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Histoire littéraire d'Italie (5/9)

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Section III.

Suite de la Vie du Tasse, depuis sa sortie de Sainte-Anne
jusqu'à sa mort.

L'accueil que le Tasse reçut à Mantoue était propre à lui faire oublier ses disgrâces. Le vieux duc Guillaume lui donna dans son palais un logement commode, et ordonna qu'on lui fournît toutes les nécessités et toutes les commodités de la vie. Le prince qui l'avait amené le fit habiller décemment; enfin, les ministres et toute la cour, à l'exemple du duc et de son fils, le comblèrent de prévenances et de marques d'égards. Cela n'empêcha point qu'il ne continuât à ressentir de temps en temps les mêmes désordres de tête, les mêmes accès de mélancolie et de frénésie; que son affaiblissement ne fût à peu près le même, et qu'il ne se plaignît surtout d'avoir presque entièrement perdu la mémoire. Malgré cela, il reprit ses travaux littéraires, retoucha plusieurs de ses dialogues philosophiques, et en composa de nouveaux404. Inspiré par un sentiment de piété filiale, il retoucha ce que son père avait laissé du Floridante, poëme tiré d'un épisode d'Amadis405, suppléa ce qui y manquait, le fit imprimer à Bologne et le dédia au duc de Mantoue406. Enfin, il acheva, ou plutôt il refondit entièrement une tragédie qu'il avait commencée autrefois407, et lui donna pour titre Torrismond, roi des Goths; mais il ne termina pas sans peine cet ouvrage, et l'on a conservé un trait qui prouve combien les bons livres anciens étaient encore peu communs. Il eut besoin d'un Euripide lorsqu'il était occupé de cette tragédie, et malgré tous les soins que se donna la jeune princesse de Mantoue, pour qui il la composait, malgré toutes les recherches qu'elle fit faire, on n'en put trouver un, ni dans la bibliothèque du duc, ni ailleurs: il fallut que le Tasse se passât de ce secours408.

Note 404: (retour) Il composa aussi alors une longue lettre, ou plutôt un traité politique, en réponse à cette question, qui lui fut adressée de la part du duc d'Urbin, François-Marie II, par le secrétaire de ce prince: «Quel est le meilleur gouvernement, soit républicain, soit d'un seul, ou le gouvernement parfait, mais non durable, ou le moins parfait, mais qui puisse durer long-temps?» Cette réponse, où l'on reconnaît la manière de philosopher que le Tasse avait apprise à l'école de Platon, plut tellement au duc d'Urbin, qu'il la relut plusieurs fois, et qu'il la plaça dans sa Bibliothèque parmi ses manuscrits les plus précieux. Elle est imprimée sous ce titre: Lettera politica al sig. Giulio Giordani (c'était le nom du secrétaire), Nº. 696 des Lettres du Tasse, t. V des Œuvres, édit. de Florence, p. 293.
Note 405: (retour) Voyez ci-dessus, p. 58.
Note 406: (retour) Pour être plus exact, il faut dire que ce fut son ami Costantini, secrétaire de l'ambassadeur de Toscane à la cour de Ferrare, qui fit imprimer ce poëme à ses frais, et qui y ajouta des arguments de sa façon. Il est intitulé: Il Floridante del sig. Bernardo Tasso, al serenissimo sig. Guglielmo Gonzaga, duca di Mantova, etc. Bologna, 1587, in-4º. Il fut réimprimé la même année à Mantoue, in-4º et à Bologne, in-8º.
Note 407: (retour) En 1573, quelque temps après son retour de Castel-Durante. Lorsqu'il on eut fait le premier acte et deux scènes du second, il abandonna ce travail. On le trouve après le Torrismondo, sous le titre de Tragedia non finita, t. II de ses Œuvres, édit. de Florence, in-fol., p. 221. Ce fragment diffère beaucoup du premier acte du Torrismondo et des deux scènes suivantes.
Note 408: (retour) Dès que sa tragédie fut achevée, il l'envoya à Ferrare à son excellent ami Costantini, qui en fit une copie magnifique et richement ornée. Il la renvoya au Tasse dès les premiers jours de janvier. Le Tasse fut enchanté de la beauté de cette copie, et en fit hommage à la princesse.

C'est ainsi qu'à peine échappé aux durs traitements et à l'ennui d'une longue et injuste captivité, souvent même en proie à des maux physiques qui jetaient de nouveau le trouble dans ses facultés morales, il oubliait, et les persécutions qu'il avait souffertes, et ceux qui les lui avaient fait souffrir; ni haine, ni aigreur n'approchaient de son ame; on n'en apercevait pas la moindre trace dans ses discours, ni dans ses lettres. Pendant tout le reste de cette année, il écrivit assiduement de Mautoue à Ferrare, à son cher Costantini; nous avons cette correspondance; ses travaux et surtout le Floridante de son père, son attachement, sa reconnaissance pour ce fidèle ami, ses témoignages de souvenir pour les personnes qui lui conservaient de l'amitié, voilà tout ce qui la remplit. Heureux et consolant privilége des ames élevées, amies des muses et supérieures à la fortune; tandis que dans les esprits vulgaires, l'injustice, l'oppression, les chaînes retentissent long-temps, continuent le supplice et perpétuent la souffrance; qu'ils ne savent plus parler, ni surtout écrire d'autre chose; que le passé est pour eux tout en ressentiment, l'avenir tout en projets ou en espoir de vengeance, et que toujours exaspérés, ils ne trouvent dans le présent, ni consolation, ni douceur!

A ses infirmités près, le Tasse se retrouvait alors tel qu'il était avant ses malheurs. Deux accès de passions très-différentes en apparence, mais qui marchent assez souvent ensemble, et auxquelles il avait toujours été presque également sujet, se trouvent placés assez près l'un de l'autre dans cette époque de sa vie. Au milieu des plaisirs du carnaval, parmi les spectacles, les bals, les cercles de jolies femmes, et surtout les mascarades pour lesquelles il avait toujours eu un goût particulier, il se sentit pour une belle dame quelque velléité d'amour. «Si je ne craignais, écrivait-il à l'un de ses amis, de paraître, ou trop léger en aimant encore, ou inconstant en faisant un nouveau choix, je saurais bien où arrêter mes pensées.» Il écrivait cela dans les jours du carnaval, et dans le carême il se livra entièrement aux exercices de piété, à l'étude de la théologie, à la lecture des Pères, et particulièrement de S. Augustin.

Pendant un voyage que le duc de Mantoue fit à la cour de l'empereur, il obtint la permission d'en faire un à Bergame409, désirant revoir la patrie de son père, ses parents et plusieurs amis qu'il n'avait pas vus depuis long-temps. Le chevalier Enea Tasso, aîné de la famille, l'envoya prendre à Mantoue dans sa voiture. L'arrivée du Tasse fut un événement public pour cette ville, où son nom était en grand honneur, son génie apprécié, ses malheurs connus; et il eut, en un instant, autour de lui une foule de parents, d'admirateurs et d'amis. Les premiers magistrats lui rendirent visite dans le palais des Tassi; quelques jours après, il fut conduit à la terre de Zanga, peu distante de la ville, où sa famille possédait et possède encore une belle maison de campagne, ornée d'avenues, de pièces d'eau et de jardins délicieux. On s'empressa de lui offrir des distractions et des amusements qui ne l'empêchèrent pas de s'occuper de quelques travaux, et surtout du Torrismondo, qu'il revit et corrigea encore dans le dessein de le faire imprimer à Bergame410. De retour à la ville, il eut le spectacle d'une foire magnifique, où l'abondance et la richesse des marchandises, la foule des marchands et des étrangers, le mouvement, la variété des objets, et plus que tout le reste, les réunions brillantes de femmes aimables et jolies qui terminaient chaque soirée, parurent lui faire oublier ses infirmités et ses chagrins.

Note 409: (retour) Juillet 1587.
Note 410: (retour) L'impression se fit la même année, après son départ de Bergame, par les soins de Gio. Batt. Licino, et parut sous ce titre: Il re Torrismondo, tragedia del sig. Torquato Tasso, etc., Bergamo, 1587, in-4º.

Un de ses meilleurs amis s'efforçait alors de l'attirer et de le fixer à Gênes: c'était le P. Angelo Grillo, moine du mont Cassin, connu par ses talents poétiques, mais plus célèbre encore par son amitié. Il s'était généreusement attaché au Tasse dans le temps de ses plus grands malheurs, lorsqu'en 1583, il était si tristement détenu dans les prisons de Ste.-Anne. Il s'annonça d'abord à lui par une lettre et par deux fort beaux sonnets. Le Tasse y répondit avec effusion de cœur, et de ce ton grave et sentencieux qui domine dans les poésies qu'il écrivit à cette triste époque. Le bon père, ému jusqu'aux larmes en recevant cette réponse se rendit aussitôt de Brescia, où il était alors, à Ferrare, et courut se jeter dans les bras de celui qui était déjà son ami, quoiqu'il le vît pour la première fois. Sa conversation fut pour le Tasse une consolation des plus douces; ils ne se séparèrent qu'à la nuit, et Grillo en ayant obtenu la permission du duc, allait passer des journées entières dans l'appartement de l'illustre prisonnier. Il écrivait à son frère411: «Mon plus grand bonheur dans cette noble cité est de m'emprisonner souvent avec notre signor Tasso, ce qui m'est plus doux que toute liberté et que tout autre plaisir.» Il écrivait à sa sœur412: «Les talents du Tasse, et bien plus encore sa captivité m'attirent souvent à Ferrare, pour jouir des uns et consoler l'autre.» Depuis lors, cette amitié fut aussi active que constante et ne se refroidit jamais un seul instant. S'étant fixé à Gênes sa patrie413, il désirait ardemment que le Tasse vînt s'y réunir à lui; il le fit nommer professeur à l'académie de cette ville, avec de bons appointements414, pour lire et expliquer les Morales et la poétique d'Aristote. Une lettre pressante et honorable, de la part des nobles qui présidaient à cette académie, l'invitait instamment à s'y rendre; son ami joignait à de nouvelles instances l'offre de lui envoyer de l'argent pour son voyage; mais en ce moment le duc de Mantoue vint à mourir; le prince Vincent son fils lui succéda, et le Tasse, appelé par de tristes devoirs, quitta Zanga et Bergame pour se rendre auprès de lui415.

Note 411: (retour) Paolo Grillo.
Note 412: (retour) Girolama Spinola.
Note 413: (retour) Il était praticien génois, et sa famille y tenait un rang.
Note 414: (retour) Quatre cents écus d'or de traitement fixe, avec l'espérance d'une somme égale en traitement extraordinaire.
Note 415: (retour) 415: 29 août 1587.

Le nouveau duc, occupé d'affaires d'état, ne pouvait plus être pour le Tasse ce qu'avait été le prince Vincent de Gonzague; à peine son ancien ami put-il lui être présenté. Si la bienveillance était toujours la même, l'amitié, la familiarité ne l'étaient plus. La santé du Tasse ne lui permettait pas encore d'aller à Gênes remplir les fonctions qu'il avait acceptées; Mantoue lui devint moins agréable de jour en jour et lui fit désirer de revoir Rome. S'il ne s'y rétablissait pas, il irait chercher à Naples et à Sorrento la santé qu'il avait perdue. Ce projet s'empara bientôt entièrement de lui; le duc et les deux princesses voulurent en vain le retenir. On lui suscita des obstacles, des embarras d'argent; sa volonté tenace vainquit toutes les difficultés; il partit enfin pour Rome416, n'ayant d'autre bagage que ses vêtements dans une valise, et dans une espèce de tambour, ses livres les plus nécessaires et ses manuscrits.

Il ne manqua point de se détourner de sa route pour aller à Lorette acquitter son vœu. Il y arriva très-las du voyage et manquant d'argent pour l'achever; mais un heureux hasard y amena en même temps un des princes de Gonzague417 qui lui était fort attaché, et qui pourvut à tous ses besoins. Remis de sa lassitude, il remplit avec la dévotion la plus fervente tous les devoirs de son pélerinage, et composa pour la patronne du lieu une grande et magnifique canzone418, le plus beau cantique sans doute qu'on ait jamais fait en l'honneur de Notre-Dame de Lorette.

Note 417: (retour) D. Ferrante, seigneur de Guastalla, et prince de Molfetta.
Note 418: (retour) : Ecco fra le tempeste, e i fieri venti, etc.

Il se rendit ensuite à Rome419 et fut reçu avec tant d'amitié et de bienveillance par Scipion de Gonzague et par plusieurs cardinaux, princes et prélats de la cour romaine, que son cœur se rouvrit, comme à son ordinaire, aux plus flatteuses espérances. Un mois après, il eut le plaisir de voir son cher Scipion décoré de la pourpre. Il composa pour le pape Sixte-Quint un poëme de cinquante octaves420, et d'autres morceaux de la plus belle et de la plus haute poésie. On lui donna de magnifiques promesses, mais il n'en vit réaliser aucune. Se trouvant enfin hors d'état de subsister plus long-temps à Rome, il se décida à faire un voyage à Naples, pour essayer de recouvrer la dot de sa mère, et s'il était possible, quelque portion des biens de son père, anciennement confisqués au profit du roi. Il s'y rendit en effet au printemps421, et quoique les personnes les plus distinguées de la cour et de la ville s'empressassent de lui offrir un logement, déterminé par la beauté du lieu, et sans doute plus encore par les sentiments religieux, qui prenaient chaque jour en lui plus d'empire, il donna la préférence aux moines du mont Olivet.

Note 419: (retour) Dans les premiers jours de novembre.
Note 420: (retour)

Te, Sisto, io canto, e te chiam'io cantando,

Non Musa o Febo alle mie nuove rime, etc.

Note 421: (retour) Vers la fin de mars 1588.

C'est là qu'il commença à se livrer sérieusement et de suite à une entreprise dont il avait conçu l'idée à Mantoue; c'était de refaire presqu'entièrement sa Jérusalem délivrée, d'y corriger les défauts qu'il y reconnaissait lui-même, et ce qui peut-être lui tenait plus à cœur, d'en faire disparaître les éloges donnés à cette maison d'Este, qui l'en avait si cruellement payé. Il avançait déjà dans ce travail quand les religieux ses hôtes lui témoignèrent un grand désir de le voir célébrer, dans un poëme, l'origine de leur maison. Il était trop sensible à leurs soins pour refuser de les satisfaire; il commença donc sur-le-champ ce poëme; mais il ne le finit pas, et nous n'en avons dans ses Œuvres que le premier chant, composé de cent octaves422.

Note 422: (retour) Il fut imprimé pour la première fois vers le commencement du siècle suivant, sous ce titre: Il Mont-Oliveto del signor Torquato Tasso, con aggiunta d'un Dialogo che tratta l'istoria dell' istesso poema, Ferrara, 1605, in-4º.

Parmi les jeunes seigneurs de la cour de Naples qui montraient le plus d'empressement à le visiter dans sa retraite, on distinguait surtout J.-B. Manso, marquis de Villa, qui conçut dès-lors pour lui une vive et tendre amitié. Pour le distraire de sa mélancolie, il l'allait souvent prendre en voiture et l'emmenait à une campagne délicieuse, située au bord de la mer. Il prenait soin d'y rassembler quelques-uns de ses jeunes amis, admirateurs comme lui du Tasse, aimant et cultivant comme lui la poésie et les lettres. C'étaient entre autres un duc de Nocera, un Pignatello, deux Caraccioli, et le comte de Palène, fils du prince de Conca. Ce jeune prince était le plus passionné de tous; il avait formé le projet de déterminer le Tasse à prendre un logement chez lui, dans le palais de son père; mais le prince, vieux courtisan, ne voulait point y recevoir le fils d'un ancien rebelle, et il s'élevait souvent de vives discussions entre le père et le fils. Le Tasse, pour y mettre fin, céda aux instances du marquis de Villa qui allait faire quelque séjour à Bisaccio, petite ville dont il était seigneur, et l'y conduisit avec lui. Ils y passèrent le mois d'octobre et les premiers jours de novembre à chasser et à se réjouir. Le Manso n'épargna rien pour égayer et divertir son hôte. Il fait lui-même ainsi, dans une lettre, le tableau de leurs amusements423: «Le signor Torquato, dit-il, est devenu un très-grand chasseur; il triomphe de l'âpreté de la saison et du pays. Les jours qui sont trop mauvais et les longues soirées de tous les jours, nous les passons à entendre jouer des instruments et chanter, pendant des heures entières; car il se plaît infiniment à écouter nos improvisateurs424, et il leur envie cette promptitude à faire des vers, dont il dit que la nature a été avare pour lui. Quelquefois nous dansons avec les femmes d'ici, chose qui lui fait aussi très-grand plaisir. Mais le plus souvent nous restons à causer auprès du feu.» C'était là sans doute le traitement le plus convenable à la maladie du Tasse; et si on l'eût d'abord employé à Ferrare, au lieu de la contrainte et des rigueurs, peut-être l'eût-on entièrement guéri.

Note 423: (retour) Cette lettre est citée tout entière dans la Vie du Tasse, écrite par le Manso lui-même, Nº. 80.
Note 424: (retour) Il y en avait beaucoup alors, surtout dans la Pouille, et comme le Manso y était fort aimé, ils accouraient chez lui en très-grand nombre, dès qu'il arrivait à Bisaccio. (Ibid., Nº. 98.)

Revenu de ce voyage agréable chez ses bons olivétains de Naples, il vit recommencer entre le comte de Palène et son père les discussions dont il avait été l'objet. Voulant couper par la racine tous ces sujets de division, il prit pour prétexte d'aller à Rome la nécessité d'y faire venir de Mantoue et de Bergame des papiers et des livres qu'il avait laissés après lui, et dont il sollicitait en vain la restitution depuis un an; il chargea des avocats de suivre le procès qu'il avait entamé pour le recouvrement de sa fortune, et ayant dit adieu à ses bons moines, il reprit la route de Rome.

Il s'y logea chez des religieux du même ordre425, dont le prieur ou l'abbé426 était un de ses anciens amis. Ses infirmités augmentaient; il s'y joignit une fièvre lente qui le tourmenta pendant trois mois; mais son esprit était toujours le même, et il ne cessait point de produire, soit en vers, soit en prose, des morceaux dignes de son meilleur temps. Il composa surtout alors un de ses plus beaux dialogues philosophiques, dont le sujet est la Clémence427. Bientôt craignant d'être à charge à cette abbaye, et sans doute pressé par les instances de Scipion de Gonzague, il se transporta dans le palais de ce cardinal. Il y était à peine, que Scipion fut obligé de partir pour aller prendre les eaux; la fièvre dont le Tasse était attaque, devenue plus forte, ne lui permit pas de l'y suivre. Il resta livré aux officiers de la maison qui, au lieu de compatir à ses infirmités, lui donnèrent mille désagréments, blessèrent avec grossièreté tous les égards, et osèrent enfin le mettre dehors. Il sortit au milieu des chaleurs de l'été428, dans l'état le plus misérable de souffrance, de dénûment et de pauvreté. Après avoir passé quelques tristes jours à l'auberge, et près de deux mois chez les bons olivétains, qui l'étaient allé prendre pour le ramener dans leur couvent, on le vit, à la honte des hommes puissants qui l'avaient plongé ou qui le laissaient dans une position si peu digne du plus grand génie que l'Italie eût alors, on le vit chercher un asyle dans un hôpital fondé à Rome pour les Bergamasques, et dont un cousin de son père (combinaison bien remarquable des coups de la fortune!) avait été l'un des principaux fondateurs429.

Note 425: (retour) A S. Maria Nuova, décembre 1588.
Note 426: (retour) Nivolò degli Oddi.
Note 427: (retour) Il Costantino, ovvero della Clemenza.
Note 429: (retour) : C'était le chanoine Gio. Jacopo Tasso. (Serassi, p. 433.)

Des secours envoyés par ses riches amis de Naples, et un présent de cent cinquante écus d'or qu'il reçut du grand-duc de Toscane430, le mirent trois mois après en état de retourner de l'hôpital à l'abbaye, où il ne craignait plus d'être à charge431. Malheureusement, il se laissa ensuite engager par un parent de Scipion de Gonzague à revenir dans la maison de ce cardinal432. Il n'y retrouva plus, ni la même tendresse, ni les égards et les traitements qu'on lui avait promis; et l'on voit ici avec douleur une preuve de plus qu'il n'y a point chez les grands de véritable amitié, puisqu'il n'y en a point qui ne se lasse enfin de l'infortune.

Note 430: (retour) Ferdinand, qui l'avait autrefois si bien accueilli à Rome lorsqu'il était cardinal, lui fit offrir ce présent par son ambassadeur à Rome, pour le remercier d'un discours de félicitation et d'une belle canzone, commençant par ce vers:

Onde sonar d'Italia intorno i monti, etc.

que le Tasse lui avait adressés sur son mariage.
Note 431: (retour) 4 décembre 1589.
Note 432: (retour) Février 1590.

Dans cette cruelle position, le Tasse reçut, de la part du grand-duc, l'invitation la plus pressante d'accepter auprès de lui des conditions honorables, et d'aller s'établir à Florence; et cet appel fut réitéré avec tant d'instance qu'il partit au mois d'avril suivant. Après avoir fait quelque séjour à Sienne, il arriva dans le même mois à cette belle Florence, qu'il voyait pour la seconde fois. D'après les liaisons qu'il avait formées avec les moines olivétains, ce fut encore dans leur maison qu'il descendit et qu'il logea. Mais son premier soin fut d'être présenté au grand-duc qui le reçut avec les plus grandes démonstrations de joie, et avec des expressions de considération et d'estime qui durent lui faire croire qu'il avait enfin vaincu sa mauvaise fortune.

Dès que l'on sut à Florence que le Tasse y était arrivé, des gens de tout rang et de toute profession se portèrent en foule chez lui pour jouir du plaisir de le voir et de l'entendre; c'était un véritable enthousiasme; les Florentins semblaient protester par leur empressement et par leurs hommages contre les critiques amères et les indécentes satires qui étaient sorties de leur ville. Ceux des injustes censeurs du Tasse qui existaient encore433, ne purent voir sans humiliation les honneurs qu'il recevait non-seulement du grand-duc et de sa famille, mais de la principale noblesse, de la ville pour ainsi dire en corps, et de toute la littérature florentine. Son dessein n'avait cependant jamais été de se fixer à Florence, mais seulement de faire un voyage agréable et de répondre aux bontés que lui témoignait le grand-duc. Il se sentait désormais hors d'état de remplir aucune place, et pensait toujours à retourner à Naples, où la bonté de l'air et les bains d'Ischia ou de Pozzuolo lui paraissaient seuls capables de lui rendre la santé, si rien pouvait encore la lui rendre. Après avoir passé l'été dans la capitale de la Toscane, il reprit le chemin de Rome, avec l'agrément du grand-duc, et comblé par ce prince magnifique de nouveaux témoignages d'estime et de riches présents.

En arrivant à Rome434, il se trouva si affaibli, qu'il fut obligé de se mettre au lit, où il resta malade près de quinze jours. Les cardinaux étaient alors en conclave pour élire un successeur à Sixte-Quint.

Note 433: (retour) : L'Infarinato (Leonardo Salviati) était mort environ dix mois auparavant, 11 juillet 1589; mais l'Inferigno (Bastiano de' Rossi) vivait et se trouvait à Florence.
Note 434: (retour) 10 septembre; il était parti de Florence le 5.

Leur choix se fixa sur le cardinal de Crémone435 qui prit le nom d'Urbain VII. Le Tasse avait eu avec lui des relations d'amitié qui lui firent concevoir de nouvelles espérances. Dans le mouvement de joie que lui donna cette élection, il composa une des plus grandes et des plus belles odes ou canzoni qu'il eût jamais faites, dans ce genre héroïque où, de l'aveu des meilleurs juges436, il surpassait tous les autres poëtes italiens. Mais sa joie ne fut pas de longue durée. Urbain VII ne régna et ne vécut que douze jours. Après de longs débats dans le nouveau conclave, il eut Grégoire XIV pour successeur437. Le duc de Mantoue envoya en ambassade auprès du nouveau pontife, son parent Charles de Gonzague. Celui-ci amenait avec lui pour secrétaire Costantini, l'un des plus chers et des plus fidèles amis du Tasse. L'ambassadeur et le secrétaire renouvelèrent auprès du poëte les instances qui lui avaient déjà été faites de la part du duc. Costantini surtout y mit toute la chaleur de l'amitié. Le Tasse se laissa vaincre encore une fois, et partit avec lui pour Mantoue438. C'était pendant l'hiver; ils firent cette route à cheval, et le Tasse était si faible qu'ils furent près d'un mois à la faire.

Note 435: (retour) Giamb. Castagna.
Note 436: (retour) Crescimbeni, Muratori, Ant. Maria Salvini, etc. Cette belle canzone, composée de huit stances de vingt vers, commence par celui-ci:

Da gran lode immortal del re superno.

Note 437: (retour) 5 décembre. C'était le cardinal Niccolò Sfondrato.
Note 438: (retour) 20 février 1591.

La réception qui lui fut faite dans cette cour ne fut point au-dessous de ce qu'on lui avait promis. Il commença presque aussitôt à s'occuper du projet d'une édition générale de ses ouvrages, dont son fidèle Costantini traitait pour lui avec des libraires de Mantoue, de Venise et de Bergame; et il composa plusieurs pièces de vers, tantôt à la louange du duc et de la duchesse, tantôt sur d'autres sujets. Il fit surtout un petit poëme de près de mille vers en octaves sur la généalogie de la maison de Gonzague439. Malgré la sécheresse apparente du sujet, il trouva le moyen d'y répandre tous les ornements de la poésie. On y remarque surtout un épisode de plus de trente strophes, où il décrit en vers dignes du chantre de Godefroy, la descente de Charles VIII en Italie, et la bataille de Fornoue440. Cependant, l'influence de ce climat humide et marécageux s'étant jointe à la mauvaise disposition où il était déjà, il éprouva une maladie grave et dangereuse qui le fit souffrir et languir pendant presque tout l'été. Cette épreuve le dégoûta du séjour de Mantoue; et il tourna encore une fois, avec regret et avec le plus vif désir, ses pensées vers l'heureux climat de Naples.

Note 439: (retour) La Genealogia della sereniss. casa Gonzaga, etc., imprimée pour la première fois dans le t. III des Opere postume del Tasso, publiées à Rome par Marcantonio Foppa, 1666, 3 vol. in-4°. Ce poëme est sans titre dans le t. II des Œuvres, édit. de Florence, et commence par ce vers:

Sante Muse immortali e sacre menti.

Note 440: (retour) Cet épisode commence à la cinquante-cinquième octave:

Già Carlo avea corsa l'Ita'ia e vinta, etc.

Le duc Vincent s'étant alors déterminé à faire le voyage de Rome, pour aller complimenter le nouveau pape Innocent IX, permit au Tasse de l'y accompagner en qualité de gentilhomme441. Il y était depuis peu de temps, lorsque le vieux prince de Conca mourut à Naples. Son fils, héritier de ses titres et de son immense fortune, ayant appris que le Tasse était revenu à Rome, s'empressa de l'inviter à se rendre enfin auprès de lui, et à venir, c'étaient ses termes, partager ses jouissances et ses richesses. Cette offre s'accordait trop bien avec les vœux du Tasse pour qu'il refusât de l'accepter; aussi était-il au mois de janvier 1592, arrivé à Naples et établi chez le prince de Conca. Il y reprit la composition déjà fort avancée de sa Jérusalem conquise, interrompue depuis long-temps par ses maladies et par ses voyages. Il l'avait presque achevée, lorsqu'il aperçut dans le prince son hôte une attention pour son manuscrit, et des soins pour qu'il ne pût être retiré de chez lui, qui le mirent en défiance et effarouchèrent son imagination. Il confia ses inquiétudes au marquis de Villa son ami, et ami du prince de Conca. Le Manso profita de cette circonstance pour attirer le Tasse dans sa maison, mais ce fut avec le consentement du prince, et sans que ni lui, ni le Tasse blessassent en rien les égards, la reconnaissance et l'amitié.

Note 441: (retour) Novembre 1591.

Cette maison était située dans la position la plus agréable, sur le bord de la mer, et entourée de beaux jardins où le printemps déployait alors le plus riche et le plus doux des spectacles. L'effet n'en pouvait être qu'heureux sur la mélancolie invétérée et sur la santé du Tasse. C'est là qu'il termina, ou à peu près, sa seconde Jérusalem. Mais avant d'y mettre la dernière main, il céda aux instances de la mère du marquis de Villa, qui l'engageait à faire un poëme sur quelque sujet sacré. Il commença donc pour lui plaire son grand poëme des Sept Journées, ou de la Création du monde, et y travailla avec la suite et la chaleur qu'il mettait à toutes ses entreprises.

Cependant les papes se succédaient à Rome avec une grande rapidité. Clément VIII avait remplacé Innocent IX442. C'était le cardinal Hippolyte Aldobrandini, qui avait témoigné au Tasse dans tous les temps beaucoup d'intérêt et d'amitié. Le Tasse avait célébré son avénement par une canzone443, peut-être encore plus belle que celle qu'il avait faite pour Urbain VII, et qui avait excité non-seulement à Rome, mais dans toute l'Italie, les plus vifs applaudissements. Le pape en avait été charmé; il avait fait inviter l'auteur en son propre nom à revenir à Rome. Deux raisons retenaient le Tasse; le procès qu'il soutenait à Naples contre les héritiers de son oncle et contre le fisc, pour la restitution de ses biens, et la crainte de désobliger son ami Manso et les autres seigneurs napolitains, en les quittant. Mais sur de nouvelles lettres qu'il reçut du secrétaire intime du pape, il obtint le congé de ses amis, et partit encore une fois pour Rome444, en leur recommandant de surveiller les gens d'affaires chargés de suivre son procès. Ce fut dans ce voyage qu'il fit la rencontre d'un chef de brigands, nommé Sciarra, qui, ayant entendu son nom, lui témoigna les plus grands respects, et non-seulement le laissa passer, lui et ses compagnons de route, sans les piller, mais lui offrit l'escorte de sa troupe et ses services. Cette aventure en rappelle une semblable qu'eut l'Arioste445 avec le brigand Pacchione, et prouve que la réputation du Tasse était alors aussi grande, et aussi universellement répandue en Italie, que l'avait été celle de l'Homère ferrerais.

Note 442: (retour) Le 30 janvier 1592.
Note 443: (retour) Questa fatica estrema al tardo ingegno, etc.
Note 444: (retour) 26 avril 1592.
Note 445: (retour) Voyez ci-dessus, t. IV, p. 361.

Deux neveux de Clément VIII reçurent le Tasse, à son arrivée, avec un empressement qui lui garantissait les bontés du pape leur oncle. L'aîné surtout, nommé Cinthio446 Aldobrandini, conçut dès lors pour lui la plus tendre amitié; et ce fut dans ses appartements au Vatican que fut logé le Tasse. Le premier travail dont il s'y occupa fut de mettre la dernière main à sa Jérusalem conquise. Il répondit à l'affection que lui témoignait son nouvel ami en le lui dédiant. Cinthio, reconnaissant de cet hommage, redoubla de soins, et facilita au Tasse tous les moyens de faire imprimer promptement son poëme. Celui-ci n'attendit, pour le mettre sous presse, que la promotion de Cinthio au cardinalat. La Jérusalem conquise parut enfin peu de mois après447. Le succès en fut d'abord assez grand; mais lorsque la curiosité qu'il avait excitée fut satisfaite, on revint généralement de la seconde Jérusalem à la première, et l'on s'y est toujours tenu depuis448. Quelque fut le jugement du public sur cet ouvrage, celui du Tasse fut toujours entièrement en sa faveur. Il a laissé dans un de ses écrits449 une preuve irrécusable de la constance de cette opinion; et c'est sans aucune preuve, sans même le plus léger fondement, que le Manso a dit dans sa Vie, et qu'on a répété après lui que le Tasse, peu satisfait encore de sa seconde Jérusalem, avait formé le projet d'une troisième.

Note 446: (retour) L'autre se nommait Pietro.
Note 447: (retour) En décembre. Elle était intitulée: Di Gerusalemme conquistata del sig. Torquato Tasso libri XXIV, Roma, 1593, in-4°. Abel l'Angelier ne tarda pas à en donner une jolie édition in-12, à Paris, 1595. Voyez ci-après, chap. XVII.
Note 448: (retour) Je n'en dirai pas davantage ici de ce poëme, qui n'est guère connu que de nom, et sur lequel je reviendrai.
Note 449: (retour) Del Giudizio sopra la Gerusalemme di Torquato Tasso da lui medesimo riformata, etc., t. IV des Œuvres, édit. de Florence, in-fol.

Aussitôt qu'il fut délivré de ce poëme, il se remit à celui des Sept Journées. Il l'avait commencé en vers libres (sciolti), et le continua de même. Bientôt il en eut achevé les deux premiers livres450, et considérablement avancé l'ébauche des suivants. Mais malgré la vie agréable et douce qu'il menait à Rome, et la liberté dont il y jouissait, le retour de ses infirmités qui se firent sentir avec une nouvelle force, lui fit désirer d'aller passer l'été à Naples. Il en obtint la permission du pape et de ses neveux. En arrivant451, il choisit pour sa demeure le monastère de Sanseverino de l'ordre du Mont-Cassin, où ses amis, et le premier de tous, le marquis de Villa, vinrent l'embrasser et le féliciter de son retour. Ayant repris sa vie accoutumée, il partageait ses journées entre le travail, les visites qu'il recevait, et celles qu'il rendait au Manso, au prince de Conca, ou à d'autres illustres amis, quand sa santé lui permettait de sortir. L'un de ceux qu'il visitait avec le plus de plaisir, était Carlo Gesualdo, prince de Venosa, célèbre amateur et compositeur de musique. Le Tasse, qui avait toujours passionnément aimé ce bel art, se plaisait singulièrement à entendre ses savantes compositions. Les madrigali à plusieurs voix étaient alors fort à la mode; Gesualdo y excellait; il eut plusieurs fois recours au Tasse, qui fit pour lui plus de trente de ces petites pièces, dont neuf sont imprimées avec la musique dans le recueil en six livres, des madrigali du prince de Venosa452.

Note 450: (retour) 450: Dès le commencement de 1594.
Note 452: (retour) Partitura delli sei libri de' madrigali a cinque voci dell'illustriss. ed eccellentiss. principe di Venosa D. Carlo Gesualdo, etc., Genova, 1613, in-fol.

Le Tasse était à Naples depuis quatre mois; le cardinal Cinthio, impatient de le voir revenir à Rome, et l'y ayant inutilement invité plusieurs fois, imagina, pour l'y attirer, de faire renouveler pour lui la cérémonie du triomphe au Capitole, qu'on n'avait pas revue depuis Pétrarque, et à laquelle personne ne songeait plus. Le pape sollicité par son neveu, en porta le décret; le Tasse, à qui Cinthio se hâta de l'annoncer, ne put refuser un honneur qui lui était décerné par l'amitié. Quant au triomphe en soi, il en parut peu touché; il fit même entendre au Manso, dans les tristes adieux qu'il lui fit, qu'on lui destinait en vain la couronne, et qu'il ne croyait pas arriver à temps pour la recevoir.

A Rome453, il fut reçu en dehors même de la ville par un nombreux cortége qui lui donna, en l'accompagnant jusqu'au palais, une idée anticipée de son triomphe. Dès le lendemain matin, les deux jeunes cardinaux le présentèrent au pape qui lui fit l'accueil le plus honorable, et lui dit, après avoir donné de grands éloges à ses talents et à ses vertus: «Je vous offre la couronne de laurier, pour qu'elle reçoive de vous autant d'honneur qu'elle en a fait à ceux qui l'ont reçue avant vous.» On aurait fait sur-le-champ les préparatifs de la cérémonie, si la saison déjà froide et pluvieuse n'eût forcé de les différer. Le cardinal Cinthio voulant qu'elle eût la plus grande pompe, qu'elle surpassât même toutes celles dont on avait gardé le souvenir, et que le peuple entier pût jouir de ce spectacle, en fit rejeter l'époque au printemps. Pendant l'hiver, la santé du Tasse alla toujours en déclinant. Dans la peu d'intervalles dont il pouvait jouir, il s'occupait sans relâche de son poëme des Sept Journées. Un homme dont il avait eu d'abord à se plaindre, puisqu'il avait, sans le consulter, fait imprimer autrefois sa Jérusalem délivrée, l'Ingegneri, était depuis rentré en grâce avec lui, ce qui était toujours facile; c'était même lui qui avait dirigé et surveillé l'édition de la Jérusalem conquise. Il était en ce moment plus assidu que jamais auprès de lui, et recueillait, avec autant de prestesse que d'exactitude, tous les vers que le Tasse allait sans cesse, ou récitant de vive voix, ou écrivant en abrégé sur de petits papiers; précaution heureuse, et sans laquelle une grande partie de ce poëme, imparfait encore, mais tel qu'il est, l'un des fruits les plus précieux des derniers temps de son auteur, aurait infailliblement péri.

Note 453: (retour) Novembre 1594.

Au commencement de 1595, le Tasse se trouva presque sans forces, et même sans espérance. La nature semblait s'affaiblir en lui, à mesure que sa fortune s'adoucissait. Le pape venait de lui accorder une pension annuelle de cent ducats de la chambre, ou de deux cents écus: son procès avec les héritiers de son oncle s'était avantageusement arrangé à Naples; le principal héritier454 consentait à lui faire une rente de deux cents ducats, et à lui payer comptant une assez forte somme; enfin un triomphe glorieux l'attendait, et rien ne paraissait plus devoir manquer, ni à sa renommée, ni à sa fortune; mais sa cruelle destinée ne se démentit point, et c'était au moment même où il semblait que sa vie allait devenir plus heureuse, qu'elle en avait marqué la fin. Au mois d'avril, époque fixée pour son couronnement, il se sentit extraordinairement affaibli. Ne voulant plus être occupé que de sa fin prochaine, il demanda au cardinal la permission de se retirer dans le couvent de St. Onuphre. Cinthio l'y fit conduire, et donna les ordres les plus attentifs pour que rien ne lui manquât dans cette maison.

Note 454: (retour) Le prince d'Avellino.

Peu de jours après, se trouvant encore plus faible, il sentit qu'il était temps de faire ses adieux à l'ami qu'il avait éprouvé le plus fidèle455; il écrivit à Costantini cette lettre, sur laquelle je ne crois pas avoir besoin de prévenir la sensibilité des lecteurs. «Que dira mon cher Costantini quand il apprendra la mort de son cher Tasso? Je crois qu'il ne tardera pas à en recevoir la nouvelle, car je me sens à la fin de ma vie, n'ayant jamais pu trouver remède à cette fâcheuse indisposition qui s'est jointe à toutes mes infirmités habituelles, et qui, je le vois clairement, m'entraîne comme un torrent rapide, sans que j'y puisse opposer aucun obstacle. Il n'est plus temps de parler de l'obstination de ma mauvaise fortune, pour ne pas dire de l'ingratitude des hommes, qui a enfin voulu obtenir le triomphe de me conduire indigent au tombeau, au moment où j'espérais que cette gloire, qu'en dépit de ceux qui ne le voudraient pas, notre siècle retirera de mes écrits, ne serait pas entièrement pour moi sans récompense. Je me suis fait conduire à ce monastère de St. Onuphre, non seulement parce que les médecins en jugent l'air meilleur que celui de tous les autres quartiers de Rome, mais pour commencer en quelque sorte, de ce lieu élevé, et par la conversation de ses saints religieux, mes conversations dans le ciel. Priez Dieu pour moi, et soyez sûr que, comme je vous ai toujours aimé et honoré en cette vie, je ferai aussi pour vous dans l'autre, qui est la véritable, ce qui convient à une charité vraie et sincère. Je vous recommande à la grâce divine, et je m'y recommande moi-même. Rome, St. Onuphre.»

Note 455: (retour) Voyez ci-dessus, passim, et surtout p. 273.

Le 10 avril, une fièvre ardente le saisit, et après avoir, pendant quatorze jours de maladie, rempli tous les devoirs du culte qu'il professait avec tant de zèle et de sincérité, il expira le 25, âgé de cinquante-un ans, un mois et quelques jours, mais depuis long-temps miné par des infirmités habituelles, et soumis à la loi presque générale qui condamne les êtres précoces à vieillir avant le temps.

Rome entière pleura sa mort. Le cardinal Cinthio ne pouvait se consoler d'avoir retardé cette pompe triomphale qu'il lui avait préparée; mais il voulut du moins que dans sa pompe funèbre on rendît aux restes de ce grand homme tous les honneurs qu'il pouvait encore recevoir. Il se garda bien de donner aucune suite à la promesse que le Tasse avait exigée de lui en mourant; c'était de rassembler, autant qu'il se pourrait, les exemplaires de ses ouvrages, et de les livrer aux flammes. Il n'ignorait pas, avoua-t-il, que, surtout pour sa Jérusalem délivrée, ce serait une opération très-difficile, mais enfin il ne la croyait pas impossible; il insista sur cette demande avec tant de chaleur, que le cardinal lui promit tout pour le calmer, mais sans intention d'être fidèle à sa parole, ou plutôt avec la ferme résolution d'y manquer.

Dans le premier moment de sa douleur, Cinthio ne fut occupé que de la gloire du grand homme qu'il avait aimé. Par son ordre le corps du Tasse revêtu d'une toge romaine, et couronné de lauriers, fut exposé publiquement, et ensuite porté dans les principales rues de Rome, entouré d'un nombreux cortége, de toute la cour Palatine, et des maisons des deux cardinaux neveux. On courait en foule, pour voir encore une fois celui dont le génie avait honoré son siècle et qui avait acheté si cher ce triste et tardif hommage. Rapporté à Saint-Onuphre dans le même ordre où il en était parti, il fut enterré dans la petite église de ce couvent. Le cardinal Cinthio, annonça le projet de lui élever un tombeau magnifique. Deux orateurs préparèrent des oraisons funèbres, l'une latine, l'autre italienne; de jeunes poëtes composèrent des vers et des inscriptions pour ce monument; mais la douleur du cardinal apparemment s'affaiblit, d'autres soins s'emparèrent de lui, et le tombeau ne fut point érigé.

Le marquis de Villa étant allé à Rome quelques années après, se rendit à St. Onuphre pour visiter les restes de son ami. Blessé de ne voir même aucun signe qui en indiquât la place, il voulut lui faire élever à ses frais une sépulture honorable; mais le cardinal Cinthio, à qui il en demanda la permission avec instance, ne voulut point l'accorder, et répondit toujours que ce devoir sacré, c'était à lui à le remplir. Le marquis se borna donc à prier les religieux de cette maison de faire, en attendant, placer un petit morceau de marbre, sur lequel ils feraient graver quelques mots, pour avertir que le Tasse était enterré en cet endroit, ce qu'ils firent aussitôt avec beaucoup de simplicité456. Enfin, au bout de huit ans, le cardinal Bevilacqua, qui était de Ferrare, et dont la famille avait été liée d'amitié avec le Tasse, voyant que le cardinal Cinthio différait toujours de remplir ce devoir, fit élever au Tasse le beau tombeau surmonté de son buste en marbre, qu'on y voit encore aujourd'hui, et sur lequel il fit graver une inscription élégante, mais trop longue pour être rapportée ici. Ce tombeau fait de la très-petite église de Saint-Onuphre l'un des monuments de cette magnifique Rome, que l'étranger sensible et ami des lettres visite avec le plus d'attendrissement et de respect.

Note 456: (retour)

Torquati Tassi

Ossa

Hic jacent.

Hoc ne nescius

Esses hospes

Fratres hujus eccl.

P. P.

M. D C. I.

C'est une imitation des deux derniers vers de l'épitaphe de l'ancien poëte Pacuvius, faite par lui-même:

Hic sunt poetæ Pacuvii Marci sita

Ossa. Hoc volebam nescius ne esses. Vale.

(Voy. A. Gell. N. At., l. I, c. 24.)

Un buste intéressant du Tasse orne aussi la bibliothèque de ce couvent; c'est celui qui fut moulé sur son visage à l'instant même de sa mort. D'autres monuments publics lui ont été élevés. Il a une statue colossale à Bergame, séjour de sa famille et patrie de son père; et une autre presque aussi grande à Padoue, ville où il fit la partie de ses études qui lui profita le moins, celle du droit. La première fut l'effet d'une générosité particulière457; la seconde lui fut érigée dans le dernier siècle, aux frais des jeunes gens de l'université, fiers, comme le porte l'inscription qu'ils y ont fait graver, d'avoir étudié au même lieu que lui458. On cite trois médailles frappées en son honneur459, et une tête de lui supérieurement gravée en intaglio ou en creux, sur une très-belle cornaline, par le célèbre artiste anglais Marchant460.

Note 457: (retour) C'est un legs de Marc-Antoine Foppa, éditeur du recueil des Œuvres posthumes du Tasse (Rome 1666, 3 vol. in-4º.), et qui a pris encore d'autres soins et fait d'autres dépenses pour la gloire de ce poëte, son compatriote, à qui il avait voué une espèce de culte. Cette statue le représente en robe longue, couronné de lauriers et un livre à la main. Elle est sur la grande place de la ville. Le piédestal porte pour toute inscription ces deux mots: Torquato Tasso.
Note 458: (retour) Cette inscription, en bon style lapidaire, est ainsi conçue:

Torquato Tasso

Quem patavina schola

Italorum epicorum

Principem designatum dimisit

Gymnasii Patavini alumni

Tanto sodalitio superbi

PP. ciciccclxxviii.

Note 459: (retour) Serassi en donne la description, page 518. L'une des trois, dont le revers représente un sujet pastoral, et fait sans doute allusion à l'Aminta, est gravée au frontispice de sa Vie du Tasse.
Note 460: (retour) Celle-ci était, en 1785, à Rome, dans le cabinet du duc de Ceri; son empreinte en relief fait partie de ces jolies collections en plâtre et en soufre, qui se sont tant multipliées dans ces derniers temps. J'en dois une belle empreinte en creux, en pâte noire transparente, et une pareille de la tête du Dante, d'après le même graveur Marchant, à la galanterie de M. Francis Henri Egerton, anglais d'une haute naissance et d'une grande fortune, mais encore plus distingué par son savoir, et par son goût éclairé pour les lettres et pour les arts.

Serassi parle aussi de plusieurs portraits. L'un des plus précieux est celui que le cardinal Cinthio fit faire dans les dernières années du Tasse, par l'habile peintre Frédéric Zucchero. Il doit être à Bergame, dans l'ancien palais des Tassi, où il restait encore en 1785 des héritiers, ou des héritières de ce beau nom461. La même ville en possède deux autres, l'un dans une collection particulière, appartenant à un riche amateur462, et l'autre parmi les portraits des hommes illustres de Bergame, dans la salle du grand conseil. Il en existe un à Rome, peint d'après nature, et à ce qu'il paraît, dans les meilleures années du Tasse463; et un autre, fait en partie d'après celui-là, et en partie d'après le buste de la bibliothèque de Saint-Onuphre464.

Note 461: (retour) Ce portrait était passé d'abord entre les mains de ce même Marc-Antoine Foppa, à qui Bergame doit la statue colossale du Tasse. Il le légua, par son testament, à l'abbé François Tasso, son ami; de celui-ci, le portrait parvint au comte Jacopo Tasso, généreux protecteur des lettres, et auteur d'un arbre généalogique de la famille des Tassi, magnifiquement imprimé à Bergame en 1718; enfin, il appartint après sa mort aux deux comtesses Tassi, ses petites-nièces. (Serassi, p. 520.)
Note 462: (retour) Le comte Jacopo Carrara.
Note 463: (retour) Il était peint par Scipion Gaetano, et appartenait (toujours en 1785) à un peintre nommé François Romero.
Note 464: (retour) Ce dernier appartenait à l'abbé Serassi, et lui avait été donné par son auteur, Joseph Gades, qui avait su, dit l'historien du Tasse, par une de ces touches agréables qui lui étaient familières, rendre parfaitement l'enthousiasme et l'esprit de ce grand poëte. Ce portrait doit avoir passé, après la mort de Serassi, arrivée en 1791, dans les mêmes mains que ses livres.

Le plus intéressant pour nous est celui qui orne à Paris le cabinet de M. le sénateur Abrial, et qui est très-fidèlement gravé, en tête de la traduction de la Jérusalem délivrée, dans l'édition de 1803465. Ce portrait, était à Sorrento, dans la maison où naquit le Tasse, encore habitée aujourd'hui par les descendants de sa sœur Cornelia466. En 1799467, quand l'armée française, sous les ordres du général Macdonald, occupait le royaume de Naples, Sorrento s'étant révolté, fut pris d'assaut, après trois jours de siége. Le général, averti de l'existence de cette maison par M. Abrial, alors commissaire pour le gouvernement français à Naples, la sauva du pillage et prit soin qu'elle fût respectée. La famille, pénétrée de reconnaissance, lui offrit, quelques jours après, ce qu'elle avait de plus précieux, le portrait du Tasse, et le général en fit présent à M. Abrial, premier auteur de la bonne action qu'il avait faite. Le Tasse y est représenté à l'âge où l'on dit que le cardinal Cinthio le fit peindre à Rome, et c'est peut-être une copie, ou plutôt un double du portrait de Frédéric Zucchero, accordé par le cardinal à la famille du Tasse après sa mort. Ce qui porte à croire qu'il ne fut pas fait à Naples, c'est que le Manso n'en parle pas, lui qui a tracé, dans la Vie de son ami, un portrait si détaillé, si minutieusement circonstancié de toute sa personne468.

Note 465: (retour) Voyez ci-dessus, p. 157 et 158.
Note 466: (retour) Cornelia ayant perdu son premier mari Sersale, épousa en secondes noces Giovan. Leonardo Spasiano, dont le descendant direct, M. Gaetano Spasiano, propriétaire actuel de cette maison, avec deux demoiselles Spasiano ses sœurs ou ses parentes, y possédait ce beau portrait de famille.
Note 467: (retour) Floréal an VII.
Note 468: (retour) Il en fit cependant faire un, mais en petit, et il le donna ou du moins le prêta au Tasse, qui le laissa au cardinal Cinthio, légataire du peu de fortune qu'il pouvait avoir, en le priant de faire rendre ce petit portrait au Manso. C'est ce que nous apprend cette clause de son testament, rapporté en entier par le Manso lui-même, dans sa Vie du Tasse: E fo de' beni di fortuna erede il sig. cardinal Cinthio; cui priego che faccia al sig. Gio. Batt. Manso quella picciola tavoletta restituire, dove egli mi fece dipingere, e che dar non m'ha voluto, se non in prestanza. (Vita del Tasso, Nº. 115.) On ignore ce que ce précieux petit tableau est devenu.

Le Tasse était d'une taille si haute que, selon l'expression du Manso, il pouvait être compté pour l'un des hommes les plus grands parmi ceux qui l'étaient le plus. Son teint était blanc; les veilles, les chagrins et les souffrances l'avaient rendu pâle. Il avait la tête assez grosse et un peu aplatie au sommet, le front large, ouvert et presque entièrement chauve. Ses cheveux et sa barbe étaient entre le brun et le blond; ses sourcils noirs, bien arqués et peu épais; ses yeux grands, d'un bleu très-vif et très-doux469; les mouvements et les regards en étaient pleins de gravité; et souvent, dit encore le Manso, il les tournait ensemble vers le ciel, comme pour suivre les élans de son ame, habituellement élevée vers les choses célestes. Ses joues étaient maigres, son nez long et un peu incliné; sa bouche grande, relevée aux extrémités dans cette forme qu'on appelle léonine; ses lèvres fines et souvent pâles, ses dents bien rangées, larges et blanches. Il riait rarement, et n'éclatait jamais. Sa voix était claire, sonore, mais sa langue était peu déliée, et même il bégayait470. Sa taille, quoique très-grande, était bien proportionnée; il réussissait à tous les exercices du corps que l'on nommait alors chevaleresques471; naturellement brave, il y montrait autant d'habileté que de courage, mais plus d'adresse que de grâce. Il y avait enfin dans toute sa personne, mais principalement sur son visage, quelque chose de noble et d'attrayant, qui, lors même qu'on n'était pas prévenu de son mérite extraordinaire, inspirait l'intérêt et commandait le respect.

Note 469: (retour) Le Capaccio, dans ses Elogia illustrium litteris virorum, p. 281, dit que ses yeux étaient louches: Quem cernis procera statura virum, luscis oculis, subflavo capillo, etc. Mais il est le seul qui le dise; le Manso n'en parle pas.
Note 470: (retour) Il parle, en plusieurs endroits de ses lettres, de son impedimento di lingua, ainsi que de sa vue faible et courte.
Note 471: (retour) A faire des armes, monter à cheval, rompre des lances, etc.

Mais les qualités de son ame surpassaient de beaucoup ses avantages corporels. Tous ses historiens s'accordent à louer sa candeur, sa véracité, son inviolable fidélité à sa parole, son éloignement de toute passion haineuse, de tout esprit de vengeance et de toute malignité, son attachement pour ses amis, sa patience dans ses maux, sa douceur, sa sobriété, sa piété sincère, la pureté de sa vie et de ses mœurs. Sa fierté, qui lui faisait voir avec horreur tout ce qui ressemblait à la bassesse, pouvait ressembler elle-même à de l'orgueil; il ne pouvait souffrir l'apparence de l'avilissement et du mépris; mais s'il exigeait des égards, en homme qui savait s'apprécier et se mettre à sa place, il n'en manquait jamais avec personne, et il était toujours prêt à s'humilier, dès qu'on lui en laissais le soin. Né gentilhomme, dans un temps où ce titre avait tout son prestige, et chevalier dans le cœur autant que par le hasard de la naissance, il rendait aux princes ce qu'il leur devait, mais il se croyait l'égal de tous les autres, et la faveur où ils étaient ne le rendait que plus exigeant avec eux.

Cette disposition est déplacée, souvent blâmable et presque toujours ridicule, quand on vit avec le commun des hommes; mais condamné par sa destinée, sa fortune, et les usages de son siècle à vivre avec les grands et dans les cours, il fit bien de l'entretenir dans son ame, dût-il être accusé d'orgueil par ceux dont l'orgueil seul en était blessé. Il eut plus de raison encore d'être ainsi, quand il fut tombé dans l'excès de l'infortune, et de conserver, dans sa longue et injuste captivité, toute la dignité du malheur. On le voit avec plaisir n'accorder qu'à peine du fond de sa prison, et à la sollicitation de son cher Scipion de Gonzague, une espèce de satisfaction par écrit à l'un des plus grands seigneurs de la cour de Ferrare472, pour des paroles qui lui étaient échappées dans un moment de désespoir; et mettre encore expressément dans sa lettre qu'il était prêt à lui donner toutes les satisfactions qu'il pouvait recevoir d'un homme résolu à mourir plutôt que de rien faire qui fût indigne de lui473.

Note 472: (retour) Le comte Fulvio Rangone.
Note 473: (retour) Io son pronto a darle tutte quelle soddisfazioni che ella possa ricever da un uomo ch'è così risoluto al morire, come pertinace a non voler fare indignità. Cette lettre est du 3 avril 1581, à la fin de la seconde année de sa captivité.

Simple, mais propre dans ses habits, au milieu des recherches du luxe et de la magnificence, il était habituellement vêtu de noir474, ne portait que du linge uni, mais toujours blanc, et en avait beaucoup, pour en pouvoir changer à volonté. Sa contenance était réservée, modeste et silencieuse; c'était celle d'un philosophe plutôt que d'un poëte. Il préférait le recueillement et la solitude au bruit du monde; mais dans des cercles de son choix, avec des amis, et surtout avec des femmes aimables, sa conversation s'animait, et déposant la gravité philosophique, il badinait, plaisantait même avec autant de gaieté que de finesse et d'agrément. Le Manso a rassemblé le nombre juste de cent bons mots, réparties ou apophtegmes qu'il lui attribue, mais dont Serassi a fort bien observé que la plus grande partie avait déjà passé sur le compte d'autres grands hommes; ceux qu'il rapporte et qu'il regarde comme appartenant véritablement au Tasse, marquent autant de justesse que de vivacité d'esprit.

Note 474: (retour) On ajoute qu'il n'avait jamais qu'un seul habit, qu'il donnait aux pauvres lorsqu'il en faisait faire un autre.

Quant à son génie poétique, il y en eut peu de plus étendu, de plus riche, et peut-être aucun de plus élevé. Sa mémoire était d'une promptitude extrême et d'une incroyable tenacité. Il n'écrivait ses vers qu'après en avoir, pour ainsi dire, amassé dans sa tête un nombre presque infini. C'était celle de ses facultés que ses malheurs avaient le plus altérée, et il se plaignait souvent, dans ses dernières années, de l'avoir presque entièrement perdue. Nourri de bonne heure de l'étude des anciens auteurs grecs et latins, il s'était surtout appliqué à la lecture des poëtes et des philosophes475. On voit dans ses Discours sur le poëme héroïque combien il avait médité sur la Poétique d'Aristote, et dans ses Dialogues philosophiques, quelle étude approfondie il avait faite de Platon. Nous allons d'abord observer en lui le grand poëte épique; le poëte dramatique et lyrique aura son tour; nous le verrons ensuite parmi les prosateurs et les philosophes. Dans tous les genres où se porta son génie fécond et varié, nous en admirerons l'élévation et la richesse; ses défauts mêmes, que nous ne chercherons point à dissimuler, nous instruiront; et si nous les examinons peut-être avec plus de rigueur que nous n'avons fait ceux de quelques autres grands poëtes, c'est que, dans un genre plus important et plus noble, il pourrait être plus dangereux de les méconnaître, et qu'il n'y a rien à craindre pour sa gloire à les avouer.

Note 475: (retour) Il avait aussi cultivé les sciences exactes; il y était même assez fort pour en pouvoir donner des leçons. Dans les premiers temps de son séjour à Ferrare, la chaire de géométrie et d'astronomie dans cette université vint à vaquer; le duc y nomma le Tasse (janvier 1573), qui accepta volontiers, dit Serassi, quoique les appointements fussent très-modiques, parce qu'il n'était obligé de professer que les jours de fêtes: ce qui fait voir que dans cette université les sciences exactes n'étaient regardées que comme un objet de luxe, et une partie accessoire de l'instruction.



CHAPITRE XV.

Examen de la Gerusalemme liberata du Tasse; Critiques qui en ont été faites en Italie et en France; Défauts réels de ce poëme.


Tandis que nous avons erré dans le pays enchanté, mais vague, dans les régions immenses, inégales et souvent entrecoupées, de la poésie romanesque, j'ai cru, pour me guider moi-même plus sûrement, et pour ne pas égarer ceux qui voyageaient avec moi, devoir les y conduire toujours avec le fil de l'analyse. C'étaient le plus souvent pour eux des routes nouvelles et inconnues; et si je puis me permettre une fois ce style métaphorique, que je n'approuve pas toujours, lors même qu'il nous a fallu entrer dans le labyrinthe délicieux et mille fois parcouru, où le génie de l'Arioste a semé tant de merveilles, mais dont il a tant multiplié les détours, j'ai cru plus nécessaire que jamais d'employer ce fil secourable. Maintenant que nous devons marcher dans des plaines vastes encore, et agréablement variées, mais circonscrites, où s'élève un édifice régulier, je crois pouvoir suivre un autre plan. Un des grands avantages du poëme héroïque, soumis aux règles de l'unité, c'est que l'esprit en parcourt l'étendue sans embarras, et qu'il s'en retrace facilement et nettement le souvenir.

De tous les poëmes héroïques écrits dans d'autres langues que la nôtre, (et il faut avouer que notre langue ne fournit pas beaucoup d'objets de comparaison), le plus connu en France est la Jérusalem délivrée. Ceux qui, parmi nous, cultivent la langue dans laquelle cet ouvrage est écrit le prennent ordinairement pour le dernier terme et le nec plus ultrà de leurs études. Le Tasse est un des cinq ou six auteurs auxquels s'étend communément notre érudition italienne. Trois différentes traductions, dont l'une est peut-être aussi bonne qu'une traduction en prose puisse l'être476, ont tellement popularisé parmi nous l'action, la marche, les riches détails et les belles proportions de ce poëme, qu'il est connu du moins sous ces rapports essentiels, de ceux mêmes à qui la langue dont il est un des chefs-d'œuvre est étrangère. Je me dispenserai donc cette fois d'une analyse suivie. Celle que je ferai sera fondue dans des discussions que je crois plus intéressantes pour nous. On sait assez généralement ce que ce poëme contient; mais on a long-temps disputé, et l'on dispute encore sur ce qu'il vaut. Retracer ici un plan, dont au moins les masses principales sont dans tous les esprits, serait, à ce qu'il me semble, un travail d'assez peu de fruit; chercher, de bonne foi, à tirer de tant d'opinions diverses l'opinion que l'on doit avoir, me paraît plus important et plus utile.

Note 476: (retour) Je ne parle point de trois essais presque également malheureux, qui ont été faits assez récemment, d'une traduction en vers. La Jérusalem délivrée serait peu connue en France, si elle ne l'eût été que par ce moyen.

J'ai parlé, dans la Vie du Tasse, des querelles dont la Jérusalem délivrée fut l'objet. J'ai dit dans quelles tristes circonstances elles lui furent suscitées, l'emportement que l'on y mit, et le calme philosophique que le Tasse garda dans ses réponses; je reviendrai maintenant avec quelque détail sur ce point d'histoire littéraire. Sans vouloir soutenir les jugements sévères qui ont été portés de lui dans notre pays, il est bon de rappeler aux Italiens eux-mêmes la manière dont il fut traité dans le sien.

Quand son poëme parut, celui de l'Arioste jouissait de la réputation la plus haute et la plus unanime. Tous les poëtes le prenaient pour modèle, et ne faisaient que de vains efforts pour l'imiter. Le jeune Torquato sentit bien que s'il pouvait égaler ce poëte, ce ne serait pas en suivant la même route que lui; il sentit que toute la perfection dont le roman épique est susceptible, était dans le Roland furieux, mais que l'épopée héroïque, l'épopée d'Homère et de Virgile restait encore à tenter aux muses toscanes, après l'infructueux essai du Trissino; et il espéra se tirer avec honneur de cette tentative hardie. Il admirait sincèrement l'Arioste, et n'avait ni l'espoir, ni le désir de le déposséder de sa place, mais il était poursuivi nuit et jour par celui de s'en faire une égale, dans un genre qu'il regardait comme supérieur.

C'est ce qu'il avoua lui-même dans une lettre à Horace Arioste. Ce jeune neveu du grand poëte avait publié des stances où il louait excessivement le Tasse; il le nommait le premier des poëtes; il bannissait même du Parnasse tous ses rivaux, et le reconnaissait pour le seul poëte digne de ce nom. «Cette couronne que vous voulez me donner, lui écrivit le Tasse477, le jugement des savants, celui des gens du monde et le mien même, l'ont déjà placée sur les cheveux de ce poëte à qui le sang vous lie, et auquel il serait plus difficile de l'arracher que d'ôter à Hercule sa massue. Oserez-vous étendre la main sur cette chevelure vénérable? Voudrez-vous être, non-seulement un juge téméraire, mais un neveu impie? Et qui pourrait recevoir avec plaisir d'une main coupable et souillée d'un pareil crime, la marque d'honneur et l'ornement de sa vertu! Je ne la recevrais pas de vous; je n'oserais non plus m'en saisir moi-même: je ne porte pas si haut mes désirs.

Note 477: (retour) Lettere poetiche, Nº. 47, Modène, 16 janvier 1577.

«Ce fameux Grec478, vainqueur de Xercès, disait qu'il était souvent réveillé par le souvenir des trophées de Miltiade. Ce n'était pas qu'il eût le projet de les détruire; mais il désirait en élever pour sa gloire, qui fussent égaux ou semblables à ceux de ce général. Je ne nierai point que les couronnes toujours florissantes d'Homère (je parle de votre Homère ferrarais), ne m'aient fait passer bien des nuits sans sommeil, non que j'aye jamais eu le désir de les dépouiller de leurs fleurs ou de leurs feuilles, mais peut-être par l'extrême envie d'en acquérir d'autres qui fussent, sinon égales, sinon semblables, du moins faites pour conserver long-temps leur verdure, sans craindre les glaces de la mort. Tel a été le but de mes longues veilles. Si je puis l'atteindre, je regarderai comme bien employée toute la peine que j'ai prise; sinon, je me consolerai par l'exemple de tant d'hommes fameux, qui ne se sont point fait une honte de succomber dans de grandes entreprises.....

Note 478: (retour) Thémistocle.

«Dans les luttes et les exercices du corps, on propose des prix, non-seulement aux premiers, mais aux seconds et aux troisièmes. On donne un taureau à Entelle qui a remporté la victoire; mais Darès reçoit une épée et un casque superbe pour se consoler de sa défaite479. Pourquoi dans les combats de l'esprit, où s'il est glorieux de vaincre, il n'y a pourtant aucune bonté à être vaincu, ne proposerait-on pas de même plusieurs prix? Ce n'est pas que je veuille descendre dans la carrière comme ce Darès qui, la tête haute et se préparant au combat, montre ses larges épaules et agite dans l'air ses bras nerveux480. Loin de moi cet orgueil et cette confiance de jeune homme! Que votre vieux Entelle reste assis; qu'il se repose; je ne veux point, par un importun défi, le forcer à se lever de sa place. Je l'honore, je m'incline devant lui, je l'appelle hautement mon père, mon maître, mon seigneur: je lui donne tous les titres les plus honorables que puissent me dicter l'affection et le respect: mais si c'est un autre qui veut lui disputer sa couronne, ou si lui-même veut combattre encore pour être encore vainqueur, je me mêle parmi les combattants, et je dis, comme Mnesthée dans la course des vaisseaux troyens: Je ne demande point le premier prix; je n'espère pas vaincre; et cependant plût aux Dieux! mais que Neptune accorde à son gré la victoire: n'ayons du moins pas la honte de rentrer le dernier au port481!

Note 479: (retour)

Ensem, atque insignem galeam, solatia victo..

(Æneid., l. V.)

Note 480: (retour)

Caput altum in prælia tollit;

Ostendit humeros latos, alternaque jactat

Bracchia protendens. (Ibid.)

Note 481: (retour)

Non jam prima peto, Mnestheus, neque vencere certo,

Quanquam ô! sed superent quibus hoc, Neptune, dedisti:

Extremos pudeat rediisse. (Æneid., l. V.)

«Qui peut taxer d'orgueil ce désir modeste? Qui pourra me refuser le prix qui fut accordé à Mnesthée? Je veux dire une cuirasse, prix bien convenable à mes besoins, et capable de me défendre contre les armes de la méchanceté et de l'envie. Que l'on couvre de lauriers la tête de votre Cléanthe, et que la voix du hérault le proclame vainqueur. Ce triomphe ne manquera pas de trompette, puisque la Renommée en fait l'office; mais s'il en était besoin, je m'offrirais moi-même. Quoique je n'aie pas la voix de Stentor, j'espérerais pourtant parler assez haut pour me faire entendre de tout le pays que l'Apennin partage et qu'environnent la mer et les Alpes, etc.»

Malgré cette protestation qui ne resta point secrète, malgré le soin que le Tasse avait pris de suivre une route entièrement opposée à celle de l'Arioste, ses ennemis l'accusèrent d'avoir eu la présomption de lutter contre lui. Ce fut bien pis quand le dialogue de Camillo Pellegrino, sur la poésie épique eut paru, et qu'il eut ouvertement placé le Tasse au-dessus de l'Arioste. L'académie de la Crusca venait de s'établir à Florence482; elle devait être un jour en Italie l'arbitre suprême du goût et du langage; mais elle ne l'était pas encore. Du reste, le nom qu'elle avait pris et les noms plus singuliers que ses académiciens s'étaient donnés n'avaient rien de plus extraordinaire que ceux de la plupart des autres académies italiennes, qui naissaient alors de toutes parts. Il y en avait plusieurs à Florence même, celles des Lucides, des Obscurs, des Transformés, des Enflammés, des Humides, des Immobiles, des Altérés, etc. Chacun des académiciens prenait un nom analogue à celui de l'académie dont il était membre. Les académiciens de la Crusca, tirèrent donc leurs noms académiques de tout ce qui sert à l'exploitation du blé, de la farine, à la préparation du pain483; les actes de cette société littéraire furent écrits en style de boulangerie et de moulin. On en voit un exemple dans l'affaire même du Tasse. L'académie avait examiné le dialogue de Camillo Pellegrino, avait chargé son secrétaire d'y répondre pour elle, et dans cette réponse, de prendre vivement la défense de l'Arioste et de critiquer non moins vivement le Tasse, que l'auteur du dialogue avait osé lui préférer. C'était là le fait, mais ce n'est point ainsi que le secrétaire le rapporte, dans le préambule de cette réponse faite au nom de l'académie. Ce secrétaire484 s'exprime littéralement en ces termes, dans son curieux procès-verbal485.

Note 482: (retour) Fondée en 1582, c'est au commencement de 1583 que parut son premier écrit contre le Tasse.
Note 483: (retour) Voyez ci-dessus, p. 262 et 263, note 2.
Note 484: (retour) Bastiano de' Rossi, nommé dans l'académie l'Inferigno, ou le pain bis.
Note 485: (retour) Je n'ai cru devoir rien changer, ni à ceci, ni à ce qui précède, ni à ce qui va suivre sur l'académie de la Crusca, quoiqu'elle vienne d'être rétablie par un décret de l'Empereur et Roi, que S. M. ait eu pour moi l'extrême indulgence de m'y nommer associé correspondant, et que j'aie reçu, à ce sujet, de l'académie, la lettre d'adoption la plus obligeante. Cette distinction, d'autant plus flatteuse qu'elle était inattendue, et que je suis le seul Français à qui S. M. ait daigné l'accorder, ne change rien à mes devoirs d'historien. La nouvelle académie n'est nullement responsable de la seule erreur grave que l'on reproche à l'ancienne; et je ne puis craindre de blesser ceux dont je tiens à grand honneur d'être le confrère, en rappelant, comme ces devoirs m'y obligent, une faute de leurs premiers prédécesseurs, reconnue par tout ce qu'il y eut ensuite de plus distingué dans cette illustre compagnie, et expiée par de longs regrets.

«Notre académie, qui n'a pris, comme on sait, le titre de la Crusca que parce qu'elle blutte486 la farine qu'on lui présente de temps en temps pour en séparer le son487, se trouvant l'autre jour en grand nombre, selon sa coutume, dans le lieu de sa résidence, et ayant appris de son concierge488 qu'on avait laissé quelques jours auparavant, un petit sac de farine pour qu'il fût passé par le bluttoir489, elle le fit aussitôt apporter devant elle par les garçons de son fermier490. Ayant lu dans le Laissez passer491, qui était cousu dessus, le nom de Camillo Pellegrino, elle fit délier l'ouverture du sac492, et les censeurs y ayant ensuite donné un coup-d'œil, elle ordonna à ses agents d'en prendre sur-le-champ la mesure et le poids, et d'enregistrer l'un et l'autre avec le Laissez passer, sur le livre des comptes. Cela fut fait promptement; et par ordre de l'archiconsul (c'était le titre du président de l'académie); la farine fut en peu de temps sassée par le bluttoir493, et le son en fut suffisamment séparé. D'après nos priviléges, lorsqu'il sort de cette opération la moitié plus de son que de farine, celle-ci reste à l'académie; l'autre, c'est-à-dire le son demeure au propriétaire, et tout au rebours dans le cas contraire. Or dans ce bluttage494 la quantité du son qui est sorti étant supérieure de trois quarts, la farine fut, en conséquence, confisquée au profit de notre cellier495. Les censeurs jugeant qu'elle avait un peu plus que moins d'amertume496, à cause des lupins, ou de quelque autre chose qu'on avait mêlée avec le grain, les académiciens ne voulurent pas qu'on la confondît avec la nôtre, ni même qu'on la gardât à part dans le cellier: ils ordonnèrent qu'elle fût mise sur la place497, et pour que personne ne pût se plaindre de ladite amertume, j'eus ordre d'attacher cette paperasse sur le sac498; j'obéis sans délai et je la publie dans une forme authentique. Je préviens en même temps les gens sages que cette marchandise, quelle qu'elle soit, n'a point été recueillie sur nos terres, et que le goût qui vient du grain même, ne peut être changé, ni par la meule, ni par le tamis499

Note 486: (retour) Per l'abburattare ch'ella fa, etc.
Note 488: (retour) Dal sua Massajo.
Note 489: (retour) Un sacchetto di farina perchè si passasse per lo frullone.
Note 490: (retour) Per li sergenti del suo Castaldo.
Note 491: (retour) : Nella bulletta che vi era cucita sopra.
Note 492: (retour) Fatto scioglier la bocca al sacco.
Note 493: (retour) Stacciata dallo frullone.
Note 494: (retour) In questo abburatamento.
Note 495: (retour) Nostra canova.
Note 496: (retour) Dell'amarognolo, mot qui ne se trouve point dans le vocabulaire de la Crusca.
Note 497: (retour) Che si mettesse in piazza.
Note 498 (retour) 498 Le dovessi appiccar sopra questo presente scartabello.
Note 499: (retour) E che il sapore che vien del grano, nè dalla macine nè dallo staccio non può esser mutato.

Voilà certainement un singulier style académique. C'était une plaisanterie; mais elle n'était pas de bon goût, et ce préambule suffisait pour ôter tout crédit à la critique. Il est vrai que ce n'est pas ainsi que cette critique même est écrite. L'Inferigno n'en fut pas le rédacteur; ce fut l'Infarinato, ou le chevalier Lionardo Salviati. Il y répond à chaque assertion, à chaque phrase du dialogue de Pellegrino, par des décisions contradictoires, souvent tranchantes et absolues, quelquefois spirituelles, mais, souvent aussi, dures, injustes, pleines d'amertume et de fiel contre le Tasse, hérissées de figures et d'expressions recherchées, qui ne valent pas beaucoup mieux que les métaphores de la farine et du moulin.

«La Jérusalem, y est-il dit500, loin d'être un poëme, n'est qu'une compilation sèche et froide; l'unité qui y règne est mince et pauvre, comme celle d'un dortoir de moines, tandis que l'unité du Roland furieux ressemble à celle d'un immense palais, dont la longueur, la largeur et la hauteur sont proportionnées. (Notez que le critique ne manque pas de donner ici une ample énumération de toutes les beautés de ce palais. Il y trouve une cour au milieu, entourée de galeries, ensuite plusieurs étages, partagés en salles, cuisine et appartements, et dans chaque appartement plusieurs chambres; ensuite des corridors, des terrasses, des caves, des écuries et un jardin avec toutes ses dépendances. Il conclut que tout cela est plus difficile à bâtir qu'un dortoir.) Le plan du Tasse, dit-il ailleurs, est comme une petite maisonnette étroite et disproportionnée, beaucoup trop basse pour sa longueur, bâtie sur de vieux murs, ou plutôt rapetassée comme ces greniers qu'on voit aujourd'hui dans Rome sur les débris des superbes thermes de Dioclétien. L'auteur n'a fait que rédiger en vers italiens des histoires écrites en diverses langues; il n'est donc pas poëte, mais simple rédacteur en vers d'une histoire qui n'est pas de lui; et cette histoire a tout aussi bon air avec les entraves qu'il lui a données, qu'aurait la métaphysique en chanson à danser. Le poëme de l'Arioste est une toile grande et magnifique, celui du Tasse est moins une toile qu'un ruban, ou ce qu'on appelle à Naples une Zagarelle; et, s'il se fâche de la comparaison, on lui dira que sa toile est si longue et si étroite, qu'elle est moins un ruban qu'un fil501.

Note 500: (retour) Tout ce qui suit est fidèlement extrait des réponses faites, article par article, au dialogue de Pellegrino, dans l'écrit publié par l'Infarinato, au nom de l'académie.
Note 501: (retour) Ce dernier trait est dans la réplique à l'apologie du Tasse, mais non dans la première critique.

«Dans ce poëme, s'il mérite qu'on lui en donne le nom, les expressions sont tellement contournées, âpres, forcées, désagréables, qu'on a peine à les comprendre. L'Arioste réunit ensemble la brièveté et la clarté; quand à la brièveté du Tasse, c'est plutôt resserrement, ou constipation qu'il faut l'appeler. S'il voulait être bref, il ne devait donc pas faire tant de bavardages sur des choses impertinentes, hors de propos, et si propres à tourmenter ceux qui l'écoutent, qu'ils aimeraient presque autant avoir la question. Ce poëme raboteux, escarpé, non-seulement dépourvu de clarté, mais enseveli dans une obscurité profonde, n'est dans aucun endroit écrit avec énergie, dans aucun endroit capable, on ne dit pas d'exciter, mais d'effleurer les passions, dans aucun endroit sans fatigue, sans ennui, sans dégoût; rempli de mots pédantesques, étrangers ou lombards, qui, pour la plupart, ne sont pas des mots, mais des barbarismes, etc.»

On se persuade à peine aujourd'hui qu'on ait osé parler ainsi du Tasse et de son poëme, au nom de toute une académie, à la face de l'Italie entière. Aussi, avant même que le Tasse eût répondu à cette attaque indécente, le public s'était déjà prononcé pour lui. Son Apologie qui parut peu de temps après, et qu'il écrivit dans les souffrances et dans la captivité, confondit ses adversaires et acheva de lui gagner tous les suffrages. Les académiciens avaient mêlé son père dans leurs critiques, et avaient aussi durement traité l'Amadis que la Jérusalem. C'est de-là que le Tasse, qui avait été un fils si tendre et si respectueux, prend son texte pour leur répondre. J'opposerai ici le début de cette belle et éloquente réponse502 à ce que j'ai extrait de la critique. On en sentira mieux quel avantage les principes de la philosophie et les affections morales donnent dans ces sortes de combats.

Note 502: (retour) Ce n'est pas exactement le début; mais il n'y a auparavant qu'une espèce de prologue ou de préambule.

«Dans tout ce que mes adversaires ont écrit, dit le Tasse, rien ne m'a tant choqué que ce qui regarde mon père; je lui cède volontiers dans tous les genres de poésie et je ne puis souffrir que dans aucun de ces genres on mette quelqu'un au-dessus de lui. Il doit donc m'être permis de prendre sa défense. Je ne dirai pas qu'elle me soit ordonnée par les lois d'Athènes ou par celles de Rome, mais par les lois de la nature, qui sont éternelles, que nulle volonté ne peut changer, et qui ne perdent rien de leur autorité par les révolutions des royaumes et des empires. Si les lois naturelles qui appartiennent à la sépulture des morts doivent être au-dessus des commandements des rois et des princes, à plus forte raison celles qui ont pour but l'éternelle durée de l'honneur et de la gloire, qu'on regarde comme la vie de ceux qui ne sont plus. On peut dire que mon père, mort dans le tombeau, est vivant dans son poëme. Vouloir l'y attaquer, c'est donc tâcher de lui donner la mort une seconde fois. C'est l'offenser que de le mettre au-dessous de qui que ce soit dans le même genre, et particulièrement, comme on l'a osé faire, au-dessous du Pulci et du Bojardo. Il leur est tellement supérieur, quant à l'élocution et aux beautés poétiques, qu'il était impossible au censeur de prononcer d'une manière plus hardie un plus faux jugement.»

Après cet exorde, il entre dans de longs détails relativement à son père et au poëme d'Amadis. Il le défend avec chaleur par des faits, des raisonnements et des comparaisons. Il prétend même démontrer que plusieurs parties de ce poëme sont préférables à plusieurs du Roland furieux. Si l'on peut l'accuser ici d'une prévention trop forte, à qui sera-t-elle pardonnable, si ce n'est à un fils? Il vient ensuite à ce qui le regarde lui-même. Il paraît irrésolu sur le parti qu'il doit prendre. «D'un côté, dit-il, les critiques d'hommes aussi remplis d'esprit et de sagesse que le sont les académiciens de Florence doivent être prises comme des avertissements et des corrections; de l'autre, il me paraît que je n'aurai défendu qu'imparfaitement mon père, si je ne prends la défense d'un fils qu'il aimait beaucoup plus que ses ouvrages, et d'un poëme qui lui était également cher; car je suis certain que s'il consentait à être surpassé par quelqu'un, il ne voulait du moins l'être que par moi. Ici, selon l'usage des poëtes, j'invoque la mémoire et celui qui me l'a donnée avec l'intelligence, lorsqu'il anima ce corps périssable et pour ainsi dire étranger, et j'atteste que dans les dernières années de la vie de mon père, étant l'un et l'autre dans l'appartement que lui avait donné le duc de Mantoue, il me dit que l'attachement qu'il avait pour moi lui avait fait oublier celui qu'il avait autrefois pour son poëme, qu'ainsi aucune gloire au monde, aucune éternité de renommée ne pouvait lui être aussi chère que ma vie, et que rien ne pouvait lui faire plus de plaisir que ma réputation. Je ne dois donc pas souffrir que l'on attaque le jugement de mon père, en attaquant mes ouvrages. Que dois-je faire? mes amis, conseillez-moi.»

Ici commence le dialogue, car c'est aussi dans cette forme, qui lui était très-familière, qu'il se défend contre les censeurs du dialogue de Pellegrino et les siens. Ses amis, comme de raison, lui conseillent de répondre, et de faire briller dans cette occasion la finesse et l'étendue de son esprit. «Dans cet âge fort éloigné de l'enfance, je ne dois pas, reprend-il, rechercher la réputation d'homme d'esprit, mais plutôt celle d'un homme qui connaît ses défauts, et qui juge les autres et soi-même sans passion. Comment oserais-je enlever à mon censeur ce rôle de juge qu'il prend à la fin de son ouvrage, avec tant de douceur et d'humanité, pour m'en revêtir moi-même injustement? Soyez donc plutôt mes juges. Je parlerai non pour moi, mais pour l'honneur des anciens maîtres de la poésie et des plus grands poëtes, pour la vérité même, dont l'autorité est plus respectable que la leur; et j'en parlerai, non comme juge, mais comme simple défenseur, etc.»

Tel est, en général, le ton de modération et de sagesse qui règne dans cette apologie. La réplique violente de l'Infarinato503 en fit encore mieux ressortir le mérite. D'ailleurs le poëme qui était ainsi attaqué et défendu parlait assez pour sa propre défense. Mis au premier rang dans quelques parties de l'Italie, il le partagea bientôt dans presque toutes, et ne fut placé dans aucune au-dessous du second. Les plus instruits et les plus sages s'abstinrent de prononcer entre le Tasse et l'Arioste. En effet, leur plan, leur génie et leur style sont si différents, qu'il ne reste pour ainsi dire aucun point de comparaison. L'un est plus vaste, l'autre est plus régulier; l'un plus fécond, l'autre plus sage; le premier plus facile et plus varié, le second plus sublime et plus égal. On remplirait deux pages de ces oppositions, dont le résultat serait le même qu'on peut tirer avant de les faire, c'est que, sur deux lignes diverses, ils sont tous deux les premiers. C'est ce qu'Horace Arioste eut le bon esprit de voir et d'écrire dans le plus fort de la dispute, quoiqu'intéressé par son nom et par les liens du sang à prendre un autre parti. C'est que Métastase, dont le nom rappelle un poëte célèbre et un excellent esprit, a vu et écrit depuis, en avouant cependant que s'il n'osait prendre sur lui de prononcer entre ces deux grands hommes, la prévention naturelle et peut-être excessive qu'il avait toujours eue pour l'ordre, l'exactitude et la méthode, le faisait pencher en faveur du Tasse. «Si Apollon, ajoute-t-il avec une modestie charmante, se mettait un jour en fantaisie, pour mieux montrer sa puissance, de faire de moi un grand poëte, et m'ordonnait de lui déclarer librement auquel de ces deux fameux poëmes je voudrais que ressemblât celui qu'il promettrait de me dicter, j'hésiterais certainement beaucoup dans mon choix, mais je sens qu'à la fin ce goût pour l'ordre, l'exactitude et la méthode, me déciderait pour le Godefroy504

Note 503: (retour) Voy. ci-dessus, p. 265.
Note 504: (retour) Lettera a Domenico Diodati giureconsulto napoletano.

Le savant et judicieux Tiraboschi s'abstient de même de prononcer en général, entre ces deux illustres rivaux, et dit plus positivement les raisons, tirées de la nature opposée de leurs ouvrages, qui rendent toute comparaison frivole, et tout jugement impossible. Après avoir cité la modeste et ingénieuse conclusion de Métastase, il donne aussi la sienne, qui est toute contraire, mais où il n'a mis ni moins de modestie, ni moins d'esprit. «Moi, dit-il, qui suis si inférieur à ce grand homme (il est à remarquer que cela fut écrit du vivant de Métastase), je répondrais peut-être à Apollon avec plus de courage, et ma réponse serait un peu différente. S'il m'invitait à écrire un poëme épique, je le prierais de me faire ressembler au Tasse; s'il m'engageait à en entreprendre un poëme romanesque, je le prierais de faire de moi un autre Arioste; s'il me demandait, en général, duquel de ces deux poëtes je désirerais être l'égal par un talent naturel pour la poésie, je commencerais par demander pardon au Tasse, mais ce serait le talent de l'Arioste que je prierais ce dieu de m'accorder505

Note 505: (retour) Stor. della Letter. ital., t. VII, part. III, p. 120.

Ce ton est un peu différent de celui des premiers critiques. Ni de leur temps, ni depuis, personne n'a osé s'exprimer sur le Tasse comme ils le firent alors. Il en faut excepter un homme devenu depuis très-célèbre dans les sciences, qui était alors fort jeune, et ne prévoyait sans doute encore ni sa future célébrité, ni ses malheurs: c'est le grand Galilée. Professeur de mathématiques à vingt-six ans dans l'université de Pise, il ne négligeait point les études littéraires qui avaient eu ses premières amours; la philologie, ou la science du langage, faisait ses délices: il aimait beaucoup les vers et en faisait lui-même; entre les poëtes italiens, il était surtout passionné pour l'Arioste, et l'on assure qu'il le savait par cœur tout entier. En 1590, temps où la captivité du Tasse était finie, mais où les querelles, dont la Jérusalem délivrée était l'objet, duraient encore, Galilée écrivit pour son amusement une critique extrêmement vive de ce poëme. Il n'y mit sans doute aucune importance, car il prit si peu de soin de son manuscrit, qu'on ne l'a retrouvé que depuis peu d'années. Cet opuscule intéressant par son objet, par son auteur et par sa piquante originalité, fut imprimé pour la première fois en 1793506. Quand on aime le Tasse, on ne lit point sans être souvent choqué du ton que prend avec lui le jeune professeur; mais le fond en est très-bon, quoique les critiques soient souvent excessives. Elles tombent également sur le style, sur les inventions, la conduite et les caractères. La plus grande partie des jugements est saine et conforme aux lois du goût; il est à croire seulement que si l'auteur les avoit publiés lui-même il en eût adouci la forme, et qu'il se fût borné à des critiques particulières, sans en tirer contre le génie et le talent d'un grand poëte, des conséquences fausses et injustes.

Note 506: (retour) Considerazioni al Tasso di Galileo Galilei, etc., Venise, 1793, in-12.

Dès la première stance du poëme, il prononce que l'un des défauts les plus ordinaires du Tasse, est qu'il paraît souvent manquer de matière, qu'il est obligé de coudre ensemble des pensées qui n'ont entr'elles aucune liaison, aucun rapport, et que cela naît en lui d'une grande sécheresse de veine poétique et d'une grande pauvreté d'idées. «Je reste quelquefois, dit-il ailleurs, tout étourdi en voyant les sottes choses que ce poëte se met à décrire.» Et ailleurs encore507: «Il m'a toujours paru que ce poëte était mesquin, pauvre, misérable au-delà de toute expression, tandis que l'Arioste est riche, magnifique et admirable.» Il fait ici une comparaison figurée, dans le genre de celles des académiciens de Florence: «En considérant, dit il, les actions et les fables de ce poëme, je crois pénétrer dans le petit cabinet d'un petit curieux qui a pris plaisir à l'orner de choses qui ont quelque prix par leur antiquité ou autrement, mais qui ne sont cependant au fond que de petites choses (coselline), comme un crabe pétrifié, un caméléon desséché, une mouche ou une araignée dans un morceau d'ambre, quelqu'une de ces poupées, de ces fantoccini de terre que l'on dit trouvées dans les tombeaux de l'Égypte, ou, s'il s'agit de peinture, quelque petite ébauche du Baccio Bandinelli, ou du Parmesan, ou autres petites choses pareilles. Au contraire, lorsque j'entre dans le Roland furieux, je vois s'ouvrir un grand garde-meuble, une tribune immense, une galerie royale ornée de cent statues antiques des plus célèbres sculpteurs, d'autant de tableaux des meilleurs peintres, avec un grand nombre de vases, de cristaux, d'agathes, de lapis-lazuli, et d'autres pierres fines, remplie enfin d'objets rares, précieux, merveilleux et de la plus haute excellence, etc.»

Du reste, le ton général de cette critique est non-seulement libre, mais dérisoire et moqueur. L'auteur apostrophe les personnages qui agissent ou parlent dans le poëme, pour tourner en ridicule leurs actions et leurs discours. Il ne fait surtout aucune grâce à madonna Armida, qu'il traite non-seulement comme une franche coquette, mais comme une coureuse des rues et une fille du coin; il apostrophe aussi le poëte, et ne lui épargne pas les mauvaises plaisanteries, qui sont même quelquefois mauvaises dans plus d'un sens, comme lorsqu'il lui dit: «Eh! signor Tasso, vous n'y entendez rien; vous barbouillerez beaucoup de papier, et ne ferez que de la bouillie pour les chats508.» Son style, très-pur et très-toscan, est plein de ces expressions proverbiales, de ces jeux de mots, de ces quolibets, ou riboboli florentins, dont il faut avoir fait une étude particulière pour les bien entendre. Il y en a même de gaillards, et d'un genre d'équivoque qui paraîtrait fort étrange en France dans un professeur de mathématiques, et qu'on ne pardonnerait même pas à un autre professeur de répéter. En un mot, c'est l'ouvrage d'un jeune homme, mais à toutes ces bizarreries près, moins choquantes dans son pays, dans sa langue et dans son siècle, c'est l'ouvrage d'un jeune homme plein d'esprit, de goût et de saine littérature, qui joue avec sa plume, se parle pour ainsi dire à lui-même, et ne se croit pas soumis aux strictes lois de la décence, de la politesse et des égards. S'il avait toujours écrit sur ces matières, il n'aurait pas eu tant de gloire; mais aussi l'Inquisition n'aurait pas troublé et menacé sa vie, pour avoir soutenu le premier que la terre tourne autour du soleil; et la terre n'en tournerait pas moins.

Note 508: (retour) En italien, una paniccia da cani (p. 29); mais chiens ou chats, l'un ne vaut pas mieux que l'autre.

Le sort de la Jérusalem fut d'abord en quelque sorte plus heureux en France qu'en Italie. Quoiqu'elle n'y fût connue encore que par de mauvaises traductions, elle excita beaucoup d'enthousiasme. On la mit bientôt de pair avec l'Iliade et l'Énéide; et vers le milieu du grand siècle, il devint enfin du bon air de la mettre au-dessus. Boileau, qui veillait alors aux intérêts du goût, avec la vigilance d'un magistrat et les lumières d'un législateur, s'éleva fortement contre ce qu'il regardait comme une hérésie, et la foudroya d'un seul vers, que bien des gens ne lui ont point pardonné:

Tous les jours à la cour un sot de qualité

Peut juger de travers avec impunité,

A Malherbe, à Racan préférer Théophile,

Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile509.

Je ne rappellerai point tout ce qu'on dit alors contre ce vers, ni ce qu'on a dit depuis et surtout de nos jours. Il était devenu un mot de ralliement pour les ennemis de Boileau, dans un temps, où, à la honte de la littérature française, on se faisait gloire de l'être. Plusieurs d'entre eux, qui peut-être entendaient assez médiocrement le Tasse, accusaient Boileau de ne l'avoir pas entendu, et se prévalaient contre lui de cet adage de Quintilien: Il ne faut juger les grands hommes qu'avec modestie et retenue, de peur de condamner ce que l'on n'entend pas. Ce précepte est assurément de la plus grande sagesse; mais voici quelque chose d'embarrassant: c'est qu'aux yeux des gens de goût, Boileau est lui-même un de ces grands hommes qu'il n'est plus permis de juger légèrement, sans courir le même risque dont Quintilien a voulu nous garantir. Tâchons, pour y échapper, de bien saisir le sens de cette expression, et dans la crainte de nous laisser conduire à des guides prévenus ou infidèles, ne choisissons pour expliquer Boileau d'autre interprète que lui-même.

Plusieurs années après, dans son Art poétique, étant revenu à parler du Tasse, il en parla plus modérément. Cela est amené dans le troisième chant (car Despréaux se donnait la peine d'enchaîner ses idées et de conduire d'un sujet à l'autre par des transitions naturelles), cela est amené par le conseil qu'il donne de ne pas substituer dans l'épopée, aux fictions de la mythologie, les mystères terribles du christianisme. Je sais que cette opinion peut être examinée sous le double point de vue de la poésie et de la religion, que quoi qu'en aient dit des hommes à imagination, qui ne sont pas poëtes, et de nouveaux docteurs en religion que les hommes religieux récusent, on pourrait soutenir par d'assez bonnes raisons, sous ce double rapport, l'opinion de Despréaux; mais ce n'est point de cela qu'il est question: revenons à cette opinion même. Il insiste, pour la soutenir, sur la triste figure que font les diables dans un poëme:

Et quel objet enfin à présenter aux yeux

Que le Diable toujours hurlant contre les cieux,

Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,

Et souvent avec Dieu balance la victoire?

Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès.

Je ne veux point ici lui faire son procès;

Mais quoi que notre siècle à sa gloire publie,

Il n'eût point de son livre ILLUSTRÉ l'Italie,

Si son sage héros, toujours en oraison,

N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison,

Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse

N'eussent de son sujet égayé la tristesse.

Comme ce n'est point avec du clinquant que l'on peut illustrer sa patrie, que cette expression est décisive dans un auteur qui ne dit jamais que ce qu'il veut dire, on ne peut conclure que Boileau n'a point donné précédemment au mot qu'on lui reproche un sens aussi absolu et aussi étendu qu'on s'est obstiné à le croire, et qu'on doit entendre ce mot, non comme ceux qui persistent à lui en faire un crime, mais dans le sens où en Italie même, de très-bons esprits l'ont entendu. Boileau n'a point voulu dire qu'il n'y a que du clinquant dans le Tasse, que le Tasse est tout clinquant; il ne l'a point voulu dire, puisqu'il a dit ailleurs que le Tasse a illustré sa patrie par son poëme; enfin il ne l'a point voulu dire, puisqu'il ne l'a point dit, car, encore une fois, maître comme il l'était de sa langue et de toutes les difficultés de son art, il disait tout ce qu'il voulait dire, et ne disait que cela. Il pouvait même le dire facilement, et de manière à ôter toute équivoque:

A Malherbe, à Racan préférer Théophile,

Le clinquant à l'or pur, et le Tasse à Virgile.

Certainement alors il n'y aurait plus de discussion; ce serait bien le clinquant d'un côté, l'or de l'autre: là, le Tasse tout entier, et ici tout Virgile; mais il a dit:

A Malherbe, à Racan préférer Théophile,

Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile;

c'est-à-dire évidemment: et le clinquant qui est dans le Tasse, ou ce qu'il y a de clinquant dans le Tasse à tout l'or qui est dans Virgile.

C'est ainsi que l'a entendu le judicieux Muratori, qui s'explique fort au long sur ce vers de Boileau510, et qui est loin de lui en faire un crime. Le marquis Orsi, dans son ingénieuse défense des poëtes italiens contre le P. Bouhours511, aime mieux croire que le mot de notre satirique n'est qu'une plaisanterie; il se trompe, ou du moins si le mot est plaisant, c'est très-sérieusement que Despréaux l'a dit. Il remarque avec plus de raison que les Français ne doivent pas s'attribuer l'invention de ce mot, et que le cavalier Salviati l'avait employé avant eux512. Carlo Gozzi, qui traduisit dans le dernier siècle, en vers libres, toutes les satires de Boileau, dit dans sa note sur ce vers, que le poëte français n'a point prétendu mépriser le Tasse, mais se ranger à l'opinion de quelques auteurs italiens, et il cite à ce propos le trait mordant de Salviati513. En un mot, il y a de l'or dans le Tasse, et certes de l'or bien brillant et bien précieux, mais cet or n'est pas sans mélange; il s'y trouve aussi du clinquant; c'est tout ce que Boileau a voulu dire, et c'est tout ce qu'il a dit.

Note 510: (retour) Perfetta poesia, t. I, p. 484 et suiv. Il termine ainsi tout ce qu'il dit à ce sujet: Altro per appunto non suonano le sue parole (di Boileau) se non che stolti son coloro che antipongono a tutto il poema realmente bello di Virgilio alcune parti che solamente in apparenza son belle nel Tasso. (P. 486.)
Note 511: (retour) Considerazioni sopra un famoso libro francese intitolato: La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, divise in sette dialoghi, etc., Bologna, 1763; Modena, 1735. Le Dialogue VI est consacré tout entier à la défense du Tasse.
Note 512: (retour) Il se trouve dans l'Infarinato secondo, qui est une réplique à la réponse de Camillo Pellegrino, pour la défense de son Dialogue. Ce qui est aussi ridicule qu'injuste, c'est que ce n'est point avec l'or de Virgile que l'Infarinato compare le clinquant du Tasse, mais avec le prétendu or de l'Avarchide, triste poëme de l'Alamanni, dont nous avons vu, ch. XI, ce que l'on doit penser. La Crusca avait dit: Verrà agguagliare all'Avarchide il poema del Tasso; et Pellegrino avait répondu: Se ne contenterebbero al sicuro gli academici, ma l'intenzion mia non fu di far paragone, à quoi l'Infarinato réplique: Sì, secondo che s'agguaglia anche l'orpello all'oro. (Op. del Tasso, édit. de Florence, t. VI.)
Note 513: (retour) Opere del conte Carlo Gozzi, Venezia, 1772, t. VI, p. 274.

Nous avons vu ce que les ennemis du Tasse osèrent écrire en Italie sur son ouvrage; mais qu'est-ce que ses propres amis en pensaient alors, et qu'en pensait-il lui-même? Cela tient encore à l'histoire de ce poëme, si digne, sous tous les rapports, d'occuper les amis des lettres; et il ne peut être indifférent de le savoir.

On se rappelle à quelle fâcheuse position il était réduit lorsque, sans sa participation et à son insu, son poëme fut imprimé, pour la première fois, d'après une copie imparfaite, et se répandit dans toute l'Italie. Malade, privé de sa liberté, souvent même de sa raison, hors d'état d'en donner lui-même une édition plus correcte, ce qui l'affligeait le plus, c'est qu'il sentait mieux que personne la nécessité de cette correction. Ses amis, ses admirateurs la sentaient comme lui. «Ce poëme, écrivait Horace Lombardelli514, honore la religion, la poésie et notre siècle autant que l'auteur même; je ne doute pas que la fleur des esprits d'Italie ne se plaise à le commenter, et à en faire sentir toutes les beautés, surtout lorsque l'auteur y pourra mettre la dernière main. Plaise à Dieu qu'il le puisse, et que son poëme n'aye pas le même sort que l'Énéide!» Camillo Pellegrino, dans ce dialogue qu'il consacre à la gloire du Tasse515, reconnaît dans son poëme la même incorrection. «Espérons, dit-il, que si le ciel lui est assez favorable, ainsi qu'à notre siècle, pour lui rendre la santé, il mettra la dernière main à sa Jérusalem, qu'il étendra ou éclaircira quelques endroits qui paraissent maintenant obscurs et tronqués, et qu'il portera ce poëme à son entière perfection. Avant que cette disgrâce lui fût arrivée, il avait souvent dit qu'il n'était pas entièrement content de son ouvrage, et qu'il avait dessein d'y faire plusieurs changements. Il n'est donc pas douteux que sans l'indisposition de l'auteur, ce poëme aurait beaucoup moins de défauts qu'il n'en a maintenant, etc.»

Note 514: (retour) Lettre à Maurizio Cataneo, 28 septembre 1581.
Note 515: (retour) Il Carrafa, ovvero della poesia epica, etc.

Le Tasse, dans sa réponse à l'académie, parle ainsi de ce passage: «L'auteur du dialogue dit ici pour ma défense ce que je pourrais dire moi-même. J'ajouterai seulement que je n'ai jamais revu, ni corrigé, ni publié ce poëme, non plus que mes autres ouvrages. Plaise à Dieu qu'il me soit permis de le faire! etc.» Il répète dans plusieurs endroits ce même vœu, et l'on aperçoit souvent dans ses réponses la connaissance qu'il avait de ses défauts. «Parmi les expressions critiquées, dit-il ailleurs, il y en a que je comptais changer. Or, si les objections du critique ne me forcent pas à corriger mes vers lorsqu'elles sont sans raison, il ne serait pas raisonnable qu'elles me forçassent à ne les pas corriger quand je juge à propos de le faire, surtout n'ayant pas encore présidé moi-même à l'impression de mon poëme.» Et ailleurs encore; «En citant les mots dont je me suis servi, on les confond et on les défigure de manière que je ne les reconnais plus. Je ne veux pas les chercher dans un poëme que je n'ai pas lu depuis dix ans, et dans lequel j'aurais changé, non-seulement des mots, mais beaucoup d'autres choses, si j'y avais mis la dernière main.»

Si l'académie lui reproche de l'effort et de l'affectation dans le style, de la recherche dans les pensées, et des jeux de mots: «Quand on se sert, répond-il, pour m'attaquer, de mon propre jugement, tel que je l'ai prononcé devant plusieurs personnes, si je veux repousser le trait qui vient me frapper, il faut que je me réfute moi-même. Que dois-je donc faire, mes amis? Attendre le coup et présenter la gorge au glaive, comme firent les sénateurs romains quand Rome fut prise par les Gaulois? Ou bien toute défense, fausse ou vraie, me sera-t-elle permise contre mes adversaires?» Un interlocuteur lui conseille de se couvrir des armes des Grecs, comme fit Énée dans l'incendie de Troie, et de se mêler parmi ses ennemis. Le Tasse jouant sur le mot, avoue qu'il ne trouverait pas son compte à vouloir se couvrir des armes des Grecs, parce qu'Homère, non plus que Virgile, ne fait que très-rarement jouer les mots entre eux. «Je devrais plutôt, ajoute-t-il, prier le prince de Sulmone de m'accorder les armes dont se servait son poëte (c'est-à-dire Ovide né à Sulmone; et l'on voit ici que le Tasse reconnaissait en lui-même les défauts que l'en reproche à ce poëte). Le parrain d'armes de mon adversaire, continue-t-il, ne s'y opposerait pas sans doute; puisqu'il l'a armé de celles dont se servaient Menandre et Terence, ou plutôt Aristophane (c'est-à-dire celles de la plaisanterie et du sarcasme), et qui convenaient ici beaucoup moins.» Il continue de jouer sur cette idée des armes, sur le carquois d'Ovide, dont il peut décocher les traits, et qui du moins, dit-il est préférable aux instruments de cuisine que Terence met à la main de ceux qui assiégent la maison de Thaïs; allusion un peu forcée, comme on voit, à une scène de l'Eunuque de Terence516. Il quitte enfin ce style métaphorique, pour se jeter dans des sophismes, sur lesquels le préambule qu'il vient de faire montre assez qu'il ne se faisait pas illusion.

Note 516: (retour) Act. IV, sc. 7.

Si l'on désire un aveu plus positif, le voici dans cette réponse naïve et touchante qu'il fait à des reproches assaisonnés de toute la hauteur et de toute la dureté académique. «Moi qui souffre volontiers, mais non sans quelque douleur, qu'on veuille me guérir de mon ignorance517, je dirai au médecin: je suis malade, pour avoir trop goûté dans mon jeune âge la douceur des aliments de l'esprit, et parce que j'ai pris l'assaisonnement pour la nourriture; cependant vos remèdes sont trop désagréables: je crains qu'ils ne me trompent pas assez pour que je veuille les prendre. C'est un nouvel art de guérir, et une nouvelle espèce d'artifice que de frotter le vase avec du fiel au lieu de miel, pour qu'il ne soit pas rejeté du malade518

Note 517: (retour) Je ne puis me refuser au plaisir de mettre ici ce beau passage, en faveur de ceux qui entendent l'italien. Ma io che volentieri, nè però senza mio dolore, sostengo d'esser medicato dell'ignoranza, dirò al medico: son infermo per la dolcezza de' cibi dell'intelletto, de' quali ho gustato di soverchio nell'età giovenile, prendendo il condimento per nutrimento; non dimeno, troppo spiacevoli sono questi medicamenti: e temo che non m'inganninno, perchè io li prenda, benchè questa è nuova sorte di medicare e nuova maniera d'artificio unger di fiele il vaso, in cambio di mele, perchè dall'infermo non sia ricusato. (Apologia di Torquato Tasso, etc.)
Note 518: (retour) Allusion à la belle comparaison de Lucrèce, et à l'heureux emploi qu'il en avait fait lui-même dans le début de son poëme: Così a l'egro fanciul, etc.

Sans prendre trop à la rigueur ces aveux modestes, il en résulte toujours qu'on n'est point coupable en croyant apercevoir des défauts dans un ouvrage ou l'auteur lui-même voyait tant d'imperfections, et que dans un âge plus avancé, il nommait les jeux de sa jeunesse519. Ces défauts, dans un si grand et si beau génie, venaient tous de ce qu'il ne joignait pas, au même degré, à ses qualités éminentes, une autre qualité plus vulgaire en apparence, mais qu'Horace appelle cependant le principe et la source de l'art d'écrire; je veux dire cette sagesse520, ce jugement exquis, tranchons le mot, ce bon sens, ennemi de tout excès, de toute affectation, de toute recherche, qui retient toujours dans de justes bornes l'esprit le plus subtil et l'imagination la plus féconde; cette qualité précieuse enfin, dont il paraît que la nature avait fait l'un des principaux attributs de l'homme, et qu'il ne parvient même à étouffer qu'à force de soins et d'études. Le bon sens brille d'un doux éclat dans tous les bons auteurs de l'antiquité, parce que les anciens vivaient plus près de la nature, qu'ils la consultaient seule, et qu'ils n'empruntaient pour la peindre d'autres couleurs que celles qu'elle leur fournissait elle-même; il se trouve plus rarement chez les modernes, parce que, dans toutes les nations, les auteurs suivent plutôt le goût national que la voix de la nature, et que ce goût y est comme les mœurs, un composé bizarre de corruption, de préjugés et de restes de barbarie.

Note 519: (retour) Gli scherzi dell'età più giovanile. Au commencement de son discours intitulé: del Giudizio.
Note 520: (retour) Scribendi rectè sapere est principium et fons. (De Arte poëticâ.)

Peu d'auteurs ont assez de force pour s'isoler de leur nation et de leur siècle. Dans le siècle où le Tasse écrivait, siècle cependant que l'on appelle à juste titre le siècle d'or de la littérature italienne, l'Italie était déjà livrée à des abus d'esprit, qui ne firent qu'augmenter dans la suite. Pétrarque, ce beau génie, ce créateur de la poésie érotique moderne, avait aussi créé un spiritualisme, une mysticité d'amour et de langage, sur lesquels on se piquait encore de renchérir. Les Petrarquistes, dont le nombre fut grand dans le seizième siècle, et qui n'avaient pas le génie de leur modèle, outrèrent ses défauts, et furent souvent inintelligibles pour eux-mêmes. Pétrarque et ses imitateurs firent passer dans leur langue des expressions précieuses et recherchées, qui peut-être alors étaient trop fréquentes pour ne pas sembler naturelles, mais dont l'Italie elle-même est désabusée aujourd'hui. Les poésies lyriques du Tasse, poésies trop peu connues, trop nombreuses, mais dont un choix bien fait serait comparable aux recueils de ce genre les plus estimés, prouvent assez que, malgré la supériorité de son esprit, il fut loin de se garantir des défauts brillants de son siècle.

En commençant sa Jérusalem, il se proposa sans doute de changer sa manière, et d'imiter dans son style, comme dans plusieurs de ses inventions et dans le tissu régulier de sa fable, Homère et Virgile qu'il étudiait sans cesse, et dont il ne parlait qu'avec le ton de l'admiration et de l'enthousiasme. Mais on sait le pouvoir que les premières habitudes ont sur l'esprit comme sur le corps. Malgré tous les efforts qu'il fit peut-être, est-il étonnant que l'on aperçoive souvent dans son poëme, au milieu des plus grandes beautés de style, de malheureux vestiges de son vice originel?

Les poëmes romanesques ou romans épiques qui avaient inondé l'Italie, avaient semé dans la langue et dans les imaginations italiennes, un grand nombre d'expressions et d'idées ennemies du bon goût, et même du bons sens, pris dans cette acception positive que lui donne Horace quand il en fait la première règle de l'art d'écrire. Nourri dans sa jeunesse de la lecture de ces ouvrages, ayant lui-même, dès l'âge de dix-sept ans, figuré parmi les poëtes romanciers; malgré les notions saines qu'il acquit ensuite sur la véritable épopée, il lui fut impossible de ne pas conserver, dans un poëme héroïque, quelques-uns des défauts qu'il s'était habitué à excuser et même à imiter dans les romans.

La philosophie du Tasse était celle d'Aristote, réunie à la philosophie de Platon. Il avait appris dans le premier de ces philosophes toutes les finesses, et même toutes les subtilités de la dialectique. L'arme du sophisme lui était familière. Dans ses ouvrages en prose, il s'en sert quelquefois d'une manière que l'école approuve peut-être, mais que le bon sens réprouve. Il est affligeant, par exemple, qu'un aussi beau génie descende à des puérilités telles que celles-ci. Pour élever le Roland furieux au rang des poëmes héroïques, l'académie de la Crusca avait pris le parti de dire: poëme héroïque et roman, c'est tout un. «Ce qui n'est ni tout ni un, répond le Tasse, ne peut être tout un: or, le poëme de l'Arioste n'est ni tout ni un; donc il ne peut être tout un, avec un poëme héroïque.» Il est vrai que l'Infarinato, dans sa réplique, pour se moquer de ce mauvais sophisme, en fait un plus bizarre et plus mauvais encore. Pour l'entendre, il faut se rappeler que Tasso, en italien, signifie aussi un blaireau. «Vous êtes il Tasso, dit l'académicien; cependant vous n'êtes ni il, ni Tasso; car si vous étiez il, vous seriez un article, et si vous étiez Tasso, vous seriez une bête.» Cela est assurément détestable, mais le Tasse avait le malheur d'y avoir donné lieu. Lorsque dans un ouvrage de discussion, et dans la maturité de l'âge (car il avait alors quarante-un ans), un auteur se permet de raisonner ainsi, il n'est pas étonnant que, dans un âge plus tendre, et dans un ouvrage de pure imagination, il ait pu se soustraire quelquefois aux sévères lois du bon sens, qui sont aussi celles du bon goût?

Il avait appris de Platon à se livrer aux méditations contemplatives, et son ame naturellement élevée, avait facilement reçu l'empreinte du beau moral, tel que l'avait si bien conçu le plus sublime des anciens philosophes, mais non pas toujours le plus raisonnable. Ce fut à son exemple qu'il composa des dialogues où l'on trouve souvent des beautés dignes de son maître, mais qui souvent aussi sont défigurées par des pointilleries scolastiques, dont nous venons de voir un exemple, et dont les dialogues de Platon même ne sont pas toujours exempts. Son poëme est rempli des traces du platonisme: on les reconnaît à la noblesse, à la beauté idéale de ses pensées et de ses maximes, mais on les reconnaît aussi à cette métaphysique amoureuse que Pétrarque avait mise à la mode, et que, dans leurs plaisirs, dans leurs plaintes, leurs regrets, les amants du Tasse emploient souvent au lieu du langage de la nature.

C'est encore de Platon qu'il avait pris un goût excessif pour l'allégorie. Il le poussa jusqu'à ne plus voir dans les poëmes d'Homère et de Virgile que des allégories continuelles, et voulut, à cet exemple, allégoriser toute sa Jérusalem. Quelques parties de ces anciens poëmes étaient peut-être en effet allégoriques. Le chantre d'Achille et celui d'Énée, à l'exemple des premiers poëtes, y couvraient peut-être de ce voile ingénieux les vérités les plus sublimes de la physique et de l'astronomie; mais imaginer que le tissu entier de leurs fables est une pure allégorie; que leurs héros ne sont que des emblèmes; penser et écrire que l'Iliade est l'image de la vie civile, l'Odyssée celle de la vie contemplative, et l'Énéide un mélange de l'une et de l'autre; soutenir gravement que l'homme contemplatif étant solitaire, et l'homme actif vivant dans la société civile, c'est pour cela qu'Ulysse, à son départ de chez Calypso, est seul, et non pas accompagné d'une armée ou d'une multitude de suivants; qu'Agamemnon et Achille, au contraire, sont représentés, l'un comme général de l'armée des Grecs, l'autre comme chef des Myrmidons; qu'Énée enfin est accompagné lorsqu'il combat ou qu'il fait d'autres actes de la vie civile, mais que pour descendre aux Champs-Élysées, il laisse tous ses compagnons, même son fidèle Achate; et que ce n'est pas au hasard que le poëte le fait ainsi aller seul, parce que ce voyage signifie une contemplation des peines et des récompenses qui sont réservées dans l'autre vie aux ames des bons et des méchants; qu'en outre l'opération de l'intelligence spéculative qui est l'opération d'une seule puissance est très-bien figurée par l'action d'un seul; mais que l'opération politique qui procède de l'intelligence et en même temps des autres puissances de l'ame, lesquelles sont, pour ainsi dire, des citoyens réunis dans une république, ne peut être aussi bien représentée par une action où plusieurs ne concourent pas ensemble à une seule fin; établir en principe toutes ces rêveries et les prendre, ou feindre de les prendre pour règles, comme fit le Tasse521, n'est-ce pas prouver assez qu'avec une imagination très-riche et plusieurs autres qualités poétiques, portées même au plus haut degré, on n'a pas toujours ce bon sens, dont la véritable et saine poésie ne doit s'écarter jamais?

Note 521: (retour) Dans l'Allegoria del poema, jointe à presque toutes les éditions de la Jérusalem délivrée.

Voyez son discours intitulé Allégorie du poëme; vous y apprendrez que l'armée des croisés étant composée de différents princes et d'autres soldats chrétiens, représente l'homme qui est un composé d'ame et de corps, et d'une ame non pas simple, mais partagée en différentes puissances; que Jérusalem, ville forte et placée dans un terrain âpre et montueux, vers laquelle sont dirigées toutes les entreprises de l'armée fidèle, désigne la félicité civile, convenable au bon chrétien, félicité difficile à acquérir, placée sur la cime escarpée où habite la Vertu, mais où doivent tendre toutes les actions de l'homme politique. Vous y apprendrez encore que Godefroy est l'image de l'intelligence, que Renaud, Tancrède et les autres princes, figurent les autres qualités de l'ame, et que le corps humain est représenté par les soldats; que l'amour qui fait déraisonner Tancrède, Renaud et d'autres guerriers, et qui les éloigne de Godefroy, désigne les combats que livrent à la puissance raisonnable la concupiscible et l'irascible, etc., etc.»

Je sais bien que cette Allégorie, qu'il écrivit en un jour522, ne fut qu'une espèce de jeu d'esprit, auquel il voulut d'abord que les autres fussent pris; que son premier dessein était de mettre ainsi à couvert les amours, les enchantements, et tout ce qu'il y avait de trop peu grave dans son poëme, en faisant croire qu'il avait caché sous ces dehors frivoles des vues philosophiques et politiques. Une de ses lettres nous l'apprend523; mais elle nous apprend aussi que quand il eut terminé ce travail, il en fut si émerveillé lui-même, il en trouva toutes les parties si exactement correspondantes et si bien d'accord avec le sens littéral de sa Jérusalem, qu'il finit par douter si, même en la commençant, il n'avait pas eu cette pensée524. Ne mettons pas à cela plus d'importance qu'il ne faut, mais reconnaissons cependant que ni l'illusion qu'il avait voulu faire, ni celle qu'il finit par éprouver, ne sont d'un esprit bien sage, et que ni Homère ni Virgile n'en avaient, quoi qu'on puisse dire, voulu causer ni éprouvé eux-mêmes de pareilles.

Note 522: (retour) A Ferrare, au mois de juin 1576.
Note 523: (retour) Citée dans sa Vie, par Serassi, p. 223, d'après un manuscrit, et jusqu'alors inédite.
Note 524: (retour) Ond'io dubito, che non sia vero che quando cominciai il mia poema avessi questo pensiero. (Ibid., p. 124.)

De ce vice, qu'on peut appeler radical, naissent en effet tous les autres. Ce n'est pas assez d'en reconnaître les suites dans quelques vers trop brillantés, dans quelques images trop fleuries, dans des expressions et des tours affectés, que le critique français avait sans doute en vue quand il se servit de ce mot de clinquant dont on a fait tant de bruit, et qu'un critique italien avait employé avant lui, sans qu'on lui en ait fait les mêmes reproches; il y faut voir aussi la source de défauts peut-être plus graves, dans les narrations, dans les descriptions, et surtout dans les situations pathétiques et les discours passionnés. Expliquons ceci par des exemples.

Dans les narrations, on peut regarder comme un défaut opposé à ce jugement, à cette sagesse, à ce bon sens que recommande Horace, et que les deux anciens maîtres de l'épopée ne blessent jamais, toute circonstance inutile et qui ne sert que d'un vain ornement; tout détail minutieux, tout effet exagéré, toute particularité purement et inutilement accessoire. Un vieillard, ami des chrétiens, instruit les deux chevaliers qui vont chercher Renaud, de la manière dont ce jeune guerrier avait été surpris et enlevé par Armide525. Arrivé au bord du fleuve Oronte, il était passé dans une île où Armide cachée l'attendait pour le poignarder. La beauté ravissante de ce lieu est décrite avec autant de goût que de charme. Dans cette première partie de la narration, l'agréable n'est que joint au nécessaire; dans le reste, il prend trop évidemment le dessus. Renaud entend le fleuve murmurer et rendre de nouveaux sons. Il regarde; «il voit au milieu de son cours une onde qui tourne et retourne sur elle-même; et de là sort une blonde chevelure, et de là s'élève la figure d'une femme, e quinci il petto e le mammelle, et tout le reste de son corps jusqu'aux endroits que cache la pudeur526.»--Ne perdons pas de vue que ce n'est point ici une description faite par le poëte, mais une narration faite par un vieillard. Il se plaît fort dans la peinture de ce joli fantôme. Il le compare aux nymphes et aux déesses qu'on voit dans un spectacle nocturne s'élever lentement du milieu du théâtre. «Ce n'est pas, dit-il ensuite, une syrène véritable, mais elle semble une de celles qui habitaient une mer dangereuse auprès du rivage de Tirrhène.» Elle se met à chanter une chanson galante de vingt-quatre vers, et le bon vieillard qui l'a retenue à merveille, la répète tout entière aux chevaliers527.

Note 525: (retour) C. XIV, st. 51 et suiv.
Note 527: (retour) St. 62, 63 et 64.

Renaud s'endort à ces doux chants, continue le vieil ermite: la magicienne sort de son embuscade, et court à lui ne respirant que la vengeance; «mais quand elle fixe sur lui ses regards, qu'elle le voit respirer si paisiblement, qu'elle voit dans ses yeux, quoiqu'ils soient fermés, une expression douce et riante (qu'est-ce donc quand il peut les mouvoir?) d'abord elle s'arrête en suspens; ensuite elle s'assied près de lui; elle sent en le regardant s'apaiser toute sa colère: elle reste désormais tellement penchée sur ce front plein de charmes, qu'elle ressemble à Narcisse auprès de sa fontaine. De son voile, elle essuie la sueur qu'on y voit couler; elle s'en sert ensuite pour agiter doucement l'air, et pour tempérer les ardeurs du soleil528. «Ainsi, qui le croirait? (il faut ici traduire mot pour mot), les ardeurs assoupies de ses yeux cachés fondirent cette glace qui s'endurcissait plus que le diamant dans son cœur529

Note 528: (retour) Si l'on en excepte un ou deux traits, ce tableau est charmant, et aussi vrai qu'il est agréable: quel dommage qu'il soit gâté par ce qui suit!

Que ceci nous suffise pour exemple des narrations; je n'en pouvais peut-être citer aucun où la convenance fut plus complètement blessée, je ne dis pas seulement par quelques expressions, mais par le fond même du récit, mis dans la bouche d'un vieillard, qui ôte à la plupart de ces détails toute vraisemblance.

Il y a deux sortes de descriptions, celles des choses et celles des personnes, ou les portraits. Ne voulant parler que des plus célèbres, je choisirais pour exemples des mêmes défauts dans les unes et dans les autres quelques traits des jardins d'Armide, et du portrait d'Armide elle-même; mais ces deux morceaux entiers me fourniront, dans le chapitre suivant, une citation plus importante et un parallèle déjà promis. Nous pourrons alors observer, et ces vices brillants, qui sont là, comme dans tout le poëme, rachetés par des beautés exquises, et les résultats d'une rivalité dangereuse que le Tasse pouvait seul soutenir.

A l'égard des situations touchantes et des peintures de passions fortes où des fautes du même genre et des traits d'esprit déplacés détruisent le pathétique, c'est, de tous les défauts reprochés au Tasse, celui qu'on peut lui pardonner le moins, et malheureusement l'un des reproches qu'il paraît le plus mériter.

Quelle peinture devait être plus pathétique et plus terrible que celle du désespoir d'un amant qui, pendant la nuit, tue, sans la connaître une maîtresse adorée? Voyez Tancrède prêt à baptiser Clorinde qu'il a blessée à mort. Il ne meurt pas, parce qu'il recueille en ce moment toutes ses forces, qu'il les met en garde auprès de son cœur, et que, réprimant sa douleur, il s'occupe à donner la vie avec l'eau à celle qu'il a tuée avec le fer530. Des Français qui arrivent le trouvent mourant, et l'emportent avec Clorinde, à peine vivant en soi, et mort en elle qui est morte531. Lorsqu'il revient à lui et qu'il se retrouve dans sa tente au milieu de ses amis, il se répand en plaintes qui devraient arracher des larmes; mais comment ne seraient-elles pas séchées par cette froide apostrophe à sa main532? «Ah! main timide et lente, toi qui sais tous les moyens du blesser, toi impie et infâme ministre de la mort, que n'oses-tu maintenant trancher le fil de cette vie coupable? Perce ma poitrine, et de ton fer barbare déchire cruellement mon cœur! Mais peut-être habituée à des actions atroces et impies, regardes-tu comme un acte de pitié de donner la mort à ma douleur.» Après quelques mouvements plus passionnés, mais où l'on ne voit pas encore l'expression d'un véritable désespoir, il demande où est le corps de Clorinde. Peut-être est-il la proie des bêtes féroces533. «Ah! trop noble proie! ah! trop douce, trop chère, et trop précieuse pâture, ah! restes malheureux, contre qui les ombres et les forêts ont irrité, moi d'abord, et ensuite les bêtes sauvages! J'irai où vous êtes, et je vous aurai avec moi, si vous existez encore, ô dépouilles chéries! Mais s'il arrive que ces membres si délicats aient assouvi des appétits féroces, je veux que la même gueule m'engloutisse: je veux être renfermé dans le ventre qui les renferme. Tombe honorable et heureuse pour moi, quelque part qu'elle puisse être, s'il m'est permis d'y être avec eux!»

Note 530: (retour)

A dar si volse

Vita con l'acqua a chi col ferro uccise.

(C. XII, st. 68.)

Note 531: (retour) In se mal vivo e morto in lei ch' è morta. (St. 71.)
Note 532: (retour) St. 75. Je connais les réponses que le marquis Orsi, dans son sixième Dialogue, cité ci-dessus, p. 339, note 2, fait aux objections du P. Bouhours sur quelques-uns des traits suivants. Ces réponses ont, du moins à mon avis, le très-grand tort de ne répondre à rien, et de laisser les choses au même point où elles étaient auparavant.

Comment, lorsqu'on est habitué aux beautés vraies d'Homère et de Virgile, pourrait-on se sentir ému par de pareilles plaintes, ou par celles-ci qui viennent bientôt après534? «O mes yeux, aussi impitoyables que ma main! elle a fait les plaies; vous les regardez! vous les regardez sans pleurer! Ah! que mon sang coule, puisque mes pleurs refusent de couler!» ou enfin par cette apostrophe au tombeau de Clorinde? «O marbre si cher et si honoré, qui as au-dedans de toi ma flamme et au-dehors mes pleurs535, non, tu n'es point la demeure de la mort, mais de cendres vivantes où repose l'amour; et je sens que tu rallumes dans mon cœur ses feux accoutumés, moins doux, mais non moins brûlants. Ah! prends mes soupirs, et prends ces baisers que je baigne d'une eau douloureuse, et puisque je ne le puis moi-même, donne-les du moins à ces restes chéris que tu as dans son sein. Donne-les leur, et si jamais cette belle ame tourne les yeux vers ses belles dépouilles, elle ne s'irritera ni de ta pitié, ni de ma hardiesse, etc.»

Note 534: (retour) St. 82 et 83.
Note 535: (retour)

O sasso amato ed honorato tanto,

Che dentro hai le mie fiamme e fuori il pianto, etc.

(St. 96.)

Quel moment encore pour l'expression et pour le pathétique que celui où Armide est quittée par Renaud! Elle qui naguère avait à ses ordres tout l'empire d'amour, qui voulait être aimée et qui haïssait les amants, qui n'aimait qu'elle, ou qui n'aimait en autrui que l'effet du pouvoir de ses yeux536; maintenant méprisée, trahie, abandonnée, elle suit celui qui la fuit et la méprise; elle tâche d'orner par ses larmes le don de sa beauté refusé pour lui-même... Elle envoie devant elle ses cris pour messagers, et elle ne le joint que lorsqu'il a joint le rivage537. Forcenée, elle s'écrie: «O toi qui emportes avec toi une partie de moi-même, et qui en laisses une partie, ou prends l'une, ou rend l'autre, ou donne en même temps la mort à toutes les deux»..... Elle arrive auprès de Renaud, et avant de lui parler, elle soupire: «Comme un musicien habile qui, avant de chanter, prélude à voix basse pour préparer l'attention de ses auditeurs538.» Comparaison précieuse et un peu froide peut-être, mais délicieusement exprimée, et ce qui vaut encore mieux, conforme à ce trait bien saisi du caractère d'Armide, qui même dans l'amertume de sa douleur n'oublie pas ses artifices et ses ruses539.

Note 536: (retour) C. XVI, st. 38 et suiv.
Note 537: (retour)

E invia per messaggieri inanzi i gridi;

Nè giunge lui, pria ch'ei sia giunto a i lidi. (St. 39.)

Note 538: (retour)

Qual musico gentil, prima che chiara

Altamente la lingua al canto snodi, etc. (St. 43.)

Note 539: (retour)

Che ne la doglia amara

Già tutte non oblia l'arti e le frodi. (Ibid.)

Le commencement de son discours a de l'adresse et de la vérité. Si Renaud est devenu son ennemi, elle avoue qu'il peut croire qu'elle a mérité sa haine. Elle a aussi haï les chrétiens; née païenne, elle a voulu ruiner leur empire. Elle l'a haï lui-même: elle l'a poursuivi, fait prisonnier, emmené loin des armes, dans des lieux lointains et déserts. Ces souvenirs odieux lui servent pour en amener de plus doux. Mais après quelques expressions, peut-être un peu trop naturelles, elle se jette de nouveau dans tous ces traits d'esprit, ennemis du pathétique et de la nature. «Joins à cela, dit-elle540, ce que tu regardes comme plus honteux et plus malheureux pour toi; je t'ai trompé, je t'ai séduit par les délices de notre amour. Cruelle tromperie sans doute et séduction coupable! Laisser cueillir sa fleur virginale, livrer à un tyran tous ses charmes! après les avoir refusés pour récompense à mille anciens amants, les offrir en don à un nouveau! Eh bien! que ce soit encore là un de mes crimes. Quitte ce séjour qui fut si agréable pour toi, passe les mers, combats, détruis notre foi.... Que dis-je? Notre foi! Ah! elle n'est plus la mienne; ô ma cruelle idole541, je ne suis fidèle qu'à toi!

Note 541: (retour)

Fedele

Sono a te solo, idolo mio crudele. (St. 47.)

Idolo mio est, en italien, un mot d'amour qui n'a point de correspondant en français, et doit ordinairement se rendre par quelque autre expression de tendresse; mais ici c'est le mot propre; il s'agit de la religion, de la foi que professait Armide; cette foi n'est plus la sienne, elle n'est plus fidèle qu'à cet idolo, qu'il faut absolument rendre par ce qui signifie en français, comme en italien, l'objet d'un culte, lorsqu'on ne traduit pas, et qu'on ne veut, comme je le fais ici, qu'expliquer et faire entendre. Dans une traduction, le changement de genre forcerait à prendre un autre tour.

Permets moi seulement de te suivre, grâce qui peut encore se demander entre ennemis. Le déprédateur ne laisse par derrière lui sa proie542; quand le vainqueur part le captif ne reste pas; que ton camp me voie parmi les autres trophées, qu'il ajoute à tes autres éloges celui de t'être joué de celle qui s'était jouée de toi543.... Je te suivrai dans les combats: je serai comme il te plaira le mieux, ton écuyer ou ton écu, scudiero o scudo544.

Note 542: (retour) Non lascia in dietro il predator la preda, etc. (St. 48.)
Note 543: (retour)

Ed a l'altre tue lodi aggiunga questa

Che la tua scheruitrice habbia schernito. (Ibid.)

Note 544: (retour) St. 50. Les réponses du marquis Orsi, ub. supr., relatives à ce jeu de mot, sont pires que celles dont j'ai parlé dans une note précédente; elles renforcent l'objection, et rendent la faute plus sensible.

Renaud s'arrête, mais il résiste et remporte la victoire. L'amour trouve en lui l'entrée fermée et les larmes la sortie545. L'amour n'entre pas pour renouveler d'anciennes flammes dans son sein que la raison a glacé. Il répond avec douceur, mais avec sagesse; aussi Armide lui dit-elle: «Écoutez comme il me conseille! écoutez ce chaste Xénocrate, comme il parle d'amour546!» Le nom de ce philosophe grec ne sied-il pas merveilleusement bien dans la bouche d'Armide? Je sais qu'une partie de cette longue scène, composée de trois discours, est écrite différemment, et qu'on en peut citer des tirades entières où la passion parle son véritable langage; mais la plupart des traits en sont imités ou plutôt traduits de Virgile, et l'on pardonne d'autant moins au Tasse d'avoir, dans quelques autres, fait si peu convenablement parler Armide, qu'il avait alors Didon sous les yeux ou dans la mémoire.

Note 545: (retour)

Resiste e vince; e in lui trova impedita

Amor l'entrata, il lagrimar l'uscita. (St. 51.)

Note 546: (retour)

Odi come consiglia, odi il pudico

Senocrate, d'amor come ragiona. (St. 58.)

Herminie, au dix-neuvième chant, trouve son cher Tancrède vainqueur d'Argant, mais lui-même étendu mourant, à peu de distance du corps de son ennemi. «Après un si long temps, dit-elle547, je te revois à peine, ô Tancrède, je te revois, et je ne suis pas vue; je ne suis pas vue de toi, quoique présente, et en te trouvant je te perds pour toujours.» Elle voudrait être aveugle pour ne le pas voir en cet état; elle déplore la flamme des yeux, leurs rayons cachés, la couleur vermeille des joues fleuries, etc. Elle s'adresse enfin à l'ame, et la prie de pardonner un larcin téméraire. Ce larcin est un baiser, et il ne faut pas moins de douze vers à la chaste Herminie pour traiter à fond cette matière. «Je veux ravir à ces lèvres pâles de froids baisers que j'espérai plus chauds548, (qu'on me pardonne cette traduction littérale). J'enlèverai à la mort une partie de ses droits, en baisant ses lèvres livides et flétries. Bouche compatissante qui, pendant ta vie, consolais ma douleur par tes discours, qu'il me soit permis, avant mon départ, de me consoler par quelqu'un de tes chers baisers; et peut-être alors si j'avais été assez hardie pour le demander, m'aurais-tu donné ce qu'il faut maintenant que je vole. Qu'il me soit permis de te presser, et ensuite que je verse mon ame entre tes lèvres!» Où est la décence? où est la nature? où est le pathétique?

Note 547: (retour) St. 105 et suiv.
Note 548: (retour)

Da le pallide labra i freddi baci,

Che più caldi sperai, vuò pur rapire. (St. 107.)

Ce qui augmente l'inconvenance, c'est qu'Herminie n'est pas seule: elle parle ainsi devant Vafrin, écuyer de Tancrède, qui est arrivé avec elle, qui vient d'ôter le casque du guerrier, l'a reconnu, s'est écrié: c'est Tancrède! et n'a plus rien dit depuis. Ce qui suit y ajoute encore. Elle s'en tient à ce long projet de baisers, et ne fait point ce que l'extrême douleur rendait excusable, qui était d'imprimer en effet un baiser sur les lèvres du héros qu'elle croit mort. «Elle parle ainsi en gémissant, dit le Tasse; et elle se fond pour ainsi dire par les yeux, et paraît changée en fontaine549.» Ce baiser aurait pu ranimer Tancrède, mais cela eût été trop naturel. Il faut que ce soit ce déluge de larmes qui le ranime en coulant sur son visage. Sa bouche s'entr'ouvre, et les yeux encore fermés, il pousse un faible soupir qui se confond avec ceux d'Herminie. Elle l'entend, et s'écrie: «Ouvre les yeux, Tancrède, à ces derniers devoirs que je te rends par mes pleurs550. Regarde celle qui veut faire avec toi cette longue route, et qui veut mourir à tes côtés. Regarde-moi; ne t'enfuis pas si vite; c'est là le dernier don que je te demande.» Tancrède ouvre les yeux et les referme aussitôt. Elle continue à se plaindre. Vafrin prend enfin la parole, et dit ces deux mots, qu'il aurait dû dire il y a long-temps: «Il ne meurt point551; il faut donc d'abord le panser, nous le pleurerons ensuite.» Alors il désarme son maître. Herminie, savante dans l'art de guérir, regarde et touche les blessures: elle espère qu'elles ne seront pas mortelles. Mais elle n'a pour servir de bandes que son voile: l'amour lui en indique d'extraordinaires; elle se coupe les cheveux et s'en sert pour essuyer et pour bander les plaies. Elle n'a ni dictame, ni autres herbes médicales, mais elle possède des paroles magiques très-puissantes, et elle en fait usage. Tancrède ouvre enfin les yeux. Il reconnaît son écuyer. Il demande quelle est cette beauté compatissante qui fait auprès de lui l'office de médecin. Elle rougit. Tout sauras tout, lui répond-elle; maintenant, je t'ordonne, comme ton médecin, le silence et le repos. Tu guériras: prépare ma récompense; et en parlant ainsi, elle lui pose la tête sur son sein552.

Note 549: (retour) Le texte dit en ruisseau:

Così parla gemendo, e si disface

Quasi per gli occhi, e par conversa in rio. (St. 109.)

Note 550: (retour)

A queste estreme

Essequie.......... ch'io ti fò col pianto. (St. 110.)

Note 551: (retour) Questi non passa. (St. 111.)

Ce tableau est charmant, sans doute, et je l'indiquerais volontiers à un artiste sensible; mais ne voit-on pas que le langage d'Herminie qui était d'abord trop emphatique et trop orné pour la douleur, devient ici trop simple et trop nu? D'ailleurs la fin de cette scène qui, tout entière devait être si touchante, fait encore mieux sentir, non-seulement le défaut de pathétique, mais l'invraisemblance du commencement. Comment le premier mouvement de Vafrin, comment celui d'Herminie si habile dans l'art de guérir, l'une au lieu de faire de si longs et si froids discours, et l'autre de rester à les entendre, n'a-t-il pas été de désarmer Tancrède, pour voir si quelque chaleur, si quelque battement de cœur ne lui restait pas encore?

Quant aux images trop fleuries et aux pensées frivoles, aux tours affectés, aux pointes et aux jeux de mots, assez généralement regardés comme les seuls défauts que l'on puisse reprocher au Tasse, ils sont, j'ose le dire, en plus grand nombre dans son poëme qu'on ne le croit communément. L'énumération en serait longue, si l'on voulait parcourir la Jérusalem délivrée d'un bout à l'autre, et citer tout ce qui peut être rangé dans l'une de ces trois classes, celle des images et des pensées, celles des tours, et celle des expressions ou des mots; contentons-nous de quelques exemples.

Armide, à qui Godefroy refuse le secours qu'elle lui demande, verse des larmes, telles qu'en produit la colère mêlée à la douleur. «Ses larmes naissantes ressemblaient à un crystal et à des perles frappées des rayons du soleil553. Ses joues humides étaient comme des fleurs vermeilles et blanches tout ensemble, qu'arrose un nuage de rosée, lorsqu'au point du jour elles ouvrent leur calice au doux zéphir, et que l'aube qui les regarde avec plaisir, désire d'en parer son sein.» Que devient au milieu de ces jolies images, et surtout de la dernière, la douleur vraie ou fausse d'Armide? Le poëte n'emploie-t-il pas encore une image trop fleurie, ou plutôt une figure trop recherchée, trop peu naturelle, lorsqu'Armide, pour consoler ses amants, «fait briller, comme un double soleil, son regard serein et son souris céleste sur les nuages épais et obscurs de la douleur, qu'elle avait d'abord amassés autour de leur sein554?» Tancrède, dès l'instant qu'il voit Clorinde, en devient amoureux; le Tasse, au lieu de peindre ce rapide sentiment de l'amour, s'amuse à cette image trop fleurie et à cette pensée frivole de l'Amour enfant. «O merveilles! l'Amour qui vient à peine de naître, vole déjà grand, et déjà triomphe armé555

Note 553: (retour) C. IV, st. 74 et suiv.
Note 555: (retour) C. I, st. 47.

Tancrède, qui se trouve tout à coup enfermé dans les obscures prisons d'Armide, y regrette moins de ne plus voir le soleil que de ne plus voir Clorinde; encore ne s'exprime-t-il pas aussi naturellement. «Ce serait, dit-il, une perte légère que de perdre le soleil; malheureux! je perds la vue bien plus douce d'un beau soleil556.» Renaud, revenu de ses erreurs, s'acheminant avant l'aurore vers la montagne où il doit prier, admire les étoiles et la lune argentée. On s'attend qu'un si grand spectacle lui dictera quelque pensée profonde; or voici celle qu'il lui inspire. «Il n'est personne qui admire tant de merveilles, et nous admirons la lumière trouble et obscure, qu'un coup d'œil ou l'éclair d'un sourire nous découvre sur les confins bornés d'un fragile visage557.» Le fond de la pensée est aussi frivole que le tour est précieux et affecté.

Note 556: (retour)

E tal' hor dice in tacite parole:

Lieve perdita fia perdere il sole.

Ma di più vago sol più dolce vista

Misero i' perdo. (C. VII, st. 48 et 49.)

Note 557: (retour)

E miriam noi torbida luce e bruna,

Ch'un girar d'occhi, un balenar di riso

Scopre in breve confin di fragil viso.

(C. XVII, st. 13.)

Dans la dernière bataille, Renaud et ses compagnons d'armes tuent tout ce qu'ils rencontrent. Les infidèles n'osent même se défendre. Ce n'est point un combat, c'est un massacre; car on emploie d'un côté le fer et de l'autre la gorge558. Ici la frivolité de la pensée va jusqu'au ridicule. Il est vrai que cela est imité de Lucain, qui dit dans son neuvième livre positivement la même chose559; mais n'en déplaise à Lucain et à ses admirateurs outrés, frivolité et ridicule, n'en sont pas moins ici les mots propres.

Note 558: (retour) Che quinci oprano il ferro, indi la gola.
Note 559: (retour)

Perdidit indè modum cædes, ac nulla secuta est

Pugna, sed hinc jugulis, hinc ferro bella geruntur.

J'entends par tours affectés les répétitions, les accumulations, les oppositions qui s'écartent du naturel, qui ne forment qu'un vain cliquetis de mots et de pensées, et qui ôtent au style épique sa noble et décente simplicité.--Odoard et Gildippe combattent toujours ensemble: tous les coups qu'ils reçoivent les blessent également. Souvent l'un est blessé, l'autre languit, et celui-là verse son ame, quand celle-ci verse son sang560.» Soliman, dans un combat nocturne, fait des prodiges de valeur. «Son fer ne s'abat point qu'il ne touche, il ne touche point qu'il ne blesse, il ne blesse point qu'il ne tue561.» Après un tour si affecté, et une accumulation si exagérée, sied-il bien d'ajouter: «J'en dirais plus encore, mais la vérité à l'air du mensonge?» Clorinde et Tancrède qui se combattent sans se connaître, «ont le pied toujours ferme et la main toujours en mouvement. L'insulte excite le courroux à la vengeance, et la vengeance ensuite renouvelle l'insulte562.» Au haut de la montagne où Armide a placé ses jardins, où le ciel est toujours serein, et conserve éternellement aux près les herbes, aux herbes les fleurs, aux fleurs les odeurs, aux arbres les ombrages563, une jolie nymphe se jouait dans l'eau d'une fontaine; «elle riait et rougissait tout ensemble; et le sourire était plus beau dans la rougeur et la rougeur dans le sourire564.» Elle disait aux chevaliers: vous pouvez déposer ici les armes; vous n'y serez plus guerriers que de l'amour, et le lit et l'herbe tendre des prés seront vos doux champs de bataille

Note 560: (retour) C. I, st. 57.
Note 561: (retour) C. IX, st. 23.
Note 562: (retour) C. XII, st. 55 et 56.
Note 563: (retour) 563: C. XV, st. 54.
Note 564: (retour) Ibid., st. 62 et suiv.

Je n'ai pas besoin de dire ce que j'entends par pointes ou jeux de mots; cela est assez clair, et ne s'expliquerait que trop de soi-même dans les traits suivants.--Ce n'est pas assez qu'Armide raconte que son tyran la quitta avec un visage sombre où paraissait clairement la cruauté de son cœur565, ni qu'elle dise: Je craignais même de lui découvrir ma crainte566, il faut encore que l'eau qui coule de ses yeux produise l'effet du feu, et que le poëte s'écrie: «O miracle d'amour, qui tire des étincelles de ses larmes, et qui enflamme les cœurs dans l'eau567!» Ses ruses mettent le trouble dans le camp des chrétiens; «elle trempe les traits d'amour dans le feu de la pitié568..... Elle intimide les uns, encourage les autres, et enflammant leurs désirs amoureux, enlève la glace qu'avait amassée la crainte569.» Enfin les faisant à chaque instant changer d'état, «elle les tient toujours dans la glace et dans le feu, dans les ris et dans les pleurs, entre la crainte et l'espérance570

Note 565: (retour)

Partissi alfin con un sembiante oscuro

Onde l'empio suo cor chiaro trasparve.

(C. IV, st. 48.)

Note 566: (retour) E scoprir la mia tema anco temea. (St. 51.)
Note 567: (retour)

O miracol d'amor che le faville

Tragge del pianto e i cor ne l'acqua accende. (St. 76.)

Note 569: (retour) Ibid., st. 88.
Note 570: (retour)

Fra si contrarie tempre in ghiaccio e in foco,

In riso, in pianto, e fra paura e spene

Inforsa ogni suo stato. (St. 93.)

Senape, roi d'Éthiopie, était éperdûment amoureux de sa femme, et dans lui les glaces de la jalousie égalaient les feux de l'amour571. Mais voici bien autre chose. La reine était noire, elle accouche d'une fille blanche; cette fille est Clorinde, à qui le vieil Arsète raconte cette histoire. Votre mère, lui dit-il, résolut de vous cacher au roi son époux «à qui la blancheur de votre teint eût pu paraître une preuve contre la candeur de sa foi.» Je suis même obligé de mettre ici l'inverse du jeu de mots qui est dans l'original, pour le faire un peu entendre, car c'est la candeur du teint de l'enfant qui est opposée à la foi non bianca de la mère572.

Note 571: (retour) C. XII, st. 22.
Note 572: (retour)

Ch'egli havria dal candor che in te si vede

Argomentato in lei non bianca fede. (St. 24.)

On retrouve ce goût pour les pointes dans les récits, dans les discours, dans les descriptions; mais c'est surtout, il faut l'avouer, dans le caractère d'Armide que le poëte paraît avoir pris à tâche de les semer avec profusion. Soit qu'il parle d'elle, soit qu'il la fasse parler ou agir, les jeux de mots les plus recherchés viennent d'eux-mêmes se placer dans ses vers. Il semble qu'en peignant cet être fantastique, il n'ait pas cru devoir un moment parler le langage de la nature, ou plutôt il semble que cette magicienne l'a lui-même touché de sa baguette, et qu'elle a jeté sur ses pensées et sur son style un charme malfaisant qu'il ne peut rompre. Nous en avons déjà plusieurs fois remarqué l'influence; mais si l'on veut la voir dans toute sa force, il faut jeter les yeux sur Renaud aux pieds d'Armide, et prêter l'oreille à ses galanteries amoureuses.

Un miroir du crystal le plus brillant pendait au côté de Renaud. Elle se lève, et le place entre les mains de son amant. Ils regardent tous deux, elles avec des yeux riants, lui avec des yeux enflammés, un seul objet en divers objets. Elle se fait du verre un miroir et lui se fait deux miroirs des yeux sereins de sa maîtresse. L'un se glorifie de son esclavage, l'autre de son empire, elle en elle-même, et lui en elle573. «Tourne, lui disait le chevalier, tourne vers moi ces yeux où je lis ton bonheur et qui font le mien574; car si tu ne le sais pas, mes feux sont le vrai portrait de tes beautés. Mon sein retrace mieux que ton crystal leur forme et leurs merveilles. Hélas! puisque tu me dédaignes, que ne peux-tu du moins voir ton propre visage dans toute sa beauté! Ton regard qui ne trouve point ailleurs de quoi se satisfaire, jouirait et serait heureux en se retournant sur lui-même. Un miroir ne peut rendre une si douce image, et un paradis n'est pas renfermé dans une petite glace. Le ciel est un miroir digne de toi, et c'est dans les étoiles que tu peux voir tous tes charmas575

Note 573: (retour)

Con luci ella ridenti, ei con accese

Mirano in varj oggetti un sol'oggetto;

Ella del vetro a se fa specchio, ed egli

Gli occhi di lei sereni a se fa spegli.

L'un di servitù, l'altra d'impero

Si gloria: ella in se stessa ed egli in lei.

(C. XVI, st. 20 et 21.)

Note 574: (retour) 574: Onde beata bei. Jeu de mots impossible à rendre en français, et qui disparaît dans cette paraphrase. Le marquis Orsi, loc. cit., défend ce jeu de mots et ce qui suit, comme il défend tout le reste; il cite Pétrarque pour autoriser le Tasse. Je sais combien le Tasse a imité Pétrarque; mais je sais aussi qu'il doit à cette imitation une partie de ses défauts; que ce qui est permis dans le style lyrique ne l'est pas pour cela dans le style épique, et qu'enfin si un tour affecté ou un jeu de mots cessaient de l'être quand on en trouve des exemples dans Pétrarque, cela nous mènerait loin.
Note 575: (retour)

Non può specchio ritrar si dolce imago,

Nè in picciol vetro è un paradiso accolto.

Specchio t'è degno il cielo, e ne le stelle

Puoi riguardar le tue sembianze belle. (St. 22.)

Vous voyez que ce n'est pas seulement dans la douleur et dans les plaintes que le Tasse n'a pas su donner à l'amour un langage naturel et passionné. Qu'on ne dise point qu'ici tout est illusion et magie; tout y est devenu réalité, du moins dans les sentiments. Renaud aime de bonne foi; Armide, prise dans ses propres piéges, aime de même; et nous avons appris par les reproches qu'elle fait à Renaud quand elle est abandonnée, que ce n'est point à se regarder dans un miroir, et à se dire des fadeurs que ces deux amants passaient leurs jours dans les délicieux jardins d'Armide. «J'aurais bien du plaisir, dit un critique au sujet de ce passage, à voir paraître sur la scène un amoureux, avec un miroir pendu à sa ceinture, qui lui battrait entre les jambes, quand il marcherait sur le théâtre.» Je n'aurais pas osé me permettre cette plaisanterie; mais ce n'est pas un critique sans nom, c'est Galilée qui l'a faite576.

Note 576: (retour) Considerazioni, etc., p. 211.

Nos deux amants se retrouvent à la fin du poëme dans une position fort différente; mais ils n'ont point changé de style; et le désespoir d'Armide n'est pas moins prodigue de pointes que l'était l'amour de Renaud. Ils se rencontrent au milieu d'un combat. Il change un peu de visage; elle devient de glace et ensuite de feu577. Elle lance plusieurs traits contre Renaud sans lui faire de blessure; et tandis qu'elle les darde, l'Amour la blesse578. Elle craint que le corps de son perfide ne soit invulnérable comme son cœur. «Peut-être, dit-elle, ses membres sont-ils revêtus du même marbre dont il a si bien endurci son ame. Les coups d'œil ni les coups de main ne peuvent rien sur lui.» Enfin elle s'enfuit seule du champ de bataille; elle s'en va: le courroux et l'amour s'en vont avec elle, comme deux chiens attachés à ses flancs579; expressions passionnées, quoique trop figurées peut-être. Elle veut se tuer elle-même. Elle s'adresse à ses flèches et les invite à percer un cœur où celle de l'amour ne tirent jamais en vain. «Puisque aucun autre remède n'est bon pour moi, dit-elle en finissant, et qu'il ne faut que des blessures à mes blessures, qu'une plaie de mes flèches guérisse la plaie d'amour, et que la mort soit un remède pour mon cœur580

Note 577: (retour) C. XX, st. 61 et suiv.
Note 578: (retour)

Scocca l'arco più volta, e non fa piaga;

E mentre ella saetta, amor lei piaga.. (St. 65.)

Note 580: (retour)

Poi ch'ogn'altro rimedio è in me non buono,

Se non sol di ferute a le ferute,

Sani piaga di stral piaga d'amore;

E fia la morte medicina al core. (St. 125.)

Il est temps de terminer ces fatigantes citations; en les multipliant, je paraîtrais vouloir obscurcir la gloire du Tasse; et je suis assurément bien éloigné de ce dessein. Quel intérêt aurais-je à rabaisser ce que j'admire? Mais je n'ai point promis une foi aveugle aux écrivains que j'admire le plus; je ne l'ai point promise à Boileau, je ne l'ai point promise au Tasse; et nous devons tous, en littérature, foi et hommage aux lois éternelles de la vérité, de la nature et du goût.

J'espère qu'on ne me dira pas que j'ai poussé trop loin les droits de la critique, qu'on ne peut jamais juger ni conclure, en matière de goût, d'une nation à l'autre, que chaque peuple a son goût particulier, sa manière propre de sentir et de voir, etc., cela peut être objecté à ceux qui préfèrent leur goût national au goût des autres, et qui veulent tout réduire à leur mesure, mais non à celui qui rapporte tout, et dans les arts de son pays, et dans les arts étrangers, à en commun criterium, à la nature, et à ses premiers et fidèles imitateurs, les anciens; autrement, il faudrait qu'il trouvât bon tout ce qu'il voit approuvé dans sa patrie; autrement encore, il ne pourrait se former un jugement sur rien de ce que les lettres ont produit dans d'autres pays que le sien; il ne pourrait même apprécier la littérature ancienne; il ne pourrait distinguer ni juger entre les Grecs et les Latins, ni, parmi les Latins, entre Cicéron et Sénèque ou même Apulée, entre Virgile, Ovide et Lucain. Si, d'une nation à l'autre on interdit la censure, on défend donc aussi l'approbation et l'éloge. Que devient alors l'étude des langues et des littératures étrangères? Que devient la critique, cet art qui a ses droits comme ses principes, et qui, lorsqu'il est ce qu'il doit être, exerce une sorte de magistrature sur tous les autres arts de l'esprit? Au reste, je ne donne pas plus ici que je ne l'ai fait ailleurs mon opinion comme un arrêt, ni mon sentiment pour règle; je dis ce qui me semble vrai, ce que je crois utile, me soumettant, comme je le fais toujours, au jugement des hommes instruits, pourvu qu'ils soient de bonne foi.

Mais revenons au Tasse et à son poëme, supérieur sans doute aux critiques qu'on en peut faire, puisque, en dépit de tout ce qu'on y a repris et de tout ce qu'on y pourrait reprendre encore, il vit, et vivra éternellement. Des critiques d'un genre plus grave, et dont quelques-unes ne lui ont point encore été faites, ne pourraient même nuire à sa durée. On reprocherait en vain au Tasse, si on l'examinait de plus près, je ne dirai pas d'avoir trop négligé les souvenirs religieux attachés aux lieux où se passe son action; il les a suffisamment rappelés, et en y insistant davantage, il risquait de changer sa Jérusalem en un de ces poëmes sacrés qui n'ont jamais qu'une classe de lecteurs; mais de n'avoir pas tiré des historiens qu'il dut connaître, des faits et des circonstances qui ont toute la grandeur et tout l'intérêt des fictions de l'épopée; de n'avoir point assez fidèlement décrit les mœurs du onzième siècle et surtout celles des compagnons de Godefroy; d'avoir en quelque sorte altéré en eux la superstition qui les animait, en leur prêtant une croyance qu'ils n'avaient pas aux prodiges opérés par le diable, au lieu d'une disposition toujours prochaine à être frappés d'un grand phénomène de la nature et à se figurer des apparitions de Dieu, des saints ou des anges; d'avoir mis trop souvent à la place des chevaliers de la croix, tels qu'ils étaient réellement, des chevaliers romanesques et imaginaires, tels qu'ils ne furent jamais que dans le Bojardo et dans l'Arioste; d'avoir aussi mêlé de fausses couleurs aux peintures des mœurs de l'Asie, et d'avoir surtout imaginé des héroïnes, telles qu'il n'y en eut jamais parmi les musulmans581; mais il en serait de ces défauts comme des autres, ils ne nuiraient pas plus au succès désormais immortel de l'ouvrage, qu'à la gloire impérissable de l'auteur.

Note 581: (retour) Tous ces reproches pourraient en effet être faits au Tasse, dans un nouvel examen critique de son poëme, considéré sous le point de vue de ses rapports avec l'histoire. Je les tire en plus grande partie d'une lettre de M. Michaud l'aîné, occupé de la publication de son Histoire des Croisades, en même temps que je le suis de l'impression de cet examen du poëme célèbre dont les croisades sont le sujet. Je n'avais point à craindre de le détourner de ses idées habituelles en consultant son esprit juste et son excellent goût sur la fidélité historique que l'on attribue assez généralement au Tasse; et je ne fais que mettre ici en substance ce qui est plus développé dans sa réponse. J'ajouterai seulement en son entier la restriction pleine de goût qu'il met à ce dernier reproche, tiré des mœurs asiatiques. «Si le poëme du Tasse, dit-il, était connu des musulmans, ils pourraient bien lui faire d'autres observations. Ils s'étonneraient, par exemple, de voir courir leurs femmes sur les champs de bataille, ce qui n'est guère en harmonie avec le Koran et avec les mœurs de l'Asie. Herminie et Clorinde sont plus imitées d'Homère et de Virgile que de l'histoire. A Dieu ne plaise cependant que je m'élève contre ces inventions, qui sont si attachantes, et dont le poëte a tiré un si heureux parti!»

Ce qu'il y a véritablement de merveilleux, ce n'est pas qu'un poëme conçu dans la fougue de la jeunesse, avec les habitudes d'esprit qu'avait le Tasse dans le temps, dans le pays et dans les circonstances particulières où il l'écrivit, offre de tels défauts, c'est qu'en les reconnaissant, comme on le doit, si l'on ne veut renoncer à toute idée d'alliance entre la poésie et la raison, l'on n'admire et l'on n'aime pas moins l'ouvrage où ils se trouvent, c'est que cet ouvrage n'en soit pas moins regardé comme le premier des temps modernes, dans le genre de poésie le plus grand et le plus noble, et que loin d'être tenté de lui contester cette place, on le soit de taxer d'injustice ou d'insensibilité aux beautés poétiques ceux qui ne la lui accordent pas. L'existence incontestable de ces beautés, leur éclat et leur nombre expliquent ce qui semblait d'abord si difficile à concevoir.

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