Histoire littéraire d'Italie (3/9)
Il serait trop long de rapporter tous les traits de la vie du roi Alphonse qui prouvent son amour pour les sciences, pour la théologie, où il se piquait d'être aussi fort qu'aucun docteur de son royaume, pour la philosophie et pour les lettres. Le soin qui occupait le plus alors tous ceux qui les aimaient, celui de rechercher et de rassembler d'anciens manuscrits, était un des objets favoris de son attention et de ses dépenses. Il parvint à en former une collection nombreuse et choisie; et de tous les appartements de son palais, sa bibliothèque était celui où il se plaisait le plus. Il n'avait point pour écusson d'autres armes qu'un livre ouvert; sa joie s'exprimait par les signes les moins équivoques quand on lui en procurait un nouveau pour lui; lorsqu'à la prise et dans le pillage de quelque ville, il arrivait aux soldats de trouver des livres, ils se gardaient bien de les détruire, et les portaient au roi, comme ce qu'ils avaient trouvé de plus précieux dans le butin. C'est cette passion pour les livres que Cosme de Médicis sut mettre à profit pour terminer quelques différents assez graves qui s'étaient élevés entre Alphonse et lui. Il fit à ce roi le sacrifice d'un beau manuscrit de Tite-Live, et la bonne harmonie se rétablit 333. Malgré nos progrès en tout genre et tous les avantages de notre siècle sur celui de Cosme et d'Alphonse, il est permis de regretter le temps où le don d'un livre latin, fait à propos, maintenait où rétablissait la paix entre deux états. L'histoire ajoute que les médecins du roi voulurent lui persuader que ce livre était empoisonné; mais qu'il méprisa leurs soupçons, et se mit à lire l'ouvrage avec un extrême plaisir 334.
Quelques années plus tard, ce moyen de négociation aurait perdu son efficacité. L'invention de l'imprimerie, autre événement plus important encore par ses effets que la prise de Constantinople, sembla naître à la même époque pour consoler le monde littéraire de cette ruine et pour en sauver les débris. En rendant aussi prompte que facile la multiplication des copies d'un livre, elle en diminua la haute valeur. Il y eut encore des exemplaires infiniment précieux, et il y en aura toujours; mais il n'y en eut plus d'inappréciables, parce qu'il n'y en eut plus d'uniques, dont la possession pût être l'objet de l'ambition d'un roi, et dont le sacrifice lui parût une satisfaction suffisante. On a observé avec justesse 335 que cette invention parut précisément dans le temps le plus propre à sa propagation et à son succès. Si elle était née dans ces siècles où l'on ne s'était encore occupé ni des sciences ni des livres, où un homme passait pour savant dès qu'il était en état de lire et d'écrire tant bien que mal, les inventeurs auraient été forcés de laisser oisifs leurs caractères et leurs presses, peut-être de les jeter au feu, et de chercher pour vivre d'autres ressources. Mais le bonheur des lettres voulut que l'imprimerie fût inventée précisément au moment où la recherche des livres excitait un enthousiasme universel; à peine était-elle connue qu'elle fut accueillie, célébrée, adoptée de toutes parts, comme le don le plus précieux que les arts eussent encore fait aux peuples modernes; invention merveilleuse en effet, qui décida plus que toute autre de leur supériorité sur les anciens, et qui fut pour l'homme civilisé un moyen de progrès aussi puissant peut-être que l'avait été, dans l'enfance de la civilisation, la découverte de l'écriture et la création de l'alphabet.
Mayence, Harlem et Strasbourg se sont long-temps disputé l'honneur de lui avoir donné naissance. La Caille, Chevillier, Maittaire, Prosper Marchand, Orlandi, Schœphlin, Meerman 336, semblaient avoir épuisé cette matière. D'autres auteurs l'ont encore traitée depuis. Le résultat le plus clair de toutes ses recherches est que l'invention de l'imprimerie en caractères mobiles appartient à l'Allemagne; que Jean Guttimberg de Mayence l'employa le premier 337, et que le premier livre qui fut imprimé avec cette espèce de caractères fut une Bible qui parut de 1450 à 1455, et dont on n'a encore retrouvé, dit-on, que trois exemplaires 338. Le reste importe médiocrement à ceux qui sont plus attentifs aux effets et aux causes, que curieux des noms de lieu et des dates. Il paraît encore certain que cette invention passa d'Allemagne en Italie avant de se répandre ailleurs; mais une autre question que les érudits italiens ont souvent agitée, et qui nous arrêtera encore moins, est de savoir quel est, en Italie, le lieu où la première imprimerie s'établit. Est-ce Venise ou Milan? Est-ce le monastère de Subiac, dans la campagne de Rome? Dans l'un ou dans l'autre lieu, on avoue que ce furent deux imprimeurs allemands 339 qui transportèrent leurs instruments et leur industrie, et que leurs éditions les plus anciennes ne remontent pas plus haut que 1465. Ce qui paraît donner l'avantage au monastère de Subiac, c'est qu'il était alors habité par des moines allemands, et que ce dut être un motif de préférence pour des ouvriers de ce pays.
Note 336: (retour) Histoire de l'Imprimerie, Paris, 1689, in-4.; l'Origine de l'Imprimerie de Paris, Paris, 1694, in-4.; Annales Typographici, La Haye et Londres, 1719-1741, 9 vol. in-4.; Histoire de l'Imprimerie, La Haye, 1740, in-4.; Origine e progressi della stampa, Bononiæ, 1722, in-4.; Vindiciœ Typographicœ, Argentinæ, 1760, in-4.; Origines Typographycœ, La Haye, 1765, in-4.
Note 337: (retour) La fable de Laurent Coster, soutenue par Meerman, est entièrement discréditée aujourd'hui. M. de la Serna Santander, dans l'Essai historique qui précède son Dictionnaire bibliographique choisi du quinzième siècle, Bruxelles, 1805, in-8., ne laisse rien à désirer ni à dire sur cet objet.
Cosme ne vécut pas assez pour voir cette belle découverte se répandre dans sa patrie. Pendant ses dernières années, il passait, à quelques-unes de ses maisons de campagne 340, tout le temps qu'il pouvait dérober aux affaires publiques. L'amélioration de ses terres, dont il tirait un immense revenu, y faisait sa principale occupation, et l'étude de la philosophie platonicienne, son plus agréable délassement. Marsile Ficin l'accompagnait dans tous ces voyages; il a écrit quelque part que Midas n'était pas plus avare de son or, que Cosme ne l'était de son temps. Il l'employa ainsi jusqu'à son dernier jour, donnant à ses affaires personnelles, avec une grand calme d'esprit, le temps qu'elles exigeaient de lui, et consacrant le reste à des entretiens philosophiques sur les matières les plus élevées et les plus abstraites. Se sentant près de mourir, il fit appeler Contessina, son épouse, et Pierre, son fils, leur parla long-temps des affaires du gouvernement, de celles de son commerce et de sa famille, recommanda à Pierre de veiller avec la plus grande attention sur l'éducation de ses deux fils, Laurent et Julien, exigea que ses funérailles se fissent arec la plus grande simplicité, et mourut six jours après 341, âgé de soixante-quinze ans.
Si ses funérailles furent faites sans autre pompe que celle que son fils crut nécessaire à sa piété filiale et à la décence 342, elles furent accompagnées d'une affluence de citoyens, et d'expressions de la douleur publique, plus honorables pour sa mémoire que toutes les magnificences du luxe des morts; et ce qui l'honore encore d'avantage, c'est le décret du sénat, confirmé par le peuple, qui décerne à Cosme de Médicis, après sa mort, le titre de Père de la patrie 343.
Si l'on ajoute à l'idée que l'histoire nous donne de ses avantages extérieurs, de la culture et de l'élévation de son esprit, et de la protection aussi éclairée que généreuse qu'il accorda aux lettres, les encouragements que lui durent les beaux-arts, qui étaient encore, pour ainsi dire, au berceau, on sera forcé de reconnaître que, si les circonstances favorisèrent singulièrement cet homme illustre, il sut aussi profiter admirablement de ces circonstances heureuses, et que tout ce qui honore l'esprit humain, tout ce qui fit à cette époque la splendeur et la gloire de son pays, trouva, dans le noble emploi qu'il fit de son pouvoir et de ses richesses, de puissants moyens d'accroissement et de prospérité. Ce n'était pas un protecteur que les artistes et les gens de lettres croyaient avoir en lui, c'était un ami que leur avait ménagé la fortune, et qui aimait à partager avec eux ce qu'elle avait fait pour lui; de même que ses concitoyens ne voyaient dans un chef si affable, si simple et si populaire, qu'un citoyen laborieux et appliqué, que sa capacité rendait propre à gérer, mieux qu'un autre, les affaires de la république, et ses richesses, et sa magnificence à les représenter avec plus d'honneur. Il dépensa des sommes immenses à décorer Florence d'édifices publics. Michellozzi et Brunelleschi, dont l'un, dit M. Roscoe 344, était un homme de talent, et l'autre, un homme de génie, étaient ses deux architectes de choix. Il employait surtout le dernier pour les monuments publics; mais, lorsqu'il fit bâtir une maison pour lui et pour sa famille, il préféra les plans de Michellozzi, parce qu'ils étaient plus simples. En décorant cette maison des restes les plus précieux de l'art antique, il y employa aussi les talents des artistes modernes, et surtout du jeune peintre Masaccio, qui substituait un nouveau style, une composition plus expressive et plus naturelle, à la manière sèche et froide de Giotto et de ses disciples; il l'occupa ensuite, ainsi que Filippo Lippi, son élève, à embellir les temples qu'il avait fait bâtir; et l'on voyait en même temps à Florence, comme dans une nouvelle Athènes, Masaccio et Lippi orner des productions de leur pinceau les églises et les palais, Donatello donner au marbre l'expression et la vie, Brunelleschi, architecte, sculpteur et poëte, élever la magnifique coupole de Santa Maria del Fiore, et Ghiberti couler en bronze les admirables portes de l'église Saint-Jean, qui, suivant l'expression de Michel-Ange, étaient dignes d'être les portes du paradis 345; tandis que l'académie platonicienne discutait les questions les plus sublimes de la philosophie, que les Grecs réfugiés, pour prix du noble asyle qui leur était donné, répandaient les trésors de leur belle langue, et les chefs-d'œuvre de leurs orateurs, de leurs philosophes, de leurs poëtes, et que de savants Italiens recherchaient avec ardeur, interprétaient avec sagacité, et multipliaient avec un zèle infatigable, les copies de ces chefs-d'œuvre échappées au fer des barbares et à la rouille du temps.
Note 345: (retour) Un giorno Michel Agnolo Buonarotti fermatosi a veder questo lavora, e dimandato quel che gliene paresse, e se questa porte eran belle, rispose: elle son tanto belle, ch'elle starebbon bene alle porte del paradiso. Vasari, Vita di Lorenzo Ghiberti, éd. de Rome, 1759, in-4., l. I, p. 213 et suiv. On trouve dans cette Vie les détails les plus curieux sur le dessin et sur l'exécution de ces admirables portes de St.-Jean. Ce qui prouve l'état florissant où étaient déjà les arts, c'est que l'exécution en fut donnée au concours, et que Lorenzo Ghiberti, qui n'avait que vingt-deux ans, l'emporta sur sept rivaux. Le sujet du concours était le sacrifice d'Abraham fondu en bronze. L'ouvrage de Ghiberti, jugé infiniment supérieur par une assemblée de trente-quatre personnes, peintres, sculpteurs, orfèvres, tant florentins qu'étrangers, accourus de toutes les parties de l'Italie, lui fit adjuger sur-le-champ l'exécution et la fonte des portes. La première, dont Vasari fait une description détaillée, étant finie, se trouva du poids de trente-quatre milliers de livres, et coûta, tout compris, vingt-deux mille florins. La seconde porte, décrite de même, ibid., et qui fut commencée quelques années après, est d'un travail et d'une richesse encore plus admirables. Vasari prétend que la confection de ces deux portes coûta quarante ans de travaux à leur auteur; Bottari, dans une note, les réduit à vingt-deux ans. Elles furent commencées en 1402, et terminées en 1423. Voy. dans Vasari, loc. cit., la description des figures et des ornements, et le détail des opérations de Ghiberti.
CHAPITRE XIX.
Philologues et Grammairiens célèbres du quinzième siècle; Guarino de Vérone, Jean Aurispa, Ambrogio Traversari, Leonardo Bruni d'Arezzo, Gasparino Barzizza, Poggio Bracciolini, Filelfo, Laurent Valla; etc.
L'érudition imprima son cachet sur le quinzième siècle, comme le génie avait imprimé le sien sur le quatorzième; mais une érudition substantielle, conservatrice, vraiment profitable aux lettres, sans laquelle même la plupart des anciens auteurs, quoique recouvrés alors, n'auraient point existé pour nous; et non point cette érudition aussi vaine que fatigante, qui redit encore aujourd'hui ce qui fut dit alors, et ce qui a été redit cent fois depuis; qui met un soin minutieux à expliquer toujours ce que personne ne s'est jamais soucié de savoir, entasse des pages sur un mot, des volumes sur quelques phrases, multiplie les gloses, comme pour empêcher d'entendre les textes, et parviendrait à rendre l'Antiquité ennuyeuse, si l'on n'avait pas toujours la ressource de lire les textes sans les gloses.
À voir la direction générale que prirent alors les esprits, on dirait qu'ils agirent d'accord et d'après une délibération aussi unanime qu'elle était sage: il semblerait que, certains désormais de l'existence d'une langue à qui toutes les beautés de la poésie et de l'éloquence étaient assurées, ils reconnurent de concert que, si l'on voulait que l'emploi de cette langue fût aussi heureux qu'il l'avait été dans les trois grands écrivains de l'autre siècle, il fallait exploiter et fouiller, comme eux, la riche mine des anciens, se familiariser, comme ils l'avaient fait, avec les muses grecques et latines, rapprendre, sous la dictée de Cicéron, de Térence et de Virgile, le vrai génie et les tours propres de l'idiome latin, dont on se servait toujours, mais vicié, corrompu par le mauvais latin de l'école; chercher enfin, dans les langues savantes, le secret que Dante, Pétrarque et Boccace y avaient trouvé, de donner à une langue, basse et populaire jusqu'à eux, l'élévation, l'énergie et la délicatesse qui la rendaient propre à examiner toutes les nuances des combinaisons de l'esprit et des inspirations du génie.
Telle fut, dès le commencement de ce siècle, la tendance commune des efforts de tous les hommes studieux. L'ardeur avec laquelle on se porta vers l'étude des anciens, et surtout des Grecs, l'empressement à apprendre leur langue, et à rassembler les manuscrits de leurs ouvrages, devinrent une passion générale qui s'empara de tous les esprits. Les grammairiens, les philologues ou professeurs de langues et de littérature ancienne, jouent donc, à cette époque, un rôle plus important que dans les époques précédentes. En effet, on voit que la plupart des hommes qui l'ont illustrée sortirent des écoles de deux grammairiens célèbres, Jean de Ravenne et le savant Grec Emmanuel Chrysoloras. Le premier, élevé, comme on l'a vu précédemment 346, par Pétrarque, avec une extrême tendresse, lui avait donné des chagrins, et n'avait pu lasser les bontés de son maître, par l'inconstance de son humeur. On ne sait pas bien positivement ce qu'il devint après la mort de Pétrarque. On le voit pendant plusieurs années professant à Padoue, et presque en même temps à Florence. Il faut donc, ou qu'il y ait eu deux professeurs de ce nom, comme quelques auteurs l'ont cru 347, ou que le même se soit transporté rapidement de l'une à l'autre ville, opinion qui paraît plus vraisemblable 348. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce Jean de Ravenne fut un des plus savants maîtres de son temps; il sortit de son école un si grand nombre d'Italiens célèbres, qu'on l'a comparé au cheval de Troie, d'où sortirent les Grecs les plus illustres 349. Il professait encore à Florence en 1412, et fut chargé, pour la seconde fois, cette année même, d'expliquer le poëme du Dante 350. L'abbé Mehus conjecture qu'il ne mourut que vers l'an 1420 351. Les nombreux disciples d'Emmanuel Chrysoloras, célèbre professeur de langue et de littérature grecque, dont nous avons aussi parlé 352, ne contribuèrent pas moins que ceux de Jean de Ravenne à donner à ce siècle le caractère d'érudition qui le distingue.
Guarino de Vérone, première tige d'une famille héréditairement illustre dans les lettres, fut l'un des élèves les plus célèbres de ces deux maîtres. Il était né en 1370, à Vérone, d'une famille noble 353. Après s'être instruit, sous Jean de Ravenne, de la langue et de la littérature latines, il se rendit à Constantinople, uniquement pour apprendre le grec à l'école d'Emmanuel Chrysoloras, qui n'était point encore passé en Italie. Un écrivain du quinzième et du seizième siècle 354, a prétendu qu'il était d'un âge avancé quand il fit ce voyage, qu'il revenait en Italie avec deux grandes caisses de livres grecs, fruits de ses recherches, lorsqu'il fut accueilli par une tempête affreuse, et qu'ayant perdu, dans ce naufrage, une de ses deux caisses, il en conçut tant de chagrin, que ses cheveux blanchirent dans une nuit. Mafféi et Apostolo Zeno révoquèrent en doute ce récit, qu'ils traitent de fabuleux 355. Il paraît, en effet, en rapprochant plusieurs circonstances, que Guarino était fort jeune quand il passa en Grèce, et qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il en revint: mais ce n'est pas une raison pour que le reste de ce fait soit une fable. Il serait peu étonnant que les cheveux d'un homme déjà vieux blanchissent pour une raison quelconque; il l'est beaucoup que ceux d'un jeune homme éprouvent cette métamorphose; mais c'est aussi comme une chose très-étonnante que ce fait est rapporté. Guarino, de retour en Italie, tint d'abord école à Florence, et successivement à Vérone, sa patrie, à Padoue, Bologne, à Venise et à Ferrare. Cette dernière ville est celle où il séjourna le plus. Nicolas III d'Est l'y appela 356 pour lui confier l'éducation de son fils Lionel. Six ou sept ans après, quand il l'eut finie, il fut fait professeur de langue grecque et latine dans l'Université de Ferrare 357, dont le marquis Nicolas avait la prospérité fort à cœur. Guarino remplissait cette fonction lorsque se tint le grand concile, où l'empereur grec Jean Paléologue se rendit. Les Grecs, dont il était accompagné, donnèrent à notre professeur beaucoup d'occupation, comme il le disait lui-même dans des lettres citées par le cardinal Querini 358. Il passa avec eux à Florence, lors de la translation du concile, sans doute pour servir d'interprète dans les conférences entre les Latins et les Grecs. Il revint ensuite à Ferrare, où il professait encore à la fin de 1460, lorsqu'il mourut, âgé de quatre-vingt-dix ans.
Ses principaux ouvrages consistent en traductions latines des auteurs grecs; celles de plusieurs Vies de Plutarque, de quelques-unes de ses œuvres morales, et surtout de la Géographie de Strabon 359, sont les principales. Il ajouta aux Vies traduites de Pétrarque, la Vie d'Aristote et celle de Platon. Il composa de plus une grammaire grecque 360 et une grammaire latine 361, des commentaires sur plusieurs auteurs des deux langues 362, plusieurs discours latins prononcés à Vérone, à Ferrare et ailleurs, quelques poésies latines et un grand nombre de lettres qui n'ont point été imprimées 363. C'est lui qui retrouva le premier les poésies de Catulle, couvertes de poussière dans un grenier, et presque détruites 364. Il les restaura, les corrigea, les mit en état d'être lues et entendues, à l'exception d'un petit nombre de vers où le temps avait tellement imprimé ses traces, que ni Guarino, ni aucun autre depuis, n'ont pu les effacer entièrement.
Note 359: (retour) Il ne traduisit d'abord que les dix premiers livres, par ordre du pape Nicolas V; Grégoire de Tyferne traduisit les sept autres, et c'est dans cet état qu'ils ont été imprimés pour la première fois à Rome, vers 1470, in-fol., par les soins de Jean André, évêque d'Aleria; mais, à la demande du sénateur vénitien Marcello, Guarino traduisit aussi dans la suite ces sept derniers, et on les garde manuscrits dans plusieurs bibliothèques, à Venise, à Modène, etc. Mafféi, Verona illustrata, t. II, p. 145, cite un manuscrit original des dix-sept livres, écrit tout entier de la main même de Guarino, et qui était alors à Venise, dans la bibliothèque du sénateur Soranzo.
Note 361: (retour) Grammaticæ institutiones, per Bartholomœum Philalethem, sans date et sans nom de lieu, mais à Vérone, 1487, et réimprimée en 1540; premier modèle, selon Mafféi (ub. sup. p. 149) de toutes celles qu'on a faites depuis. Il faut ajouter quelques opuscules, Carmina differentiala. Liber de Diphtongis, etc.
Il y a peu de proportion entre ces travaux de Guarino et l'immense réputation dont il a joui dans son siècle, et même dans les âges suivants; mais le grand bien qu'il fit aux lettres, et qui justifie cette renommée, fut dans le nombre presque infini de disciples qu'il forma pendant sa longue carrière, et auxquels il inspira le goût des bonnes études et de la littérature ancienne. C'est surtout comme l'un des plus zélés restaurateurs de cette littérature et de ces études qu'il mérite les grands éloges que lui donnèrent plusieurs écrivains de son temps. Une des qualités qu'ils louent le plus en lui, est l'activité prodigieuse qu'il conserva jusque dans ses dernières années. «Deux choses, dit l'un d'eux 365, décorent la vieillesse de notre Guarino, qui a décoré l'Italie entière en y ranimant l'étude des belles-lettres; c'est une mémoire incroyable et une infatigable application à la lecture. À peine il mange, à peine il dort, à peine il sort de chez lui, et cependant ses membres et ses sens conservent toute la vigueur de la jeunesse.» Cet homme laborieux eut, de la même femme, douze enfants au moins. Deux de ses fils suivirent ses traces. Jérôme, ou Girolamo fut secrétaire d'Alphonse, roi de Naples. Baptiste, plus connu, fut professeur de littérature grecque et latine à Ferrare, comme son père. Il eut, comme lui, de savants et illustres élèves, entre autres Giglia Giraldi et Alde Manuce. Il laissa des poésies latines qui sont imprimées 366; un Traité des études 367 qui l'est aussi, sans compter un grand nombre d'Opuscules, de Traductions du grec, de Discours et de Lettres, restés inédits. C'est à lui que l'on dut la première édition des Commentaires de Servius sur Virgile 368; il travailla beaucoup et avec fruit à corriger et à expliquer Catulle, qu'avait retrouvé son père 369; les auteurs contemporains mettent presque de pair le père et le fils dans leurs éloges, et en considérant cette continuité de services, d'enseignement et de travaux, les amis des lettres ne doivent point les séparer dans leur reconnaissance.
Note 368: (retour) C'est du moins ce que dit Mafféi, loc. cit.; mais l'édition dont il parle est celle de Venise, 1471, avec une souscription en vers latins, où Guarino est nommé, et l'on en cite une de Rome, sans date, que les bibliographes prétendent être de l'année précédente, 1470. Voy. Debure, Bibl. instr., Belles-Lettres, t. I, p. 291.
Il n'y eut peut-être jamais de plus grands rapports entre deux hommes qui courent la même carrière que ceux qu'on remarque entre Guarino de Vérone et Jean Aurispa 370. Leur longue vie, le genre de leurs travaux, les vicissitudes qu'ils éprouvèrent ont une ressemblance frappante. Tous deux nés presque en même temps, tous deux professeurs de la même science et presque dans les mêmes villes, tous deux d'une ardeur infatigable pour la recherche des anciens manuscrits, Aurispa, pour dernier trait de sympathie, passa comme Guarino à Constantinople, uniquement pour apprendre le grec. Il était né un an avant lui, en 1369. La Sicile fut sa patrie, et sans doute il y resta pendant ses premières années. Ce ne fut que dans un âge mûr qu'il voyagea en Grèce. L'activité qu'il mit à y rechercher les anciens livres eut le plus heureux succès. À son retour en Italie, il rapporta à Venise deux cent trente manuscrits d'auteurs grecs, parmi lesquels on compte les poésies de Callimaque, de Pindare, d'Oppien, celles qu'on attribue à Orphée, toutes les Œuvres de Platon, de Proclus, de Plotin, de Xénophon; les histoires d'Arrien, de Dion, de Diodore de Sicile, de Procope et plusieurs autres qu'il rendit le premier aux lettres européennes. Il revint en Italie avec le jeune empereur grec Jean Paléologue, que, du vivant de son père, on appelait Calojean, à cause de sa beauté. Il était avec lui à Venise à la fin de 1423. Il l'accompagna dans plusieurs villes, et ne se sépara de lui que l'année suivante. Il se rendit ensuite à Bologne, où l'on désira l'attacher à l'Université comme professeur de langue grecque. Il resta un an dans cette ville, dont il trouva les habitants polis et d'un bon commerce, mais peu disposés à l'étude des belles-lettres 371. On se rappelle cependant de quelle réputation jouissait l'Université de Bologne, et rien ne prouve mieux combien il y avait de différence entre des études littéraires et celles que l'on avait faites jusque-là dans les Universités, et que l'on y faisait encore.
On désirait depuis quelque temps à Florence d'y attirer Jean Aurispa. On lui promettait un traitement plus avantageux, et des esprits mieux préparés à la culture des lettres. Il s'y rendit enfin; mais soit par l'effet de quelques brouilleries qui furent très-fréquentes parmi les littérateurs de ce temps, soit par tout autre motif, il y resta peu d'années, et passa de Florence à Ferrare, où le marquis Nicolas III le retint par ses bienfaits. Il y était encore en 1438, quand le concile de Bâle y fut transféré. Ce fut alors qu'il fut connu du pape Eugène IV, qui se l'attacha en qualité de secrétaire apostolique. Nicolas V le confirma dans cette place 372. Il n'est pas étonnant qu'un pontife aussi ami des lettres s'occupât de la fortune d'un savant si distingué. Il lui accorda quelques bénéfices qui le mirent, pour le reste de sa vie, au-dessus du besoin. Devenu vieux, il désira quitter la cour romaine, et revenir à Ferrare, où il avait encore des amis. Il y retourna en effet en 1450, y vécut tranquille et honoré pendant dix ans, et mourut plus que nonagénaire, en 1460. Plusieurs traductions du grec en latin, quelques lettres et quelques poésies latines, sont aussi tout ce qui reste d'Aurispa. C'est à son long professorat, aux manuscrits précieux qu'il recueillit, qu'il expliqua, dont il répandit et multiplia les copies, en un mot, aux efforts constants qu'il fit pour seconder le mouvement général qui se portait alors vers l'étude des langues anciennes, qu'il dut, comme Guarino, sa juste célébrité.
Gasparino Barzizza, autre célèbre professeur et orateur de ce temps, prit son nom du village de Barzizza, près de Bergame, où il était né en 1370. On croit qu'il fit ses études à Bergame, et qu'il y tint même ensuite une école particulière. Il professa ensuite publiquement les belles-lettres à Pavie, à Venise, à Padoue et à Milan. Il était dans cette dernière ville en 1418, lorsque le Pape Martin V y passa, en revenant du concile de Constance. Barzizza fut choisi pour le complimenter, et les deux Universités de Pavie et de Padoue ayant envoyé des orateurs auprès de ce pontife, ce fut encore lui qui fut chargé de rédiger les deux harangues. Il jouit le reste de sa vie de la faveur du duc Philippe-Marie Visconti et de la considération due à ses talents et à son savoir: il mourut à Milan vers la fin de 1430.
Les Œuvres latines qu'il a laissées ne sont pas ses seuls titres pour être compté parmi les restaurateurs des bonnes études et de l'élégante latinité: il l'est surtout, comme Aurispa et Guarino, pour son zèle à expliquer les anciens auteurs, et à déchiffrer les manuscrits dont la recherche occupait alors tous les savants. Ses épîtres forment pour nous autres Français une curiosité typographique. Quand deux docteurs de Sorbonne 373 eurent fait venir d'Allemagne à Paris, en 1469, trois ouvriers imprimeurs 374 qui dressèrent leurs presses dans une salle de cette maison, les lettres de Gasparino furent le premier produit de cet art, nouveau pour Paris et pour la France 375. Tous ses ouvrages ont été recueillis et publiés dans le siècle dernier, avec ceux de son fils Guiniforte, par le cardinal Furietti 376. Ce fils était né à Pavie, en 1406. Il n'eut pas la même réputation d'éloquence et d'élégance que son père, mais il fournit une carrière plus brillante. Il expliquait à Novarre les Offices de Cicéron et les comédies de Térence, lorsque des circonstances heureuses le firent connaître du roi Alphonse d'Aragon; admis à le haranguer à Barcelone, en 1432, il déploya tant d'éloquence, qu'Alphonse, enchanté de l'entendre, le nomma sur-le-champ son conseiller. Il accompagna ce monarque dans son expédition sur les côtes d'Afrique. Tombé malade en Sicile, il obtint la permission de retourner à Milan, sans rien perdre de la faveur du roi. Le duc Philippe-Marie lui accorda le titre de son vicaire-général; et, ce qui est digne de remarque, c'est que ce titre n'empêcha point Guiniforte d'accepter la chaire de philosophie morale qui lui fut offerte; il fut souvent interrompu, dans ses fonctions de professeur, par les ambassades dont le duc le chargea auprès du roi Alphonse et des papes Eugène IV et Nicolas V. Après la mort de Philippe-Marie, François Sforce lui ayant donné le titre de secrétaire ducal, il passa tranquillement dans cet emploi le reste de sa vie. On croit qu'il mourut vers la fin de 1459. Ses lettres et ses harangues, publiées avec les œuvres de son père, se sentent de même du commerce et de l'étude assidue des anciens.
Ambrogio Traversari, religieux Camaldule, fut l'un des plus illustres élèves d'Emmanuel Chrysoloras. Né en 1386 377 à Portico, château de la Romagne, qui passa peu de temps après sous la domination de Florence, il entra, dès l'âge de quatorze ans, l'année même où commençait un autre siècle, dans l'Ordre 378 dont le nom se trouve toujours réuni avec le sien; car on ne l'appelle point autrement qu'Ambrogio le Camuldule. Il s'y livra entièrement à l'étude, et y resta trente-un ans sans aucune fonction qui le détournât de la culture des lettres. Converser avec les savants qui étaient alors à Florence, entretenir un commerce de lettres suivi avec ceux qui en étaient absents, recueillir de toutes parts d'anciens manuscrits, traduire du grec en latin plusieurs auteurs, et composer lui-même plusieurs ouvrages d'érudition, furent, pendant ce temps, toutes ses occupations. Il se fit aimer par son caractère autant que par son savoir, et compta, parmi ses amis, Cosme de Médicis, Niccolo Niccoli, et tous ceux des citoyens distingués de Florence qui aimaient et cultivaient les lettres. Créé, en 1431, Général de son Ordre, et occupé depuis ce moment d'affaires et de voyages, il eut moins de temps à donner à l'étude, mais il y consacra toujours ses loisirs. Il se servit même de ses voyages ou tournées qu'il faisait en visitant les maisons de l'Ordre, pour composer un ouvrage qu'il intitula Hodæporicon, et qui contient, comme ce titre grec l'annonce, le détail de ses voyages, et des choses relatives aux lettres qu'ils lui donnaient lieu d'observer. Ce livre, qui est imprimé 379, fournit beaucoup de lumières sur l'histoire littéraire du quinzième siècle; et ses lettres latines, qui le sont aussi, en fournissent encore davantage 380.
Note 379: (retour) Ambrosii, Camaldulensis abbatis Hodæporicon, anno 1431 ad capitulum generale ejusdem ordinis susceptum, et ex bibliothecâ medicâ editum à Nicolao Bartholini, Florentiæ, in-4. Debure, Bibl. instr., n°. 4531, met à cette édition la date de 1680; mais elle est sans date, et l'abbé Mehus nous apprend qu'elle est de 1681. Et quamvis, dit-il (Prœf. ad Vitam Ambr. Camald., p. 91). Bartholini editio anno quo in lucem venit nusquam prœ se ferat, didici tamen ex codice chartaceo Biblioth. publicœ Magliabechianœ, an. 1681, productam fuisse.
Note 380: (retour) Les PP. Martene et Durand sont les premiers qui aient publié un recueil des Lettres d'Ambrogio Traversari (Amplissima collectio veter Monum. t. III). Elles ont été réimprimées avec de nombreuses additions, par P. Canneti et par le savant abbé Mehus, sous ce titre: Ambrosii Traversarii generalis Camaldulensium aliorumque ad ipsum et ad alios de eodem Ambrosio latinæ epistolæ, etc., 2 vol. gr. in-fol. Florence, 1759. L'abbé Mehus y a joint une Vie de l'auteur, ou plutôt une histoire de la renaissance des lettres à Florence, qui est un riche dépôt de connaissances et de renseignements certains, mais écrite avec un désordre fatigant, et où les objets sont entassés avec surabondance et confusion.
Envoyé par le pape Eugène IV au concile de Constance, Ambrogio le fut ensuite auprès de l'empereur Sigismond, revint à Venise pour y recevoir, au nom du pape, l'empereur et le patriarche des Grecs, les conduisit à Ferrare, assista au grand concile, dont la réunion des deux Églises était le principal objet, et mourut, en 1439, âgé de cinquante-trois ans seulement, peu de temps après l'heureuse issue de ce concile, à laquelle il contribua par son esprit conciliant, sa science théologique, et sa connaissance égale des deux langues. Ambrogio le Camaldule ne professa point, mais il fut sans cesse occupé d'entretenir par ses relations, ses correspondances et ses travaux, ce goût pour les bonnes études, que de célèbres professeurs, qui étaient tous ses amis, répandaient par leurs leçons. Il ne se fit, pour ainsi dire, à Florence, aucun bien aux lettres pendant la vie, auquel il n'ait activement et puissamment contribué.
Enfin, ce fut encore un élève de Jean de Ravenne et d'Emmanuel Chrysoloras, que ce Leonardo Bruni, l'un de ceux qui illustrèrent le nom d'Arétin, ou de citoyen d'Arezzo, nom qu'un homme qui ne les valait pas, malgré tout le bruit qu'il a fait, porta dans la suite, sous lequel il est seul connu en France, et qu'il a presque déshonore. Leonardo naquit en 1369 381; il n'avait que quinze ans lorsque les troupes françaises, conduites par Enguerrand de Coucy, et réunies aux bannis d'Arezzo, entrèrent dans cette ville, et la remplirent de trouble et de carnage. Son père fut emmené prisonnier dans un château 382, et lui dans un autre 383. Dans la chambre où il fut enfermé se trouvait un portrait de Pétrarque. Il y tenait les yeux sans cesse attachés, et cette espèce de contemplation l'enflamma du désir d'imiter ce grand homme. Lorsqu'il fut mis en liberté, il se rendit à Florence, où il continua, sous Jean de Ravenne, les études qu'il avait commencées à Arezzo. Des vues solides d'établissement l'engagèrent à étudier aussi les lois. Il y était fort appliqué, lorsque Emmanuel Chrysoloras, appelé à Florence, y ouvrit son école de langue grecque. Leonardo quitta les lois pour la suivre; et ce fut avec tant d'ardeur, qu'il répétait dans son sommeil, comme il l'assure lui-même 384, ce qu'il avait appris pendant le jour. Peu de temps après le départ de Chrysoloras, il fut appelé à Rome par le pape Innocent VII, et revêtu de l'emploi de secrétaire apostolique 385. Il partagea les dangers et les vicissitudes de ce pontife, s'enfuit de Rome et y revint avec lui. Après sa mort, il conserva la même place auprès de Grégoire XII. Il la conserva encore sous Alexandre V, qui connaissait le prix d'un homme tel que lui, et même sous le pape Corsaire Jean XXIII, qui pouvait le connaître un peu moins. Après la déposition de ce pontife au concile de Constance, Leonardo revint à Florence. Il y était quand Martin V éprouva, dans cette ville, quelques désagréments qui le mirent fort en colère. On chanta publiquement une chanson satirique, dont le refrain était, Papa Martino, non vale un quattrino 386. Le pape prit la chose au sérieux; il voulut sévir contre les Florentins, et les excommunier, eux et leur ville, pour une chanson: ce fut Leonardo qui le fléchit par un discours éloquent qu'il nous a conservé dans ses mémoires 387. Il avait déjà été nommé chancelier de la république; il le fut alors une seconde fois, posséda cet emploi jusqu'à sa mort, en 1444. On lui fit des obsèques magnifiques. Giannozzo Manetti prononça son oraison funèbre. Il le couronna de laurier, par décret de l'autorité publique. On plaça sur sa poitrine l'Histoire de Florence, qu'il avait écrite en latin; enfin, on lui éleva un mausolée en marbre, que l'on voit encore à Florence, dans l'église de Sainte-Croix.
Leonardo Bruni ne fut pas seulement un des hommes les plus savants de son siècle; il fut aussi l'un de ceux dont le commerce était le plus aimable, et qui avait, dans ses mœurs et dans ses manières, le plus de dignité. Sa renommée ne se bornait point à l'Italie. On vit des Espagnols et des Français faire le voyage de Florence, par le seul désir de le connaître. On raconte qu'un Espagnol, chargé par son roi de le visiter, s'agenouilla devant lui, et ne consentit qu'avec peine à se relever 388. Les honneurs qu'il recevait ne lui inspiraient aucun orgueil. On ne lui reproche qu'un peu d'avarice; mais quelquefois on donne ce nom à l'amour de l'ordre et de l'économie. Il était d'une fidélité à toute épreuve en amitié, savait pardonner à ses amis de légers torts, et même de plus graves; il fallait enfin, pour le forcer de rompre avec eux, qu'il fût poussé à bout, comme il le fut par Niccolo Niccoli, que nous avons compté parmi les bienfaiteurs des lettres 389, mais homme d'un caractère difficile, et dont les mœurs n'étaient pas, à ce qu'il paraît, aussi pures que le goût.
Leonardo et lui étaient liés de l'amitié la plus intime: une aventure scandaleuse les brouilla. Niccolo Niccoli avait cinq frères; il enleva publiquement à un d'entre eux sa maîtresse 390; celle-ci eut l'insolence d'insulter la femme d'un second; tous cinq furent d'accord pour lui infliger en pleine rue un châtiment peu décent et honteux 391. Niccolo fut au désespoir. Ses amis essayèrent en vain de le consoler. Leonardo s'abstint de l'aller voir: Niccolo remarqua son absence, et lui en fit faire des reproches. Leonardo ne répondit peut-être pas avec les égards qu'on doit à un esprit malade. Sa réponse, trop fidèlement rendue, mit Niccolo dans une véritable fureur. Il abjura son amitié, et s'emporta hautement contre lui, dans les propos les plus injurieux et les plus amers. Leonardo, quoique d'un caractère doux, perdit patience, et écrivit contre son ancien ami, une Invective, où il lui rendait avec usure les injures qu'il en avait reçues, mais qui, heureusement pour son auteur, n'a jamais été publiée 392. Cette malheureuse querelle désolait tous leurs amis communs; plusieurs essayèrent en vain de les réconcilier. Ce fut Poggio Bracciolini qui en eut enfin la gloire. La réconciliation fut sincère de part et d'autre, et leur amitié reprit son premier cours 393.
Note 390: (retour) Elle se nommait Benvenuta. M. William Shepherd, dans la Vie de Poggio Bracciolini, qu'il a publiée en anglais (Liverpool, 1802, in-4.), remarque avec raison, comme une circonstance extraordinaire de cette affaire scandaleuse, qu'Ambrogio le Camaldule, religieux aussi distingué par la pureté de ses mœurs que par son savoir, en écrivant à Niccolo Niccoli, le prie souvent de présenter ses compliments à sa Benvenuta, qu'il distingue par le titre de fœmina fidelissima; voyez ses Lettres, liv. VIII, ép. 2, 3, 5, etc.
Note 392: (retour) L'abbé Mehus, dans le catalogue des ouvrages de Léonardo, qu'il a mis à la suite de sa Vie, dont il sera parlé plus bas, a placé cette invective au n°. XXVI, sous ce titre: Leonardi Florentini oratio in nebulonem maledicum. Il en cite un manuscrit conservé à Oxford, bibliothèque du New-Collége, n°. 286, manuscrit 10. M. W. Shepherd, Life of Paggio, p. 135, affirme qu'une vérification exacte, faite au mois de novembre 1801, lui a prouvé que ce manuscrit n'y existe pas, quoiqu'il soit porté dans le Catalogue de cette bibliothèque. J'observerai ici que le même biographe anglais s'est trompé, en disant, loc. cit., que Leonardo, dans cet écrit, traite son ancien ami de nebulo malefiens. On voit par le titre ci-dessus que c'est maledicus et non malefiens qu'il faut lire; c'est beaucoup trop pour un ami, mais beaucoup moins que ne le dit M. Shepher, par le changement d'une seule lettre. Au reste, on voit, par cet article du Catalogue de l'abbé Mehus, que cette Invective est conservée dans la bibliothèque Laurentienne; il en décrit même le manuscrit, et donne un aperçu de ce qu'il contient.
Si Leonardo n'était pas toujours maître de sa vivacité dans les premiers moments, il savait en réparer les fautes avec noblesse, et avec cette grâce particulière qui n'appartient qu'aux ames élevées. Lorsqu'il était chancelier de la république, il prit part à une discussion philosophique dans laquelle Giannozzo Manetti, qui était très-jeune, remporta de tels applaudissements, que Leonardo en fut piqué, et se permit contre lui quelques paroles injurieuses. Manetti lui répondit avec une douceur qui lui fit sentir sa faute. Il passa toute la nuit à se la reprocher. Il était à peine jour que, sans égard pour sa dignité, il se rendit seul chez Manetti. Celui-ci témoigna beaucoup de surprise de voir un vieillard revêtu d'une si grande autorité, et de tant de renommée, le venir trouver dans sa maison. Leonardo, sans autre explication, lui ordonna de le suivre, ayant, disait-il, à lui parler en secret. Arrivé sur les bords de l'Arno, au milieu de la ville, il se retourne, et dit à Giannozzo, à haute voix: «Hier au soir, il me semble que je vous ai grièvement insulté; j'en ai aussitôt porté la peine: je n'ai pu trouver ni sommeil, ni repos, que je ne fusse venu vous avouer sincèrement ma faute, et vous en demander excuse 394.» On juge de ce que dut alors éprouver un jeune homme bon et sensible, qui aimait et respectait Leonardo comme son maître, et qui le voyait descendre de la seconde dignité de l'état, pour réparer un tort qu'il lui avait déjà pardonné. Cet acte de Leonardo est une bonne leçon pour les vieillards hargneux, pour les savants hautains, et pour les magistrats arrogants.
Cet écrivain laborieux composa beaucoup d'ouvrages, et sur une grande variété de matières. Son Histoire de Florence, en douze livres, s'étend depuis l'origine de cette ville jusqu'à la fin de l'an 1404 395. Il a aussi écrit des Mémoires ou Commentaires sur les événements publics de son temps 396; quelques opuscules historiques et des traductions, ou plutôt des imitations de Polybe et de Procope 397. Il traduisit littéralement les Œconomiques, les Politiques et les Morales d'Aristote; quelques opuscules de Plutarque, des harangues de Démosthènes et d'Eschyne; des morceaux de Platon, de Xénophon, de saint Basile, et de plusieurs autres encore. Il est donc compté, à juste titre, parmi ceux qui contribuèrent le plus à répandre par leurs traductions latines le goût des anciens auteurs grecs. Nous lui devons la Vie du Dante et celle de Pétrarque, toutes deux en langue italienne 398. On a de lui, tant imprimés que manuscrits, un grand nombre d'autres ouvrages sur différents sujets, des discours oratoires, des poésies italiennes et latines, et surtout des Lettres en cette dernière langue, qui ont été imprimées plusieurs fois 399, et qui sont, comme celles d'Ambrogio le Camaldule, très-utiles pour l'histoire littéraire de ce siècle. Son style n'est pas très-élégant; il a cette rudesse qui est commune à tous les auteurs latins de cette première moitié du quinzième siècle; mais il ne manque pas de force et d'une certaine énergie qui fait que ses ouvrages, et principalement ses histoires, peuvent se lire encore avec plaisir et avec fruit 400.
Note 398: (retour) La Vie de Pétrarque fut publiée pour la première fois par Tomasini, Petrarcha redivivus, 2e. édition, Padoue, 1650, in-4., p. 207; elle fut réimprimée avec celle du Dante, d'après un manuscrit de la bibliothèque de Cinelli, Pérouse, 1671, in-12. On les trouve l'une et l'autre en tête de quelques éditions du Dante et de Pétrarque.
Note 399: (retour) La première fois en 1472, in-fol., sans nom de lieu, mais à Brescia, par Antoine Moret, de cette ville, et Hiéronyme d'Alexandrie, et non en 1493, comme le dit Niceron, ou en 1495, comme l'a écrit Maittaire, Annal. Typ., t. I. Cette dernière édition est une réimpression de celle de 1472. La meilleure est celle que l'abbé Mehus a donnée à Florence, 1741, 2 vol. in-8.; il y a joint une Vie de Leonardo, une préface et des notes. On y trouve de plus deux nouveaux livres de Lettres, jusqu'alors inédites, ajoutés aux huit livres que contiennent les anciennes éditions, et cinq lettres aussi inédites, adressées au concile de Bâle, au nom du peuple Florentin.
Poggio Bracciolini, connu en France sous le nom de Pogge, et qui ne l'est guère que comme auteur d'un recueil de bons mots et de facéties licencieuses, est un personnage très-grave, d'une grande autorité dans les lettres, et l'un de ceux qui leur rendirent à cette époque les services les plus signalés. Il naquit en 1380 401, d'une famille pauvre 402, au château de Terranuova, dans le territoire d'Arezzo. Instruit, comme la plupart des savants ses contemporains, dans les lettres latines par Jean de Ravenne, et dans les lettres grecques par Emmanuel Chrysoloras, il alla dans sa jeunesse à Rome pour y chercher fortune. Il fut en effet nommé, en 1402, rédacteur des lettres pontificales, emploi qu'il conserva pendant plus de cinquante années, mais qui ne l'obligea point à résider à Rome. Il est vrai que les appointements en étaient si modiques qu'il était souvent obligé d'y suppléer par des travaux particuliers pour fournir aux dépenses les plus nécessaires. Hors d'état, par son peu d'aisance, de chercher la dissipation et le plaisir, il n'avait de ressource contre l'ennui, comme contre le besoin, que le travail, l'étude et la société d'hommes distingués par leur savoir, dont la conversation ne pouvait que développer encore les qualités de son esprit. Innocent VII ayant succédé à Boniface IX, son premier protecteur, Poggio trouva la même faveur auprès de lui, et s'en servit pour donner des preuves solides d'amitié à Leonardo Bruni, qui avait été à Florence le compagnon des études et des plaisirs de sa jeunesse. Ce furent les témoignages qu'il rendit de lui et le soin qu'il prit de le faire valoir en communiquant ses lettres, qui déterminèrent le pape à appeler ce savant à sa cour, et à l'y fixer. Les deux amis furent exposés aux mêmes vicissitudes pendant le pontificat orageux d'Innocent VII. Sous celui de Grégoire XII, ils se séparèrent sans se désunir. Leonardo resta auprès du pape; Poggio alla chercher le repos à Florence. Il reprit sous Nicolas V ses fonctions de secrétaire apostolique, et se rendit, avec Jean XXIII, au concile de Constance. Après la fuite et la déposition de ce pape, il eut une occasion solennelle de faire briller son éloquence et sa gratitude pour l'un de ses premiers maîtres. Chrysoloras, qui assistait au concile, y mourut. Poggio composa son épitaphe 403, et prononça son oraison funèbre dans la cérémonie de ses obsèques.
Note 401: (retour) Giamb. Recanati, dans sa Vie de Poggio, en tête de l'édition qu'il donna en 1715, à Venise, de l'Histoire de Florence de cet auteur, publiée alors en latin pour la première fois. Tiraboschi, ub. supr.; M. William Shepher; Life of Poggio Bracciolini, etc. Ce dernier ouvrage publié à Londres, en 1802, in-4., et qui n'a pas été traduit en français, m'a fourni des additions considérables à la vie de Poggio telle que je l'avais faite d'abord. Je ne crains pas qu'on m'en fasse un reproche, non plus que de l'étendue que j'ai donnée à la Vie de Filelfo qui va suivre. Ces deux savants, et tous ceux mêmes qui sont l'objet de ce chapitre, ne sont rien pour la littérature italienne proprement dite, mais ils sont d'une grande importance pour la littérature de l'Italie et pour celle de l'Europe entière.
Note 403: (retour) Voici cette épitaphe, telle qu'elle est rapportée par Hody, De Græc. ill., p. 23.Hic est Emanuel situs,
Sermonis decus Attici:
Qui dum quarere opem patriæ
Afflictæ studeret, huc iit.
Res belle cecidit fuis
Votis, Italia; hic tibi
Linguæ restituit decus
Atticæ, ante recondite.
Res belle cecidit tuis
Votis, Emanuel; solo
Consecutus in Italo
Æternum decus es, tibi
Quale Græcia non dedit,
Bella perdita Græcia.
Il fit alors aux environs de Constance quelques voyages bien intéressants pour les lettres. Sachant que d'anciens manuscrits y étaient répandus dans différents monastères et dans d'autres dépôts où on les laissait périr, il résolut de retirer ces restes précieux des mains de leurs ignorants possesseurs. Ni la rigueur de la saison, ni le délabrement des routes ne purent l'arrêter, et il fit, avec une persévérance qu'on ne saurait trop louer, diverses excursions qui ne furent pas sans fruit. Un grand nombre de manuscrits, dont plusieurs contenaient des ouvrages d'auteurs classiques que les admirateurs des anciens avaient cherchés en vain jusqu'alors, furent le prix de son zèle. Sa principale expédition fut à l'abbaye de Saint-Gal, qui est à vingt milles de Constance. Il y trouva un Quintilien, le premier qu'on ait découvert tout entier, mais souillé d'ordures et de poussière. Il trouva aussi les trois premiers livres et la moitié du quatrième de l'Argonautique de Valérius Flaccus; Asconius Pédianus, sur huit discours de Cicéron; un ouvrage de Luctance 404; l'Architecture de Vitruve et Priscien le grammairien, tous réduits au même état et menacés d'une destruction prochaine. Ces manuscrits précieux n'étaient point placés avec honneur dans une bibliothèque, mais comme ensevelis dans une espèce de cachot obscur et humide; au fond d'une tour où l'on n'aurait même pas, selon l'expression de Poggio lui-même 405, voulu jeter des criminels condamnés à mort. «Je crois fermement, ajoute-t-il, que si l'on cherchait dans tous les cachots de cette espèce où ces barbares tiennent cachés de si grands écrivains, on ne serait pas moins heureux, à l'égard d'un grand nombre d'autres livres qu'on n'espère plus retrouver.» Ceci nous offre encore un exemple du soin que les moines ont pris de conserver les trésors de l'antiquité savante, et peut servir à mesurer le degré de reconnaissance qu'on leur doit.
Encouragé par ses illustres amis, Leonardo Bruni, Ambrogio Traversari, Niccolo Niccoli, Francesco Barbaro, noble vénitien, l'un des plus zélés promoteurs de tout ce qui pouvait être avantageux aux lettres, Poggio continua de voyager en Allemagne et en France, recherchant les anciens manuscrits dans les réduits secrets des couvents de ces deux contrées. Dans l'un de ces voyages, il découvrit à Langres, chez les moines de Clugny, l'Oraison de Cicéron pour Cæcina, qu'il se hâta de transcrire et d'envoyer à ses amis. L'Orateur romain lui eut d'autres obligations: c'est lui qui, dans différentes courses et à diverses époques de sa vie, retrouva les deux Discours sur la Loi Agraire contre Rullus, le Discours au peuple contre cette loi, le Discours contre Lucius Pison, et plusieurs autres. C'est encore à son activité infatigable qu'on doit le poëme de Silius Italicus, celui de Manilius, la plus grande partie de Lucrèce, les Bucoliques de Calpurnius, un livre de Pétrone, Ammien Marcellin, Végèce, Julius Frontin sur les Aqueducs, huit livres des Mathématiques de Firmicus, qui étaient ensevelis et ignorés dans les archives des moines du Mont-Cassin, Nonius Marcellus, Columelle, et quelques auteurs moins importants, mais dont il est cependant heureux qu'il ait pu prévenir la perte. On ne possédait alors que huit comédies de Plaute: un certain Nicolas de Trêves, que Poggio employait à ces recherches dans les lieux où il ne pouvait aller en personne, fit l'heureuse découverte des douze autres.
La déposition d'un pape ne fut pas le seul spectacle qui lui fut offert dans le concile de Constance: il y vit aussi brûler vifs Jean Hus et Jérôme de Prague. Il assista même au procès de ce dernier; et la manière dont il en rend compte dans une lettre à Leonardo Bruni 406, l'admiration qu'il témoigne pour l'éloquence de cet infortuné réformateur, le soin qu'il prend de rapporter ses arguments et ses réponses, de peindre sa constance intrépide et calme, au milieu des injures et des anathêmes dont il était souvent assailli, et la fermeté stoïque qu'il montra sur le bûcher, dont la fumée et les flammes purent seules interrompre l'hymne qu'il entonnait d'une voix sonore; tout cela prouve un esprit philosophique et tolérant, ennemi de ces exécrables barbaries, et aussi supérieur à ceux qui les exerçaient par ses sentiments d'humanité que par ses talents et ses lumières. Il compare le courage de Jérôme de Prague à celui de Mutius Scévola, et sa patience à celle de Socrate. Il n'oublie pas de citer l'apologie que Jérôme fit de Jean Hus, qui l'avait précédé sur le bûcher, ni de rapporter la partie de cette apologie qui jetait sur le luxe, la corruption et tous les abus scandaleux introduits à la cour de Rome, le jour le plus odieux. Le politique Leonardo, effrayé pour son ami de voir qu'il eût écrit une pareille lettre, et peut-être encore plus pour lui-même de l'avoir reçue, le blâma dans sa réponse d'avoir tant exalté le mérite d'un hérétique, et d'avoir montré une sorte d'attachement pour sa cause. Il l'avertit, lorsqu'il écrirait sur de pareils sujets, de le faire avec plus de réserve 407.
Ce concile fini, Poggio se rendit à Mantoue, à la suite du nouveau pape Martin V; et c'est de là qu'il partit subitement pour l'Angleterre. On ignore les motifs de ce voyage. Peut-être n'était-ce que le dégoût de voir toutes ses espérances trompées; peut-être aussi la liberté de ses sentiments sur les affaires ecclésiastiques l'avait-elle exposé à quelques-uns des dangers que le prudent Leonardo avait craints pour lui. Cette dernière supposition serait appuyée par la précipitation avec laquelle il quitta Mantoue. Il n'eut même pas le temps de prendre congé de ses plus intimes amis 408. Il avait sans doute rencontré au concile de Constance l'ambitieux évêque de Winchester, si connu depuis sous le nom de cardinal Beaufort 409, et qui visita ce concile en allant en pélerinage à Jérusalem; c'était Beaufort qui l'avait invité à choisir l'Angleterre pour retraite, et à y fixer son séjour. Il lui avait fait les plus magnifiques promesses; mais Poggio fut à peine arrivé à Londres, qu'il reconnut la vanité de ses espérances; dégoûté des embarras de toute espèce qu'il éprouvait dans un pays si nouveau pour lui, autant qu'affligé du peu de culture qu'il y trouvait dans les esprits, en le comparant surtout avec cet amour, cet enthousiasme pour la belle littérature, qui était alors généralement répandu en Italie: il ne tarda pas à désirer de revoir son pays natal.
Quelques circonstances augmentèrent encore ce désir. On venait de retrouver en Italie divers ouvrages de Cicéron, dont plusieurs, tels que les trois livres de Oratore, le Brutus, ou le Livre des Orateurs célèbres, et celui qui est intitulé Orator, reparaissaient pour la première fois. C'était Gérard Landriani, évêque de Lodi, qui en avait découvert le manuscrit enseveli sous un tas de décombres. Le caractère était si ancien, que peu d'antiquaires étaient en état de le déchiffrer; mais le zèle vainquit toutes les difficultés. Bientôt ces traités furent lus, copiés et répandus dans toute l'Italie. C'était un vrai triomphe, un sujet d'allégresse publique. Poggio, dans une terre d'exil, instruit de cette découverte, attendait avec impatience que ses amis lui en fissent parvenir une copie. Dans le même temps, il eut la douleur d'apprendre la querelle qui s'était élevée entre Leonardo Bruni et Niccolo Niccoli, deux de ceux qu'il aimait le plus. Enfin, comme si ce n'était pas assez des chagrins qui lui venaient d'Italie, il vit toutes les promesses et les apparences de la fortune qui l'avaient attiré en Angleterre, aboutir à un mince bénéfice 410, qui eût encore exigé qu'il entrât dans les ordres, ce qu'il n'avait jamais voulu. Voilà tout ce qu'avait pu faire, après de longues et pressantes sollicitations, le riche et puissant évêque de Winchester, pour l'indemniser d'un long voyage entrepris à son invitation, d'un séjour ennuyeux et pénible, loin de sa patrie, et enfin de la fausse attente où il l'avait tenu pendant ses magnifiques promesses. Poggio reçut d'Italie, peu de temps après, deux propositions à la fois, l'une d'aller occuper l'emploi de secrétaire auprès du souverain pontife; l'autre, d'accepter une place de professeur dans une des principales universités d'Italie. Après avoir hésité quelque temps dans le choix, il se décida enfin pour le secrétariat du pape; et ayant quitté l'Angleterre avec autant de précipitation qu'il en avait mis à s'y rendre, il alla directement à Rome pour y prendre possession de son emploi 411.
Martin V y était revenu 412 après ses aventures de Florence 413. Presque tout le reste de son pontificat fut livré à des agitations, auxquelles il paraît que Poggio ne prit d'autre part que de l'accompagner avec la chancellerie dans ses fréquents déplacements. Pendant le peu de séjour qu'il put faire à Rome, et de loisir dont il put disposer, il reprit ses travaux littéraires et composa quelques ouvrages, entre autres son Dialogue sur l'Avarice 414, dans lequel il se permit des traits fort vifs contre les mauvais prédicateurs en général, et particulièrement contre une nouvelle branche de l'Ordre des Franciscains, qui faisaient alors beaucoup de bruit 415. Cette critique, et quelques autres motifs, lui attirèrent sur les bras une querelle avec ces bons frères 416. Il ne s'en effraya point, et tout ce qu'ils gagnèrent avec lui, fut de l'engager à écrire dans la suite un Dialogue de l'Hypocrisie, où ils étaient beaucoup plus maltraités que dans le premier, mais que la liberté avec laquelle il s'expliquait sur les vice du cloître et sur ceux des ecclésiastiques en général, a fait retrancher des éditions de ses œuvres 417.
Note 417: (retour) On le trouve dans l'Appendix de l'ouvrage intitulé: Fasciculus rerum expeiendarum et fugiendarum, imprimé d'abord à Cologne en 1535, et réimprimé à Londres, avec des additions considérables, par Edward Brown, en 1689. Il y a eu aussi une édition du Dialogue de Poggio sur l'Hypocrisie, et de celui de Léonardo Bruni sur le même sujet, donnée par Hieronymus Sincerus Lotharingius, ex typographiâ Anissoniâ, Lugduni, 1679, in-16.
Le pontificat d'Eugène IV ne fut pas plus tranquille que celui de Martin V. Lorsqu'une sédition excitée à Rome le força de s'enfuir à Florence, déguisé en moine 418, Poggio partit pour l'y aller joindre: mais il tomba entre les mains des soldats de Piccinnino, partisan soldé par le duc de Milan pour faire la guerre au pape. Ils le retinrent prisonnier, et, malgré tous les mouvements que se donnèrent ses amis, il ne put obtenir sa liberté qu'en payant une forte rançon. En arrivant à Florence, il trouva les Médicis abattus, leurs partisans dispersés, et Cosme, dont il avait reçu dans sa jeunesse des encouragements et des bienfaits, banni de la république. Aussi incapable d'ingratitude que de crainte, il écrivit à son bienfaiteur une longue et éloquente lettre de consolation 419, que peu d'hommes puissants, déchus de leur grandeur, seraient dignes de recevoir, et que peut-être moins encore d'hommes, autrefois attachés à leur fortune, seraient capables d'écrire. Il ne craignit point de se faire des ennemis puissants, en professant hautement son attachement pour cet illustre exilé, ni de s'exposer à la haine et à la verve satirique de Filelfo, qui se déchaînait alors avec fureur contre les Médicis. Filelfo l'attaqua, ainsi qu'eux, sans retenue et sans pudeur; Poggio lui répondit de même; et ce ne fut pas le seul homme de lettres avec qui il eut des querelles aussi violentes 420. On voit avec regret dans ses œuvres plusieurs opuscules sous le titre d'Invectives, qui ne leur convient que trop. En général, les littérateurs de ce temps, presque toujours en guerre les uns avec les autres, ne respectent ni la décence, ni les lecteurs, ni eux-mêmes. Les querelles de Poggio avec Filelfo se renouvelèrent à plusieurs reprises, et ils ne se réconcilièrent que vers la fin de leur vie; mais si, dans le cours de cette guerre contre un esprit violent et irascible, Poggio employa trop souvent les mêmes armes que lui, s'il montra une aigreur et une animosité condamnables, il peut du moins être excusé par son premier motif, puisqu'il n'en eut point d'autre dans l'origine, que le désir de défendre et de venger un ami. Quand cet illustre ami fut revenu de son exil, ses partisans eurent le droit de témoigner toute leur joie, parce qu'ils avaient osé montrer toute leur douleur. Poggio avait ce droit plus que personne; et il en usa librement 421.
Le calme rétabli à Florence lui inspira le désir de passer en Toscane le reste de sa vie; il acheta une petite campagne dans l'agréable canton de Valdarno; et malgré les bornes très étroites de sa fortune, il sut rendre cette humble retraite précieuse pour les amis des lettres et des arts, par une riche bibliothèque, et par une petite collection de statues, dont il fit le principal ornement de son jardin, et de l'appartement destiné aux entretiens littéraires. Il avait toujours joint le goût des beaux-arts à celui des lettres, et il possédait non seulement des bustes et des statues, mais beaucoup de médailles et de pierres gravées d'un très-grand prix. Les monuments de Rome et des campagnes circonvoisines avaient été l'objet de son admiration et de ses recherches, et il avait acquis, dans le cours de plusieurs années, cette collection précieuse de productions de l'art antique. Il reçut alors du gouvernement de son pays un témoignage honorable d'estime pour lui, d'égards et de respect pour la noble profession des lettres. La seigneurie déclara, par un acte public, qu'ayant annoncé le dessein de se fixer dans sa patrie pour jouir du repos et se consacrer à l'étude (ce qui lui serait impossible s'il était assujéti aux mêmes taxes que les autres citoyens, qui retiraient du commerce ou des magistratures et des emplois publics, des émoluments et des profits), lui et ses enfants seraient désormais exempts de toutes charges publiques 422.
Le décret parle de ses enfants, quoiqu'il ne fût point marié. Peu avancé dans l'état ecclésiastique, il en avait cependant jusqu'alors 423 conservé l'habit; mais, suivant un usage assez commun dans ces bons siècles, cela ne l'avait point empêché d'avoir un grand nombre d'enfants naturels, tous, il est vrai, de la même maîtresse 424. Il se décida enfin à prendre femme à l'âge de cinquante-cinq ans, et il épousa une jeune fille de dix-huit 425, qui lui apporta pour dot six cents florins. Il paraît qu'il délibéra quelque temps sur les inconvénients de cette disproportion d'âge; il avait même composé un Traité où il pesait le pour et le contre; mais cet écrit n'a jamais vu le jour 426. Son mariage dit assez qu'il s'y décidait pour l'affirmative; et le bonheur dont il jouit avec sa femme, prouve qu'il avait raison d'être de cet avis. Retiré loin des orages politiques dans sa maison de campagne, il y passa tranquillement plusieurs années, uniquement occupé d'études et de travaux littéraires. Plusieurs de ses meilleurs ouvrages, entre autres son Dialogue sur la Noblesse 427, datent de cette heureuse époque. Il n'y éprouva d'autre chagrin que celui que lui causa la perte de la plupart de ses protecteurs et de ses meilleurs amis. Niccolo Niccoli, Laurent de Médicis, frère de Cosme, Nicolas Albergati, cardinal de Ste.-Croix, Leonardo Bruni, moururent successivement et à peu d'années de distance. Il soulagea sa douleur en payant un tribut à leur mémoire par d'éloquentes oraisons funèbres 428.
Nicolas V fut le huitième pape auprès duquel Poggio conserva son office dans la chancellerie pontificale, et ce fut celui de tous dont il eut le plus à se louer. Il avait avec lui d'anciennes liaisons, et il lui avait dédié, lorsqu'il n'était encore que Thomas de Sarzane, un Traité du Malheur des princes 429. À son avènement au trône papal, il lui adressa un discours de félicitation, et peu de temps après il lui dédia un nouveau traité des Vicissitudes de la fortune 430, le plus intéressant de tous ses ouvrages philosophiques. Bientôt il donna au même pape une preuve incontestable du fond qu'il faisait sur sa protection particulière, en publiant son Dialogue sur l'Hypocrisie 431; l'étonnante hardiesse avec laquelle il y reprend les folies et les vices du clergé lui eût peut-être coûté la vie ou au moins la liberté sous Eugène. Nicolas aima mieux employer à son profit l'esprit satirique et le talent pour le sarcasme qu'il reconnut dans cet ouvrage; il chargea l'auteur d'écrire contre cet Amédée de Savoie qui, sous le titre de Félix V, persistait à se dire pape. Poggio remplit largement les intentions du pontife; il attaqua l'anti-pape dans une longue Invective 432, et ne traita pas moins durement le noble ermite de Ripaille qu'il n'avait fait un simple professeur d'éloquence 433. Il entra plus utilement pour les lettres dans les vues de Nicolas V, en traduisant du grec en latin Diodore de Sicile et la Cyropédie de Xénophon, dans le temps que d'autres savants, excités par les libéralités du même pontife, interprétaient d'autres auteurs grecs. Toutes ces traductions, qui parurent presque à la fois, contribuèrent puissamment à remettre en honneur l'étude des anciens.
Poggio donna carrière à la fois, et à son esprit satirique, et à ce goût pour les expressions obscènes qui était alors trop commun, dans le célèbre livre des Facéties. C'est une preuve sans réplique de la licence qui régnait dans les mœurs de la cour romaine que de voir un homme alors septuagénaire 434, un secrétaire apostolique, jouissant de l'estime et de l'amitié du souverain pontife, publier librement un recueil de contes qui outragent souvent la pudeur, parmi lesquels plusieurs mettent à découvert l'ignorance et l'hypocrisie alors communes dans l'état ecclésiastique, et qui traitent même avec peu de ménagement les choses les plus sacrées de la religion. L'occasion qui donna lieu à la naissance de ce livre le prouve en quelque sorte mieux encore. Jusqu'au pontificat de Martin V, les officiers de la chancellerie romaine avaient coutume de se rassembler dans une salle commune. Le genre des conversations qu'on y tenait fit donner à cet appartement le nom de bugiale, dérivé de l'Italien bugia, mensonge, et que Poggio rend lui-même par fabrique ou manufacture de mensonges 435. On y rapportait les nouvelles du jour, et l'on cherchait à s'amuser en racontant des anecdotes plaisantes. On y censurait tout librement. On n'épargnait personne, pas même le souverain pontife. C'est principalement de ces conversations entre quelques ecclésiastiques, attachés à la cour de Rome par des fonctions graves, que sont tirés les contes pour rire et les bons mots rapportés dans les Facéties. Ce livre contient un assez grand nombre d'anecdotes sur plusieurs hommes distingués qui florissaient dans le quatorzième et le quinzième siècle, et sous ce rapport et par le mérite de la narration, il n'est pas sans intérêt littéraire. Quant à son immoralité, sans juger avec plus d'indulgence qu'il ne faut ce livre devenu trop célèbre, tout homme ami de la décence trouvera que c'est une punition assez forte de l'avoir fait, que de n'être connu de la plupart de ceux qui lisent que par cette débauche d'esprit, après une vie aussi longue, aussi laborieuse et aussi utile aux lettres que le fut celle de l'auteur.
Un ouvrage plus sérieux suivit de près les Facéties 436; c'est le fruit des conversations savantes qu'il eut avec plusieurs hommes de lettres de ses amis qu'il recevait à sa table, à la campagne, pendant quelques vacances que lui laissait son emploi. Il est divisé en trois parties qui roulent sur différents sujets. Ceux des deux premières parties sont de peu d'intérêt 437; la troisième est toute philologique; il y est question de savoir si, du temps des anciens Romains, le latin était la langue commune, ou seulement celle des savants. Poggio y défend la première opinion contre Leonardo Bruni, qui dans leurs entretiens avait soutenu la seconde.
En 1453, la place de chancelier de la république étant devenue vacante, la réputation de Poggio et l'influence puissante des Médicis fixèrent sur lui le choix de ses concitoyens. Il quitta entièrement Rome, où il avait occupé pendant l'espace de cinquante-un ans un modeste, mais paisible emploi, et vint s'établir à Florence avec sa famille. Il y reçut bientôt une nouvelle preuve de l'estime publique, et fut nommé l'un des Prieurs des arts. Les soins et les occupations de sa place de chancelier ne le détournèrent entièrement, ni de ses travaux ni de ses querelles littéraires. Peu de temps après son retour de Florence, il eut, avec Laurent Valla, une guerre de plume presque aussi violente que celle qu'il avait avec Filelfo. Un fruit plus heureux de ses loisirs fut son Dialogue Sur le malheur de la destinée humaine 438, la traduction de l'Âne de Lucien 439 remplit aussi quelques uns de ses moments. Il se proposa en la publiant, d'établir, comme un point d'histoire littéraire, que c'était à cet opuscule du philosophe de Samosate qu'Apulée avait dû l'idée de son Âne d'or.
L'Histoire de Florence est le dernier, comme le plus grand et le meilleur ouvrage de Poggio. Elle est divisée en huit livres, et comprend la portion la plus intéressante des annales de la liberté florentine; elle s'étend depuis 1350 jusqu'à la paix de Naples, en 1455. L'emploi qu'il remplissait dans la république lui ouvrait toutes les sources, et il sut en profiter; mais il ne put terminer entièrement cet important ouvrage 440. Il mourut le 30 octobre 1459, et fut enterré avec beaucoup de magnificence dans l'église de Ste. Croix. Ses enfants 441 obtinrent la permission de suspendre son portrait 442 dans une des salles publiques du palais; et ses concitoyens lui érigèrent, peu de temps après, une statue, qui fut placée à la façade de l'église de Santa Maria del fiore 443. Il mérita tous ces honneurs rendus à sa mémoire, par son ardent amour pour sa patrie, dont il eut toujours à cœur la gloire et la liberté, par l'étendue de ses connaissances et par la supériorité de ses talents. L'aigreur et l'emportement de ses invectives venaient de la même source que l'exagération et l'enthousiasme de ses éloges, c'est-à-dire, d'un esprit qui se portait toujours aux extrêmes et ne voyait rien modérément. La liberté de ses mœurs pendant la première partie de sa vie, et la licence de ses écrits, justement blâmées aujourd'hui, étaient à peine remarquées dans son siècle. Elles ne nuisirent ni à la considération dont il jouissait à la cour de Rome, ni à sa faveur auprès de deux papes aussi pieux qu'Eugène IV et Nicolas V. Il avait, pour se maintenir dans le monde, une sorte de dignité personnelle, l'urbanité de ses manières, la force de son jugement et l'enjouement de son esprit 444. Quant au style de ses ouvrages, si on le compare à celui de ses prédécesseurs immédiats, on est frappé de leur différence et surpris de ses progrès. On sent enfin qu'il n'y avait plus qu'un pas à faire de ce degré d'élégance latine à celui que Politien et quelques autres atteignirent bientôt après 445.
Note 440: (retour) L'Histoire de Florence, écrite par lui en latin, fut achevée et traduite en italien par Jacques Bracciolini, l'un de ses fils. Cette traduction, imprimée à Venise, 1476, in-fol., et réimprimée plusieurs fois, fut seule connue pendant long-temps. L'original latin ne fut publié à Venise qu'en 1715, par J.-B. Recanuti, avec des notes et une Vie de Poggio, qui n'a d'autre défaut que d'être trop courte.
Note 441: (retour) Il laissa de son mariage cinq garçons et une fille, l'aîné des garçons se fit moine; le second et le quatrième prirent aussi l'état ecclésiastique, mais restèrent séculiers, et possédèrent plusieurs charges à la cour de Rome. Le troisième, nommé Jacopo, traducteur de l'Histoire Florentine, étant entré au service du cardinal Riario, se trouva impliqué, en 1478, dans la conspiration des Pazzi contre les Médicis, et fut un des conjurés pendus par le peuple aux fenêtres de l'Hôtel-de-Ville. Le cinquième enfin, nommé Philippe, se maria, mais ne laissa que des filles.
Note 443: (retour) La destinée de cette statue est assez remarquable. Dans des changements faits en 1560, à la façade de Ste.-Marie, par François, grand-duc de Toscane, elle fut transportée dans un autre endroit de l'édifice, et elle y fait maintenant partie du groupe des douze apôtres. (Recanati, Vita Poggii, p. xxxiv.)
Note 445: (retour) Ibid. Les Œuvres de Poggio furent recueillies pour la première fois à Strasbourg, 1510, petit in-fol., et plus amplement à Bâle, 1538; ses lettres n'en sont pas la partie la moins intéressante. On doit les joindre à celles de Coluccio Salutato, de Leonardo Bruni, de Filelfo et d'Ambrogio le Camaldule, pour la connaissance de l'histoire littéraire du quinzième siècle.
Celui de tous ses contemporains qui eut avec lui les querelles les plus vives, et qui l'égala le plus en renommée, fut le célèbre Filelfo. Sa vie pleine de vicissitudes et d'orages, les grands services qu'il rendit aux lettres, la trempe singulière et bizarre de son esprit, méritent aussi une attention particulière. Dans les trente-sept livres de ses lettres, dans ses satires, et dans plusieurs autres de ses ouvrages imprimés, il parle souvent de lui-même: la plupart des écrivains de son temps se sont occupés de lui, soit pour l'attaquer, soit pour le défendre; plusieurs savants se sont exercés depuis sur sa vie et sur ses ouvrages; on n'est donc embarrassé que du choix 446.
Note 446: (retour) Il a paru récemment en italien une Vie de Filelfo, qui peut épargner désormais toutes nouvelles recherches; elle est intitulée: Vita di Francesco Filelfo da Tolentino, del Cav. Carlo de' Rosmini Raveretano, Milano, 1808, 3 vol. in-8. Je m'en suis servi utilement pour rectifier quelques inexactitudes des auteurs que j'avais suivis, et pour réparer beaucoup d'omissions. En donnant quelque étendue à cette Vie et à la précédente, j'ai voulu faire connaître ce que c'était en Italie que ces savants du quinzième siècle, qu'on se représente ordinairement comme des pédants obscurs ensevelis dans des collèges. Je ne les ai point nommés Le Pogge et Philelphe, suivant notre usage commun, mais Poggio et Filelfo, à l'exemple du plus vraiment français de tous les auteurs français du dix-huitième siècle, de Voltaire, qui les appelle toujours ainsi.
Francesco Filelfo naquit le 25 juillet 1398, à Tolentino, dans la Marche d'Ancône. Les premiers historiens de sa vie 447 ont dit que sa famille était honnête; il vaut mieux les en croire que Poggio, qui prétend, dans ses Invectives et dans ses Facéties, qu'il était le bâtard d'une blanchisseuse et d'un prêtre. Il fit ses études à Padoue, sous les plus célèbres professeurs, et ce fut avec tant d'éclat qu'il y fut lui-même nommé professeur d'éloquence à dix-huit ans. Appelé à Venise, en 1417, il y professa pendant deux années. Il s'y fit des amis puissants, et fut admis aux droits de cité par un décret public. Le désir d'apprendre la langue grecque l'appelait à Constantinople: l'état de sa fortune ne lui permettait pas ce voyage; l'estime dont il jouissait, engagea la république à l'attacher, en qualité de secrétaire, à la légation qu'elle entretenait dans cette capitale de l'empire Grec. Il s'y rendit en 1420, et prit pour maître de langue et de littérature grecques, Jean Chrysoloras, frère du célèbre Emmanuel. Ses progrès furent aussi grands que rapides. Il remplissait en même temps, avec assiduité les devoirs de son emploi. Les éloges que sa conduite et ses succès lui attirèrent parvinrent aux oreilles de l'empereur. Jean Paléologue le prit à son service, avec le titre de secrétaire et de conseiller. Filelfo avait déjà fait preuve de talent pour les négociations. Le Bailo, ou ambassadeur vénitien auquel il était attaché, l'avait envoyé auprès de l'empereur des Turcs, Amurath II, pour traiter de la paix entre ce prince et Venise 448, et le traité avait été conclu à la satisfaction de la république.
Note 448: (retour) Lancelot, Mém. sur Philelphe, Académ. des inscr. et bell.-lettr., t. X, et Tiraboschi, t. VI, part II, p. 284, se sont trompés, en disant que c'était par ordre de l'empereur grec qu'il avait fait cette ambassade. M. de' Rosmini a redressé cette erreur, d'après une lettre inédite de Filelfo. Voy. ub. supr., p. 12.
Jean Paléologue le députa, en 1423, à Bude, en qualité de son ministre, à l'empereur Sigismond. Cette mission remplie, il fut invité par Ladislas, roi de Pologne, à assister, comme ministre impérial, aux fêtes de son mariage qui devaient se célébrer à Cracovie. Filelfo s'y rendit à la suite de Sigismond, et récita, le jour de la cérémonie 449, une harangue solennelle, en présence des souverains qui y assistaient, des grands seigneurs, accourus de toutes les parties de l'Europe, et d'une foule immense de spectateurs.
De retour à Constantinople, après quinze ou seize mois d'absence, il reprit le cours de ses études; mais il trouva, dans la maison même de son maître, un sujet de distraction. La fille de Chrysoloras, à peine âgée de quatorze ans, était d'une beauté parfaite. Filelfo, dans l'âge des passions, et qu'une conformation particulière y rendit plus ardent 450, devint amoureux de la jeune Theodora, la demanda, l'obtint de son père, et l'épousa du consentement même de l'empereur, dont Theodora était parente. Il repassa enfin à Venise avec elle, en 1427. C'étaient ses amis qui l'avaient engagé, par leurs instances, à y revenir: il les trouva presque tous absents, et Venise ravagée par la peste. Les promesses qu'on lui avait faites d'un établissement étaient oubliées. Ses effets et ses livres, arrivés avant lui, déposés dans la maison d'un ami, n'en pouvaient sortir, parce que, dans la chambre où étaient les caisses, il était mort un pestiféré. Tout lui conseillait de quitter Venise; Theodora était effrayée; une de ses femmes était morte de la peste: enfin il partit; et se rendit à Bologne, avec une maison nombreuse, regrettant amèrement d'avoir abandonné Constantinople, et déjà menacé du besoin.
L'accueil qu'il reçut à Bologne le rassura. On alla au-devant de lui: pour le fixer dans cette ville opulente et amie des lettres, on lui offrit, aux conditions les plus avantageuses 451, et il accepta une chaire d'éloquence et de philosophie morale. Mais ce bonheur ne dura que quelques mois. Bologne, qui était alors au pouvoir du pape, se révolta, chassa le légat, fut assiégée par une armée pontificale, et livrée à toutes les horreurs des troubles civils. On désirait à Florence que Filelfo vînt s'y fixer. Niccolo Niccoli; Leonardo Bruni, Ambrogio le Camaldule, redoublèrent alors leurs instances auprès de lui, et leurs efforts pour lui assurer un sort convenable; ils réussirent à l'un et à l'autre, et Filelfo, après en avoir obtenu la permission, avec beaucoup de peine, quitta Bologne pour Florence, où il commença aussitôt ses leçons 452.
Dans cette ville remplie de savants, il étonna par sa science et par son zèle infatigable à la propager. On le voyait le matin, dès le point du jour, expliquer et commenter les Tusculanes de Cicéron, ou une des Décades de Tite-Live, ou l'un des Traités de Cicéron sur l'Art oratoire, ou l'Iliade d'Homère. Après s'être reposé quelques heures, il revenait lire publiquement Térence, les Épîtres de Cicéron, quelqu'une de ses Harangues, Thucydide ou Xénophon. Quelquefois encore, il ajoutait à ses leçons des lectures sur la morale 453; et de plus, pour satisfaire de jeunes Florentins 454, admirateurs du Dante, il lisait et commentait son poëme les jours de fête, dans l'église de Santa Maria del Fiore, sans en être chargé par l'autorité publique, et sans en recevoir d'émoluments. Dans une si laborieuse carrière, il était soutenu par le nombre et la dignité de son auditoire. Quatre cents des personnes les plus distinguées de Florence, par leurs connaissances et par leur rang, suivaient journellement ses leçons. Il eut pour amis les plus considérables; mais bientôt ils devinrent ses ennemis, ou il les regarda comme tels. Il se fit des querelles avec Charles Marsupini d'Arezzo, avec Niccolo Niccoli, ami de Charles, avec Ambrogio le Camaldule, amis de l'un et de l'autre, avec Cosme de Médicis et Laurent son frère, amis et bienfaiteurs de tous, enfin avec le redoutable Poggio, qui se porta pour champion des Médicis.
Note 454: (retour) M. de' Rosmini l'affirme, d'après l'assertion positive de Filelfo, dans un discours italien adressé aux jeunes gens même qui suivaient son cours, pièce que cet estimable biographe a publiée le premier, Monumenti inediti du tome I, n°. IX, p. 124. Les expressions de son auteur n'ont en effet rien d'équivoque: Da niuno castrecto... senz' alcun altro o publico a privato premio a ciò fare indocto, cominciai quello poeta pubblicamente legere. Ceci dément Tiraboschi, qui dit, non moins affirmativement, t. VI, part. II, p. 286, que Filelfo était spécialement chargé de et d'expliquer le Dante, il en donne pour preuve le décret public du 12 mars 1431, qui accordait à ce savant les droits de citoyen de Florence, cité par Salvino Salvini, dans la Préface de ses Fasti consolari, p. xviii. Mais Tiraboschi et Salvini lui-même paraissent s'être trompés sur ce passage du décret; il est bien dit: Considerato... quod Franciscus Filelfi qui legit Dantem in civitate Florentiæ, etc.; mais rien n'indique qu'il ne le lut pas spontanément et gratuitement; et l'assertion de Filelfo, énoncée devant les Florentins qui suivaient ses leçons, est très-positive pour ne laisser aucun doute.
Filelfo, sur ces entrefaites, fut assailli et blessé au visage par un assassin de profession, lorsqu'il se rendait à son école; il prétendit et soutint que ce coup venait des Médicis. La fureur des factions était alors très-animée. Il s'était jeté dans celle des nobles; et les Médicis étaient à la tête de celle du peuple. Ils furent abattus, Cosme emprisonné, mis en danger de la vie et banni. Filelfo, ennemi peu généreux, vomit contre lui et contre ses partisans des satires emportées, obscènes et sanglantes 455. Ils revinrent triomphants; il ne jugea pas à propos de les attendre, et se rendit à Sienne, où il s'engagea pour deux ans à professer les belles-lettres. De Sienne, il continua sa guerre satirique avec tant de fureur, qu'il fut enfin déclaré rebelle par un décret public et banni de Florence, dix mois après en être sorti. Ce n'est pas tout: l'assassin qui l'avait manqué à Florence, quelqu'il fût et de quelque part qu'il vînt, le poursuivit à Sienne, où il l'alla chercher pendant qu'il était allé aux bains de Petriolo. Filelfo, revint à Sienne, reconnut ce sicaire, qui se nommait Philippe, et le fit arrêter.
Note 455: (retour) Les Satires de Filelfo furent imprimées pour la première fois à Milan, sous ce-titre: Philelphi opus Satyrarum seu Hecatostichon Decades X, 1476, in-fol.; réimprimées à Venise, 1502, in-4., et à Paris, 1508, in-4. Cosme y est désigné sous le nom de Munus (traduction latine du nom grec Cosmos); Niccolo Nlccoli, sous celui d'Utis; Charles d'Arezzo est appelé Codrus; Poggio est nommé Bambalio, etc. Il faut avoir essayé de lire ces productions monstrueuses, pour se figurer un pareil débordement de fiel et d'obscénités.
On le mit à la question, et l'on tira de lui, par la force des tourments, l'aveu d'un nouveau projet d'assassinat. Il fut condamné à une amende de cinq cents livres d'argent. Filelfo, peu satisfait de cette peine, appela devant le gouverneur de la ville, qui condamna Philippe à avoir le poing coupé: il l'aurait même puni de mort, sans l'intercession de Filelfo lui-même. Ce ne fut point par un mouvement de compassion que l'offensé demanda cette mutation de peine, mais plutôt comme il l'écrivit à Æneas Sylvius, pour que celui qui l'avait voulu assassiner, vécût mutilé et couvert d'infamie, au lieu d'être délivré, par une mort prompte, des tourments de la vie et de ceux de sa conscience 456.
Toujours persuadé que le parti des Médicis avait armé contre lui cet assassin, il poussa la fureur jusqu'à vouloir leur rendre la pareille. De concert avec les exilés florentins réfugiés à Sienne, il mit le poignard à la main d'un certain Grec qui se chargea de les délivrer de Cosme et de ses principaux partisans. Le coup manqua; l'assassin fut pris, avoua tout, eut les deux mains coupées, et Filelfo, qu'il accusa dans ses interrogatoires, fut condamné à avoir la langue coupée et banni à perpétuité 457. Comment un savant tel que lui se porta-t-il à de pareils excès? Est-il vrai, d'un autre côté, qu'un homme tel que Cosme de Médicis y eût donné lieu en s'y portant le premier? L'animosité des partis explique tout. Que Cosme eût positivement commandé un assassinat, c'est ce que le dernier auteur de la vie de Filelfo ne croit pas, faute de preuves; il n'en a point non plus qui l'autorisent à le nier; il pense que Médicis n'ignorait pas ce qui se tramait contre ce violent ennemi, et qu'au lieu de s'y opposer, comme il l'aurait pu, il en parut satisfait 458. Quoi qu'il en soit, si l'on regardait comme irréconciliables deux ennemis qui en sont venus l'un contre l'autre à de telles mesures, on se tromperait encore. Cosme, naturellement généreux, et à qui son immense pouvoir laissait tout le mérite d'une réconciliation, la désira le premier; Ambrogio le Camaldule l'entreprit; il y trouva d'abord Filelfo très-rebelle. «Que Médicis emploie, répondait-il, les poignards et les poisons; moi, j'emploierai mon génie et ma plume. Je ne veux point de l'amitié de Cosme, et je méprise sa haine. Je préfère une inimitié ouverte à une fausse bienveillance 459;» mais le bon Ambrogio ne se découragea point, et finit par réussir.
Ce qui paraît presque aussi peu croyable, c'est que, dans de telles agitations, parmi ces craintes et ces projets de vengeance, Filelfo remplissait, comme à l'ordinaire, ses fonctions de professeur, et que pendant son séjour à Sienne, il ne composa, pas seulement des satires en vers et des harangues ou invectives en prose contre ses puissants ennemis, mais des ouvrages d'érudition, tels que la traduction latine des Apophthegmes des anciens rois et grands capitaines de Plutarque; il y commença même ses livres De exilio, ou ses Méditations florentines 460. Il y écrivit aussi, dans le même temps, beaucoup de lettres, les unes philosophiques, les autres purement littéraires, d'autres enfin où, en parlant de ses querelles et des poursuites dont il était l'objet, il ne dit rien des haines politiques qui en étaient la véritable cause; il attribue tout à l'envie excitée par ses succès.
Note 460: (retour) Le premier de ces deux ouvrages est imprimé, Philelphi Opuscula, Spire, 1471; Milan, 1481; Venise, 1492, in-fol., etc. (Debure, Bibl. instr., ne cite que cette dernière édition.) Les Meditationes Florentinæ, De exilio, etc., qui ne sont qu'un seul et même ouvrage, devaient avoir dix livres; l'auteur n'en écrivit que trois, l'un à Sienne, et les deux autres à Milan. Ces trois livres sont restés inédits. Vita di Filelfo, p. 88, note 2.
Mais avant cette réconciliation, il crut qu'il était prudent de quitter Sienne et de s'éloigner davantage de Florence. Sa renommée, toujours croissante, lui attirait, de plusieurs côtés à la fois, des propositions avantageuses. L'empereur grec, le pape Eugène IV, le sénat de Venise, celui de Pérouse, le duc de Milan, et enfin la république de Bologne se le disputaient. Il donna la préférence aux deux derniers, et promit de se fixer auprès de Philippe-Marie Visconti, à condition qu'il irait d'abord à Bologne remplir un engagement de six mois. Les Bolonais, pour ce simple semestre, lui avaient promis quatre cent cinquante ducats, salaire magnifique et sans exemple 461, et ils lui tinrent parole. Il reparut donc à Bologne 462 dix ans après qu'il en était parti; mais cette ville était loin d'être assez tranquille pour qu'il le fût lui-même. Visconti le pressait vivement d'aller à lui; l'impatience naturelle de Filelfo augmentait par les obstacles: enfin, sous des prétextes assez peu spécieux 463, il quitta Bologne avant les six mois expirés, et alla s'établir à Milan avec sa famille. Les sept années qu'il y passa auprès du duc furent les plus tranquilles et les plus heureuses de sa vie. Bien vu à la cour, bien payé, logé dans une maison richement meublée, dont Visconti lui fit don; nommé citoyen de Milan, rien ne manquait, ni à sa considération, ni à son bonheur. Le seul chagrin qu'il éprouva, mais qui lui fut très-amer, fut la perte inattendue et prématurée de sa femme Théodora, ou, comme il aimait à l'appeler, de sa chère Chrysolorine. Elle le laissait père de quatre enfants 464; cependant sa douleur fut si forte, qu'il voulut renoncer au monde et prendre l'état ecclésiastique; mais le pape, à qui il en écrivit, ne lui répondit pas, et le duc Philippe-Marie, qui voulait le retenir, y réussit en lui faisant épouser une jeune et riche héritière d'une famille noble de Milan. Le duc mourut; la femme qu'il avait donnée à Filelfo mourut aussi peu de mois après. La première idée que lui donna son veuvage, fut encore de demander au pape un asile dans l'Église; la seconde fut de se marier une troisième fois.
Après trois ans de troubles qui suivirent à Milan la mort du dernier Visconti, François Sforce lui ayant succédé 465, Filelfo, bien traité par le nouveau duc, voulut cependant se rendre à la cour d'Alphonse, roi de Naples, qui avait témoigné le désir de le voir. Il fit en effet ce voyage, dont il eut tout lieu d'être content. Ce roi, ami des lettres, le reçut à Capoue avec les plus grands honneurs, le créa chevalier, lui permit de porter ses armes, et voulant principalement honorer en lui le poëte, plaça lui-même sur sa tête la couronne de laurier. De retour à Milan, Filelfo, en apprenant la prise de Constantinople par les Turcs, nouvelle déjà très-douloureuse pour lui, qui regardait cette capitale de l'empire grec comme sa seconde patrie, apprit encore que Manfredina Doria, sa belle-mère, avait été faite esclave avec ses deux filles. Dans sa douleur, il voulait que François Sforce envoyât un ambassadeur à l'empereur des Turcs, pour demander la liberté de ces captives. Il se proposait lui-même pour cette ambassade. La connaissance qu'il avait du pays, et la mission qu'il avait autrefois remplie auprès d'Amurath, père de Mahomet, étaient ses titres. Le duc ne jugea pas à propos de faire cette démarche; mais il permit à Filelfo de députer, en son propre nom, deux jeunes gens vers Mahomet II, avec une ode et une lettre grecque de sa composition, où il demandait au sultan cette grâce, en offrant une rançon 466. Mahomet, qui n'était point un barbare, et qui se piquait même d'honorer les savants, accueillit favorablement cette requête, et rendit, sans rançon, la liberté aux trois esclaves.
Note 466: (retour) Tiraboschi rapporte inexactement ce fait très-remarquable, t. VI, partie II, p. 290; M. de Rosmini l'a rectifié, Vita di Filelfo, t. II, p. 90, et il a publié le premier le texte grec de la lettre de Filelfo à Mahomet II, avec une traduction italienne, n°. X des Monumenti inediti du même volume, p. 305.
Filelfo, depuis cette époque, fit pendant à peu près quinze années son séjour habituel à Milan. Sa vie toujours agitée n'en était pas moins laborieuse; il acheva et publia un grand nombre d'ouvrages en prose et en vers; celui qui l'occupait le plus était un grand poëme en vingt-quatre livres qu'il avait entrepris à la gloire de François Sforce, sous le titre de Sfortiados; il en avait achevé les huit premiers livres quand le héros du poëme mourut 467. Galéaz-Marie son fils s'intéressa peu aux lettres, et laissa dans l'oubli Filelfo, que l'indigence atteignit bientôt, et qui se vit obligé, après avoir été dix-sept ans attaché à la maison des Sforce, et en avoir tant célébré la gloire, à vendre ses meubles, ses livres et jusqu'à ses habits pour vivre et soutenir sa famille.
Note 467: (retour) Le 8 mars 1466. Ces huit livres de la Sforciade sont restés inédits; on en conserve des copies dans la bibliothèque Ambroisienne à Milan, dans la Laurentienne à Florence, et dans d'autres bibliothèques. Le début du poëme est imprimé, Histor. Typograph. Litter. mediolan. de Sassi, p. 178 et suiv., et Catalog. cod. latin. biblioth. Laurent., de Bandini, t. II, col. 129. M. de' Rosmini a donné une analyse des huit livres, suffisante pour en faire connaître le plan et la marche, Vita di Filelfo, t. II, p. 159-174.
Il chercha inutilement pendant plusieurs années à sortir de cette position, jouissant pour tout bien, dans une vieillesse avancée, d'une force et d'une santé inaltérables, enseignant, écrivant, travaillant sans relâche, se plaignant toujours, et ne se décourageant jamais. Ses principales vues étaient dirigées vers Rome, où il désirait ardemment être placé. Ce qu'il avait en vain espéré de Pie II, de ce pape ami des lettres, ou plutôt de cet homme de lettres devenu pape, et qui avait été son disciple, de Paul II qui l'avait plusieurs fois flatté par ses éloges et soutenu par ses libéralités, il l'obtint enfin de Sixte IV, et fut appelé à Rome pour remplir une chaire de philosophie morale, avec de forts appointements et de magnifiques promesses. Reçu par le pontife et par la cour romaine avec toutes les distinctions qui pouvaient flatter son amour-propre 468, il ouvrit, peu de temps après, son cours, en expliquant devant un nombreux auditoire les Tusculanes de Cicéron. Il fit encore, malgré son grand âge, deux fois le voyage de Milan. Il y allait chercher sa femme et ses enfants; mais au premier de ces deux malheureux voyages, il vit mourir deux de ses fils; au second, il perdit sa femme; elle n'avait que trente-huit ans et il approchait de quatre-vingts; en la perdant, il perdait tout l'espoir et tout l'appui de sa vieillesse. Son infortune particulière fut suivie d'une catastrophe publique. Le duc Galéaz-Marie fut assassiné, et son fils Jean Galéaz, enfant de huit ans, déclaré son successeur, mais on sait sous quels funestes auspices. La peste avait éclaté à Rome; Filelfo craignit d'y retourner; il songea, ou à se fixer auprès de la nouvelle cour de Milan, ou, ce qu'il aurait beaucoup mieux aimé, à obtenir son retour à Florence. Réconcilié avec les Médicis, et en correspondance suivie avec Laurent-le-Magnifique, il obtint par lui ce qu'il désirait le plus. La Seigneurie abolit les décrets portés contre lui et le nomma pour remplir à Florence la chaire de langue et de littérature grecques. Âgé de quatre-vingt-trois ans, il ne craignit point d'accepter cet engagement, ni d'entreprendre encore ce voyage; mais il y épuisa le reste de ses forces; il tomba malade quinze jours après son arrivée, et mourut le 31 juillet 1481.
Aucune vie aussi longue ne fut peut-être jamais plus remplie et ne le fut autant jusqu'à la fin que celle de Filelfo; aucune n'aurait été plus heureuse si les vices de son caractère n'avaient mis obstacle à son bonheur; ceux qui lui firent peut-être le plus de tort furent la vanité et l'orgueil. L'une lui fit un besoin de l'éclat, de la magnificence, d'un état de maison, d'un train de gens et de chevaux, d'une dépense de table qui ne vont qu'aux grands seigneurs, et qui souvent les ruinent. Il lui fallut, pour soutenir ce luxe, s'avilir sans cesse par des éloges outrés et par des demandes indiscrètes; et le produit de ses bassesses ne suffisait pas toujours à satisfaire les besoins de sa vanité. L'autre vice le portait à se regarder non seulement comme le premier, le plus savant, le plus éloquent de son siècle, mais de tous les siècles. Les preuves qu'on en voit, je ne dis pas dans ses poésies, où on les pardonnerait peut-être, mais dans ses lettres, devaient le rendre en même temps ridicule et odieux. De là ce peu d'égards et même ce mépris qu'il marquait pour les savants et les hommes de lettres les plus distingués de son temps; de là aussi ces dures représailles auxquelles il fut exposé, et ces querelles bruyantes qu'il eut si souvent à soutenir.
Outre celles que nous avons déjà vues, et qui furent les plus violentes, parce qu'elles avaient un fondement politique, il en eut de purement littéraires, mais qui n'en furent pas pour cela plus polies. Il ne se montra modéré que dans la dernière. Georges Merula, son disciple, non moins irascible que lui, l'attaqua publiquement, sur un léger prétexte 469, par deux lettres pleines d'injures et de fiel. Filelfo, qui touchait alors à la fin de sa carrière, et moins irrité peut-être, parce qu'il n'avait pas tort, ne répondit point cette fois; mais il trouva dans un autre de ses disciples un ardent et courageux défenseur 470. Il en avait fait un grand nombre dans les différents professorats qu'il avait si long-temps exercés, et l'on en compte plusieurs parmi les hommes qui ont le plus illustré ce siècle et le suivant 471. C'était une postérité savante dans laquelle il se voyait revivre. Il aurait pu revivre réellement dans une autre postérité, qui devait être aussi très nombreuse. Il avait eu de ses trois femmes vingt-quatre enfants des deux sexes; et il ne lui restait plus que quatre filles quand il mourut. L'aîné de ses deux fils, Jean-Marius, né à Constantinople en 1426, élevé avec autant de soin que de tendresse, mais d'un caractère difficile, inconstant et bizarre, eut dans les agitations de sa vie comme dans ses travaux, des traits multipliés de ressemblance avec son père; il fut comme lui, philologue, orateur, philosophe et poëte. Filelfo, qui était excellent père, et qui aimait ce fils plus que tous ses autres enfants, eut, après tant de pertes douloureuses, le chagrin de le perdre encore, un an avant de mourir.
Note 471: (retour) On y distingue, outre ceux que nous venons de voir, Agostino Dati, auteur de l'Histoire de Sienne; le célèbre jurisconsulte Francesco Accolti d'Arezzo; Alexander ub Alexandro, auteur des Genetialium Dierum; Bernardo Giusiniani, l'historien de Venise, et une infinité d'autres moins connus aujourd'hui, mais qui eurent alors de la célébrité; sans compter des hommes du premier rang, tels que le pape Pie II, Æneus Sylvius, et Pierre de Médicis, fils de Cosme et père de Laurent-le-Magnifique.
Il laissa une grande quantité d'écrits de tout genre, les uns finis, les autres imparfaits, et dont plusieurs sont inédits, et le seront peut-être toujours. Les principaux ouvrages imprimés sont des traductions latines de la Rhétorique d'Aristote, de deux Traités d'Hippocrate, de plusieurs Vies de Plutarque, de ses Apophtegmes, de la Cyropédie de Xénophon, et deux Harangues de Lysias; ce sont des traités philosophiques, tels que ses Convivia Mediolanensia, ou Banquet de Milan, dialogues faits, comme ceux de Poggio, sur le modèle du Banquet de Platon, où l'auteur introduit plusieurs de ses savants amis, discutant à table des questions relatives aux sciences et à la philosophie morale 472; ou tels que le Traité de Morali Disciplinâ, ouvrage divisé en cinq livres, dont le dernier n'est pas fini 473; c'est un grand nombre de harangues ou de discours oratoires et d'oraisons funèbres, de petits traités et d'autres opuscules rassemblés en un seul recueil 474; on y distingue, peut-être au dessus de tout le reste, un discours consolatoire à un noble Vénitien, sur la mort de son fils, qui a aussi été imprimé à part, et que l'on recherche, non seulement parce qu'il est rare, mais parce qu'il est plein de raison, de philosophie et même d'éloquence 475; ce sont enfin des poésies latines, dont l'auteur se glorifiait plus que de tous ses autres ouvrages; car la réputation de bon poëte était celle qu'il ambitionnait le plus, et la couronne poétique dont le décora le roi de Naples, était ce qui, dans toute sa vie, l'avait le plus flatté.
Note 472: (retour) Il devait y avoir trois Dialogues, mais Filelfo n'en écrivit que deux. Les sujets discutés dans le premier sont, la théorie des idées, l'essence du soleil selon les opinions des anciens, l'astronomie, la médecine, etc.; le second traite de la prodigalité, de l'avarice, de la magnificence, des fondateurs de la philosophie, de la lune, de ses influences, etc. etc. Les Convivia Meliod. ont été imprimés, Milan et Venise, 1477; Spire, 1508; Cologne, 1537; Paris, 1552, etc.
Note 475: (retour) Ad Jacobum Anton. Marcellum, patricium Venetum, et equitem auratum, de obitu Valerii filii, consolatio. Rome, 1475, in-fol. Marcello fut si content de cet ouvrage, qu'il envoya à l'auteur un bassin d'argent d'un travail admirable, du poids de plus de sept livres, et qui valait plus de cent sequins; ce qui paraîtra plus étonnant, c'est que Filelfo, lorsqu'il l'eut reçu, ne voulut pas qu'il passât dans sa maison plus d'une nuit, le porta dès le lendemain matin chez le duc de Milan, et lui en fit don devant tout son conseil. Franc. Philelphi Epist. liv. XVIII, p. 127.
J'ai parlé de ses satires, où, en se permettant une licence effrénée, il se donna les singulières entraves d'un nombre fixe de dix décades, chaque décade composée de dix satires, et chaque satire de cent vers, en tout dix mille vers, pas un de plus, pas un de moins 476. Il voulait en faire autant de ses odes, les diviser en dix livres, donner au premier livre le nom d'Apollon, aux neuf autres, ceux des neuf Muses, comme Hérodote aux livres de son histoire, et composer chaque livre de dix odes et de cent vers. Il n'en put achever que cinq livres; mais il s'astreignit rigoureusement à ce plan 477. Il voulut s'y soumettre encore dans des jeux d'imagination, dans une suite d'épigrammes, les unes graves, les autres badines, et plus souvent encore licencieuses. De jocis et seriis en était le titre; dix mille vers partagés en dix livres, étaient le nombre prescrit. Il acheva cette tâche symétrique, mais il ne la publia point. L'auteur récent de sa vie a tiré du manuscrit 478, et a publié dans les Monuments inédits de ses trois volumes, presque tout ce qui en valait la peine, et tout ce que la décence lui a permis. On lui a encore une plus grande obligation pour la publicité qu'il a donnée à un très-grand nombre de lettres de Filelfo, jusqu'à présent inédites; jointes aux trente-sept livres d'épîtres familières, imprimées précédemment 479, elles laissent peu d'obscurités sur la vie de cet homme extraordinaire, et dissipent bien des nuages sur des circonstances importantes de l'histoire de son temps.
Note 479: (retour) La première édition, qui ne contient que seize livres, est in-fol., sans nom de lieu et sans date: on la croit de Venise, 1475; la seconde a vingt-un livres de plus; Venise, 1502, in-fol. Je n'ai point fait entrer en ligne de compte, parmi les Œuvres de Filelfo, son poëme italien en quarante-huit chants et en terza rima, sur la Vie de S. Jean-Baptiste, Vita di S. Giovanni Battista, Milan, 1494, édition unique, et qui n'a de prix que sa rareté; je n'y ai point non plus fait entrer son Commentaire sur le Canzoniere de Pétrarque, imprimé pour la première fois à Bologne, 1476, parce qu'il est plein d'explications extravagantes, de traits injurieux contre Pétrarque, contre Laure, contre les papes, contre les Médicis, qui n'avaient rien de commun avec Pétrarque; parce qu'enfin c'est un fort mauvais Commentaire, dont l'auteur lui-même faisait presque aussi peu de cas qu'il le mérite. Voy. Vita di Filelfo, t. II, p. 15, note 1.
Le style de Filelfo, dans ses vers latins comme dans sa prose, ne vaut pas celui de Poggio; il approche moins de l'élégance et de la pureté des bons modèles; mais il a peut-être plus de force et plus de chaleur. Il méprisa comme lui, et comme tous ces savants du quinzième siècle, la langue italienne, la langue du Dante, de Pétrarque, de Boccace et de Villani. Mais de tout ce qu'il essaya d'écrire en cette langue, si inculte sous sa plume, quoique déjà si cultivée, son Commentaire sur Pétrarque est ce qui prouve le mieux que s'il la méprisait, c'est qu'il ne la connaissait pas.
Laurent Valla, qui paraît le dernier de ces célèbres philologues, peut être placé après Poggio et Filelfo, comme leur égal en réputation, en savoir, et malheureusement aussi en dispositions querelleuses, et en violence d'humeur. Il était fils d'un docteur en droit civil, et naquit à Rome à la fin du quatorzième siècle; il y fit ses études, et y resta jusqu'à l'âge de vingt-quatre ans. Il se rendit alors à Plaisance, d'où sa famille était originaire, pour recueillir un héritage. Les troubles qui survinrent à Rome après l'élection d'Eugène IV, l'empêchèrent d'y retourner. Il fut fait professeur d'éloquence dans l'université de Pavie, mais il n'y fut pas long-temps tranquille: il se fit de mauvaises affaires, l'une qu'il a toujours niée, et qui ne serait rien moins qu'un faux, commis pour l'acquit d'une dette, et qui lui aurait attiré une peine infamante; l'autre, qu'il accuse d'exagération seulement, et qui eut pour cause les plaisanteries amères qu'il se permettait sur le célèbre Barthole, alors professeur en droit dans la même université. Ces plaisanteries, quoiqu'elles n'eussent pour objet que le style barbare dont se servait ce fameux jurisconsulte, mirent ses disciples dans une telle fureur contre Valla, qu'ils l'auraient mis en pièces, si on ne l'eût arraché de leurs mains. Il resta cependant à Pavie, jusqu'au moment où la peste y fit de si grands ravages, que l'université entière fut dispersée 480.
Ce fut vers ce temps-là qu'il fut connu du roi Alphonse, et qu'il commença à l'accompagner dans ses voyages et dans ses guerres. Valla semblait fait pour cette vie agitée et périlleuse. Dès qu'Alphonse fut paisible possesseur du royaume de Naples, il le quitta pour aller s'établir à Rome 481. La persécution l'y attendait; il avait commencé, sous le pontificat d'Eugène IV, un Traité sur la Donation de Constantin, dans lequel il combattait l'opinion alors commune, que cet empereur avait donné Rome aux souverains pontifes, où même il se permettait de traiter les papes avec peu de respect 482. Il n'avait encore rien publié de cet écrit, mais le pape en eut connaissance: les cardinaux décidèrent qu'il fallait informer sur ce fait, et punir Valla, s'il en était convaincu: il s'enfuit, se sauva à Naples, auprès d'Alphonse, qui le reçut avec son ancienne amitié, lui accorda tous les honneurs qu'il prodiguait aux vrais savants, et le déclara, par un diplôme, poëte et homme versé dans toutes les sciences divines et humaines.
Valla ouvrit à Naples une école d'éloquence grecque et latine. Sa réputation lui attira beaucoup de disciples, et sa liberté de penser et de parler, beaucoup d'ennemis. Il ne croyait pas plus à la prétendue lettre adressée par Jésus-Christ à un certain Abagare ou Abogare, qu'à la donation de Constantin; il ne croyait pas non plus, comme le prétendait, à Naples, un prédicateur fort en vogue, que chacun des articles du Symbole avait été composé séparément par chacun des douze apôtres. Personne aujourd'hui, que je sache, ne le croit plus que lui; mais on le croyait alors à Naples, et sans doute à Rome, car il fut cité, pour cette dernière opinion négative, au tribunal de l'Inquisition; et peut-être ne s'en serait-il pas tiré heureusement sans la protection du roi 483. Il eut, avec plusieurs gens de lettres, admis comme lui dans cette cour, avec Barthélemy Fazio, Antoine Panormita, et quelques autres, des querelles moins sérieuses, et leur fit la guerre, selon le style de ce temps, avec des Invectives, des calomnies et des injures 484. Il resta ainsi auprès d'Alphonse, partagé entre les honneurs et les récompenses d'un côté, les querelles et les altercations de l'autre, jusqu'au moment où il fut rappelé à Rome par Nicolas V 485. Nouveau théâtre de succès littéraires, nouveaux combats. Ce pape avait pour secrétaire le fameux grec Georges de Trébisonde, grand admirateur de Cicéron. Valla l'était, par dessus tout, de Quintilien. Georges était professeur d'éloquence, et répandait, de tout son pouvoir, sa doctrine cicéronienne: Valla, qui ne s'était d'abord appliqué qu'à des traductions d'auteurs grecs, ordonnées par le pape, ouvrit de son côté une école d'éloquence, pour soutenir son Quintilianisme: mais au reste, ces deux factions se tinrent dans de justes bornes, et ne troublèrent point la vie de leurs deux chefs.
Il n'en fut pas ainsi de la guerre qui s'alluma entre Valla et Poggio. Le hasard ayant fait tomber entre les mains de ce dernier une copie de ses lettres, il y aperçut à la marge plusieurs notes, où l'on prétendait relever des fautes, et même des barbarismes dans son style. Il attribua ces notes à Valla; quoique celui-ci ait toujours protesté qu'elles étaient d'un de ses élèves: cette légère étincelle alluma un véritable incendie. Jamais il n'y eut entre deux hommes de lettres, une lutte plus furieuse et plus envenimée. Les Invectives de Poggio contre Valla, les Antidotes et les dialogues de Valla contre Poggio, sont peut-être les plus infâmes libelles qui aient jamais vu le jour 486. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Valla dédia au pape son Antidote, et que le bon Nicolas V ne fit rien pour apaiser cette rixe scandaleuse. Elle le fut au point que Filelfo, si emporté dans ses propres querelles, trouva que celle-ci allait trop loin. Il écrivit avec beaucoup de force aux deux champions, pour les accorder, mais il ne put y parvenir; ils furent irréconciliables. Pendant ce temps, Valla se faisait une autre querelle avec un jurisconsulte bolonais 487, et la soutenait à peu près de même. Il ne s'agissait pourtant que de savoir si Lucius et Aruntius étaient fils, ou seulement petit-fils de Tarquin l'ancien. Les deux partis ne se combattirent pas avec moins de fureur, pour un sujet si indifférent et si éloigné, que s'ils eussent été de la famille, et si l'héritage eût dépendu d'un degré de plus ou de moins.
Note 486: (retour) C'est dans sa seconde Invective que Poggio accuse Valla d'avoir commis un faux à Pavie, pour le paiement d'une somme d'argent qu'il avait volée, et d'avoir été, en punition de ce faux, exposé publiquement avec une mitre de papier sur la tête. Accusatus, ajoute-t-il ironiquement, convictus, damnatus, antè tempus legitimum, absque ullà dispensatione episcopus factus es. Cette plaisanterie a été prise au sérieux par l'auteur du Poggiana (l'Enfant): «On trouve ici, dit-il, une particularité assez curieuse de la vie de Laurent Valla; c'est qu'ayant été ordonné évêque à Pavie avant l'âge et sans dispense, il quitta de lui-même la mitre, et la déposa, en attendant, dans le palais épiscopal, où elle était encore, etc.» Tom. I, p. 212. Voy. Life of Poggio, p. 471, note.
Au milieu de ces orages, qui semblaient être son élément, Valla ne discontinuait point les travaux entrepris par l'ordre du pontife. Il termina la traduction de Thucydide, pour laquelle il reçut cinq cents écus d'or, un canonicat de Saint-Jean-de-Latran, et le titre de secrétaire apostolique. Il choisit ce moment, qui devait être celui de la reconnaissance, pour finir un ouvrage, nécessairement désagréable à la cour de Rome, et dont la seule annonce l'avait précédemment soulevée contre lui; je veux dire son Traité de la Donation de Constantin. Mais cette cour n'était plus la même sous un pape tolérant, et ami de la liberté d'écrire.
Le livre parut 488, et Valla ne fut point persécuté. Il se rendit à Naples quelque temps après, pour visiter son premier protecteur, le roi Alphonse. Revenu à Rome, il ne put achever entièrement la traduction d'Hérodote, que ce roi lui avait commandée; il mourut, en 1457, âgé de cinquante-huit ans.
Son humeur et son caractère sont assez connus par les événements de sa vie. Son esprit était vif et étendu, ses connaissances profondes et variées, son ardeur au travail, infatigable; il écrivit des ouvrages d'histoire, de critique, de dialectique, de philosophie morale 489. Son Histoire de Ferdinand 490, roi d'Aragon, père d'Alphonse, a eu plusieurs éditions, mais moins encore que ses Elegantiæ Linguæ latinæ 491, qui contiennent des règles grammaticales, et des réflexions philologiques sur l'art d'écrire élégamment en latin. Il était très-savant dans la langue grecque. Sa traduction d'Homère en prose est imprimée et estimée, ainsi que celles d'Hérodote et de Thucydide.
Il fit aussi des notes sur le Nouveau-Testament, mais comme helléniste, et non comme théologien. Enfin, il contribua autant qu'aucun autre savant de ce siècle, par son enseignement et par ses travaux, à ce mouvement vers l'érudition grecque et latine, qui ralentit et arrêta, pour ainsi dire, les progrès de la littérature italienne, mais qui rouvrit à l'Europe les sources de l'éloquence antique, de la philosophie, de la poésie et du goût.
J'ai parlé précédemment d'un professeur qui y contribua peut-être plus encore, et dont la carrière fut plus paisible. Le sage Victorin de Feltro, qui dirigeait à Mantoue ce gymnase intéressant, nommé la Maison joyeuse, où il élevait les princes de Gonzague, y tenait de plus une école publique, la première où l'on ait donné une éducation, que l'on a depuis appelée encyclopédique, telle qu'on la reçoit à peine aujourd'hui dans les pensions ou dans les collèges les plus célèbres. On y trouvait réunis les meilleurs maîtres de grammaire, de dialectique, d'arithmétique, d'écriture grecque et latine, de dessin, de danse, de musique en général, de musique instrumentale, de chant, d'équitation; et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que, par amitié pour cet excellent homme, tous ces maîtres enseignaient gratuitement. Un nombre prodigieux d'excellents élèves sortit de cette école: plusieurs ont laissé un nom dans les lettres, et se sont plu dans leurs ouvrages à rendre hommage à leur maître. Il était né en 1379, et mourut dans un âge avancé.
Plusieurs autres professeurs rendirent, à cette même époque, des services signalés à la littérature ancienne, d'où la littérature moderne devait naître. Il serait impossible de les nommer tous, et c'est assez pour nous de connaître cette élite des bienfaiteurs de l'esprit humain. Nous connaîtrons bientôt les autres par quelques détails sur les ouvrages de chacun d'eux: cette justice leur est due. Leurs travaux furent arides, et restent obscurs. Leurs noms, consacrés dans les archives de l'érudition, retentissent peu dans le monde, même parmi les amis des lettres; et sans eux cependant, sans leurs recherches courageuses, sans leur patience à déchiffrer, à expliquer et à traduire, on ignorerait peut-être encore tout ce qui fait les délices de l'esprit; une grande partie des auteurs anciens aurait péri dans ces habitations monacales, qu'on dit avoir été leur asyle, et qui ne furent que leur prison; et l'on marcherait encore dans les ténèbres de la science scolastique, pire que la nuit absolue de l'ignorance.