← Retour

Histoire littéraire d'Italie (5/9)

16px
100%

Quand le choix du sujet, le plan, les caractères, l'intérêt soutenu et gradué, les épisodes, les descriptions, les combats, les enchantements, l'élévation des pensées, l'éloquence des discours, le style toujours poétique et animé (car celui du Tasse est vicieux quelquefois, mais plutôt par excès que par faiblesse; affecté, précieux, exagéré si l'on veut, jamais prosaïque ni languissant, habituellement noble et pompeux, tel que l'exige l'épopée, dont la Muse est peinte avec une trompette, pour indiquer l'éclat de ses expressions et sa voix); quand toutes ces qualités se trouvent réunies dans un poëme, quelques défauts qu'on y puisse reprendre, son rang est assigné, sa place est faite, et rien ne peut la lui ôter.




CHAPITRE XVI.

Fin de l'examen de la Jérusalem délivrée du Tasse; beautés de ce poëme supérieures à ses défauts; rang qu'il occupe dans l'épopée moderne.


S'il est hors de doute que la poésie est le premier de tous les arts de l'imagination, il ne l'est pas moins qu'entre les divers genres de poésie l'épopée tient le premier rang. La tragédie, qui pourrait seule le lui disputer par l'énergie des passions, le développement des caractères et l'illusion de la scène, lui cède évidemment sur d'autres points, et n'est souvent même qu'une partie de l'épopée mise en action. Mais c'est surtout, il en faut convenir, à l'épopée régulière, au poëme héroïque fondé sur l'histoire que cette supériorité appartient. Quelque art et quelque génie qu'un grand poëte puisse mettre dans l'épopée romanesque, la vérité, que nous aimons toujours, malgré notre goût pour le merveilleux et pour les fables, manque trop essentiellement à ce genre. Des actions sans réalité, des héros imaginaires, des moyens non seulement surnaturels, mais le plus souvent invraisemblables, une narration faite par quelqu'un qui a l'air de se moquer lui-même de ce qu'il raconte, peuvent bien éblouir et charmer l'esprit; mais la part de la raison y est presque nulle; et quelque forte part que l'on accorde à la folie, la raison réclame toujours la sienne.

Il est agréable, sans doute, d'être transporté par un poëte dans toutes les parties de l'univers, de suivre avec lui tous les fils d'une action multiple, de voir comme dans une lanterne magique passer un grand nombre de personnages, entre lesquels il est difficile de fixer son choix et qui méritent presque également de l'obtenir; des faits et des événements incroyables, mais que l'auteur n'a jamais la prétention de faire croire; des aventures aussi indépendantes entre elles qu'elles le sont toutes de celles qu'on nous donne pour la principale; des êtres et des objets fantastiques, tellement entremêlés avec ceux qu'on voudrait faire passer pour réels, que ceux-ci finissent par n'avoir pas plus de réalité que les autres; mais le plaisir qu'on y trouve n'est pour ainsi dire qu'un plaisir d'enfant, et il faut à l'homme des plaisirs d'homme. Lors même qu'il consent à redevenir enfant, comme il le redevient dans le pays des fables, il ne peut pas l'être long-temps de suite. Pour que son illusion se prolonge, il faut que de temps en temps la vérité se montre à lui, qu'il puisse se réveiller au milieu du songe le plus agréable, et sentant autour du soi des objets réels, se replonger dans ses rêves avec une sorte de sécurité.

Ma raison sait bien qu'Armide n'a jamais existé, que tous les prestiges dont le poëte l'environne sont de pure invention comme elle, qu'un magicien mahométan n'a point enchanté une forêt, qu'un magicien presque chrétien n'a point conduit deux chevaliers dans le sein de la terre pour leur donner un repas magnifique, servi par cent et cent ministres adroits et empressés, et pour leur faire des récits que l'on peut bien appeler de l'autre monde; mais ma mémoire me rappelle que dans un siècle de fanatisme militaire et religieux, il se fit de ces expéditions lointaines que l'on a nommées croisades, que des guerriers inspirés et poussés par ce double mobile, y firent des choses extraordinaires. C'est le dénoûment de l'une de ces expéditions, c'est la conquête de la ville célèbre où fut le tombeau du Christ, qu'un poëte chrétien me raconte. Il mêle à son récit les inventions de son art; mais la vérité est au fond du vase qu'il me présente. D'un autre côté, cette vérité en elle-même aurait peut-être pour moi peu d'attrait; quelquefois elle me paraîtrait amère, et je pourrais repousser loin de moi ces folies pieuses, mais dévastatrices et sanglantes; mais le génie a enduit les bords du vase d'une si douce liqueur582, qu'il y retient mes lèvres attachées, et que je ne le quitte qu'après l'avoir épuisé tout entier.

Note 582: (retour) Le Tasse, c. I, st. 3.

Le Tasse, dit avec raison Voltaire583, fait voir, comme il le doit, les croisades dans un jour entièrement favorable. «C'est une armée de héros qui, sous la conduite d'un chef vertueux, vient délivrer du joug des infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort d'un Dieu. Le sujet de la Jérusalem, à le considérer dans ce sens, est le plus grand qu'on ait jamais choisi. Le Tasse l'a traité dignement; il y a mis autant d'intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit; presque tout y est lié avec art: il amène adroitement les aventures: il distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur des alarmes de la guerre aux délices de l'amour, et de la peinture des voluptés il le ramène aux combats; il excite la sensibilité par degrés, il s'élève au-dessus de lui-même de livre en livre, etc.» Un pareil éloge, donné par un maître de l'art, contrebalance bien des critiques, et il n'est pas difficile de prouver qu'il n'a rien de faux ni d'outré.

Note 583: (retour) Essai sur la Poésie épique, ch. VII.

En prenant pour sujet un fait historique, le Tasse n'oublia point que la fiction n'est pas seulement un des ornements du poëme épique, mais qu'elle en est l'ame, l'essence, qu'elle est la qualité intrinsèque et distinctive qui le différencie de l'histoire. Il créa une machine poétique ou du merveilleux tiré de la religion qui avait fait entreprendre la conquête qu'il voulait célébrer, et d'une autre source où tant de poëtes avaient puisé avant lui, qu'elle était devenue en quelque sorte une mythologie populaire, presque aussi généralement accréditée dans les esprits, ou du moins aussi connue que la religion même, je veux dire la magie. Il n'y en avait point, on le sait bien, au temps de cette croisade584; d'autres folies, ou d'autres sottises régnaient alors, et l'on y voyait ni imposteurs qui se prétendissent magiciens, ni peuples trompés qui y crussent; mais les premiers poëtes épiques, ayant adopté ces inventions du Nord585, les avaient si communément employées, y avaient si bien familiarisé les esprits, que l'anachronisme était effacé en quelque manière par l'habitude et par la popularité. Dieu et les intelligences célestes, ministres de ses ordres, furent donc dans le poëme du Tasse les agents surnaturels, protecteurs de la sainte entreprise; les anges de ténèbres dont elle contrariait les desseins, furent chargés d'y mettre obstacle: la baguette des enchanteurs suscita contre les guerriers de Dieu le désordre des éléments et les orages des passions; en un mot, l'Éternel et ses anges d'un côté, les démons et les magiciens de l'autre, formèrent ce merveilleux qui dans l'épopée dirige le cours des événements, tandis que dans l'histoire, ils sont l'effet immédiat, quelquefois de la prudence, et trop souvent de la folie, ou de la perversité humaine.

Note 584: (retour) A la fin du onzième siècle.
Note 585: (retour) Voyez ci-dessus, ch. III.

Et remarquez un avantage qu'a le sujet de ce poëme sur ceux des deux anciens modèles du poëme épique. Dans l'Iliade, le malheureux roi Priam défend sa ville; c'est un très-bon roi, un respectable père de famille, mais seulement trop faible pour l'un de ses enfants. Les malheurs qu'il éprouve n'ont aucune proportion avec cette seule faute de sa vieillesse. Dans l'Énéide, le jeune et brave Turnus défend sa maîtresse qu'un étranger veut lui enlever, et son pays que cet étranger veut envahir. Il succombe, mais avec gloire, dans cette entreprise digne d'un amant et digne d'un roi. Il y a donc dans ces deux ouvrages un fond d'intérêt pour les vaincus, qui diminue celui que l'on peut prendre aux vainqueurs. Dans la Jérusalem délivrée, au contraire, l'armée chrétienne marche à une conquête que sa foi lui commande; elle va délivrer le tombeau de son Dieu; et de plus, le roi quelle attaque est un vieux tyran soupçonneux et cruel, haï de ses sujets, et que l'on voit par conséquent avec plaisir tomber du trône. Tout l'intérêt est donc du côté des chrétiens et de Godefroy qui les conduit.

L'action est à peine commencée, que le conseil infernal s'assemble. Le grand ennemi donne ses ordres aux compagnons de son crime et de sa chute. Ils partent pour les exécuter et se répandent dans des régions diverses, où ils se mettent à fabriquer des piéges et des obstacles nouveaux, à déployer enfin toutes les ruses de l'enfer. Le plus savant de ces mauvais génies est celui qui inspire le magicien Hidraot, roi ou tyran de Damas. Hidraot a dans sa nièce Armide une habile et dangereuse élève, la beauté la plus parfaite de l'Orient, et qui n'ignore aucun des secrets, ni de la magie, ni de son sexe. Il l'envoie dans le camp des chrétiens, après lui avoir donné ses instructions. Dès qu'elle paraît, le camp est en feu. Elle en sort conduisant à sa suite l'élite des chefs de l'armée qu'elle fait ses captifs, et qui sont jetés dans les enfers. Renaud seul lui a résisté. Il a fait plus, il a délivré ses prisonniers envoyés par elle en Égypte sous une escorte qu'elle croyait sûre. Cette insulte irrite son orgueil. Elle ne respire plus que la vengeance. Elle dresse à Renaud des embûches, où elle réussit à l'attirer. Ce ne sont point des chaînes qu'elle lui destine, c'est un poignard, c'est la mort. Mais au moment de frapper, la beauté de Renaud la touche, la désarme, l'enflamme: elle se sert de son art pour l'emmener aux extrémités du monde. Elle ne veut plus de cet art terrible que pour l'enchanter, pour l'enchaîner dans ses bras, pour le retenir auprès d'elle par les nœuds de l'amour et du plaisir.

Dans le reste de cette fable ingénieuse, Armide intéresse parce qu'elle aime, parce que jeune, belle et devenue sensible, elle est abandonnée et malheureuse; bien supérieure en cela au modèle que le Tasse s'était visiblement proposé, à l'Alcine de l'Arioste, à cette vieille fée décrépite et lascive, qui ne livrait à ses amants qu'une enveloppe trompeuse, et cachait sous de jeunes formes les ravages les plus horribles du libertinage et du temps.

D'autres démons emploient d'autres moyens. Le plus remarquable est l'enchantement de la forêt d'où les chrétiens tiraient du bois pour leurs machines de guerre, moyen adroitement lié à l'action du poëme, comme nous le verrons bientôt: un effroyable orage, qui arrache la victoire des mains de l'armée chrétienne, et la force de rentrer dans son camp; la discorde qui s'y élève au faux bruit de la mort de Renaud, et quelques autres incidents qui retardent la prise de la cité sainte, sont les principaux ressorts que font jouer les ennemis de l'homme pour obéir à leur chef. S'ils n'avaient rien fait de mieux dans ce poëme, on s'en serait moqué avec quelque raison; mais l'enchantement de la forêt est quelque chose; les enchantements du palais d'Armide sont encore plus, et demandent eux seuls grâce pour toutes les œuvres infernales qui se trouvent dans la Jérusalem.

Si cette partie du merveilleux y peut donner lieu à quelques objections, la manière dont toute la fable est conduite ne demande point grâce; elle commande l'admiration et l'éloge. L'événement qui fait le sujet du poëme était alors d'un intérêt général. La pacification du reste de l'Europe, comme le remarque fort bien M. Denina586, n'y avait guère laissé aux chrétiens d'autres ennemis que les Turcs. Une confédération s'était formée contre eux; ils furent battus à Lépante, à l'époque même587 où le Tasse, à peine âgé de vingt-deux ans, commençait à s'occuper sérieusement de son poëme. Cette guerre, en ramenant toutes les conversations sur les Turcs, les ramenait aussi sur les anciennes croisades. Il y avait à peine un siècle qu'on avait été sur le point d'en former une nouvelle588, et bien des gens espéraient encore voir renaître quelques-unes de ces cruelles et superstitieuses extravagances. Entraîné par l'esprit de son siècle, et par des sentiments religieux qu'il ne contint pas toujours dans de justes bornes, le Tasse le désirait lui-même; on le voit dans une de ses lettres; Horace Lombardelli en avait écrit une à un de leurs amis communs589, au sujet de la Jérusalem délivrée. Il y désapprouvait ce titre, et l'un de ses motifs, bon ou mauvais, était que les Turcs en pourraient faire un sujet de raillerie contre les chrétiens qui avaient reperdu Jérusalem. Le Tasse, en lui écrivant à ce sujet, dit qu'il ne croit point à ces plaisanteries turques, mais qu'au reste des railleries capables d'irriter le généreux courroux des chrétiens ne seraient pas inutiles590; et même au commencement de son poëme, il promet au duc Alphonse que si le peuple chrétien jouit enfin de la paix, et se rassemble pour enlever aux infidèles leur grande et injuste proie, il sera choisi pour chef de l'entreprise591.

Note 586: (retour) Premier Mémoire sur la poésie épique; Recueil de l'Académie de Berlin, 1789.
Note 588 (retour) Le pape Pie II en était le promoteur, et voulait en être le chef. Il mourut en 1464, en s'occupant de ce projet.
Note 589: (retour) Maurizio Cataneo.
Note 590: (retour) Mi par che niuno scherno che possa irritare il generoso sdegno de' christiani sia inutile. Ces deux lettres sont parmi les Lettres poétiques du Tasse, Nos. 42 et 43, t. V de l'édition de ses Œuvres, Florence, 1724, in-fol.
Note 591: (retour) : C. I, st. 5. Voyez aussi c. XVII, st. 93 et 94.

A l'exemple de Virgile et de l'Arioste, il joignit à cet intérêt général un intérêt particulier. Virgile, pour flatter Auguste, chanta l'origine fabuleuse de la race de cet empereur, et dans le cours de son poëme il en ramena souvent l'éloge; l'Arioste, plus souvent encore, remplit le sien de louanges des princes de la maison d'Este; le Tasse choisit pour le héros le plus brillant de sa Jérusalem une des tiges de cette même famille, et célébra les aïeux de cet Alphonse, qui reconnut encore plus mal ses éloges que le cardinal Hippolyte n'avait reconnu ceux de l'Arioste. Ou ne voit pas qu'Homère se fût proposé un pareil but. Il eut celui de plaire à toute la Grèce, en chantant ses héros les plus célèbres, mais non de flatter particulièrement aucun prince grec, à moins que ce ne fût quelque descendant d'Achille. Homère est un poëte vraiment national; Virgile, l'Arioste et le Tasse sont des poëtes courtisans. Homère est tout entier à son action, et quoique toujours inspiré, satisfait de rappeler et de peindre le passé, il ne se donne point pour prophète de l'avenir. Virgile tourna le premier en adulation les inventions du génie. Il fit descendre Énée aux enfers, pour y entendre son père Anchise faire l'éloge de Jules-César et d'Auguste. Il fit descendre du ciel pour Énée un bouclier sur lequel étaient gravés les futurs exploits des Romains et ceux du destructeur de la liberté de Rome. Ces idées étaient trop ingénieuses pour n'avoir pas d'imitateurs. C'est d'après le premier de ces exemples, que l'Arioste précipite Bradamante dans la caverne de Merlin, où Mélisse lui fait passer devant les jeux tous les héros de la maison d'Este jusqu'au cardinal Hippolyte: c'est d'après le second, que le Tasse donne à Renaud un bouclier où sont gravées les images de tous ses ancêtres, et qu'il lui fait prédire par un vieux mage une longue suite de descendants illustres qui se termine au duc Alphonse. C'est ainsi qu'en ont agi depuis, avec plus ou moins de bonheur et d'adresse, presque tous les poëtes épiques. Il en faut excepter Milton, qui est peut-être le plus homérique des poëtes modernes.

Mais en s'appropriant les inventions adulatrices de Virgile, l'Arioste et le Tasse ne purent faire passer dans leurs imitations le même intérêt et la même grandeur. Il y avait trop loin d'Auguste à Hippolyte et au duc Alphonse, et du maître de l'Univers aux petits souverains de Ferrare. L'Arioste s'embarrassa peu de cette différence; concentré en quelque sorte dans cette cour, il n'eut dessein que de lui plaire. A travers les exploits de ses héros, c'est à tout moment la maison d'Este qu'il a en vue; c'est à elle que tout se rapporte; et si cet encens devient quelquefois ennuyeux pour nous, du moins devons-nous admirer l'art que le poëte a mis à en ramener si souvent et si diversement l'offrande. Le Tasse, quoique attaché à la même cour, étendit plus loin ses vues. Comme il n'écrivait pas un roman, mais un véritable poëme épique, il donna moins à l'intérêt particulier et plus à l'intérêt général. Content d'avoir placé dans son poëme un prince de la maison d'Este, et d'en avoir fait l'Achille de cette nouvelle Iliade, il ne parle qu'une seule fois avec quelque étendue des héros de sa race, et ne leur consacre qu'une vingtaine de stances, à la fin de son dix-septième chant.

De même que ce ne sont pas les actions d'Achille qui font le nœud de l'Iliade, mais son repos, ce ne sont point aussi les exploits de Renaud, c'est son éloignement du camp des chrétiens qui prolonge le siége de Jérusalem et donne lieu aux incidents du poëme. Tout ce qui précède cet éloignement ne fait que préparer ce qui doit le suivre. Ce qui suit son exil tend à faire désirer son retour; il revient, et les obstacles cessent; les chrétiens n'ont plus rien qui les arrêtent; nouveaux ennemis, nouveaux triomphes; Jérusalem est prise et le poëme est fini.

L'esprit chevaleresque qui anime tout l'ouvrage a fourni le moyen d'éloigner Renaud de l'armée chrétienne; la magie qui forme la machine et le merveilleux du poëme, est ce qui le retient loin du camp, et ce qui l'y ramène. Il tue le prince de Norwège, Gernand qui l'a insulté: Godefroy veut lui donner des fers. Renaud s'arme plus terrible que Mars, pour repousser cet affront. Tancrède parvient à le fléchir et le détermine à s'exiler lui-même. Il part seul, avec deux écuyers, le cœur rempli de hauts desseins, résolu à s'aventurer au milieu des nations ennemies, à parcourir l'Égypte et à pénétrer, les armes à la main, jusqu'aux sources inconnues du Nil. Malheureusement pour tous ces beaux projets, il tombe dans les piéges d'Armide. Transporté dans une des îles Fortunées, il oublia entre les bras de cette enchanteresse, l'Égypte, Jérusalem, les chrétiens et la gloire. L'adresse du poëte a sauvé ce que cet oubli pouvait avoir de déshonorant. C'est l'effet d'un charme magique, contre lequel la puissance humaine est sans pouvoir. Il faut, pour le détruire, y opposer un charme contraire. Dès que Renaud jette les yeux sur le bouclier porté par Ubalde, qu'il se voit désarmé, parfumé, entrelacé de guirlandes de fleurs, il s'arrache à la volupté, reprend ses armes, son courage, et ne respire plus que les combats.

Mais pourquoi le rappelle-t-on de son exil? Pourquoi le va-t-on chercher au bout de l'univers? Pour couper le pied d'un myrte, au milieu d'une forêt enchantée. Des critiques ont trouvé cela petit et indigne de la majesté de l'épopée. Il est certain qu'Achille sortant enfin de ses vaisseaux pour venger la mort de son ami, effrayant d'un seul cri l'armée troyenne, renversant tout ce qui s'oppose à son passage, ne cherchant, n'appelant, ne voyant que le seul Hector, assouvissant enfin la vengeance de l'amitié sur ce redoutable ennemi, a bien une autre énergie, une autre noblesse, une autre grandeur.

Il ne faut pas cependant tout-à-fait condamner le Tasse. Il a craint en élevant trop Renaud, de rabaisser les autres héros chrétiens, et d'avilir le caractère de Godefroy. La valeur seule ne peut venir à bout de prendre Jérusalem. Il faut, suivant l'usage du temps, des machines qui ébranlent et qui abattent les murs. Une seule forêt peut fournir le bois nécessaire pour la construction de ces machines. Ismen enchante cette forêt, où les chrétiens ne peuvent plus pénétrer. Ceux qui s'y présentent sont effrayés par des apparitions et des prodiges extraordinaires. Ce sont des bruits souterrains, des tremblements de terre, des rugissements et des hurlements de bêtes féroces; puis des feux dévorants, des murs enflammés, des monstres affreux qui les gardent. Les travailleurs d'abord, et ensuite les soldats envoyés par Godefroy sont repoussés, et répandent leur effroi dans toute l'armée. Alcaste, chef des Helvétiens, homme d'une témérité stupide, dit le Tasse, qui méprisait également les mortels et la mort592, et que rien jusque-là n'avait épouvanté, se présente et ne peut soutenir l'aspect de ces horribles fantômes. Tancrède enfin, l'intrépide Tancrède, n'est effrayé ni du bruit, ni des faux, ni des monstres; mais lorsqu'il croit avoir franchi toutes les barrières, prêt à couper l'arbre fatal, il en entend sortir les sons plaintifs de la voix de Clorinde; l'amour et la pitié font en lui ce que la crainte n'avait pu faire: il cède; et Godefroy, frappé de son récit, veut aller tenter lui-même l'aventure de la forêt; mais Pierre le Vénérable l'arrête, lui parle d'un ton prophétique, et lui fait entendre que c'est à Renaud que cet exploit est réservé. Dudon lui apparaît en songe, lui annonce que tel est l'ordre du ciel, et lui commande, non pas d'ordonner de lui-même le retour du fils de Bertholde, mais de l'accorder aux prières de son oncle Guelfe, à qui Dieu inspire en même temps de le demander. Ainsi, ni la valeur des guerriers chrétiens, ni l'autorité du général ne sont compromises. Renaud revient, et, supérieur à la crainte, vainqueur de la pitié même, il coupe le myrte et dissipe l'enchantement.

Note 592: (retour) Sprezzator de' mortali e della morte. (C. XIII, st. 24.)

Ce vers est répété mot pour mot, en parlant de Rimédon, c. XVII, st. 30.

Il y a certainement beaucoup d'art dans toute cette partie de l'action. Le poëme est presque tout entier intrigué avec la même adresse. Les événements naissent les uns des autres et concourent ensemble à former un tout qui se développe avec beaucoup d'ordre et de clarté. Le poëte marche rapidement vers son but; et, s'il arrête quelquefois sur la route, on aime à s'arrêter avec lui; l'intérêt qu'il inspire est soutenu et semble croître jusqu'à la fin; en un mot, à l'égard du plan ou de la fable, un seul poëte lui est comparable; aucun peut-être ne lui est supérieur.

La diversité des nations, des religions, des usages, lui offrait une grande variété de portraits, et ce qui vaut mieux, de caractères. Pour éviter la confusion, il a fait dans les deux armées un choix de personnages principaux qu'il fait mouvoir dans son tableau sur le devant de la toile, tandis que les autres n'agissent que sur les seconds plans. Chez les chrétiens, le pieux, brave et prudent Godefroy, le brillant et impétueux Renaud, l'intrépide et généreux Tancrède attirèrent d'abord les yeux; Guelfe, Raimond de Toulouse, Baudouin et Eustache, frères du général, Odoard et Gildippe, ces deux tendres époux, assez unis pour ne se jamais quitter, même dans les combats, assez heureux pour y mourir ensemble; Roger, Othon, les deux princes Robert et plusieurs autres brillent au second rang, et paraissent, tantôt séparés, tantôt réunis, sans se nuire ni se confondre.

Du côté des païens, on ne voit pas, il est vrai, comment Aladin aurait pu soutenir le siége, s'il n'avait eu pour sa défense que les troupes renfermées avec lui dans la ville, et son vieil enchanteur Ismen, qui ne sait dans ses premiers moments que faire enlever du temple des chrétiens et placer dans la principale mosquée une image de la Vierge, à laquelle il prétend qu'est attaché le destin de Jérusalem et de l'empire d'Aladin. Les troupes de ce roi n'auraient pas résisté long-temps. Pas un guerrier de marque ne s'y fait distinguer. Il faut que Clorinde arrive d'un côté, Argant de l'autre, Soliman d'un troisième; mais lorsqu'ils sont réunis, ces trois caractères diversement héroïques ont un éclat prodigieux, qu'on pourrait même accuser quelquefois d'éclipser celui des héros chrétiens. La tendre Herminie jette au milieu de ces douleurs fortes une nuance douce qui repose agréablement les yeux. L'enchanteresse Armide vient à son tour et fixe tous les regards. C'est une de ces heureuses inventions qui sortent du cerveau d'un poëte pour s'imprimer dans la mémoire des hommes, et ne s'en effacer jamais.

L'armée d'Égypte, qui paraît à la fin du poëme pour donner un dernier relief à la valeur des chrétiens, fournit encore de nouveaux caractères, parmi lesquels on distingue surtout ceux d'Adraste et de Tissapherne. Elle fournit aussi, non-seulement de nouveaux incidents, mais un nouveau dénombrement poétique, des peintures nouvelles de mœurs et de costumes étrangers. C'est avec tous ces moyens tirés du fond du sujet même, c'est avec cette parfaite intelligence de l'art, qu'est conduite à sa fin une action vraiment héroïque et poétiquement vraisemblable, bien proportionnée dans son ensemble et dans ses détails; où la surprise, l'admiration, la pitié, la terreur sont excitées tour à tour; où l'héroïsme paraît dans toute sa grandeur, la beauté avec tous ses charmes, la religion avec ses cérémonies les plus augustes, et ses sentiments les plus exaltés; où l'unité se trouve jointe à la variété, l'unité, cette loi générale des arts, dont la violation porte avec elle sa peine, dans l'extinction de l'intérêt et la perte de l'illusion.

Si du mérite de l'ensemble nous passons à celui des détails, nous n'y trouverons pas le Tasse moins digne de notre admiration. Les critiques les plus rigides ont reconnu l'éloquence de ses discours. Celui qu'il met, au premier chant, dans la bouche de Godefroy, pour exhorter les chefs de l'armée à rentrer en campagne; celui que prononce Alète, ambassadeur du soudan d'Égypte, lorsqu'il vient proposer la paix; ceux qu'à différentes reprises, le général des chrétiens et même les chefs des infidèles adressent à leurs soldats avant de combattre, passent avec raison pour des modèles de cette partie essentielle de l'art. Les critiques les plus favorables reconnaissent, au contraire, que le Tasse, qu'ils regardent comme supérieur à l'Arioste dans les discours, lui est inférieur dans les comparaisons593; et cependant il en a, et en grand nombre, qui peuvent paraître difficiles à surpasser.

Note 593: (retour) Voyez ci-dessus, t. IV, p. 477.

Il est en général, mais en ce genre surtout, grand imitateur des anciens. On dirait qu'il ait vu les objets à la lumière qu'ils lui prêtaient, et que souvent même il les ait vus, moins dans la nature que dans les copies et dans les rapprochements qu'ils en ont faits. C'est ainsi qu'il compare, en imitant Lucrèce, le soin de mitiger la vérité par la fable, quand on veut la faire goûter, avec celui que prend le médecin habile qui enduit de miel les bords du vase où l'enfant boit l'absinthe qui doit le guérir594; qu'il compare, en imitant Virgile et Lucain, le terrible Argant, marchant au combat contre Tancrède, au taureau qu'irrite l'amour jaloux, se préparant à combattre un rival par les coups qu'il porte au tronc des arbres et le sable qu'il fait voler avec ses pieds595; et que, deux stances plus haut, comparant ce même Argant à une comète funeste, qui brille dans l'air enflammé, il emprunte, en quatre vers, un trait de Virgile, un autre de Lucain et un autre encore d'Horace596.

Note 594: (retour)

Così a l'egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gli orli del vaso, etc. (C. I, st. 3.)


Sed veluti pueris absinthia tetra mendentes

Cum dare conantur, priùs oras pocula circum

Contingunt dulci mellis flavoque liquore, etc.

(Lucr., de Rer. nat., l. I, v. 935.)

Note 595: (retour)

Non altrimente il tauro ove l'irriti

Geloso amor, etc. (C. VII, st. 55.)

Mugitus veluti cùm prima in prœlia taurus, etc.

(Virg., Æneid., l. XII.)


Pulsus ut armentis primo certamine taurus, etc.

(Lucan., Pharsal., l. II.)

Note 596: (retour)

Qual con le chiome sanguinose orrende

Splender cometa suol per l'aria adusta,

Che i regni muta e i fieri morbi adduce,

A purpurei tiranni infausta luce. (C. VII, st. 52.)


Non secùs ac liquidâ si quandò nocte cometæ

Sanguinei lugubre rubent, aut Sirius ardor;

Ille, sitim morbosque ferens mortalibus ægris,

Nascitur et lævo contristat lumine cælum.

(Virg., Æneid., l. X.)


Mutantem regna cometem. (Lucan.)

Purpurei metuuat tyranni. (Horat.)

Veut-il exprimer le nombre des démons chassés par l'archange Michel dans les gouffres infernaux, Virgile, d'après Homère, lui fournit la double comparaison des oiseaux qui passent la mer pour chercher des climats plus chauds, et des feuilles597 dont les premiers froids de l'automne jonchent la terre; veut-il peindre le féroce Argillan s'échappant de sa prison et courant au combat, Homère et Virgile lui présentent pour objet de comparaison ce coursier fougueux, échappé de l'étable, qui s'élance, en secouant sa crinière, ou vers un beau troupeau de cavalles, ou vers le fleuve accoutumé598; il s'en saisit, sans apercevoir peut-être que cette image noble et brillante, qui convient parfaitement, dans l'Iliade, au beau Pâris s'arrachant du sein des voluptés pour courir aux combats; dans l'Énéide, au jeune et brave Turnus, rompant une odieuse trève et s'armant de nouveau pour la guerre, va moins bien à un séditieux obscur qui ne sort de la prison, où une mort honteuse le menace, que pour en chercher une plus honorable sur le champ de bataille. Tancrède pleurant la nuit et le jour Clorinde qu'il adorait et qu'il a tuée sans la connaître, est pour lui, comme Orphée pleurant son Eurydice l'a été pour Virgile599, le rossignol à qui on a enlevé ses petits, faisant, pendant la nuit, retentir les bois de ses gémissements: et pour ne pas étendre plus loin, comme on le ferait aisément, cette énumération, Armide sur son char, dans l'armée du soudan d'Égypte, passant au milieu des guerriers sarrazins qui l'admirent, est à ses yeux le phénix renaissant dans toute sa beauté, environné d'oiseaux innombrables qui l'applaudissent en battant des ailes, comme l'ont été aux yeux de Sannazar600, un saint Enfant et sa Mère, les deux objets les plus sacrés pour les chrétiens.

Note 597: (retour)

Non passa il mar d'augei si grande stuolo

Quando a soli più tepidi s'accoglie,

Nè tante vede mai l'autunno al suolo

Cader co' primi freddi aride foglie. (C. IX, st. 66.)

Voyez Homère, Iliade, l. III.

Quàm multa in sylvis autumni frigore primo

Lapsa cadunt folia; aut ad terram gurgite ab alto

Quàm multæ glomerantur aves, ubi frigidus annus

Trans pontum fugat, et terris immittit apricis.

(Virg., Æneid., l. VI et X.)

Note 598: (retour)

Come destrier che dalle regie stalle, etc.

(C. IX, st. 75.)

Voyez Homère, Iliade, t. VI.

Qualis ubi abruptis fugit prœsepia vinclis

Tandem liber equus, etc. (Virg., Æneid., l. XI.)

Note 599: (retour)

Lei nel partir, lei nel tornar del sole

Chiama con voce stanca, e prega, e plora.

Come usignuol, cui'l villan duro invole

Dal nido i figli non pennuti ancora, etc.

(C. XII, st. 90.)


Te, veniente die, decedente canebat.

Qualis populeâ mœrens Philomela sub umbrâ

Amissos queritur fœtus, quos durus arator

Observans nido implumes detraxit, etc.

(Virg., Georg., l. IV.)

J'ai observé ailleurs (Coup-d'œil rapide sur le Génie du Christianisme) que ce n'est que dans les poëtes imitateurs de Virgile, que la plaintive Philomèle chante encore quand elle a perdu ses petits; dès qu'ils sont éclos, le rossignol de la nature ne chante plus.
Note 600: (retour)

Come allor che'l rinato unico augello, etc.

(C. XVII, st. 35.)


Qualis, nostrum cum tendit in orbem,

Purpurcis rutilat pennis nitidissima Phœnix, etc.

(Sannazar, de partu Virg., l, II, v. 415.)

Claudien, Louanges de Stilicon, l. II, et idylle du Phénix, fournit bien, en deux parties, tous les traits de cette comparaison; mais Sannazar les a réunis le premier.

Mais le Tasse, dans ses comparaisons, n'imite pas toujours; quelquefois il invente, il peint d'original, et les rapports qu'il saisit entre les objets ne sont pas moins ingénieux, ni sa manière de les rendre moins heureuse et moins poétique. Herminie, couverte des armes de Clorinde, approche du camp des chrétiens pendant la nuit; et l'on sait quel tendre intérêt l'y attire601; le chef d'une garde avancée l'aperçoit, la prend pour Clorinde qui avait tué son père sous ses yeux; il lui lance un trait, en criant: tu es morte! et se met à sa poursuite. C'est «une biche altérée qui vient chercher une eau claire et vive aux lieux où elle voit couler, soit une source des fentes d'un rocher, soit un fleuve entre des rives fleuries; si elle rencontre des chiens, à l'instant où elle croit que les ondes et l'ombrage vont rafraîchir son corps fatigué, elle se retourne, prend la fuite, et la peur lui fait oublier la lassitude et la chaleur602

Note 601: (retour) Tancrède qu'elle aime a été grièvement blessé dans son combat avec Argant; elle veut se rendre auprès de lui, et employer à le guérir cette science de la vertu des plantes qui, dans l'Orient, faisait partie de l'éducation des filles de rois.
Note 602: (retour) C. VI, st. 109.

Une sédition a éclaté dans le camp; Godefroy se montre d'un air calme et sévère au milieu du tumulte, et fait arrêter cet Argillan qui l'avait excité; sa fermeté impose aux plus séditieux; le soldat menaçant dépose ses armes et rentre dans le devoir. C'est «un lion qui, secouant sa crinière, poussait de féroces et superbes rugissements; s'il aperçoit le maître qui dompta sa férocité naturelle, il souffre le poids honteux des chaînes, craint les menaces, obéit à ce dur empire; et ni sa longue crinière ni ses énormes dents, ni ses griffes, armes si redoutables et si fortes, ne lui rendent sa fierté603

Dans l'assaut nocturne que Soliman livre au camp des chrétiens, il réussit d'abord et en fait un grand carnage; Godefroy averti marche à sa rencontre avec peu de soldats, mais ce nombre s'accroît sans cesse, sa troupe se grossit, et lorsqu'il arrive au lieu où le fier Soliman exerce tant de ravages, il est en état de l'attaquer. «Tel descendant du mont où il prend naissance, humble d'abord, le Pô ne remplit pas l'étroit espace de son lit, mais à mesure qu'il s'éloigne de sa source, il s'accroît de plus en plus; son orgueil augmente avec ses forces; il élève enfin, comme un taureau superbe, sa tête au-dessus des digues qu'il renverse, inonde en vainqueur les champs d'alentour, fait refluer l'Adriatique, et semble porter la guerre au lieu d'un tribut à la mer604

Note 603: (retour) C. VIII, st. 83.
Note 604: (retour) C. IX, st. 46.

Lorsque Tancrède ose tenter l'aventure de la forêt enchantée, supérieur à tous les dangers, à toutes les craintes, il est arrêté par la voix de Clorinde qui paraît sortir du tronc d'un arbre qu'il allait couper; cette voix plaintive implore sa pitié. «Tel qu'un malade qui voit en songe un dragon ou une énorme chimère environnée de flammes, soupçonne et s'aperçoit même en partie que c'est un fantôme, et non un objet réel; il s'efforce pourtant de fuir, tant il est épouvanté de cette horrible apparence; tel le timide amant ne croit pas entièrement cette illusion étrangère; et cependant il la redoute, et se voit contraint de céder605.» Un poëte qui crée, dans des genres différents, de si belles comparaisons, peut se dispenser d'imiter, et est lui-même un excellent modèle.

Note 605: (retour) C. XIII, st. 44.

Le penchant du Tasse à l'imitation venait de l'étendue de ses lectures, de l'étude assidue qu'il faisait des anciens, de la richesse et de la capacité de sa mémoire. Dans le tissu général de ses récits et de son style, vous trouvez à chaque instant des passages qui prouvent combien elle était prompte et fidèle. Ses créations même les plus originales sont quelquefois pleines de souvenirs. Au lieu d'en multiplier les exemples, je choisirai les plus frappants.

Dans le conseil infernal qui ouvre avec tant de vigueur son quatrième chant, il imite Vida606 et le surpasse; quand les premiers traits sont fournis à un génie tel que le sien, il faudrait, pour n'en être pas effacé, avoir eu un génie égal; et quoique Vida fût un très-bon poëte, ce degré de génie, il ne l'avait pas. Une belle octave déjà existante dans la langue du Tasse, lui a fourni les moyens imitatifs de celle qui porte à nos oreilles le sourd retentissement de la trompette infernale607; et Claudien même dans son enlèvement de Proserpine, avait dessiné quelques traits du chef de cet horrible conseil608.

Note 606: (retour) Christiados, l. 1, v. 135 et seq.
Note 607: (retour) J'ai déjà fait observer, t. III, p. 524, cet emprunt des rimes tartarea tromba, piomba, rimbomba, fait par le Tasse à Politien, dans l'une de ses stances sur la joute de Julien de Médicis; Politien lui-même paraît s'être souvenu dans cette stance du beau sonnet de Pétrarque:

Giunto Alessandro a la famosa tomba, etc.

Mais les mêmes rimes tromba et rimbomba, qui viennent ensuite, n'ont pas la même intention imitative; elles l'ont dans ces deux vers du Morgante maggiore, quoique ce soit en parlant de Saint-Paul:

E fatto è or della fede una tromba,

Laqual per tutto risuona e rimbomba. (C. I, st. 58.)

On trouve dans le même poëme:

Non senti tu, Orlando, in quella tomba

Quelle parole che colui rimbomba. (C. II, st. 30.)

Et dans la seconde satire d'Ercole Bentivoglio, composée en 1530, mais publiée pour la première fois en 1560:

Saggio chi stassi dove non rimbomba

D'archibuggio lo strepito nojoso,

Nè suon orribil d'importuna trompa,

Nè, di tamburo il sonno caccia a lui,

Nè teme ador ador l'oscura tomba.

Note 608: (retour)

Siede Pluton nel mezzo e con la destra

Sostien lo scettro ruvido e pesante. (St. 6.)


Ipse rudi fultus solio, nigraque verendus

Majestate sedet, squallent immania fœdo

Sceptra situ. (Claudien, de Rapt. Pros., l. I. )


Orrida maestà nel fiero aspetto

Terrore accresce. (St. 7.)


Et dirœ riget inclementia formœ.

Terrorem dolor augebat. (Ub. supr.)

Le grand caractère d'Argant appartient au Tasse, mais souvent lorsqu'il agit et lorsqu'il parle, on y reconnaît de ces emprunts qui ne semblent pas conseillés par le besoin, mais par un noble esprit de rivalité. Dès le début, cet acte si expressif et si terrible du farouche Circassien qui plie le pan de sa robe, donne à choisir la paix ou la guerre, et sur le cri de guerre qui s'élève parmi les chrétiens, déroule ce pli, secoue sa robe et déclare une guerre à mort609, a sûrement été fourni au Tasse par Silius Italicus, qui nous peint Fabius déclarant, par un geste pareil, la guerre au sénat de Carthage, comme s'il eût, dit le poëte, tenu renfermés dans son sein des soldats et des armes610.

Note 609: (retour) C. II, st. 89, 90 et 91.
Note 610: (retour)

Non ultra patiens Fabius texisse dolorem,

Concilium exposcit properè, patribusque vocatis,

Bellum se gestare sinu pacemque profatus,

Quid sedeat legere, ambiguis neu fallere dictis

Imperat; ac sævo neutrum renuente senatu,

Ceu clausas acies gremioque effunderet arma,

Accipite infaustum Libyæ, eventuque priori

Par, inquit, bellum; et laxos effundit amictus.

(Punicorum, l. II, v. 382.)

Soliman et Argant sont rivaux de gloire; le moment est venu qui doit décider entre eux du prix de la valeur. Les chrétiens livrent un assaut terrible; mais Godefroy est blessé, la victoire leur échappe; il s'agit d'achever leur défaite et de les repousser dans leur camp. Argant provoque son rival611; ils sortent ensemble des murs, se précipitent sur les rangs ennemis, et en font à l'envi un grand carnage. Ce n'est plus la poésie, c'est l'histoire qui s'est présentée ici à la mémoire du Tasse: les Commentaires de César lui ont offert deux centurions romains612, également émules de courage, sortant aussi de leur camp assiégé par les Gaulois, se provoquant par des expressions toutes semblables613, et voulant décider leurs querelles par les ravages qu'ils vont faire et les périls qu'ils vont braver.

Note 611: (retour)

Solimano, ecco il loco ed ecco l'ora

Che del nostro valor giudice fia.

Che cessi? ò di che temi? or costà fuora

Cerchi il pregio sovran chi più'l desia.

(C. XI, st. 63.)

Note 612: (retour) Pulfion et Varenus.
Note 613: (retour) Quid dubitas, inquit, Varene? aut quem locum probandæ virtutis tuæ expectas? Hic dies de controversiis nostris judicabit. (De Bello Gallico, l. V.)

La nuit suivante, Clorinde est jalouse à son tour des exploits de ces deux guerriers614; elle veut égaler leur gloire. Dans la retraite précipitée des chrétiens, une de leur machines de siége, trop endommagée, n'a pu les suivre; elle s'est arrêtée dans la campagne; des troupes restent à sa garde; on en voit briller les feux. Clorinde veut sortir, le fer et la flamme à la main, disperser les gardes et brûler la machine de guerre. Elle confie ce projet au fier Argant, et le prie, si elle succombe dans son entreprise, de prendre soin des femmes qui lui sont attachées, et du vieil eunuque Arsète qui lui a servi de père. Argant s'enflamme à ce discours et veut partager avec Clorinde ce nouveau danger. Ils vont demander la permission du roi pour cette expédition nocturne. Aladin lève les mains au ciel, le bénit et se promet une heureuse fin de la guerre, puisque la cause du Prophète a encore de tels défenseurs. Rien ne paraît ressembler moins que Clorinde et Argant à Nisus et à Euriale, et pourtant jusqu'ici tout ressemble à la célèbre aventure de ces deux amis615, le projet, les discours, la démarche auprès du roi, et le transport de joie et d'espérance dont le vieux monarque est saisi; souvent les expressions sont les mêmes, et les vers sont traduits par les vers616.

Note 614: (retour) C. XII, st. 3 et suiv.
Note 615: (retour) Æneid., l. IX.
Note 616: (retour) Comparez les stances 5 à 11 de ce chant du Tasse, avec les vers 184 à 254 du neuvième livre de Virgile.

La suite de cette belle scène offre une imitation d'un autre genre. Clorinde, avant de partir, a un entretien avec son vieux gouverneur Arsète. Il veut la détourner de son dessein; il lui raconte des choses étranges d'elle-même, de sa naissance et de sa mère617. Femme du roi d'Éthiopie, et noire comme lui, mais cependant aussi belle que sage, elle l'avait mise au monde blanche comme un lis, parce que, sur le mur de sa chambre, était peinte une Vierge au visage blanc et vermeil délivrée d'un horrible dragon par un cavalier, et que la reine, qui était chrétienne, priait souvent au pied de cette image. Craignant que la couleur de son enfant ne fit soupçonner sa vertu618, elle en avait fait présenter un autre au roi, et avait confié sa fille à Arsète qui l'emporta loin du palais, et ne l'a point quittée depuis. Cette fois c'est dans un roman grec, dans les Éthiopiques d'Héliodore, ou les Amours de Théagêne et de Chariclée que le Tasse a puisé; il y a pris tout ce commencement de l'histoire de Clorinde. Dans ce roman, une reine d'Éthiopie au teint noir, accouche de la blanche Chariclée, pour avoir regardé trop fixement, non pas en faisant sa prière, mais dans un autre moment619, un grand tableau de Persée et d'Andromède, dont sa chambre était ornée; et elle fait, par la même crainte, exposer aussi son enfant.

Note 617: (retour) C. XII, st. 21 et suiv.
Note 618: (retour) Cela n'est pas exprimé aussi simplement dans le texte. Voyez ci-dessus, p. 372 et 373.
Note 619: (retour) «Mais vous ayant enfantée blanche (dit cette reine elle-même dans un écrit adressé à sa fille), qui est couleur estrange aux Éthiopiens, j'en cognu bien la cause, que c'estoit pour avoir eu tout droit devant mes yeux, lorsque votre père m'embrassoit, la pourtraiture d'Androméda toute nue... qui fut la cause que vous fustes sur-le-champ conceue et formée, à la malheure, toute semblable à elle, etc. (Ethiop., l. IV, traduction d'Amiot.)

Enfin il est peu de récits et de descriptions du Tasse, où l'on ne trouve des imitations pareilles; mais l'une de ses plus belles et de ses plus riches descriptions peut être examinée sous d'autres rapports; c'est celle des jardins magiques d'Armide; ajoutons-y celle de sa personne, ou son portrait. On y trouve à la fois, et les preuves les plus brillantes de son talent descriptif, et de nouveaux exemples d'imitations, presque toujours heureuses, des anciens, et, il faut aussi en convenir, un assez grand nombre de ces traits qui sortent du naturel, pour tomber dans l'affectation ou dans la recherche; et enfin un sujet de comparaison entre l'Arioste et le Tasse, plus évident et plus facile que n'en peut offrir aucune autre partie de leurs poëmes. Quelque dangereuse que cette lutte dût lui paraître, le génie du Tasse n'en fut point effrayé, mais, sans compter le tour habituel de son esprit, qui le portait, malgré sa grandeur, à la subtilité et à l'excès, le désir d'éviter des ressemblances avec un tableau peint largement et de fantaisie, et de produire des effets encore plus piquants, fut sans doute pour quelque chose dans ces traits que l'on est obligé d'y reprendre. Rapprochons l'une de l'autre ces deux descriptions célèbres620. Ce parallèle, que deux rivaux si souvent comparés peuvent soutenir également, en nous faisant mieux sentir les perfections de chacun, nous engagera de plus en plus, au lieu de les préférer l'un à l'autre, à les admirer tous les deux.

La description de l'île d'Alcine dans le Roland furieux621 est imprévue; rien ne l'annonce, rien n'y prépare. C'est par la route des airs que l'Hippogryphe conduit Roger dans cette île; il s'abat doucement et l'y dépose, après un long trajet fait sous un ciel brûlant. «Des plaines cultivées, de douces collines, de claires eaux, des rives ombragées, de molles prairies, d'agréables bosquets de lauriers, de palmiers et de myrtes charmants; des citronniers et des orangers chargés de fruits et de fleurs, entrelacés en mille formes qui disputent de beauté, offrent sous leurs épais ombrages un asyle contre les brûlantes chaleurs des jours d'été. Voltigeant en sûreté sur les rameaux, les rossignols ne cessent de faire entendre leurs chants. Entre les roses pourprées, et les lis d'une blancheur éclatante, dont un tiède zéphyr entretient toujours la fraîcheur, on voit les lièvres et les lapins errer en assurance; et les cerfs lever hardiment leur front superbe, sans craindre que personne vienne leur ôter la vie ou la liberté, tandis qu'ils paissent l'herbe, ou qu'ils reposent en ruminant; et sauter légèrement les daims et les lestes chevreuils qui sont en abondance dans ces beaux lieux.»

Note 620: (retour) J'ai prévenu, t. IV, p. 497, que je réservais pour ce rapprochement la description des jardins d'Alcine.
Note 621: (retour) C. VI, st. 20 et suiv.

Roger descend de l'Hippogryphe qu'il attache au pied d'un myrte. Il s'approche d'une fontaine environnée de cèdres et de palmiers, dépose son bouclier, ôte son casque et ensuite toute son armure qui l'accablait de chaleur. «Il tourne son visage tantôt vers la mer, et tantôt vers la montagne, au souffle doux et frais de zéphirs qui font trembler avec un agréable murmure les hautes cimes des hêtres et des sapins. Tantôt il baigne dans cette onde fraîche et claire ses lèvres desséchées, tantôt il y plonge ses mains pour faire sortir de ses veines le feu que le poids de sa cuirasse y avait allumé622

Ici la description est interrompue par la rencontre d'Astolphe qui se trouve enfermé dans le myrte où l'Hippogryphe est attaché. Il raconte à Roger comment il était tombé dans les piéges d'Alcine, comment il l'avait aimée et avait été aimé d'elle, comment enfin elle l'avait métamorphosé, selon son usage de changer en arbres, en fontaines, en rochers ou en bêtes les amants qu'elle a tenus dans ses filets623. Du sein de son arbre, d'où il ne peut sortir, il instruit Roger des moyens d'arriver chez la sage Logistille, sans entrer dans les états de sa méchante sœur; mais cette instruction est inutile; des obstacles se présentent, des embûches sont dressées; attaqué par des monstres hideux, Roger se voit secouru par deux belles nymphes, montées sur des licornes d'une éclatante blancheur. Elle le font entrer par une porte d'or, recouverte de perles et des pierres les plus précieuses de l'Orient. De jeunes filles charmantes, mais qui le seraient peut-être davantage si elles étaient plus réservées, invitent Roger par leurs caresses à se laisser conduire dans ce paradis624. «On peut bien nommer ainsi, dit le poëte, un lieu où je crois que naquit l'Amour; on n'y est jamais occupé que de danses et de jeux; toutes les heures s'y passent en fêtes. Les pensées graves n'y peuvent avoir accès; on n'y connaît ni incommodité ni disette, et l'Abondance y règne toujours avec sa corne toute remplie.

Note 623: (retour) Ci-dessus, t. IV, p. 396.

«Dans ce lieu, où il semble que le gracieux Avril, au front serein et joyeux, rit sans cesse, de jeunes gens et de jeunes femmes sont réunis; l'un, près d'une fontaine, fait entendre des chants pleins de douceur et de volupté; l'autre, à l'ombre d'un arbre ou d'une colline, joue, danse, ou prend d'autres nobles amusements; un autre enfin, loin de la troupe, découvre à un ami fidèle ses tourments amoureux. Les jeunes amours volent en se jouant sur les cimes des pins et des lauriers, des hêtres sourcilleux et des sapins à l'écorce hérissée; les uns se réjouissent de leurs victoires, les autres s'exercent à percer les cœurs de leurs flèches ou à tendre leurs filets. Celui-ci trempe ses traits dans un ruisseau qui coule à ses pieds, celui-là les aiguise sur une pierre qui tourne avec agilité625

Nouvelle interruption, pour mettre en scène la cruelle Ériphile, espèce de géante ou de monstre allégorique qu'il faut vaincre et terrasser avant d'entrer dans le palais626. Cette victoire remportée, Roger ne trouve plus d'obstacles; la belle Alcine vient au-devant de lui, entourée d'une nombreuse cour; il reçoit d'elle et de son cortége l'accueil et les honneurs qu'on aurait pu offrir à un dieu. Cette cour est toute brillante de jeunesse et de beauté; mais Alcine l'emporte sur tout le reste, comme le soleil sur tous les astres des cieux. L'Arioste qui a été sobre, quoique riche, dans la description du séjour de cette fée, est prodigue dans son portrait, et n'y emploie pas moins de six octaves. Il n'a rien oublié de toutes les parties de sa personne, mieux faite, dit-il, que tout ce que d'habiles peintres peuvent inventer de mieux627.

Note 627: (retour) St. 11 et suiv.

«Sa chevelure blonde est longue et bouclée, et il n'y a point d'or qui ait plus de brillant et plus d'éclat. La couleur de ses joues délicates est un mélange de roses et de lys; son front riant et d'une mesure parfaite, est de l'ivoire le plus pur. Sous deux arcs noirs et déliés, sont deux yeux noirs, ou plutôt deux brillants soleils; leurs regards sont pleins de tendresse, leurs mouvements lents et doux; il semble que l'Amour joue et voltige tout autour, que de-là il lance toutes les flèches de son carquois, et qu'il enlève les cœurs. Le nez qui partage également ce beau visage n'a pas un défaut que l'envie puisse lui reprocher. Au-dessous, comme entre deux petites vallées, la bouche est colorée d'un cinabre naturel; là, sont deux rangs de perles les plus précieuses, que des lèvres charmantes renferment et découvrent doucement; de-là, sortent des paroles caressantes qui adouciraient le cœur le plus sauvage et le plus dur; là, se forme un doux souris qui ouvre à son gré le paradis sur la terre.

«Son cou est blanc comme de la neige et son sein comme du lait; le cou est rond, le sein large et relevé. Deux pommes à peine mûres (acerbe) et faites d'ivoire, vont et viennent comme l'onde au bord du rivage, quand un zéphyr agréable agite la mer. Argus même ne pourrait voir les autres parties; mais on peut bien juger que ce qui est caché, répond à ce qu'on voit paraître. Ses bras sont d'une juste proportion, et l'on aperçoit souvent sa main blanche, un peu longue, mais étroite, où l'on ne voit se former aucun nœud ni s'élever aucune veine.» Le peintre n'oublie point, au bas de ce qu'il nomme cette auguste personne, quoiqu'il n'y ait dans tout cela rien de très-auguste, un pied court, sec et rondelet; et l'on ne sait trop à propos de quoi il termine tout ce portrait d'un objet qui n'est point du tout angélique, par deux vers qui sembleraient avoir été transportés d'ailleurs, tant ils ont peu de rapport à ce qui précède. «Des traits angéliques et nés dans le ciel ne se peuvent cacher sous aucun voile628

Note 628: (retour)

Gli angelici sembianti nati in cielo

Non si ponno celar sotto alcun velo. (St. 15.)

Alcine enfin a un piége tendu dans toutes les parties d'elle-même, soit qu'elle parle, qu'elle rie, qu'elle chante, ou qu'elle fasse quelques pas. Il n'est pas étonnant que Roger qui en est si bien reçu, s'y laisse prendre. Pour achever de le séduire, les plaisirs de la table ne sont point oubliés. «A cette table, des cithares, des harpes, des lyres et d'autres délicieux instruments faisaient retentir l'air d'alentour d'une douce harmonie et de mélodieux accords; il n'y manquait ni des voix, habiles à chanter les jouissances et les souffrances de l'amour, ni des poëtes, qui représentaient dans leurs inventions les plus agréables fantaisies.» De petits jeux succèdent à la bonne chère; enfin Roger est conduit dans les appartements secrets, où Alcine vient l'enivrer de toutes les délices de l'amour; et l'Arioste ne se refuse aucun détail de leurs plaisirs629. Il peint ensuite l'emploi que ces deux amants faisaient de leurs journées. «Souvent à table, toujours en fêtes, les joutes, la lutte, le théâtre, le bain, la danse les amusent tour-à-tour. Tantôt près des fontaines, à l'ombre des coteaux, ils lisent les propos amoureux des anciens; tantôt dans les vallées couvertes d'ombre, et sur les riantes collines, ils poursuivent les lièvres timides; tantôt suivis de chiens rusés, ils font sortir avec bruit les faisans des chaumes et des buissons; tantôt ils tendent aux grives, ou des lacets, ou de souples gluaux, sur des genévriers odorants; et tantôt enfin, avec des hameçons armés d'un appât, ou avec des filets, ils troublent les poissons dans leur doux et secret asyle.»

Note 629: (retour) St. 27, 28 et 29.

C'est dans ce délicieux séjour que la sage Mélisse, cachée sous la figure d'Atlant, va chercher Roger pour le faire rougir de son repos, et le rendre à Bradamante et à la gloire630. Elle le trouve seul, au moment où Alcine venait de le quitter, ce qu'elle faisait rarement. Il goûtait la fraîcheur et la sérénité du matin, le long d'un clair ruisseau, qui descendait d'une colline vers un petit lac limpide et d'un agréable aspect. Ses vêtements pleins de mollesse et de délices, respiraient la nonchalance et la volupté. Alcine, d'une main adroite, en avait ourdi le tissu de soie et d'or. Un brillant collier des pierres les plus riches descendait de son cou jusqu'au milieu de sa poitrine; un cercle d'or poli entourait chacun de ses bras, qui avaient été ceux d'un héros; un fil d'or en forme d'anneau lui avaient percé les deux oreilles, d'où pendaient deux grosses perles, telles que les Arabes ni les Indiens n'en possédèrent jamais. Ses cheveux bouclés étaient humectés des parfums les plus rares et les plus précieux; tous ses gestes exprimaient l'amour, comme s'il eût été habitué à servir des femmes dans la délicieuse Valence; il n'y avait plus en lui de sain que le nom; tout le reste était corrompu et plus que flétri631

Note 630: (retour) St. 51 et suiv.
Note 631: (retour)

Non era in lui di sano altro che'l nome;

Corrotto tutto il resto, e più che mezzo. (St. 55.)

Surpris dans cette indigne parure, l'aspect seul de son ancien gouverneur, du sage magicien Atlant le fait rougir; le discours noble et sévère qu'il entend, lui rend déjà tout son courage; l'anneau qu'Atlant, ou plutôt que Mélisse qui en a pris l'apparence lui met au doigt, fait le reste et achève le désenchantement; il reprend ses armes, il suit son guide et s'éloigne à grands pas. Alcine redevenue à ses yeux telle qu'elle est, vieille, décrépite, objet de dégoût et d'horreur, ne peut employer pour le retenir que la force; elle le fait poursuivre par ses troupes, et monte elle-même sur sa flotte, mais inutilement632. La fuite de Roger, son arrivée chez Logistille et tout le reste de cette allégorie ingénieuse et morale n'ont plus aucun rapport avec l'objet qui m'a fait revenir sur le poëme de l'Arioste; retournons maintenant à celui du Tasse.

La description des jardins d'Armide est préparée par d'autres descriptions; les deux chevaliers, chargés par Godefroy d'aller chercher Renaud, apprennent d'un magicien, ami des chrétiens, comment ce héros est tombé au pouvoir d'Armide. Ce récit, malgré ses défauts633, est un morceau charmant de poésie descriptive. Renaud arrive sur le fleuve Oronte634, à l'endroit où un bras de ce fleuve forme une île et se rejoint ensuite à son lit. Une inscription qui lui promet dans cette île des merveilles que le reste de l'univers ne lui offrirait pas, l'engage à y passer dans une petite barque, seul et sans ses écuyers. «Il arrive; ses regards curieux se portent avidement tout alentour, et il ne voit rien que des grottes, des eaux, des fleurs, des arbres et des gazons; il est prêt à croire qu'on s'est joué de lui; mais ce lieu est si agréable, il y trouve tant d'attrait qu'il s'arrête. Il désarme son front et le rafraîchit à la douce haleine d'un vent paisible635.» Il s'endort aux chants d'une syrène qui s'élève du sein des eaux636; Armide vient; son bras, armé par la vengeance, est bientôt désarmé par l'amour; elle enlève Renaud endormi, le place sur un char, et traverse avec lui les airs.

Note 633: (retour) Le défaut principal de cette narration est qu'elle est mise dans la bouche d'un personnage qui ôte à une grande partie des détails toute vraisemblance. Voyez ci-dessus, p. 354 et suiv.
Note 634: (retour) C. XIV, st. 57.
Note 635: (retour) Comme Roger, en arrivant dans l'île d'Alcine.
Note 636: (retour) Voyez ci-dessus, p. 354.

Quand les deux chevaliers chrétiens ont reçu des instructions sur la route qu'ils doivent suivre pour trouver l'île où elle le retient dans les délices637, et sur les moyens qu'ils doivent employer pour rompre le charme et délivrer le héros; lorsqu'après une navigation qui donne lieu à des descriptions géographiques et à d'autres ornements riches et variés, ils sont parvenus à l'une des îles fortunées où Armide a établi son séjour, et qu'en gravissant la montagne dont son palais et ses jardins occupent le sommet, ils ont vaincu les monstres qui leur en disputaient l'accès, et les obstacles plus doux que leur ont opposés des nymphes charmantes, ils pénètrent enfin dans cet immense et magnifique palais, dont la forme est ronde et l'architecture admirable638.

Les jardins en occupent le centre, et l'on ne peut y pénétrer qu'à travers un labyrinthe embarrassé de mille détours. Ce labyrinthe rappelle à l'imagination du Tasse celui de Crète, et une comparaison d'Ovide, qui imitait pour le moins aussi souvent que Virgile. «Tel que le Méandre se joue entre des rives obliques et incertaines, et dans son double cours, tantôt descend et tantôt remonte, il tourne une partie de ses eaux vers la mer; et tandis qu'il vient, il se rencontre qui retourne639:» tels, et plus inextricables encore, sont les détours de ce labyrinthe, mais les deux chevaliers ont appris le secret de les franchir. En empruntant ce qu'il y a d'ingénieux dans cette comparaison, le Tasse y a pris de même ce qu'il y a de précieux et d'affecté640; il n'avait point, il faut l'avouer, dans son propre génie de quoi se garantir des séductions de celui d'Ovide; nous allons le voir encore s'y laisser trop facilement entraîner.

Note 639: (retour) St. 8. C'est la traduction presque littérale, mais bien inférieure pour le style, de ces quatre vers des Métamorphoses:

Non secus ac liquidus Phrygiis Mæandrus in arvis

Ludit; et ambiguo lapsu refluitque, fluitque:

Occurrensque sibi venturas adspicit undas:

Et nunc ad fontes, nunc ad mare versus apertum

Incertas exercet aquas. (Lib. VIII, v. 162.)

Note 640: (retour) Surtout ce vers:

E mentre ei vien, se che ritorna, affronta.

Sortis enfin des sinuosités du labyrinthe, les chevaliers voient se développer devant eux l'aspect riant de ce beau jardin641. «Il leur offre en un seul point de vue, des eaux dormantes, de mobiles et clairs ruisseaux, des fleurs et des plantes variées, des gazons émaillés, des coteaux éclairés du soleil, et des vallons couverts d'ombrages, et des grottes et des forêts; et ce qui ajoute encore au prix et à la beauté de ces ouvrages, c'est que l'art qui fait tout, est partout caché. Vous croiriez, tant la négligence et la culture sont agréablement mélangées, qu'il n'y a de naturel que les sites et les ornements. Il semble que c'est un art de la nature qui prend plaisir à imiter, en se jouant, son imitateur642. L'air est lui-même un effet de cet art magique, air doux qui rend les arbres toujours fleuris; avec des fleurs éternelles, le fruit dure éternellement, et tandis que l'une éclot, l'autre mûrit. Sur le même tronc et entre les mêmes feuilles, la figue vieillit sur la figue naissante; le nouveau fruit et l'ancien pendent à la même branche, couverts de leurs écorces, l'une verte et l'autre dorée. Dans la partie du jardin la plus exposée au soleil, la vigne tortueuse élève en rampant le luxe de ses rameaux; couverte de bourgeons, elle porte ici des grappes encore en fleurs, et là des grappes chargées d'or, de rubis, et déjà même de nectar.»

Note 642: (retour)

Arte laboratum nullâ, simulaverat artem

Ingenio natura suo. (Ovide, Métam., l. III, v. 158.)

Et ailleurs: Naturœ ludentis opus.

On trouve ici un coin du jardin d'Alcinoüs643 transplanté dans celui d'Armide; et il est vrai que dans cette description, Homère, plus naturel, n'est pas moins brillant qu'Ovide. Mais c'est par Ovide que le Tasse est inspiré dans la peinture suivante, quoiqu'il ne le traduise pas; il va même plus loin que lui. «De jolis oiseaux, sous les feuillages verts, accordent à l'envi leurs chants folâtres. Le Zéphyr murmure et fait gazouiller les feuilles et les ondes, en les agitant diversement. Quand les oiseaux se taisent, le Zéphyr répond à haute voix, quand les oiseaux chantent, il émeut plus doucement le feuillage. Soit hazard, soit artifice, le Zéphyr harmonieux, tantôt accompagne leurs airs et tantôt se fait entendre à leur place644.» Parmi tous ces oiseaux, le poëte en choisit un plus extraordinaire que les autres; il le décrit avec une complaisance particulière, et lui fait chanter, en deux stances ou octaves, une très-jolie morale d'amour. Voltaire, admirateur du Tasse, s'est contenté de ranger parmi les excès d'imagination dont il faut bien convenir quand on n'a pas renoncé au bon sens et au bon goût, ce perroquet qui chante des chansons de sa propre composition645. Galilée a été plus sévère; c'est même un des endroits de sa critique où il est le moins poli et le plus dur646. Nous nous bornerons à mettre, et ce duo dialogué entre le Zéphyr et les oiseaux, et surtout cet oiseau poëte et improvisateur, au nombre des ornements superflus dont le Tasse a trop souvent chargé ses descriptions.

Note 643: (retour) Odyss., l. VII, v. 114 et suiv.
Note 644: (retour) Galilée appelle nettement, dans ses Considérations, cette musique à deux voix, une sotte gamme (una zolfa sciocca), p. 208.
Note 645: (retour) Essai sur la poésie épique, ch. VII.
Note 646: (retour) Il traite cette description de pédantesque, et apostrophant le Tasse: «Vous ne savez pas peindre, lui dit-il; vous ne savez manier ni les couleurs, ni les pinceaux; vous ne savez point dessiner, vous ne savez point du tout ce métier là.» (P. 209.)

On ne peut disconvenir que celle de l'Arioste ne soit ici plus naturelle et plus franche; elle est même plus riche; il a fait de l'île d'Alcine un véritable lieu de plaisir. Le plus beau site, les sociétés les plus enjouées, la table, les doux concerts, les amusements de toute espèce y séduisent à la fois tous les sens. La peinture physique de l'île, ou si l'on veut, le fond du paysage, quoique de pure fantaisie, paraît être d'après nature. Ce que le poëte a vu ou pu voir, et l'empreinte que son imagination en a gardée, composent tout son tableau. Celui du Tasse, tout ingénieux et tout brillant qu'il est, n'est point fait de source, et il a moins pris dans la nature que dans les tableaux d'autres peintres ce qu'il y a de plus beau dans le sien. Mais il prend à son tour l'avantage dans le portrait d'Armide, malgré les défauts qu'il est aisé d'y remarquer.

L'Arioste, il est vrai, n'a eu pour objet qu'une allégorie morale. Sa jeune Alcine est une espèce de fantôme de beauté, qui cache ce que le vice et la vieillesse réunis ont de plus dégoûtant et de plus hideux. Elle est là, dans son île, attendant chaque nouvelle proie que son art y attire ou que le hasard y conduit. Roger vient après une longue suite d'amants, qui n'ont, comme lui, embrassé qu'une ombre; il a une autre passion dans le cœur, et ne doit tomber que dans une erreur passagère. Il suffit que la sagesse lui ouvre un instant les veux, et qu'il voye une seule fois, sous ces apparences menteuses de jeunesse, d'embonpoint et de fraîcheur, l'effroyable réalité, pour que le charme cesse et ne puisse plus revenir. Le lecteur reçoit la même impression; tout le soin que l'Arioste a pris de décrire si exactement et si bien la personne extérieure d'Alcine, ne peut que lui faire dire: J'y aurais été pris comme Roger; mais il n'éprouve réellement et ne doit éprouver aucune illusion, ni surtout aucun intérêt; le but serait manqué et l'art du poëte en défaut, si l'on s'intéressait le moins du monde à cette Alcine.

Armide, au contraire, faite pour inspirer à un jeune héros la première passion d'amour qu'il ait sentie, doit réunir tout ce qu'il y a de plus séduisant dans la fleur de la jeunesse et dans le premier éclat de la beauté. C'est une ennemie qui a troublé et affaibli l'armée chrétienne, qui en a voulu immoler le plus ferme appui; il faut qu'elle soit punie; mais comment? En éprouvant elle-même une passion que son cœur ignorait encore; il faut qu'après avoir enchaîné dans ses bras celui qu'elle haïssait tant, et qu'elle adore, elle le voye s'en échapper; il faut aussi qu'en la quittant il la voie toujours telle qu'elle est, armée de tous ses charmes, de tous ses artifices, et en même temps de toutes les séductions d'un véritable amour et d'une douleur vraie et profonde, afin qu'il ait plus de mérite à revenir à la sagesse et à la gloire. Tout ce qu'il fallait que fût un tel personnage, Armide l'est réellement; c'est une des créations les plus originales, les plus fortes et les plus heureuses de la Muse épique.

Ce n'est pas au moment où elle tient Renaud dans son île, et où sa beauté ne pourrait agir que sur lui, que le Tasse a voulu la décrire, c'est lorsqu'elle a paru pour la première fois, et que sa vue seule a porté le trouble dans l'armée chrétienne tout entière647. Elle arrive au camp avec le projet de séduire, s'il est possible, Godefroy lui-même, et de le détourner de son entreprise; si non, de s'emparer au moins des principaux chefs, de les attirer loin de l'armée et de les charger de fers. Elle entre dans l'enceinte où les Francs ont dressé leurs tentes648. A l'aspect de cette beauté nouvelle naît un murmure confus; tous les regards se fixent sur elle, comme lorsqu'une comète ou une étoile inconnue brille en plein jour dans les cieux. Tous s'avancent pour savoir quelle est et d'où vient cette belle étrangère.

Note 648: (retour) St. 28 et suiv.

«Argos, ni Chypre, ni Délos ne virent jamais de formes si élégantes, tant d'éclat et tant de beauté. Sa chevelure dorée, tantôt paraît au travers du voile blanc qui l'enveloppe, et tantôt se montre à découvert. Ainsi, quand le ciel reprend sa sérénité, tantôt le soleil se laisse voir dans un nuage transparent, tantôt, sortant de la nue et répandant alentour ses rayons les plus brillants, il redouble l'éclat du jour. Le vent fait de nouvelles boucles de ses cheveux flottants, que la nature elle-même partage en boucles ondoyantes. Son regard avare et renfermé en lui-même, cache les trésors de l'amour et les siens. La douce couleur des roses répandue sur ce beau visage s'y confond avec l'ivoire, mais la rose brille seule sur sa bouche, d'où s'exhale un souffle amoureux.»

Le reste de cette jolie peinture est plus difficile à copier. Nos meilleurs traducteurs l'ont fort adouci; moi qui ne traduis pas, mais qui ai pour but de faire connaître, je dois m'exprimer plus fidèlement. «Son beau sein montre à nu cette neige où le feu d'amour se nourrit et s'allume. On voit une partie de deux globes fermes et rebelles649; l'autre partie est couverte par la robe envieuse; mais si elle ferme le passage aux yeux, elle ne peut arrêter l'amoureux penser qui, non content des beautés extérieures, s'insinue encore dans les secrets cachés. Comme un rayon passe à travers l'eau ou le crystal, sans les diviser ou les partager, ainsi le penser ose pénétrer sous le vêtement le mieux fermé, jusqu'à la partie défendue. Là, il s'étend, là, il contemple en détail le vrai de tant de merveilles; ensuite il les raconte au désir, il les lui décrit et rend ses flammes plus vives.» En citant autrefois ce trait pour justifier le jugement de Boileau sur le Tasse650, «en bonne foi, disais-je, quand Boileau, du caractère dont il était, choqué des ornements plus que superflus de cette description, eût jeté là le livre et n'eût jamais voulu le reprendre, devrait-on lui en faire un crime?» Un plus long commerce avec les poëtes italiens m'a peut-être un peu corrompu; je vois bien toujours les mêmes vices dans cette description qui blesse la dignité de l'épopée, et même la décence651; mais je sens que si, devant moi, un nouveau Despréaux jetait le livre, je serais prompt à le ramasser, et l'engagerais à le reprendre.

Note 649: (retour) Parte appar de le mamme acerbe e crude. (St. 31.)

L'Arioste a dit aussi, dans le portrait d'Alcine:

Due pome acerbe e d'avorio fatte.

Les Italiens aiment beaucoup, en parlant de cet objet, cette métaphore tirée des fruits qui ne sont pas mûrs, qui sont encore âpres et crus; elle serait insupportable en français, et le nom même de l'objet le serait dans la poésie noble.
Note 650: (retour) Une partie de cette analyse de la Jérusalem délivrée est faite il y a près de vingt-cinq ans; elle fut même insérée dans le Mercure de France en 1789, sous le titre d'Essai sur le Tasse. Je m'occupais beaucoup dès lors de l'étude des poëtes italiens; mais, moins familiarisé que je le suis avec le caractère de leur langue et de leur poésie, j'avais adopté dans toute sa rigueur un jugement susceptible de modification. D'ailleurs, c'était le temps où il était de mode en France de rabaisser le législateur de notre Parnasse. Je n'étais pas alors plus disposé à me laisser influencer par la mode, que je ne l'ai été depuis; et ce fut pour défendre Boileau, plus que pour critiquer le Tasse, que j'écrivis cet Essai. Aujourd'hui toutes choses sont à leur place, Boileau et le Tasse gardent chacun la sienne, et les véritables amis de l'art des vers peuvent, sans que l'un nuise à l'autre, jouir également de tous les deux.
Note 651: (retour) Il est visible, dit Paul Beni, dans son Commentaire sur la Jérusalem délivrée (p. 537 et 538), que le Tasse lutte ici avec l'Arioste dans son portrait d'Alcine; mais on voit qu'il a mis plus de soin à désigner les beautés cachées. L'un et l'autre ont eu en vue ce que dit Apollon à la vue de Daphné (Métam., l. I.), et surtout ce trait: Si qua latent meliora putat. Mais l'Arioste est allé au-delà d'Ovide, et le Tasse bien au-delà de l'Arioste: «Poichè se ben usa parole quasi metaforiche e oneste, non dimeno accenna concetto alquanto impudico.» Scipion Gentili, autre commentateur du Tasse, craint qu'il n'ait pas évité l'application de ce passage de Quintilien (l. VIII, ch. 3): Nec scripto modo hoc accidit, sed etiam sensu plerique obcœnè intelligere, nisi caveris, cupiunt, ut apud Ovidium:

Quæque latent meliora putat;

(on peut remarquer en passant que Quintilien, qui a cité de mémoire, a mis quæque latent, au lieu de si qua latent qui est dans Ovide) ac ex verbis quæ longe ab obcœnitate absunt, occasionem turpitudinis rapere.

Ce qui suit n'est plus un portrait; c'est un personnage en action; depuis ce moment jusqu'à la fin, Armide agit avec ce caractère artificieux que le poëte lui a donné; mais bientôt il s'y joint une passion réelle et profonde qui la saisit au milieu de ses artifices, et la rend digne de pitié. Après les succès qu'elle a obtenus dans le camp des chrétiens, et l'affront qu'elle a reçu de Renaud, et la vengeance qu'elle en a voulu tirer, et l'amour qui l'est venu surprendre dans l'acte même de sa vengeance, tenant enfin en son pouvoir le jeune héros qu'elle aime, elle se croit sûre de le posséder long-temps, quand les deux chevaliers chrétiens pénètrent dans le séjour délicieux où elle l'enivre et s'enivre elle-même de volupté652. L'Arioste n'a mis dans son Alcine et autour d'elle que les plaisirs du libertinage; le Tasse a voulu peindre dans son Armide les jouissances de l'amour. Les deux amants sont seuls dans ces beaux jardins; elle est assise sur l'herbe tendre, et lui, renversé sur ses genoux, dans l'attitude où Lucrèce nous peint le dieu Mars sur ceux de Vénus653. «Son voile partagé laisse voir les trésors de son sein; ses cheveux flottent en désordre au gré du vent; elle languit de caresses, et des gouttes d'une sueur limpide rendent plus vif l'incarnat de son teint. Un rire pétillant et lascif étincelle dans ses yeux, comme un rayon brille dans l'onde. Elle se penche sur lui, et il pose mollement la tête sur son sein, le visage levé vers son visage. Il repaît avidement ses regards affamés et fixés sur elle; il se consume et meurt d'amour. Elle s'incline souvent, et tantôt prend de doux baisers sur ses yeux, tantôt les aspire sur ses lèvres. On l'entend alors soupirer si profondément que l'on croit son ame prête à lui échapper et à passer en elle. Les deux guerriers cachés contemplent cette scène d'amour.» Il faudrait être insensible comme eux pour lire, sans en être ému, cette description si brûlante et si vraie.

Note 652: (retour) C. XVI, st. 17.
Note 653: (retour)

In gremium qui sæpe tuum se

Rejicit, æterno devinctus volnere amoris;

Atque ita suspiciens tereti cervice repostâ

Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus:

E que tuo pendet resupini spiritus ore.

(Lucret., de Rer. nat., l. I.)

J'ai dû compter parmi ces abus d'esprit qui se mêlent trop souvent aux beautés du Tasse, les galanteries que Renaud dit à sa maîtresse pendant qu'elle se regarde dans un miroir654; mais le reste de cette toilette, digne de la coquette et voluptueuse Armide, est peint des couleurs les plus vives et qui ne sortent point de la nature de ce sujet magique, où la toilette d'Armide entrait nécessairement. Cet embellissement, loin d'être déplacé dans l'épopée, est autorisé par l'exemple d'Homère qui décrit, avec plus de détail encore, au quatorzième livre de l'Iliade, la toilette de Junon. Mais Junon est une noble et chaste déesse, Armide est une jeune magicienne amoureuse, qui dans l'amour ne cherche que le plaisir; la toilette de l'une et celle de l'autre ne doivent pas se ressembler.

Note 654: (retour) Ci-dessus, p. 373.

«Armide sourit aux discours de Renaud, sans cesser de se regarder avec complaisance et de s'occuper du joli travail qu'elle a commencé. Quand elle eut tressé sa chevelure, et qu'elle en eut corrigé avec grâce le désordre voluptueux, elle arrondit en anneaux le reste de ses cheveux et les parsema de fleurs comme on sème sur l'or des ornements d'émail; elle joignit sur son beau sein des roses étrangères à ses lis naturels, et remit en ordre les plis de son voile. Le paon superbe déploie avec moins d'orgueil la pompe de son plumage; Iris ne paraît point si belle lorsqu'elle étale au soleil l'or et la pourpre de son sein courbé en arc et humide de rosée655. Mais le plus beau de ses ornements est sa ceinture, qu'elle ne quitte pas, lors même qu'elle est nue. Elle y donna un corps à ce qui n'en eut jamais, et mêla, en la formant, des substances que nulle autre n'eût pu mêler. Tendres dédains, paisibles et tranquilles refus, douces caresses, raccommodements délicieux, sourires, petits mots, larmes touchantes, soupirs entrecoupés, baisers voluptueux, elle fondit ensemble tous les éléments, les unit, les façonna au feu lent des flambeaux, et en forma cette ceinture admirable dont sa taille élégante est ornée.»

Note 655: (retour)

Non talesvolucer pandit Junonius alas,

Nec sic innumeros arcu mutante colores

Incipiens redimitur hyems, cum tramite flexo

Semita discretis interviret humida nimbis.

(Claudian., de Rapta Proserp., l. II.)

Un critique judicieux656 a justement reproché au Tasse d'avoir, en empruntant d'Homère la ceinture de Vénus, fait de cette ceinture un ouvrage d'artisan où l'on voit les différentes matières se liquéfier au feu d'un flambeau, se mêler et former enfin cette magique ceinture657. Il est sûr qu'en réalisant ainsi cette fusion idéale d'objets qui n'ont rien de matériel, le poëte moderne a, comme en beaucoup d'autres endroits, manqué de jugement. Mais le même critique se trompe quand il blâme la différence qui existe entre ces deux ceintures. «L'une, dit-il, peint à l'esprit les charmes et les effets d'un amour honnête, et l'autre n'offre aux sens que les agaceries fardées de la coquetterie et de la lubricité.» C'est précisément ce qu'il fallait; et le goût lui-même semble avoir prescrit au Tasse cette nuance. Il devait y avoir encore ici la même différence entre l'une et l'autre ceinture, qu'entre Armide et Vénus.

Note 656: (retour) M. de Rochefort, de l'ancienne académie des inscriptions et belles-lettres.
Note 657: (retour) Traduction en vers de l'Iliade, seconde édition, à l'Imprimerie royale, 1771, in-4º., p. 404, note. Ce traducteur estimable, trop faible sans doute pour atteindre à l'élévation, à l'énergie, à la grandeur d'Homère, a mieux réussi dans tout ce qui n'exigeait qu'une élégante simplicité; la toilette de Junon est de ce genre, ainsi que la ceinture de Vénus.

La déesse, à ces mots, détache sa ceinture;

Où, tissus avec art, sont les enchantements,

Les désirs de l'amour, les soupirs des amants,

L'art de persuader, ce langage si tendre

Dont les plus sages même ont peine à se défendre.

Armide quitte Renaud, comme Alcine quitte Roger; son absence a les mêmes suites. Dès que Renaud est seul, les deux chevaliers se montrent à lui, couverts d'armes éclatantes. «Tel qu'un coursier fougueux, enlevé après la victoire au périlleux honneur des armes, et changé en lascif époux, erre, libre du frein, parmi les troupeaux et dans de gras pâturages; mais s'il est réveillé par le son de la trompette ou par l'éclat de l'acier, il y court en hennissant; déjà il brûle de voir ouvrir la carrière, et, portant sur son dos un cavalier, d'être heurté dans sa course et de heurter à son tour658.» Tel devient le jeune héros à l'aspect subit des deux chevaliers. Ubalde découvre alors devant lui un bouclier de diamant qu'il a reçu pour cet usage, talisman plus ingénieux et plus moral que l'anneau employé par Mélisse pour désenchanter Roger. Renaud y jette les yeux; il se voit paré des mains de la Mollesse, ses cheveux bouclés et parfumés; à son côté ce fer, seule arme qui lui reste, tellement couvert d'un luxe efféminé, qu'au lieu d'un instrument militaire, ce n'est plus qu'un inutile ornement. Réveillé comme d'un sommeil léthargique, il reste les yeux baissés et fixés sur la terre. Après le discours ferme et concis d'Ubalde659, il est encore quelque temps immobile et muet. Puis tout à coup il arrache et déchire ces vains ornements, cette pompe indigne de lui, ces honteuses marques de son esclavage, et suit docilement les deux guides qui l'ont rappelé au devoir660.

Note 659: (retour) St. 32 et 33.
Note 660: (retour) St. 34 et 35.

Mais lorsqu'il est près du rivage, une dernière épreuve lui est offerte, épreuve que Roger ne pouvait subir en abandonnant sa vieille Alcine; c'est la belle et jeune Armide, forcenée de désespoir et d'amour, qui le poursuit, comme Didon poursuit Énée; ce sont ses plaintes, ses fureurs, ses soumissions, ses menaces. Il résiste et persiste comme Énée, et il faut en convenir, sinon de meilleure grâce (un homme n'en a jamais en position pareille), du moins avec de meilleurs motifs et de plus fortes raisons que lui661.

Note 661: (retour) St. 35 et suiv.

J'ai peut-être fait comme Renaud, je me suis trop arrêté dans les jardins d'Armide. S'il est difficile d'en sortir, il l'est peut-être encore plus d'y conserver assez de raison pour ne s'en pas laisser tout-à-fait éblouir et pour y distinguer, de la belle et riche nature, les purs effets de la baguette et les mensonges de l'art. D'autres beautés répandues dans toutes les parties du poëme n'exigent point cet effort; je veux parler surtout des traits sublimes, qui sont en si grand nombre et qui attestent si évidemment cette tendance habituelle du génie du Tasse vers les hautes régions du Beau idéal. On la voit, dès l'invocation du poëme adressée à cette Muse «qui n'a point sur l'Hélicon le front ceint d'un laurier périssable662, mais qui là-haut, parmi les chœurs célestes, porte une couronne d'or et d'étoiles immortelles;» on la voit dans la manière neuve et vraiment sublime dont se fait l'exposition, dans ce regard que l'Eternel jette sur la Syrie et sur l'armée chrétienne663, regard qui pénètre au fond des cœurs de tous les chefs, qui nous y fait pénétrer nous-mêmes et nous fait connaître ainsi, dès le début, non-seulement les personnages, mais les caractères; enfin, sans parler des morceaux et des épisodes entiers qui semblent dictés par cette aspiration continuelle vers le grand, le beau et l'honnête, on la voit dans un nombre infini de pensées et de sentiments, quelquefois indiqués par l'attitude seule ou par l'expression du visage, comme lorsque Renaud, averti par Tancrède que Godefroy veut le faire arrêter, sourit avant de répondre664, et qu'un courroux dédaigneux éclate à travers ce sourire; quelquefois énoncés dans le style le plus noble et le plus poétique, comme sont ceux de ce vieillard qui montre au même héros, à peine échappé des bras d'Armide, notre vrai bien, non dans les plaines agréables, parmi les fontaines et les fleurs, au milieu des nymphes et des syrènes, mais sur la cime du mont escarpé où habite la Vertu665.

Note 663: (retour) St. 8, 9 et 10.
Note 664: (retour) C. V, st. 42.
Note 665: (retour) C. XVII, st. 61.

Godefroy, pendant son sommeil, est averti par une vision ou par un songe des moyens de rappeler Renaud sans compromettre sa dignité. Ce songe s'identifie dans l'esprit du Tasse avec celui de Scipion, ou Platon semble avoir dicté à Cicéron ce que celui-ci met dans la bouche de Scipion l'Africain. Des hauteurs du ciel, ou plutôt de son génie, le poëte regarde comme eux la petitesse de notre terre, l'espace étroit de nos grandeurs, de nos empires, et ne voit qu'ombre et fumée dans notre gloire666. Les deux chevaliers que Godefroy envoie rasent, dans leur navigation rapide, les côtes d'Afrique et passent à la vue des ruines de Carthage. Celles d'Egine, de Mégare et de Corinthe avaient jadis inspiré à un ami de Cicéron667 de grandes et hautes pensées; Sannazar les avait, depuis, étendues dans de beaux vers et appliquées à Carthage; le Tasse s'est emparé des vers de Sannazar et les a surpassés de bien loin, dans cette belle octave, où nous voyons mourir les cités, mourir les royaumes, et le sable et l'herbe couvrir notre faste et nos pompes vaines; où, frappés de cette grande leçon, nous nous voyons nous-mêmes avec pitié et avec mépris, nous indigner d'être mortels668! Il ne paraît jamais plus à l'aise que quand son sujet l'appelle à penser et à s'exprimer sur ce ton, il semble alors qu'il est dans son élément et qu'il parle son langage.

Note 666: (retour) C. XIV, st. 10 et 11. Cicer. de Somnio Scipionis.
Note 667: (retour) Servius Sulpicius.
Note 668: (retour) Il n'y a peut-être dans aucun poëte six plus beaux vers que les suivants:

Giace l'alta Cartago; appena i segni

Dell'alte sue rovine il lido serba.

Mujono le città, muojono i regni;

Copre i fasti e le pompe arena ed erba;

E l'uom d'esser mortal par che si sdegni;

O nostra mente cupida e superba!

(C. XV, st. 20.)

Ceux de Sannazar sont assez beaux, mais ils n'ont ni cette force, ni cette grandeur.

Quâ devictæ Carthaginis arces

Procubuere, jacentque infausto in littore turres

Everse . . . . . . . . . . . . . . . .

Nunc passim vix reliquias, vix nomina servans

Obruitur propriis non agnoscenda ruinis.

Et querimur genus infelix humana labere

Membra ævo, cum regna palam moriantur et urbes.

(De Partu Virg., l. II.)

Sannazar avait imité ce passage d'une lettre de Sulpicius à Cicéron; ce qu'aucun commentateur n'a remarqué. Sulpicius écrit à son ami, qui venait de perdre sa fille Tullie. Entre autres motifs de consolation, il lui en offre un qui lui a été utile à lui-même. A son retour d'Asie, il allait par mer d'Egine à Mégare; les ruines de ces deux villes, jadis si florissantes, celles du Pirée et de Corinthe étaient à droite et à gauche sous ses yeux. Alors il se parle ainsi: Hem, nos homunculi indignamur si quis nostrum interiit aut occisus est, quorum vita brevior esse debet, cum uno loco tot oppidum cadavera jaceant? (Ad Familiar., l. IV, épist. 5.) Ce peu de lignes est aussi beau qu'aucun passage de Cicéron lui-même. Le Tasse ne paraît pas l'avoir connu; il eût certainement transporté dans sa langue cette expression si grande et si hardie, tot oppidum cadavera, les cadavres de tant de villes.

Dans des morceaux d'un autre genre, que le sujet de son poëme y ramène souvent, dans les descriptions de combats singuliers, on reconnaît à tout moment cette élévation et cette noblesse naturelle, que relevaient encore en lui les sentiments exaltés de la chevalerie. Le combat de Tancrède et d'Argant sous les murs de Jérusalem, à la vue des deux armées669, serait le plus terrible de tous, si ledernier qu'ils se livrent, dans lequel le redoutable Argant succombe, mais laisse à peine un reste de vie à son vainqueur, ne le surpassait encore670. Lecourage des deux champions est pareil; leur taille et leurs forces sont inégales. Tancrède supplée à ce qui lui manque par sa légèreté et par son adresse; Argant n'y oppose souvent que son immobilité; comme dans un combat naval entre deux vaisseaux d'inégale grandeur, l'un l'emporte par sa hauteur et par sa masse, l'autre par son agilité; le plus léger attaque sans cesse de la proue à la poupe, l'autre demeure immobile et semble le menacer de toute sa hauteur. Les deux guerriers sont couverts de blessures, leurs armes sont brisées, leur sang coule de toutes parts; Argant tombe; toutes ses plaies s'ouvrent, son sang s'échappe à gros bouillons; il peut à peine se relever sur un genou, en s'appuyant d'une main sur la terre. Tancrède lui crie de se rendre et lui fait des propositions honorables; Argant, rassemblant ses forces, le blesse traîtreusement d'un coup d'épée, et le force de lui donner la mort. Cependant lorsqu'Herminie a trouvé Tancrède expirant, et que Vafrin, qui accompagne Herminie, le fait transporter au camp des chrétiens671, il s'indigne que l'on veuille abandonner le corps de l'ennemi qu'il a vaincu. «Eh quoi! dit-il, le valeureux Argant restera donc exposé aux oiseaux de proie! Non, non, qu'il ne soit privé ni de sépulture, ni des éloges qui lui sont dus! Je ne suis plus en guerre avec ces restes muets et inanimés; il est mort en brave; il a donc droit à ces honneurs qui sont, après la mort, tout ce qui reste de nous sur la terre672

Note 669: (retour) C. VI, st. 40 et suiv.
Note 670: (retour) C. XIX, st. 11 à 28.
Note 672: (retour) St. 116 et 117.

En général, le Tasse prend soin de donner à ses guerriers chrétiens toutes les vertus qui peuvent rehausser la valeur, tandis que le courage des infidèles a toujours quelque chose de féroce. Ainsi, malgré les exploits qu'il fait faire à Argant et à Soliman, par exemple, ils n'excitent jamais un intérêt qui puisse nuire à celui que le poëte a voulu réunir tout entier sur les soldats de la foi et sur leur cause. Le caractère de Clorinde est le seul qui dans ce parti ait une vertu militaire sans mélange de barbarie; mais aussi Clorinde était née de père et de mère chrétiens; les aventures extraordinaires de sa vie l'avaient seules empêchée de l'être, et l'avaient attachée au parti des sectateurs de Mahomet: enfin elle était destinée à recevoir de la main de Tancrède le baptême, en même temps que la mort. Pour Argant, sa mort est comme sa vie; son indomptable caractère est le même jusqu'à la fin. «Il menace en mourant et ne languit pas: ses derniers mots, les derniers sons de sa voix sont encore superbes, formidables et féroces673

Soliman a plus de générosité qu'Argant et plus de véritable grandeur. Son caractère jette un si grand éclat que l'on doit regarder comme l'un des prodiges de talent du Tasse, que tout ce qui paraît auprès de lui, musulman ou chrétien, n'en soit pas effacé. Quand il se montre pour la première fois, dans cette attaque de nuit qu'il livre avec ses Arabes au camp de Godefroy674, il paraît comme un météore funeste qui brille au milieu des ténèbres. Il porte pour cimier sur son casque, un énorme et horrible dragon, qui s'allonge, se dresse sur ses griffes, étend ses ailes, et replie en arc sa queue armée d'un double dard. Il semble qu'il fasse vibrer dans sa gueule une triple langue, qu'on en voie jaillir une écume livide, qu'on entende ses sifflements, que dans l'ardeur du combat il s'enflamme par le mouvement, et qu'il vomisse à la fois de la fumée et des flammes675

Veut-on voir comment le poëte sait faire agir un personnage qu'il sait ainsi annoncer? Dans ce même combat, Latin, né sur les bords du Tibre, marchait accompagné de ses cinq fils, qu'il avait dressés dès l'âge le plus tendre au métier des armes676. Tous à peu près du même âge, ils combattaient sous ses yeux, comme de jeunes lionceaux à qui leur mère apprend à s'élancer contre les chasseurs677. Latin veut s'opposer aux fureurs de Soliman; il exhorte ses fils à l'attaquer et marche lui-même avec eux. Les lances de ces six frères atteignent Soliman toutes à la fois; il reste immobile comme un rocher inutilement battu des flots, des vents et de la foudre678. De sa terrible épée, il fend la tête à l'aîné: Amarant veut soutenir son frère, le glaive du sultan lui coupe le bras; ils tombent ensemble baignés dans leur sang. Le jeune Sabin essaie encore de le blesser d'un coup de lance; Soliman la brise, pousse contre lui son cheval, le foule aux pieds, et moissonne cette tendre fleur, qui s'ouvrait à peine aux doux rayons de la vie. Pic et Laurent restaient encore, deux jumeaux charmants, dont la ressemblance était si parfaite, qu'elle avait souvent causé à leurs parents une agréable erreur; Soliman sépare à l'un la tête du corps, et plonge à l'autre son épée dans la poitrine.

Note 676: (retour) St. 27 et suiv.
Note 677: (retour)

Così fera leonessa i figli

Cui dal collo la coma anco non pende, etc. (St. 29.)

Note 678: (retour) Ma come alle procelle esposto monte, etc. (St. 31.)

Le père (ah! il ne l'est plus679; le sort cruel le prive à la fois de tous ses enfants); l'infortuné, qui voit sa race entière éteinte, veut la venger, mais non lui survivre; il veut tuer et mourir. Il crie et provoque l'ennemi. Il lui porte un coup terrible qui rompt la cotte de maille et fait dans le flanc une blessure, d'où sortent des flots de sang. A ce cri, à ce coup, le barbare se retourne, le frappe de son épée, rompt son bouclier, sa cuirasse, et plonge le fer dans ses entrailles. Le malheureux Latin sanglote, et il expire sur les corps de ses enfants680.

Note 679: (retour)

Il padre, ah non più padre. (St. 35.)

At pater infelix, non jam pater.

(Ovid., Métam., l. VIII.)

Dans ce combat encore, l'impitoyable Soliman connaît enfin la pitié, et verse pour la première fois des larmes. Un jeune page, dont un léger duvet ornait à peine les joues fleuries681, richement armé, vêtu magnifiquement, et monté sur un cheval plus blanc que la neige, se livrait au plaisir, nouveau pour lui, que l'instinct de la gloire fait naître dans un jeune cœur. Le fougueux Argillan682 le rencontre dans la mêlée, court à lui, tue son cheval, et le tue lui-même, sans se laisser émouvoir par son air suppliant, ni par sa beauté. Soliman était aux mains, non-loin de là, avec Godefroy lui-même; il voit le danger que court son page chéri; il quitte ce combat, tourne son cheval, renverse tout ce qui s'oppose à son passage, mais n'arrive que pour le venger et non pour le défendre. Il voit son cher Lesbin tomber comme une tendre fleur, ses yeux languir, son cou se pencher, la pâleur de la mort se répandre sur son visage, et tous ses traits défaillir avec une expression si douce, que son cœur, de marbre jusqu'à ce moment, s'amollit, et que des larmes s'échappent de ses yeux. «Tu pleures, Soliman, s'écrie le poëte, toi qui as vu d'un œil sec la destruction de ton empire683!» Voilà de ces beautés de tous les temps, qui effacent mille défauts, et qui restent profondément gravées dans le cœur, plus fidèle gardien que la mémoire. «Mais à la vue du fer qui fume encore dans la main du meurtrier, la pitié cède, la fureur s'allume, bouillonne dans son sein, et y sèche les larmes. Il court sur Argillan, le frappe, fend son bouclier, son casque, et sa tête jusqu'à la gorge. Non satisfait encore, il descend de cheval, et se précipite sur ce corps sans vie, tel qu'un chien furieux qui mord la pierre dont il est frappé. O vain soulagement d'une immense douleur, de s'acharner sur une terre insensible684

Note 681: (retour) St. 81 et suiv.
Note 682: (retour) Voyez ci-dessus, p. 402.

Malgré tous les efforts de Soliman, malgré le secours qu'il reçoit d'Argant et de Clorinde, qui font une sortie de la ville assiégée et resserrent l'armée chrétienne entre deux attaques, la défense est si vigoureuse, que les Arabes et les soldats d'Aladin sont repoussés de toutes parts. Aladin fait sonner la retraite. Argant et Clorinde cèdent, quoique à regret, et font rentrer les restes de leur troupe. Les Arabes entièrement rompus se dispersent. «Le sultan a fait tout ce que peut une force humaine685. Il est épuisé. Tout couvert de sang et de sueur, il respire à peine; une oppression pénible agite sa poitrine et ses flancs; son bras plie sous son bouclier; son épée se lève à peine, et le tranchant émoussé ne blesse plus. Quand il se voit dans cet état, il s'arrête, il hésite, il délibère en lui-même s'il doit mourir et si sa main doit enlever à l'ennemi la gloire de sa mort, ou si, survivant à la perte de son armée, il doit mettre sa vie en sûreté. «Que le destin l'emporte, dit-il, enfin, et que ma fuite soit le trophée de sa victoire; que l'ennemi insulte encore une fois à ma honte et à mon indigne exil, pourvu que, reprenant les armes, je puisse revenir troubler sa paix et sa conquête mal assurée. Non, je ne cède point; ma haine est éternelle comme le souvenir de mon injure. Je me relèverais, ennemi toujours plus implacable, quand je ne serais plus qu'une cendre éteinte et une ombre vaine686

Note 686: (retour) St. 99 et dernière.

C'est dans cet art de faire briller au milieu des combats un personnage principal, et de semer des détails touchants à travers ces scènes terribles, qu'ont excellé les grands poëtes épiques; et l'on peut dire qu'aucun d'eux n'y a surpassé le Tasse. Voyez dans la dernière bataille, Armide en habit militaire687, montée sur un char doré, entourée de ses nouveaux amants, de tous ces chefs asiatiques et africains magnifiquement armés comme elle, couverts d'une pompe barbare, et qui ont juré de la venger. Renaud se présente, elle veut lui lancer un trait; mais échappée d'une main faible et incertaine, la flèche s'émousse sur les armes du chevalier. Armide se croit méprisée; enflammée de colère, elle tend plusieurs fois son arc; mais tous ses traits sont aussi impuissants que le premier. Tous ses amants sont vaincus sous ses yeux; elle se croit déjà prisonnière, emmenée en esclavage; elle quitte le champ de bataille et fuit, le désespoir dans le cœur.

Note 687: (retour) C. XX, st. 61 et suiv.

Voyez un tableau bien différent dans ces deux inséparables époux, Odoard et Gildippe, couple intrépide dont l'union double le courage. Dès le commencement du combat688, on les voit à côté l'un de l'autre porter des coups terribles, et mettre presque seuls en déroute le corps des Persans. Vers la fin de la bataille, lorsque Soliman essaie encore de rallier les Sarrazins et de rétablir le combat, Odoard et Gildippe s'offrent à lui689. Gildippe le frappe la première; furieux, il l'insulte d'abord, et lui porte ensuite dans la poitrine un coup qui brise ses armes, et qui ose, dit le poëte, percer ce sein qu'Amour seul aurait dû blesser. Elle abandonne aussitôt les rênes, et chancèle sur son coursier: Odoard accourt; il soutient d'un bras son épouse mourante, de l'autre il veut la venger; mais que peuvent ses forces ainsi partagées contre un si redoutable ennemi? Le sultan lui coupe le bras dont il appuyait sa chère Gildippe; il la laisse tomber, tombe lui-même, et l'accable sous son poids.

Note 688: (retour) Ibid., st. 32.

Le Tasse, à la manière des grands poëtes, adoucit l'impression d'un si horrible spectacle, par cette belle comparaison prise d'objets champêtres, et qui lui appartient: «Comme un ormeau690, à qui la plante couverte de pampres s'entrelace et se marie, si le fer le coupe, ou si l'ouragan le brise, entraîne à terre avec lui la vigne sa compagne; lui-même il la dépouille de ce vert feuillage qui la couvrait, il écrase ces grappes qui l'embellissaient; il paraît en gémir, et peu touché de son propre sort, n'être sensible qu'à la destinée de celle qui meurt auprès de lui. Ainsi tombe Odoard; il ne gémit que sur celle que le ciel lui avait donnée pour inséparable compagne. Ils voudraient se parler, mais ils ne peuvent plus former que des soupirs. Ils se regardent l'un l'autre, ils s'embrassent et se serrent tandis qu'ils le peuvent encore; ils perdent tous deux au même instant la lumière du jour; et ces deux ames pieuses s'en vont ensemble691,» Que cette peinture est touchante et vraie; et quoiqu'elle offre une image sanglante, combien elle attendrit et repose l'ame, parmi tout ce carnage et toutes ces scènes d'horreur!

Note 691: (retour) E congiunte sen van l'amine pie. (St. 100.)

Le Tasse n'est pas moins admirable dans les grands épisodes dont il a semé l'action principale de son poëme que dans ces scènes épisodiques qui coupent et varient ses descriptions de combats. J'ai parlé, dans la notice sur sa vie692, de cette aventure touchante d'Olinde et de Sophronie, qui remplit une partie du second chant. Quoiqu'elle soit en elle-même d'une grande perfection, et qu'elle serve à mettre en scène le caractère farouche et cruel d'Aladin, et le beau caractère de Clorinde, tous les bons critiques l'ont regardée comme un défaut dans le poëme, parce qu'elle est étrangère au reste de l'action, et que les deux personnages qui, dès l'entrée, attirent ainsi tous les regards, n'y reparaissent plus. J'ai indiqué une source particulière d'intérêt qui ne remédie point à ce défaut, mais qui fit sans doute que le Tasse, en sentant la justesse des critiques, refusa toujours d'y obéir.

Note 692: (retour) Voyez ci-dessus, p. 237 et suiv.

Ils n'eurent pas le même reproche à faire à l'épisode du combat et de la mort du jeune Suénon, l'un des plus beaux morceaux du poëme. Il est intimement lié à l'action; non-seulement cette mort prive d'un puissant secours l'armée de Godefroy, mais en l'apprenant il est instruit de l'existence et de l'approche d'une armée d'Arabes, conduite par Soliman; c'est de la main de Soliman que Suénon a reçu la mort; c'est l'épée même de Suénon qui doit le venger; elle sera remise, à ce dessein, entre les mains de Renaud; un saint anachorète l'a prédit. Le seul Danois, échappé au glaive des Arabes, apporte cette épée; et Renaud est en exil. Ce récit ranime en sa faveur les souvenirs et l'affection de l'armée; de fausses apparences répandent et accréditent le bruit de sa mort; l'esprit de discorde et de ténèbres agite les esprits; une sédition éclate, et elle est à peine apaisée que le redoutable Soliman, si dramatiquement annoncé, arrive avec ses Arabes, et attaque le camp des chrétiens.

Considéré en lui-même, ce morceau entier, conforme aux récits de l'histoire, est un modèle de narration héroïque et pathétique. Suénon et ses braves, attaqués pendant la nuit par un ennemi vingt fois plus nombreux, vendent chèrement leur vie, et chacun d'eux s'entoure d'un monceau de morts. Le jour paraît, et montre à ceux qui vivent encore toutes leurs pertes et tous leurs dangers. «Nous étions deux mille, dit le guerrier danois, et nous ne sommes plus que cent693. Quand Suénon voit tout ce sang et tous ces morts, je ne sais si, à ce déplorable spectacle, son intrépide cœur se trouble, mais il n'en fait rien paraître: au contraire, élevant la voix: suivons, dit-il, nos braves compagnons, qui nous ont tracé avec leur sang le chemin du ciel: il dit, et joyeux de sa mort prochaine, il oppose à ce déluge de barbares, un cœur ferme et inébranlable.» Il tombe enfin sous les coups d'un guerrier à la taille haute et au regard farouche, qui n'ose encore l'attaquer seul. Il meurt accablé plutôt que vaincu. L'attitude où on le trouve sur le champ de bataille, le front tourné vers le ciel, tenant et serrant d'une main son épée, l'autre posée sur sa poitrine, attestent plus éloquemment que des discours, et sa foi et son courage. Le moyen extraordinaire par lequel son corps est retrouvé, et reçoit les derniers honneurs, n'a rien qui ne soit poétiquement vraisemblable. Tout peut être miraculeux dans un sujet tel qu'une croisade, qui ayant pour base, je ne dis pas seulement la croyance, mais la crédulité superstitieuse, admet nécessairement ces sortes de prestiges.

Note 693: (retour) C. VIII, st. 21.

Cet épisode est au huitième chant, et c'est dans le septième que se trouve l'épisode charmant de la fuite d'Herminie. Comment ne pas aimer un ouvrage, soumis cependant à des règles, et dont l'auteur était loin de marcher sans entraves où l'on rencontre ainsi, presque de suite, des accessoires si parfaits, et qui forment si naturellement entre eux des oppositions et des contrastes? Il y a bien ici quelques traits que tous les traducteurs ont tâché d'adoucir, mais s'ils ne sont pas tout-à-fait dans la véritable nature, ils sont du moins dans cette nature poétique ou fantastique, si l'on veut, à laquelle il faut bien se prêter si l'on ne veut pas rejeter presque toute la poésie moderne. «Elle fuit toute la nuit, elle erre tout le jour sans conseil, et sans guide, n'entendant, ne voyant autour d'elle que ses larmes et que ses cris. Mais à l'heure où le soleil détache ses coursiers de son char brillant, et va se plonger dans la mer, elle arrive auprès des claires eaux du Jourdain; elle descend sur la rive du fleuve, et s'y repose694. Elle ne prend point de nourriture; elle ne se repaît que de ses maux, et n'est altérée que de larmes. Mais le sommeil qui fait par son doux oubli le charme et le repos des malheureux mortels, assoupit à la fois ses douleurs et ses sens. Il étend sur elle ses ailes paisibles; mais tandis même qu'elle dort, l'Amour ne cesse point, sous mille formes, de troubler la paix de son cœur.»

Note 694: (retour)

Giunse del bel Giordano a le chiare acque,

E scese in riva al fiume, e qui si giacque.

(C. VII, st. 3.)

«Il est probable, dit M. de Chateaubriand (Itinéraire de Paris à Jérusalem, t. I, p. 9), que le Tasse a voulu placer cette scène charmante au bord du Jourdain. Il est inconcevable, j'en conviens, qu'il n'ait pas nommé ce fleuve; mais il est certain que ce grand poëte ne s'est pas assez attaché aux souvenirs de l'Écriture, etc.» D'après les deux vers cités au commencement de cette note, je demande au lecteur ce qu'il trouve ici de véritablement inconcevable. Quant au reproche que l'auteur de l'Itinéraire fait avec tant de certitude à l'auteur de la Jérusalem délivrée, j'y ai répondu ci-dessus, p. 379.

Il faudrait traduire tout l'épisode, mais il l'a été mille fois; il est présent à tous les esprits, et surtout à tous les cœurs sensibles; et cependant, avouons-le avec franchise, c'est un de ces morceaux où l'on est forcé de reconnaître, dans l'élégante perfection du style, et dans une certaine fleur d'expression, quelque chose d'intraduisible. Mais indépendamment de l'expression et du style, cette charmante description du matin dans une belle campagne, ce bruit lointain qui se mêle au murmure du fleuve et au chant des oiseaux, ce son brillant d'un pipeau champêtre qui tout à coup se fait entendre, ce bon vieillard occupé de ses travaux rustiques, entouré de sa jeune famille, qui s'étonne et s'effraie à l'aspect imprévu des armes dont Herminie est couverte, et qu'elle est obligée de rassurer quand elle vient leur demander un asyle; l'étonnement qu'elle éprouve à son tour de rencontrer tant de calme et de sécurité dans un pays environné du tumulte des armes, et l'admirable réponse du vieux berger, qui, après avoir habité les cours, met à un si haut prix, ce qu'on n'y trouve jamais, la douceur d'une vie pauvre et obscure.... tout cela émeut profondément et porte un calme délicieux à l'imagination et au cœur. On croit échapper au vain bruit du monde, comme Herminie au fracas des armes, et se réfugier avec elle dans cet asyle, où l'on sent que l'on serait si bien.

Je mettrais encore au nombre des morceaux du premier ordre, dont on ne voudrait rien retrancher, cette admirable description de la sécheresse, qui frappe le camp des chrétiens695. Peut-être n'y avait-il qu'un poëte né sous le ciel le plus brûlant, qui pût tracer avec tant de vérité les effets de ce fléau terrible. On reconnaît dans toute cette description l'homme qui a plus d'une fois senti, comme on le sent dans le pays de Naples, l'influence étouffante du scirocco; on le reconnaît surtout dans cette partie du tableau, qui n'en est pas la moins belle: «Le ciel présente l'aspect d'une fournaise ardente696; rien ne paraît qui puisse au moins reposer les yeux. Le Zéphir se tait dans ses grottes; le vague des airs est entièrement immobile; ou si quelque vent y souffle, c'est celui qui vient des sables d'Afrique, et qui, lourd et déplaisant, frappe de son haleine épaisse les joues et le sein des soldats.» Enfin il n'y a qu'une imagination où s'est conservée l'empreinte des paysages frais que l'on trouve au pied des Appenins ou des Alpes, qui ait pu revêtir cette autre partie de couleurs si frappantes et si vraies. «Si quelqu'un d'eux a jamais vu697, entre des rives verdoyantes, dormir comme un liquide argent une eau tranquille, ou des eaux vives se précipiter du haut des Alpes, ou couler lentement sur une plaine fleurie, son désir ardent lui en retrace l'image, et fournit une matière nouvelle à son tourment. Cette image fraîche et humide le dessèche, le brûle, et bouillonne dans sa pensée.» Ici, comme on le croit bien, aucun de nos traducteurs n'a osé être fidèle: ils ont tous cru devoir adoucir les couleurs; et ils ont effacé la peinture.

Note 695: (retour) C. XIII, st. 52 et suiv.

Combien d'autres morceaux ne pourrait-on pas joindre à ceux-là si l'on ne voulait oublier aucun de ceux où sont réunies toutes les qualités d'un grand maître! Mais il est temps de nous arrêter. Après avoir reconnu franchement les défauts, j'ai dû et voulu donner une idée de tous les genres de beautés qui existent dans le poëme du Tasse, et non pas en relever toutes les beautés. Ce que j'ai dit prouve assez, ou ce que j'ajouterais ne prouverait pas davantage quel rang doit occuper parmi les poëmes épiques celui où il s'en trouve d'un tel ordre et en si grand nombre. Il n'y a sans doute que la prévention la plus aveugle qui puisse le placer au-dessus, et même au niveau d'Homère et de Virgile; mais, parmi les anciens, il serait injuste de lui préférer Lucain, Stace ou Silius; parmi les modernes, le Camoëns, malgré plusieurs morceaux sublimes, est loin de pouvoir lui être comparé; Milton, plus sublime encore, a contre lui la bizarrerie, la tristesse, en un mot le malheur de son sujet; l'Arioste s'est trop égayé dans le sien, et s'est trop souvent écarté à dessein de la dignité de l'épopée; la France enfin, ni les autres parties de l'Europe, n'ont rien qui puisse disputer à la Jérusalem délivrée le prix du poëme épique: elle est donc immédiatement placée après ceux d'Homère et de Virgile, et par conséquent le premier de tous les poëmes héroïques modernes.

Cette place est assez belle pour satisfaire une ambition raisonnable; et quelqu'importance que l'on donne aux défauts de la Jérusalem, cette place ne peut lui être ôtée que s'il paraît un autre poëme, écrit dans une langue aussi poétique, conçu avec autant de force, conduit avec autant d'ordre et de sagesse; dont le style ait en général autant de chaleur, de poésie et de grâces; où les caractères soient aussi bien tracés, se soutiennent avec autant de vigueur, et se fassent ainsi mutuellement valoir; où le merveilleux et l'historique soient aussi habilement fondus et mélangés, où l'imagination du poëte agisse aussi puissamment sur l'imagination du lecteur; un poëme enfin qui, avec tous ces avantages, ait celui de naître chez une nation et dans un siècle étrangers au faux éclat du bel esprit, et revenus, ne fût-ce que par lassitude et par ennui, aux simples et durables beautés de la nature; d'être en même temps l'ouvrage du goût et celui du génie, de sortir du cerveau d'un poëte qui n'ait point trop goûté dans son jeune âge la douceur des aliments de l'esprit, qui n'ait point pris l'assaisonnement pour la nourriture, et d'être ainsi purgé de ce clinquant, qu'on voit avec tant de regret, dans le poëme du Tasse, ternir et altérer quelquefois l'or le plus précieux et le plus rare.

Chargement de la publicité...