← Retour

Histoire littéraire d'Italie (3/9)

16px
100%
Ignorants ou savants, nous faisons tous des vers 209.
Note 208: (retour) Famil., l, XIII, ép. 7, manuscrit de la Biblioth. impér., n°. 8568; Mém. pour la Vie de Pétr., t. III, p. 243.
Note 209: (retour)
Scribimus indocti doctique poemata pessim.

(Ep. I, l. II. v. 117.)

C'est une triste consolation d'avoir des semblables. J'aimerais mieux être malade tout seul. Je suis tourmenté par mes maux et par ceux des autres. On ne me laisse pas respirer. Tous les jours des vers, des épîtres viennent pleuvoir sur moi de tous les coins de notre patrie: mais ce n'est pas assez; il m'en vient de France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Grèce. Je ne puis me juger moi-même et l'on me prend pour juge de tous les esprits. Si je réponds à toutes les lettres que je reçois, il n'y a point de mortel plus occupé que moi: si je ne réponds pas, on dira que je suis un homme insolent et dédaigneux. Si je blâme, je suis un censeur odieux: si je loue, un fade adulateur. Ce ne serait encore rien, si cette contagion n'avait pas gagné la cour romaine. Que pensez-vous que font nos jurisconsultes et nos médecins. Ils ne connaissent plus ni Justinien, ni Hippocrate. Sourds aux cris des plaideurs et des malades, ils ne veulent entendre parler que de Virgile et d'Homère. Mais que dis-je? les laboureurs, les charpentiers, les maçons abandonnent les outils de leur profession, pour ne s'occuper que d'Apollon et des Muses. Je ne puis vous dire combien cette peste, autrefois si rare, est commune à présent, etc.»

On voit, par cette lettre même, que c'était de poésies latines qu'on accablait Pétrarque, et non de poésies en langue vulgaire; car si cette langue commençait à devenir universelle en Italie, elle était à peine connue en Allemagne, en Angleterre et en France, d'où il lui venait aussi tant de vers. Lui-même, comme on l'a vu, ne se faisait qu'un amusement de la poésie italienne. Ses travaux sérieux étaient en latin. C'était pour ses poésies latines qu'il avait reçu solennellement au Capitole la couronne de laurier. Nous avons vu qu'il fit dans la suite de sa vie peu de cas de cet honneur, qui l'avait enivré dans sa jeunesse. Ce qui contribua peut-être à ce dégoût, fut de voir le même triomphe accordé, douze ou quinze ans après, à un homme qu'il était loin sans doute de regarder comme son égal. On le nommait Zanobi da Strada. Philippe Villani l'a placé parmi les illustres Florentins; mais si la couronne lui fut décernée à cause de la célébrité dont il jouissait alors, tous ses autres titres ont disparu, et il ne lui reste quelque célébrité que par cette couronne même.

Zanobi était fils du célèbre grammairien Giovanni da Strada, qui avait été le premier maître de Boccace. Il commença par prendre le même état que son père; mais il cultivait en même temps la poésie. Pétrarque le connaissait, l'aimait, faisait cas de son savoir, et fut la première cause de ses honneurs. Il le recommanda au grand-sénéchal de Sicile, Nicolas Acciajuoli, à qui il inspira le désir de se l'attacher. Zanobi quitta l'école de grammaire et de rhétorique, dont il subsistait obscurément à Florence, pour passer à la cour de Naples. Il y fut reçu honorablement par le grand-sénéchal, créé par lui secrétaire du roi, et bientôt si avant dans ses bonnes grâces et même dans son amitié, qu'Acciajuoli n'avait pas de plus grand plaisir que son entretien ou ses lettres. En 1355, lors qu'il se rendit à Pise, auprès de l'empereur Charles IV, il y conduisit Zanobi, et ce fut là qu'il obtint pour lui, de l'empereur, la couronne de laurier et les honneurs du triomphe. Mathieu Villani, dans son histoire 210, fait mention de cette cérémonie, dans laquelle Zanobi, la couronne sur la tête, fut conduit publiquement par la ville de Pise, accompagné de tous les barons de l'empereur.

Ce couronnement causa beaucoup de surprise en Italie, où la réputation de Zanobi n'était pas généralement répandue. Les amis de Pétrarque s'étonnèrent de voir que le grand-sénéchal, qui était un de ses amis particuliers, se fût employé avec tant de chaleur pour avilir en quelque sorte l'honneur qu'il avait reçu, en le faisant décerner à un homme qui lui était si inférieur. Pétrarque lui-même ne fut pas insensible à cette espèce d'avilissement de la couronne poétique. Dans la préface d'un de ses écrits 211, il ne put dissimuler son indignation de ce qu'un juge et un censeur allemand (c'est ainsi qu'il désigne Charles IV) n'avait pas craint de prononcer sur les beaux-esprits italiens. Il ne cessa pas pour cela d'aimer Zanobi, qui était non seulement un homme d'esprit, mais des mœurs les plus douces et du commerce le plus aimable. Ce poëte fut élevé, toujours par le crédit d'Acciajuoli, à la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Innocent VI 212; mais il ne la posséda que deux ou trois ans au plus, et mourut de la peste en 1361, âgé seulement de quarante-neuf ans. Ses écrits restèrent entre les mains de sa famille; d'autres disent qu'ils furent déposés chez un notaire de Florence; ils s'y sont perdus, et n'ont jamais vu le jour 213. L'opinion qu'on avait de lui dans sa patrie était si avantageuse, sans que l'on puisse savoir à quel point elle était fondée, que lorsque les Florentins résolurent 214 d'élever, aux frais du trésor public, de magnifiques mausolées à Dante, à Accurse, à Pétrarque et à Boccace, ils y en ajoutèrent un pour Zanobi; mais ce projet resta sans exécution pour lui comme pour tous.

Note 211: (retour) Invect. in Med.
Note 213: (retour) On n'a imprimé de lui que les dix-neuf premiers livres de la traduction en prose italienne des Morales de S. Grégoire. L'auteur du reste de cette ancienne traduction est inconnu.

Plusieurs autres poëtes latins brillèrent encore à la fin de ce siècle. On ne pourrait les désigner tous sans faire une liste sèche, ou sans entrer dans des particularités minutieuses, également dépourvues d'intérêt quand les noms ne rappellent aucun souvenir. Deux seuls de ces noms paraissent mériter une mention particulière. L'un est celui de François Landino, fils d'un peintre qui avait alors quelque réputation, et parent de Landino, célèbre commentateur du Dante. Il était aveugle et musicien. Ayant perdu la vue dès son enfance par la petite-vérole, il commença bientôt, dit Philippe Villani 215, à sentir le malheur de cet état de cécité; et, pour en adoucir l'horreur par quelque distraction consolante, il s'amusait à chanter, comme un enfant qu'il était encore. Étant devenu grand et capable de sentir la douceur de la mélodie, il chantait selon les règles de l'art, en s'accompagnant de l'orgue ou de quelque instrument à cordes. Il fit rapidement des progrès si admirables, qu'il jouait en très-peu de temps de tous les instruments de musique, même de ceux qu'il n'avait jamais vus. On était émerveillé de l'entendre. Il touchait surtout l'orgue avec tant d'art et de douceur, qu'il laissa bien loin derrière lui les organistes les plus habiles. Il inventa même par la seule force de son génie, des instruments dont il n'avait eu aucun modèle. Aussi, du consentement de tous les musiciens, qui lui accordaient la palme, il fut publiquement couronné de lauriers, à Venise, par le roi de Chypre, comme les poëtes l'étaient par les empereurs. Il mourut à Florence en 1390.

Note 215: (retour) Vite d' illustri Fiorentini, p. 84.

François Landino n'était pas seulement musicien, il était aussi grammairien, dialecticien et poëte. Son habileté à toucher l'orgue, lui fit donner le surnom de Francesco degli Organi, et c'est ainsi qu'il est nommé dans les recueils où l'on trouve de lui quelques poésies italiennes. On a aussi conservé de ses vers latins 216; le style n'en est pas inférieur à celui des poésies latines de Pétrarque.

Note 216: (retour) Voy. Mehus, Vita Ambrog. Camald., p. 324. Ces vers sont intitulés: Versus Francisci organistœ de Florentiâ.

L'autre poëte, beaucoup plus célèbre dans les lettres, non-seulement comme poëte, mais comme littérateur et philosophe, et dont le nom se trouve souvent joint à celui de Pétrarque, est Lino Coluccio Salutato. Coluccio est un de ces diminutifs florentins que subissent les noms des enfants, et que ceux qui les ont portés gardent ensuite toute leur vie: De Niccolo, on fait Niccoluccio, petit Nicolas; on retranche ensuite, pour abréger, la première syllabe, et il reste Coluccio, qui ne ressemble presque plus au nom primitif. Son premier nom, Lino, semblerait être encore un diminutif abrégé du même nom; Niccolo, Niccolino, Lino; mais peut-être aussi le prit-il par une affectation de noms antiques qui était alors commune parmi les savants 217. Coluccio Salutato était né en Toscane 218 en 1330. Son père, qui était homme de guerre, enveloppé dans les troubles de sa patrie, fut exilé, et se retira à Bologne. Le jeune Coluccio y fut élevé; il annonça de bonne heure des dispositions naturelles pour la littérature; mais il lui fallut, comme Pétrarque et Boccace, obéir aux ordres de son père, et se livrer à l'étude des lois. Le père mourut, et Coluccio quitta le code pour se livrer tout entier à l'éloquence et à la poésie. On ne sait ni quand il sortit de Bologne, ni quand il lui fut permis de revenir à Florence. On sait seulement qu'en 1368, c'est-à-dire lorsqu'il était âgé de trente-huit ans, il était collègue de François Bruni dans la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Urbain V. Il est probable qu'il abandonna cet emploi quand Urbain, après être retourné à Rome, revint en France. Il quitta aussi l'habit ecclésiastique, et épousa une femme, dont il n'eut pas moins de dix enfants 219. La réputation de savoir et d'éloquence dont il jouissait lui attira les offres les plus brillantes de la part des papes, des empereurs et des rois; mais l'amour qu'il avait pour sa patrie lui fit préférer à toutes les espérances de fortune la place de chancelier de la république de Florence qui lui fut offerte en 1375, et qu'il occupa honorablement pendant plus de trente années. Les lettres qu'il écrivait passaient pour si éloquentes que Jean Galéas Visconti, étant en guerre avec la république, disait qu'une lettre de Coluccio Salutato lui faisait plus de mal que mille cavaliers florentins 220.

Note 217: (retour) Tiraboschi, t. V, p. 492.
Note 218: (retour) Au château de Stignano, dans Valdinievole, près de Pescia.
Note 219: (retour) Elle se nommait Piera, et était de Pescia, ville voisine du château où il était né. Tiraboschi, ub supr.
Note 220: (retour) Tiraboschi, ub. supr.

Au milieu des graves occupations que lui imposait cette charge, il trouvait le temps de cultiver les muses et de se livrer à des études et à de savantes recherches. Celle des anciens manuscrits était l'objet continuel de son zèle. Il en recueillait le plus qu'il lui était possible; et les corrections qu'il y faisait, et qui auraient été pour tout autre un grand travail, n'étaient pour lui qu'un amusement. Les auteurs contemporains parlent de lui comme de l'homme le plus savant de son siècle. Ils ne parlent pas avec moins d'enthousiasme de ses talents que de son savoir. Ils le comparent à Cicéron et à Virgile; mais nous avons appris à réduire ces comparaisons emphatiques. Ses lettres et ses autres ouvrages, qui ont été imprimés, sont un nouvel exemple de la nécessité de ces réductions, quoiqu'on puisse admirer, et dans sa prose et dans ses vers, une érudition étendue à beaucoup d'objets, qui était alors très-rare, et des traces sensibles d'une étude attentive et continue des anciens auteurs, qui ne l'était pas moins. On n'a imprimé de lui en prose latine, outre ses lettres 221, qu'un Traité de la noblesse des lois et de la médecine 222. Les bibliothèques de Florence en possèdent en manuscrit plusieurs autres 223; la plus grande partie des vers qu'il avait composés s'y conserve aussi; mais on en a publié quelques pièces dans le grand Recueil des plus illustres poëtes italiens et dans d'autres collections. Parmi ceux qui n'ont point vu le jour, ce qu'il y aurait peut-être de plus intéressant à connaître serait la traduction d'une partie du poëme du Dante en vers latins, dont l'abbé Méhus nous a donné deux fragments dans sa vie d'Ambroise le Camaldule 224. Coluccio mourut en 1406, âgé de soixante seize ans. Plusieurs années auparavant, les Florentins avaient demandé à l'empereur la permission de le couronner du laurier poétique, et elle leur avait été accordée; mais sans qu'on ait pu savoir la raison de ces délais, l'affaire traîna tellement en longueur que la couronne ne lui fut décernée qu'après sa mort 225. Elle fut posée sur son cercueil, et les honneurs qui devaient être rendus à ce vieillard illustre accompagnèrent au tombeau un cadavre insensible.

Note 221: (retour) Elles ont été publiées en deux différents recueils, l'un donné par l'abbé de Mehus, l'autre par Lami. Mehus ne fit paraître que la première partie du sien, Florence, 1741, avec une savante préface et des notes; prévenu par Lami, qui en publia un en deux volumes, Florence, 1742, il n'acheva point son édition. Lami se donna le tort de parler du modeste et savant Mehus avec beaucoup d'aigreur et d'emportement. Mazzuchelli, note 7, sur la Vie de Coluccio, par Philippe Villani, p. xxiii, observe qu'on doit réunir ces deux recueils, les lettres de l'un n'étant pas les mêmes que celles de l'autre. Il s'en faut bien qu'ils contiennent tout ce que l'auteur en avait écrit: la plus grande partie est restée inédite dans les Bibliothèques de Florence.
Note 222: (retour) De Nobilitate legum ac Medicinœ. Venise, 1542.
Note 223: (retour) On en trouve les titres dans Tiraboschi, t. V, p. 497; Mazzuchelli, notes sur Philippe Villani; l'abbé Mehus, Vit. Ambr. Camald., et dernièrement M. J. B. Corniani, I secoli della Letter. ital. t. I, p. 413.
Note 224: (retour) Page 309 et suiv. Il y donne aussi des fragments de plusieurs autres pièces inédites du même auteur.
Note 225: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 496.

Le nombre des poëtes en langue vulgaire était encore plus considérable que celui des poëtes latins; mais il y en a peu qui aient mérité, par l'intérêt de leur vie ou par la bonté de leurs vers, que l'on en garde le souvenir. Je ne parle point d'un grand nombre de seigneurs italiens qui ne se contentèrent pas de protéger les poëtes, et qui poétisèrent eux-mêmes. Le Crescimbeni et le Quadrio 226 rangent dans cette classe la plupart des petits princes de ce temps-là. Plusieurs dames se distinguèrent aussi par leur goût pour la poésie et quelques unes par leurs talents. Il y eut même une Sainte qui est comptée, pour sa prose, parmi les autorités du langage, et qui fit aussi des vers; c'est sainte Catherine de Sienne. Sa vie appartient à l'hagiographie ou histoire des saints plus qu'à l'histoire des lettres. Dans cette dernière, cependant, elle a de remarquable qu'elle a été l'occasion d'une guerre grammaticale et d'une espèce de schisme. On sait, et elle raconte elle-même que son éducation avait été si peu littéraire qu'à vingt ans, lorsqu'elle entra dans l'ordre de Saint-Dominique, elle ne connaissait même pas l'alphabet; mais il ne lui fallut qu'une seule vision pour apprendre à lire, à écrire et pour devenir très-forte en théologie. Elle mourut à la fleur de l'âge 227 en 1380. Ses lettres ascétiques sont écrites d'un style si pur, si élégant dans sa simplicité, et semées de locutions si vives et si agréables, que Sienne, sa patrie, a prétendu s'en servir pour rivaliser avec Florence, et pour lui disputer le sceptre du langage. Girolamo Gigli, savant Siennois, qui donna, en 1707, une édition soignée des lettres de sainte Catherine, voulut y joindre un vocabulaire des mots et des expressions propres à l'auteur. Il s'y donnait de très-grandes libertés, et traitait avec peu de ménagements les Florentins, leur langue et leur académie, dont il était cependant. L'impression de ce Vocabolario Cateriniano était fort avancée, quand tout-à-coup il fut arrêté, prohibé par ordre du pape Innocent XII, l'auteur banni à quarante milles de Rome, où se faisait l'impression, et ensuite rayé de la liste des académiciens de Florence, par décret de l'académie elle-même; enfin, selon l'expression d'un historien récent de la littérature italienne 228, traité comme coupable, non-seulement de lèze-grammaire, mais même de lèze-majesté 229. Si les vers de sainte Catherine avaient été seuls, ils n'auraient point donné lieu à de pareils scandales, à en juger par une oraison qui est imprimée dans le quatrième volume de ses Œuvres 230, et où l'on trouve moins de génie que de ferveur.

Note 226: (retour) Storia della vulgar poesia, et Storia e rag. d'ogni poesia.
Note 227: (retour) À trente-trois ans.
Note 228: (retour) M. Giamb. Corniani, I secoli della Letter. ital., t. I, p. 388.
Note 229: (retour) Le Vocabolario Cateriniano, qui fut alors lacéré et brûlé à Florence, par la main du bourreau, y a été réimprimé depuis, sous le faux titre de Manille, et sans date, in-4., avec un Supplément qui le complète. Gamba, Testi di Lingua, p. 88.
Note 230: (retour) Pag. 341; elle commence ainsi:
O Spirito santo, vieni nel mio core
Per la tua potenzia traila a te, Dio
, etc.

Celui des poëtes lyriques de cette époque qui approcha le plus du style de Pétrarque est Buonaci corso da Montemagno. Il y en eut deux de ce nom, l'aïeul et le petit-fils, que l'on a long-temps confondus en un seul. Le chanoine Casotti découvrit le premier qu'ils étaient deux, et donna, en 1718, à Florence, la meilleure, édition de leurs Œuvres 231, avec une préface qui éclaircit complètement ce qui regarde la famille des Montemagno. C'était une des plus distinguées de Pistoja, où elle avait été plusieurs fois élevée aux premiers emplois. Buonaccorso l'ancien en fut lui-même gonfalonnier, en 1364. Ses vers ont de la douceur et de la grâce. Gravina 232 le loue d'avoir approché de Pétrarque par ces deux qualités, si ce n'est par l'élévation, le savoir et la variété des sentiments. Le Tassoni, dans ses considérations sur Pétrarque, compare souvent des vers de Montemagno, avec ceux de ce grand poëte lyrique et les explique les uns par les autres. Il ne croit pas, comme l'ont pensé quelques critiques, que le troisième sonnet de Pétrarque 233, soit imité du premier de Montemagno 234; mais lorsqu'il veut au contraire prouver que c'est Montemagno qui a été l'imitateur, il ne peut lui-même se dissimuler la faiblesse de ses preuves. Plusieurs autres sonnets de Buonaccorso, sans avoir la même ressemblance, ont des traits, des expressions et des tours que l'on pourrait appeler Pétrarquesques, comme le font les Italiens. Le recueil ne contient que 38 sonnets, dont plusieurs encore sont de Montemagno le jeune, qui appartient au siècle suivant; tant il est vrai qu'en poésie il ne faut que peu de vers, mais dignes du suffrage des gens de goût, pour se faire un assez grand nom.

Note 231: (retour) La première édition fut donnée à Rome, en 1559, in-8, par Nicolo Pilli de Pistoja, le même qui publia aussi les Œuvres de Cino.
Note 232: (retour) Della ragione Poetica, l. II, §. 29 et 30.
Note 233: (retour) Era il giorno che al sol si scolorano, etc.
Note 234: (retour) Erano i miei pensier ristretti al core.

Pistoja produisit un autre poëte contemporain de Pétrarque, qui fut même, dit-on, son disciple, et qui fit, après sa mort, un long poëme à sa louange; mais l'on n'y peut guère approuver que l'intention et le zèle. Il se nommait Zenone de' Zenoni. Son poëme, qu'il intitula: Pietosa fonte, est en tercets, et divisé en treize chapitres. Le savant Lami l'a publié le premier, en 1743, dans le 15e. volume de ses Deliciœ eruditorum, avec des remarques et une notice sur l'auteur. Il avoue lui-même que le style n'en est ni facile, ni doux, ni poli: les expressions en sont souvent obscures et les mots trop vieux, ou trop nouveaux, ou trop hardis; mais il contient des détails qui le rendent de quelque utilité pour l'histoire littéraire de ce temps 235.

Note 235: (retour) Lami, loc. cit., au commencement de l'avis au lecteur.

Le même volume est terminé par une canzone sur ce même sujet de la mort de Pétrarque 236. Elle vaut mieux, sans être fort bonne. Son auteur est Franco Sacchetti, auteur justement célèbre à d'autres titres, qui passe cependant pour avoir approché du style de Pétrarque dans ses vers; mais qui approcha beaucoup plus de celui de Boccace dans sa prose, et dont les Nouvelles sont regardées comme les meilleures, après celles du Décaméron, quoique loin encore de les égaler.

Note 236: (retour) Elle a pour titre: Morale di Franco Sacchetti da Firence per la morte di M. Francesco Petrarca.

Franco Sacchetti, né à Florence, vers l'an 1335 237, d'une famille ancienne et illustrée par les premiers emplois de la république, annonça de bonne heure les plus heureuses dispositions. Très-jeune encore, il composa des poésies amoureuses, où il se montra grand imitateur de Pétrarque; mais avec un tour d'idées et de style qui lui était propre. Comme il ne quitta point Florence dans sa jeunesse, son mérite y frappa tous les yeux. L'usage était alors de graver sur les monuments publics, dans les salles de délibérations du gouvernement, dans celles des tribunaux, sur les portes des différents offices, des inscriptions en vers dans la langue nationale. On s'adressa souvent au jeune Sacchetti pour ces inscriptions, où l'on voulait toujours que la poésie et la morale donnassent des leçons de liberté. On a conservé plusieurs sonnets qu'il fit dans ces occasions. La morale y est en général meilleure que la poésie. La simplicité des idées et du style y est un mérite, puisqu'ils étaient destinés à être entendus et retenus par le peuple. On lui demanda une devise plus courte pour être gravée sur la couronne du lion qui était placé au-dessus d'une espèce de tribune aux harangues, à la façade du palais des prieurs 238. Il fit ce distique remarquable par sa simplicité et sa gravité. C'est le lion qui parle:

Corona porto per la patria degna
Acciocchè liberta ciascun mantegna
.
Note 237: (retour) Préface de la bonne édition donnée à Naples, sous le titre de Florence, en 1724, par le savant Bottari.
Note 238: (retour) Aujourd'hui le Palazzo Vecchio.

Franco Sacchetti fut revêtu de plusieurs magistratures, tant à Florence même que dans différentes parties de la Toscane. Il voyagea aussi dans plusieurs villes d'Italie, entre autres à Bologne, à Gênes et à Milan. Il se lia d'amitié avec les hommes les plus distingués de tous états, et avec les littérateurs les plus célèbres. La considération dont il jouissait dans sa patrie, lui attira une distinction honorable dans une occasion triste pour lui et pour sa famille. Son frère, Giannozzo Sacchetti, avait été déclaré rebelle, pris et décapité, en 1379. L'année suivante, il fut statué par un décret, que les pères, les frères, les fils de ceux qui, depuis trois ans, avaient été déclarés rebelles, ne pourraient, pendant dix ans, être ni du nombre des prieurs (magistrature suprême de la république), ni membres d'aucun des colléges de magistrature. Sacchetti fut seul excepté de cette disposition sévère, et cela, dit l'historien Ammirato, parce qu'il était tenu pour homme de bien, per esser tenuto uomo buono 239; mais cette faveur ne put le consoler de la perte de son frère. Il devint sujet à des maladies graves, et ses infirmités furent augmentées par des accidents imprévus. Étant tombé de cheval, ou plutôt de mulet, dans un de ses voyages, il voulut se faire saigner. Un barbier ignorant lui donna plusieurs coups de lancette, sans pouvoir lui tirer une goutte de sang. Il se rendit à Pistoja, où un chirurgien, aussi ignare que le barbier, le piqua et le manqua de même. Les bains qu'il prit ne lui firent aucun bien, et il se sentit long-temps de cette chute.

Note 239: (retour) Stor. fiorent., l. XIV.

Chargé, en 1381, de quelques missions politiques dans des pays infestés par le brigandage et par la guerre; il fut attaqué en mer et pillé par les Pisans; son fils fut blessé sous ses yeux. La république l'indemnisa par une gratification de 75 florins d'or. Plusieurs années après, dans la guerre que Florence soutint contre le duc de Milan, les environs de la ville furent saccagés et brûlés. Les possessions de Franco Sacchetti, qui étaient à Marignole, furent entièrement détruites, et lui totalement ruiné. Il supporta tant de malheurs avec courage. Au milieu de ses occupations et de ses désastres, il ne cessa jamais de cultiver la poésie, la philosophie et les lettres. Il y chercha des consolations et y trouva encore des plaisirs. Il vieillit en se livrant aux mêmes travaux qui avaient occupé sa jeunesse. On conjecture qu'il mourut peu d'années après la fin de ce siècle 240. C'était un homme d'une amabilité singulière, et remarquable par le mélange de la gravité de son caractère et de la gaîté de son esprit. Cette gaîté brille dans presque toutes ses Nouvelles. Parmi ses compositions poétiques, dont le plus grand nombre n'est point imprimé, il y en a plusieurs qui sont non seulement fort gaies, mais de ce genre de burlesque dont on attribue faussement l'invention au Burchiello, puisqu'on en trouve ici les premiers modèles. Il aimait beaucoup la musique et la savait parfaitement. Dans un manuscrit où ses madrigali et ses ballades, portent les noms des musiciens qui en avaient fait les airs, on voit plusieurs fois, écrit en marge, le sien même 241. Ce n'est pas seulement dans sa jeunesse qu'il fut amoureux; on trouve dans ses poésies la preuve qu'il le fut vingt-six ans de la même personne; mais on ignore l'objet de cette passion si constante. Il se plaint dans un sonnet fait la vingt-sixième année, de n'être pas plus avancé que le premier jour. Il se rappelle le peu que gagna Pétrarque auprès de Laure par ses vers; et il en tire un triste augure pour les siens. La fin du sonnet signifie à peu près 242:

Malheureux! si je pense encore
Au peu qu'a gagné par ses vers
Le grand Pétrarque auprès de Laure,
Aux longs tourments qu'il a soufferts...
Je frémis, je me sens de glace:
J'écris pourtant, et le temps passe.
Note 240: (retour) Bottari, ub. sup.
Note 241: (retour) Intonata per Francum Sacchetti, ou Francus dedit sonum. Bottari, ub. sup.
Note 242: (retour)
E quando io penso al mio signor Petrarca,
Quel ch' acquistò in Laura pe' suoi versi,
Misero i' scrivo in ghiaccio, e'l tempo varca
.

Peu de ses poésies sont imprimées 243. Le vocabulaire de la Crusca, qui les cite souvent, tire ses exemples d'un ancien manuscrit qui appartenait à la famille Giraldi, et qui était encore, en 1724, dans la bibliothèque de cette famille 244. Il contenait environ cent soixante-dix sonnets, trente-huit canzoni de différents genres, quarante-neuf ballades, un grand nombre de madrigali et d'autres poésies de toute espèce. Il contenait aussi des lettres, les unes latines, les autres italiennes, et ce qui est plus singulier, quarante-neuf sermons sur les évangiles, pour tous les jours du carême et des fêtes de Pâques; le tout terminé par ses Nouvelles, qui ne sont pas tout-à-fait du même genre, ni du même style.

Note 243: (retour) Je ne connais qu'un sonnet cité par Crescembeni, Stor. della Volg. Poesia, l. II, n°. 8; la canzone sur la mort de Pétrarque, dont il est parlé ci-dessus, une autre canzone qui vaut mieux, dans le Recueil des Rime Antiche, qui suit la Bella Mano, réimpression de 1750, et quatre sonnets dans la préface de Bottari.
Note 244: (retour) Bottari, ub. supr. Le marquis Matteo Sacchetti, descendant du poëte, possédait à Rome, à la même époque, une copie de ce manuscrit. Id. ibid.

Il les écrivit pour son amusement, lorsqu'il était podestat ou premier magistrat d'une petite ville, que l'on croit être Bibbiena. Elles étaient au nombre de trois cents. On n'en a retrouvé et publié que deux cent cinquante-huit. Sacchetti ne les a point encadrées, comme Boccace, dans une fiction générale, ni entremêlé d'entretiens, de descriptions et de vers. C'est lui qui raconte, en son nom, des faits dont souvent il a été témoin lui-même. Le style en est extrêmement pur, et fait autorité dans la langue. Il est plus familier et descend plus habituellement au langage commun que celui du Décaméron; et c'est surtout dans les sujets gais et populaires qu'il peut être utile de l'étudier. On y acquiert l'intelligence d'un grand nombre de mots et de proverbes toscans, qui y sont employés dans leur vrai sens et dans toute leur force. Quand aux aventures, aux bons mots et aux faits plaisants, il y en a moins de libres et d'indécents que dans Boccace, mais trop encore pour que ce recueil puisse être mis entre les mains de tout le monde. La plupart de ces traits servent à faire connaître le caractère et les mœurs des Florentins de ce temps-là. Plusieurs ont pour acteurs des hommes connus dans l'histoire politique et dans celle des lettres, et offrent des particularités de leur vie, que l'on ne trouve point ailleurs. Comparés avec des passages des anciens historiens de Florence, ces traits servent quelquefois à les éclaircir.

Les Nouvelles de Franco Sacchetti sont en général plus courtes que celles de Boccace: le dialogue et la pantomime y sont moins détaillés, moins soignés, et l'on y trouve point de ces histoires touchantes qui forment dans le Décaméron une admirable variété. Elles sont presque toutes plaisantes, racontées avec légèreté, et du ton d'un homme qui, pour amuser les autres, commence par s'amuser lui-même. Il faut s'en prendre au temps où vivait l'auteur, de la grossièreté de quelques expressions; mais il a, comme je l'ai dit, moins souvent besoin de cette excuse que Boccace. Il fait aussi plus fréquemment agir des personnages contemporains, rois, magistrats, poëtes, artistes, marchands, ouvriers, bouffons de ville et de cour. Il y a parmi ces derniers un maître Gonelle, auquel il revient souvent, et qui est le plus drôle et le plus original de tous. Ce maître Gonelle attrape et fait rire tout le monde, depuis les plus petits particuliers jusqu'aux rois. Le tour qu'il joue à Naples à un abbé riche et avare, pour amuser le roi Robert, n'est ni aussi spirituel ni d'aussi bon goût que l'on croirait qu'il l'eût fallu pour plaire à un souverain, ami des lettres et aussi avide que nous l'avons vu ailleurs de la société et des entretiens des sages 245. Ce que d'autres Nouvelles racontent du roi d'Angleterre, Édouard 246 et de Philippe de Valois, roi de France 247, prouve, il est vrai, combien les rois étaient alors populaires et accessibles, mais donne une assez pauvre idée de leurs plaisirs. Barnabé Visconti, seigneur de Milan, et d'autres souverains d'Italie se donnent aussi des plaisirs de cette espèce. On voit même un évêque inquisiteur qui s'amuse à effrayer un pauvre imbécille, nommé Albert 248, le menace de le faire brûler comme Patarin ou Vaudois, et rit avec un de ses amis des sottises qu'il lui fait dire sur le Pater noster. Fort bien, dit Franco Sacchetti, mais si ce pauvre Albert eût été un homme riche, l'inquisiteur lui en aurait peut-être donné tant à entendre qu'il se fût racheté de ses deniers, pour n'être pas torturé ou brûlé 249.

Note 245: (retour) Le roi ne veut rien donner à Gonelle, à moins que Gonelle n'ait d'abord obtenu quelque chose de cet abbé. Gonelle engage l'abbé à recevoir sa confession publique. Il lui avoue qu'il a le malheur de devenir loup quand il lui prend un accès d'un certain mal, de se jeter alors sur tous ceux qu'il rencontre, et de les dévorer. Il feint que l'accès lui prend: l'abbé s'enfuit épouvanté, quitte une chape magnifique qu'il portait. Gonelle s'en saisit, et va la porter devant le roi, qui en rit avec ses barons, et paie largement maître Gonelle. (Nouv. CCXII.)
Note 246: (retour) Une espèce de garçon meunier, ou de cribleur de grain (vagliatare), devenu courtisan, se présente devant ce roi. Édouard se jette sur lui et le bat quand ce pauvre diable le loue; il le récompense magnifiquement quand le garçon meunier le blâme et l'injurie; et le nouveau courtisan, aussi fin que le serait le plus ancien et le plus habile, dit à Édouard: «Sire, si V. M. veut me payer ainsi de mes mensonges, je lui dirai rarement la vérité.» (Nouv. III.)
Note 247: (retour) Philippe avait perdu un épervier qu'il aimait beaucoup; il fait promettre une récompense à qui le trouvera. C'est un paysan qui le trouve et qui veut le porter au roi. Un huissier du palais exige qu'il lui donne la moitié de la récompense promise. Le paysan, admis devant le roi, lui demande pour récompense cinquante coups de bâton. Philippe, très-surpris, veut savoir pourquoi: le paysan le lui dit naïvement. Le roi fait donner devant lui à l'huissier vingt-cinq coups de bâton, refuse au paysan sa moitié du paiement en cette monnaie, mais lui fait compter deux cents francs pour marier ses filles. (Nouv. CXCV.)
Note 249: (retour) E forse forse se Alberto fosse stato un ricco uomo, lo inquisitore gli avrebbe dato tanto ad intendere, che si sarebbe ricomperato de' suoi denari per non essere arso o crueciato. (Nouv. II.)

Le poëte par excellence, Dante, paraît plusieurs fois sur la scène 250. On trouve même, au sujet de son tombeau à Ravenne, devant lequel il n'y avait ni cierges, ni lampions, tandis qu'un vieux crucifix était tout noir de la fumée de ceux qui brûlaient autour de lui, un trait peut-être historique, mais que je ne pourrais me permettre de rapporter 251. Des artistes célèbres y figurent aussi, tels que Giotto, Buffamalco, l'Orcagna, et plusieurs autres. Quelques uns de ces artistes, appelés à S. Miniato, pour des travaux qu'ils y faisaient dans une église, sont représentés 252, discutant et se disputant après boire, pour savoir quel avait été, Giotto toujours excepté, le plus grand peintre. L'un dit Cimabuè, l'autre Stefano, élève de Giotto, un troisième Buffamalco. Ce n'est point tout cela, interrompt le fameux sculpteur Alberti; ce sont les femmes de Florence. On a beau rire de cette proposition: il soutient son dire et le prouve par des détails de la toilette des femmes qui sont tout-à-fait plaisants. Dans la Nouvelle suivante, c'est avec les faiseurs de lois que l'auteur fait lutter les dames florentines. Il leur donne tout l'avantage, et les fait meilleures légistes et meilleures logiciennes que les hommes. Les Florentins s'avisent de porter une loi somptuaire sur l'habillement des femmes. Des officiers publics sont chargés de la faire exécuter et de procéder contre celles qui porteront dans leur parure des ornemens défendus. Ils arrêtent tout ce qu'ils en trouvent; mais ils n'en peuvent convaincre aucune. Certains rubans avec lesquels on attachait les voiles sont prohibés: «Cela, un ruban!» dit celle qu'on arrête, en l'arrachant de dessus sa tête et le pliant dans sa main; «c'est une guirlande.» Les boutons ne sont point des boutons; l'hermine n'est point de l'hermine, ainsi du reste. Les officiers, les magistrats en perdent la tête, et l'on est obligé de révoquer la loi.

Note 250: (retour) Nouv. VIII, CXIV, CXV.
Note 251: (retour) Voy. Nouv. CXXI.

Sacchetti ne se donne pas moins carrière que Boccace sur les moines, les hypocrites, les caffards; il a, dans ce genre, un assez grand nombre de contes naïfs et piquants; et remarquons bien que l'Inquisition n'a jamais proscrit ces Nouvelles, qu'elles n'ont été mises sur aucun index, ni soumises à aucune correction apostolique, et qu'elles ont toujours été lues et réimprimées librement.

En voici une très-courte, qui donne à la fois une idée de ce qu'était alors l'éloquence de la chaire, et de l'influence que des prédicateurs grossiers exerçaient sur le peuple 253. L'auteur raconte que, se trouvant à Gênes dans le temps de la guerre entre les Génois et les Vénitiens, et lorsque les Vénitiens venaient de battre les Génois, il entendit un frère de l'ordre des ermites, prêcher ainsi dans l'église de St.-Laurent, devant une grande affluence de peuple. «Je suis Génois, et si je ne vous disais ma pensée, je me croirais très-coupable. Ne vous fâchez donc pas, si je vous dis la vérité. Vous ressemblez proprement aux ânes. La nature des ânes est telle que, lorsqu'ils sont ensemble, si vous donnez un coup de bâton à l'un de la troupe, tous se séparent et se mettent à fuir, l'un ici, l'autre là, tant ils sont lâches et poltrons. Vous faites précisément comme eux. Les Vénitiens, au contraire, sont proprement de la nature des cochons. On dit communément un cochon de vénitien, et l'on a raison: quand les cochons sont en troupe et serrés les uns contre les autres, frappez-en, bâtonnez-en un, tous se serrent encore davantage, et courent ensemble sur celui qui les a frappés, parce que telle est leur nature. Si jamais ces deux figures m'ont paru ressemblantes, c'est surtout en ce moment. L'autre jour, vous frappâtes les Vénitiens; ils se sont serrés, défendus et vous ont attaqués à leur tour. Pour vous, vous ne vous entendez point les uns les autres; vous n'avez que tant de galères armées; ils en ont presque deux fois autant. Eh bien! ne dormez plus: veillez sans cesse: armez-en deux fois autant qu'eux, et soyez en état, s'il le faut, non pas de tenir la mer, mais d'entrer à Venise.» Avec cette éloquence grossière, c'était là certainement un bon citoyen et un brave moine.

Cette prédication en rappelle à l'auteur une d'une autre espèce, qu'il raconte aussitôt après. Il met sur la scène, ou plutôt dans la chaire, un évêque stupide, qui n'y montait que pour dire les plus lourdes sottises 254. Ce bon évêque, voulant tancer les Florentins sur le péché de la gourmandise, leur faisait, en termes de cuisine, le détail de tous les plats et de toutes les sauces. C'était un jour de l'Ascension, et tout cela n'avait guère de rapport à la fête; il y vint enfin comme il put, et voulant faire comprendre à ses auditeurs avec quelle rapidité le Christ monta au ciel; il leur dit: «Comment s'éleva-t-il? Il s'éleva comme un oiseau qui vole; plus vite: il s'éleva comme une flèche qui part de l'arc; encore plus vite: comme un trait lancé par une arbalète; bien plus vite encore. Comment donc?--Comme si mille paires de diables l'avaient emporté.--L'auteur ajoute que, se trouvant après ce beau sermon, avec le prieur de l'ordre, il lui demanda quelle Écriture avait fourni à ce maître imbécille ce qu'il venait de dire en chaire. Le prieur répondit que c'était un des plus habiles de tout l'ordre, qu'il lui avait peut-être pris quelque mal qui lui avait troublé l'esprit. Ce mal, reprit Franco Sacchetti, est donc continu et ne le quitte jamais; car chaque fois qu'il prêche, il en dit de pareilles, et quelquefois encore de plus fortes: c'est ce qui fait que le peuple le préfère à tous les autres prédicateurs, et court en foule pour l'entendre. Dans quelques autres Nouvelles, il prend la liberté de se moquer d'une certaine manie de faire de nouveaux saints et de fabriquer de nouvelles reliques. Il y en a une surtout où il met en jeu de vieux os bien noirs d'un prétendu saint Ugolin, et ne fait aucune grâce à toutes ces superstitions monacales. La véritable piété doit lui en savoir autant de gré que la raison.

Le même siècle fournit un autre conteur qui n'a pas moins de mérite que Franco Sacchetti, et que plusieurs même lui préfèrent. C'est l'auteur d'un Recueil qui porte le singulier titre de Pecorone. Cet augmentatif de pecora signifie en italien la même chose qu'en français, une pécore, un imbécille. Il plut à un homme d'esprit de se donner ce titre par bizarrerie; mais personne en le lisant n'est tenté de le prendre au mot. En tête de son recueil est un sonnet qui n'est pas plus bête que le reste. En voici à peu près le sens:

Ce livre est nommé la Pécore.
J'ai trouvé, sans beaucoup de frais,
Ce beau titre qui le décore;
Il semble pour lui fait exprès,
Tant on y voit d'hommes niais.
Moi qui suis plus niais encore,
À leur tête je vais bêlant:
Je fais des livres et j'ignore
Ce que c'est que style et talent.
Enfin, j'en veux faire à ma tête;
Et si mon projet réussit,
Si je deviens homme d'esprit,
De l'avis de plus d'une bête,
Ne t'en étonne pas, lecteur,
Le livre est fait comme l'auteur 255.
Note 255: (retour)
Poniam che'l facci a tempo e per cagione

Che la mia fama ne fasse onorata,

Come sarà da zotiche persone,

Non ti maravigliar di ciò, lettore;

Che'l libro è fatto com' è l'autore.

Dans le premier quatrain de ce sonnet se trouve en toutes lettres la date de la composition du livre, 1378, et le nom de l'auteur, ou du moins son prénom, Ser Giovanni 256. On ne l'appelle en effet que Ser Giovanni Fiorentino; mais l'on ne sait pas bien ce que c'était que ce sire Jean de Florence. On ignore presque entièrement les circonstances de sa vie. On voit par le préambule de ses Nouvelles qu'il les écrivit à Dovadola 257, château dans une vallée de la Romagne, à neuf milles de Forli, qui était alors indépendant, et ne se soumit que dans le siècle suivant 258 à la république de Florence. Ser Giovanni, né à Florence même, était peut-être dans ce château comme dans une sorte d'exil, ou forcé ou volontaire, ne se trouvant pas bien avec les Florentins, parce qu'il était du parti des Guelfes, et qu'il se montrait sans doute attaché à la cour de Rome dans toutes les actions de sa vie, comme il le fait dans son ouvrage dès qu'il en trouve l'occasion. Entre les différentes conjectures dont il a été l'objet, il y en a une du savant chanoine Biscioni, qui en fait un moine franciscain, et le premier général de l'ordre après son saint fondateur; mais, quoiqu'il appuie cette idée de quelques raisons plausibles, il y en a pour le moins autant de douter qu'elle soit fondée 259. Le titre de ser ou sere que l'on joint toujours à son nom ferait plutôt croire qu'il était notaire, ce même titre ayant alors été donné aux hommes de cette profession, qui étaient ordinairement de très-bonne famille 260.

Note 256: (retour)
Mille trecento con settant' alto anni

Veri correvan, quando incominciate

Fu questo libro, scritto et ordinato,

Come vedete, per me Ser Gioviani.

Note 257: (retour) Perchè ritrovandomi io a Dovadola, sfolgorato e cacciato da la fortuna, etc.
Note 259: (retour) Voy. la préface de Gaetano Poggiali, en tête de l'édition du Pecorone, Livourne (sous le faux titre de Londres), 1793, p. xxi.

S'il y a doute et partage sur l'état de l'auteur du Pecorone, il n'y en a point sur son mérite. Les philologues toscans le placent fort peu au dessous de Boccace, quant à la pureté du langage, aux agréments du style et aux termes propres de la langue, dans laquelle il fait autorité. Il voulut, comme Boccace, lier ensemble ses Nouvelles, et les placer dans un cadre qui leur donnât de l'intérêt et de l'unité. Pour de l'unité, il y en a sans doute, mais ce cadre est froid et mesquin, et n'a rien de l'intérêt, de la grâce et de la variété de son modèle.

Il y avait à Forli, dans un monastère de femmes, une prieure et plusieurs religieuses qui menaient toutes la vie la plus sainte et la plus exemplaire du monde. Entre elles, on distinguait une sœur Saturnine, jeune, belle, sage, et de mœurs si pures et si angéliques, que la prieure et les autres sœurs étaient remplies d'amour et de vénération pour elle. La réputation de sa beauté et de sa vertu était répandue dans tout le pays. Il se trouvait alors à Florence un jeune homme nommé Auretto, plein de sagesse, de sensibilité, de bonnes mœurs et de talents, qui avait dépensé en galanteries une grande partie de son bien. Il entendit parler de l'aimable Saturnine, en devint éperduement amoureux, sans l'avoir vue, et imagina de se faire moine, d'aller à Forli, et de se présenter pour chapelain à la prieure, afin de voir la jeune sœur tout à son aise. Il exécuta ce projet et suivit sa vocation de point en point; il arrangea ses affaires, prit le froc, se rendit à Forli, et, par l'entremise d'une personne adroite, devint peu de temps après le chapelain du couvent. Il se comporta si bien dans cette place, qu'il mérita bientôt par sa conduite l'amitié de la prieure, celle des sœurs, et surtout de sœur Saturnine. Or il advint, dit naïvement l'auteur, que ledit frère Auretto, regardant honnêtement plusieurs fois ladite sœur Saturnine, et elle le regardant de même, et leurs regards se rencontrant, ils s'entendirent si bien, que, du plus loin qu'ils s'appercevaient, ils se saluaient en souriant. Leur amour faisant des progrès, plusieurs fois ils se prirent la main, et ils se parlèrent, et ils s'écrivirent souvent. Enfin ils prirent le parti de se trouver à une certaine heure au parloir, qui était dans un endroit retiré et solitaire. Ils y vinrent, et trouvèrent tant de plaisir à causer ensemble, qu'ils résolurent d'y revenir une fois par jour. Ils s'imposèrent pour règle, de se raconter tous les jours l'un à l'autre une Nouvelle, pour s'amuser et passer agréablement leur temps. C'est ce qu'ils font pendant vingt-cinq jours, et ce qui produit une suite de cinquante Nouvelles, beaucoup mieux racontées qu'elles ne sont liées avec adresse: car ce frère Auretto et cette sœur Saturnine, qui ne font chaque jour que revenir au parloir, se saluer, se prendre la main, s'asseoir, conter chacun son histoire, chanter une chanson ou ballade (car cette imitation du Décaméron ne manque point à ce recueil), se lever, se remercier du plaisir qu'ils se sont fait, et se quitter pour revenir de même, ne sont pas de l'invention la plus heureuse, et finissent même, à parler franchement, par être mortellement ennuyeux.

Les choses se passent, comme on voit, le plus honnêtement du monde entre ces deux amants, qui seulement, à la fin de trois ou quatre de leurs visites, ajoutent à leurs autres politesses un baiser d'amour. Cela n'empêche pas que M. le chapelain et madame Saturnine ne s'émancipent quelquefois dans leurs récits, plus que ne le devraient faire de si sages personnes. Dans les deux premières Journées, toutes les Nouvelles sont assez semblables, pour le fond, à celles de Boccace; mais les détails ne sont jamais licencieux, et l'expression est aussi plus décente. Dans la troisième, malgré son attachement pour la cour de Rome, l'auteur s'égaie aux dépens d'un cardinal que sa maîtresse va rejoindre à Avignon, déguisée en jeune moine. Il est vrai qu'il faut prendre garde à ce lieu où résidait alors la cour romaine. Tous les Italiens, guelfes ou non, semblent s'être accordés alors pour regarder comme de bonne guerre tout le mal qu'ils pouvaient dire des mœurs de la Babylone de l'Occident. Ce n'est pas non plus, dans la Journée suivante, marquer un trop grand respect pour le consistoire papal, que de le montrer embarrassé tout entier par un misérable sophiste, et sur le point de tomber dans l'hérésie, faute de pouvoir lui répondre, si un étranger pauvre et modeste ne venait les tirer tous de peine. C'est pourtant à Rome que ce joue cette espèce de farce théologique, précédée même de quelques traits où le pape et le sacré collége ne sont pas plus ménagés que s'ils étaient encore à Avignon. Nous qui ne sommes ni Guelfes ni Gibelins, nous pouvons, puisque cette Nouvelle n'a rien de contraire aux mœurs, avantage que toutes sont loin d'avoir, y jeter les yeux, pour faire connaissance avec la manière de l'auteur.

Deux grands docteurs en théologie vivaient à Paris et disputaient souvent ensemble. L'un s'appelait maître Alain, et l'autre maître Jean-Pierre. Le premier l'emportait le plus souvent, tant parce qu'il était meilleur dialecticien, que parce que l'autre avait des opinions moins saines. Il aurait même apporté quelque trouble dans la foi, si maître Alain n'eût été là pour le redresser et pour réfuter ses sophismes. Mais Alain eut la fantaisie d'aller à Rome; il était riche, il se fit suivre d'un grand train, arriva dans la capitale du monde chrétien, visita le pape et sa cour, vit comment ils se gouvernaient; et lui qui croyait que cette cour devait être le fondement et la garantie du maintien de la foi, il fut, comme le juif d'une Nouvelle de Boccace 261, bien étonné de la trouver livrée à des vices honteux, et, selon l'expression de l'auteur, toute pleine de simonie. Alain se hâta de sortir de Rome, résolut d'abandonner le monde et de se donner tout entier à Dieu. Lorsqu'il eut fait quelques journées de chemin, il s'arrête, donne ordre à ses gens de marcher en avant et de le laisser seul. Eux partis, il quitte la route, s'enfonce dans les montagnes et rencontre sur le soir un berger. Il passe la nuit auprès de lui. Le matin, il change avec lui d'habillements, et se met en marche par un autre chemin. Il arrive à une abbaye, demande du pain, se présente à l'abbé pour faire dans la maison les services les plus bas et les plus gros ouvrages; on le reçoit; il montre tant de docilité, d'humilité, de patience, mène une vie si mortifiée et si sainte, que l'abbé le prend en grande amitié.

Note 261: (retour) Journ. I, Nouv. II. Voy. ci-dessus, p. 120.

Cependant ses domestiques, après l'avoir attendu plusieurs jours, croyant que leur maître avait été volé et tué, avaient regagné la France. Arrivés à Paris, ils y répandent le faux bruit de sa mort. On le regrette universellement. Il n'y a que son rival Jean-Pierre qui en ait de la joie. À présent, dit-il, je pourrai faire ce que je désire depuis si long-temps. Il part à son tour pour Rome, va proposer en plein consistoire une question contraire à la foi, et tâche, par ses subtilités, d'introduire une hérésie dans l'Église. Le pape assemble tout le collége des cardinaux, et ne trouvant rien à répondre, ils délibèrent avec eux d'appeler de toutes les parties de l'Italie les plus savants décrétalistes, évêques, abbés, et prélats, de les réunir dans un consistoire où l'on examinera la question proposée par maître Jean-Pierre. L'appel est fait. L'abbé du couvent où s'est retiré maître Alain est convoqué comme les autres. Alain apprenant de quoi il s'agit, le prie en grâce de le mener avec lui. L'abbé, qui le croit un homme simple, ignorant, et sachant à peine lire, le refuse d'abord. Alain insiste; l'abbé cède; ils arrivent à Rome. Alain veut que son abbé le mène au consistoire. L'abbé le croit devenu fou. Alain le suit, et comme beaucoup de monde se trouve à l'entrée du palais, il se glisse dans cette presse, se cache sous la chape de l'abbé, et entre avec la foule. L'abbé, forcé de le laisser faire, va s'asseoir avec les autres abbés; Alain s'assied entre ses jambes, et regarde par l'ouverture du devant de la chape, pour voir ce qu'on va faire et entendre ce qu'on va dire.

Un instant après, Jean-Pierre arrive, monte à la tribune en présence du pape, des cardinaux et de tous les docteurs, énonce hardiment sa proposition, et la prouve par les raisons les plus astucieuses et les plus subtiles. Maître Alain démêle sur-le-champ le sophisme; et voyant que personne n'ose se lever pour y répondre, il met la tête hors de la chape, et crie d'une voix forte le mot jube. C'était la forme pour obtenir la permission de parler, ou, comme on dit aujourd'hui, pour demander la parole. L'abbé lève la main, lui donne un grand coup sur la tête, et lui ordonne de se taire. On regarde; on ne sait d'où est venue cette voix. Alain remet la tête à l'ouverture, et crie plus fort que la première fois; chacun regarde encore, et demande à l'abbé ce qu'il a sous lui. C'est, répondit-il, un frère convers qui est fou.--Et pourquoi amenez-vous des fous au consistoire? Voilà une grande querelle et un grand bruit. Les massiers s'avancent avec leurs masses pour mettre le fou dehors. Alain s'élance de dessous la chape, prend sa course, et va se jeter aux pieds du pape. Il lui demande avec instance la permission de répondre à la question proposée. Le pape la lui accorde. Alors il monte posément à la tribune, reprend avec ordre la proposition et les preuves, répond à tout, met dans sa discussion tant de clarté, dans sa réfutation tant de force, que Jean-Pierre reste confondu. Ou tu es, lui dit-il, l'esprit de maître Alain, ou tu es quelque malin esprit. Alain se fait enfin connaître. Le pape, enchanté de lui, veut le faire cardinal, et reconnaît que sans lui l'Église de Dieu allait tomber dans une grande erreur. Alain refuse cette haute fortune; et, quoi que dise le pape, quoi que fasse l'abbé lui-même, il retourne humblement à l'abbaye reprendre ses fonctions de frère convers. Cela est très-édifiant sans doute dans maître Alain; mais quelle farce ridicule que celle de ce consistoire, et quel respect est-ce avoir pour la croyance qu'il est chargé de maintenir, que de faire dire gravement par le pape, que, sans un moyen si extraordinaire, l'Église entière, vaincue par un sophiste, allait errer dans sa foi! Il en est pourtant du Pecorone comme du Recueil de Franco Sacchetti, il n'a jamais été prohibé ni mis à l'index.

Plusieurs des Nouvelles qu'il contient sont historiques, et c'est ce qu'on ne manque pas de faire valoir parmi les mérites de l'ouvrage; mais ce mérite est compté pour peu de chose quand on a vu comment l'histoire y est traitée. Si l'auteur prétend, par exemple, donner l'origine de l'ancienne Rome, il y eut, dit-il 262, dans la ville d'Albe un roi qui descendait de la race d'Énée, fils d'Anchise. Ce roi, nommé Procas, eut deux fils, Numitor et Amulius. Ce dernier chassa son aîné du trône, et fit enfermer Rhéa, fille de cette aîné, dans un monastère de la déesse Vesta, pour qu'elle ne pût point avoir d'enfants. Jusque-là, au monastère près, c'est le pur texte des anciens historiens de Rome; mais s'ils racontent ensuite que Rhéa eut deux enfants du dieu Mars, le conteur italien, trop religieux apparemment pour reconnaître cette preuve d'une existence réelle dans un dieu du paganisme, arrange cela d'une autre façon, et c'est tout naturellement un prêtre du dieu Mars qu'il donne pour père à Romulus et à Rémus. D'autres, ajoute-t-il, en homme sûr de son fait, prétendent que ce fut le dieu Mars lui-même, et cela n'est pas vrai 263. L'origine de Florence vient après celle de Rome 264, et les vieilles traditions y sont suivies de même, avec des modifications modernes. Dans la guerre civile de Catilina, Quintus Métellus revient de France avec son armée; Catilina l'apprend, et sachant que Métellus est déjà en Lombardie, il se décide à sortir de Fiésole. Il arrive dans la plaine de Pistoja, range ses troupes en bataille, et leur tient ce noble discours: «Messieurs, soyez forts et vaillants 265», etc. Ce discours n'a que six ou sept lignes, et il n'y a pas de caporal qui n'en fît un meilleur; ce n'est pas tout-à-fait celui de Catilina dans Salluste. Métellus assiége Fiésole. Un maréchal de son armée, nommé Florino, est tué dans cette guerre, et enterré près du fleuve de l'Arno, et c'est là que fut bâtie, peu de temps après, une ville qui s'appela d'abord Floria, tant à cause du nom de Florino, que parce qu'elle fut peuplée par la fleur des citoyens de Rome, nom qui se changea dans la suite en celui de Florentia, Fiorenza, Firenze, Florence.

Note 262: (retour) Journ. X, Nouv. II.
Note 263: (retour) Alcuni dicono che questi due fanciulli furono generati dal dio Marte, e questo non è vero.
Note 264: (retour) Journ. XI, Nouv. I.
Note 265: (retour) Signori, siate gagliardi.

Si l'on veut remonter plus haut, on trouve dans une autre Nouvelle 266 comment le monde fut divisé en trois parties, lorsque l'entreprise de la tour de Babel fut déconcertée par la confusion des langues. La Nouvelle suivante nous apprend que Fiésole est la première ville qui fut bâtie en Europe, qu'elle le fut par Atlas, descendant de Cham, fils de Noé; que cet Atlas laissa trois fils, Sicanus, Italus et Dardanus; que ce dernier passa en Asie avec Apollon Astrologue et une suite nombreuse; qu'il arriva dans la province appelée Phrygie, qu'il y bâtit une ville d'abord appelée Dardanie, ensuite Troie, du nom de son petit-fils Troïus; qu'en un mot le fondateur de Troie était fils du fondateur de Fiésole. Si l'on descend à l'histoire moderne, on trouve les deux partis des Guelfes et des Gibelins ayant pour origine en Allemagne une chienne de chasse, et en Italie une femme: ce sont les propres expressions du texte 267. On pardonne à peine aux historiens réputés les plus profanes d'écrire comment un cardinal engagea le bon pape Célestin V à abdiquer, en le lui cornant pendant la nuit avec une trompette, et se disant l'ange du seigneur, abdication qui lui réussit mal, puisque Boniface VIII, son successeur, le fit cruellement mourir en prison. Notre ser Giovanni n'y fait pas tant de difficultés; et moyennant un on dit, sœur Saturnine raconte très nettement la chose 268, et frère Auretto lui dit, comme à l'ordinaire: Certes, voilà une belle et riche Nouvelle 269. Au reste, ce n'est pas pour l'étude de l'histoire que l'on fait cas du Pecorone, c'est pour celle de la langue, et pour la manière simple et naïve dont les faits y sont racontés.

Note 266: (retour) Journ. XV, Nouv. I.
Note 267: (retour) Si che ora hai udito che per una cogna si comincio parte Guelfa e parte Ghibellina nell' Alamagna, e poi in italia nacque per una femmina. (Journ. VIII, Nouv. I.)
Note 268: (retour) Journ. XIII, Nouv. II.
Note 269: (retour) Per certo questa è stata una ricca Novella.

Mais ces deux recueils de Nouvelles nous ont distraits assez long-temps de la poésie; il est temps d'y revenir. En parlant des poëtes qui florissaient avant Pétrarque dans le quatorzième siècle, j'ai fait une mention particulière de Fazio degli Uberti 270. Je ne l'ai considéré alors que comme poëte lyrique, et j'ai remis à parler de son grand poëme quand je serais arrivé à la seconde moitié de ce siècle, à laquelle ce poëme appartient. Fazio était encore jeune quand il le commença; mais il ne le termina que dans sa vieillesse 271, et même il ne vécut pas assez pour l'achever entièrement. Il y osa marcher sur les traces du Dante, et se le proposer pour modèle. Dante avait parcouru l'enfer, le purgatoire et le paradis; il entreprit de parcourir la terre, de faire la description de toutes les parties du globe et l'histoire de tous les peuples qui les habitent. Ce dessein était grand et hardi. Le titre du poëme est composé de deux mots latins dicta mundi, les dits du monde; on écrit par corruption ditta mundi, detta mondi et detta mondo. Il est divisé en six livres qui se subdivisent en un nombre inégal de chapitres, et écrit en terza rima: ou tercets, comme la Divina Commedia. C'est aussi une vision, ou une suite de plusieurs visions, et l'auteur y prend pour guide l'historien et géographe Solin, comme Dante avait pris Virgile. Mais avant de trouver Solin, il fait quelques autres rencontres. Le Dittamondo étant absolument inconnu en France, et très-peu connu en Italie, je donnerai une idée rapide de la fiction générale qui en remplit les premiers chapitres, et de la distribution du sujet dans le reste de l'ouvrage.

Note 270: (retour) Tom. II, p. 316.
Note 271: (retour) Vers l'an 1367.

Le poëte était dans la saison de notre âge qui partage l'année, lorsque le soleil passe au front de la Vierge et quitte le Lion, ce qui signifie, si je ne me trompe, la même chose que Dante a dite en un seul vers, qui est le premier de son poëme! «Au milieu du chemin de cette vie humaine.» Il s'apperçoit que dans la vie tout est vanité, excepté de contempler Dieu, ou de faire quelque chose qui ait du prix après la mort. Cela fait naître en lui le désir de se donner de la peine pour laisser après lui quelques bons fruits. En pensant à ce qu'il pourra faire, il se décide à voyager, à voir le monde et les peuples qui l'habitent, à écouter, à s'instruire des lieux, des faits et du nom des hommes qui se sont le plus distingués par leurs vertus. Il se met aussitôt en chemin, et va cherchant la bonne route. Il était encore engagé dans la mauvaise, où il s'était égaré jusqu'alors, il sentait encore les mêmes épines qui le piquaient dans sa marche en se cachant parmi des fleurs, lorsqu'il est forcé de s'arrêter, au déclin du jour, accablé de fatigue et de sommeil; il se couche sur le côté gauche, s'endort, et voit en songe des choses qui l'encouragent dans son dessein.

Il voit venir à lui une femme avec des ailes étendues, et un air si noble et si honnête qu'il n'a jamais rien vu de pareil. Elle était vêtue d'une robe aussi blanche que la neige, et portait une couronne sur laquelle on lisait ces mots: «Je suis la Vertu; c'est par moi que la race humaine s'élève au-dessus de tous les autres animaux. Je suis cette lumière qui guérit l'ame et embellit le corps.» Plusieurs femmes, avec des ailes de diverses couleurs, paraissaient tranquillement plongées dans les rayons de sa lumière, comme les poissons, pendant l'été, dans une onde claire et limpide. Cette femme s'approche de lui au milieu de ces belles fleurs, et parait lui-dire: «Lève-toi, répare le temps que tu as ainsi perdu; ne reste plus enfermé dans ce bois; ne cherche plus à cueillir la rose sur sa dangereuse épine. Songe que celui qui a le plus voyagé ici bas, lorsqu'il arrive au but, trouve que la somme entière de ses jours est moins qu'une matinée. La faim, la soif, les veilles, ton corps doit apprendre à tout souffrir, si tu veux acquérir de l'honneur, de vrais biens et me suivre.» Elle lui recommande d'éviter désormais les fausses routes, de ne se plus égarer comme les compagnons d'Ulysse avec Circé, comme César avec Cléopâtre; d'être patient comme Job et Jacob. Après quelques autres exhortations, elle souffle dans sa poitrine une ardeur inconnue. Elle ne le quitte point; mais il s'éveille en sentant cette force nouvelle pénétrer jusqu'à son cœur.

A son réveil, il entend raisonner, parmi les rameaux verts, la douce mélodie du printemps. Il se tourne vers ces doux chants, se souvenant du plaisir qu'il avait eu à les entendre. Il éprouve que lorsque l'amour s'est introduit dans un cœur on a beau l'en arracher, on a bien de la peine à faire qu'il n'en germe encore quelque fleur. Il résiste cependant à cette amorce, reprend son généreux dessein, et se sent devenu un autre homme, puisqu'il peut résister à la douceur de ces chants, et à celle des rêveries qui déjà s'étaient emparées de son esprit. Il lève les yeux, voit le soleil fort élevé sur l'horizon, et le reporte vers la terre, pour se rappeler ce qu'il a vu en songe et les discours qu'il a entendus. Enfin il se lève, et monte sur un tertre, pour tâcher de découvrir son chemin, mais il ne voit de tous côtés que les halliers et les bois. Alors, de même qu'un voyageur égaré, qui ne trouve personne à qui demander sa route et ne peut la deviner lui-même, a recours à l'objet de sa croyance et lui demande conseil et secours, de même il se jette à genoux, joint les mains, et adresse à Dieu une fervente prière.

Elle est à peine achevée, qu'il voit une clarté subite briller comme un éclair et disparaître. Au même instant, il croit entendre une voix qui lui dit d'écarter la peur, la vanité, la négligence, et d'espérer en celui qu'il prie. Il sent alors se dissiper les ténèbres de son intelligence, et, au lieu d'un bois épais et sombre, il voit devant lui une route libre et ouverte. Il s'y avançait avec joie et marchait avec légèreté, lorsqu'au pied d'un rocher il aperçoit un ermite. Sa pâleur et sa faiblesse annonçaient son grand âge. Une barbe blanche descendait jusque sur sa poitrine, et ses sourcils tombaient si bas qu'ils lui ôtaient presque la vue. Le poëte le prie de se faire connaître à lui. L'ermite écarte avec sa main ses longs sourcils, découvre ses yeux, le regarde tranquillement, et lui dit qu'il se nomme Paul et qu'il n'a pas besoin de lui en dire davantage. Il demande à son tour au poëte qui il est, et ce qu'il cherche dans ces déserts. Satisfait de ses réponses, il l'invite à passer la nuit auprès de lui.

Le lendemain matin, le voyageur commence par se confesser au vieil ermite, qui l'absout moyennant une bonne pénitence; ensuite il lui fait part de son projet, et lui demande la route qu'il doit suivre; ayant obtenu ce qu'il désire, il lui fait ses adieux et part. Il avait à peine fait quelques pas dans le chemin que lui avait indiqué le solitaire, lorsqu'il voit de loin une femme si laide, si horrible et si sale, qu'il en est saisi de frayeur. Elle s'avance vers lui, et lui, malgré sa répugnance, est obligé de marcher aussi à sa rencontre. En la voyant de près, il la trouve encore plus affreuse; il en fait un portrait hideux. Elle veut le détourner de son dessein, le menace et lui prédit qu'il mourra s'il y persiste; mais il sait que la mort est inévitable, et ne voit point là de raison pour renoncer à son entreprise. Mais tu mourras, insiste la vieille, dans des pays lointains, et tu ne recevras point la sépulture, qui peut seule garantir de toute insulte un corps privé de la vie. Si la terre, répond le poëte 272, ne couvre pas mon corps, le ciel le couvrira, et il n'y eut jamais de plus digne enveloppe. Ce n'est pas pour que les morts en ressentent quelque douceur qu'on leur donne en terre un asyle; mais pour que les vivants en reçoivent une marque d'honneur.--Tu mourras jeune, reprend-elle 273.--Cela vaut mieux, réplique-t-il, et fait moins souffrir que de mourir vieux, de dépérir par degrés, et de perdre ses sens l'un après l'autre. Bien mourir, est le plus grand bien de ce monde: mal vivre est pire que la mort. Faisons notre devoir et ne nous plaignons pas.--Elle ne se lasse point de lui prédire des dangers et des obstacles, mais il ne s'effraie de rien, et ne se dégoûte que de l'entendre: il lui impose enfin silence et la chasse: la vieille, couverte de honte, et pleine de rage, le quitte en murmurant et disparaît.

Note 272: (retour)

E se non fia coperta da la terra,

Il cielo il coprirà, ne con più degno

Coperchio niun corpo mai si serra.

Non fu trovà de le tumbe la'ngegno

Accio che' morti ne havesser dolcezza,

Ma pergli vivi che è d'honore un segno.

(Dittam. ch. 4.)

Note 273: (retour) Ceci prouve ce que j'ai dit plus haut, que l'auteur avait commencé ce poëme dans sa jeunesse.

Libre désormais de suivre sa route, il voit à quelque distance un homme d'un aspect agréable et qui annonce un génie élevé, tenant un livre dans sa main gauche et dans sa droite un compas. C'est Ptolémée; il l'aborde, lui fait part de son projet, et reçoit de lui des conseils pleins de sagesse. Ptolémée, pour le préparer à voyager avec fruit, lui apprend à connaître la structure générale du monde, la division de la terre en ses principales parties, les deux hémisphères, les deux pôles, les différentes zones, les mers, et les précautions à prendre pour y voguer avec sûreté. Après cette leçon de cosmographie, Ptolémée quitte le voyageur. Celui-ci, resté seul, repassant dans son esprit tout ce qu'il vient d'entendre, est effrayé de nouveau des périls et des fatigues qui l'attendent. Il restait en suspens, quand cette belle femme, qui lui avait apparu la première, et qui ne s'était point éloignée de lui, l'interroge, lui demande ce qui l'arrête, et, par des exhortations nouvelles, lui rend toutes ses résolutions et toute sa force.

Cependant il s'adresse encore à ce Dieu qu'il a déjà prie, et c'est avec le même fruit; car il voit aussitôt paraître et s'approcher de lui un sage qui l'accueille et l'écoute, à qui il expose son dessein, ce qu'il a déjà tenté pour l'exécuter, et le besoin qu'il a de secours. Ce sage est enfin celui qu'il cherche; c'est Solin qui s'offre à lui servir de guide, et lui promet de le conduire dans toutes les parties de la terre. Le poëte s'abandonne entièrement à lui; Solin commence par le faire voyager sur une carte. Il lui montre d'abord les trois parties du monde, seules connues alors, les différents pays et les grands états qu'elles renferment, les montagnes qui s'y élèvent, les principaux fleuves qui les arrosent. Le voyageur interrompt cette longue leçon de géographie pour demander à son maître où était le paradis terrestre. Solin lui apprend ce qu'il en sait, et ce qui se réduit à peu près à rien. Ensuite ils se mettent en marche, et, après un peu de chemin, ils arrivent au bord d'un fleuve qui coulait dans une belle vallée.

Ici se trouve encore une vision ou apparition, mais la plus grande et la plus poétique de toutes. Une femme se présente à eux, vieille, affligée, baignée de larmes, en habits de deuil tout déchirés et souillés de poussière, et, malgré ce triste appareil et ce vêtement misérable, ayant un air si noble et si rempli de dignité, qu'on voit dans toute sa personne l'habitude du commandement, et les traces d'une ancienne puissance. C'est Rome qui déplore ses malheurs, et qui, interrogée par le poëte, en raconte toute l'histoire. Elle remonte jusqu'aux premiers habitants de l'antique Italie, et redescend jusqu'aux temps modernes, et jusqu'à l'époque même où l'on était alors; cet abrégé de l'histoire romaine, mis dans la bouche de Rome personnifiée, n'est pas une idée commune, ni dépourvue de grandeur; l'exécution n'est pas non plus sans mérite. Elle a du moins celui de la rapidité, de la concision, du choix des faits, et d'un ordre clair et facile, dans une suite d'événements qui ne contient pas moins de vingt-quatre ou vingt-cinq siècles, et qui est ici renfermée dans quarante-huit chapitres.

C'est Rome elle-même qui conduit les voyageurs dans sa ville, et qui leur en fait admirer les plus beaux monuments. Ils la quittent pour aller à Naples, vont jusqu'à la pointe de l'Italie, reviennent par la marche d'Ancône et la Romagne; visitent Venise, d'où ils remontent dans la Lombardie, en parcourent tous les états, vont à Florence, redescendent à Gênes, enfin voyagent dans l'Italie entière. Solin expliquant toujours au poëte tout ce qui l'embarrasse, ou dans la connaissance des lieux ou dans celle des faits. Ils montent sur un vaisseau, et parcourent les îles de la Méditerranée, la Corse, la Sardaigne et la Sicile; puis les voilà débarqués dans la Grèce, où il serait trop long de les suivre, car il n'y aurait alors aucune raison pour s'arrêter aux limites de l'Europe, et pour ne point passer avec eux en Afrique et en Asie.

Par une marche singulière, et qu'on peut regarder comme un défaut de son plan, l'auteur, en avançant dans son ouvrage, semble reculer dans l'histoire, c'est dans son sixième livre qu'il traite de l'Asie, et c'est vers la fin seulement que, se trouvant dans les pays que l'on croit avoir été le berceau du genre humain, il parle du premier homme, du déluge, de Noé, des patriarches, de Moïse, de David, de Roboam, et des prophètes jusqu'à Daniel. Le poëte en était là quand la mort vint l'interrompre, et personne ne sait comment devait se dénouer son poëme. Cet ouvrage est, comme je l'ai dit, fort peu connu en Italie, où il n'a jamais eu que deux éditions 274, toutes deux fort rares, faites sans soin, et dont la seconde surtout n'est pas seulement remplie de fautes, mais est plutôt une faute continuelle. Cependant il est loin de mériter cette négligence et cet oubli. Sans pouvoir être comparé au poëme du Dante, c'est, après la Divina Commedia, l'ouvrage le plus considérable que ce siècle ait produit. Le style ne manque point d'une certaine force qui le ferait lire avec quelque plaisir, si l'on en possédait une édition moins rare et plus lisible.

Note 274: (retour) Vicenza, 1474. in-fol., et Venezia, 1501, in-4.

C'est un avantage qui n'a pas été refusé à un autre poëme du même siècle, d'un genre à peu près semblable, fait comme le Dittamondo, sur le modèle de celui du Dante; qui souvent même en approche de plus près, et dont nous n'avons point encore aperçu l'auteur dans notre revue poétique. Il se nommait Federigo Frezzi da Foligno, et Il Quadriregio est le titre de son poëme. On ne sait presque rien de la vie de ce poëte. Il était né à Foligno, ville épiscopale de l'Ombrie, on ignore dans quelle année. Il entra dans l'ordre des dominicains, y fut maître en théologie, provincial de la province romaine, et élevé, en 1403, à l'évêché de Foligno, sa patrie. Il fut appelé six ans après, comme théologien et comme évêque, au concile de Pise, et fut aussi un des Pères du grand concile de Constance, où il mourut, en 1416 275. On ne connaît de lui aucun autre ouvrage que son grand poëme, auquel il donna le titre de Quadriregio ou Quadriregno. Il eut l'idée, non moins bizarre que le titre, d'y décrire les quatre règnes, de l'Amour, de Satan, des Vices et des Vertus. Il paraît, par le premier des quatre livres, qui contiennent chacun l'un de ces règnes, que l'auteur était jeune quand il commença son poëme, et que probablement il ne s'était pas encore fait moine. Son but est très-moral. Il veut faire voir quels sont les pièges que nous tend l'amour dans l'âge des tendres erreurs, et combien il est difficile de le combattre; mais cette morale mise en action amène des peintures, qui très-séantes sans doute sous la plume d'un poëte mondain, le seraient un peu moins sous celle d'un religieux de Saint-Dominique.

Note 275: (retour) Dissertazione Apologetica sopra il Quadriregia e l'autore, à la fin du vol. II de l'édition de ce poëme; Foligno, 1725, in-4. La première édition avait paru à Pérouse, 1481, in-fol., la seconde à Bologne, 1494. Il y en eut encore deux à Venise et à Florence, au commencement du seizième siècle. Celle de 1725, donnée par les académiciens de Foligno, est la meilleure, ou plutôt la seule bonne; elle est accompagnée de notes, d'observations historiques, de l'explication de quelques mots employés dans le poëme, et enfin de cette Dissertation apologétique sur l'ouvrage et sur l'auteur.

Il débute par une description poétique du printemps, dans le style du Dante, et dont plusieurs vers ne seraient pas indignes de lui 276. Dans cette saison faite pour l'amour, le cœur du poëte se sent brûlé d'une flamme nouvelle. Il adresse à ce Dieu une humble et fervente prière, pour qu'il daigne se montrer à lui, et lui permettre de contempler ses traits et ses formes charmantes. Sa prière est exaucée. L'Amour s'offre à ses yeux dans tout l'éclat de sa jeunesse, avec ses ailes, son carquois, et ses flèches redoutables, les unes d'or et les autres de plomb, dont il blesse les dieux et les mortels. Il vient, lui dit-il, à son aide. Il y a dans une contrée de l'Orient des bois incultes et sauvages, remplis de belles nymphes, et soumis à l'empire de Diane. Il veut les lui faire connaître. Philène est la plus belle et la plus modeste de ces nymphes; il la blessera d'un de ses traits, et la rendra sensible pour lui, au risque de déplaire à Diane. Le poëte se laisse conduire, et dans peu d'instants ils arrivent dans ces bois où Diane, suivie de plus de mille de ses nymphes, se livrait au plaisir de la chasse. La déesse, avec une troupe d'élite, s'approche d'une fontaine qui l'invite à se rafraîchir. Tandis qu'elle s'y baigne, les nymphes se jouent sur les bords avec des fleurs; d'autres rattachent les nœuds de sa chevelure, et d'autres l'amusent par leurs chants. Philène est une de ces aimables chanteuses. L'Amour lui décoche un trait si léger que le poëte ne la croit point blessée; mais elle l'est profondément, et c'est cette passion du poëte et de Philène qui est la première preuve du pouvoir de l'Amour. Il sont bientôt d'intelligence; mais trahis par un satyre envieux qui les dénonce à Diane, la pauvre Philène est punie du plus affreux supplice, percée de traits par les nymphes ses compagnes, réunie et comme incorporée au tronc d'un chêne, où elle n'est ni morte ni vivante; et la cruelle déesse lui fait encore lancer des flèches qui font couler son sang sur l'écorce de l'arbre et lui arrachent des cris aigus. Son amant est au désespoir, mais l'Amour le console en lui promettant une autre nymphe, plus belle encore que la première.

Note 276: (retour)
La Dea che'l terzo ciel volvendo move
Avea concorde seco ogni pianeto,
Congiunta al Sole ed al suo padre Giove
.
......................................................
E tuti i prati e tutti gli arboscelli
Eran fronduti, ed amorosi canti
Con dolci melodie facean gli uccelli.
E gia il cor de' Giovinetti amanti
Destava amore, e'l raggio della stella
Che'l sol vagheggia, or drieto, ed or avanti
, etc.

Il blesse en effet pour lui une nymphe de Junon, que cette déesse avait donnée à Diane; mais à peine est-elle devenue sensible, que Junon l'apprend, la rappelle, la fait battre par ses autres nymphes, et l'envoie captive sur le mont Olympe. Nouveau désespoir du poëte, qui veut aller trouver Junon et obtenir la liberté de celle dont il a causé la disgrâce. Mais Junon, reine et habitante de l'air, est inaccessible. Il est obligé de renoncer à ce dessein. Vénus lui apparaît, assise sur l'arc d'Iris, et lui promet la nymphe Ilbine. Cette Ilbine s'est promise à Minerve, qui a promis aussi de la choisir entre toutes ses compagnes. La déesse descend, environnée d'un nombreux cortége, fait le choix qu'elle avait annoncé et emmène avec elle sa nouvelle sujette, que le poëte appelle en vain. Minerve veut l'engager à la suivre et à venir habiter sa cour, mais enchaîné par la puissance de l'Amour et de sa mère, il y reste soumis et Minerve l'abandonne.

Après d'autres essais et quelques événements épisodiques, il entre dans les états de Vénus, qui ne punit point ses nymphes quand elles ont quelque faiblesse; au contraire, elle les y encourage si bien que notre auteur modeste et très-scandalisé est très-dégoûté de leur conduite 277. Vénus tient à part d'autres nymphes qui sont plus réservées en apparence, et qui sont aussi plus dangereuses; le poëte trop sensible est leur jouet; il s'en aperçoit enfin; cette découverte lui ouvre tout-à-fait les yeux; il s'emporte contre l'Amour, rompt avec lui, et jure de ne le plus reconnaître pour un dieu. Mais, si loin de sa patrie, comment pourra-t-il y revenir? Une intelligence que lui envoie Minerve, et dans laquelle les commentateurs croient voir la quatrième vertu morale, où la Justice vient le tirer d'embarras. Elle s'offre à le reconduire à Foligno même, dont elle lui fait toute l'histoire. Elle lui fait aussi l'éloge de la famille Trinci dont le chef y dominait alors, avec le titre de vicaire pontifical, et qu'elle fait descendre des Troyens 278. L'auteur, après ces flatteries, qui ne sont au reste ni plus maladroites ni plus basses que beaucoup d'autres, suit la Vertu, qui veut bien lui servir de guide, et qui le ramène dans sa patrie, comme elle le lui a promis.

Note 277: (retour)
Io vidi dame e vidi ermafroditi,
Uomini e donne insieme, venir nudi
Ove natura vuol che sien vestiti,
Alviso con le man mi feci scudi
Per non vedergli; ond'ella: perche gli occhi,
Misse, colle man così ti chiudi?
Risposi a lei che gli atti turpi e sciocchi,
E ciò che vuol natura che sia occolto,
Enorme par che'n publico s'adocchi
.

(Lib. I, cap. 16.)

Note 278: (retour) Cette descendance est très-clairement déduite, depuis un petit-fils de Tros le Troyen, nommé Tros comme lui, qui vint habiter le beau pays où est maintenant bâti Foligno, jusqu'à la race des Troyens Trinci, et à toute la maison Trincia.
Come si trova nell' antiche carte
Da Tros di Troja un suo nipote scese
,
Detto anche Tros, e venne in quella parte...
Ove il Topino et la Timia corre...

..............................................
Da questo Tros vien la progenie degna
De' Troici Trinci; ed indi è casa Trincia,
Che anco ivi dimora ed ivi regna
.

(Liv. I, cap. 18.)

En lisant pour titre du second livre de ce poëme, il Regno di Satanasso, le règne de Satan, on ne devine pas quel peut être le conducteur du poëte dans les états de cet ennemi du salut des hommes. C'est Minerve; il va la trouver de la part du seigneur de Trinci, qui est très-bien avec elle; et quand il lui a donné sa parole qu'il est entièrement brouillé avec l'Amour, elle consent à lui servir de guide vers le séjour de la Vertu, qui est le but de son voyage; mais il doit encore trouver bien des obstacles et combattre bien des ennemis. Le premier de tous est Satan; c'est lui qui gouverne le monde. Depuis long-temps il est sorti de l'enfer, et, dans sa fureur contre les hommes, il s'est établi au milieu d'eux; il y règne avec ses géants, menace le ciel, et se dit roi de l'univers. Il s'est fait une demeure tout-à-fait semblable au véritable enfer; il y rassemble les Vices, la Mort et toutes les misères humaines. Pour bien connaître cette constitution infernale, il faudra descendre d'abord au fond de l'abîme, d'où vient tout ce qu'il y a de mal sur la terre. Après en avoir vu tous les cercles et les ames qui y sont tourmentées, ils remonteront aux lieux où Satan a établi son trône et le siége de son empire. Telle est en effet la marche de l'action du poëme dans ce livre, où l'on trouve beaucoup de choses imitées du Dante, les cercles ou Bolge, Juda, Caïn, Cerbère, la cité de Pluton, les limbes, les divers supplices, Titye, Phlégias, Sisyphe, les Centaures, Circé, les trois Furies; enfin, Satan au milieu de sa cour; et parmi tout cela des allusions fréquentes à l'histoire de ce temps-là, et des prédictions en bien ou en mal de choses arrivées dans les divers états d'Italie.

Ayant vu Satan et tout examiné dans ses états, il s'agit de le combattre corps à corps et de le vaincre pour pénétrer dans l'enceinte où sont les Vices, non plus déguisés et cachés sous des dehors attrayants, mais avec leurs véritables formes et sous leurs propres couleurs. Satan a des proportions et des forces qui pourraient effrayer les athlètes les plus vigoureux; mais elles sont peu redoutables pour un homme conduit par Minerve. C'est elle qui instruit le poëte à lutter contre ce terrible adversaire. Il profite de ses leçons, et au moment où Satan croit l'avoir terrassé, il le prend par un pied et le renverse. Alors plus d'obstacle pour lui. Il parcourt avec sa conductrice les sept enceintes des péchés que l'on nomme mortels. Il les examine à loisir; elle les définit, les décrit avec leurs attributs; explique l'origine, les effets, les modifications différentes et comme les ramifications de chacun. C'est encore, sous une autre forme, l'idée de Brunetto Latini, dans le Tesoretto, et de Cecco d'Ascoli, dans l'Acerba, mais plus approfondie et plus étendue que dans l'un et dans l'autre.

Rien ne s'oppose plus à ce que l'auteur arrive au séjour des Vertus. Toujours guidé par la déesse de la Sagesse, il pénètre dans le paradis terrestre; c'est là qu'elle doit le quitter. Ils y trouvent Énoc et Élie, qui sont très-surpris de les voir, et leur demandent comment ils sont entrés, quelle puissance ou quelle audace les a conduits. Minerve répond; et pour achever la vraisemblance de dialogue entre une déesse du paganisme et deux prophètes dans le paradis, elle dit que l'Agneau de Dieu 279 lui en a ouvert la porte. Après cette explication elle dit adieu au poëte, et le remet entre les mains d'Énoc et d'Élie, comme on doit se rappeler que Béatrix a remis Dante entre les mains de Saint-Bernard. Federigo Frezzi fait des adieux presque aussi tendres à Minerve, et lui promet qu'en reconnaissance des bienfaits qu'il en a reçus il ne cessera jamais de la chercher et de la suivre sur la terre.

Note 279: (retour)
Minerva allor rispose: io l'ho menato;
L'Agnol di Dio a lui la porta aperse
.

Ses deux nouveaux guides lui font connaître toutes les merveilles du lieu où il les a trouvés; ils le font ensuite entrer dans le séjour dont ce n'est en quelque sorte que l'avenue. Chaque Vertu y a son temple et sa cour particulière. Les explications que l'auteur reçoit tantôt des Vertus elles-mêmes, et tantôt d'Énoc ou d'Élie, remplissent le quatrième livre. Elles sont très-théologiques, très-orthodoxes, et rien n'empêche de croire que tout ce dernier livre, et même le second et le troisième aient été l'ouvrage d'un bon dominicain et d'un saint évêque. C'est aussi, à beaucoup d'égards, celui d'un poëte. Le style, quoique moins hardi, moins figuré, moins neuf que celui du Dante, a quelque chose de toutes ces qualités, et l'on voit aisément que l'auteur en avait fait sa principale étude. Ce ne sont pas seulement ses inventions et ses idées qu'il emprunte; il imite aussi ses expressions et ses tours. Il est tout aussi bon théologien que lui; et s'il ne l'est que suffisamment pour l'état qu'il avait dans le monde, il l'est beaucoup trop pour le rang qu'il pourrait avoir sur le Parnasse. Il a fallu tout le génie du Dante pour le maintenir dans celui qu'il occupe; et si, des trois parties de son poëme, la première n'eût frappé l'imagination par tant d'objets nouveaux et terribles; si la seconde ne l'eût souvent enchantée par des tableaux riants, par des descriptions angéliques et par tous les charmes de l'espérance; si la troisième enfin, avec sa théologie et sa doctrine, toute poétique qu'elle est par l'expression, fût restée seule, ou si elle eût communiqué aux deux premières son ton scholastique et doctoral, on admirerait peut-être encore l'auteur de la Divina Commedia, à cause de ce génie créateur qui tira du chaos une langue, mais depuis long-temps on ne lirait plus.

Si l'on ne lit guère le Quadriregio ni le Dittamondo, qui cependant ne sont rien moins que des ouvrages méprisables, on lit beaucoup moins encore plusieurs autres poëmes très-sérieux composés vers la fin de ce siècle, et dont les auteurs entreprirent d'écrire en vers l'histoire de leur temps. Un certain Boezio di Rainaldo, qu'on appelle communément Buccio Renalto, écrivit en vers, qui ressemblent à nos alexandrins, et qu'on a depuis nommés martelliens, l'histoire d'Aquila, sa patrie, depuis 1252 jusqu'à 1352. Antonio di Boezio, ou di Buccio, continua cette histoire, dans deux autres poëmes du même genre, jusqu'en 1382. Muratori a recueilli ces trois faibles productions dans ses Antiquités italiennes 280, à cause des renseignements qu'elles fournissent à l'histoire. C'est au même titre qu'il a inséré dans sa grande Collection des historiens d'Italie 281 une chronique d'Arezzo, de 1310 à 1384, écrite en terza rima, par le notaire Ser Gorello de' Sinigardi, qui n'aurait pas écrit en vers plus plats des contrats ou des testaments.

Note 280: (retour) Antiquit. ital., t. VI.

La poésie plaisante était un peu plus heureuse. Antonio Pucci donnait naissance à ce genre léger et mordant, que le Berni perfectionna dans la suite. Il était fils d'un fondeur de cloches, et exerça lui-même ce métier. Il vécut pauvre et mourut vieux. On a de lui un capitolo sur Florence 282, composé en 1373, et une vingtaine de sonnets 283, où l'on remarque cette facilité piquante qui plairait davantage, dans le genre dont ils sont les premiers modèles, s'ils ne tombaient pas trop souvent du plaisant dans le burlesque, ou si même ce burlesque était bas sans être grossier. Il sait prendre un ton gai dans les sujets les plus graves; c'est ainsi que, mêlant l'idée de la mort avec celles de son métier, il dit dans son premier sonnet:

Hélas! le temps, l'heure et les cloches,
Dont tous mes sens sont étourdis,
Me répètent souvent l'avis
De la mort et de ses approches.
Note 282: (retour) Voy. après la Bella Mano de Giusto de' Conti, éd. de Verone, 1750.
Note 283: (retour) Voy. Raccolta de l'Allacci.

Son esprit satirique s'exerce jusque dans les compliments qu'il fait à ses amis. L'un deux venait d'être élevé à quelque poste honorable. Voici le sens d'un sonnet que Pucci lui adresse: «Dante dans sa Comédie parle d'un fleuve nommé Léthé, qui faisait perdre la mémoire. Quiconque avait bu de ses eaux oubliait l'amour et ses sociétés les plus intimes, et les choses publiques et les plus secrètes; l'eau, en un mot, effaçait tous ses souvenirs. Ceux qui montent aux emplois publics semblent s'être enivrés dans ce fleuve; ils oublient leurs parents et leurs amis; ils ne voient plus rien de ce qui s'est passé, et leurs promesses sont comme déracinées de leur mémoire. Tâche, mon cher ami, de ne pas suivre cet usage; et, si tu peux, ressouviens-toi de moi.» Ce même Antonio Pucci voulut s'élever plus haut et rimer en tercets ou terza rima la chronique de Jean Villani; cette version a été publiée dans le recueil intitulé Délices des érudits toscans 284; recueil où l'on trouve beaucoup de choses curieuses, mais où il en est peu qui puissent faire les délices des gens de goût.

Note 284: (retour) Delizie degli eruditi Toscani, t. III.

Nous voici enfin arrivés à la fin de ce quatorzième siècle qui nous occupe depuis si long-temps. L'importance dont il est dans l'histoire des lettres me servira d'excuse pour les détails où j'ai cru devoir entrer. Trois grands hommes le remplissent presque tout entier de leur nom et de leurs ouvrages; mais ils n'y méritent pas seuls l'attention; elle doit toujours se porter sur le mouvement général des esprits. Ce mouvement était devenu presque universel, et se communiquait de l'Italie aux autres nations de l'Europe. Il allait toujours croissant depuis trois siècles, et commençait à se diriger mieux, à s'écarter des fausses routes, à se porter sur de plus dignes objets. Si l'on en considère un instant les progrès dans le cours de ces trois siècles, on peut partager en deux classes la somme de connaissances qui était en circulation. La première embrasse les études publiques, et l'autre les études particulières. Les Universités, avec leurs lois, leurs méthodes, leurs professeurs, et les ouvrages qu'elles ont produits remplissent l'une de ces classes: la littérature, toujours séparée jusqu'alors de l'enseignement public, occupe l'autre.

Les Universités furent dès l'origine et devinrent depuis de plus en plus l'objet de l'attention des gouvernements. De forts appointements y fixaient les plus habiles maîtres, et cette habileté des professeurs, autant que les priviléges dont on y jouissait, y attiraient la foule des élèves. Le concours était quelquefois si grand, qu'on enseignait dans les églises les plus vastes, quelquefois dans les places mêmes, et l'on montre encore à Bologne sous un portique, un pupitre ou petite tribune, où l'on prétend qu'enseignait publiquement la fameuse jurisconsulte Béthisie Gozzadini. Les professeurs qui n'étaient point appelés, ou qui voulaient rester libres, allaient ainsi par les villes, comme autrefois les sophistes de la Grèce, vendre la science, et se livraient entre eux des combats et des espèces de duels scientifiques. Les écoles ouvraient avant le jour; les leçons duraient long-temps; on disputait ensuite à la ronde, maîtres et disciples. Les recteurs de l'Université donnaient le sujet et fixaient le temps de la dispute: ils choisissaient le concurrent et le disputant, et ces combats étaient à outrance. Mais sur quels objets s'exerçaient-ils? Je l'ai déjà dit assez de fois, et j'ai dit franchement ce qu'il me paraît qu'on en doit penser 285. Pour le rappeler ici en peu de mots, depuis trois siècles, on argumentait obstinément, on écrivait volumineusement, on s'enorgueillissait de sa science, de ses triomphes, de ses écrits; qu'est-il resté de tant de peines et de tant de bruit? rien, absolument rien qu'il ne fallût désapprendre, si l'on avait le malheur de le savoir. Cette fureur d'argumenter était ce qui, dans ces sciences mêmes, quelles qu'elles fussent, écartait le plus du chemin de la vérité. Ce n'était point de la recherche du vrai que l'on s'occupait; on ne pensait ni aux progrès de la raison, ni à celui des lumières; on ne songeait qu'à se vaincre l'un l'autre, à augmenter le nombre de ses disciples pour accroître sa réputation, sa fortune et la liste de ces titres magnifiques, si ridicules à nos yeux, et qui étaient alors le sublime des distinctions et des honneurs. C'est pourtant à cela que ce bornent les services rendus à l'esprit humain, avec tant de faste et de dépenses, pendant une si longue époque, par ces célèbres établissements.

Note 285: (retour) Voy. tom. I, p. 374 et suiv.

Quant aux études particulières, elles ne faisaient que de naître, et déjà leur influence était sensible. Dante, Pétrarque et Boccace en furent les fondateurs. L'antiquité avait en quelque sorte disparu toute entière de la mémoire des hommes. L'étude assidue que le Dante fit de Virgile, la passion constante de Pétrarque pour Virgile et pour Cicéron, celle de Boccace pour toute l'antiquité grecque et latine sont les premiers traits de cette nature qui brillent parmi les modernes. Les heureux fruits de cette passion qu'on apperçoit dans leurs ouvrages font plus vivement sentir quel retardement funeste dans les progrès de l'esprit humain avait résulté de l'obstination à les écarter des études, depuis qu'avait commencé ce qu'on appelait la renaissance.

Ces grands hommes ramenèrent leur siècle à la connaissance et à l'amour des anciens; ils rendirent à la lumière leurs productions ensevelies dans la poussière des cloîtres, ou reléguées dans des régions lointaines: ils rétablirent en Italie l'étude de la langue grecque, qu'on y avait presque généralement mise en oubli. C'est d'eux, c'est principalement de Pétrarque, que les princes apprirent les égards qui sont dus aux lettres, quand elles conservent leur caractère libre et leur noble indépendance. Les disciples, les amis, les contemporains de ces trois hommes extraordinaires, furent les amis et les maîtres des hommes célèbres de la génération suivante, et forment comme une race particulière de littérateurs, distincte de ceux des écoles publiques, souvent persécutée par eux et traitée en ennemie. La plus grande partie de cette troupe d'élite fut placée auprès des princes, ou employée par les républiques; parce que, dans les affaires politiques, les négociations, les correspondances d'état, on ne pouvait faire aucun usage de ces sophistes si fameux dans leurs collèges, de ces pédants inabordables, de ces disputeurs éternels sur les catégories et les universaux. On sentit facilement dans ces emplois le prix de ce vernis de politesse et d'urbanité que donne la culture des lettres; de la connaissance des anciens pour l'histoire politique, civile, militaire, et pour les beaux-arts qui commençaient à renaître; enfin de cette variété de connaissances, et de cette liberté de penser, affranchie des vieux préjugés qui opprimaient encore les écoles et les professeurs 286. De là, cette protection éclairée que plusieurs princes accordèrent aux hommes de lettres indépendants, et ce discrédit où commencèrent à tomber les savants de collége.

Note 286: (retour) Bettinelli, Risorgim. d'Ital., part. I, c. 5.

Dans l'origine 287, rien de plus nécessaire, pour vaincre l'ignorance et en dissiper les ténèbres, que ces associations littéraires et enseignantes, dont l'autorité est assise sur leurs dignités, leurs lois, leurs méthodes d'enseignement, l'union et l'émulation de leurs membres. Mais ces corps, au bout d'un certain temps, deviennent les tyrans de l'opinion; leurs écoles ne sont plus que des champs de bataille; les schismes qui les divisent, les sectes qui s'y établissent, enracinent plus avant les systèmes et les partis, les fixent et les rendent en quelque sorte immuables, excluent les connaissances nouvelles, et font la guerre aux esprits qui suivent d'autres méthodes. Enfin, par lassitude ou par découragement, ils retombent dans la médiocrité, dans la langueur, et de ces corps si animés et si bruyants, il ne reste plus que des cadavres. Cependant il s'élève peu à peu des esprits paisibles, retirés, solitaires, qui, dégoûtés de ce bruit, de ces entraves, de ces querelles, prennent des chemins tout différents, se rencontrent ensuite dans le monde, s'enflamment mutuellement de l'amour du savoir, et croissant peu à peu en nombre, forment à part une espèce de république littéraire. Il en exista une de cette espèce, au temps de Pétrarque, et dont on peut dire qu'il fut le chef. Elle subsista jusqu'à la fin de son siècle; mais l'instinct naturel de l'homme, qui le porte aux associations, et le désir d'accroître ses forces en les réunissant pour faire tête aux ennemis que le vrai savoir a dans tous les temps, et surtout ce désir de gloire qui se trompe si souvent dans le but qu'il se propose et dans les moyens d'y parvenir, tout cela fait que ces membres épars d'une république indépendante, en viennent à se réunir plus étroitement, à former de nouveau des corps distincts et séparés, à se donner des lois, à ambitionner des titres et des honneurs particuliers; et voilà les académies. Elles naquirent en Italie peu de temps après la fin du quatorzième siècle: elles se multiplièrent bientôt, passèrent des grandes villes aux villes secondaires, puis aux gros bourgs et même aux villages, comme on les y a vues depuis. C'est ainsi, qu'affaiblies par cette multiplication même, elles deviennent à leur tour communes et languissantes. Tout y est médiocre, sans originalité, sans force et sans vie. Ce ne sont plus, comme les Universités, que des cadavres, qui corrompent, pour ainsi dire, l'atmosphère de la littérature, et frappent les lettres de contagion et de mort. C'est la triste condition des choses humaines 288.

Note 288: (retour) Bettinelli, Risorgim. d'Ital., part. I, c. 5.

Elle a été surtout sensible en Italie, de l'aveu des Italiens les plus éclairés: c'est un mal presque inévitablement attaché à un grand bien, celui de la culture de l'esprit, de la multiplication des talents et de la propagation des lumières; ces deux derniers bienfaits ne vont pas toujours ensemble. Les talents se multiplient quelquefois sans que les lumières se répandent en même proportion. Le quatorzième siècle en Italie fut surtout remarquable par les grands talents qu'il produisit. Le siècle suivant n'eut point de pareils phénomènes, mais de grandes découvertes y firent faire à l'esprit humain en général des pas immenses; et ce qui est principalement remarquable, elles le portèrent rapidement à un point d'où il pouvait s'élancer dans des espaces presque sans bornes, et d'où il ne pouvait plus rétrograder.




CHAPITRE XVIII.

Coup-d'œil général sur l'état politique et littéraire de l'Italie pendant la première moitié du quinzième siècle. Grand schisme d'Occident. Protection accordée aux Lettres par les papes; autres puissances d'Italie amies des Lettres; à Milan, le dernier Visconti; la maison d'Este à Ferrare; les Gonzague à Mantoue; les Médicis à Florence; Alphonse Ier. à Naples; Cosme de Médicis, sa vie, son pouvoir, ses richesses, ses bienfaits envers les Lettres et les Arts.


Le quinzième siècle s'ouvrit en Italie sous d'heureux auspices. Le siècle précédent lui avait légué les chefs-d'œuvre et les exemples de trois hommes de génie, une langue créée par eux et fixée, enfin la connaissance et l'admiration renaissante des anciens, source de toute bonne littérature. Les trois sources d'erreurs, de faux esprit et de mauvais goût, qui avaient été long-temps les seuls objets d'étude, la théologie scolastique, la dialectique de l'école et le chaos embrouillé des deux jurisprudences, reléguées dans les Universités, n'empêchaient pas que les études particulières ne se portassent avec ardeur vers cette lumière de l'antiquité qui sortait de dessous des ruines et qui brillait d'un nouvel éclat. Les républiques qui existaient encore, et les princes qui s'étaient élevés et agrandis sur des républiques éphémères, rivalisaient de magnificence dans les édifices, de luxe dans l'appareil et le cortège du pouvoir, de zèle à encourager tout ce qui pouvait accroître la prospérité des états, et par conséquent les sciences et les lettres, déjà reconnues pour l'un des moyens de prospérité le plus noble et le plus puissant. La protection qu'ils leur accordèrent à cette époque était d'autant plus importante que si l'on apercevait de toutes parts une grande émulation pour les lettres, et si un grand nombre d'esprits distingués se montrait avide de recherches et de travaux, il n'y eut point durant ce siècle, de ces génies extraordinaires et transcendants qui sont tout par eux-mêmes et qui n'ont besoin ni d'encouragement ni d'appui. On ne voit, quand on l'examine attentivement, presque nul moyen possible d'empêcher Dante, Pétrarque et Boccace d'être ce qu'ils ont été. Il n'est presque aucun des hommes célèbres du quinzième siècle dont on en puisse dire autant. Animés et encouragés comme ils le furent, ils firent de grandes choses, augmentèrent la masse des connaissances, et firent faire à leurs contemporains des progrès dans la culture des lettres; mais on ne voit pas aussi bien ce qu'ils auraient été sans les circonstances heureuses que rassemblèrent autour d'eux la faveur et la protection des gouvernements et des princes, et sans les rivalités mêmes qu'excitaient entre eux cette protection et cette faveur.

Il est donc ici plus nécessaire que jamais de connaître la situation politique des différents états de l'Italie, et ce qui fut fait dans chacun pour accélérer et pour diriger ce mouvement d'émulation générale qui entraînait tous les esprits. Deux des grands événements qui signalent ce siècle, la découverte de l'imprimerie et la chute de l'empire grec, arrivèrent presque ensemble au milieu de son cours. Alors le sort des lettres éprouva une révolution qui forme une grande époque dans l'histoire morale des peuples. La littérature du quinzième siècle se partage donc en deux moitiés comme le siècle même. On pourrait dire en général que l'influence de l'un de ces deux événements a été si forte, qu'elle forme non seulement une époque, mais une ère; et que, dans la chronologie de l'esprit humain, l'on devrait dater les années avant la découverte de l'imprimerie ou après.

La Puissance qui, depuis plusieurs siècles, semblait dominer sur toutes les autres, et qui, par sa prépondérance politique et religieuse, pouvait en exercer le plus sur ce mouvement universel, la puissance pontificale se trouvait alors dans une position critique et singulière qui la neutralisait en quelque sorte et rendait presque nulle son influence. Déjà pendant vingt-deux ans le grand schisme d'Occident avait déchiré l'Église. Depuis le pape Urbain VI et l'anti-pape Clément VII, les papes et les antipapes se succédaient, s'excommuniaient réciproquement. Les cardinaux qui nommaient les uns et les autres se prétendaient également inspirés de l'Esprit saint. Les gouvernements de l'Italie et de l'Europe se partageaient entre eux par des considérations purement temporelles. Le sang coulait pour des querelles de conclave; et les peuples, sans rien entendre à ces querelles, servaient le parti qu'avaient épousé leurs maîtres, et se laissaient ruiner ou se faisaient tuer en sûreté de conscience, pour l'un ou pour l'autre également. Les cardinaux se lassèrent enfin de ce partage. Ils se réunirent, en 1409, au concile de Pise. Chacun des deux conclaves fit le sacrifice de son pape; et ils s'accordèrent tous pour en nommer un troisième qui devait être l'unique. Mais si Alexandre V, qu'ils nommèrent alors, eut des partisans parmi les puissances de l'Europe, Grégoire XII, l'un des deux papes destitués, en eut aussi: l'Espagnol Benoît XIII, dont le nom était Pierre-de-Luna, ne perdit point les siens; et au lieu de deux papes on en eut trois.

Ce dernier était le plus entêté de tous. Le mauvais succès du concile de Pise avait engagé à en rassembler un autre à Constance. Balthazar Cossa, successeur d'Alexandre, sous le nom de Jean XXIII, avait été corsaire dans sa jeunesse 289, et avait acquis de grandes richesses dans ce métier, dont il avait gardé les mœurs. Voyant que ses affaires prenaient un mauvais tour dans le concile, il s'enfuit, au milieu d'une fête, déguisé en palefrenier ou en postillon 290. Arrêté à Fribourg, renfermé dans un château fort 291, le concile lui fit son procès, articula contre lui l'accusation des crimes les plus scandaleux et les plus atroces, et le déposa solennellement, se réservant le droit, ce sont les termes de la sentence, de punir ledit pape pour ses crimes, suivant la justice ou la miséricorde. Captif, et sans moyens de résistance, il se soumit. Grégoire fut déposé et se soumit de même; mais le vieux Benoît, destitué comme les deux autres, réfugié à Perpignan, réduit à deux seuls cardinaux pour tout sacré collége, sollicité par l'empereur Sigismond et par le roi d'Aragon Ferdinand, qui se rendirent auprès de lui, sut résister à tout, se retira en Espagne dans une petite forteresse du royaume de Valence, s'obstina jusqu'à la fin dans sa papauté, et y mourut en 1424; âgé de quatre-vingt-dix ans. Ses deux cardinaux, non moins entêtés que lui, osèrent lui donner pour successeur un chanoine de Barcelone; mais ce fantôme de pape abdiqua enfin, et laissa régner seul sur la chaire de saint Pierre, Martin V, de la famille des Colonne, élu dix ans auparavant par le concile de Constance.

Note 289: (retour) Abrégé de l'Hist. ecclés., t. II, p. 134.
Note 290: (retour) Jacques l'Enfant, Hist. du Concile de Constance, liv. I, p. 125, éd. de 1727.
Note 291: (retour) À Ratolfcell en Souabe, d'où il fut transféré à Gotleben, à une demi-lieue de Constance. Par une circonstance remarquable, Jean Hus, arrêté peu de temps auparavant, par ordre de ce pape, s'y trouvait aussi renfermé. Ibid., p. 298.

On se croyait à la fin du schisme; mais deux ans après 292, Martin étant mort, Eugène IV, qui lui succéda, ouvrit à Bâle un concile général, dont il fut bientôt si peu content qu'il en ordonna la translation à Ferrare. Les Pères du concile se partagèrent entre l'obéissance et le refus d'obéir, et l'on eut pour spectacle, en 1438, deux conciles généraux, l'un à Ferrare et l'autre à Bâle, fulminant l'un contre l'autre des excommunications et des censures. Pour dernier trait, tandis que le pape, avec les Pères de Ferrare, s'occupaient de terminer le schisme d'Orient, les Pères de Bâle le déposèrent comme simoniaque, hérétique et parjure, lui donnèrent un successeur, et firent ainsi renaître le schisme d'Occident. Ce successeur fut Amédée VIII, duc de Savoie, qui avait abdiqué depuis quelques années, et s'était retiré dans une solitude appelée Ripaille, nom qui désigna mieux dans la suite une grasse abbaye qu'un ermitage.

L'antipape Amédée, qui prit le nom de Félix V, tint tête à Eugène IV; mais il céda à Nicolas V, successeur d'Eugène, revint mourir tranquillement à Ripaille, et termina définitivement le second schisme au milieu du siècle, à un an près 293, soixante-douze ans après la naissance du premier.

Il ne serait pas étonnant qu'au milieu de tant de troubles, les papes n'eussent pu donner aucune attention au progrès des lettres; quelques-uns d'eux cependant s'en occupèrent comme au milieu de la plus tranquille paix. Déjà, vers la fin du siècle précédent, Innocent VI, Urbain V et Grégoire XI, avaient eu successivement pour secrétaire apostolique, le savant Coluccio Salutato. Poggio Bracciolini, que nous nommons le Pogge, Leonardo Bruni d'Arezzo, et d'autres encore de ce mérite et de cette réputation, possédèrent le même emploi auprès d'Innocent VII. Ce pontife, au plus fort de ses querelles avec l'anti-pape endurci, Pierre de Luna, conçut l'idée de faire revivre, plus brillante que jamais, l'Université de Rome, qui s'était comme éclipsée depuis long-temps, mais la mort l'interrompit dans ce dessein. Les sciences pouvaient beaucoup attendre d'Alexandre V; il leur devait son élévation. Son nom était Philargi; il était grec et né à Candie, ou dans l'ancienne île de Crète, de parents pauvres. Après avoir fait dans son pays ses premières études, il entra fort jeune dans l'ordre de saint François. Son profond savoir dans la langue grecque et sa science non moins profonde dans la philosophie et la théologie du temps, lui procurèrent de grands succès dans les Universités de Bologne et de Paris, les deux plus célèbres de l'Europe. La protection de Jean Galéas Visconti l'éleva ensuite aux dignités ecclésiastiques et politiques; Visconti le chargea de plusieurs ambassades, lui procura consécutivement plusieurs évêchés, et enfin celui de Milan. Fait cardinal en 1404, par le pape Innocent VII, il fut élu pape lui-même cinq ans après, au concile de Pise. Il avait écrit, dans sa jeunesse, un Commentaire sur le Maître de Sentences, Pierre Lombard, que l'on conserve manuscrit dans quelques bibliothèques d'Italie; il composa un assez grand nombre d'autres ouvrages théologiques, dont, à l'exception d'un seul, aucun n'a été imprimé 294; mais à en juger par les éloges des auteurs contemporains, c'était un des hommes de son temps les plus savants et les plus zélés pour les sciences. Il n'eut le temps de rien faire pour elle; il ne régna qu'un an, et mourut de poison, selon l'opinion commune. Tiraboschi le rapporte ainsi; mais il ajoute que c'était un genre de mort auquel on croyait alors facilement, dès que quelqu'un mourait d'une manière imprévue 295; c'est une légèreté d'opinion qui ne fait pas honneur à la nature humaine; mais qui, dans des circonstances données, est à peu près la même dans tous les temps.

Note 294: (retour) C'est un Traité sur l'immaculée Conception.
Note 295: (retour) E fu comune opinione che morisse di veleno, cosa che allora credevasi di leggieri, ogni qual volta vedeasi alcuno morire più presto che non si sarebbe pensato. (Tirab. t. VI, part. I, p. 201.)

Eugène IV, quoique fort occupé de son double concile, et des autres affaires qu'il eut à débrouiller, aima les sciences, appela auprès de lui les hommes les plus célèbres par leur érudition, les fixa dans sa cour par des emplois, et ce fut lui enfin qui acheva l'entreprise inutilement tentée par Innocent VII, de rétablir l'Université romaine. Il était naturel que la science théologique obtînt de lui des préférences et des encouragements particuliers; on dit pourtant que ses libéralités s'étendaient à tous les savants en général; il avait coutume de dire qu'il faut non seulement aimer leur savoir, mais craindre leur colère (ce qui était vrai des savants de ce temps-là), et qu'il n'est pas aisé de les offenser impunément 296. Mais aucun de ces papes ne fit autant pour eux que Nicolas V. Fils d'un pauvre médecin de Sarzane, son amour pour l'étude et sa réputation littéraire l'élevèrent aux plus hautes dignités. Il s'appelait Thomas, et l'on n'y joignit point d'autre nom que celui de Sarzane sa patrie. Il montra, dès sa jeunesse, une ardeur infatigable pour la recherche des anciens manuscrits, une grande application à expliquer les plus difficiles, et un talent extraordinaire pour en faire des copies aussi belles que régulières. Ce talent et son érudition le firent employer, comme nous le verrons dans la suite, par un illustre protecteur des lettres, à un travail qui le mit en relation avec les littérateurs les plus distingués. Il eut grand soin de les attirer à sa cour lorsqu'il fut devenu pape; il y réunit à la fois Poggio, Georges de Trébizonde, Léonardi Bruni d'Arezzo, Giannozzo Manetti, Fr. Philelphe, Laurent Valla, Théodore Gaza, Jean Aurispa et plusieurs autres. Il les accueillait avec distinction, leur donnait des emplois honorables et lucratifs, et récompensait libéralement leurs travaux. Ce fut par ses ordres que tant d'auteurs grecs furent alors traduits en latin, Diodore de Sicile, la Cyropédie de Xénophon, les histoires d'Hérodote, de Thucydide, de Polybe, d'Appien d'Alexandrie, l'Iliade d'Homère, la Géographie de Strabon, les Œuvres d'Aristote, de Ptolémée, de Platon, de Théophraste, sans compter les Pères grecs traduits ou pour la première fois, ou mieux qu'ils ne l'avaient été. Poggio dit, dans la préface de sa traduction de Diodore, qu'il a été engagé à ce travail par les libéralités du pontife; il dit ailleurs que Nicolas V l'a en quelque sorte réconcilié avec la fortune 297. Laurent Valla raconte que lui ayant offert sa traduction de Thucydide, Nicolas lui donna, de sa main, cinq cents écus d'or 298. Pour engager Philelphe à traduire en vers latins l'Iliade et l'Odyssée, il lui promit une belle maison à Rome, une bonne terre et dix mille écus d'or qu'il aurait déposés chez un banquier pour lui être comptés à la fin de ce travail; mais il mourut peu de temps après avoir fait ces propositions magnifiques, qui restèrent sans exécution et sans suite 299. Ce même pape assigna à Giannozzo Manetti, outre ses appointements ordinaires de secrétaire apostolique, cinq cents écus par an pour composer quelques ouvrages sur des matières ecclésiastiques; il donna, à Guarino de Vérone, quinze cents écus d'or pour la traduction de Strabon, et cinq cents ducats à Perotti, pour celle de Polybe, en lui faisant encore des espèces d'excuses de ne le pas récompenser dignement 300.

Note 296: (retour) Ciacono, cité par Tiraboschi, ub. supr., p. 46.
Note 297: (retour) Pog. Oper., p. 32.
Note 298: (retour) Antidot. IV, in Pog.
Note 299: (retour) Philelf. Epist. l. XXVI, ép. i.
Note 300: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 49 et 50.

On raconte qu'ayant un jour entendu dire qu'il y avait à Rome de bons poëtes qu'il ne connaissait pas, il répondit qu'ils ne pouvaient pas être tels qu'on le disait. Si ce sont de bons poëtes, ajouta-t-il, que ne viennent-ils à moi, qui reçois bien même les médiocres 301? Joignons à tant de libéralités et d'affabilité, non plus seulement pour les docteurs en droit canon et en théologie, mais pour les véritables gens de lettres, le soin que prit ce sage Pontife de faire chercher de toutes parts de bons livres, et de les rassembler à grands frais. Jamais les papes n'avaient formé une bibliothèque bien précieuse, et la translation du Saint-Siége à Avignon et d'autres causes encore avaient presque réduit à rien le peu qu'ils avaient de livres. Nicolas V fut le premier qui s'occupa sérieusement de cet objet, et qui jeta les fondements de cette riche bibliothèque du Vatican, devenue depuis si justement célèbre. Il envoya des savants en France, en Allemagne, en Angleterre, en Grèce pour acheter des manuscrits, ou pour copier ceux dont ils ne pouvaient obtenir la vente; ils avaient ordre de ne point regarder au prix: à mesure qu'ils se procuraient de nouveaux livres, ils les envoyaient au pape, qui n'avait point de plus grande jouissance que de les recevoir, de les examiner et de les faire placer avec ordre. Les arts lui durent autant que les lettres; il fit élever plusieurs édifices aussi somptueux que le permettait le goût encore peu formé de son siècle. Ces profusions n'épuisaient point sa munificence; il en exerçait une partie à secourir les pauvres et les malheureux 302. Il eut enfin toutes les vertus d'un chef de la religion, et tous les goûts nobles et délicats, presque aussi nécessaires à un souverain que les vertus.

Note 301: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 49 et 50.
Note 302: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 50.

Malheureusement son pontificat ne fut que de huit années. Ce ne sont pas les nombreux éloges qui lui furent adressés de son vivant qui prouvent qu'il les a mérités; ceux mêmes que lui donnèrent, après sa mort, les gens de lettres qu'il avait si bien traités, peuvent paraître suspects, et l'on pourrait aller jusqu'à suspecter encore tout ce que les écrivains catholiques attachés à la cour de Rome en ont écrit depuis; mais le savant Isaac Casaubon, qui était protestant, a tenu, dans la dédicace de son Polybe, absolument le même langage. Il a rendu le même hommage à l'Italie, qui fut la première à donner l'exemple du retour vers l'étude des anciens, et à ce souverain pontife, en qui cette étude trouva tant d'encouragements et de secours 303. Nicolas V est le premier pape qu'on doive regarder comme un véritable père des lettres. Que lui manqua-t-il pour obtenir, dans la mémoire et dans la reconnaissance de ceux qui les cultivent, et de ceux qui les aiment, la place qu'un autre pontife obtint depuis? un règne plus long, des circonstances plus heureuses, et les lumières d'un demi-siècle de plus.

Note 303: (retour) ibid., p. 51, 52.

Si l'état de l'Église était agité, comme nous venons de le voir, au commencement de ce siècle, l'état civil de l'Italie n'était pas beaucoup plus tranquille. Jean Galéas Visconti, duc de Milan, le plus puissant des princes qui s'y étaient formé des souverainetés indépendantes, partagea en mourant, en 1402, ses immenses domaines entre Jean-Marie et Philippe-Marie, ses deux fils légitimes, et Gabriel son fils légitimé. Mais la jeunesse de ces princes, confiée à un conseil de régence mal assorti et bientôt divisé, sous le gouvernement d'une mère violente et cruelle, fit que ce grand héritage dépérit promptement entre leurs mains. Plusieurs villes s'affranchirent, ou reconnurent pour maîtres des hommes puissants parmi leurs concitoyens; les princes voisins et les républiques de Florence et de Venise s'agrandirent aux dépens des trois frères. Jean-Marie se rendit odieux par ses cruautés, et fut massacré après environ dix ans de règne. Philippe-Marie, héritier de ses états, éprouva pendant trente-cinq ans toutes les vicissitudes de la fortune, tantôt porté au comble du bonheur et de la puissance, tantôt tout-à-fait abattu. Les dernières années de sa vie furent les plus malheureuses. Il vit plusieurs fois les troupes vénitiennes s'avancer jusque sous les murs de Milan, et piller toutes les campagnes. Le chagrin abrégea ses jours. Il mourut, en 1447, ne laissant aucun enfant mâle pour lui succéder, mais seulement Blanche, sa fille naturelle, mariée avec François Sforce, fils du célèbre capitaine de ce nom, grand capitaine lui-même, et que ce mariage, sa bravoure et son adresse élevèrent bientôt après au souverain pouvoir.

Philippe-Marie Visconti, dans sa vie orageuse, eut peu de loisir pour cultiver les lettres, et peu de moyens de les encourager: l'auteur de sa Vie 304 le représente cependant comme ayant reçu une éducation littéraire, aimant Dante et Pétrarque, et les faisant lire souvent; étudiant aussi l'Histoire de Tite-Live, et les Vies des hommes illustres, écrites en français, que Tiraboschi croit avec raison n'avoir pu être que des romans 305. Il accorda des distinctions et des récompenses aux savants qui se trouvaient à sa portée, ou qu'il pouvait attirer à Milan. Il invita, par ses lettres, François Philelphe à l'y venir voir, et il le reçut si honorablement, que Philelphe avoue lui-même qu'il en était tout hors de lui 306. Si Philippe-Marie ne fit rien de plus pour les sciences, il faut donc s'en prendre moins à lui qu'à sa fortune.

Note 304: (retour) Candido Decembrio; voy. Script. Rer. ital. de Muratori, vol. XX, p. 1014.
Note 305: (retour) Tom. VI, part. I, p. 14.
Note 306: (retour) A quo... tam honorificè cum exceptus ut me oblitum mei penè reddiderit. (Philelf. Epist. l. III, ép. 6.)

Les princes de la maison d'Este, souverains de Ferrare, étaient déjà célèbres par leur amour pour les lettres, et par l'accueil qu'ils faisaient aux littérateurs et aux savants. Le marquis Nicolas III fit rouvrir, en 1402, l'Université de Ferrare, fermée par le conseil de régence qui avait gouverné pendant son bas âge. Les guerres qu'il eut bientôt à soutenir et les affaires politiques où il fut engagé, ne lui laissèrent pas le temps de donner à cette école tout l'éclat qu'il aurait voulu; il y appela pourtant des professeurs habiles qu'il y fixa par ses bienfaits; et il confia au plus célèbre d'entre eux, à Guarino, de Vérone, l'éducation de son fils Lionel. Ce fils, plus fameux que son père, profita des leçons d'un si bon maître. Il se distingua dès sa jeunesse par les qualités les plus brillantes de l'esprit, par une mémoire prodigieuse, une éloquence naturelle et des connaissances au-dessus de son âge 307. Parvenu au gouvernement, en 1441, il n'oublia rien pour donner à l'Université de Ferrare un éclat égal à celui des plus célèbres Universités d'Italie. Il s'entoura d'hommes instruits, de philosophes, de poëtes; il se délassait dans leurs entretiens de la fatigue des affaires. Il cultiva lui-même la poésie; et l'on a conservé de lui deux sonnets, plus élégants que ceux de la plupart des poëtes du même temps 308.

Note 307: (retour) Voy. Antichi Annali Estensi, dans les Scrip. Rer. ital., vol. XX, p. 453.
Note 308: (retour) Dans le recueil intitulé Rime de' Poeti Ferraresi.

Moins puissant que les seigneurs de Milan et de Ferrare, Jean-François de Gonzague donnait à Mantoue les mêmes preuves d'amour pour les sciences et de considération pour les savants. Il confia l'éducation de ses deux fils et de sa fille, à un professeur de belles-lettres alors célèbre, mais qui, n'ayant laissé aucun ouvrage, n'a pas eu une célébrité durable: il se nommait Victorin de Feltro. Gonzague lui assigna de forts appointements 309, et fit meubler pour lui une maison entière qu'il habitait seul avec ses élèves. On y voyait des galeries, des promenades charmantes, et des peintures agréables qui représentaient des enfants se livrant aux jeux de leur âge. On l'appelait la Maison joyeuse. L'historien de la vie de Victorin 310 fait une description touchante de l'éducation paternelle que recevaient de ce bon professeur, non seulement les jeunes princes, mais beaucoup d'autres élèves qu'il avait la permission d'y admettre; il lui en venait de toutes les parties de l'Italie, de la France, de l'Allemagne et même de la Grèce; et son école seule donnait à Mantoue une renommée égale à celle des Universités les plus célèbres. Victorin de Feltro n'était pas seulement le maître, mais le tendre père de cette jeunesse studieuse; il ne la formait pas uniquement aux lettres, mais aux vertus, et toujours en mêlant la douceur et les caresses aux leçons, la gaîeté au recueillement et les jeux à l'étude. On est surpris de trouver dans un siècle où il y avait encore de la grossièreté dans les mœurs, un modèle aussi parfait d'éducation littéraire et civile. Le titre seul que portait ce lieu d'instruction donne beaucoup à penser et à sentir. Il faudrait envoyer tous les pédants, je ne dis pas du quinzième siècle, mais de trois et même de quatre siècles après, prendre des leçons d'éducation à la Maison joyeuse.

Note 309: (retour) Vingt écus d'or par mois.
Note 310: (retour) Fr. Prendilacqua de Mantoue, son contemporain et son élève. Cette histoire, écrite en latin, a été publiée par Natale delle Laste, à Padoue, en 1774.

Un état libre qui avait produit les trois grands hommes auxquels l'Italie devait sa gloire littéraire, où jusqu'alors les hommes ne s'étaient élevés que par leurs propres forces ou par celle des partis politiques qu'ils avaient embrassés, la république de Florence commençait, sans presque sans apercevoir, à changer de forme, et les lettres à y trouver de l'appui dans une famille qui devait bientôt s'en servir pour augmenter sa puissance et fonder sa gloire. Les Médicis, quelle que fût leur origine, étaient déjà depuis plusieurs siècles distingués à Florence par leurs richesses, acquises dans le commerce, par les grands emplois qu'ils avaient remplis, par leur attachement au parti populaire, qu'ils avaient toujours soutenu contre celui des nobles. Jean de Médicis qui hérita vers la fin du quatorzième siècle du crédit et des richesses de ses aïeux, les augmenta considérablement en joignant à une application encore plus soutenue au commerce, une sagesse d'esprit et une théorie politique fondée sur l'affabilité, la modération, la libéralité, qui devint la science de la famille et la source de sa grandeur. Lorsqu'il mourut, en 1428, Cosme, son fils aîné, avait près de quarante ans. C'était lui qui depuis long-temps gouvernait la maison de commerce, et sa considération personnelle était déjà si grande, que lorsque le pape Jean XXIII se rendit au concile de Constance, il voulut que Cosme fût du nombre des personnages éminents dont il s'y fit accompagner. Fugitif peu de temps après, déposé, détenu par le duc de Bavière, il ne trouva que dans les Médicis de la générosité et de l'amitié. Cosme le racheta pour une somme considérable, et lui donna ensuite asyle à Florence, pendant le reste de sa vie 311. On a dit que ce ci-devant pape avait amassé d'immenses trésors; qu'à sa mort, en 1419, les Médicis s'en emparèrent, et que ce fut ce qui, joint aux leurs, les rendit les plus riches particuliers de Florence, de l'Italie et même de l'Europe. Ce bruit répandu par Philelphe, ennemi des Médicis, et trop légèrement adopté par Platina 312, est une calomnie dont Scipion Ammirato a démontré l'absurdité dans le dix-huitième livre de son histoire 313.

Note 311: (retour) William Roscoe, Vie de Laurent de Médicis, t. I, p. 11, éd. de Bâle, 1799. On a en français une fort bonne traduction de cet ouvrage, par M. Thurot.
Note 312: (retour) Quem (Cosmum Medicem) homines existimant pecuniâ Baldesaris opes suas in tantum auxisse, ut, etc. Platin., in Vita Martini V.
Note 313: (retour) Tom. II, p. 985. A. B.

Cosme, resté maître de cette immense fortune et de ce grand pouvoir, ajouta encore à l'une et à l'autre. Les orages qui s'élevèrent contre lui, son exil, son rappel; l'accroissement de puissance qui en fut la suite, et qui lui donna pour toute sa vie, une espèce de magistrature suprême sans titre, et une autorité presque sans bornes, n'appartiennent point à cet ouvrage. La conduite politique des Médicis, leur usurpation adroite, et la substitution faite par eux du gouvernement ducal à la constitution républicaine de Florence, doivent être renvoyés de même à l'histoire de cette République; ici, nous ne devons considérer dans Cosme de Médicis que le généreux protecteur des sciences, des lettres et des beaux-arts.

À Venise, pendant son exil, quoiqu'il évitât d'affecter le luxe et la magnificence, sa simplicité était, pour ainsi dire, celle d'un souverain. Un trait suffit pour en donner l'idée. Il fit bâtir et orner à ses frais, par le célèbre architecte florentin Michellozzo, qui l'avait suivi, une bibliothèque pour le monastère des Bénédictins de St.-Georges, et la fit remplir de livres, voulant laisser à Venise un monument de sa reconnaissance pour l'accueil qu'il y avait reçu, de son amour pour les lettres et de sa libéralité 314. Ce furent-là, dit Vasari 315, les amusements et les plaisirs de Cosme dans son exil. Lorsque son parti, devenu le plus fort, l'eût fait rappeler à Florence, tous les chefs du parti contraire ayant été bannis, plusieurs condamnés sous d'autres prétextes à une prison perpétuelle et même à la mort 316, voyant tout redevenu tranquille autour de lui, et certain désormais de son pouvoir, il put satisfaire la noblesse et la générosité de ses goûts. Il s'entoura de savants, de philosophes et d'artistes dont il encourageait les travaux, et dont la société instructive était le délassement des siens. La découverte et l'acquisition des anciens manuscrits devint une de ses passions les plus fortes. Il y employa cette élite de savants dont le zèle égalait les lumières, et n'épargna rien ni pour le succès de leurs recherches, ni pour les en récompenser. Plusieurs d'entre eux, après avoir parcouru l'Italie, la France et l'Allemagne, passèrent en Orient, et en revinrent avec d'abondantes moissons. Nous verrons, en parlant de chacun d'eux, les services de ce genre qu'ils rendirent aux lettres. Médicis était le point central, et comme la cause première de tout ce mouvement scientifique imprimé à des esprits éclairés et actifs, pour recouvrer et conserver des trésors littéraires, qui, sans cette impulsion peut-être, ou même si elle eût été plus tardive, auraient entièrement péri. Ce n'était pas seulement ses richesses, mais l'étendue de ses relations commerciales avec les différentes parties de l'Europe et de l'Asie, qui le mettaient à portée de satisfaire cette noble passion. Ses savants émissaires arrivaient, avec des recommandations qui étaient comme des ordres, dans des pays qui leur étaient absolument inconnus et dans les régions les plus lointaines; tous les dépôts et tous les crédits leur étaient ouverts. La chute lente et progressive de l'empire de l'Orient leur facilita l'acquisition d'un grand nombre d'ouvrages inestimables dans les langues grecque, hébraïque, chaldéenne, arabe, syriaque et indienne. Tels furent les commencements de cette riche et précieuse bibliothèque que Cosme laissa à ses descendants, et qui, surtout considérablement accrue par Laurent son petit-fils, jouit dans l'érudition européenne, d'une réputation si grande et si bien méritée, sous le titre de bibliothèque Mediceo-Laurentienne.

Note 314: (retour) Angelo Fabroni, Magni Cosmi Medicei Vita. Florent., 1789, in-4., p. 42.
Note 315: (retour) Vita di Michellozzo Michellozi, t. I, p. 287. Ed. de Rome, 1789, in-4.
Note 316: (retour) L'historien anglais de la Vie de Laurent de Médicis, M. Roscoe, dissimule, comme s'il était Florentin, et de l'ancien parti de cette famille, les rigueurs exercées en cette occasion, non pas, il est vrai, par Cosme lui-même, mais par ses partisans, pour sa cause, et pour ses intérêts personnels, quoique au nom de la république. Le dernier auteur florentin de la Vie de Cosme s'exprime à cet égard comme aurait pu faire un Anglais, et comme le doit tout ami des hommes, de la justice et de la vérité. Voy. Angelo Fabroni, ub. supr., p. 49, 50 et 51 surtout dans ce passage: Horrere soleo cum reminiscor tot aut nobilitate aut gestis magistratibus claros viros, etc.

Un autre citoyen de Florence, Niccolo Niccoli, faisait à peu près le même emploi de sa fortune; mais comme elle était assez bornée, il la dérangea par ses libéralités. Il était parvenu à rassembler huit cents volumes grecs, latins et orientaux, nombre qui était alors considérable. Ce n'était pas d'ailleurs simplement un curieux, mais un savant amateur des lettres. Il recopiait souvent lui-même les anciens ouvrages, mettait le texte en ordre, corrigeait les fautes des premiers copistes; et c'est lui qui est regardé en quelque sorte comme le père de ce genre de critique 317. Il fut aussi le premier, depuis les anciens, qui conçut l'idée d'une bibliothèque publique 318. A sa mort 319, il laissa, par son testament, la sienne pour cet usage, sous la surveillance de seize curateurs. Cosme de Médicis était du nombre, ce qui prouve, d'un côté, qu'il était regardé comme un homme instruit et zélé pour la conservation des livres; et de l'autre, que, malgré ses richesses et le pouvoir qu'elles lui donnaient à Florence, il était toujours traité en égal parmi ses concitoyens. Niccolo avait laissé beaucoup de dettes, qui pouvaient empêcher l'effet de ses bonnes intentions. Cosme se fit donner par ses associés le droit de disposer seul des livres, à condition qu'il paierait toutes les dettes. Ayant généreusement rempli cette condition, il fit placer les livres, pour l'usage public, dans le monastère des Dominicains de Saint-Marc, qu'il venait de faire bâtir avec la plus grande magnificence, et pour laquelle, selon Vasari 320, il n'avait pas dépensé moins de trente-six mille ducats. C'est l'origine d'une autre célèbre bibliothèque de Florence, connue sous le nom de bibliothèque Marcienne, ou de Saint-Marc, et qui reconnaît pour fondateur Cosme de Médicis, à aussi juste titre que Niccolo Niccoli lui-même. Pour en mettre en ordre les manuscrits précieux, Cosme se fit aider par Thomas de Sarzane 321, alors pauvre ecclésiastique, mais homme d'une érudition profonde; excellent copiste de livres, et destiné à une élévation, dont ses rapports avec Cosme furent le premier degré. Peu d'années après 322, ce copiste était devenu pape; et ce fut lui qui, sous le nom de Nicolas V, fit pour les lettres à Rome, ce qu'il avait vu Médicis faire à Florence 323.

Note 317: (retour) Illud quoque animadvertendum est Nicolaum Niccolum veluti parentem fuisse artis criticœ, quœ auctores veteres distinguit emendutque. (Mehus, Prœf. in Vit. Ambrosii Camald. p. 50.)
Note 318: (retour) Poggio, Oraison funèbre de Niccolo Nicoli, Poggii Opera, Basileæ, 1538, in-fol, p. 276.
Note 320: (retour) Vita di Michelozzo Michelozzi, ub. supr., p. 291. Vasari ajoute que pendant tout le temps que l'on mit à bâtir ce grand édifice, Cosme du Médicis paya aux religieux de St.-Marc trois cent soixante-six ducats par an pour leur nourriture.
Note 321: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 102.
Note 323: (retour) Voy. ci-dessus, p. 244.

Sous Eugène IV, son prédécesseur, Cosme avait eu une belle occasion de satisfaire son penchant pour la magnificence, et de donner un nouveau développement à ses goûts littéraires. Eugène, qui avait transféré son concile de Bâle à Ferrare, fut forcé par la peste, un an après, à le transporter à Florence 324. Il s'agissait de la réunion de l'Église grecque et de l'Église romaine. C'était donc le pape, les cardinaux et les prélats d'une part; de l'autre, le patriarche grec, ses métropolitains, et l'empereur d'Orient lui-même 325, que Florence allait recevoir. Cosme venait d'être pour la seconde fois revêtu de la charge de gonfalonnier. Il reçut au nom de la république, mais à ses frais, tous ces illustres étrangers; et cette réception, et les honneurs qu'il leur rendit, et les traitements qu'il leur fit pendant tout leur séjour à Florence, furent si magnifiques et si splendides, qu'il flatta sensiblement l'orgueil de ses concitoyens, et qu'il augmenta de plus en plus son crédit et son autorité, sans déranger sa fortune, supérieure à ces dépenses fastueuses et à ce luxe de souverain.

Note 325: (retour) Jean Paléologue.

Les savants grecs qui vinrent à ce concile, pour défendre, dans la controverse avec les Latins, la cause de l'Église grecque, trouvèrent Florence familiarisée avec l'étude de leur langue. Cette étude y avait langui peu de temps après la mort de Boccace: Emmanuel Chrysoloras l'avait fait refleurir. Ce Grec illustre, né à Constantinople, vers la moitié du quatorzième siècle, après y avoir enseigné les belles-lettres, avait été envoyé à Venise par son empereur 326, pour y solliciter des secours contre les Turcs; et, dès ce premier voyage, plusieurs gens de lettres italiens étaient allés prendre de ses leçons. Il était de retour à Constantinople, lorsque, de leur propre mouvement, les Florentins lui offrirent de venir dans leur ville professer la littérature grecque, avec cent florins d'honoraires, et un engagement pour dix ans. Il s'y rendit vers la fin de 1396, et c'est de son école que sortirent Ambrogio Traversari général des Camaldules, Léonardo Bruni d'Arezzo, Giannozzo Manetti, Palla Strozzi, Poggio, Filelfo, et d'autres encore, qui formèrent à Florence, une espèce de colonie grecque. Chrysoloras n'y resta qu'environ quatre ans. Dès le commencement du quinzième siècle, il se rendit à Milan auprès de l'empereur Manuel, qui venait de passer en Italie. Il y ouvrit aussi une école, comme partout où il faisait quelque séjour; mais bientôt il fut chargé de missions importantes, par cet empereur, auprès des puissances d'Italie; par le pape Alexandre V 327, auprès du patriarche de Constantinople; par Jean XXIII, au concile de Constance, où il mourut en 1415 328.

Note 326: (retour) Manuel Paléologue, en 1393.
Note 327: (retour) Voy. Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 118.
Note 328: (retour) Hodius, de Græcis illustribus, etc., l. I, cap. 2; Tiraboschi, ub. supr.

Parmi les savants grecs venus au concile de Florence, on distinguait le vieux Gemistus Plethon, qui avait été le maître d'Emmanuel Chrysoloras. Sa longue vie avait été consacrée à l'étude de la philosophie platonicienne, encore nouvelle pour la plupart des savants d'Italie, chez qui la philosophie d'Aristote était presque seule en crédit. Dès que les devoirs publics de Gemistus le lui permettaient, il s'attachait à répandre ses opinions, et il ne négligea point cette occasion de les propager à Florence. Cosme, qui l'allait entendre assiduement, fut si frappé de ses discours, qu'il résolut d'établir une académie, dont l'unique objet fut de cultiver cette philosophie si nouvelle et d'un genre si élevé. Il choisit pour la former et la diriger, Marcile Ficin, jeune encore, mais déjà très-versé dans la philosophie platonicienne, et qui répondit parfaitement au choix que Cosme avait fait de lui. L'académie platonicienne de Florence acquit dans peu d'années une grande célébrité. Ce fut, en Europe, la première institution consacrée à la science, où l'on s'écartât de la méthode des scholastiques, alors universellement adoptée, et quoique ce ne soit qu'après la mort de Cosme qu'elle prit son plus grand accroissement, c'est à lui qu'appartient la gloire de l'avoir fondée.

Le concile, qu'il avait si bien traité, eut à Florence le dénouement le plus heureux. Eugène IV fut unanimement reconnu par l'assemblée pour successeur unique et légitime de saint Pierre; le patriarche et ses Grecs eurent la gloire de se soumettre, pour le bien général de l'Église chrétienne, aux arguments et aux explications du clergé romain. Jean Paléologue, qui avait pris part à la controverse comme théologien, se réjouissait comme empereur d'une réconciliation quelconque, espérant que les princes catholiques viendraient à son secours, et le défendraient contre les Turcs. Il s'agissait de son empire. Tandis qu'il écoutait argumenter, et qu'il argumentait lui-même en Italie, ses états étaient envahis, sa capitale menacée. Il y retourna sans avoir obtenu les secours qu'il avait espérés. Les prêtres de son clergé furent moins raisonnables que le patriarche et les évêques; ils refusèrent de reconnaître le Pontife romain pour chef; plusieurs de ceux qui avaient signé le décret de Florence se rétractèrent; et l'empereur, presque sous le canon des Turcs, fut forcé de s'occuper de ses controverses sacerdotales. L'empire grec tomba enfin. La prise de Constantinople par Mahomet II, en 1453, est une de ces catastrophes qui retentissent dans les siècles, et donnent un nouveau cours aux chances des destinées humaines. Les sciences et les lettres profitèrent en Italie, et surtout à Florence, du désastre qu'elles éprouvaient en Orient. Les succès précédents des professeurs grecs, et le zèle connu de Cosme de Médicis pour la gloire et le progrès des lettres, engagèrent plusieurs savants fugitifs à y chercher un asyle; ils reçurent de Cosme l'accueil qu'ils avaient espéré; la philosophie platonicienne acquit en eux de nouveaux soutiens, et fut décidément en état de tenir tête à celle d'Aristote 329.

Note 329: (retour) M. Roscoe, p. 46, ub. supr.

Cosme avançait en âge au milieu de ces grandes occupations et de ces douces jouissances. Sa considération au dehors égalait le pouvoir dont il jouissait dans sa patrie, et s'augmentait par la nature même de ce pouvoir, qui faisait attribuer toute sa force aux qualités morales de celui qui l'exerçait. Il traitait d'égal à égal avec les puissances de l'Europe, et trouvait quelquefois ailleurs que dans sa politique et dans ses richesses les moyens de traiter avantageusement. Celui qu'il employa avec Alphonse, roi de Naples, mérite d'être remarqué; et cet Alphonse lui-même, que les Espagnols appellent le Sage et le Magnanime, doit, malgré ses vices, beaucoup plus grands que ses vertus, occuper une place dans l'histoire des lettres.

Le royaume de Naples était depuis long-temps déchiré par des guerres extérieures et par des troubles domestiques; les lettres y étaient tombées dans le discrédit et dans l'oubli. Après la mort de Charles de Duraz, assassiné en Hongrie, Ladislas son fils, que nous appelons Lancelot, avait eu à disputer son trône contre Louis II, duc d'Anjou; il était mort excommunié et empoisonné 330.

Note 330: (retour) L'historien Giannone rapporte comme un bruit public, è fama, que les Florentins gagnèrent à prix d'or un médecin, pour qu'il sacrifiât sa fille, en même temps qu'il les déferait de Ladislas, en empoisonnant chez elle les sources du plaisir; et il exprime avec une naïveté qu'on ne pourrait se permettre dans notre langue, la nature et les effets du poison. Voy. Istoria civile del regno di Napoli, LXXIV, c. 8.

Jeanne II, sa sœur, qui lui succéda, n'est connue que par ses faiblesses, ses fautes et ses malheurs. Dans les embarras où elle s'était jetée, elle adopta imprudemment Alphonse, qui la secourut d'abord, l'opprima ensuite, l'assiégea, la força d'invoquer contre lui d'autres secours, comme elle avait invoqué le sien. Délivrée par François Sforce, encore jeune, et dont cette délivrance fut le premier exploit, elle adopta Louis III d'Anjou, qui mourut peu de temps après, et à sa place René d'Anjou son frère. Ce René fit, après la mort de Jeanne, des efforts inutiles pour hériter d'elle; Alphonse était maître de la succession, et s'y maintint. La France appuya les prétentions de René; l'Espagne, la possession d'Alphonse. Deux grands états se firent long-temps la guerre pour soutenir l'une contre l'autre deux adoptions de la même reine.

Alphonse resta définitivement roi de Naples. À ne considérer que le bien qu'il fit aux sciences et aux lettres, il se montra digne des titres que les Espagnols lui ont donnés. Il appelait à sa cour les savants les plus célèbres, et semblait les disputer au pape Nicolas V et à Cosme de Médicis. Les mêmes que l'on voit fleurir auprès de ces deux protecteurs des lettres, se rendaient aussi auprès d'Alphonse, et y étaient comblés de faveurs et de récompenses. Le roi se faisait lire tous les jours quelque ancien auteur, et cette lecture était souvent interrompue par des questions d'érudition ou de philosophie qu'il faisait lui-même, ou qu'il permettait de faire devant lui. Toute personne instruite avait le droit d'y assister. Alphonse y admettait même des enfants qui montraient du goût pour l'étude, tandis qu'aux heures destinées à ces exercices de l'esprit il ne souffrait dans son appartement aucun de ces courtisans oisifs qui n'y venaient chercher qu'un maître. Un jour qu'on lui lisait l'histoire de Tite-Live, il fit taire un concert harmonieux d'instruments pour la mieux entendre. Il était malade à Capoue; Antoine de Palerme, ou Panormita, lui lut la vie d'Alexandre, par Quinte-Curce, et le roi prit tant de plaisir à cette lecture qu'il n'eut pas besoin d'autre médecine pour se guérir. Il est vrai que c'est le Panormita qui raconte lui-même ce trait, dans l'histoire d'Alphonse qu'il a écrite en latin 331, et il pourrait bien avoir exagéré l'effet de sa lecture. Dans les guerres qu'Alphonse eut à soutenir, il ne laissait pas passer un jour sans se faire lire quelque trait des Commentaires de César. Il prenait un plaisir extrême à entendre de bons orateurs. Lorsque Ginnnozzo Manetti fut envoyé par les Florentins en ambassade auprès lui, Alphonse fut si charmé de son discours, et l'écouta, dit-on, avec une attention si profonde, qu'il ne leva même pas la main pour chasser une mouche qui s'était placée sur son nez. C'est peut-être à ce trait un peu puéril, mais caractéristique, et rapporté par deux historiens contemporains 332, que notre bon La Fontaine fait allusion, lorsque, dans la grande querelle entre la mouche et la fourmi, la mouche dit avec orgueil:

Chargement de la publicité...