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Histoire littéraire d'Italie (3/9)

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Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût;

Molière n'a rien dit contre les femmes poëtes. En Italie, le quinzième siècle en eut un plus grand nombre que les précédents; plusieurs d'entr'elles joignirent à la poésie d'autres connaissances littéraires, sans en être moins aimables; plusieurs même tempérèrent par leur talent poétique des études trop graves pour leur sexe, et peut-être écartèrent d'elles l'anathême lancé par notre grand comique, contre les femmes à chausse de docteur et à bonnet carré. On voit, par exemple, une princesse Battiste, fille d'Antoine de Montefeltro 763, dont on a des poésies, et surtout une canzone pleine d'énergie et de force, adressée aux princes italiens 764, qui harangua en latin, dans plusieurs occasions solennelles, l'empereur Sigismond, le pape Martin V et plusieurs cardinaux, et qui, de plus, professa publiquement la philosophie, argumenta souvent contre les philosophes les plus exercés, et remporta sur eux la victoire. Elle épousa, en 1395, Galeotto ou Galeazzo Malatesta, qui mourut cinq ans après. Restée veuve, elle se fit religieuse dans l'ordre de Sainte-Claire, et y acquit autant de réputation par sa sainteté, qu'elle s'en était fait dans le monde par ses talents.

Note 763: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 164.
Note 764: (retour) Voy. Crescembeni, t. III, p. 270.

On ne dit rien de sa fille Elisabeth; mais sa petite-fille Constance, élevée par elle, marcha sur ses traces, non pas, il est vrai, dans la poésie, mais dans la carrière de l'éloquence. Elle donna des preuves de son talent dans une occasion importante pour sa famille. Piergentile Varano, son père, époux d'Elisabeth, était seigneur de Camerino; il avait perdu sa seigneurie par les suites des guerres civiles, et avait laissé, outre sa fille Constance, un fils nommé Rodolphe, qui était privé de ce fief. En 1442, Blanche Marie Visconti, épouse du comte François Sforce, ayant fait quelque séjour dans la Marche, la jeune Constance, qui n'avait que quatorze ans, prononça devant elle un discours latin, pour la prier de faire rendre à son frère Rodolphe le domaine dont il était dépouillé. Cette harangue, composée et prononcée par un enfant, lui fit une réputation qui se répandit dès-lors dans toute l'Italie. Elle écrivit au roi Alphonse, de Naples, pour le même objet, et eut la gloire de réussir. Rodolphe fut rétabli dans sa seigneurie, sans avoir eu d'autre appui que l'éloquence de sa sœur. Elle rentra avec lui à Camerino, et adressa au peuple une autre harangue latine qui eut le même succès que la première. Elle épousa, l'année suivante, Alexandre Sforce, seigneur de Pesaro, qui l'aimait depuis plusieurs années; elle mourut en 1460, n'étant âgée que de trente-deux ans.

Elle laissa une fille nommée Battiste comme sa bisaïeule, et qui, dès l'âge de quatorze ans, comme sa mère, prononça à Milan, où elle était élevée auprès de François Sforce, un discours latin, dont l'élégance remplit tout l'auditoire d'étonnement et d'admiration. Revenue à Pesaro, dans sa famille, elle continua de s'exercer à l'éloquence. Il ne passait, dans cette cour, aucun ambassadeur, prince ou cardinal, qu'elle ne le complimentât en latin, et souvent par des discours improvisés. Devenue, en 1459, épouse de Frédéric, duc d'Urbin, elle harangua un jour le pape Pie II, avec tant d'éloquence, que lui, qui était cependant un homme très-éloquent, protesta qu'il ne se sentait pas capable de lui répondre sur le même ton. Sa mort fut encore plus prématurée que celle de sa mère. Elle mourut à vingt-sept ans, en 1472. Il ne subsiste rien des productions d'un talent si rare; et c'est de son oraison funèbre, prononcée par le célèbre Campano, et imprimée parmi les Œuvres de ce savant évêque 765, que sont tirés ces faits qui ne paraîtront peut-être pas indignes de l'histoire.

Note 765: (retour) C'est la dernière de cinq oraisons funèbres qu'on y a recueillies.

Le goût pour l'art oratoire paraît avoir été, à cette époque, aussi commun parmi les femmes que le talent poétique; et il est aisé d'expliquer comment l'éclat que l'on donnait aux succès augmentait l'ardeur pour l'étude, ou plutôt cela n'a pas besoin d'explication. La jeune Hippolyte Sforce, fille du duc François, et destinée au roi de Naples Alphonse II, avait été instruite, dès l'enfance, dans les lettres grecques par le célèbre Constantin Lascaris. Elle prononça dans plusieurs circonstances des harangues latines, entre autres devant le pape Pie II, qui fut ainsi plus d'une fois harangué par des femmes. On sait que notre roi Charles VIII le fut dans la ville d'Asti par une petite fille de onze ans, ce qui lui causa une grande surprise, ainsi qu'aux seigneurs de sa cour, réduits pour la plupart à admirer sans entendre. Cette jeune fille se nommait Marguerite Solari. Jacques Philippe Tomasini a écrit la vie et publié 766 les lettres latines d'une Laura Cereta, de Brescia, qui fut aussi très-célèbre par son savoir. Enfin, Alessandra Scala, fille de l'historien Barthélemi Scala, et femme du poëte Marulle, fut poëte elle-même; et si l'on n'a d'elle ni des vers italiens, ni des vers latins, on en a de grecs, imprimés dans les Œuvres de Politien, dont elle fut aimée.

Note 766: (retour) En 1680. Tiraboschi, ub. supr., p. 167.

J'ai parle d'une Isotte, maîtresse et ensuite femme d'un seigneur de Rimini 767, à laquelle les poëtes de son temps firent une réputation de talent poétique, et en voulurent même faire une de sagesse. Une autre Isotte eut des droits plus réels à cette double renommée. Elle était fille de Léonard Nogarola de Vérone. Quand le docte Louis Foscarini, patricien de Venise, était podestat de Vérone 768, Isotte assistait aux assemblées de savants qu'il réunissait chez lui; on y débattait des questions jugées alors très-importantes. On y examinait un jour si la première faute ne doit pas être attribuée à Adam plutôt qu'à Ève. Isotte fut du premier avis, et ce qu'elle dit là-dessus parut si beau, qu'on l'imprima un siècle après à Venise 769, avec une de ses élégies latines. On ne sait si ce furent ses préventions contre Adam qui l'engagèrent au célibat, mais on assure qu'elle mourut fille à l'âge de trente-huit ans. À Ferrare, Blanche d'Este, fille du marquis Nicolas III; à Milan, Domitilla Trivulci, fille d'un sénateur de ce nom, se distinguèrent également par leur beauté, leurs talents pour la musique et pour les arts agréables, et par l'étude qu'elles avaient faite des lettres grecques et latines, au point d'écrire facilement en prose et en vers dans ces deux langues.

Note 767: (retour) Voy. ci-dessus, p. 446.
Note 768: (retour) En 1451. Tiraboschi, ub. supr., p. 169.

Mais aucune de ces femmes n'eut alors une réputation si éclatante que Cassandra Fedele, née à Venise, vers l'an 1465. Son père Angiolo Fedeli lui fit apprendre le grec, le latin, l'art oratoire, la philosophie et la musique. Elle y fit de si grands progrès, qu'elle faisait, dès sa première jeunesse, l'admiration des savants. Parmi les épîtres familières de Politien, se trouve la réponse qu'il fit à une lettre que cette jeune Muse lui avait écrite. Elle est remplie des expressions de l'admiration la plus vive. «Vous écrivez, lui dit Politien 770, des lettres spirituelles, ingénieuses, élégantes, vraiment latines, remplies d'une certaine grâce enfantine et virginale, et cependant à la fois pleines de sagesse et de gravité. J'ai lu aussi votre discours, que j'ai trouvé savant, riche, harmonieux, noble, digne de votre heureux génie. J'ai même appris que vous avez le talent d'improviser qui a quelquefois manqué à de grands orateurs. On dit que dans la dialectique vous savez compliquer des nœuds que personne ne peut dénouer, et trouver la solution de ce qui avait été jugé et paraissait devoir rester insoluble; dans les combats philosophiques, vous savez également soutenir vos propositions et attaquer celles des autres;

Et Vierge, vous osez vous mêler aux guerriers 771.
Note 770: (retour) Epist., l. III, ép. 17.
Note 771: (retour) Audetque viris concurrere virgo. (Virgile.)

Enfin, dans cette belle carrière des sciences, le sexe ne nuit point en vous au courage, ni le courage à la pudeur, ni la pudeur au génie; et tandis que tout le monde fait retentir vos louanges, vous vous déprimez, vous vous humiliez vous-même. On dirait qu'en baissant les yeux vers la terre avec tant de modestie et de décence, vous voulez rabaisser en même temps l'opinion que tout le monde a conçue de vous, etc.» Voilà certainement une savante fort aimable, et l'on ne voit pas ce que la femme la plus jolie pourrait perdre à ressembler à ce portrait.

Ce qu'il y a de juste et de raisonnable dans la controverse, si souvent renouvelée, sur la culture des sciences et des arts de l'esprit chez les femmes, se réduit à la crainte qu'on a, ou peut-être que l'on feint d'avoir, que cette culture ne leur ôte des vertus et des moyens de plaire, propres à leur sexe. Le vrai secret pour elles de la terminer à leur avantage, c'est de tirer de cette culture même de quoi ajouter aux unes et aux autres. Sans vouloir m'engager dans cette question délicate, je n'ai rappelé ici les noms de plusieurs des femmes célèbres par leur érudition et par leurs talents poétiques ou oratoires, qui fleurirent presque à la fois dans le même pays et dans le même siècle, que pour faire mieux connaître quel était, dans ce siècle et dans ce pays, le mouvement général qui entraînait les esprits, et la direction donnée à l'éducation et aux études.




CHAPITRE XXIII.

État des lettres en Italie, à la fin du quinzième siècle; études dans les Universités, Théologie, Philosophie, Droit, Médecine, Astronomie, Astrologie; Voyages, Découverte d'un nouveau monde; Considérations générales.


Engagés depuis long-temps dans l'examen des progrès que firent, pendant ce siècle en Italie, les sciences, les lettres et tous les arts de l'esprit, nous n'avons rien dit encore des trois sciences qui ont occupé tant de place dans le tableau des premiers temps de ce qu'on appelle, un peu gratuitement, la renaissance des lettres. Nous avons annoncé, il est vrai, dans l'histoire du treizième siècle 772, que nous donnerions à l'avenir moins d'attention à la dialectique de l'école, à la théologie, au droit civil et canonique, parce que les lettres proprement dites allaient désormais réclamer cette attention toute entière. Il faut cependant en dire quelques mots, avant de quitter cette époque, et voir, du moins sommairement, si ces trois genres d'étude firent alors quelques acquisitions ou quelques pertes remarquables, si, enfin, dans ce temps où tous les esprits semblaient se diriger vers la lumière qui jaillissait de toutes parts des chefs-d'œuvre de l'antiquité, ce qui avait été presque tout autrefois, était encore quelque chose.

Note 772: (retour) Tom. I, p. 374.

Les Universités, théâtres bruyants et souvent orageux, des combats et des triomphes scholastiques, n'éprouvèrent pas, dans le cours de cette période, les mêmes vicissitudes que dans les précédentes, excepté peut-être celle de Bologne 773; vers le commencement du siècle, elle joignit aux autres facultés, des chaires d'éloquence grecque et latine, et eut pour professeurs Guarino de Vérone, Jean Aurispa, et Filelfo. Elle parut alors reprendre son ancien éclat, mais des troubles s'élevèrent. Bologne secoua le joug des papes 774 et le reprit 775; l'Université se dépeupla, et quand la paix fut rétablie, l'auteur d'une chronique du temps crut annoncer de belles espérances, en disant que le nombre des écoliers s'élèverait bientôt à cinq cents 776. On se rappelle un temps où ils montaient à dix mille. Cependant lorsque Bologne eut pour légat le cardinal Bessarion 777, l'Université se ressentit de son amour pour les lettres, et depuis lors jusque vers la fin du siècle, les Italiens et les étrangers y revinrent avec un concours presque égal à celui de ses meilleurs temps. Christian, roi de Danemarck, la visita en allant à Rome, en 1474. On cite comme un trait honorable pour l'Université, mais qui ne l'est pas moins pour ce roi, l'hommage qu'il y rendit aux sciences. Il voulut que deux de ses courtisans prissent à Bologne le grade de docteur, l'un en droit et l'autre en médecine. On éleva dans l'église de St.-Pierre un théâtre sur lequel étaient placés, selon l'usage, des sièges pour les professeurs qui devaient conférer le doctorat. On en avait disposé un plus élevé et plus magnifiquement décoré pour le roi. Mais il ne voulut point y monter, et dit qu'il regardait comme très-glorieux pour lui de s'asseoir au même rang que ceux qui étaient dans tout le monde en si grande vénération par leur savoir 778.

Note 773: (retour) Tiraboschi, t. VI, p. I, p. 57.
Note 776: (retour) Script. Rer. ital. de Muratori, vol. XVIII, p. 641.
Note 777: (retour) De 1450 à 1455.
Note 778: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 60.

L'Université de Padoue avait souffert, et du désastre des temps, et de l'érection de quelques écoles dans des villes voisines; quand la république de Venise se fut emparée de cette ville, le sénat lui accorda un privilége exclusif, qui ôtait à toutes les autres écoles de l'état vénitien, le droit d'enseigner les sciences, à l'exception de la grammaire. Venise ne s'excepta pas elle-même de cette loi; lorsque Paul II, né Vénitien, pour se faire un mérite auprès de sa patrie, lui accorda le bienfait d'une université, le sénat décréta que dans ce nouveau gymnase on pourrait bien recevoir ses degrés en philosophie et en médecine, mais qu'en jurisprudence et en théologie, on ne pourrait être reçu qu'à Padoue. Florence au contraire, devenue maîtresse de Pise, laissa d'abord languir l'Université qui y était née dans le dernier siècle. Les Florentins voulurent donner à celle qu'ils possédaient eux-mêmes toutes les préférences et toute la faveur. Ils s'aperçurent bientôt qu'ils avaient fait un faux calcul; ils députèrent quatre de leurs plus illustres citoyens, au nombre desquels était Laurent de Médicis, pour rouvrir l'école de Pise, qu'ils dotèrent convenablement 779. Le pape Sixte IV lui accorda de plus une taxe sur les biens de l'église. Sa prospérité renaissante fut troublée deux fois par la peste 780, qui en écarta les professeurs et les disciples; mais elle le fut bien davantage par l'arrivée de Charles VIII, et par les troubles et les expéditions militaires qui bouleversèrent la Toscane, pendant le reste du siècle. Ce ne fut qu'au retour de la paix qu'elle put respirer et qu'elle reprit l'état florissant, dont elle n'a plus cessé de jouir.

Note 779: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 65.
Note 780: (retour) En 1481 et 1485.

Les Universités de Milan, de Pavie, et de Ferrare, prospérèrent constamment sous la domination des Sforce et des princes de la maison d'Este. Celles de Naples, de Rome, de Pérouse, n'éprouvèrent rien de remarquable pendant ce siècle. On distingue entre celles qui prirent alors naissance, l'Université de Turin, fondée, en 1405, par Louis de Savoye, qui n'avait alors que le titre de prince d'Achaïe 781. Amédée VIII, son successeur et premier duc de Savoye, en confirma et en augmenta les priviléges. Elle attira dès-lors un grand concours, et fit tomber celle de Verceil, qui existait depuis le treizième siècle. Elle n'eut point d'autre ennemie que la peste qui la chassa plusieurs fois à Chieri 782, à Savigliano 783], à Montcalier; elle revint enfin à Turin 784, où elle a continué de fleurir jusqu'à nos jours 785.

Note 781: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 75.
Note 782: (retour) 1428; elle y resta huit ans.
Note 783: (retour) 1435; à Turin, deux ans après, d'où elle se transporta encore pour la même cause à Montcalier.
Note 785: (retour) Elle en fut encore chassée dès le commencement du siècle suivant, avec les souverains de cet état, et n'y fut ramenée que par Emanuel Philibert. Voy. t. IV, p. 112.

Nous ne pouvons prendre aucun intérêt aujourd'hui au crédit qu'eurent alors, dans toutes ces universités, les études théologiques. Les grandes occasions que les docteurs, dans la science de Thomas et de Scot, eurent de faire briller leur savoir, dans les conciles de Constance, de Bâle et de Florence, les espérances de fortune attachées à leurs succès, dans ces expéditions brillantes, où l'on voyait les simples ecclésiastiques élevés à la prélature, les évêques au cardinalat, les cardinaux décorés de la tiare, ne pouvaient qu'exciter une grande émulation parmi les jeunes théologiens, qui voyaient ouverte devant eux une si belle carrière. Mais tout ce qui se dit et s'écrivit alors de plus fort et de plus sublime, où, si l'on veut, de plus profondément inintelligible, dans les écoles et même dans les conciles, est également perdu pour nous, malgré le soin qu'en prit quelquefois l'imprimerie qui joignait dès-lors, comme elle le fait encore, à tant et de si grands avantages, l'inconvénient très-grave de multiplier et d'éterniser le mal comme le bien. Nous ne nous arrêterons qu'un instant sur deux questions qui mirent en grande rumeur le monde théologique, et qui serviront à faire connaître quel était dans ce monde-là l'esprit du temps.

L'une de ces questions roula sur un objet qui paraissait fort étranger à la théologie; mais celle-ci a toujours su, quand on le lui a permis, étendre à propos les limites de sa compétence. Les Monts-de-Piété venaient d'être institués par un moine assez peu connu, quoique saint, le B. Bernardin de Feltro, de l'ordre des frères mineurs 786. Trois papes les avaient autorisés 787; et cependant quelques théologiens et quelques canonistes prétendirent que ces établissements, fondés par un saint et brevetés par trois papes, étaient usuraires, et partant illicites. Les Monts-de-Piété eurent des défenseurs. Les deux partis trouvèrent dans l'écriture, dans les pères, dans les conciles, tout ce qu'il fallait pour les attaquer et pour les défendre; la querelle ne se termina qu'en 1515, où Léon X confirma définitivement ces institutions utiles.

Note 786: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 227.
Note 787: (retour) Paul II, Sixte IV et Innocent VIII.

L'autre question était vraiment théologique; elle eut encore pour premier auteur un religieux de l'ordre des frères mineurs et un saint 788. S. Jacques de la Marche, prêchant à Brescia, en 1462, affirma positivement que le sang versé par le Christ dans sa passion, était séparé de la divinité, et qu'ainsi on ne lui devait pas un culte de Latrie. Cette proposition parut sentir l'hérésie à un homme fait pour s'y connaître, moine de l'ordre des dominicains, et inquisiteur à Brescia. Il voulut obliger le frère Jacques à se mieux expliquer, ou à rétracter ce qu'il avait dit; mais il ne put obtenir ni l'un ni l'autre. De-là une querelle violente, d'abord entre les deux ordres, et enfin dans toute l'église. Le sage Pie II était alors souverain pontife; il voulut que la question fût débattue contradictoirement devant lui, et devant un certain nombre de théologiens d'élite. Frère Jacques et ses adversaires dirent de si belles raisons, et des choses si utiles pour la foi, que le pape imposa aux deux partis un rigoureux silence. Si l'église avait toujours eu des chefs et des juges aussi éclairés, tant d'autres questions, tout aussi vaines, n'auraient pas troublé et ensanglanté le monde.

Note 788: (retour) Tiraboschi, ibid., p. 223.

Des écrits trop volumineux et trop nombreux parurent alors, soit sur des matières spéculatives, soit sur la théologie morale. Il y eut dans ce dernier genre une Somme angélique de frère Ange de Chivas, une Somme pacifique de frère Pacifique de Novarre, qui eurent les honneurs de l'impression, et qui, selon Tiraboschi, que nous devons croire, gissent aujourd'hui couverts de poussière dans des coins de bibliothèques 789; c'est du moins un grand bien qu'elles n'en sortent plus pour embrouiller les idées, obstruer les cerveaux, ou tenir dans la mémoire une place qui n'est due qu'aux connaissances utiles et aux faits importants.

Note 789: (retour) Ub. supr., p. 234.

Ce bon et savant homme veut qu'on en excepte la Somme théologique de saint Antonin, archevêque de Florence, qui a eu un grand nombre d'éditions, et qui en eut même encore deux dans le dernier siècle; on y trouve pourtant, de l'aveu de Tiraboschi lui-même 790, quelques opinions que les théologiens, mieux éclairés, ont ensuite cessé de soutenir; le plus sûr est donc de ne rien excepter, si ce n'est cependant un travail, non sur la théologie, mais sur un livre qui est la base de cette science, et dont on ne peut disconvenir qu'elle ne s'écarte quelquefois, c'est la traduction italienne de la Bible par Malerbi. Cet auteur était vénitien et de l'ordre des Camaldules, où il n'entra qu'à l'âge de quarante-huit ans, en 1470. Sa traduction, la première qui ait été publiée en italien, est écrite en assez mauvais style, tel qu'était celui de ce temps où la langue semblait presque mise en oubli; elle eut pourtant alors un grand succès; elle a même été réimprimée plusieurs fois 791, et ne laisse pas d'être encore recherchée des curieux.

Note 791: (retour) La première édition parut en 1471, Venise, 2 vol. in-fol.; la seconde en 1477, avec une Préface de Squarciafico, où il atteste avoir aidé Malerbi dans son travail; ce qui prouve que Fontanini (Biblioth. ital., p. 673, édit. de Venise, 1737, in-4.), a eu tort de douter que cette traduction fût véritablement de lui.

Dans la première partie de ce siècle, la philosophie ne fut que ce qu'elle avait été dans les âges précédents, un aristotélisme corrompu et dénaturé, qui, de concert avec la théologie scholastique, s'établissait guide des esprits pour les égarer dans des ténèbres toujours plus épaisses, et les plonger dans des précipices sans fond. L'étude des lettres grecques, et surtout l'arrivée des Grecs en Italie après la prise de Constantinople, changèrent à cet égard l'état des choses, et n'opérèrent pas une révolution moins importante dans la philosophie que dans les lettres. Avant cette époque on avait vu fleurir presque à la fois à Venise trois dialecticiens du nom de Paul 792, que l'on a souvent confondus l'un avec l'autre dans leur célébrité, et tous trois maintenant confondus dans l'oubli. Le plus fameux de ces Paul vénitiens, qui n'était cependant pas né, mais qui fut seulement élevé à Venise, moine augustin, docteur en philosophie, en théologie et en médecine, professeur dans plusieurs universités, est appelé par plus d'un écrivain de son temps le prince des philosophes, le monarque universel des arts libéraux; il trouva pourtant quelquefois des sujets rebelles, ou plutôt des rivaux audacieux qui lui enlevèrent la palme et lui disputèrent l'empire. C'est ce qui lui arriva dans une occasion solennelle dont il n'est pas inutile de parler. Cela nous fera de plus en plus connaître et apprécier ce que c'était que la philosophie de ces temps-là.

Note 792: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 248.

Un autre philosophe de la même trempe, et qui avait à peu près la même célébrité, Niccolò Fava, osa tenir tête à notre Paul, à Bologne, dans un chapitre général de l'ordre des Augustins, devant plus de huit cents de ces moines, et en présence d'un cardinal. Il est vrai qu'un médecin de Sienne 793, qui était pourtant rival et antagoniste de Fava, le voyant dans cette position critique, vint généreusement à son secours. Paul, tout redoutable qu'il était, ne sachant que répondre à leurs arguments, eut recours aux bons mots, ou du moins aux jeux de mots, ce qui n'est pas toujours la même chose; et jouant sur le nom de Fava, dans la chaleur de la dispute, cela, dit-il, sent la fève. N'en sois point surpris, répondit Fava; rien ne convient mieux à des hommes grossiers et dépourvus de sens et d'esprit que des fèves. Et tous les moines d'applaudir, parce que, faisant sans doute peu de cas de ce mets frugal, ils se crurent aussitôt des gens d'esprit. Le sujet de l'argumentation n'avait aucun rapport aux fèves; Paul soutenait le sentiment d'Averroës sur les puissances de l'ame: Fava le combattait corps à corps; il l'enveloppa et le serra si bien dans les nœuds de sa dialectique, que le monarque universel se débattait, se tourmentait, se contredisait, sans pouvoir se débarrasser des mains d'un si puissant adversaire. Le médecin auxiliaire dit en élevant la voix: c'est Fava qui a raison, et toi, Paul, tu es vaincu. Paul, transporté de colère, s'écria sur-le-champ: Bone Deus! Voilà Hérode et Pilate devenus amis! Ce qui parut si plaisant à la grave assemblée, qu'elle éclata de rire, et leva la séance 794; dénouement digne de la pièce, et plus gai que ne l'étaient souvent ceux de ces farces doctorales.

Note 794: (retour) Tiraboschi, loc. cit., p. 250 et 251.

Ce petit échec n'empêcha point que Paul de Venise ne passât toujours pour le docte des doctes, que sa logique ou sa dialectique ne servît de règle pendant sa vie, qu'elle ne fût imprimée après sa mort 795, et qu'encore, à la fin du siècle, elle ne fût lue publiquement dans l'Université de Padoue. On imprima aussi 796 ses commentaires sur plusieurs traités d'Aristote; sur la physique, la métaphysique, les livres du monde, du ciel, de la génération et de la corruption, des météores et de l'ame. Ces ouvrages, qui eurent alors tant de célébrité, ne doivent pas être fort rares; car on en fit en peu d'années plusieurs autres éditions. Ce qui est vraiment rare, c'est qu'on se donne la peine de les chercher, et qu'on ait le désir ou le courage de les lire.

Note 795: (retour) Ce fut un des premiers livres imprimés à Milan; il le fut en 1474.

L'introduction de la philosophie grecque en Italie, fit beaucoup perdre de leur prix à ces restes de la philosophie des temps barbares. On connut enfin Aristote, non plus défiguré par les versions infidèles et les interprétations visionnaires d'Averroës et des autres Arabes, mais expliqué par des professeurs qui parlaient sa langue et qui avaient étudié sa philosophie, soit pour la professer, soit pour la combattre. On connut surtout le divin Platon; et si l'on apprit à se perdre avec lui dans des régions qu'on pourrait appeler ultra-intellectuelles, on y gagna du moins de substituer la contemplation du beau moral à la dissection minutieuse des opérations de l'intelligence, et l'élévation des sentiments aux vaines subtilités de l'esprit.

La jurisprudence était toujours, après la théologie, ce qui conduisait le plus sûrement aux distinctions, aux emplois et à la fortune 797. Aussi le nombre des jurisconsultes semblait s'accroître de plus en plus. Les Universités se disputaient les plus célèbres, élevaient à l'envi leurs appointements, comme par une espèce d'enchère, et s'enorgueillissaient de les avoir, comme on triomphe après une victoire. On les voyait souvent passer de leurs chaires au conseil des princes, et devenir les oracles des cours. Les titres pompeux ne leur manquaient pas plus qu'aux philosophes; et si ces derniers étaient les monarques du savoir, les monarques des arts libéraux, les autres étaient aussi les monarques des lois, comme Christophe de Castiglione, conseiller de Jean-Marie Visconti, second duc de Milan; les monarques des jurisconsultes du temps, comme Raphaël Fulgose de Plaisance, et plusieurs autres.

Note 797: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 371.

Jean d'Imola fut encore un de ces hommes à immense renommée; le nombre de ses élèves et leur fidélité en sont les preuves; quand il passa de l'Université de Padoue à celle de Ferrare, que le marquis Nicolas III venait de rouvrir 798, trois cents de ses écoliers le suivirent, et six cents autres vinrent de Bologne exprès pour l'entendre 799. Ce Jean d'Imola eut un élève qui ne fut pas moins célèbre que son maître. Il était de la même ville, et quoique son nom fût Alexandre Tartagni, il ne fut connu que sous celui d'Alexandre d'Imola. Il a laissé des ouvrages très-volumineux sur le Code, le Digeste, les Décrétales, les Clémentines, etc. Outre plusieurs titres glorieux qui lui furent donnés selon l'usage du temps, il eut celui de Père de la Vérité. Il faut croire qu'il le mérita; mais il noya cette vérité dans de trop gros et trop inutiles volumes, pour qu'on puisse vérifier le fait. Le droit féodal (puisqu'on est convenu d'appeler ainsi un corps de lois qui blessent tous les droits de la propriété, de la justice et de la raison), le droit féodal eut un interprète, un ré-ordonnateur et un commentateur célèbre dans Antoine de Prato Vecchio, créé comte et conseiller de l'empire par l'empereur Sigismond, et dont on a imprimé plusieurs ouvrages 800.

Note 799: (retour) Papadopoli, Hist. Gymn. Palav., vol. I, p. 212.
Note 800: (retour) Entre autres, Un Répertoire ou Lexique du Droit, Repertorium vel Lexicon juridicum, Milan, 1481, et deux autres Répertoires, sur les Œuvres de Barthole, et sur les Œuvres de Balde, qui ont aussi été imprimés depuis.

Mais aucun de ces jurisconsultes n'eut alors une réputation si grande et si universelle que François Accolti d'Arezzo, ville féconde en hommes illustres, qui se firent gloire de substituer à leur nom celui d'Aretino, se trouvant plus honorés de leur patrie que de leur famille. Ce qu'un Azzon avait été au treizième, et un Barthole au quatorzième siècle, François Accolti le fut au quinzième 801. Il professa avec le plus grand éclat dans les Universités de Ferrare, de Sienne, de Milan, de Pise; fut dans une haute faveur auprès du marquis Borso d'Este, et du duc François Sforce; laissa un grand nombre d'ouvrages, consultations et commentaires sur les Décrétales, livres sur les lois romaines, traités sur différentes matières de droit et de jurisprudence; et de plus fut un savant helléniste, et traduisit, du grec en latin, plusieurs homélies de S. Jean Chrysostôme, les lettres attribuées à Phalaris, et celles qu'on attribue aussi à Diogène le Cynique. Quelques critiques avaient imaginé un autre François d'Arezzo, à qui ils donnaient ces productions littéraires, réimprimées plusieurs fois, pour en dépouiller notre jurisconsulte; mais Mazachelli et Tiraboschi lui en ont restitué toute la gloire. Il eut aussi celle de faire des vers et de fournir une preuve de plus que ce talent peut s'allier avec des études graves et des emplois importants.

Note 801: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 394.

Dans la foule de ces légistes alors fameux, on remarque un Barthélemy Cipolla, Véronais, auteur, entre autres ouvrages imprimés, d'un Traité des Servitudes des Maisons de Ville et de Campagne 802; et plus encore un Pierre Tommai de Ravenne, non pas tant peut-être à cause de son profond savoir et de ses gros livres sur une science aujourd'hui peu en crédit parmi nous, que pour sa mémoire prodigieuse qui le rend une espèce de phénomène, bon à observer dans tous les pays et dans tous les siècles. À vingt ans, il savait par cœur tout le code 803; on lui indiquait une loi, il récitait sur-le-champ les sommaires qu'en avait faits Barthole, et quelques passages du texte. Il examinait les opinions de différents docteurs sur cette loi, proposait et résolvait toutes les difficultés. Il retenait les leçons entières de son professeur, les écrivait mot pour mot, ou bien, au moment où elles finissaient, il les récitait devant un grand nombre d'écoliers, en remontant depuis les dernières paroles jusqu'au premières. Il les mettait en vers et les répétait sur-le-champ. Un prédicateur avait cité dans un seul sermon, cent quatre-vingts textes d'auteurs qui prouvaient l'immortalité de l'ame; le jeune Tommai les répéta tous devant lui. Il retenait des sermons entiers, et les portait tout écrits au prédicateur. Il lisait rapidement une seule fois une longue suite de noms propres, et les répétait aussitôt dans le même ordre. Mais voici quelque chose de plus fort: il jouait aux échecs, un autre jouait aux dés, un troisième écrivait les nombres que les dés marquaient à chaque coup; Tommai dictait en même temps deux lettres différentes, dont on lui avait prescrit le sujet: le jeu fini, il répétait tous les mouvements qu'avaient faits les échecs, tous les nombres formés par les dés, et toutes les paroles de ses deux lettres, en commençant par la fin.

Note 802: (retour) De Servitutibus urbanorum et rusticorum prœdiorum.
Note 803: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 411.

Il attribuait ces prodiges à un art particulier de classer dans son esprit les mots et les choses; il voulut communiquer au public ce secret merveilleux, dans un livre qu'il fit imprimer à Venise, en 1491, sous le titre du Phœnix 804, livre qui a été réimprimé plusieurs fois, et qui pourtant est fort rare. Fabricius, qui l'avait vu, dit dans sa Bibliothèque de la moyenne et basse latinité 805, qu'il l'a trouvé si obscur, qu'il aimait mieux se passer toute sa vie de ce talent, que de s'engager avec l'auteur dans des méthodes si compliquées et si difficiles à saisir. C'est ce Pierre Tommai, communément désigné sous le nom de Pierre de Ravenne, qui fit admirer sa science dans une partie de l'Allemagne, à la fin du quinzième siècle 806. Le duc de Poméranie, Bogislas, revenant d'un pélerinage en Palestine, séjourna quelque temps à Venise. Son Université de Gripswald était tombée en décadence; il voulut emmener avec lui un savant qui pût la relever. Il choisit Pierre de Ravenne parmi tous ceux qui florissaient alors à Padoue et à Venise, obtint quoique avec peine son congé du doge, et partit avec le professeur, sa femme et ses enfants. Tous ceux de ses élèves qui étaient Allemands voulurent le suivre. En arrivant à Gripswald, il fut reçu avec les plus grands honneurs. Il y professa quelques années; mais, ayant perdu tous ses enfants à l'exception d'un seul, il voulut retourner en Italie, et n'y put jamais arriver. On le voit successivement arrêté par le duc de Saxe et par d'autres souverains, et dans une extrême vieillesse obtenant les mêmes succès, jouissant partout des mêmes honneurs. On perd enfin ses traces, et l'on ne fait plus que des conjectures sur le temps et le lieu de sa mort. Cela importe assez peu; mais il n'est pas sans intérêt de voir un savant Italien aller, quoique chargé d'années, répandre, vers le Nord, les bienfaits de la science, il peut aussi n'être pas inutile de voir encore un exemple de ce que deviennent souvent au bout de trois ou quatre siècles, les succès les plus étendus et les renommées les plus brillantes.

Note 804: (retour) Phœnix, sive ad artificialem memoriam comparandam brevis quidem et facilis, sed re ipsâ et usu comprobatâ introductio.
Note 805: (retour) Vol. VI, p. 58.
Note 806: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 414.

On trouve encore dans cette foule presque innombrable de docteurs et de professeurs, parmi les noms que quelque circonstance particulière peut engager à conserver, ceux de Barthélemy Soccino de Sienne, et de son antagoniste le célèbre Jason dal Maino; ils disputèrent souvent ensemble dans l'Université de Pise, et leurs combats firent tant de bruit, que Laurent de Médicis voulut en être témoin, et fit, un jour, exprès le voyage 807. Ce jour-là, les deux rivaux firent preuve égale de leur présence d'esprit, si ce n'est de leur bonne foi. Jason, pressé par son adversaire, imagina, pour lui échapper, d'inventer sur-le-champ un texte et de le citer à l'appui de son opinion. Soccino s'en aperçut, inventa aussitôt un texte contraire, et le cita en faveur de la sienne. «Je voudrais bien savoir, dit le premier, où tu as été prendre ce texte; c'est, répondit le second, tout auprès de celui que tu viens de citer toi-même.» Soccino était un homme d'un esprit mordant, joueur, libertin et prodigue; malgré les chaires lucratives qu'il remplit, et les ouvrages qu'il publia, il mourut pauvre 808, et ne laissa même pas de quoi se faire enterrer. Jason eut un caractère et une conduite tout-à-fait contraires. Sa vie fut régulière et honorée. Il fut chargé par les ducs de Milan de plusieurs missions d'éclat qu'il remplit avec dignité. Il reçut de l'empereur Maximilien, devant qui il avait prononcé un discours, le titre de comte Palatin; et de Louis Sforce, dit le Maure, celui de Patrice et la charge de sénateur. Quand Louis XII se rendit à Milan, après la prise de Gènes, la renommée de Jason lui inspira la curiosité de l'entendre. Le roi se rendit donc à l'Université avec une suite nombreuse, où se trouvaient cinq cardinaux; Jason récita une de ses leçons, dont Louis fut si satisfait, qu'il embrassa le professeur lorsqu'il descendit de sa chaire. Le roi s'entretint ensuite familièrement avec lui, et lui demanda, entre autres choses, pourquoi il ne s'était point marié; «c'est, répondit l'ambitieux Jason, afin que le pape puisse apprendre par le témoignage de V. M. que je ne suis pas indigne du chapeau de cardinal.» Paul Jove, en rapportant ce fait 809, dont il fut témoin, ne dit pas si le roi promit de lui rendre ce témoignage; ce qui est certain, c'est que Jason n'eut point le chapeau. On dit qu'il devint fou peu de temps avant sa mort 810, peut-être du chagrin de ne le pas avoir.

Note 807: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 421.
Note 809: (retour) Elog. Doctor. Vir., p. 126.
Note 810: (retour) Il mourut à Pavie, le 22 mars 1519.

Le droit canon conduisait plus aisément que le civil à cet honneur si envié par Jason. Il eut alors un nombre peut-être plus grand encore de professeurs savants et fameux; mais si, dans l'état actuel des lumières, on s'intéresse médiocrement au sort du Code, du Digeste et de leurs verbeux commentateurs, on s'intéresse moins encore aux Décrétales, aux Clémentines et aux Extravagantes; d'ailleurs les plus célèbres de ces canonistes furent en même temps docteurs en l'un et en l'autre droit. On a donc déjà vu le nom de ceux qui pouvaient mériter quelque mention particulière, et il est plus que temps de quitter une science qui ne sera jamais dans un grand crédit chez aucun peuple, sans prouver, par cela même que, chez ce peuple, la législation est mauvaise, et par conséquent la civilisation imparfaite.

Le crédit dont peut jouir la médecine ne prouve pas la même chose; il prouve seulement que chez un peuple les hommes souffrants sont faibles, et croient facilement aux moyens qu'on leur dit avoir de conserver la vie et de rendre la santé. Or, c'est chez tous les peuples et dans tous les siècles que les hommes sont ainsi. Tout est dit contre la médecine quand on l'a nommée un art incertain et conjectural. L'expérience et l'étude attentive de la nature peuvent seules fixer son incertitude, et changer en axiôme ses doutes et ses conjectures; mais quel était, au quinzième siècle l'état de ces deux guides nécessaires? On suivait aveuglément des systèmes dépourvus d'expériences, ou un empyrisme sans système. La nature était encore toute couverte de ce voile que l'on commence à soulever. La médecine était pourtant très-honorée. Dans presque toutes les Universités elle était enseignée avec éclat; elle ne menait pas, comme le droit, aux charges et aux emplois publics; mais elle était elle-même une charge, une fonction, une dignité fondée sur la base très-solide de l'attachement à la vie.

Elle fut surtout dans un haut crédit à Milan, sous Philippe-Marie Visconti. Jamais prince ne s'occupa plus que lui des médecins, et ne leur donna plus d'occupation. Dans sa chambre, à table, à la chasse, partout et toujours, il fallait qu'il en eût auprès de lui, à la moindre douleur, il les faisait tous appeler; il les consultait sans cesse; il écoutait leurs conseils, mais ce n'était pas toujours pour les suivre. Quand ils contrariaient ses desseins ou ses goûts, il n'en faisait qu'à sa volonté; et si les médecins s'obstinaient, il les chassait de sa cour 811. Les Sforce n'y eurent pas moins de foi que les Visconti. Milan fut donc alors la ville d'Italie où ils fleurirent en plus grand nombre; mais dans les autres parties, dans toutes les Universités, ils furent aussi très-nombreux. L'histoire de cette science offre dans ce siècle, en Italie, les noms d'une quantité prodigieuse de professeurs, dont plusieurs ont laissé, dans des ouvrages à peine connus aujourd'hui des gens de l'art, des preuves assez médiocres de leur savoir; on ne voit pas qu'aucun d'eux ait ouvert des routes nouvelles, ni fait faire des pas ou des progrès réels à la science. Il serait inutile de répéter ces noms, qui ne rappelleraient qu'une gloire éteinte et des souvenirs effacés.

Note 811: (retour) Pier Candido Decembrio dans sa Vie de Philippe-Marie Visconti, Script. Rer. ital., vol. XX.

Il en est pourtant quelques-uns auxquels des circonstances particulières attachent de l'intérêt; Michel Savonarole, professeur à Padoue, et grand-père du trop fameux Dominicain Jérôme Savonarole, laissa, outre quelques ouvrages de profession, un éloge de Padoue, qui contient d'utiles renseignements sur cette ville; l'histoire le cite souvent, et Muratori l'a jugé digne d'entrer dans sa grande collection 812. Pierre Leoni de Spolète ne se livra pas seulement à la médecine, mais à la philosophie platonicienne; il fut intime ami de Marsile Ficin, et ce fut sans doute ce qui le fit appeler auprès d'un malade dont la mort entraîna la sienne. N'ayant pu sauver la vie à Laurent de Médicis, il fut trouvé noyé dans un puits, à Correggio. On dit alors qu'il s'y était jeté de désespoir; mais les plus clairvoyants accusent un homme puissant de l'y avoir fait jeter; et celui que Sannazar indique assez clairement, dans une de ses élégies italiennes 813, et à qui l'histoire impute cette barbare et injuste vengeance, est Pierre de Médicis, fils de Laurent 814.

Note 812: (retour) Scriptor. Rer. ital., vol. XXIV.
Note 813: (retour) C'est celle qui termine l'édition de Padoue, Comino, 1723, in-4., p. 412.
Note 814: (retour) Tiraboschi, t. VI, p. 345.

Gabriel Zerbi, de Vérone, eut une mort encore plus funeste. Après avoir professé la médecine à Rome et à Padoue, il la professait à Venise lorsqu'un grand personnage parmi les Turcs, attaqué d'une maladie grave, y envoya demander un habile médecin. Gabriel, choisi par le doge, partit, guérit le Turc, reçut de riches présents et revenait très-content avec un fils tout jeune, qu'il avait emmené dans ce voyage. À peine était-il en chemin, que le Turc, s'étant livré à quelques excès, retomba malade et mourut. Ses enfants soupçonnèrent le médecin italien de l'avoir empoisonné; on le poursuivit, on l'atteignit, et après lui avoir donné l'horrible spectacle de voir scier en deux son enfant, on le fit périr du même supplice 815. Ce malheureux Zerbi a laissé un livre de métaphysique, et un autre d'anatomie 816, dont M. Portal donne un extrait dans l'histoire de cette science 817. Jean Marliani, de Milan, fut à la fois mathématicien, philosophe et médecin célèbre. Il donnait des leçons de toutes ces sciences, et l'on venait pour les suivre, même des pays étrangers. On le nommait en philosophie un Aristote, un Hippocrate en médecine, en astronomie un Ptolémée; cela ne nous est pas nouveau, mais ce qui l'est, c'est que ces titres magnifiques lui furent donnés dans un édit du duc de Milan 818. Marliani écrivit, dans ces trois différents genres, beaucoup d'ouvrages que l'on cite, mais sans dire s'ils justifient cette grande réputation de l'auteur 819. Alexandre Achillini, Bolonais, frère du poëte Jean Philotée, dont nous avons parlé, fut plus célèbre philosophe que médecin 820, et ce nom d'Achillini, porté, dans le siècle suivant, par un second poëte petit-fils du premier, fut encore plus illustré en poésie qu'en philosophie et en médecine.

Note 815: (retour) Valerianus, de Infel. Liter., l. I.
Note 816: (retour) Medicus theoricus, c'est-à-dire, le professeur de médecine théorique.
Note 817: (retour) Tom. I, p. 247 et suiv.
Note 818: (retour) Jean-Galeaz-Marie Sforce; l'édit est du 26 septembre 1483.
Note 819: (retour) Voyez-en la liste dans Argelati, Bibl. Script. Mediol, t. II, part. I.
Note 820: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 359.

Niccolò Leoniceno, de Vicence, mérite un article à part, sinon comme médecin, du moins comme savant littérateur, et comme l'un des plus forts érudits de ce siècle où il en existait de si forts. Il traduisit le premier, en latin, les Œuvres de Galien. Pratiquant peu la médecine, «je sers mieux le public, disait-il, qu'en visitant les malades, puisque j'instruis les médecins». On distingue entre ses ouvrages, celui où il examine les erreurs de Pline et des autres anciens auteurs qui ont écrit sur les simples employés comme médicaments 821, ce livre lui fit des querelles avec plusieurs savants; il les soutint sans aigreur: il entrait dans son régime de ne se fâcher jamais. Son empire sur toutes ses passions, sa vie chaste et sobre, lui donnèrent une santé inaltérable; il vécut jusqu'en 1524, et mourut à quatre-vingt-seize ans. Il traduisit aussi en latin les Aphorismes d'Hippocrate, en italien les Histoires de Dion, de Procope et quelques dialogues de Lucien: il écrivit le premier en Italie sur la maladie qu'on y appelle mal français, qu'on nomme en France mal de Naples, et qui, dit-on, ne commença à être connue en Europe qu'en 1494 822. On a enfin de lui trois livres d'Histoires diverses, des Lettres et d'autres Opuscules, qui annoncent des connaissances aussi variées qu'étendues.

Note 821: (retour) Plinii et aliorum plurium auctorum, qui de simplicibus medicaminibus scripserunt errores notati, etc.; Bude, 1532, in-fol.
Note 822: (retour) De Morbo Gallico, Venise, Alde, 1497. Les Œuvres de Leoniceno ont été recueillies, Bâle, 1533, in-fol.

L'astronomie était encore alors trop souvent accompagnée des rêveries de l'astrologie judiciaire, mais souvent aussi elle marchait sans cette déshonorante escorte. La crédulité des grands était l'encouragement de la charlatanerie des astrologues. Philippe-Marie Visconti n'en était pas moins entouré que de médecins. L'historien de sa vie 823 nomme avec soin tous ceux qu'il fit venir à sa cour, et décrit les formes superstitieuses avec lesquelles il les consultait dans toute affaire. Ils perdirent tout en le perdant. François Sforce n'était pas homme à leur donner de l'emploi 824; leurs noms ne furent plus prononcés sous son règne qu'avec le mépris qui leur était dû. Parmi ceux qui joignirent à quelque faible pour l'astrologie de grandes connaissances astronomiques, on distingue Jean Bianchini, Bolonais, selon les uns, et Ferrarois selon d'autres, qui publia des tables astronomiques, où sont combinés tous les mouvements des planètes; elles furent réimprimées plusieurs fois dans le siècle suivant 825, et valurent à leur auteur, de la part de l'empereur Frédéric III, la permission, pour lui et pour ses descendants, d'ajouter l'aigle impérial à leurs armes 826. Un autre Ferrarois, Dominique-Marie Novara, fit un présent plus précieux au monde; il lui donna le grand Copernic. Ce Novara était un génie hardi et qui aimait à se frayer des routes nouvelles; il ne serait pas impossible que le jeune Copernic, son élève, qu'il associait à toutes ses observations astronomiques, eût reçu de lui les premières idées de son Système du monde.

Note 823: (retour) Pier Candido Decembrio, ub. supr.
Note 824: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 298.
Note 825: (retour) Id. ibid., p. 299.
Note 826: (retour) Id. ibid., p. 302.

J'en suis fâché pour un art que j'aime; mais je trouve parmi les astrologues les plus connus de ce siècle un des ses plus savants musiciens. La musique qu'on avait d'abord enseignée dans les écoles publiques, et qui était au nombre des sept arts, n'était que le plain-chant. Mais l'art avait fait des progrès, et la musique, telle qu'elle était au temps dont nous parlons, n'avait point, à proprement parler, d'école. Louis Sforce fut le premier qui pensa à en fonder une pour elle à Milan; et le premier professeur de cette école fut Franchino Gaffurio. Il était né à Lodi, le 14 janvier 1451 827; dans sa jeunesse, il alla montrant son art à Vérone, à Mantoue, à Gènes et jusqu'à Naples. Chassé de cette dernière ville par la peste et par les incursions des Turcs, il revint à Lodi, où il enseignait la musique aux enfants, lorsqu'il fut appelé à Milan par Louis-le-Maure 828. Il y composa plusieurs ouvrages estimés, sur la théorie et la pratique de cet art 829, et fit traduire de grec en latin, les ouvrages des anciens auteurs sur la musique. Il était de plus assez bon poëte, très-habile en astronomie, et malheureusement aussi en astrologie. Ce fut d'astrologie et non d'astronomie qu'il fut professeur à Padoue en 1522, lorsque la chute de Louis Sforce, et les révolutions de Milan eurent renversé sa chaire musicale. Il avait alors soixante-onze ans, et mourut peu de temps après.

Note 827: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 327.
Note 829: (retour) Theoricum opus harmonicæ disciplinæ, Milan, 1492, in-fol.; Practica Musicæ utriusque cantûs, ibid., 1496; de armo nicâ Musicorum instrumentorum, ibid., 1418.

La Toscane fut un des états de l'Italie où les études astronomiques furent suivies avec le plus d'ardeur; mais ce fut aussi l'une de celles où l'astrologie judiciaire y mêla le plus ses erreurs. On croit que Marsile Ficin lui-même eut la faiblesse d'y donner quelque créance. Pic de la Mirandole résolut au contraire de les combattre ouvertement. Son Traité en douze livres contre l'astrologie, qui ne parut qu'après sa mort, jeta l'alarme parmi les charlatans et parmi les dupes. Le savant astronome et astrologue Lucio Bellanti y répondit par une Défense de l'astrologie 830, aussi en douze livres, précédés d'un livre de questions sur la vérité de l'astrologie 831. L'auteur paraît de la meilleure foi du monde dans cette apologie. Il parle avec la plus haute estime de celui à qui il répond. Il regrette que ceux qui ont publié son ouvrage après sa mort, aient imprimé cette tache à son nom, et il ne doute pas que s'il eût vécu, il n'eût supprimé une production si peu digne de lui 830. Lorenzo Buonincontri de San Miniato mêla aussi les rêveries astrologiques à la science de l'astronomie, et méritait, plus qu'aucun autre, d'en être exempt 833. Obligé de quitter sa patrie dès sa jeunesse, il eut pendant plusieurs années une destinée errante. Il passa ensuite à Naples auprès du roi Alphonse. Il y expliqua le poëme de l'Astronomie de Manilius, et compta le célèbre Pontano parmi ses disciples. Outre divers ouvrages astronomiques et astrologiques en prose, on en a de lui un, en trois livres et en vers hexamètres, intitulé Des Choses naturelles et divines 834, où il mêle, selon son caprice, un abrégé de la religion chrétienne avec des folies astrologiques, et avec quelques notions saines et exactes de géographie et d'astronomie. Il cultiva aussi l'histoire, et composa des annales dont une partie est imprimée dans le grand recueil de Muratori 835, et l'Histoire des Rois de Naples, aussi imprimée en grande partie dans un autre recueil 836. Malgré tout son savoir et tous ses talents, il vécut pauvre, et ne dut peut-être qu'à la libéralité du cardinal Riario de ne pas mourir de misère.

Note 830: (retour) Astrologiæ defensio contra Joannem Picum Mirandulanum.
Note 831: (retour) De Astrologiæ veritate liber Quæstionum.
Note 832: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 304.
Note 833: (retour) Id. ibid., p. 306.
Note 834: (retour) Rerum Naturalium et Divinarum, sive de rebus cœlestibus libri tres.
Note 835: (retour) Depuis 1360 jusqu'en 1458. Script. Rer. ital., vol. XXI.
Note 836: (retour) Delitiœ eruditorum, du docteur Lami, vol. V, VI, VIII.

Celui de tous ces astronomes qu'on peut regarder comme le plus célèbre, et qui fut le plus entièrement à l'abri des folies qui dégradaient alors cette science, c'est Paul Toscanelli, né à Florence, en 1397 837, auteur du superbe Gnomon de la cathédrale de cette ville, dont le savant La Condamine, en passant à Florence, en 1755, eut la gloire de solliciter et d'obtenir la réparation. Le savoir de Toscanelli était si universellement reconnu dans l'Europe, que la roi Alphonse de Portugal voulut avoir son avis sur le projet de navigation aux Indes orientales. Toscanelli répondit aux questions qui lui furent faites, par deux lettres, l'une adressée à Fernando Martinez, chanoine de Lisbonne, l'autre à Christophe Colomb: il y joignit une carte de navigation, relative à ce projet, et ne contribua pas peu, par ses conseils, au succès de l'entreprise 838. C'est aux astronomes, c'est aux ouvrages qui ont pour objet l'astronomie, qu'il convient de rappeler les services que cet illustre Florentin rendit à la science. En parlant de ses deux réponses aux questions du roi de Portugal, je viens de toucher un sujet dont l'intérêt plus général veut que nous nous y arrêtions davantage. Le goût pour les navigations lointaines, et l'ardeur pour les découvertes, qui régnait alors, en produisirent une à jamais célèbre, l'un des grands événements qui signalent ce siècle mémorable, et qui en doit terminer le tableau.

Note 837: (retour) Tiraboschi, ub. supr., p. 308.
Note 838: (retour) Voy. la Vie de Christophe Colombo, par Ferdinand Colombo son fils, et le Traité sur le Gnomon de Florence, par l'abbé Ximenès.

La passion pour les voyages de long cours était née depuis long-temps en Italie. Dès la fin du treizième siècle, le Vénitien Marc-Paul avait publié la relation de ceux qu'il avait faits dans les Indes orientales, à la Chine et au Japon; elle avait excité de toutes parts le désir de l'imiter, de découvrir des pays nouveaux, et de voir de ses yeux tant de merveilles. Le nombre des voyageurs fut considérable dans le quatorzième siècle, et les Portugais qui, dans le quinzième, semblèrent inspirés par le génie des découvertes, eurent pour conseil un Florentin, et pour coopérateur, ou plutôt pour guide, un Italien, dont la patrie positive a été long-temps incertaine, que Gênes, Plaisance et le Montferrat se sont disputés, mais qu'un savant Piémontais a récemment et définitivement prouvé appartenir au Montferrat 839. Celui-ci s'élançant plus loin dans la carrière, non content de découvertes partielles, ajouta une quatrième partie au globe, et fit à l'ancien univers le présent d'un nouveau monde. Enfin un autre Italien, plus heureux paraît avoir démontré que Colombo était né dans le Montferrat, au château de Cuccaro, qui appartenait à sa famille., donna son nom à cette partie nouvelle de la terre, qui a exercé depuis une si grande influence sur les trois autres, et principalement sur l'Europe, sans qu'on ait osé décider encore si ce n'a pas été en général, et à tout considérer, une influence funeste.

Note 839: (retour) Après avoir examiné les trois opinions contradictoires qui existaient au sujet de la patrie de Christophe Colombo, Tiraboschi s'était décidé en faveur de Gênes, t. VI, part. I, p. 172 et suiv. M. Galeani Napione, de l'académie de Turin, a réfuté Tiraboschi par une Dissertation, insérée d'abord dans les Mémoires de cette illustre académie (Littérature et Beaux-Arts, année 1805), réimprimée depuis, avec des augmentations considérables, Florence, 1808, in-8.; et il parait avoir démontré que Colombo était né dans le Montferrat, au château de Cuccaro. qui appartenait à sa famille.

Cristoforo Colombo, né en 1442 à Cuccaro, dans le Montferrat, de parents nobles, mais pauvres, transporté à Gênes encore enfant, montra, dès sa jeunesse, un goût décidé pour la mer. Il fit son apprentissage avec un célèbre corsaire, son parent, et du même nom que lui. Ayant fait un commencement de fortune, il s'associa son frère, Barthélemy Colombo, qui dessinait très-habilement des cartes géographiques à l'usage des navigateurs. Ils s'établirent tous deux à Lisbonne, où Christophe se maria. En observant les cartes géographiques de son frère, et en écoutant les récits que les navigateurs portugais faisaient de leurs voyages, il conçut les premières idées de sa découverte. Ce fut alors qu'il écrivit à Paul Toscanelli, et qu'il en reçut une réponse propre à l'encourager dans son entreprise; mais elle exigeait des dépenses qu'un gouvernement seul pouvait faire. Colombo fit d'abord au sénat génois l'hommage de ses projets: on les traita de rêves et de visions. Jean II, roi de Portugal, y fit un meilleur accueil; mais les commissaires qu'il nomma eurent l'indignité de dérober à Colombo ses cartes et ses plans, et de faire partir sur une caravelle un pilote qui heureusement ne fut pas assez habile pour en faire usage, et revint en Portugal comme il en était parti. Colombo indigné abandonne ce pays, envoie son frère en Angleterre, passe lui-même en Espagne, proposant partout son nouveau monde, et ne pouvant le faire agréer à personne. Il écrivit à la cour de France, qui à peine daigna lui répondre. Un moine franciscain, nommé Marchena 840 , reparla de lui à la cour d'Espagne; on l'écouta enfin; mais les prétentions de Colombo parurent trop fortes, et ayant encore éprouvé des refus, il était prêt à quitter l'Espagne, lorsque la prise de Grenade sur les Maures changea les dispositions de la cour. Au milieu de la joie que répandit cette conquête, la reine Isabelle, sollicitée de nouveau, adopta définitivement le projet. Colombo fut appelé, reçu avec honneur, et créé, par des lettres-patentes, amiral perpétuel et héréditaire dans toutes les îles et continents qu'il viendrait à découvrir, vice-roi et gouverneur de ces mêmes pays, avec la dixième part de tout ce qu'ils pourraient produire, outre le remboursement de ses dépenses.

Note 840: (retour) Fra Giovanni Perez de Marchena.

Le 3 août 1492 fut le jour mémorable où il partit du port de Palos avec trois caravelles pour la plus grande entreprise qu'on ait jamais tentée 841. On sait quel fut le succès de ce premier voyage, les découvertes qu'il fit, et la réception magnifique et triomphante qui lui fut faite à Barcelonne, lorsqu'il y parut à son retour. Dix-sept vaisseaux furent mis sous ses ordres. Cette seconde expédition, aussi glorieuse que la première, fut troublée par les manœuvres de l'envie. Colombo revint en Espagne, et les déconcerta par sa présence. Mais à son troisième voyage, lorsqu'après avoir déjà donné à cette cour plusieurs îles, entre autres Cuba, St.-Domingue, la Jamaïque, la Trinité, il avait commencé à découvrir le continent qu'il prenait encore pour une île, l'envie obtint un premier triomphe: Colombo fut destitué de ses emplois, et ramené en Europe chargé de fers. Dès qu'il put se faire entendre, il cessa de paraître coupable, et cependant toute la grâce qu'il put obtenir, fut d'aller dans un quatrième voyage 842 s'exposer à de nouveaux dangers, pour conquérir à un gouvernement ingrat des terres et des richesses nouvelles. À son dernier retour en Espagne, en 1504, il se trouva privé d'un puissant appui. La reine Isabelle n'était plus. Ferdinand, prévenu par les ennemis de Colombo, n'eut plus personne auprès de lui pour le défendre. Des délais, de vaines promesses, des propositions humiliantes, devinrent l'unique récompense de tant de travaux et de services: et tandis que les trésors de la Castille se grossissaient chaque jour du produit des découvertes de ce grand homme, il mourut de chagrin, plus encore que des suites de ses fatigues, à l'âge de soixante-cinq ans.

Note 841: (retour) Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 180.

Lorsqu'il eut été dépossédé de ses emplois et amené captif en Europe, un autre amiral fut chargé de continuer la découverte du Nouveau Monde. Cet amiral, nommé Alphonse d'Ojeda, avait sur sa flotte un homme destiné à recueillir la gloire de cette expédition et de celles du malheureux Colombo. Il se nommait Amerigo Vespucci. Né à Florence le 9 mars 1451 843, d'une famille noble, il fut envoyé par son père en Espagne, pour y apprendre le commerce. Le bruit que faisaient à Séville les découvertes de Colombo lui inspirèrent le désir d'en faire de semblables. Il était très-instruit en astronomie, en cosmographie, et avait appris la navigation, soit dans des voyages précédents, soit par des études que sa passion naissante lui avait fait entreprendre. Lorsque la flotte d'Alphonse d'Ojeda partit, il obtint du roi d'y être employé. Quelques auteurs ont prétendu qu'il fut lui-même commandant de cette flotte, mais l'autre opinion paraît beaucoup plus probable. On l'accuse aussi d'avoir, dans les narrations de ses voyages, commis des erreurs volontaires de dates pour s'attribuer l'honneur d'avoir abordé le premier au continent du Nouveau-Monde, que cependant Colombo avait découvert et reconnu avant lui. Quoi qu'il en soit, après plusieurs voyages signalés par des découvertes, dont il a laissé la description dans des lettres que l'on possède imprimées 844, il revint en Espagne, et fut fixé à Séville en 1507, avec le titre de pilote majeur. Son emploi était d'examiner tous les pilotes, et de leur désigner les routes qu'ils devaient tenir en naviguant: titre et fonctions très-convenables, dit le judicieux Tiraboschi 845, pour un homme versé dans la science de la navigation, mais au-dessous du mérite de celui qui aurait commandé en chef une flotte, et découvert le continent d'un nouveau monde. Ce fut cet emploi qui lui fournit l'occasion de rendre son nom immortel, en le donnant aux pays nouvellement découverts. En dessinant les cartes pour servir de guides à la navigation des pilotes, il indiquait le nouveau continent par le nom d'America 846, et ce nom, répété par les navigateurs et par les pilotes, devint bientôt universel. Les Espagnols eurent beau s'en plaindre, ce nom est resté au Nouveau-Monde. De quelque nature que fussent les droits d'Amerigo Vespucci pour le lui donner, suivant l'observation très-simple et très-juste des auteurs de l'Histoire des voyages 847, après une si longue possession, il est trop tard pour les combattre.

Note 843: (retour) Bandini, Vita di Amerigo Vespucci, Florence, 1745, in-4., cap. II, p. xxiv.
Note 844: (retour) À la suite de sa Vie, écrite et publiée par Angelo Maria Bandini, ub. supr.
Note 845: (retour) Tom. VI, part. I, p. 190.
Note 846: (retour) Tiraboschi, loc. cit.
Note 847: (retour) Traduite et rédigée par l'abbé Prévôt, t. XLV, p. 255.

Les Florentins qui ont conservé de leurs anciennes mœurs l'usage de tenir fortement à la gloire de leurs illustres concitoyens, défendent celle de ce célèbre voyageur contre tous les reproches que lui font les Espagnols, les Génois, et qui sont, malgré leurs efforts, adoptés par les historiens les plus impartiaux et les juges les plus intègres. Ils tiennent, pour ainsi dire, éternellement allumé devant son nom le Fanale qui le fut devant sa maison, par décret de la république 848. C'était un honneur que leurs aïeux n'accordaient qu'à ceux qui avaient bien mérité de la patrie.

Note 848: (retour) Bandini, Vita, etc., p. xlv.

Quand le bruit des voyages d'Amerigo Vespucci et l'éclat de son nom se répandirent dans l'Europe, on fit des fêtes à Florence, et la seigneurie envoya, devant la maison de sa famille, les lumières qui y restèrent allumées pendant trois nuits et trois jours; c'est ce qu'on nommait il Fanale. On illuminait alors dans toute la ville, et les nobles étaient obligés d'entretenir des feux au haut de leurs maisons ou de leurs palais, pour se montrer d'accord avec l'allégresse publique. C'est ainsi que ce peuple sensible savait honorer ses grands hommes.

Tel fut le mémorable événement qui termine avec tant d'éclat l'histoire du quinzième siècle. Si l'on parcourt d'un œil rapide son étendue entière, on en voit les différentes parties marquées par diverses époques, qui sont liées ensemble comme les actes d'un drame. Au commencement, on se retrace, comme dans une exposition, la gloire du siècle passé, les trois grands phénomènes qui ont paru sur l'horizon littéraire, la langue fixée par eux, et les modèles inimitables qu'ils ont laissés. On reconnaît que s'il est jamais possible de s'élever à leur hauteur, c'est en suivant la même route, en marchant avec eux sur les pas des anciens, en se pénétrant des beautés de leur langage, de la sublimité de leurs conceptions, de la grandeur et de la finesse également naturelles de leur style. On semble quitter alors une langue naissante, on se livre tout entiers à la recherche des ouvrages des anciens et à leur étude. Le latin redevient, pour ainsi dire, la seule langue écrite, et le grec seul est encore une langue savante. On redouble d'ardeur pour l'apprendre, et pour en posséder les monuments. Nulle dépense n'est épargnée, nulle peine ne rebute, nul voyage n'effraie. On parcourt, on explore, on fouille l'Europe entière: un commerce s'établit en Orient, non pour des objets matériels de consommation ou de luxe, mais pour les trésors de l'ame et les richesses de l'esprit. L'Italie est ainsi préparée, quand l'Orient s'écroule, et jette en quelque sorte dans son sein, des savants, des philosophes, des littérateurs dispersés, emportant avec eux, comme leurs dieux pénates, non les statues de leurs ancêtres, mais les productions de ces grands génies et leurs chefs-d'œuvre immortels. Ils arrivent dans des lieux si bien disposés à les recevoir, comme dans une seconde patrie. Ils n'y trouvent pas seulement un asyle, mais des distinctions, des honneurs. Des chaires s'élèvent pour eux, des gymnases leur sont ouverts; Aristote retrouve son lycée et Platon son académie.

Mais ces richesses dérobées par les Grecs fugitifs aux flammes qui avaient consumé tout le reste, et celles qu'on avait retirées avec tant de peine du fond des cloîtres d'Europe, où tant d'autres avaient péri, pouvaient périr encore. Le temps et ses révolutions, la guerre et ses fureurs, pouvaient amener un dernier désastre que rien n'aurait pu réparer. Un art conservateur et propagateur est donné aux hommes. L'imprimerie est inventée, et les œuvres du génie, et les oracles de la vérité sont désormais impérissables. Enfin l'univers connu ne paraît plus suffire à l'ambition de l'esprit humain, au désir qu'il a d'accroître ses lumières et ses jouissances; il se trouve trop serré dans cet univers; on en découvre un autre, nouveau théâtre où il s'élance, pour en rapporter des richesses nouvelles, et dans l'espoir d'arracher à la nature ses derniers secrets.

Heureux les hommes s'ils n'y étaient conduits que par ces nobles passions, si la vile et insatiable soif de l'or ne les y guidait pas, si elle n'entraînait à sa suite la ruine, la dévastation, les infirmités nouvelles, les fléaux destructeurs, l'intarissable effusion de sang humain, l'extinction de races entières, l'esclavage d'autres races, accompagné des plus atroces barbaries, et dans le lointain, la vengeance de ces excès par des atrocités non moins horribles! Mais, telle est la malheureuse condition de l'homme, la somme des biens et des maux lui fut donnée dans une mesure inégale. Il lutte en vain contre cette inégalité primitive; et dès qu'il ajoute par son industrie aux biens qui lui furent permis, il semble que la fatalité de sa nature augmente en proportion le nombre et l'intensité de ses maux.

Cependant soyons justes: connaissons nos misères, mais ne les exagérons pas. En parcourant dans cet ouvrage les annales des progrès de l'esprit humain, pendant près de dix siècles, nous avons constamment observé que du moment où les lumières, éteintes par la combinaison simultanée de plusieurs causes que nous avons tâché de connaître, recommencèrent au dixième siècle à jeter une faible lueur, elles ont toujours été croissant, sans faire un seul pas rétrograde, jusqu'au moment où nous voilà parvenus; qu'aucun des maux qui affligèrent alors l'Italie et l'Europe, ne vint de ces progrès de l'esprit, mais des sources trop connues et trop compliquées du malheur de toutes les sociétés civiles; qu'au contraire, à mesure que les lumières se sont accrues, que les plaisirs de l'esprit se sont fait sentir, que les talents se sont multipliés, épurés et agrandis, la triste condition humaine s'est adoucie, l'homme a repris à la fois plus de noblesse, de vertus et de bonheur, et qu'il lui a fallu, si j'ose le dire, s'ouvrir de nouvelles sources d'infortunes, pour que l'arrêt de sa destinée fût accompli, et pour que leur masse pût surpasser encore celle de ses jouissances et de la félicité convenable à sa nature.

Nous verrons cette vérité consolante confirmée dans la suite par les autres parties de cette Histoire. Nous n'aurons plus à parcourir des époques aussi arides. La nuit de la barbarie et de l'ignorance est dissipée: les ténèbres du faux savoir, et la triste lueur du pédantisme font place au jour pur de la saine littérature, de l'érudition choisie et du goût; les grands modèles ont reparu dans tous les genres, et les esprits avides de produire n'attendent que le signal d'un nouveau siècle, pour répandre avec profusion leurs inventions et leurs trésors.




NOTES AJOUTÉES.




Page 9, ligne 24. «Bientôt la mort de son père et les soins de famille qui en furent la suite le rappelèrent (Boccace) à Florence.»--Une des lettres attribuées à Boccace, et imprimées, t. IV de ses Œuvres, édition de Naples, sous le titre de Florence, 1723, contredit la date que l'on donne ici à la mort de son père, et même celle de plusieurs autres événements de sa Vie. Cette lettre, adressée à Cino da Pistoja (ub. supr. p. 34), est datée du 19 avril 1338. Boccace y parle de la mort récente de son père, qui le laissa, à l'âge de vingt-cinq ans, maître de ses volontés. Mais de savants critiques pensent que cette lettre a été supposée par Doni, qui la publia le premier dans les Prose Antiche di Boccacio, etc., que Cino ne fut point le maître de Boccace, et que ni la date de cette lettre, ni rien de ce qu'elle contient ne peuvent être d'aucune autorité. (Voy. Mazzuchelli, Scritt. ital., t. II, part. III, p. 1320, note 37.)

Page 46, note.--Au Rinouviau, etc. Je parle ici selon le préjugé commun, en attribuant, comme M. Baldelli, au roi de Navarre cette chanson, qui offre le premier modèle de l'ottava rima; elle ne se trouve point dans les manuscrits des poésies de Thibault. La Ravallière, qui les a publiées, Paris, 2 vol. in-12, 1742, ne l'a point mise dans son Recueil; tous les manuscrits, au contraire, l'attribuent à Gace Brulés; et, quoi qu'en ait dit Pasquier, qui a induit en erreur le savant auteur de la Vie de Boccace, c'est en effet à ce vieux poëte qu'elle appartient.

Page 53, ligne 27 et suiv. «L'ouvrage (l'Amorosa Visione de Boccace), dans son entier, est un grand acrostiche. En prenant la première lettre du premier vers de chaque tercet, on en compose deux sonnets et une canzone en vers très-réguliers, etc.» Voici, pour exemple, le premier des deux sonnets. Ce n'est pas un chef-d'œuvre de poésie, mais de patience, et une singularité poétique.

Mirabil cosa forse la presente

Vision vi parrà, donna gentile,

A riguardar, si per lo nuovo stile,

Sì per la fantasia ch' è nella mente.

Rimirando vi un dì subitamente

Bella, leggiadra et in abit' umile,

In volontà mi venue con sottile

Rima tractar, parlando brievemente.

Adunque a voi cu'i tengho, donna mia,

Et chui senpre disio di servire,

La raccomando, madama Maria,

E priegho vi se fosse nel mio dire

Difecto alcun per vostra cortesia

Corregiate amendando il mio fallire.

Cara fiamma, per cui'l core o caldo,

Que' che vi manda questa visione

Giovanni è di Boccaccio da Certaldo.

Chacune des lettres qui composent chaque vers de ce sonnet, est la première de l'un des tercets du poëme; ainsi le premier vers: Mirabil cosa forse la presente, ayant vingt-six lettres, contient les premières lettre de vingt-six tercets, et répond aux soixante-dix-huit premiers vers du poëme. Le premier mot lui seul, mirabil, correspond aux vingt et un premiers vers, de cette manière:

1. Move nuovo disio l'audace mente,

Donna leggiadra, per voler cantare

Narrando quel ch' amor mi fè presente


2. In vision, piacendol dimostrare

All' alma mia da voi presa e ferita

Con quel piacer che ne' vostr' occhi appare.


3. Recando adunque la mente smarrita,

Per la vostra virtu, pensier' al cuore,

Che già temeva di sua poca vita,


4. Accese lui d'un sì fervente ardore

Ch' uscita fuor di se la fantasia

Subito corse in non usitato errorè.


5. Ben ritenne però il pensier di pria

Con fermo freno, et oltra ciò rilenne

Quel che più caro di nuovo sentia,


6. In cui veghiand', allor mi sopravennè

Ne' membr' un sonno sì dolce soave

Ch' alcun di lor' in se non si sostennè.


7. Li me posai, e ciascun' occhio grave

Al dormir diedi, per li quai gli aguati

Conobbi chiusi sotto dolce chiave.

Claricio d'Imola, qui a imprimé ces deux sonnets et la canzone, ou plutôt le madrigale, à la fin de son apologie de Boccace, après le poëme de l'Amorosa Visione, première édition, 1521, in-4., a fort bien observé que ces trois pièces peuvent servir à faire connaître l'orthographe que Boccace employait, et les différences survenues à cet égard du quatorzième au seizième siècle. On voit en effet, par le sixième vers du sonnet, qu'on n'écrivait pas alors et autrement qu'en latin, et que cette particule ne prenait pas un d devant une voyelle, par euphonie, comme elle l'a fait depuis. On voit aussi par le huitième vers, qu'on écrivait tractare par un c, comme les Latins, au lieu du double tt, trattare, etc. En mettant au premier de ces deux mots un d, et au second un double t, on ne retrouverait plus les initiales des tercets correspondants. Cette observation paraît avoir échappé à M. Baldelli, qui a inséré ces trois pièces dans le Recueil qu'il a publié des Rime di Messer Giov. Boccacci, Livourne, 1802, in-8., p. 105 et suiv. Il a mis dans plusieurs mots l'orthographe moderne au lieu de l'ancienne, et notamment dans ce huitième vers du premier sonnet, trattar, au lieu de tractar. La même remarque s'applique aux mots tengo, du neuvième vers, qu'il faut écrire tengho pour se retrouver avec l'orthographe du poëme; difetto, du treizième vers, qui est ici au lieu de difecto; et, ce qui est plus remarquable, ho, au lieu de o, dans le premier vers du tercet ajouté: Cara fiamma per ciu'l core o caldo. Cette première personne du présent; écrite par l'o simple, et non pas par ho, comme dans M. Baldelli, prouve que Boccace l'écrivait ainsi; il n'écrivait donc pas ho, comme on l'a fait depuis, et comme Métastase et d'autres écrivains en vers et en prose ont récemment cessé de le faire.

À cette gêne terrible d'un si long acrostiche, Boccace ajoute encore celle de diviser son Amorosa Visione en cinquante chants, tous d'un nombre de vers parfaitement égal. Chacun de ces chants a vingt-neuf tercets, ce qui fait avec le dernier vers, servant de chiusa, pour chaque chant quatre-vingt-huit vers, et pour le poëme entier, quatre mille quatre cents vers. Il faut pourtant en excepter le dernier chant, où il y a deux tercets de plus, ce qui ajoute six vers à la somme totale. Si quelqu'un s'avisait aujourd'hui de faire un poëme dans ce genre pour sa maîtresse, on en concluerait qu'il ne serait ni poëte ni amoureux: Boccace était cependant l'un et l'autre; mais les temps sont changés.

Page 114, note(121)--Lorsqu'on imprimait cette note, M. Chénier n'était point encore attaqué de sa dernière maladie; et, malgré l'état habituellement inquiétant de sa santé, on pouvait encore espérer de le conserver long-temps: on était loin de croire aussi prochaine la perte irréparable qu'ont faite en lui la Littérature française et l'Institut.

Page 153, addition à la note(181).--L'édition de Florence, Giunta, 1605, est celle qui fut faite d'après l'excellent travail de Bastiano de' Rossi, surnommé l'Inferigno dans l'académie de la Crusca. Les éditions de la traduction italienne de l'ouvrage latin de Cresenzio s'étaient multipliées, et il n'y en avait aucune qui ne fût remplie des fautes les plus grossières; il y en avait même un très-grand nombre dans la première édition de 1478. Les académiciens voulant se servir fréquemment de cette traduction dans leur Vocabulaire, et ne trouvant aucune édition à laquelle ils pussent se fier, Bastiano de' Rossi se chargea d'en préparer une qui pût être regardée comme classique. Il conféra les principales éditions entre elles et avec les six meilleurs manuscrits, et parvint à redonner au texte de cette élégante traduction, sa pureté primitive. C'est se savant philologue qui a réduit l'ouvrage dans la forme où il est aujourd'hui.

Page 167, ligne 10. «Villani, dans son Histoire, l. V, ch. 26, fait mention de cette cérémonie, dans laquelle Zanobi, la couronne sur la tête, fut conduit publiquement par la ville de Pise, accompagné de tous les barons de l'empereur.» Il compare ensuite Zanobi avec Pétrarque, qui avait reçu le même honneur à Rome; il reconnaît que Pétrarque lui était supérieur, et avait traité de plus grands sujets; qu'il avait aussi écrit davantage, parce qu'il avait commencé plus tôt, et avait vécut plus long-temps. «Leurs ouvrages, ajoute-t-il (et ce trait, n'est pas inutile pour marquer l'esprit du temps), leurs ouvrages étaient peu connus pendant leur vie; et, quoiqu'ils fussent agréables à entendre, les talents théologiques de nos jours les font regarder comme de peu de valeur au jugement des sages: Le virtu' theologiche a' nostri di le fanno riputare a vile nel cospetto de' savii.» Le jugement des sages a varié depuis ce temps-là, du moins à l'égard de l'un de ces deux poëtes. On doit pourtant observer que Villani ne parle ici que de poésies latines; mais ce passage donne lieu à une autre observation. Mathieu Villani, qui mourut en 1363, parle de Zanobi et de Pétrarque comme s'ils étaient morts tous deux depuis long-temps. Cependant Zanobi ne mourut que deux ans avant Mathieu, et Pétrarque survécut à ce dernier plus de dix ans. Villani aurait-il vécu et écrit beaucoup plus long-temps qu'on ne croit, ou ce passage du chapitre 26 du cinquième livre de son Histoire aurait-il été altéré, peut-être même interpollé, dans des temps postérieurs, par quelque théologien zélé pour l'honneur de sa science? L'une ou l'autre de ces conséquences est certaine, et plus vraisemblablement la dernière; c'est une question sur laquelle je ne puis m'arrêter, et que je me borne à présenter aux bons critiques italiens. Je les prie de bien remarquer les dates. Zanobi, couronné en 1355, meurt en 1361; Mathieu Villani en 1363, et Pétrarque en 1374 seulement. Mathieu, arrêté par la mort dans la composition de son histoire, en a laissé onze livres: le passage que je suspecte est dans le cinquième. Comment veut-on qu'il ait pu y parler de Zanobi, mort depuis si peu de temps, et de Pétrarque, vivant encore, comme il en est parlé dans ce passage? E nota che IN QUESTO TEMPO erano due eccellenti poeti coronati, cittadin di Firenze, amendue di fresca età. L'altro c' HAVEA. nome messere Francesco di ser Petraccolo... ERA di maggiore eccelenzia, e maggiori e più alte materie compose, e più, però ch' e' VIVETTE PIU LUNGAMENTE, e cominciò prima. Ma le loro cose, NELLA LORO VITA a pochi erano note; e quanto ch' elle fossono dilettevoli a udire, le virtù theologiche A' NOSTRI DÌ, le fanno riputare a vile nel cospetto de' savii. Je persiste donc à regarder ce trait comme une interpollation théologique, faite dans le texte de Villani.

Page 169, addition à la note(213).--Zanobi avait commencé dans sa jeunesse un poëme à louange de Scipion l'Africain; mais lorsqu'il apprit que Pétrarque traitait le même sujet, il l'abandonna aussitôt. On a de lui une traduction assez élégante en prose des Morales de S. Grégoire; il avait aussi traduit en octaves italiennes le Commentaire de Macrobe sur le songe de Scipion: cette traduction s'est conservée en manuscrit à Milan, dans la bibliothèque Saint-Marc; et c'est ce qui a fait attribuer à Zanobi, par quelques personnes, un poëme sur la sphère, qui n'existe pas.

Page 262, ligne 3 et suiv. «C'est de son école (d'Emmanuel Chrysoloras), que sortirent Ambrogio Traversari... Palla Strozzi, etc.» Ce dernier ne fut pas seulement un savant, mais l'un des premiers citoyens de Florence, l'un des plus riches et des plus puissants protecteurs des lettres. Son nom revient souvent, et dans l'histoire littéraire, et dans l'histoire politique. Depuis le commencement du siècle jusque vers l'an 1434, on le voit remplir dans cette république, des ambassades et d'autres grands emplois. C'est à lui que Florence dut le rétablissement de son Université. Sa maison fut pendant plusieurs années l'asyle de Thomas de Sarzane, qui devint ensuite le pape Nicolas V. Palla Strozzi le soutint par ses libéralités, jusqu'au temps où Thomas passa dans la maison des Médicis. Ce fut lui qui fit appeler et fixer à Florence Emmanuel Chrysoloras. Il manquait à ce savant des livres grecs pour servir de texte à ses leçons; Palla Strozzi en fit venir de Grèce un grand nombre à ses frais, et en fit présent à son maître. Il était, en un mot, rival de Cosme de Médicis, en amour des lettres et en libéralité; malheureusement il l'était aussi en politique; il fut un des principaux auteurs de l'exil de Cosme. Le retour de celui-ci fut suivi du bannissement des chefs du parti contraire. Palla Strozzi, exilé à Padoue, se consola en cultivant les lettres. Il prit chez lui, avec de forts honoraires, le grec Jean Argyropyle, qui lui lisait tous les jours des livres grecs, et lui expliquait entre autres les ouvrages d'Aristote sur la philosophie naturelle. Un autre savant grec, dont le nom est inconnu, lui faisait dans la même langue d'autres lectures, et il ne se passait point de jour où il s'exerçât lui-même à traduire du grec en latin. Le pouvoir toujours croissant des Médicis empêcha qu'il fût jamais rappelé dans sa patrie. Il mourut à Padoue en 1462, âgé de quatre-vingt-dix ans.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.


MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27.


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