Histoire littéraire d'Italie (5/9)
Comme elle oublia sa pudeur,
Il oublia sa retenu123.
et en revenant à la cour de Vindisilore, ils n'avaient plus à désirer que la durée de leur bonheur.
Ce bonheur est troublé de mille manières; il l'est même par la jalousie. La belle et jeune princesse Briolanie implore le secours d'Amadis pour venger la mort du roi son père, qu'un usurpateur a lâchement assassiné. Les lois de la chevalerie et la générosité d'Amadis lui font un devoir de courir cette grande aventure; mais un concours de circonstances fait croire à la tendre Oriane que Briolanie lui a enlevé le cœur d'Amadis. En proie à tous les tourments de la jalousie124, elle écrit à celui qu'elle croit infidèle une lettre pleine de reproches. Dans quel moment Amadis la reçoit-il? Lorsque, après avoir replacé Briolanie sur le trône, il a subi, dans une île enchantée, que l'on appelle l'Ile ferme, les épreuves les plus fortes de la bravoure et de la fidélité125; lorsque les habitans, qui, depuis long-temps attendaient pour roi le guerrier le plus brave, et le plus loyal amant, lui ont décerné la couronne126. A la lecture de cette lettre, après avoir exhalé son désespoir par des cris et par des larmes pendant tout le reste du jour, il sort, la nuit, de l'Ile ferme, seul et sans armes, passe sur le Continent, et ne s'arrête que dans l'ermitage de la Roche pauvre, où il reste caché sous le nom du beau Ténébreux, que le bon ermite lui a donné127.
Note 125: (retour) Cette île avait été jadis enchantée par le magicien Apollidon, qui, selon notre vieux roman, était le fils aîné d'un roi de Grèce. A la mort de son père, il laissa la couronne à son frère et parcourut le monde en donnant des preuves de la plus brillante valeur. Il devint amoureux de la sœur de l'empereur de Rome, l'enleva, et l'emmena dans l'Ile ferme, qui était alors tyrannisée par un géant. Il tua le géant; les habitants le reconnurent pour roi. Il passa plusieurs années dans cette île, et y fut parfaitement heureux; mais l'empereur de Grèce, qui était son oncle maternel, étant mort sans enfants, il fut appelé à lui succéder. Sa femme, qui regrettait cette île, voulut du moins qu'il n'y pût régner aucun roi s'il n'était reconnu plus brave guerrier et plus loyal amant que lui, ni aucune reine si elle ne la surpassait elle-même en fidélité et en beauté. Apollidon était très-savant magicien; il éleva dans l'île, à l'entrée d'un jardin, un arc merveilleux, qu'il appela l'Arc des loyaux amants; et cet arc et ce jardin, par la force de ses enchantements, faisaient subir à tous ceux qui s'y présentaient des épreuves terribles, dont personne, avant Amadis, n'était encore sorti vainqueur.On ne s'est point mis en peine de savoir ce que c'était que cette île merveilleuse dont il est si souvent question dans le roman et dans le poëme d'Amadis. C'était la même que Mona, l'île des Druïdes, où le poëte anglais Mason a mis la scène de sa tragédie de Caractacus, située entre l'Angleterre et l'Irlande, aujourd'hui l'île de Man. On lui avait donné le nom d'Ile ferme, parce qu'elle avait autrefois tenu à la grande île, et ce fut lorsqu'un tremblement de terre l'en eut détachée qu'elle fut appelée Mona. Cette explication nous est donnée par le Tasse lui-même, dans son XCIIe chant:
L'Isola ferma prima era chiamata;
Quando con la Britannia era congiunta;
E da tre parti dal mar circondata,
E sol dall'altra con la terra aggiunta.
Dagli scrittori Mona nominata
Fu, poi che l'ebbe dal terren disgiunta
Un terremoto, di città e castella
Ricca in quel tempo, e gloriosa e bella. (St. 14.)
Il avait même dit auparavant (c. XXXVI, st. 71):
L'auteur, dans une lettre à son ami Sperone Speroni, lui dit qu'on ne trouve dans aucun endroit du roman d'Amadis cette position de l'Ile ferme, ni cette origine de son nom, et qu'il s'est vu obligé de réparer cet oubli. V. S. ha da sapere, continue-t-il, che Mona è una isola lontana di Bertagna cinque miglia, fecondissima, benchè non molto abitata; la quale scrivano alcuni autori ch' era congiunta con Bertagna versa ponente, e da tre parti e cinta dal mare, ma che per un gran terremoto si disgiunse e divenne isola. Fingo che questa fosse, e che a quel tempo si chiamasse Isola ferma, etc. (Opere di M. Sperone Speroni, Venezia, 1740, in-4º., t. V, p. 350.)Questa l'Isola ferma è nominata,
Perchè da un canto non l'inonda il mare,
Ove si angusta e forte ave l'entrata
Che per mezz'un castel forz'è passare.
Une lettre a fait tout ce mal, un autre lettre le répare. Oriane détrompée rappelle son cher Amadis; il rentre à la cour de Lisvart par le plus brillant exploit et par le plus grand service, en rétablissant dans son palais et affermissant sur son trône ce roi, qui soutenait un combat douteux contre Cildadan, roi d'Irlande, et contre une troupe de géants128. Le poëme et le roman pourraient finir ici; l'action paraît terminée; mais de nouveaux incidents la renouent, et ce que nous avons vu n'en forme que la première moitié.
Dans la seconde, après de nouveaux exploits d'Amadis, Lisvart, trompé par des envieux et des calomniateurs, a de si mauvais procédés pour lui, qu'il le force à quitter sa cour129. Amadis est encore une fois séparé d'Oriane; mais malgré tous les maux que cette injustice lui fait souffrir, c'est encore lui, quelque temps après, qui, réuni au roi Périon son père et à son frère Florestan130, sauve d'une ruine totale l'ingrat Lisvart, attaqué par Arcalaüs, à la tête d'une armée de géants et d'une ligue de six rois131. Périon et ses deux fils, cachés sous des armes brillantes que leur a envoyées la fée Urgande, restent inconnus, quoique vainqueurs, et disparaissent sans avoir voulu recevoir les remercîments de Lisvart. Il n'apprend qu'après bien des recherches que c'est encore cette fois au généreux Amadis qu'il doit le trône et la vie132.
Note 130: (retour) Fils de Périon comme Amadis et Galaor, mais qu'il avait eu d'une autre maîtresse, avant de connaître Elisène. Florestan a paru pour la première fois au c. XXXV, avec la belle Corisande sa maîtresse. Leurs amours et les exploits de Florestan forment un des épisodes les plus intéressants du poëme.
Amadis est allé en Orient chercher de nouvelles aventures. Si l'on voulait s'engager ici dans les détails, il faudrait le conduire à la cour de Constantinople, et l'en ramener avec une jeune et très-belle princesse, nommée Grassinde, qui l'a fort bien reçu à Mycènes, mais qui s'est mis dans la tête une singulière fantaisie. Elle a ouï dire que la cour de Lisvart est plus riche en belles personnes que toutes les autres cours. Elle attend de la politesse d'Amadis qu'il l'y conduira et maintiendra envers et contre tous qu'elle surpasse en beauté toutes les demoiselles de cette cour. Amadis, d'abord très-embarrassé, vient ensuite à penser qu'il ne s'agit que des demoiselles, et qu'Oriane (ce qu'il sait en effet très-bien), ne l'est plus; il promet donc à Grassinde tout ce qu'elle veut, et aussitôt elle se dispose à partir133. Il lui tient parole, et, dans un grand tournoi, où il parait sous le nom du Chevalier grec, devant toute la cour de la Grande-Bretagne, il renverse tous les chevaliers qui refusent d'avouer la supériorité de Grassinde. Elle reçoit enfin de lui, aux yeux de tous, la couronne de la beauté134.
Oriane était si peu compromise par cette victoire remportée sur les demoiselles bretonnes, qu'elle avait mis en secret au jour un fils, qui fut célèbre dans la suite sous le nom d'Esplandian135. Cependant l'empereur de Rome, qui ne sait rien de cette affaire, l'a demandée en mariage136. Lisvart lui accorde sa fille; une flotte l'emmène à Rome; mais Amadis, qui s'est retiré dans l'Ile Ferme, dont il est toujours demeuré roi, y fait équiper à la hâte une flottille, rassemble des matelots, des soldats, met en mer; et au moment où la flotte romaine passe à la vue de l'île, fond sur elle, avec ses chevaliers, saute à bord du commandant, lui fait mettre bas les armes, enlève Oriane et l'emmène avec lui dans son île137.
Alors la guerre est ouvertement déclarée entre le roi Lisvart et lui. Tous deux ont des alliés et rassemblent de fortes armées; dix chants entiers sont remplis des préparatifs de cette guerre. La bataille se donne enfin138; elle est sanglante. Amadis y sauve encore la vie au roi Lisvart, en qui il voit toujours le père d'Oriane. Les hostilités sont suspendues. Pendant la trêve, un sage ermite, qui a élevé le jeune Esplandian, parvient à faire entendre raison à Lisvart, en lui dévoilant le secret de sa fille, qu'il ignorait complètement139. D'autres événements, qui le rejettent dans des dangers, dont Amadis le tire encore, accélèrent la conclusion de la paix; elle est enfin conclue. Le mariage d'Oriane et d'Amadis est arrêté. La célébration se fait dans l'Ile Ferme; l'union de tous les personnages épisodiques est formée le même jour avec la plus grande solennité140. Les enchantements de l'île sont détruits; elle n'est plus que le séjour fortuné d'Amadis et d'Oriane. La fée Urgande, qui a dirigé le fil des événements, arrive sur un vaisseau, orné de toutes les merveilles de son art141. Elle vient embellir la fête et jouir du fruit de ses soins.
Dans ce roman, l'intérêt est, comme on voit, fondé sur une passion réelle, sur un amour mutuel, traversé par des obstacles, troublé par des orages et couronné enfin par le succès. Cette passion mêlée aux faits d'armes et aux merveilles de la chevalerie et de la féerie, était peut-être plus propre qu'aucune autre à fournir le sujet d'un poëme romanesque. Bernardo Tasso, qui avait de l'imagination et un vrai talent, joignit à ce fond déjà très-riche des ornements qui ne le sont pas moins. Il ne prit de l'ancien roman espagnol que ce qu'il jugea propre à recevoir tout le brillant du coloris poétique. Il créa de nouveaux personnages et des actions nouvelles; en un mot, il s'appropria si bien le sujet par sa manière de le traiter, qu'il semble que ce sujet même et que l'ouvrage entier lui appartiennent. A l'exemple du Bojardo et de l'Arioste, qui avaient en quelque sorte fixé la nature vague et mobile du roman épique, il ourdit la trame du sien de trois fils principaux, qui s'étendent depuis le commencement jusqu'à la fin, et d'un grand nombre d'épisodes accessoires qui les croisent et s'y entrelacent, pour varier dans chaque chant les situations, les scènes et les acteurs.
Il a donné à la belle Oriane un frère nommé Alidor, beau comme elle, et au tendre Amadis une sœur nommée Mirinde, guerrière et brave comme lui. C'est Alidor qui ouvre la scène au premier chant du poëme, et c'est le portrait de Mirinde que la fée Sylvane, sa protectrice, a fait peindre sur son bouclier142. Les amours d'Alidor et de Mirinde, de Floridant, prince d'Espagne, et de la jeune Filidore, forment avec l'amour d'Amadis et d'Oriane ces trois fis continus et principaux de l'intrigue. Elle est nécessairement compliquée, mais si artistement conduite qu'on la suit sans trop de peine, à travers les épisodes secondaires qui l'interrompent souvent. Ces épisodes sont de différents genres et très-variés entre eux; les uns purement héroïques, les autres d'une teinte plus triste, qui paraissent pour la plupart tirés de vieilles chroniques espagnoles; d'autres enfin tendres et galants; mais il n'y en a aucun de trivial, de populaire ou de trop libre. Le Tasse voulut que son poëme eût dans toutes ses parties ce ton de galanterie noble et décente, qui était celui de l'ancienne chevalerie. Le rôle brillant et léger de Galaor est presque le seul dans lequel il ait jeté des galanteries un peu vives. Encore a-t-il satisfait, pour ainsi dire, à la morale de l'amour, en corrigeant ce jeune guerrier de son inconstance, et lui faisant éprouver pour Briolanie une véritable passion.
Ces trois actions principales, et cette foule d'épisodes qui les entrecoupent, sont, on le voit bien, des imitations du plan de l'Arioste, que Bernardo se proposa d'imiter en tout; mais quelque intéressantes que soient les premières, elles ont le défaut d'être toutes trois à peu près du même genre; ce sont trois intrigues d'amour, tandis que dans l'Arioste, la guerre terrible des Sarrazins et les dangers de la France, la folie sublime de Roland et sa guérison merveilleuse, enfin les amours et l'union de Roger et de Bradamante forment d'admirables contrastes et une riche variété. Les aventures épisodiques sont, pour la plupart, d'un heureux choix et d'une exécution soignée; mais peut-être sont-elles, ainsi que les trois principales actions, coupées à trop petites parties, trop symétriquement distribuées, interrompues et reprises. Le plan du Roland furieux, paraît tracé par la liberté même, celui d'Amadis l'est par une main qui veut paraître libre; et l'on peut dire qu'il est trop régulièrement irrégulier.
Son auteur pensa qu'une matière aussi vaste et aussi complexe devait avoir un nombre convenable de grandes divisions, et il la partagea en cent chants, chacun en général de cinq à six cents vers. Sa première idée fut de supposer ou de feindre qu'il récitait chaque jour un de ces chants au milieu d'un cercle de dames et de seigneurs réunis pour l'entendre, que ces récits étaient interrompus par l'arrivée de la nuit, et qu'il les reprenait au lever de l'aurore; idée peut-être assez heureuse, plus poétique et plus vraisemblable que les moralités et les autres digressions de ce genre essayées par quelques poëtes et perfectionnées par l'Arioste. Il avait donc commencé tous ses chants, à l'exception du premier, par la description de l'aurore, et les avait terminés par celle de la nuit. A la nuit, il congédiait son auditoire; au point du jour il le rassemblait autour de lui. Un jeune littérateur de ses amis, nommé Vincenzio Laureo, qui fut dans la suite cardinal143, craignant que tant de descriptions, quoiqu'elles fussent toutes assez courtes, ne donnassent au lecteur de la satiété et de l'ennui, lui conseilla d'en retrancher une grande partie; le savant Sperone Speroni fut du même avis; le Tasse céda, mais avec répugnance, et moins par persuasion que par égard. Peut-être doit-on regretter qu'il ait cédé; il en devait résulter sans doute de la redondance et de l'uniformité; mais cela donnait aussi au poëme entier une teinte particulière. Quelque varié que soit le spectacle du lever du soleil et de la chute du jour, c'était un objet de curiosité, que de voir que le poëte avait réussi à les peindre de cent différentes manières. Il a laissé subsister beaucoup de ces descriptions, qui prouvent les ressources et la fécondité de son talent. Mais peut-être y en a-t-il trop, par cela même qu'il en a retranché un grand nombre. On ne sait plus pourquoi, en reprenant sa lyre, il chante si souvent l'aurore, puisqu'il ne la chante pas toujours.
Il fit un changement plus considérable et qui lui coûta plus de travail. Il commença son poëme avec le dessein de le dédier à Philippe, alors infant d'Espagne; mais Ferrante Sanseverino ayant passé du service de l'empereur à celui du roi de France, le Tasse lui-même ayant été envoyé par ce prince en France, où il continua de travailler à son poëme, il changea de dessein, le dédia au roi Henri II, y sema différents traits et plusieurs épisodes à la louange de la maison royale de France, et surtout de Marguerite de Valois, sœur du roi, à laquelle il était particulièrement dévoué. Lorsqu'il fut ensuite revenu en Italie, qu'il eut trouvé un asyle à la cour du duc d'Urbin, et qu'il eut achevé son poëme, le duc l'engagea, comme nous l'avons vu dans sa vie, à le dédier à Philippe II, et il y consentit dans l'espérance d'obtenir non-seulement la restitution de ses biens, mais quelque grande récompense. Il dut alors faire un grand nombre de changements, tant dans la fable même d'Amadis, de qui il avait fait descendre la maison de France, que dans les digressions et dans les épisodes qu'il avait consacrés à la gloire de Henri II, de sa famille, et qu'il lui fallut retourner à l'honneur de Philippe II et de la sienne.
On peut croire que toutes ces mutations durent altérer un peu l'ensemble du poëme et faire disparaître quelque chose de la beauté, et surtout de la facilité de son premier jet. Une défiance peut-être excessive de lui-même, quelquefois aussi dangereuse que l'excessive confiance, empêchait le Tasse d'être jamais content de ce qu'il avait fait. Il voulut soumettre son ouvrage, non pas à deux ou trois bons juges, qui sans doute auraient suffi, mais à un très-grand nombre de censeurs, qui se trouvèrent, comme il arrive, presque tous d'avis différents. L'un lui faisait changer une chose, l'autre en retrancher une autre: il se consumait à suivre leurs conseils, et malgré le mérite reconnu de la plupart d'entre eux, il n'est pas sûr que le poëme y ait toujours gagné. Giraldi, Varchi, Bartolomeo Cavalcanti, Ruscelli, et plusieurs autres furent consultés par lettres. Bernardo Capello, Antonio Gallo, Muzio et Atanagi, se rassemblèrent à Pésaro, sur l'invitation du duc d'Urbin, pour revoir attentivement le poëme entier; enfin, le Tasse prit encore à Venise les avis de Molino, de Veniero, de Mocenigo: il est impossible enfin de se donner plus de peine, de montrer plus de docilité à écouter les conseils, plus de patience d'esprit et de souplesse de talent à les suivre.
Ajoutons encore qu'il avait composé la plus grande partie de son poëme au milieu du bruit des armes, ou dans de longs et malheureux voyages, ou parmi les ennuyeux détails des affaires du prince, à Salerne, à Rome et à Paris; enfin, dans des positions affligeantes ou agitées, et loin de ce repos et de cette tranquillité d'ame, dont tout homme qui écrit a besoin, et dont les poëtes ont plus grand besoin que les autres. Malgré tout cela, le poëme d'Amadis parut si beau, si bien proportionné dans son tout et dans ses parties, si brillant dans ses détails, et si riche en ornements de toute espèce, qu'il fut et qu'il est encore regardé comme l'un des meilleurs que la langue italienne ait produits. Plusieurs critiques du temps en firent les plus grands éloges, et le Speroni même osa le préférer, pour l'accord et la proportion des parties, à l'Orlando furioso.
En réduisant, comme on le doit, cette exagération de l'amitié, on peut placer l'Amadigi au second rang parmi les romans épiques. On peut enfin penser à ce sujet comme Louis Dolce, qui à la vérité était aussi un ami du Tasse, mais homme d'un goût assez pur, et qui, ayant lui-même composé des poëmes romanesques, devait voir dans l'auteur d'Amadis un rival à craindre, en même temps qu'il y voyait un ami. Il dit très-positivement144 que dans ce poëme le style du Tasse lui paraît très-choisi et très-soigné quant au langage; que sa versification est pure, noble et agréable; qu'il ne s'écarte jamais d'une certaine gravité qui est seulement plus ou moins forte, selon que les sujets l'exigent; que par un mélange très-rare il réunit presque toujours la facilité et la majesté; qu'il a de l'abondance dans les pensées, du merveilleux et de la propriété dans les comparaisons; que dans chaque chose il garde admirablement les convenances, qu'il n'y a aucune partie de son poëme qui ne plaise, ou qui n'instruise, et qui ne tienne le lecteur dans une douce et agréable attente.
«Il met, continue le Dolce, tous les objets avec tant de vérité devant nos yeux, qu'un peintre ne le pourrait mieux faire. Il surpasse du bien loin tous les autres poëtes dans la peinture des douceurs et des souffrances de l'amour; et dans la description des batailles, des combats de chevaliers, de géants et de monstres, on peut le comparer à tous. Il a même dans cette partie une vérité qui n'appartient qu'à ceux qui ont entendu comme lui le fracas des armes et le tumulte des batailles. Dans les détails cosmographiques, il semble qu'il conduit le lecteur comme par la main de contrée en contrée, et d'une ville à une autre ville. Il excelle à émouvoir le cœur: il le tyrannise en quelque sorte; enfin, si l'Arioste lui est supérieur en quelques parties, il y en a aussi que d'excellents juges regrettent peut-être de ne pas voir dans le poëme de l'Arioste, et que l'on trouve dans le sien.» A l'égard de ce dernier article, il peut paraître exagéré, mais il ne le serait pas de dire qu'il se trouve quelquefois dans le Roland furieux des choses que l'on voudrait n'y pas voir, et qu'il ne s'en trouve jamais de pareilles dans Amadis.
Pour mieux fixer l'opinion qu'on doit avoir de ce poëme, quelques citations sont d'autant plus nécessaires, que c'est principalement par le mérite des détails que l'ouvrage appartient à son auteur. L'embarras, dans une telle abondance, est de se borner et de choisir.
Dans les débuts de chant d'aucun autre poëme on ne trouve, et j'en ai dit la cause, autant de descriptions du soir et du matin que dans Amadis. Elles sont courtes, et s'étendent rarement au-delà d'une strophe. C'est à la fin d'un chant: la nuit arrive, séparons-nous; et au commencement: le jour renaît, revenez m'entendre; c'était le bonjour et le bonsoir de tous ses chants, et quelques-uns ont conservé cette première forme. Voici la fin du onzième chant: «Mais déjà la Nuit, paisible consolatrice des mortels, presse ses coursiers; et les Songes, avec leurs ailes paresseuses, baignent toutes les pensées des eaux du doux Oubli; les hommes et les animaux se taisent; il est bon, valeureux chevaliers, que je me taise aussi et que je suspende ma lyre jusqu'au retour des premiers rayons du Soleil.» Et voici le début du douzième: «Déjà les étoiles, fuyant l'une après l'autre, font place à la lueur de la blanchissante Aurore. La Lune cède à cette splendeur nouvelle qu'elle voit sortir de l'orient. La sombre Nuit rassemble et replie ses ombres; le Jour découvre et colore notre univers; reprenons donc en main ma lyre, pour chanter Amadis et Alidor.»
«Seigneur, dit-il, au début du vingt-septième, le Jour, avec son front teint de pourpre, brillant d'une douce lumière, et tout rayonnant de splendeur, orne déjà le sommet de nos montagnes. Le berger, avant que le soleil soit au haut des airs, conduit son troupeau hors de la bergerie; l'agriculteur se lève et retourne à ses travaux; l'un reprend la bêche et l'autre la charrue; retournons aussi à nos chants. Voilà ma lyre, qu'un enfant remet, comme à l'ordinaire, entre mes mains; voilà Thalie qui inspire ma voix et remplit mon ame d'une poétique fureur; Apollon sourit à mes chants et se plaît à leur harmonie; chantons donc, ne tardons plus, et ne laissons pas s'écouler inutilement le cours des heures.»
Quelquefois il voit sous d'autres couleurs le même objet. Amadis est-il dans un de ces moments de désespoir où le plongent les injustes soupçons d'Oriane, le poëte est si profondément touché de sa peine, qu'il n'a plus ni haleine ni voix145. «Il est forcé de se taire et de donner lui-même des larmes à de si grands malheurs, jusqu'à ce qu'il sente se rouvrir et se remplir d'une eau nouvelle la veine de son génie, desséchée par la pitié que ce brave guerrier lui inspire.» Au chant suivant: «L'Aurore se lève, mais, triste et baignée de larmes, elle met un joug moins brillant à ses coursiers; point de fleurs, point de couronne sur sa tête; elle est même enveloppée de vêtements noirs et lugubres; sans doute, elle n'a été réveillée que par les plaintes d'Amadis, qui de plus en plus enfoncé dans ses cruelles pensées, toucherait de pitié les monstres mêmes des forêts.»
Mais, le plus souvent, la nature se présente à lui sous un riant aspect. C'est le fils d'Hypérion, couronné de rayons ardents et lumineux, qui redonne aux campagnes des couleurs blanches et vermeilles146; c'est l'Aurore qui paraît avec ses tresses blondes et son front de roses; l'ombre s'enfuit, se cache dans quelque grotte et n'ose plus paraître au dehors; les arbrisseaux, l'herbe, les fleurs, les sables et les ondes se peignent des plus vives couleurs147; tantôt le Soleil élève peu à peu sur les eaux ses rayons et sa tête blonde, et redonne à tous les objets, par sa lumière renaissante, leurs vêtements blancs, verts et pourprés; Philomèle, pour donner quelque trêve à sa douleur, rappelle par ses chants les hommes à leurs travaux, et sa sœur paraît encore, sous les rameaux épais, accuser en pleurant l'impie Térée148; tantôt c'est un autre petit oiseau qui salue doucement par ses chants la belle lumière du jour; il ne se cache plus, comme il faisait naguère, sous des rameaux couverts de frimas; il se joue de branche en branche, d'arbrisseaux en arbrisseaux, égayé par le nouveau jour, qui d'heure en heure enrichit le monde de beautés plus admirables et plus rares149.
Il entremêle avec ces débuts de chant d'autres exordes, philosophiques, poétiques, galants: il y prend quelquefois le ton de la sagesse, quelquefois celui d'un badinage agréable, et quelquefois celui de l'amour. Enfin il se varie autant qu'il peut, à l'exemple de l'Arioste; mais sa tâche est plus forte à remplir, et l'Arioste lui-même n'eût sans doute pas trouvé facile de se varier ainsi jusqu'à cent fois.
Les descriptions de combats sont presque innombrables dans Amadis; mais presque tous sont des combats particuliers; on y voit peu de ces grandes batailles, dont l'ordonnance est plus difficile, mais qui présentent aussi de plus grands moyens de variété. Une de ces actions réunit pourtant les avantages poétiques d'une bataille avec ceux d'un combat singulier; c'est une lutte terrible entre cent chevaliers du roi Lisvart et cent chevaliers irlandais, à la tête desquels marchent vingt énormes géants150. Le poëte ne manque pas de passer en revue cette horrible troupe; leurs noms ne sont pas moins affreux que leurs personnes, et cette belle comparaison ajoute encore à l'idée qu'on ne peut concevoir, en même temps qu'elle récrée, par des images champêtres, l'imagination du lecteur. «Ils ressemblaient à autant de chênes immenses et noueux, épais et antiques abris des villageois, plantés le long des rives herbeuses que le Pô inonde de ses flots toujours troublés, ou sur les riants et agréables rivages que le Tesin baigne de ses claires eaux, et qui élèvent leurs têtes chevelues à la hauteur des monts les plus sauvages et les plus escarpés151.» Amadis caché sous le nom du beau Ténébreux, et Alidor, frère d'Oriane, arrivés au moment du combat, y vont décider la victoire. L'auteur en décrit les préparatifs; il invoque les Muses qui chantèrent les combats et l'incendie de Troie: il peint la Discorde, la Colère, les Furies mêmes soufflant leurs poisons au cœur des géants et des chevaliers. Les horribles trompettes, les timbales et les tambours animent encore la férocité des coursiers belliqueux, dont les hennissements assourdissent les monts et les plaines; ils mordent le frein, frappent la terre, et semblent défier les coursiers ennemis au combat. Le choc est terrible, la mêlée affreuse et décrite avec feu et avec vigueur. Les barbares sont vaincus; mais au milieu de leur défaite, un d'entre eux surprend Lisvart, l'enlève dans ses bras et l'emporte152; le beau Ténébreux est averti, accourt, lui arrache sa proie, et voyant la victoire encore incertaine, fond sur la horde ennemie, en criant: France! France153 ! C'est Amadis qui est ici; victoire! A ce cri, les rangs se troublent, se dispersent; la victoire est complète, et Lisvart blessé, mais triomphant, est ramené dans son palais par Amadis.
Si j'avais à choisir parmi les duels chevaleresques que l'on trouve presque dans tous les chants, je préférerais pour l'étendue, la force et l'originalité, celui d'Amadis avec le monstrueux Ardan Canile, cet effroyable champion, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, et qui, s'il n'est pas un géant, est du moins si grand et si gros qu'il ressemble en petit au colosse154. Son portrait hideux, son col gros, court et velu, ses épaules larges de sept à huit palmes, ses mains carrées, sa poitrine osseuse, ses jambes en colonnes, sa tête énorme et aplatie, sa bouche aiguë, ses dents qui auraient brisé le fer, son nez difforme, ses yeux hagards qui auraient fait fuir les sorcières et les ensorcelés155, n'ont pas seulement pour but de montrer quels périls menacent Amadis; mais c'est ce monstre que l'on veut donner pour époux à une belle princesse, et c'est pour la sauver d'un tel malheur qu'Amadis va combattre, aux regards de toute la cour et sous les yeux de la tremblante Oriane.
La trompette donne le signal156; au premier choc, les deux coursiers sont abattus; les deux rivaux fondent l'épée à la main l'un sur l'autre. Ardan Canile a de meilleures armes qu'Amadis; il le blesse en plusieurs endroits et Amadis ne peut l'atteindre. Ses amis commencent à craindre pour lui; Oriane quitte le balcon toute en larmes; mais Amadis est infatigable autant qu'intrépide, et Ardan commence à se lasser. Cependant Amadis lui porte sur le haut du casque un coup si fort que son épée se rompt dans sa main et qu'il tombe à genoux, les yeux éblouis et presque fermés au jour. Canile saisit cet avantage et s'avance pour le frapper. La cour tout entière est comme une famille épouvantée qui voit un père chéri prêt à perdre la vie, et ne peut lui porter secours. Ses armes sont en pièces, son bouclier est brisé; il est enfin sans épée; mais son cœur n'en est pas moins ferme, quoiqu'il se voie désarmé et presque nu; il n'en a même que plus d'audace. Il ramasse le fer d'une lance brisée, et avec cette seule arme il attaque et presse de nouveau son adversaire. Il parvient à lui percer le bras; l'épée, dont Ardan ne cessait de le frapper, tombe; Amadis la relève. Ardan qui se voit vaincu frémit, comme sur la mer Égée frémit le vent des tempêtes. Les chevaliers, les princesses, les dames se rassurent; Oriane revient à la place qu'elle avait quittée. «La tendre mère qui a vu son fils unique dans les mains rapaces de la mort, si elle le voit ensuite hors de péril, si Dieu lui rend la vie et la santé, n'essuie pas plus promptement ses yeux baignés de larmes, ne remercie pas plus ardemment le ciel et la fortune, que ne le fait Oriane en voyant désormais en sûreté la vie et l'honneur de celui qu'elle aime157.» Amadis achève de vaincre et sépare du tronc la tête affreuse. Toute la cour se réjouit de sa victoire et de la mort du monstre qu'il a vaincu. Cette description, qui a plus de trois cents vers, est à mettre de pair avec les plus belles du même genre, dans les poëmes les plus parfaits.
Si je voulais citer la description d'une tempête, j'en trouverais une au dix-neuvième chant, qui pourrait aussi être comparée aux plus célèbres et soutenir le parallèle; mais j'aime mieux, sur le même élément, en choisir une d'un genre tout opposé. Amadis apprend qu'Oriane l'accuse de déloyauté, lui qui vient d'être couronné roi de l'Ile ferme comme le plus brave des chevaliers et le plus loyal des amants. Dans son désespoir, il quitte l'île pendant la nuit, monte sur une barque, la pousse en haute mer et s'abandonne à la fortune158. Long-temps il pleure, il gémit, les yeux fixés sur l'astre d'argent. A la fin vaincu par la fatigue et par la douleur, il les ferme; un doux et paisible sommeil vient le saisir. Aussitôt les nymphes des mers qui ont entendu ses plaintes, sortent du fond de leurs retraites, fendent avec leurs mains et leurs beaux bras l'onde amère, et entourent d'un cercle de beautés charmantes l'infortuné qui dort en paix. Ses yeux et ses joues sont encore baignés de pleurs. La lune qui brille doucement dans les airs éclaire ce front, ce visage digne du séjour des dieux, et qui, dans sa pâleur, ressemble à une fleur que la main d'une vierge a coupée; touchées d'une tendre pitié, elles couvrent de baisers ses beaux yeux. Les dieux des mers viennent eux-mêmes, montés sur des monstres marins, entourer la barque légère. Ils en font un char de triomphe; quatre dauphins y sont attelés avec un joug de corail; il la traînent sur la plaine humide avec une admirable rapidité. Suivi de tout ce divin cortége, le malheureux amant vogue ainsi jusqu'au lever du jour. La barque alors vient aborder un délicieux rivage. Les nymphes et les dieux des mers y déposent Amadis sur un lit de jacinthes et de violettes; et c'est là qu'il est réveillé par les premiers rayons du soleil. Passez à cette description l'emploi d'une mythologie étrangère à celle qui fait la machine générale du poëme, et vous ne pourrez lui refuser une des premières places dans la riche collection que l'épopée romanesque peut fournir.
Si je voulais montrer par des citations comment l'auteur d'Amadis fait parler l'amour, et quel langage il prête aux diverses passions dont cette seule passion nous agite, je pourrais choisir également, ou les tourments auxquels Oriane est livrée quand, sur de fausses apparences, la jalousie s'est emparée de son cœur, où les plaintes et le désespoir du fidèle Amadis retiré sur la Roche pauvre, ou les regrets de Corisande séparée de son cher Florestan, ou ceux de Mirinde inquiète pour les jours d'Alidor; ou enfin, comme les amours épisodiques sont très-multipliés dans ce poëme, et que l'auteur paraît avoir eu autant de goût que de talent pour peindre ce sentiment dans toutes ses nuances, je pourrais faire encore d'autres choix. J'y trouverais bien à reprendre quelques-unes de ces recherches de pensée et de style dont peu de poëtes italiens sont exempts, et qui n'appartiennent qu'à une certaine nature idéale ou plutôt fictive; mais j'y trouverais souvent aussi l'expression de la véritable nature, et une grande abondance d'images passionnées, de pensées et de sentiments.
Dans les comparaisons, genre d'ornements si essentiel au poëme épique, il joint au don d'imaginer le talent de peindre. Ainsi que tous les vrais poëtes, il trouve à tout moment entre les personnes ou les choses qu'il peint et tous les objets de la nature animée et inanimée, des rapports qui lui suffisent pour mettre sous nos yeux ces objets tels qu'ils se présentent à son esprit. Ces comparaisons n'ont pas toujours le mérite de la nouveauté, et les mêmes reviennent peut-être trop souvent. Les lions, les tigres, les ours, blessés et poursuivis par les chiens et par les chasseurs, ou leur disputant leurs petits; les sangliers et les taureaux défendant leur vie contre les meutes acharnées; les vents qui se combattent ou qui soulèvent les mers, les flots qui s'irritent ou s'apaisent, les vaisseaux agités par les vagues et poussés par des vents contraires, reviennent un peu fréquemment; et les mots, quoique toujours assez poétiques, ne relèvent pas toujours ce qu'il y a d'un peu commun dans les choses; mais assez souvent aussi, à défaut de nouveauté dans les objets, c'est la manière de les placer et de les présenter qui les relève.
Quelquefois les grands accidents de la nature, rapprochés des accidents de la vie, produisent un effet inattendu. Par exemple, quand le Damoisel de la Mer combat, sous les yeux d'Oriane, un lion prêt à le dévorer, le danger qu'il court le fait pâlir; elle ne reprend ses couleurs et la vie que quand elle le voit vainqueur. «Comme lorsque de ses regards ardents le chien céleste brûle la terre159, et enlève aux campagnes riantes les ornements dont Flore avait paré leur sein, si tout à coup le souffle d'un vent qui s'élève trouble l'air pur et le ciel serein par une pluie fraîche et abondante, les herbes et les fleurs reprennent leur verdure et tout l'éclat dont elles brillaient auparavant; ainsi cette beauté, que le froid glacé de la crainte avait effacée, renaît tout à coup sur le visage d'Oriane, digne de l'amour du ciel même.» Quelquefois il tire ses comparaisons des plus tendres affections de la nature humaine. Amadis attend des nouvelles d'Oriane. Un nain, qu'il avait laissé auprès d'elle, vient lui en apporter de funestes. Il court au-devant de ce nain, quoique sa seule vue soit pour lui d'un mauvais présage. «Une tendre mère160, dont le fils est, depuis longues années, séparé d'elle, si elle voit de loin un de ses compagnons qui était parti avec lui de leur patrie, et qui est revenu sans lui, court avec inquiétude à sa rencontre, lui demande avant tout si son fils est vivant, et en reçoit une réponse affligeante et cruelle; ainsi le malheureux amant court au-devant du messager, et apprend de lui ce qui trouble toute sa joie.»
Il est assez ordinaire de comparer avec la grêle les coups que portent les combattants; la vue de ce qui arrive quelquefois pendant l'hiver sur les montagnes a fourni au Tasse une comparaison moins commune. «Des sommets de l'Apennin qui partage l'Italie161, la neige que l'aquilon emporte, au mois de décembre ou de janvier, ne tombe point aussi épaisse, que les coups de ce bras, dont la force égale l'adresse, tombent sur le dur acier.» Un effet physique de l'eau et du feu lui sert à peindre, dans le cœur de l'homme, le combat et les alternatives de la raison et de l'amour. «De même que si l'on jette sur une liqueur chaude et bouillante une liqueur glacée162, le bouillonnement s'arrête tout à coup, mais bientôt l'eau se réchauffe, et le murmure augmente; de même si dans notre ame le secours de la raison arrête quelquefois le désir et réprime les sens, ils reprennent bientôt leur empire et la ramènent avec plus de force aux impressions du plaisir.»
De doux objets de la nature champêtre dictent à l'ame sensible du Tasse une autre comparaison. Oriane est depuis quelque temps éloignée de la cour de son père et secrètement unie avec Amadis; il y reparaît, mais caché sous ce nom de beau Ténébreux, déjà devenu célèbre, Oriane l'accompagne déguisée, couverte d'un voile et d'habits qui la rendent méconnaissable. Amadis reçoit les plus grands honneurs, et sa compagne les partage. La reine sa mère la félicite d'être la dame d'un chevalier si accompli. «Les feuilles d'un jeune arbrisseau, dit le poëte163, ou l'herbe fraîche et vive ne tremblent point à la douce haleine d'un vent léger, qui souffle pendant les heures brûlantes d'un jour d'été, ni le chevreuil qui côtoye un clair ruisseau, à la vue d'un chien agile dont il craint de devenir la proie, autant que tremble Oriane devant son père, et à l'aspect de sa tendre mère.»
Il faudrait trop de citations si l'on voulait donner des exemples de tous les autres genres de talent poétique que ce poëme réunit; la manière dramatique dont l'auteur annonce ses personnages et dont il les met en scène; l'art avec lequel il ménage sans cesse des surprises; la nature variée de ses épisodes, et son adresse à les entremêler avec l'une ou avec l'autre de ses trois fables principales, adresse égale à celle qu'il emploie pour lier ces trois fables entre elles; l'abondance et le naturel qu'il met dans l'expression des passions tendres, la grâce et la fidélité de ses peintures, l'heureux emploi qu'il fait des trésors de la poésie antique, l'éclat qu'il donne aux apparitions subites et aux merveilles de la féerie; la richesse et même le luxe de ses descriptions qui ont leur source, ou dans les inventions espagnoles et arabes, ou dans ce spectacle d'une nature magnifique habituellement offert dans la partie de l'Italie qu'il habita long-temps.
Mais avec tant de qualités qui manquent à des poëmes plus heureux, comment arrive-t-il donc que l'Amadis soit si peu connu en France, qu'il ne le soit même pas aujourd'hui beaucoup plus en Italie? Un peu d'uniformité dans le tissu de la fable, malgré tous les ressorts qui y sont employés, un peu de faiblesse dans le style, quoique d'ailleurs assez élégant, et surtout extrêmement doux; une longueur démesurée, car, sans en avoir compté les vers, ce que la division par octaves rendrait pourtant assez facile, on peut les porter de cinquante à soixante mille, tout cela peut y avoir contribué; mais la corruption des mœurs, déjà grande au temps de l'auteur et qui n'a pas diminué depuis, n'y serait-elle pas aussi pour quelque chose; et la perfection, l'élévation, la constance de ces amours chevaleresques, qui ne sont dans aucun autre poëme au même degré, ni si généralement répandues que dans Amadis, ne seraient-elles pas en partie la cause de son discrédit?
Quoi qu'il en soit, on doit conseiller de lire ce poëme à tous ceux qui ont assez de loisir pour consacrer beaucoup de temps à des lectures purement agréables; à ceux pour qui la peinture des sentiments tendres, délicats, et trop généralement décriés sous le titre de romanesques, a encore de l'attrait; à ceux enfin qui veulent connaître véritablement tout ce que la poésie italienne a produit de précieux, qui ne se contentent pas d'ouï-dire et de simples aperçus, qui veulent ne prononcer qu'en connaissance de cause, et ne juger que d'après eux. On ne doit pas, à beaucoup près, donner le même conseil pour tous les romans épiques publiés dans le cours de ce siècle, où la passion pour la poésie romanesque fut une espèce de fureur. J'en ai indiqué plus de soixante, et peut-être en est-il échappé à mes recherches ou à ma mémoire: mais combien peu m'ont paru dignes d'occuper et d'arrêter quelque temps mes lecteurs! Plusieurs de ces poëmes ne comportaient que de simples notes, ou tout au plus quelques citations de ce qu'ils avaient, non de bon, mais d'extraordinaire et de bizarre; enfin, le plus grand nombre n'a pu être que nommé ou même désigné dans des énumérations rapides.
Toute cette abondance n'est donc pas richesse. Elle prouve seulement ce que j'ai dit de la passion du siècle pour l'épopée romanesque: elle prouve aussi qu'en donnant trop de liberté aux arts de l'imagination, en craignant trop de gêner leur essor, et en les affranchissant des règles, on en multiplie bien les productions, mais non pas les chefs-d'œuvre. Les imaginations extravagantes et désordonnées fourmillent alors, les imaginations riches et vraiment fécondes sont toujours rares. Depuis la fin de l'autre siècle, ou le Morgante du Pulci éveilla en Italie ce goût pour le roman épique, qui devint bientôt après une passion, puis une mode, parmi ce grand nombre de poëmes, dont la plupart encore sont d'une énorme longueur combien en reste-t-il que l'on doive, ou même que l'on puisse lire, à moins d'avoir un but particulier, tel que celui que je me suis proposé dans mes recherches? Il reste, pour la fable de Charlemagne et de Roland, ce Morgante maggiore, monument curieux sous plus d'un rapport, mais qui satisfait plus souvent la curiosité que le goût; l'Orlando innamorato, non tel que le laissa le Bojardo, son ingénieux auteur, mais tel qu'il fut ensuite refait par le Berni; surtout, et par-dessus tout l'Orlando furioso du grand Arioste, le chef-d'œuvre du genre, et qui, fût-il seul, suffirait pour que ce genre fût consacré. La Table ronde n'a produit que Giron le Courtois de l'Alamanni, encore, quel que soit le mérite de son auteur, ce poëme a-t-il trop peu d'attrait et de charme, pour que l'on puisse avoir un scrupule de ne le pas lire, ou un regret de ne l'avoir pas lu. La fable d'Amadis est plus heureuse; le poëme de Bernardo Tasso lui suffit; il mériterait de sortir de l'oubli où on le laisse, et de reprendre le rang qu'il eut dans l'opinion des hommes les plus éclairés et des meilleurs juges de son siècle.
C'est donc à quatre ou cinq romans épiques que se borne réellement cette richesse. Mais n'en est-ce donc pas une prodigieuse chez une seule nation et dans un seul siècle? Et qu'est-ce donc, quand on pense que, chez cette nation, l'épopée se partage en trois branches, et que ce n'en est ici que la première? Elle appartient en propre à l'Italie. Nous y avons vu l'épopée romanesque naître, se développer, s'égarer, se perfectionner. Chez un peuple éminemment doué d'imagination et de sensibilité, elle s'empara puissamment de l'une et de l'autre. Elle ouvrit d'abord un champ trop vaste au génie; en procurant de grandes jouissances, elle fit peut-être un grand mal; long-temps elle accoutuma les esprits à se repaître, non-seulement de fictions, mais de chimères, et à se passionner pour des extravagances et des fantômes. Mais le génie, essentiellement ami du vrai, finit, en s'appropriant ces inventions désordonnées et vides d'intérêt, par les réduire dans de plus justes limites, par se faire à soi-même des règles, qui devinrent dès-lors celles de cette partie de l'art, et par créer, au milieu de tant d'invraisemblances réelles, une sorte de vraisemblance hypothétique qu'il ne fut plus permis de blesser. Il peignit allégoriquement les vertus et les vices, donna aux sentiments du cœur de l'intérêt et du charme, et porta au plus haut degré d'énergie l'héroïsme militaire et l'enthousiasme guerrier. Il sut même flatter sa nation, ou du moins quelques-unes de ses familles les plus illustres, par des fictions qui donnaient pour constantes des origines souvent suspectes, et sanctionnaient pour ainsi dire les prétentions de l'orgueil.
C'était tout ce que pouvait faire le génie, et son ouvrage fut consommé quand il eut rehaussé ces inventions ainsi réduites par tous les ornements d'une imagination brillante, par l'expression poétique la plus abondante et la plus riche, par tous les trésors d'une langue née poétique, et, déjà depuis deux siècles, rivale des idiomes anciens les plus parfaits.
Mais enfin il manquait toujours à ces créations ingénieuses ce fond d'intérêt historique que la fable peut embellir, mais qu'elle ne peut suppléer. Si des esprits trop graves avaient autrefois traité de contes d'enfants les fictions d'Homère, qu'était-ce donc que les fictions du Bojardo et de l'Arioste? Il était temps de traiter au moins comme des enfants, tels que le furent autrefois les Grecs, un peuple aussi spirituel que l'avaient été ceux de la Grèce; il était temps que le poëme héroïque, ou la véritable épopée, naquît, et qu'elle se joignît du moins au roman épique, devenu une partie trop importante et trop riche de la littérature nationale, pour qu'il fût désormais ni désirable, ni possible de l'effacer.
Quelques poëtes l'avaient tenté dès le commencement de ce siècle: mais, arrêtés par le préjugé qui avait décidé que les langues modernes ne convenaient qu'à des sujets frivoles, et que dans des ouvrages sérieux on ne devait employer que le latin, c'était dans cette langue qu'ils avaient essayé de faire parler la Muse épique164. Ce n'était point l'histoire qu'ils lui avaient d'abord donné à traiter, mais la religion, ses dogmes, ses mystères. Le mystère de l'incarnation avait fourni à Sannazar son poëme de Partu Virginis; la vie et la mort du Christ avaient dicté à Vida sa Christiade. L'histoire profane et même contemporaine avait eu son tour; et Ricciardo Bartolini avait célébré dans l'Austriade la gloire de la maison d'Autriche165.
Note 164: (retour) On trouve dans une lettre d'Annibal Caro une preuve bien évidente que cette opinion régnait alors. Il avoue à l'un de ses amis qu'il aura bientôt achevé une traduction en vers libres de l'Enèide de Virgile, traduction qui a fait sa gloire, et dont il ne parle cependant que comme d'un jeu ou d'un essai sans conséquence. Cosa cominciata, dit-il, per ischerzo, e solo per una pruova d'un poema, che mi cadde nell'animo di fare dopo che m'allargai dalla servitù. Ma ricordandomi poi che sono tanto oltre con gli anni, che non sono più a tempo a condur poemi, fra l'esortazioni degli altri ed un certo diletto che ho trovato in far pruova di questa lingua con la latina, mi son lassato trasportare a continuare, tanto che mi trovo ora nel decimo libro. Puis il ajoute: So che fo cosa de poca lode, traducendo di una lingua in un'altra; ma io non ho per fine d'esserne lodato, ma solo per far conoscere (se mi verrà fatto), la richezza e la capacita di questa lingua contra l'opinion di quelli che asseriscono che non può aver poema eroico, nè arte, nè voci da esplicar concetti poetici, che non sono pochi che lo credono. Cette lettre est datée de Frascati, 14 septembre 1565, c'est-à-dire, quatorze mois avant la mort de l'auteur. (T. II des Œuvres d'Annibal Caro, Venise, 1557, p. 272.)
Note 165: (retour) M. Denina, premier Mémoire sur la Poésie épique, Recueil de l'Académie de Berlin, année 1789, pages 484 et 485. Ces trois poëmes latins étaient en effet imprimés avant que le Trissino formât le projet du sien; les deux premiers sont assez connus; le troisième, qui l'est beaucoup moins (de Bello Narico, Austriados libri XII) avait été publié dès 1515. L'illustre auteur des Révolutions d'Italie, dans le mémoire cité ci-dessus, ajoute aux deux poëmes de Sannazar et de Vida, celui de Fracastor, intitulé: Joseph, et à l'Austriade de Bartolini, le poëme de Jérôme Falletti, Piémontais, de Bello Sicambrico, et celui de Lorenzo Gambara, dont le sujet est la découverte du Nouveau-Monde, sous le titre de Colombiados; mais je ne pouvais les citer ici, parce que 1º, Fracastor, qui mourut en 1553, âgé de soixante et onze ans, n'entreprit le poëme de Joseph que dans ses dernières années, et même il ne put l'achever; 2º la guerre célébrée par Falletti dans son poëme de Bello Sicambrico, est celle de 1542 et 1543, en Flandre et dans le Brabant, entre Charles-Quint et François Ier.; Falletti, qui étudiait alors à Louvain, put, quelque temps après, prendre pour sujet cette guerre, mais son poëme ne fut publié par P. Manuce qu'en 1557; 3º. enfin, Lorenzo Gambara, auteur de la Colombiade, ne mourut qu'en 1586; c'était le cardinal Grandvelle qui l'avait engagé à composer ce poëme, et Grandvelle, ministre favori de Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, ne fut fait cardinal, à la sollicitation de cette princesse qu'en 1561. Aucun de ces trois derniers poëmes n'avait donc précédé celui du Trissino, et même le dernier ne fut écrit que plus de douze ans après.
Il n'y avait qu'un degré de plus à franchir; il ne restait qu'à reconnaître que la langue dont le Dante s'était servi, et dans laquelle était écrite toute la partie héroïque du poëme de l'Arioste, était aussi forte, aussi énergique et aussi noble que l'exigeait le poëme épique du genre le plus élevé. Ce fut le Trissino qui le reconnut le premier. Après avoir essayé dans sa Sophonisbe, comme nous le verrons bientôt, de faire renaître la tragédie antique, il essaya dans l'Italia liberata de faire entendre à sa nation, dans son propre langage, les accents de la trompette épique. Son succès ne fut pas complet, mais il fraya la route et montra la possibilité de réussir; et si l'on ne doit de grands honneurs dans les arts qu'à ceux qui ont atteint le sommet, il est cependant aussi des couronnes pour ceux qui ont ouvert les premiers le chemin qui y conduit.
CHAPITRE XIII.
Du poëme héroïque en Italie au seizième siècle; Notice sur la vie du Trissino; idée de son Italia liberata et de quelques autres poëmes héroïques, qui précédèrent celui du Tasse.
Je me suis beaucoup étendu sur l'épopée romanesque, sur sa nature, son origine et ses différents progrès, parce que ce genre de poëme appartient en propre aux Italiens modernes, qu'il a ses règles et ses convenances particulières; que personne encore en France ne s'était donné la peine de traiter ce sujet, et qu'en Italie même il n'avait pas été suffisamment approfondi. Le poëme héroïque, au contraire, né chez les Grecs, emprunta d'eux ses règles, sa marche, ses modèles. Lorsqu'on a dit que les Italiens, qui avaient depuis plus d'un demi-siècle des romans épiques, voulurent enfin, vers le milieu du seizième, avoir une épopée à l'imitation de celle des anciens, on a tout dit, ou du moins on n'a plus qu'à examiner comment ils y ont réussi. Je passerai donc tout de suite à ce que l'on sait de la vie du premier de leurs poëtes, qui forma cette louable et difficile entreprise.
Jean-Georges Trissino naquit à Vicence, le 8 juillet 1478, de Gaspard Trissino, issu de l'une des plus anciennes familles nobles de cette ville, et de Cécile Bevilacqua, fille d'un gentilhomme de Vérone. On dit qu'il fit très-tard ses premières études; cela est même prouvé par une lettre latine qui lui est adressée, et dans laquelle on lui dit: «Si vous avez commencé tard l'étude des lettres, il le faut attribuer à la tendresse de vos parents alarmés pour un fils unique sur qui reposait l'espérance de la succession et des immenses richesses d'une illustre famille166.» Le jeune Trissino, qui avait perdu son père dès l'âge de sept ans, ne tarda pas à réparer le temps que lui avait fait perdre cette tendresse excessive de sa mère. Il fit des progrès rapides, d'abord à Vicence même, sous un prêtre, nommé Francesco di Granuola, et ensuite à Milan, sous le célèbre Démétrius Calcondile. Il témoigna dans la suite, par un monument public, sa reconnaissance pour ce dernier maître; Calcondile étant mort à Milan en 1511, Trissino lui fit élever un tombeau dans l'église de Ste-Marie167, et fit graver sur le marbre une inscription honorable qu'on y lit encore.
De l'étude des langues grecque et latine, il passa à celle des mathématiques, de la physique, de l'architecture et de tous les arts qui peuvent entrer dans l'éducation la plus soignée. Il se maria en 1503168, et ne songeant qu'à jouir tranquillement des douceurs de cette union et de celles de l'étude, il se retira dans une de ses terres. Il y fit bâtir une maison magnifique169, dont il donna lui-même le dessin, et dont André Palladio, son élève en architecture, et qui devint depuis un si grand maître, dirigea les travaux. Trissino vivait heureux dans sa retraite, cultivant les sciences, les arts, et surtout la poésie, pour laquelle il avait pris beaucoup de passion, lorsqu'il eut le malheur de perdre sa femme, après qu'elle lui eut donné deux fils170. Cette perte lui fit abandonner la campagne. Il fit un voyage à Rome pour se distraire de sa douleur. C'est peut-être cette douleur même qui lui suggéra l'idée de composer sa Sophonisbe, la première tragédie où l'Europe moderne vit renaître quelques étincelles de l'art des anciens. Léon X, qui occupait alors le trône pontifical, et qui avait conçu beaucoup d'amitié pour Trissino, voulut faire représenter cette tragédie avec la magnificence qui brillait dans toutes ses fêtes; mais il n'est pas sûr qu'il ait exécuté ce dessein. Bientôt il reconnut dans l'auteur d'autres talents que celui de la poésie.
Il le chargea d'ambassades importantes auprès du roi de Danemark, de l'empereur Maximilien et de la république de Venise171. Trissino y acquit l'estime de ces puissances, et dans l'intervalle des missions honorables qui lui étaient confiées, il se lia d'amitié avec les savants et les grands hommes, dans tous les genres, qui remplissaient la cour de Léon X.
Après la mort de ce pontife, il retourna dans sa patrie, et s'y remaria avec Blanche Trissina, sa parente, dont il eut un troisième fils172. Le pape Clément VII ne tarda pas à le rappeler à Rome et à lui témoigner la même estime et la même confiance que Léon X. Il le députa, en différents temps, à Charles-Quint et au sénat de Venise, et lorsqu'il alla couronner solennellement cet empereur à Bologne, Trissino fut un des principaux officiers dont il voulut être accompagné. Dans cette cérémonie, il eut, disent ses biographes, l'honneur de porter la queue de la robe du pape173. C'était à faire le premier une tragédie telle que la Sophonisbe qu'il y avait réellement de l'honneur, et point du tout à porter la queue d'une robe. Fut-il ou ne fut-il pas créé chevalier de la Toison d'Or par Charles-Quint ou par Maximilien? C'est un point sur lequel ces mêmes historiens ne sont pas d'accord. L'opinion qui paraît le plus au gré de Tiraboschi, est qu'il eut la permission d'employer cette Toison dans ses armes, et de prendre même le titre de chevalier, mais qu'il ne fut pas effectivement admis dans l'ordre; et il n'y a pas le moindre inconvénient à être de cet avis.
Il est difficile de deviner sur quel fondement Voltaire, qui, quoi qu'on en ait dit, se trompe rarement en histoire, a écrit dans l'Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations174, que le Trissino était archevêque de Bénévent quand il fit sa tragédie, et que le Ruccellaï suivit bientôt l'archevêque Trissino. Il ne fut jamais archevêque ni de Bénévent, ni d'ailleurs, ni même, comme on voit, ecclésiastique. Cette erreur de fait a passé dans quelques écrits estimables175, et c'est ce qui m'engage à en avertir176.
Note 176: (retour) C'est sans doute pour réparer cette erreur que Voltaire a mis dans sa dédicace de la Sophonisbe de Mairet réparée à neuf, que le prélat Giorgio Trissino, par le conseil de l'archevêque de Bénévent......, choisit le sujet de Sophonisbe, etc. Mais le Trissino n'était pas plus prélat qu'archevêque; et l'on ignore quel est l'archevêque de Bénévent qui lui donna ce conseil.
Trissino revint à Vicence dans le dessein de se retirer des affaires et de se livrer paisiblement à la composition de son poëme dont il avait déjà, depuis plusieurs années, conçu l'idée et tracé le plan; mais il trouva sa famille dans le trouble, et lui-même, à compter de ce moment, n'eut presque plus de jours tranquilles. L'aîné de ses deux fils du premier lit était mort; le second, nommé Jules, était brouillé avec sa belle-mère et voyait avec jalousie la prédilection de son père pour le fils qu'il avait eu d'elle. Trissino, mécontent de ces brouilleries, prit Jules en aversion, résolut de le déshériter et de laisser tout son bien à son dernier fils. Jules, l'ayant su, lui intenta un procès pour avoir le bien de sa mère. Pour comble de malheur, Blanche Trissina mourut177. Son mari désolé maria son jeune fils, et se retira à Rome pour fuir les procédures et tâcher de vivre tranquille. Il y demeura quelques années; il termina et publia son grand poëme, l'Italia liberata da' Gothi, l'Italie délivrée des Goths. Pendant ce temps, son fils Jules poursuivait son procès à Venise, où il était soutenu par tous les parents de sa mère. Le Trissino fut obligé de se rendre aussi dans cette ville178, et, comme il était attaqué de la goutte, il fit ce long voyage en litière.
De là il passa à Vicence, où il trouva que Jules venait de faire saisir provisoirement tous ses biens. Il en fut tellement irrité, qu'il revit son testament, et déshérita entièrement ce fils ingrat. Jules n'en fut que plus animé à suivre son procès et à consommer sa vengeance. Ayant gagné dans toutes les formes, il s'empara aussitôt de la maison et de la plus grande partie des biens de son père. Rome était toujours le refuge du Trissino dans ses chagrins. Il s'y retira encore, et dit un éternel adieu à son pays, dans huit vers latins dont voici le sens: «Cherchons des terres placées sous un autre climat, puisque par une fraude insigne on m'enlève ma maison paternelle; puisque les Vénitiens favorisent cette fraude par une sentence cruelle, qui approuve les pièges tendus par un fils à son père, qui veut qu'un fils puisse chasser de ses antiques possessions un père malade et accablé de vieillesse. Adieu, maison charmante; adieu, mes pénates chéris: je suis forcé dans ma misère d'aller chercher des dieux inconnus179.»
Note 179: (retour)Quæramus terras alio sub cardine mundi,
Quando mihi eripitur fraude paterna domus;
Et favet hanc fraudem Venetum sententia dura,
Quæ nati in patrem comprobat insidias;
Quæ natum voluit confectum ætate parentem
Atque ægrum antiquis pellere limitibus.
Cara domus valeas, dulcesque valete penates;
Nam miser ignotos cogor adire lares.
(Opere del Trissino, Verona, 1729, in-4º.,
t. I, p. 398, ed ultima.)
Mais il ne survécut pas long-temps à cette disgrâce, et mourut à Rome vers la fin de 1550, âgé de soixante-douze ans. Les principaux ouvrages qu'il a laissés, outre son poëme et sa tragédie, sont une comédie intitulée i Simillimi, tirée des Ménechmes de Plaute, des poésies lyriques italiennes et latines, et plusieurs ouvrages en prose, presque tous sur la grammaire et sur la langue italiennes. Il fut du petit nombre d'hommes qui, nés avec une grande fortune, ont cependant le goût des lettres, et les cultivent aussi laborieusement que si elles étaient nécessaires à leur existence: mais il ne put éviter, malgré cet avantage, le malheur commun à presque tous les littérateurs célèbres, d'être détournés de leurs travaux par des contradictions et des affaires, et de terminer dans l'infortune des jours consacrés à l'accroissement des lumières ou des jouissances de l'esprit.
Le génie du Trissino était naturellement grave; ce n'était pas celui de son siècle. Il vit le goût naissant du théâtre ne produire que des comédies où la bouffonnerie tenait trop souvent lieu de comique, et il voulut faire une tragédie à l'imitation des anciens; il vit la passion universelle que l'on avait pour l'épopée n'enfanter dans le plus grand nombre que des extravagances monstrueuses, et même, dans un petit nombre choisi, que des rêveries aimables, des ombres sans corps, des fantômes sans réalité; et il voulut faire un poëme héroïque, fondé sur une action véritable, intéressante pour son pays, et seulement embellie de fictions, au lieu d'être une fiction elle-même; il vit enfin que toutes les oreilles étaient séduites par la forme sonore de l'octave et par l'harmonieux entrelacement des rimes, et il voulut adapter à l'épopée, comme il l'avait fait à la tragédie, le vers non rimé, libre ou sciolto, dont quelques écrivains le regardent comme l'inventeur180. Le mauvais succès de sa tentative a détourné de l'imiter, et l'ottava rima est restée en possession du poëme épique181. Il n'est pourtant démontré, ni que s'il eût écrit en octaves son poëme, tel qu'il est d'ailleurs, il eût réussi davantage, ni que s'il eût évité les autres défauts de son poëme et s'il l'eût écrit en vers libres meilleurs que ne le sont les siens, il eût aussi mal réussi. En lisant l'Énéide d'Annibal Caro, s'avise-t-on de regretter la rime et l'octave.
Note 180: (retour) E comune opinione, dit le Quadrio, che il verso sciolto piano fosse nella volgar poesia introdotto da Giorgio Trissino. (Stor. e Rag. d'ogni Poesia, t. III, p. 420.) Le même auteur avoue que d'autres en attribuent l'invention à Jacopo Nardi, dans sa comédie de l'Amicizia, d'autres au Ruccellaï, dans son poëme des Abeilles, etc.
Le sujet que choisit Trissino devait intéresser l'Italie dans tous les temps; mais il avait de plus, à cette époque, le mérite de l'à-propos. «C'était, dit M. Denina182, dans le temps où l'Italie retentissait encore de la voix tonnante de Jules II, où après la dissolution de la ligue de Cambrai, on criait partout hautement qu'il fallait chasser les barbares de l'Italie. L'Histoire de la Guerre des Goths par Procope venait de reparaître. On en trouve même une traduction italienne imprimée en 1544, trois ans avant l'édition de l'Italia liberata, qui se fit à Rome en 1547.»
L'action qu'il entreprit de célébrer est trop connue pour qu'il soit besoin d'autre chose que de la rappeler en peu de mots. Bélisaire, général de Justinien, après avoir vaincu les Vandales en Afrique, parvenu au plus haut degré de faveur et de gloire, passe en Italie par ordre de cet empereur, et la délivre du joug des Goths qui l'opprimaient depuis près d'un siècle; tel en est le fond historique. Le Père éternel substitué au Jupiter d'Homère, les anges aux dieux inférieurs, des apparitions, des enchantements, des miracles, tel en est le merveilleux. L'histoire avait manqué aux meilleurs romans épiques: on peut dire qu'elle est trop scrupuleusement suivie dans le poëme du Trissino. Des imitations d'Homère existaient bien dans quelques-uns des premiers, mais déguisées sous des formes nouvelles, et même l'Arioste était un poëte homérique, plutôt qu'un imitateur d'Homère. Le Trissino se modela si exactement, ou si l'on veut si servilement sur Homère, qu'il transporta dans son poëme les descriptions, les petits détails, les expressions de l'Iliade, quelquefois même des épisodes entiers. «Il en a tout pris, hors le génie, dit Voltaire183. Il s'appuie sur Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre. Il cueille les fleurs du poëte grec; mais elles se flétrissent dans les mains de l'imitateur.»
Une analyse rapide des premiers livres de son poëme suffira pour nous faire juger de la manière dont il emploie et les personnages historiques, et les agents surnaturels, et surtout les fréquentes imitations d'Homère. D'abord, il invoque dans ce sujet chrétien Apollon et les Muses. «Venez, leur dit-il chanter par mon organe184 comment ce juste, qui mit en ordre le Code des Lois185 délivra l'Italie du joug des Goths; qui, depuis près d'un siècle, la tenaient dans un dur esclavage.... Dites-moi ce qui put l'engager à cette glorieuse entreprise.» Et, sans plus de préparatifs, il commence sa narration.
Le Très-Haut qui gouverne le ciel, placé au milieu des bienheureux, regardait un jour les affaires des mortels, quand une des Vertus qui l'environnent, celle que nous nommons Providence, dit en soupirant: «O mon père chéri, de qui dépend tout ce qui se fait là bas sur la terre, ne vous sentez-vous point ému de pitié en voyant la malheureuse Italie soumise aux Goths depuis tant d'années?»--On sent tout de suite que cette Vertu est la Pallas d'Homère parlant à Jupiter. Le Père éternel répond en souriant que le temps d'accomplir ses promesses est arrivé, que ce qu'il a dit une fois et affirmé d'un signe de sa tête, ne peut manquer d'arriver. Il réfléchit ensuite quelques moments, et prend enfin le parti d'envoyer vers Justinien l'ange Onerio (c'est-à-dire l'ange des songes). Il lui donne ses ordres et lui dicte ce qu'il doit dire de sa part à cet empereur. L'ange emmène avec lui la Vision, se revêt de la figure vénérable du pape, marche vers Durazzo en Albanie, où était Justinien, le trouve endormi dans sa chambre, sur son lit, et se plaçant près de sa tête, lui ordonne, de la part de l'Éternel, d'assembler son armée et de délivrer l'Italie des Goths. Il lui répète homériquement les propres paroles dont le Père éternel s'est servi.
L'empereur s'éveille: il appelle Pilade, son valet de chambre, et lui demande ses habits. Suit la description très-détaillée de la toilette de l'empereur. Aucune partie des vêtemens n'est oubliée, ni la chemise du lin le plus fin et le plus blanc, ni le corselet de drap d'or, ni les chaussettes de soie, ni les souliers de velours couleur de rose. On lui apporte de l'eau dans une aiguière de crystal, sous laquelle est un grand vase de l'or le plus pur. Il se lave les mains et le visage, et s'essuie avec une serviette blanche brodée tout alentour. Un écuyer fidèle peigne sa blonde chevelure ondoyante, et ajuste sur sa tête le bonnet impérial et la couronne enrichie de perles et d'or. Ce n'est pas tout, il met sur le corselet un vêtement de velours ras cramoisi, richement brodé autour du cou et tout alentour des bords. Ce vêtement est serré par une belle ceinture, et le tout est recouvert d'un manteau magnifique de drap d'or, qui traîne à terre de la longueur de trois palmes, et rattaché sur l'épaule droite avec une perle ronde, plus grosse qu'une noix, si belle, si blanche et d'un si grand éclat, qu'une province ne pourrait la payer.
Ainsi vêtu, Justinien s'assied sur un trône d'or, et ordonne aux ministres de ses commandements d'appeler tous les grands, les généraux et les guerriers de marque à un conseil général; mais d'avertir d'abord le grand Bélisaire, Paul comte d'Isaurie, Narsès et Audigier, pour qu'ils se rendent sur-le-champ auprès de lui. Ils viennent; il leur fait un accueil honorable, leur dit quel est son dessein, que le conseil général s'assemble, que peut-être les chefs et les principaux officiers de l'armée qui croyaient aller attaquer les Maures d'Espagne, répugneront à marcher contre les Goths, peuple belliqueux et nombreux; qu'il attend alors de leur zèle et de leur attachement à sa personne, qu'ils parleront dans le conseil pour soutenir l'opinion de cette guerre. Cela dit, il sort avec eux, trouve dans les appartements du palais les grands et les chefs des guerriers qui lui font cortège, et se rend, ainsi entouré, à la salle du conseil.
Grande description de cette immense basilique, large de trois cents pieds, et longue de cinq cents; colonnades, ornements, pavés en marbre et en mosaïque, estrade, sièges, leur matière précieuse, leurs formes, l'ordre dans lequel ils sont placés; d'abord ceux des douze comtes, puis ceux des rois soumis à l'empire, ensuite les sièges des grands officiers, des généraux, des principaux guerriers, etc. Justinien se lève appuyé sur son sceptre: ce sceptre, Dieu l'avait envoyé du ciel à Constantin; après sa mort, il resta caché pendant plusieurs années; il parvint ensuite au bon Théodose, et après lui à Justinien. L'empereur expose fort au long son dessein, et engage tous ceux qu'il a convoqués à dire librement leur opinion sur cette importante affaire.
Le premier qui parle est le consul de cette année, Salidius, homme orgueilleux, rusé, envieux, ennemi de Bélisaire. Il s'oppose à l'entreprise. Le roi sarrazin Arétus, fils de la belle Zénobie, est du même avis. Il conseille de porter en Orient les armes de l'empire, et d'attaquer les Perses et non les Goths. Plusieurs autres rois d'Orient allaient parler dans le même sens; Bélisaire engage l'éloquent et sage Narsès à soutenir enfin l'opinion de la guerre d'Italie. Narsès, dans un discours long et adroit, réfute toutes les objections qui ont été faites, et conclut à la guerre contre les Goths. Bélisaire se lève ensuite, allègue d'autres motifs, mais conclut comme Narsès. L'assemblée annonce par son murmure qu'elle est généralement de l'avis de ces deux chefs.
Le jeune et brave Corsamont se lève. C'était un roi barbare descendant de Thomyris, le plus fort, le plus intrépide et le plus beau de toute l'armée, après Bélisaire, à qui le poëte donne toutes les perfections du corps, comme toutes les qualités de l'ame. Corsamont ne dit que peu de paroles; il demande à marcher le premier, et même seul si l'on veut, contre les Goths. Son action énergique électrise le conseil; tous demandent la guerre. Justinien prononce qu'elle est résolue. Il nomme général en chef Bélisaire le Grand, qu'il appelle lui-même toujours ainsi. Il le charge de distribuer à son gré les autres emplois, et ordonne que chacun se tienne prêt à partir. Le vieux Paul l'Isaurien fait alors un grand éloge de Bélisaire, et propose que, pour rendre son autorité plus respectable et plus grande, l'empereur, après le repas, lui donne publiquement, à la tête de l'armée, le bâton de commandement. Justinien approuve ce conseil, va dîner, et charge Paul et Narsès d'assembler l'armée.
L'empereur sort en effet en grande pompe de son palais. Il franchit les portes de la ville et arrive au camp. Il monte sur une estrade, au milieu de l'armée. Bélisaire seul est debout auprès de lui. Justinien annonce aux soldats, et la guerre d'Italie, et le choix qu'il a fait de Bélisaire pour les conduire à la victoire. Toute l'armée applaudit et jette des cris de joie. L'empereur allait se remettre en marche, lorsqu'un prodige frappe tous les esprits. Près des barrières du camp était un petit tertre, couvert de buissons de myrtes et d'autres arbrisseaux, où une infinité de petits oiseaux avaient fait leurs nids. Un énorme dragon sort tout à coup de son repaire, et se met à dévorer les petits. Les mères effrayées semblent, par leurs cris, implorer du secours. Un aigle fond du haut des airs sur le dragon, et l'emporte. Un moment après, un autre dragon vient continuer le ravage et dévorer les petits oiseaux; un second aigle fond encore sur lui et le tue. Tout le monde, et l'empereur lui-même est frappé d'étonnement; mais Procope, excellent astrologue, explique ce prodige. Les petits oiseaux sont les peuples d'Italie; le dragon est le roi des Goths; l'aigle est Bélisaire. Un second roi goth voudra prendre la place du premier; mais Bélisaire le vaincra de même; ainsi le veut l'Éternel. Alors Justinien satisfait rentre dans la ville et dans son palais, après avoir donné à Bélisaire l'ordre de partir sous trois jours avec l'armée.
Ainsi finit le premier chant. Dans le second, Bélisaire fait ses préparatifs. Il présente à l'empereur la liste des généraux et des chefs de tous les corps de l'armée. Le poëte se sert de ce moyen pour les faire tous connaître, comme Homère dans ses revues. Il invoque comme lui les Muses avant de commencer cette énumération. Elle est précédée d'une description très-étendue de l'état où était alors l'empire romain, de ses grandes divisions, de ses provinces, de la partie de celui d'Occident qui était occupée par les Goths, et d'une histoire abrégée de leur usurpation. Enfin Bélisaire termine le second livre en faisant embarquer l'armée.
La scène change au troisième livre. Le jeune et beau Justin, neveu de l'empereur et héritier de l'empire, avant de partir avec Bélisaire, se rend le soir chez l'impératrice Théodora, qui l'invite à souper avec elle et ses deux nièces, Astérie et Sophie. L'Amour, le petit dieu d'Amour lui-même, avec ses flèches et son carquois, saisit ce moment pour blesser le cœur de Sophie, qui conçoit pour Justin une passion aussi vive qu'elle est subite. Il en ressent une pareille; cependant il part; elle reste en proie au trouble et aux tourments de cette passion naissante. Elle se confie à sa sœur qui la console et lui donne quelques espérances. Le jour paraît; le grand Bélisaire, après avoir entendu dévotement la grand'messe186, monte sur son vaisseau, se met encore à genoux, et adresse au Dieu de l'univers une fervente prière. Dieu l'entend, et garantit le succès de son entreprise par un mouvement de sa tête divine, qui fait trembler le monde. (On voit ici, comme dans les tableaux des plus grands peintres modernes, le Jupiter olympien percer à travers la première personne de la Trinité.) La flotte cingle en pleine mer. L'empereur la voit partir, d'un balcon de son palais. L'ange Nettunio se place, le trident en main, à la poupe du vaisseau que monte Bélisaire. Il commande aux vents, qui obéissent, dirigent rapidement la flotte et la font entrer au port de Brindes.
Cependant Sophie, restée à Durazzo, gémissait de l'absence de Justin. Sa sœur Astérie parle pour elle à l'impératrice, et la trouve disposée à unir les deux amants. Le difficile est d'obtenir l'agrément de l'empereur, et qu'il rappelle Justin pour ce mariage. C'est ici qu'est une scène imitée d'Homère, dont Voltaire s'est moqué avec raison. Tout le monde connaît cet épisode délicieux. Junon, dans l'Iliade187, veut procurer la victoire aux Grecs, malgré la protection que Jupiter accorde aux Troyens. Elle n'en voit pas de meilleur moyen que d'aller trouver sur le mont Ida son redoutable époux, de lui prodiguer les plus tendres caresses et de l'endormir dans ses bras. Pour y réussir, elle a recours à toutes les recherches de la toilette; retirée dans un appartement secret que lui avait construit son fils Vulcain, elle se baigne dans une liqueur divine, fait couler sur son beau corps une essence céleste qui parfume le ciel et la terre; elle peigne sa belle chevelure qui descend en boucles ondoyantes; elle revêt une robe d'un tissu divin, où Minerve épuisa son art, l'attache autour de son sein avec des agrafes d'or, et s'entoure de sa riche ceinture. Elle y ajoute la ceinture même de Vénus, qu'elle obtient d'elle sous un faux prétexte, ceinture magique, ou plutôt ingénieux emblème, où se trouvent réunis les charmes les plus séduisants, l'amour, les tendres désirs, les aimables entretiens, et ces doux accents, dit le bon Homère, qui dérobent en secret le cœur du plus sage188.
Par le conseil de Vénus, elle cache ce tissu précieux et l'attache sous son beau sein. Enfin, elle monte sur l'Ida, et va se montrer à Jupiter dans tout l'éclat de sa parure. A cette vue, il se sent enflammé plus qu'il ne le fut jamais pour elle. Il la presse; elle se défend. Elle craint que dans un lieu si découvert quelque dieu ne les aperçoive: elle n'oserait plus rentrer dans l'Olympe. Il existe dans leur palais une retraite impénétrable à tous les regards; elle lui propose de s'y rendre, si son épouse a tant de charmes pour lui. Mais Jupiter lui promet qu'ils seront environnés d'un nuage que le soleil même ne pourra pénétrer. Alors elle n'a plus rien à répondre, et en effet elle ne répond rien.
La terre complaisante et sensible à leurs feux,
D'un gazon doux et frais se couronna autour d'eux;
Le tapis émaillé s'élève et se colore
Des plus riches présents sortis du sein de Flore;
Et la molle hyacinthe et le lys orgueilleux
Forment aux deux époux un lit délicieux,
Que d'un nuage d'or l'ondoyante barrière
Dérobe à l'œil perçant du dieu de la lumière,
Tandis que la rosée, en larmes de crystal,
Tombait, en humectant le trône nuptial.
C'est ainsi que M. de Rochefort, de l'ancienne académie des belles-lettres, a rendu cette description charmante, l'éternel modèle des descriptions riantes et voluptueuses. Si toute sa traduction d'Homère était ainsi, elle eût laissé peu de chose à faire à de nouveaux traducteurs.
Le Trissino a voulu s'approprier tout cet admirable tableau. Théodora n'a pas envie d'endormir Justinien, mais d'obtenir de lui le retour de Justin, et son union avec Sophie. La voilà donc qui fait aussi sa toilette, qui s'enferme dans sa chambre, se déshabille, se baigne, parfume ses membres délicats, met une chemise blanche, et des bas couleur de rose, qu'elle attache au-dessus du genou:
Onde le coscie bianche
Pareano avorio tra vermiglie rose.
Ses pantouffles d'étoffe d'or sont liées avec de beaux rubans. Elle peigne ses cheveux blonds et ondoyants, et les parfume comme Junon; mais elle met dessus une coiffe d'or, enrichie de pierres précieuses, qui n'était pas à la mode du temps d'Homère, non plus qu'une robe de damas blanc qu'elle passe par dessus sa tunique d'or, et qui est taillée en carrés, rejoints avec de grosses perles et des nœuds d'or, au milieu de chacun desquels brillent des diamants du plus grand éclat. Cette belle robe est peut-être là pour nous dédommager de la ceinture de Vénus, qui n'y est pas; mais la ceinture valait mieux, et l'on sent en effet que son charme manque dans toute cette imitation ou plutôt dans cette parodie d'Homère.
L'impératrice ainsi parée va trouver l'empereur, qui rêvait à son expédition d'Italie, dans un jardin de son palais. Il la reçoit à la façon de Jupiter; elle se défend à la manière de Junon. Elle craint d'être vue, et lui propose de rentrer dans leur appartement, de fermer les portes,
E sopra il vostro letto
Poniamci, e fate poi quel che vi piace.
Justinien n'a pas de nuage à ses ordres comme l'époux de Junon, mais il n'en est pas besoin. Personne, dit-il, ne peut venir au jardin par ma chambre; je l'ai fermée en entrant, et j'en ai la clef à mon côté. Vous aurez aussi fermé la porte de la vôtre, car vous ne la laissez jamais ouverte.
E detto questo subito abbracciolla;
Poi si colcar nella minuta erbetta.
Alors l'herbe tendre, les fleurs, les arbrisseaux, les oiseaux, les eaux mêmes et les poissons, prennent part à leurs plaisirs et semblent jouir de leur amour.--Cela fut sans doute très-agréable pour leurs majestés, mais cela est fort dégoûtant pour le lecteur, qui ne peut voir sans une sorte d'indignation profaner par cette copié indécente et presque bourgeoise, une peinture voluptueuse, mais délicate et divine, objet de l'admiration de trente siècles.
Théodora, par ce moyen honnête, obtient de l'empereur tout ce qu'elle veut. Il consent au retour et au mariage de Justin. On envoie un exprès à ce jeune prince, qui est si empressé de revenir qu'il brave les approches d'une tempête. Il s'embarque; la tempête s'élève. Son vaisseau est violemment agité; il tombe à la mer; l'ange Nettunio le sauve, le pousse dans le port même de Durazzo. Il est jeté sur le rivage, prêt à mourir. Sophie apprend cette nouvelle, et le croit mort. Elle s'empoisonne avec du blanc dont se sert une de ses femmes, et dans lequel il entre du sublimé. Un médecin appelé à temps la guérit. Les deux amants se revoient, avec l'espérance d'être unis.
Un autre ornement dont le Trissino a voulu enrichir son poëme, et qu'il n'y adapte pas avec beaucoup plus d'adresse, ce sont les enchantements. L'armée des Grecs est débarquée à Brindes189. Le commandant a livré la place à Bélisaire. Ce général envoie huit guerriers à la découverte pour savoir ce que font les Goths, où est leur armée, et s'ils s'apprêtent à défendre les passages. Ils partent pour exécuter ses ordres; mais ils sont arrêtés à quelque distance par une belle et jeune fille qui leur fait une fable et les attire au bord d'une fontaine enchantée. Là ils rencontrent une espèce de géant ou de monstre qui leur dit son nom et les défie au combat. Ce nom est Faulo, qui signifie en grec190 méchant, mauvais, dépravé; c'est le génie du mal. Sa sœur Acratie191 (c'est-à-dire l'Intempérance) qui commande dans ce canton, l'a placée là pour empêcher qu'aucun mortel ne goûte des eaux de cette fontaine. Sept des chevaliers grecs sont renversés, et emmenés prisonniers par deux géants qui accompagnent Faulo. Le huitième refuse le combat, et va tristement annoncer à Brindes la défaite de ses compagnons et leur captivité. L'intrépide Corsamont demande à Bélisaire la permission d'aller les délivrer. Le général nomme avec lui deux autres chefs, et celui qui était un des huit premiers. Ils vont tenter de nouveau l'aventure; mais cette fois un ange, déguisé sous les traits du vénérable Paul, comte d'Isaurie, les met au fait. Cette fontaine était née des larmes d'Arété192 (la Vertu), qui était autrefois honorée dans ces mêmes lieux, et qui avait pour nièce Synésie193 (la Sagesse). On avait dit à la méchante Acratie que ses jardins et son palais devaient être détruits par Synésie; elle la fit assassiner par son frère Faulo. Arété en eut tant de douleur que ses larmes furent changées en cette fontaine, dont les eaux ont la vertu de guérir tous les maux, et de rompre tous les enchantements. Acratie l'ayant su, fit prendre, par son frère, Arété et ses filles, qu'elle retient depuis ce temps dans une affreuse prison; et ce frère couvert d'armes enchantées et par conséquent invincible, empêche que qui que ce soit ne puisse toucher cette eau merveilleuse. L'ange apprend aux chevaliers le moyen de vaincre Faulo, et de délivrer à la fois Arété et leurs compagnons d'armes. Ils ne manquent pas de suivre ses conseils. Faulo est renversé, obligé de se rendre et de les conduire au palais de la coupable Acratie sa sœur. Elle a inutilement recours à tous ses enchantements; il faut enfin qu'elle cède, qu'elle rende les chevaliers, et ce qui lui coûte davantage, qu'elle brise les fers d'Arété. La divine Arété est rétablie dans tout son pouvoir; les avenues sont libres, et les libérateurs de l'Italie peuvent désormais y pénétrer. Ces fictions alambiquées remplissent deux livres entiers. Il faudrait de bien beaux vers pour les rendre supportables, et ceux du Trissino auraient pu gâter les fictions les plus heureuses.
Comme nous cherchons surtout dans les ouvrages ce qui peut indiquer les opinions et les mœurs du temps où il furent écrits, il y a encore dans ce poëme un incident, non pas imaginaire, mais historique, qui mérite quelque attention. Il est bon de se rappeler, en le lisant, que le Trissino fut successivement en faveur auprès de deux papes, chargé par eux de missions importantes et honorables, et que, soit avant, soit après la publication de son poëme, il n'éprouva de la part du Saint-Siège ni reproche ni disgrâce. Voici le trait dont il s'agit.
Bélisaire est assiégé dans Rome par les Goths. La disette se fait sentir dans la ville; il prend le parti d'envoyer par mer les femmes, les enfants, les vieillards, à Gaëte, à Naples et à Capoue. Il propose cet avis dans le conseil où assistait le pape Sylvère. Ce pape, fils d'un autre pape194, avait été élu par l'ordre et les menaces de Théodat, roi des Goths, contre la volonté du peuple romain, qui nommait alors les souverains pontifes. Il était envieux de Bélisaire et son ennemi secret; il s'oppose seul à cette mesure; mais le conseil l'adopte, et l'exécution suit aussitôt. Le général des Goths, qui commandait le siège, sachant que Sylvère était offensé du peu de faveur que son opposition avait eue dans le conseil, qu'il était en général disposé en faveur des Goths, dont il était l'ouvrage; «sachant de plus que souvent les prêtres sont si possédés de l'amour du gain, qu'ils vendraient le monde entier pour de l'argent195,» fait faire à ce pape des promesses, et lui envoie des présents qui le corrompent. Il s'engage à livrer une des portes de Rome. Mais Dieu ne permet pas que le crime soit consommé. Il envoie l'ange Nemisio (celui de la vengeance divine) avertir Bélisaire de ce complot. Bélisaire fait arrêter le pape à l'instant même où il signait le pacte fait avec les Goths. Sylvère, convaincu de son crime, est mené devant le général, qui lui déclare qu'il a cessé d'être pape, qu'il ne l'a même jamais été, et qu'il va rassembler le peuple pour décider de son sort.
Alors l'ange Palladio (celui qui joue le rôle de Minerve, déesse de la prudence) prend encore la figure de Paul l'Isaurien, et conseille à Bélisaire de ne point faire paraître le pape au milieu de cette assemblée du peuple, qui pourrait se porter à des excès contre le coupable, de le déposer tout simplement et de lui faire donner un successeur. «Je veux vous dire196, ajoute-t-il (et il ne faut pas oublier que c'est un ange qui parle), je veux vous dire ce qu'un ami de Dieu, qui était prophète, m'a dit de certains papes qui existeront dans le monde. Voici ses paroles: Le siège où Pierre fut assis sera usurpé par des pasteurs qui seront éternellement la honte du christianisme. Ils porteront au dernier degré l'avarice, la luxure et la tyrannie. Ils ne penseront qu'à agrandir leurs bâtards, à leur donner des duchés, des seigneuries, des terres, des pays entiers; à conférer même, sans pudeur, des prélatures et des chapeaux à leurs mignons et aux parents de leurs maîtresses197 (le terme italien est moins honnête); à vendre les évêchés, les bénéfices, les offices, les privilèges, les dignités; à n'y élever que des infâmes; à violer toutes les lois, à dispenser pour de l'argent des meilleures et des plus divines; à ne garder jamais leur foi; à passer leur vie entière parmi des empoisonnements, des trahisons et d'autres crimes; à semer entre les princes chrétiens tant de scandales, tant de querelles et de guerres, que les Sarrazins, les Turcs et tous les ennemis de la foi en profiteront pour s'agrandir. Mais leur vie scélérate et honteuse sera enfin connue du monde; et le monde, revenu de son erreur, corrigera tout ce mauvais gouvernement des peuples du Christ.» Ainsi parla cet ange, et il disparut. Ce n'est pas ici un Dante, gibelin effréné et par conséquent ennemi des papes, ni un poëte satirique habitué à frapper indifféremment tout ce qui se trouve à portée de ses traits; c'est un poëte grave et un ambassadeur de deux papes qui fait descendre du ciel un ange, et qui le fait parler ainsi.
Au reste, à en juger par le peu d'éditions qu'eut ce poëme, il ne fit pas dans le monde un grand bruit, ni par conséquent un grand scandale. Les neufs premiers chants furent imprimés à Rome, en 1547, les dix-huit autres à Venise l'année suivante198, et, depuis ce temps jusqu'en 1729, aucun imprimeur ne s'avisa de faire reparaître l'Italia liberata, ouvrage cependant de vingt années, couvert d'éloges si l'on veut, mais ennuyeux, languissant, et pour tout dire en un mot, illisible.
Une autre preuve que ce genre austère de poëmes et ces vers non rimes ne présentèrent aucun attrait aux esprits, séduits par les inventions libres et par les stances harmonieuses de l'Arioste, c'est qu'il s'écoula vingt ans entre la publication du poëme du Trissino et celle d'un autre poëme héroïque, dont l'auteur nommé Oliviero, né à Vicence comme lui, est si peu connu qu'on ne trouve pas même son nom dans le Tiraboschi et dans d'autres bibliographes italiens199. Ce poëme intitulé l'Alamanna est en vingt-quatre chants. L'auteur crut intéresser davantage en traitant un sujet contemporain. Ce sujet est la ligue protestante de Smalcalde terrassée par l'empereur Charles-Quint. Le Trissino avait mal imité Homère: l'Oliviero imite mal Homère et le Trissino. Il emploie comme celui-ci le vers libre; mais sa versification est encore plus prosaïque et plus faible que celle de son modèle. Son merveilleux est à peu près le même, excepté que dans l'époque qu'il a choisie, il n'a pu placer d'enchantements.
Note 198: (retour) Le papier des trois volumes est tout-à-fait semblable, ce qui fait penser que le premier, quoique daté de Rome, fut imprimé à Venise comme le second et le troisième. Ils le sont avec les caractères particuliers inventés par Trissino, ce qui fut peut-être une raison de plus de leur peu de succès. Le poëme reparut pour la première fois dans les Œuvres complètes de l'auteur, Vérone, 1729, 2 vol. in-4º. L'abbé Antonini donna la même année une édition du poëme seul, à Paris, 3 vol in-8º.
Le père éternel médite sur les destinées des mortels. Saint Pierre, alarmé pour l'Église qu'il a fondée, des progrès de la secte de Luther et des préparatifs de la ligue de Smalcalde, implore la justice et la bonté du Très-Haut. Dieu promet la victoire à Charles-Quint, chef de l'armée catholique, et il confirme cette promesse par un signe de sa tête. Il charge deux déesses, dont les noms grecs signifient la Providence et la Destinée200, d'aller trouver la Négligence et la Paresse, de leur commander de sa part de s'emparer du landgrave qui commande l'armée de la ligue, et de rendre vains tous ses préparatifs et tous ses projets; d'aller trouver aussi la Diligence et la Promptitude, de leur ordonner en son nom de presser la réunion des alliés catholiques, et de tout hâter pour que leur armée puisse agir.
Ces commissions sont fort bien faites. En conséquence, tout se ralentit d'un côté, tout s'accélère de l'autre. Le landgrave, au lieu de marcher, s'amuse à faire la revue de ses troupes. Charles-Quint réunit les siennes, et l'attaque avec impétuosité. Cependant les succès de la guerre se balancent; et même l'armée de la ligue réduit celle de l'Empire à de fâcheuses extrémités. Mais enfin l'empereur, et l'Éternel qui le soutient, et saint Pierre, et les anges l'emportent; les Furies, qui étaient sorties de l'enfer pour aider leurs amis, y sont replongées; l'Hérésie est terrassée et la ligue dissoute.
Il n'y avait guère qu'un prince à qui ce poëme pût plaire: c'était Philippe II. L'auteur le lui a dédié. La puissance de ce successeur de Charles-Quint, dit M. Denina, et peut-être ne dit-il pas assez, n'était pas plus agréable à une grande partie de l'Europe que la ligue des protestants, qui voulait balancer cette puissance201. Ce poëme avait donc contre lui le malheur et la tristesse du sujet, la pauvreté des inventions, la faiblesse du style; il n'avait en sa faveur qu'une fort belle édition, qui est unique et qui est devenue rare et chère202. C'est un mérite aux yeux des amis des livres, mais non des amis de la poésie et des lettres. L'Alamanna de l'Oliviero est un poëme mort-né.
On en peut dire autant d'un poëme qu'on ne sait trop si l'on doit ranger parmi les épopées romanesques ou parmi les épopées héroïques, mais que l'on peut mettre avec certitude au nombre des ouvrages ennuyeux; c'est l'Ercole de J.-B. Giraldi203. Ce laborieux écrivain, qui fit des tragédies en vers204, des nouvelles en prose, des poésies lyriques, un traité sur les romans, etc.; voulut aussi cueillir le laurier épique. Dans un temps où la chevalerie était le seul sujet à la mode, on peut demander pourquoi il en choisit un mythologique, et parmi tous les sujets que la fable pouvait lui fournir, pourquoi il préféra celui d'Hercule. Il était de Ferrare et secrétaire du duc Hercule II; ce fut probablement ce qui le décida, espérant bien trouver l'occasion de faire des rapprochements qui pourraient flatter son altesse. Il n'y manqua pas en effet, et surtout il fit descendre en ligne directe, dans son treizième chant, l'Hercule de Ferrare de l'Hercule Thébain. Du reste, il ne donna la préférence à aucun des exploits ou des travaux d'Alcide; tous lui parurent également dignes d'admiration et de louanges; il voulut les célébrer tous, et conduire son héros depuis le berceau jusqu'au bûcher205. Il avait, pour cela, distribué sa matière en cinquante chants, mais il resta en chemin et n'alla pas au-delà du vingt-sixième.
Note 205: (retour)E ciò comincierò sin da le fasce,
Che da le fasce Hercol mostrò quel ch'era,
Perc' huom simile a lui, fin quando nasce,
Indicio dà de la natura altiera.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quindi è ch' io non mi vò fermar sovr'una
Sola attion di questa nobil alma,
Che tra le ilustri non ne trovò alcuna
Che di lauro non sia degna e di palma.
(C. I, st. 2 et 3.)
Rien de plus régulier que son plan, car il fait avancer de front la vie de son héros et son poëme; l'action n'est pas une, mais toutes les actions étant celles d'un seul héros, elles sont ainsi ramenées à l'unité. Cependant la forme romanesque d'un prologue au commencement de tous les chants, et d'un adieu à la fin, lui parut si généralement adoptée, qu'il n'osa s'en écarter; et sans qu'il y ait rien dans le reste de son ouvrage qui ait aucun rapport avec le roman épique, il lui donna du moins celui-là. Mais si ce fut pour les inventeurs de cette forme agréable, et surtout pour le poëte qui l'avait perfectionnée, un moyen de se varier et de plaire, et si Giraldi eut en l'adoptant la même intention, il n'eut point le même succès. Il est fort indifférent qu'il interrompe son récit ou qu'il le continue, puisqu'on est arrêté, dès le premier chant, par l'impossibilité de s'y intéresser et de le suivre.
On en pourrait encore dire presque autant de l'Avarchide du célèbre Alamanni. J'ai dit dans la Vie de ce poëte que ce fut l'ouvrage de sa vieillesse; aussi n'y voit-on ni verve ni chaleur. Ce n'est pas dans les détails seulement, comme le Trissino, qu'il s'efforce d'imiter l'Iliade, c'est dans le plan et dans la contexture entière de son poëme. Ses héros sont le roi Artus, Lancelot, Tristan et les autres chevaliers de la Table ronde; il les fait agir et parler comme Agamemnon, Achille, Ajax et les autres chefs de la Grèce. Lancelot est amoureux de Clodiane, fille de Clodasse, roi d'une partie des Gaules. Gaven, roi d'Orcanie, la lui dispute. Artus assiége Clodasse dans la ville d'Avarcum ou plutôt d'Avaricum, ancien nom de la ville de Bourges. La rivalité de Lancelot et de Gaven retarde les progrès du siége. Tristan se déclare pour Gaven contre Lancelot. Ils se querellent et s'injurient dans un conseil. Lancelot sort du conseil, furieux comme Achille. Il va se plaindre à la magicienne Viviane sa mère, qui le console comme Thétis. Par le conseil de Viviane, il se retire avec Galehault son ami, et avec leurs troupes. Ils forment un petit camp séparé, et ne veulent plus prendre part à la guerre. Le vieux roi Clodasse, enfermé dans la ville, est entouré de sa nombreuse famille comme Priam, et secouru par des alliés puissants. Il a perdu plusieurs de ses fils; mais la retraite de Lancelot donne aux assiégés des avantages dont ils profitent. Les batailles se multiplient. Les Bretons sont vaincus et réduits presque aux abois, sans que Lancelot, qu'Artus a essayé de flétrir, veuille sortir de son camp. Mais son ami Galehault a la même impatience que Patrocle, combat et périt comme lui de la main du plus redoutable des fils de Clodasse. Alors Lancelot reprend les armes, venge son ami, remplit de deuil la famille de Clodasse, et force à capituler la ville d'Avarcum.
Tous les événements particuliers du siége sont aussi fidèlement calqués sur les particularités du siége de Troie; caractères pour caractères, discours pour discours, combats pour combats; rien n'y manque, si ce n'est l'essor poétique, la force et la vie. Il est impossible de lire vingt-quatre chants entiers de cette contrefaçon servile, remplis d'ailleurs de noms obscurs et barbares, qui s'opposent à toute harmonie dans les vers, comme le système général du poëme s'oppose à toute espèce d'intérêt.
L'auteur prit le titre d'Avarchide de l'ancien nom de la ville assiégée, comme le nom de l'Iliade est formé de celui d'Ilium. Peu de Français, en voyant ce titre d'Avarchide, devinent que le sujet qu'il annonce est le siège de Bourges en Berri. Quoique l'Alamanni eût prouvé par son poëme didactique de la Coltivazione qu'il excellait dans le vers libre, il ne crut pas, comme le Trissino, devoir adapter cette forme de vers à la poésie héroïque, et il mit l'Avarchide en octaves, comme il y avait mis le Giron cortese. Ce qui l'y détermina sans doute, ce fut de voir combien l'Italia liberata était peu lue; mais l'Avarchide, quoiqu'en octaves, ne l'est pas et ne peut pas l'être davantage.
Elle ne parut qu'après la mort de son auteur, la même année que l'Alamanna206. Deux ans auparavant Francesco Bolognetti, sénateur bolonais, avait public, aussi en octaves, les huit premiers chants d'un poëme héroïque intitulé: Il Costante, auquel il travaillait depuis quinze ans, et qui fut reçu avec de grands éloges par tout ce qu'il y avait alors de plus distingué dans les lettres. On comparait l'auteur au Trissino et à l'Alamanni. Quelqu'un207 alla même jusqu'à le comparer à l'Arioste, et à écrire positivement qu'il reconnaissait bien dans l'Arioste un plus heureux naturel, mais non pas plus de culture ni plus d'art. La fortune très-différente de l'Orlando et du Costante prouverait seule combien tout l'art et toute la culture du monde sont peu de chose sans un naturel heureux, c'est-à-dire sans le génie.
Le héros de Bolognetti est un Romain nomme Ceionius Albinus, qui avait accompagné l'empereur Valérien dans sa malheureuse guerre contre les Perses. L'ayant vu tomber entre les mains de Sapor, qui le plongea dans une dure captivité, il jura de consacrer sa vie à délivrer son empereur. Sa constance dans ce projet, malgré tous les obstacles qui s'y opposent et les dangers qui l'environnent, lui fit quitter son nom d'Albinus pour celui de Constant, dont l'auteur a fait le titre de son poëme. Le merveilleux en est pris dans l'ancienne mythologie. C'est Junon qui est encore ennemie des Romains, et qui voyant que Valérien redevenu libre peut ramener par ses vertus les beaux jours de Rome, préfère que Gallien, son fils, jeune homme rempli de vices, règne à sa place, et s'oppose avec activité à toutes les entreprises de Constant.
Les dieux tiennent conseil dans l'Olympe. Mars et Venus sont pour Constant, Junon seule lui est obstinément contraire. Elle inspire à Gallien une forte haine contre lui, et va chercher l'Envie dans son antre, pour qu'elle souffle ses poisons dans les cœurs de tous les courtisans. Vénus va se plaindre à Jupiter, et le conjure de venir au secours de ce héros pieux. Constant échappe aux piéges qui lui sont tendus; il repasse en Orient, où il ne cesse de s'occuper de la délivrance de Valérien, toujours contrarié par les mêmes obstacles, mais soutenu par le même courage et appuyé des mêmes secours.
Après ces huit chants, le Bolognetti en publia huit autres l'année suivante208. L'action s'y continue avec beaucoup d'unité, de régularité et de suite; mais quoiqu'elle paraisse fort avancée, et Constant presque sûr du succès à la fin du seizième chant, on ne sait pas précisément comment elle devait finir au vingtième. Ces quatre derniers chants n'ont jamais paru, ou peut-être même n'ont jamais été achevés; et l'histoire nous apprend que Valérien mourut prisonnier de Sapor, après trois ans de la plus dure captivité. Quoi qu'il en soit, la grande réputation qu'on avait voulu faire à ce poëme ne se soutint pas. Le style en est sage et assez pur; mais il ne pouvait tenir contre la force, la grâce et l'éclat poétique de celui de l'Orlando. Le plan était conforme aux règles du poëme héroïque, l'unité d'action bien conservée et la conduite excellente; mais la Jérusalem qui parut bientôt après, réunit à ces qualités d'autres que le Costante n'avait pas; et le Bolognetti, froissé pour ainsi dire entre l'Arioste et le Tasse, fut comme écrasé par leur renommée. Il est aujourd'hui presqu'entièrement oublié: on le nomme cependant toujours parmi ceux qui semblent ne pas mériter de l'être.
CHAPITRE XIV.
Le Tasse.
Notice sur sa vie.
Section Ire.
Depuis sa naissance jusqu'à sa fuite de Ferrare, en 1577.
Le sort assez commun des hommes de génie, chez toutes les nations et dans tous les siècles, fut d'être persécutés pendant leur vie, et diversement jugés, même après leur mort. Cette destinée semble être encore plus généralement celle des poëtes épiques que des autres poëtes. On peut citer pour exemples Homère, Milton, le Camoëns, et surtout le Tasse. Ce dernier, plus malheureux que tous les autres, fut aussi le plus invinciblement voué par la nature au talent poétique. Fils d'un poëte, dès l'âge de sept ans il savait par cœur les plus beaux morceaux d'Homère et de Virgile, dans leur langue originale, et il composait des vers dans la sienne. A dix-huit ans, il publia un poëme épique en douze chants209, et il conçut presque aussitôt le plan de sa Jérusalem délivrée. Déjà les recueils du temps offraient de lui des sonnets et d'autres poésies lyriques, déjà le nom de Tasso était célèbre pour la seconde fois; et depuis ce temps jusqu'à sa mort, il ne cessa, même dans ses tristes infirmités et dans ses plus cruelles disgrâces, de produire des vers, dont la composition paraît avoir été l'un des besoins les plus impérieux, ou plutôt un des éléments de sa vie.
A l'intérêt qu'inspire toujours le grand talent aux prises avec l'infortune, le Tasse joint encore celui qui s'attache à un grand caractère aux prises avec les passions. Aujourd'hui que l'on s'efforce de ressusciter le roman historique, le goût réclame avec raison contre la renaissance de ce genre qu'il avait aboli; mais il ne peut qu'approuver l'histoire quand elle a tout l'intérêt du roman.
La Vie du Tasse a été principalement écrite par deux auteurs, dont chacun a des titres particuliers à notre confiance. L'un est le Manso, marquis de Villa, consolateur et généreux ami de notre poëte pendant ses dernières années, qui tenait de la bouche du Tasse la plupart des faits dont il n'avait pas lui-même été témoin, et qui écrivit cette histoire cinq ans seulement après la mort de son ami210. Mais il paraît avoir laissé quelquefois agir son imagination au défaut de sa mémoire, et il y aurait de l'imprudence à le croire toujours sans examen. L'autre est l'abbé Serassi, savant philologue et biographe du dernier siècle, qui a puisé ses matériaux dans les meilleures bibliothèques d'Italie, dans les archives de Modène, de Ferrare, de Bergame, dans les Œuvres et particulièrement dans les lettres du Tasse, sources moins variables et plus sûres, il faut l'avouer, que les traditions orales et que la mémoire. Il rectifie souvent son prédécesseur, mais dévoué à la maison d'Este, il est possible qu'il ait plutôt contredit que réfuté certains faits, lesquels ne peuvent avoir été ni altérés par le Tasse, ni imaginés par le Manso.
Ces deux ouvrages, le dernier surtout211, sont d'une étendue considérable. Toutes les Vies du Tasse qui accompagnent les anciennes éditions et traductions de la Jérusalem sont des abrégés du premier: pour les éditions et les traductions plus récentes, on a puisé dans le second; et c'est de-là principalement qu'un écrivain français plein d'esprit et de goût212, a tiré la Vie du Tasse, qu'il a placée, d'abord en tête de la meilleure traduction que la Jérusalem délivrée eût dans notre langue213, et ensuite dans des Mélanges intéressants; mais il a aussi suivi le Manso surtout dans les commencements; et je serai forcé d'avertir que ce guide l'a quelquefois trompé. La crainte que des inexactitudes adoptées par un si bon esprit ne fussent autorité m'en impose la loi. Du reste, je prendrai indifféremment dans l'un ou dans l'autre des deux auteurs italiens ce qu'ils ont de conforme entr'eux: quand ils seront opposés, je me déciderai pour ce qui me paraîtra le plus vraisemblable. Peu de ces faits, relatifs aux temps les plus orageux de la vie du Tasse, sont d'une importance réelle pour sa gloire. Ni ses malheurs ni leur cause ne sauraient la ternir; et c'est de cette gloire qu'il s'agit, non de celle des princes qui lui durent une partie de leur propre gloire, à qui il dut ses infortunes, et à qui nous ne devons que justice et impartialité214.
Note 214: (retour) Il a paru dernièrement en Angleterre une nouvelle Vie du Tasse: Life of Torquato Tasso, with an historical and critical account of his writings, by John Black, 2 vol. in-4º., 1810. Je regrette de n'avoir pu me la procurer avant de publier cette partie de mon ouvrage. La manière dont les Anglais traitent aujourd'hui la biographie me fait croire que j'y aurais trouvé des renseignements utiles. Au reste, les principales sources où l'auteur a puisé, c'est-à-dire, les deux Vies du Manso et de Serassi, les Lettres du Tasse, ses Poésies ou Rime, etc., sont les mêmes d'où j'ai tiré les faits contenus dans cette Notice; mais forcé de resserrer dans un petit nombre de pages ce qu'il a pu étendre en deux volumes in-4º., je n'ai pu le plus souvent qu'effleurer ce qu'il lui a été permis d'approfondir.
Les premières circonstances de la vie de Torquato Tasso, sa famille, sa naissance215, dans la délicieuse retraite de Sorrento, même ses premières disgrâces, nous sont déjà connues par la Vie de son père. Nous y avons vu les succès précoces du fils et les preuves de ce penchant irrésistible qui l'entraînait à la poésie; mais il faut reprendre avec plus de détail quelques-unes de ces circonstances.
Ceux qui ont écrit sur les enfants extraordinaires ont bien eu le droit d'y comprendre le Tasse. Il n'avait pas encore un an, dit le Manso, que sa langue se délia, et qu'il commença même à parler sans bégayer comme font les enfants; ce qui, soit dit en passant, serait d'autant plus remarquable, qu'il eut pendant toute sa vie la parole lente et une sorte de bégaiement. Déjà il répondait aux questions qui lui étaient faites, et ce qui n'est pas moins étonnant, c'est que, dès ce temps de sa première enfance, il était toujours sérieux, toujours grave, et qu'on ne le vit jamais ni rire, ou même sourire, ni pleurer. Le Manso tenait ces détails de gens qui les avaient reçus de la nourrice du Tasse, c'est dire assez combien ils ont besoin d'être rectifiés et réduits.
Ce qui est plus positif, c'est qu'à trois ans il pouvait déjà profiter à Naples des leçons de D. Giovanni d'Angeluzzo, que son père lui donna pour gouverneur en partant à la suite du prince de Salerne; que lorsque Bernardo revint deux ans après, il fut aussi surpris que charmé des progrès que son fils avait faits dans ses études; qu'enfin étant entré à sept ans aux écoles que les jésuites venaient d'établir à Naples216, le jeune Torquato y était à peine resté trois ans qu'il entendait et expliquait de mémoire les meilleurs auteurs latins et grecs; et qu'il composait et récitait d'une manière surprenante des discours et des vers latins.
Les malheurs et la proscription de son père vinrent troubler ces heureux commencements. L'attachement de Bernardo pour le prince de Salerne l'avait fait déclarer rebelle; lorsqu'il fut revenu à Rome après un séjour de deux ans en France, il appela son fils auprès de lui. Le jeune Torquato, forcé de quitter une tendre mère qu'il ne devait plus revoir, lui adressa un sonnet touchant, que le Manso dit avoir lu, et que notre dernier biographe a confondu avec une belle canzone composée plus de vingt ans après217.
Note 217: (retour) En 1578, quand le Tasse se réfugia à la cour d'Urbin. M. Suard, dans sa Vie du Tasse, a traduit un fragment de cette canzone, et le contenu seul de ce fragment aurait pu suffire pour le détromper. Elle n'est point finie, et c'est grand dommage: ce qui en existe dans le recueil des Œuvres du Tasse commence par ces vers: O del grand'Apennino, etc. J'en parlerai dans la suite de cette Notice. On n'a conservé ni le sonnet dont il est ici question, ni les discours que le jeune Torquato avait prononcés au collège.
Une erreur plus considérable où le Manso l'a entraîné, c'est que Torquato, âgé seulement de neuf ans, fut nominativement compris dans la sentence prononcée contre son père. Cette circonstance ajouterait sans doute encore à l'intérêt qu'inspire les premières années du Tasse; mais elle est si peu vraie qu'il resta plus de deux ans à Naples après cette sentence, et qu'il n'y fut point inquiété218. A Rome, il reprit ses études, et les suivit pendant deux ans avec le même succès, sous les yeux de son père219. On a vu dans la Vie de Bernardo ce qui l'engagea ensuite220 à envoyer son fils à Bergame, sa patrie. Torquato avait douze ans et demi, lorsqu'il y arriva sous la conduite d'Angeluzzo, son gouverneur. Il y fut reçu avec la plus grande tendresse, et logé dans le palais des chevaliers de sa famille; car c'est sous ce nom collectif de la Cavalleria de' Tassi, que sont toujours désignés, dans les lettres de Bernardo, les parents qu'il avait encore à Bergame. Six mois après, il fut appelé à Pesaro par son père, à qui le duc d'Urbin avait généreusement offert un asyle. Il y continua son éducation littéraire sous d'habiles maîtres, dont il partageait les leçons avec le fils même du duc. Ses études furent, comme auparavant, la philosophie et la poésie; mais il y joignit les mathématiques, et dès que l'âge le lui permit, les armes, et tous les autres exercices qui entraient dans l'éducation de la jeune noblesse221.
Bernardo s'étant rendu à Venise pour faire imprimer l'Amadigi, y fit venir son fils222. Alors, Torquato, qui fut souvent occupé à copier des chants entiers du poëme de son père, fit une étude plus approfondie de la langue et des grands maîtres de la littérature italienne, surtout de Dante, Pétrarque et Boccace, et spécialement du premier.
On conserve à Pesaro dans une bibliothèque particulière les notes et les observations qu'il fit sur ce grand poëte223; et en lisant la Jérusalem délivrée, il est aisé d'en apercevoir de fréquentes imitations. Il eut à Venise pour amis tous les littérateurs distingués qui l'étaient de son père224; mais après un an de séjour, il fut obligé de quitter cette ville et les études poétiques auxquelles il était livré, pour aller suivre à Padoue les écoles de droit. Bernardo, effrayé pour son fils de ses propres malheurs, auxquels cependant il aurait dû voir que la poésie avait plutôt apporté des consolations qu'elle n'en avait été la cause, exigea de lui ce sacrifice, trop involontaire pour qu'on n'en dût pas prévoir le fruit. En effet, Torquato commença dans sa seizième année l'étude du droit à l'université de Padoue, sous le célèbre Pancirole; et à dix-sept ans, il avait fait.... un poëme épique.
J'ai dit ailleurs225 la résistance que son père opposa d'abord à la publication du Rinaldo, et le consentement presque forcé qu'il y donna enfin. L'édition s'en fit à Venise226. Le jeune auteur le dédia au cardinal Louis d'Este, qui lui montrait une bienveillance particulière. Un poëme héroïque en douze chants, où les règles de l'unité étaient observées, où l'on remarquait de la sagesse dans la conduite, de l'imagination dans la fable et du talent dans le style, parut merveilleux dans un jeune homme de cet âge, et fut reçu en Italie avec des applaudissements universels. Il prouvait assez que le Tasse avait plus étudié les poëtes anciens et modernes que les livres de droit, et cependant il n'avait point négligé les derniers. Le Manso même assure qu'il fut, dès la première année, en état de soutenir, non-seulement le droit civil, mais sur la philosophie, et qui plus est sur la théologie, des thèses qui étonnèrent les professeurs de cette université, et de prendre publiquement ses degrés dans toutes ces sciences. Mais cette assertion est dépourvue de tout fondement227. Le Tasse n'étudia les lois que pendant un an228; il ne put même terminer sa philosophie, ni par conséquent prendre aucun degré dans ces deux facultés; et, quant à la théologie, il n'entreprit de s'y livrer que plus de vingt-cinq ans après229.
Dès que son père eut enfin consenti qu'il abandonnât les lois, il se livra plus ardemment que jamais à ses études philosophiques et littéraires. Il suivait avec beaucoup d'application les leçons d'un maître230 qui expliquait la Poétique d'Aristote; il assistait aux conférences particulières qu'un autre231 tenait chez lui, sur des matières de philosophie et de littérature. Ses maîtres en éloquence et en philosophie étaient les plus célèbres professeurs de ce temps-là232. Il passa quelque temps après, avec eux, à Bologne, ou plutôt il fut invité à s'y rendre, de la part même du sénat, par les restaurateurs de cette université qui venait de se rouvrir, et à laquelle on désirait redonner son ancien éclat. Torquato se rendit à cette invitation; et soit dans les exercices de l'université, soit dans les académies et des réunions particulières, il fit voir une facilité prodigieuse pour la discussion des matières les plus élevées et les plus abstraites.
Dès le temps de son séjour à Padoue, il avait conçu l'idée d'un poëme épique, dont la conquête de Jérusalem faite par les chrétiens, sous le commandement de Godefroy de Bouillon, serait le sujet. Il avait déjà fixé le nombre et choisi les noms des personnages qu'il y voulait introduire, imaginé différents épisodes et déterminé les endroits où ils devaient être placés. A Bologne, il commença l'exécution de quelques parties. On a conservé trois chants de cette première ébauche233 elle était dédiée au duc d'Urbin, sous la protection duquel le Tasse vivait à Bologne. Il n'avait alors que dix-neuf ans, et ce qui étonne, c'est que dans ce premier essai il se trouve plusieurs octaves qu'il replaça depuis dans son poëme, et qui s'y font remarquer par cette pompe du style héroïque qui semblait être naturelle en lui.
Un désagrément imprévu le força de sortir de Bologne. Une satire piquante, où beaucoup de gens étaient maltraités, courait la ville. Le Tasse était lui-même un des plus maltraités de tous. Il s'en offensa si peu, qu'ayant retenu quelques vers, il les récitait en riant avec ses amis. Quelques personnes considérables de Bologne ne prirent pas la chose aussi gaîment, et accusèrent le jeune poëte d'être l'auteur de cette satire. On fit chez lui une descente juridique en son absence. Ses livres et ses papiers furent portés chez le juge criminel et rigoureusement examinés; on n'y trouva rien contre lui, et ils lui furent rendus; mais cet affront public, fait sur un simple soupçon et pour une cause si légère, à un jeune homme innocent et plein d'honneur, qui n'en pouvait tirer aucune satisfaction, lui donna un profond chagrin et le dégoûta de Bologne. Il prit sur-le-champ le parti d'aller trouver son père à la cour de Mantoue234.
En arrivant à Modène, il apprit que Bernardo venait de partir pour Rome. Il s'arrêta donc chez les comtes Rangoni, princes amis des lettres, amis particuliers de son père, et dont les bons traitements lui firent bientôt oublier l'injuste mortification qu'il avait éprouvée à Bologne. Parmi les compagnons de ses premières études qu'il avait laissés à Padoue, le jeune Scipion de Gonzague, qui fut ensuite cardinal, lui était surtout resté attaché par une amitié solide, qui fut pendant toute la vie du Tasse une de ses plus douces consolations. Elle le fut en ce moment même. Scipion, ayant appris ce qui s'était passé à Bologne, lui écrivit pour l'inviter à venir se fixer auprès de lui à Padoue. Il avait établi dans son propre palais une académie, sous le titre des Eterei; il engageait son jeune ami à venir en faire l'ornement. Le Tasse se rendit à ce vœu de l'amitié; il fut accueilli comme il devait s'y attendre, et reçu dans l'académie, où il prit, suivant l'usage des académies italiennes, le nom de Pentito (repentant), pour témoigner, dit le Manso, son regret du temps qu'il avait perdu à étudier les lois; ou plutôt, comme le dit Serassi, pour montrer son repentir d'avoir quitté cette ville, où il retrouvait de si bons traitements et de si chers amis, pour Bologne dont les habitants l'avaient traité avec tant de dureté et d'injustice.
A Padoue, il reprit avec une nouvelle ardeur ses études philosophiques, sous un de ses anciens maîtres235. La morale et la politique d'Aristote l'occupèrent autant que sa poétique; mais surtout il s'enfonça dans toutes les profondeurs de la philosophie de Platon, philosophie analogue à l'élévation de son caractère et de son génie, et dont tout ce qu'il a écrit, soit en vers soit en prose, porte la noble empreinte. Il ne perdait point pour cela de vue sa Jérusalem délivrée, ou plutôt son Godefroy, comme il l'intitula d'abord: il dirigeait, au contraire, vers ce but toutes ses études, ses méditations, ses recherches. Il cueillait les plus belles fleurs des poëtes, des orateurs et des philosophes anciens, pour en enrichir son poëme. Encore incertain de la route qu'il devait suivre et des principes auxquels il devait définitivement s'attacher, il fit de cette incertitude même le sujet de ses réflexions habituelles; et de ces réflexions naquirent les trois discours ou traités qu'il composa cette année236, sur la poésie en général, et particulièrement sur le poëme héroïque. Il les adressa tous trois à Scipion de Gonzague, mais ils ne furent publiés que plus de vingt ans après237. Ce qui les rend précieux, c'est cet âge même de l'auteur et le motif qui les lui fit écrire. Les poétiques écrites par des poëtes sont trop souvent des théories faites pour justifier après coup leur pratique. Ici ce sont les délibérations d'un jeune homme prêt à s'élancer dans la carrière (et ce jeune homme est le Tasse), qui examine toutes les routes frayées avant lui, et qui cherche de bonne foi celle qu'il doit tenir.
Les vacances de l'université lui permirent d'aller enfin voir son père qui était de retour à Mantoue. On ne peut exprimer la joie qu'éprouva ce bon vieillard à revoir son fils chéri, après une si longue absence, à s'assurer de ses progrès, à lire ses savants discours sur l'art poétique, à voir l'ébauche déjà tracée de son grand poëme. L'auteur d'Amadis n'aurait peut-être pas vu sans peine un autre poëte épique s'annoncer avec de si grands avantages; mais son fils! quel plaisir n'eut-il pas à reconnaître que toutes les raisons qui l'avaient empêché de faire de son Amadis un poëme régulier, au lieu d'un roman épique, n'avaient pu détourner son cher Torquato du chemin tracé par Homère et par Virgile, et que déjà il y marchait avec tant de succès, que la palme du poëme héroïque moderne lui était désormais assurée!
De retour à Padoue, le Tasse apprit que le cardinal Louis d'Este l'avait nommé l'un de ses gentilshommes, et le verrait avec plaisir à Ferrare avant que l'archiduchesse d'Autriche, qui venait épouser le duc Alphonse II, son frère, fût arrivée à la cour. Il s'y rendit avec empressement238; mais il trouva tout le monde si occupé des préparatifs de fêtes, de tournois, de spectacles, qu'il eut peine à obtenir une audience du cardinal. Louis le reçut enfin, lui fit un très-bon accueil; donna des ordres pour qu'il fût nourri et logé convenablement; surtout il déclara qu'il lui laissait une liberté entière, qu'il ne voulait pas que son service le détournât de ses travaux, et qu'il pouvait n'y paraître que quand il en aurait le loisir. Les fêtes que donna, pendant près d'un mois, cette cour galante et magnifique dans une occasion si solennelle, durent frapper vivement l'imagination du Tasse, nourri de la lecture des romans de chevalerie, et qui voyait réaliser, dans les joutes et dans les tournois, les scènes romanesques les plus brillantes239.