, l'histoire de Braccio de Pérouse, divisée en six livres, et enfin huit livres d'élégies et d'épigrammes, en vers de différentes mesures et sur des sujets de toute espèce. Il faut convenir que plusieurs de ces poésies sont d'une galanterie qui s'accorde mal avec l'état du poëte; c'est une Diane, puis une Sylvie, puis une Suriane, et d'autres encore dont il se plaint souvent, et dont il se loue quelquefois. Mais l'histoire de ce temps là familiarise avec ces dissonances, et dans ces sortes de sujets, comme dans les sujets plus graves, ce bon évêque a du moins une touche spirituelle et une facilité de style qui plaît aux connaisseurs; ils n'y désireraient qu'un peu plus de correction et de travail.

Ils retrouvent bien la même incorrection avec peut-être encore plus de facilité, mais avec bien moins de génie, dans un poëte latin plus connu en France, et qu'on y appelle le Mantouan. Son nom était Baptiste, et il était de la famille Spagnuoli de Mantoue; mais, selon Paul Jove, il n'en était qu'un rejeton illégitime. Il se fit carme, fut général de son ordre; et, voyant qu'il ne pouvait y porter la réforme, chose en effet plus difficile que de faire des vers bons ou mauvais, il abdiqua au bout de trois ans, pour se livrer au repos dans sa patrie; mais ce fut au repos éternel qu'il parvint quelques mois après; il mourut en 1516, âgé de plus de quatre-vingts ans. La quantité de vers latins qu'il a faits est presque innombrable. Cette abondance en imposa, comme il arrive toujours, aux ignorants et au vulgaire. On le mit au-dessus de tous les poëtes de son temps; et parce qu'il était de Mantoue, comme Virgile, on ne manqua pas de le comparer à lui. Le savant Érasme lui-même, juge d'ailleurs si rigoureux, ne craignit pas de dire qu'il viendrait un temps où Baptiste ne serait pas mis beaucoup au-dessous de son ancien compatriote 648. Mais quelle comparaison peut-on faire entre ce modèle de perfection poétique et un versificateur lâche, diffus, irrégulier jusqu'à la plus excessive licence? Ce fut, dans sa jeunesse, une liberté supportable; mais ce penchant à se permettre et à se pardonner tout, augmentant avec l'âge, ce ne fut plus, vers la fin, qu'un débordement de méchants vers, où les règles mêmes les plus simples sont violées, et qu'il est impossible de lire sans dégoût et sans ennui. Ses ouvrages, imprimés d'abord séparément, ont été recueillis en trois volumes in-fol. 649, avec des commentaires fort amples, et ensuite en quatre volumes in-8. sans commentaires 650. Les principaux sont dix Églogues, presque toutes écrites dans sa première jeunesse; sept pièces en l'honneur d'autant de vierges inscrites sur le calendrier, à commencer par la vierge Marie: l'auteur donne à ces poëmes les titres de Parthenice Ia., Parthenice IIa., IIIa., IVa., etc.; quatre livres de Sylves ou de Poëmes sur divers sujets; des Élégies, des Épîtres, enfin des Poëmes de tout genre. Les défauts dont ils sont remplis n'empêchèrent pas qu'à la mort de ce poëte sa réputation ne fût encore intacte, qu'on ne lui fit des funérailles magnifiques, et que Frédéric de Gonzague, marquis de Mantoue, ne lui fit élever une statue de marbre couronnée de laurier, tout auprès de celle de Virgile.

Note 648: (retour) Epist., vol. II, ép. 395.

Jean Aurelio Augurello valait beaucoup mieux que le Mantouan, et nous est beaucoup moins connu. Il naquit, en 1441, à Rimini 651, d'une famille noble, fit ses études à Padoue, et professa les belles-lettres dans plusieurs universités, surtout à Venise et à Trévise; il obtint les droits de cité dans cette dernière ville, et y mourut en 1524. Son poëme intitulé Chrysopœia, ou l'Art de faire de l'Or, l'a fait accuser d'être alchimiste; mais rien ne prouve qu'il ait eu cette folie. On a plusieurs éditions de ce poëme 652 et de ses autres poésies latines 653 qui consistent en Odes, Satires et Épigrammes. Elles sont au-dessus de la plupart des poésies de ce siècle pour l'élégance et pour le goût, et se rapprochent beaucoup plus du style et de la manière des anciens. Les poésies italiennes d'Augurello ont aussi été imprimées plusieurs fois. Il était, du reste, très-savant dans la langue grecque, les antiquités, l'histoire et la philosophie, et ses vers portent souvent, sans pédantisme, des témoignages de son savoir.

Note 651: (retour) Tiraboschi, tom. VI, part. II, p. 239.
Note 652: (retour) La première à Venise, avec son autre poëme intitulé Geronticon, ou de la vieillesse, 1515, in-4.; inséré ensuite, vol. II des auteurs qui ont écrit sur l'alchimie, recueillis par Grattarolo, Bâle, 1561, in-fol.; vol. III du Théâtre chimique, Strasbourg, 1613 et 1659; vol. II de la Bibliothèque chimique de Manget, Genève, 1702, in-fol., etc.
Note 653: (retour) Carmina, Vérone, 1491, in-4.; Venise, Alde, 1505, in-8.

Il eut pour ami un autre poëte, né à Trévise, qui avait comme lui des connaissances dans les antiquités, et qui en portait le goût jusqu'à la passion. Il se nommait Bologni. Sa première étude fut celle des lois; la poésie latine et les antiquités l'emportèrent ensuite. Il fit beaucoup de vers, que l'on conserve en manuscrit à Venise 654, et dont on n'a publié qu'une petite partie. Ils ne valent pas ceux d'Augurello, et cependant Bologni obtint de l'empereur Frédéric III la couronne poétique que Augurello ne reçut pas. Cette couronne fut accordée par le même empereur à Giovanni Stefano de Vicence, qui se fait appeler en tête de ses poésies Ælius Quintius Emilianus Cimbriacus. Il fut professeur de belles-lettres dans plusieurs villes du Frioul; il l'était à Pordénone, et il n'avait pas vingt ans quand Frédéric y passa; l'empereur fut émerveillé de ses talents, le couronna du laurier poétique, et y joignit la dignité de comte palatin; honneurs qui lui furent confirmés ou conférés une seconde fois par Maximilien, successeur de Frédéric. Mais, et ce titre, et même cette couronne se donnaient alors à la protection, et souvent même, selon Tiraboschi, pour de l'argent 655, ce qui en avait considérablement diminué la valeur. Ce poëte, au reste, que les Italiens appellent simplement le Cimbriaco, était loin d'être sans mérite; il n'est pas probable qu'il fût assez riche pour payer en argent ce qui, comme d'autres faveurs, ne vaut plus rien quand on l'achète; mais il récompensa largement ces deux empereurs, par cinq Panégyriques en vers héroïques, les seuls de ses ouvrages qui aient été imprimés.

Note 654: (retour) Dans la famille Soderini. Tiraboschi, ub. sup., p. 232.
Note 655: (retour) Questo onore fu concedato talvolta più al denaro che al merito, t. VI, part. II, p. 233.

J'ai déjà parlé d'un improvisateur 656, et nous retrouverons souvent, dans la suite, des exemples de ce genre particulier de poëtes; mais aucun d'eux peut-être n'eut des succès aussi brillants qu'Aurelio Brandolini, l'un des hommes les plus extraordinaires de ce siècle. Né d'une famille noble de Florence 657, il eut, dès sa première enfance, le malheur de perdre la vue. Il se fit connaître de bonne heure par le talent de traiter sans préparation, en vers latins, les sujets les plus difficiles; et sa réputation se répandit si loin, que lorsque le roi de Hongrie, Mathias Corvin, fonda l'université de Bude, où il appela le plus qu'il lui fut possible de savants italiens, il y fit venir Aurelio. Ce roi étant mort en 1490, ce fut lui qui prononça son oraison funèbre. Il retourna ensuite en Italie, et se fit moine à Florence, dans un couvent de l'ordre de S. Augustin.

Note 657: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 236.

Une nouvelle carrière s'ouvrit alors pour son éloquence. Quoiqu'aveugle, il alla prêcher dans plusieurs villes d'Italie, et recueillit partout des applaudissements. Il employait dans ses sermons un style grave, sententieux, philosophique. «On croirait, dit un écrivain du temps 658, entendre en chaire un Platon, un Aristote, un Théophraste.» Ce même auteur parle ensuite avec encore plus d'admiration du talent poétique d'Aurelio: «Ce qui le met, dit-il, au-dessus de tous les autres poëtes, c'est que les vers qu'ils faisaient avec tant de travail, il les fait, lui, et les chante en impromptu. Il fait briller, dans cet exercice, une mémoire si prompte, si fertile et si ferme, un si beau génie et une si grande perfection de style, que cela est à peine croyable. À Vérone, dans une assemblée nombreuse composée des hommes les plus distingués par leur rang et par leur science, et devant le podestat même, prenant en main sa lyre, il traita sur-le-champ, et en vers de toutes mesures, tous les sujets qui lui furent proposés. On l'invita enfin à improviser sur les hommes illustres dont Vérone a été la patrie. Alors, sans s'arrêter un instant pour réfléchir, sans hésiter et sans interrompre son chant, il célébra de suite, en très-beaux vers, Catulle, Cornélius Népos, surtout Pline l'Ancien, qui fait le plus d'honneur à cette ville. Mais ce qu'il y eut de plus admirable, c'est qu'il se mit tout à coup à exposer, en vers très-élégants, toute son Histoire naturelle, divisée en trente-sept livres, parcourant tous les chapitres, et n'omettant rien de remarquable. Ce talent extraordinaire lui a toujours été familier. Il l'exerça souvent devant Sixte IV, soit quand on célébrait la fête de quelque saint, soit lorsqu'on lui proposait un autre sujet, quelque imprévu et quelque difficile qu'il pût être, etc. 659» C'est là ce don de la nature qu'ont possédé depuis, en italien, un cavalier Perfetti, une Corilla Olimpica, un Luigi Serio, que possède aujourd'hui comme eux un Gianni; don que l'on peut déprécier tant qu'on voudra par des lieux communs, mais qui paraît toujours moins étonnant et plus facile, à mesure qu'on est moins en état, je ne dis pas de le posséder, mais de le comprendre.

Note 658: (retour) Matteo Bosso, Epist. Famil. II, ép. 75.
Note 659: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 237 et 238.

Aurelio jouit, pendant sa vie, de l'estime des savants les plus célèbres et de la faveur des plus grands princes. Il passa quelque temps à Naples, auprès du roi Ferdinand II. Il revint ensuite à Rome, où il mourut en 1497. On a de lui, outre ses poésies, plusieurs ouvrages en prose, sur une grande variété de sujets. On estime principalement son Traité de l'Art d'Écrire 660, où il explique les secrets du style avec une élégance et une précision dignes de servir de modèles. On le désigne ordinairement sous le nom de Lippo Fiorentino, du mot latin lippus, qui signifie, non pas aveugle, comme il l'était, mais affligé de la vue. Il eut un frère ou un cousin, nommé Raphaël Brandolini, poëte, improvisateur, orateur et aveugle comme lui, et à qui cette infirmité fit donner, comme à lui, le surnom de Lippo 661. Raphaël séjourna aussi à Naples; il y était quand Charles VIII s'en rendit maître, et il prononça un panégyrique de ce roi, qui lui donna pour récompense le brevet d'une pension de cent ducats; mais, à moins que ce brevet ne fût payable en France, il est probable que notre orateur ne fut jamais payé de ses éloges.

Note 660: (retour) De Ratione Scribendi. La meilleure édition est celle de Rome, 1735.
Note 661: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 240.

À Naples, où ces deux poëtes firent souvent des preuves publiques de leur talent extraordinaire, les applaudissements et les distinctions dont ils jouirent ne purent que donner un nouveau degré d'activité à l'ardeur avec laquelle on y cultivait la poésie latine. Une gloire que les littérateurs italiens accordent à cette ville, c'est d'avoir produit la première des vers latins aussi semblables, pour l'élégance et la grâce, à ceux du siècle d'Auguste, qu'il était possible à des modernes de le faire, et qu'il nous est possible d'en juger. Ce fut le grand Pontano qui eut l'honneur d'en offrir le premier exemple, d'enseigner aux élèves qu'il eut dans l'art des vers et à ceux qui devaient les suivre, à se débarrasser entièrement de la rouille des temps barbares, et à redonner à la poésie latine l'éclat pur et brillant du style antique. Mais il faut avouer qu'il fut immédiatement précédé par un autre poëte, qui lui ouvrit et lui aplanit la route. C'est Antoine Beccadelli ou Beccatelli, surnommé Panormita, à cause de Palerme sa patrie, en latin Panormus. Il y était né en 1394 662. À l'âge de vingt-six ans, il fut envoyé à l'Université de Bologne, pour étudier les lois. Ses études finies, il s'attacha au duc de Milan, Philippe-Marie Visconti. Il fut ensuite professeur de belles-lettres à Pavie, mais sans quitter la cour de Milan, où il jouissait d'un revenu de 800 écus d'or. L'empereur Sigismond, qui visita en 1432 quelques villes de Lombardie, lui accorda la couronne poétique, et l'on croit que ce fut à Parme qu'il l'alla recevoir. Il se rendit ensuite à la cour de Naples, auprès du roi Alphonse. Il y passa le reste de sa vie, et suivit constamment ce roi dans ses expéditions et dans ses voyages. Alphonse le combla de bienfaits, lui fit don d'une belle maison de campagne, l'inscrivit parmi la noblesse napolitaine, lui confia des emplois importants, et l'envoya en ambassade à Gênes, à Venise, à l'empereur Frédéric III, et à quelques autres princes. Après la mort d'Alphonse, le Panormita ne fut pas moins cher au roi Ferdinand, et lui fut attaché de même en qualité de secrétaire et de conseiller. Il mourut à Naples, à soixante-dix-sept ans, en 1471.

Note 662: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 81.

Son histoire intitulée Des Dits et Faits du roi Alphonse 663, fut récompensée par un don de mille écus d'or. On a de lui cinq livres de Lettres, des Harangues, un poëme sur Rhodes, des Tragédies, des Élégies et d'autres Poésies latines sur divers sujets 664. Celles qui ont fait le plus de bruit ont été long-temps inédites; c'est un recueil, divisé en deux livres, de petits poëmes épigrammatiques, non-seulement libres, mais excessivement obscènes, auquel il donna le titre d'Hermaphroditus, l'Hermaphrodite, pour indiquer apparemment qu'il n'oublie rien, dans les deux sexes, de ce qui peut les scandaliser tous deux. Il le dédia cependant à Cosme de Médicis. Les dignités et les occupations graves de l'auteur de cette dédicace, l'âge et le caractère de celui qui la reçut, rendent également inexplicable l'excessive liberté de choses et de mots qui règne dans l'ouvrage, écrit, au reste, avec une extrême pureté de style, et vraiment latin par l'élégance comme par le cynisme d'expression 665. Les copies qui s'en répandirent, excitèrent contre l'auteur un violent orage. Filelfo et Laurent Valla l'attaquèrent par des écrits: des moines prêchèrent contre lui publiquement, brûlèrent son livre, et le brûlèrent lui-même en effigie à Ferrare et à Milan.

Note 663: (retour) De Dictis et Factis Alphonsi regis, lib. IV.
Note 664: (retour) Epistolarum libri V, Orationes II, Carmina prœterea quœdam, etc. Venise, 1555, in-4.
Note 665: (retour) Le latin dans ses mots brave l'honnêteté. (Boil.)

Valla, dans une de ses Invectives, poussa la charité chrétienne jusqu'à désirer que le poëte fût brûlé en personne comme ses vers 666. Poggio lui-même, qui n'est pas, dans ses Facéties, un modèle de chasteté, trouva que son ami était allé trop loin, et le lui reprocha dans ses lettres. Panormita se défendit par l'exemple des anciens qui ne peuvent cependant, sur ce point, faire autorité pour les modernes. Guarino de Vérone fit mieux: dans une lettre qui est à la tête du manuscrit conservé dans la bibliothèque Laurentienne, il défendit l'auteur, en alléguant l'exemple de S. Jérôme. L'Hermaphrodite, qu'on n'a pas osé publier pendant long-temps, par respect pour les mœurs publiques, a été imprimé à Paris depuis une vingtaine d'années 667. L'éditeur a jugé sans doute que nos mœurs étaient de force à n'en avoir plus rien à craindre; et ce livre est maintenant dans toutes les bibliothèques.

Note 666: (retour) Tertiò per se ipsum cremandus ut spero. Laurent Valla, in Facium Invectiva IIa.
Note 667: (retour) En 1791, chez Molini, rue Mignon; ce qui est indiqué par cette adresse singulière: Prostat ad Pistrinum in vico suavi. C'est la première partie du recueil intitulé: Quinque illustrium poetarum, Ant. Panormitæ; Ramusii Ariminensis; Pacifici Maximi Asculani; Joviani Pontani, Joannis Secundi Lusus in Venerem, etc., in-8.

Antoine Panormita jouissait à Naples d'une grande considération et d'une haute faveur, lorsque le jeune Pontano y arriva. Il était né à la fin de 1426 668, à Cereto, diocèse de Spolète, dans l'Ombrie 669. Il n'avait eu pour premiers maîtres que des grammairiens ignorants. La guerre le chassa de sa patrie. Il vécut, pendant quelque temps, parmi les armes et les soldats. Il se réfugia enfin à Naples, où il fut accueilli par le Panormita, qui voulut achever lui-même son éducation littéraire. Le maître ne tarda pas à être si content des progrès de son élève, que lorsqu'on le consultait sur quelque passage difficile des poëtes ou des orateurs anciens, il le lui faisait expliquer. Pontano lui dut aussi son avancement et sa fortune; Panormita le produisit auprès du roi Ferdinand Ier. Ce roi lui confia l'éducation de son fils Alphonse II, dont Pontano fut ensuite secrétaire, ainsi que du roi Ferdinand II. Attaché à ces princes, il ne les quitta plus, les accompagna dans toutes les guerres qu'ils eurent à soutenir, et se trouva à plusieurs batailles. Il fut plus d'une fois fait prisonnier; mais dès qu'il se faisait connaître, on s'empressait de le combler d'égards, et quand il voulait parler en public, il était couvert d'applaudissements, au milieu des camps ennemis. Ferdinand Ier. le chargea, en 1486, d'une ambassade auprès d'Innocent VIII, pour en obtenir la paix. Pontano y souffrit beaucoup de peines et de fatigues; mais il en fut payé par le succès de sa négociation, et par les témoignages d'estime que lui donna ce pontife. Quand les articles de la paix furent signés, quelqu'un avertit le pape de ne pas se fier trop à Ferdinand, avec qui, en effet, il y avait toujours des précautions à prendre. «Mais Pontano ne me trompera pas, répondit-il: c'est avec lui que je traite; la bonne foi et la vérité ne l'abandonneront pas, lui qui ne les abandonna jamais 670.» Alphonse II, qui avait été son élève, conserva toujours un grand respect pour lui. Il était un jour assis dans sa tente avec plusieurs généraux de son armée. Pontano y entre, le roi se lève, fait faire silence, et dit en le saluant: «Voilà le maître 671.» Lors de la conquête de Charles VIII, il eut, comme Raphaël Brandolini, la faiblesse de louer le vainqueur, dans un discours public, aux dépens des rois ses bienfaiteurs. On ignore si, après le prompt départ des Français, il reprit ses emplois et sa faveur auprès de la dynastie d'Aragon. Il mourut en 1503, âgé, comme le Panormita, de soixante-dix-sept ans.

Note 668: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 241.
Note 669: (retour) Il se nommait Giovanni ou Joannes, et changea, selon l'usage, ce nom pour celui de Gioviano, Jovianus.
Note 670: (retour) Jovian. Pontan. de Sermone, l. II.
Note 671: (retour) Id. ibid., l. VI.

On a de cet élégant et fécond écrivain 672, une Histoire en six livres, de la guerre que Ferdinand Ier soutint contre Jean, duc d'Anjou; plusieurs Traités de philosophie morale, où il employa le premier une manière de philosopher libre et dégagée des préjugés de son temps, et ne suivit d'autres lumières que celles de la raison et de la vérité: on estime surtout son Traité De Fortitudine, du Courage. On trouve encore dans ses Œuvres deux livres sur l'aspiration, six livres De Sermone, du Discours, qu'il fit à soixante-treize ans, cinq Dialogues écrits avec une liberté quelquefois peu décente, et quelques autres Opuscules. Mais c'est surtout par ses poésies latines qu'il s'est rendu justement célèbre. Elles sont en très-grand nombre et de genres très-différents 673: Poésies amoureuses, Églogues, Eudécasyllabes, Épigrammes, Épitaphes, Inscriptions, etc., outre un grand poëme, en cinq livres, sur l'astronomie 674, un autre sur les météores, et un troisième sur la culture des orangers et des citrons, intitulé: Du Jardin des Hespérides 675. Dans tous ces genres, il se montre également riche, abondant, élégant et rempli de ces grâces de style dont il passe pour avoir le premier retrouvé le secret. Le plus grand défaut de ses vers est qu'il en a beaucoup trop fait. «Si ce poëte admirable, dit Gravina, avait mieux aimé choisir qu'accumuler, il se serait enrichi d'un or pur et sans mélange. Il voulut promener son heureuse veine sur plusieurs sujets d'érudition et plusieurs sciences, et s'exercer dans toutes les mesures de vers. Dans toutes, il fait voir l'étendue et la souplesse de son génie, aussi naturellement disposé à la grandeur qu'à l'expression des sentiments tendres. On retrouve en lui, dans ce dernier genre, les grâces et tous les agréments de Catulle. Pour lui ressembler tout-à-fait, il ne manqua peut-être à Pontano que l'économie et le travail 676

Note 672: (retour) Joviani Pontani Opera, t. II, Basileæ, 1538. Cette édition est plus complète que celle d'Alde, 1519, in-4.
Note 673: (retour) Venise, Alde, 2 vol. in-8.; le premier en 1505, réimprimé en 1513 et 1533; le second en 1518, qui n'a jamais été réimprimé.
Note 675: (retour) De hortis Hesperidum.
Note 676: (retour) Della Ragion poetica, l. XXXIV.

C'est à ce poëte illustre que Naples dut sa célèbre académie. Le Panormita l'avait fondée, mais ce fut Pontano qui la soutint, la perfectionna et lui donna sa plus grande célébrité. L'historien Giannone l'a regardée comme si importante pour sa patrie, qu'il a donné la liste exacte de ses membres 677. On y voit plusieurs noms dont l'éclat ne s'est pas conservé, malheur commun à toutes les académies du monde; et d'autres qui appartiennent au siècle suivant plus qu'au quinzième, tels que celui de Sannazar.

Note 677: (retour) Stor. di Nap., l. XXVIII, c. 3.

Parmi les poëtes inscrits sur ce catalogue, et qui fleurirent dans ce siècle, on ne doit pas oublier Marulle, Michele Marullo Tarcagnota, Grec de naissance, mais qui fut amené en Italie, encore enfant, après la prise de Constantinople, sa patrie 678. Il étudia les lettres grecques et latines à Venise, et la philosophie à Padoue. Il prit ensuite, pour subsister, la profession des armes; et ce fut presque toujours au milieu des fatigues et des dangers de la guerre, qu'il composa les poésies ingénieuses que nous avons de lui 679. Elles consistent en quatre livres d'épigrammes, trois livres d'hymnes, et un poëme resté imparfait, intitulé de l'Éducation des Princes 680. Les épigrammes sont dédiées à Laurent de Médicis. Elles roulent sur des sujets de toute espèce, et ont quelquefois plus d'étendue que ce genre de poëmes n'en comporte ordinairement. Telle est, entre autres, une pièce de près de deux cents vers élégiaques, adressée à Neœra, dans laquelle il retrace une partie de ses malheurs, et il presse cette belle Neœra, souvent célébrée dans ses vers, de terminer très-sérieusement avec lui, et de l'accepter pour époux. Ce ne fut pas elle cependant qu'il épousa, mais Alessandra Scala, l'une des plus belles, des plus spirituelles et des plus aimables personnes de Florence.

Note 678: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 452.
Note 679: (retour) Florence, 1497, in-4.
Note 680: (retour) De principum Institutione.
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