Histoire littéraire d'Italie (5/9)
Les fêtes finies, la cour réduite à la famille ducale, le cardinal se rendit à Rome pour l'élection d'un pape, et laissa le Tasse à Ferrare. Deux sœurs du duc et du cardinal, Lucrèce et Léonore d'Este faisaient l'ornement de cette cour. Leur mère, Renée de France, leur avait donné l'éducation la plus soignée, et leur avait inspiré dès l'enfance le goût des lettres, de la poésie, de la musique, en un mot, de tous les arts240. Toutes deux étaient aimables et belles; mais ni l'une ni l'autre n'était plus de la première jeunesse. Lucrèce avait trente-un ans, et Léonore trente. L'aînée avait brillé dans les fêtes: une indisposition avait empêché la seconde d'y paraître, ou, comme elle aimait peu le bruit et le monde, lui avait servi de prétexte pour s'en dispenser. Le Tasse fut d'abord présenté chez Lucrèce, et se trouva bientôt assez dans ses bonnes grâces pour qu'elle le présentât elle-même chez sa sœur. Il ne tarda pas à être également bien venu chez les deux princesses. Il les avait déjà célébrées dans son Rinaldo, principalement Lucrèce241, et cette circonstance contribua sans doute à le mettre en faveur auprès d'elle. Peu de temps après, Lucrèce l'introduisit aussi chez le duc son frère. Alphonse qui connaissait ses talents, sachant qu'il avait commencé un poëme sur la conquête de Jérusalem, l'accueillit, le caressa, l'encouragea fortement à mettre à fin son entreprise. Ces encouragements lui firent reprendre un travail interrompu depuis près de deux ans. Il résolut de dédier son poëme au duc Alphonse et de le consacrer à la gloire de cette maison, dont il recevait alors tant de faveurs.
Il eut fini en peu de mois les six premiers chants. A mesure qu'il les composait, il les lisait aux deux princesses. Leurs applaudissements enflammaient et soutenaient sa verve. Cette grande composition ne l'empêchait pas de saisir toutes les occasions de leur adresser de ces poésies que nous nommons fugitives, parce que la plupart du temps leur mérite disparaît avec l'occasion qui les a fait naître. Quelques-unes de celles que le Tasse fit alors intéressent non-seulement par leur beauté, mais parce qu'en les lisant on espère pouvoir fixer son opinion sur la nature des sentiments qui l'attachaient à l'une des deux sœurs. C'est, comme on sait, le sujet d'une grande controverse, qui n'est pas beaucoup plus futile que la plupart de celles qui ont divisé les savants. Est-ce donc une chose de si peu d'intérêt pour les amis des lettres que ce qui paraît avoir influé sur la destinée d'un grand homme, aussi attachant par ses malheurs qu'admirable par son génie? Je reviendrai là-dessus dans la suite, et ne veux pas interrompre le fil des événements.
Le Tasse, instruit que le séjour du cardinal d'Este à Rome devait se prolonger encore, fit un voyage à Padoue242. Ses amis, et surtout Scipion de Gonzague furent enchantés de le revoir. Il les consulta sur ce qu'il avait fait du Godefroy, et fut encouragé de plus en plus par leurs suffrages. De Padoue, il se rendit à Milan, puis à Pavie, où il passa près d'un mois; et ensuite à Mantoue, pour voir et embrasser encore une fois son père. Enfin il revint à la cour de Ferrare, où son crédit augmentait en proportion de sa renommée. Il s'offrit une nouvelle occasion d'y briller, qui peut servir à faire connaître l'esprit de son siècle. L'amour n'était pas alors seulement un sentiment ou une passion: il était encore une science. Le Tasse se piquait d'y exceller, prétention bien excusable dans un philosophe de vingt-deux ans. D'ailleurs ce philosophe était un poëte dont l'amour s'était emparé presque dès son enfance. Ses premiers vers, faits à Bologne et à Padoue, avaient été des vers d'amour243. A Ferrare, ses hommages et ses vers s'adressèrent à Lucrèce Bendidio, jeune dame, non moins célèbre par les grâces et la vivacité de son esprit que par sa beauté; mais il avait un rival redoutable dans J. B. Pigna, secrétaire du duc Alphonse; le Pigna soupirait et rimait aussi pour elle; le Tasse, dont les vers valaient beaucoup mieux, avait d'autant plus besoin de ménagements et d'adresse pour ne pas se brouiller avec un homme qui pouvait lui nuire auprès du duc. Léonore, sa protectrice, s'aperçut de son embarras, et lui suggéra un moyen d'en sortir. Au lieu de continuer à faire des vers pour la belle Lucrèce, il prit trois grandes canzoni, que le Pigna venait de composer pour elle, et qu'il nommait peu modestement les trois Sœurs244; le Tasse fit sur ces trois odes, en les prenant strophe par strophe, des considérations savantes et profondes de philosophie amoureuse, et les dédia à la princesse qui lui avait donné ce conseil245. L'amour-propre de l'auteur, flatté des éloges que lui donnait son jeune rival, ne lui permit pas d'apercevoir un certain ton d'ironie qui règne surtout dans la comparaison que le Tasse fait, en finissant, entre les poésies du secrétaire ducal et celles de Pétrarque; il vécut avec lui en bonne intelligence; et grâce aux conseils de Léonore, Lucrèce Bendidio put continuer à recevoir les hommages de tous les deux.
Note 243: (retour) Treize sonnets de lui, que l'Atanagi publia en 1565; t. I de ses Rime di diversi nobili poeti Toscani, sont presque tous de cette espèce; ceux qui se trouvent parmi les poésies des académiciens Eterei, sont de même; et dans son dialogue philosophique intitulé il Costantino, ou de la Clémence, il avoue lui-même que la sua Giovanezza fu tutta sottoposta all'amorose leggi.
Peu de tems après, le Tasse voulut donner à Lucrèce, à Léonore elle-même, à toutes les belles dames et à tous les chevaliers de cette cour galante une plus haute idée de sa doctrine, qu'il ne l'avait pu faire dans ses considérations sur les trois Sœurs. Il soutint publiquement dans l'académie de Ferrare une thèse d'amour composée de cinquante conclusions. Cet exercice dura trois jours de suite; et ce fut, dit le grave Serassi, une chose vraiment merveilleuse de voir l'esprit, la subtilité, le savoir, que le Tasse employa dans un âge si tendre à soutenir un si grand nombre de propositions si difficiles. Aucun des argumentants ne put l'embarrasser, à l'exception cependant d'un gentilhomme de Lucques246, et d'une dame très-exercée dans ce genre de philosophie. La signora Orsina Cavalletti247 argumenta fort disertement contre la vingt-unième proposition que voici: «L'homme de sa nature aime plus fortement et plus constamment que la femme.» Je ne sais si c'est là une de ces propositions ardues dont Serassi admire que le Tasse ait pu se tirer. Tant y a que la dame mit dans cette discussion tout ce qu'elle avait de science et de finesse, toute la chaleur d'une femme qui soutient la cause de son sexe, et que cependant le jeune docteur défendit bravement le sien248.
La mort imprévue de son père interrompit ces jeux de l'esprit et ces amusements du cœur. Il alla recevoir ses derniers soupirs et revint à Ferrare, où il resta quelque temps entièrement livré à sa douleur. Il en fut distrait par les fêtes du mariage de Lucrèce d'Este avec le jeune fils du duc d'Urbin249; mais ni les vers qu'il composa dans cette circonstance250, ni la perte qu'il avait faite, ni ses amours, ne l'empêchaient de travailler presque tous les jours à son poëme; il avait ajouté deux chants aux six premiers, lorsqu'il partit pour la France à la suite du cardinal. Louis d'Este y venait cette fois sans aucune mission du pape, mais pour ses affaires personnelles, et, ajoute un des auteurs de la vie du Tasse251, pour les intérêts de la religion. Outre l'archevêché d'Auch, que son oncle, le cardinal Hippolyte, lui avait résigné, il y possédait quelques riches bénéfices: c'étaient là ses affaires, et comme on voit, de très-bonnes affaires, et qui expliquent assez quel intérêt il devait prendre aux querelles de religion qui troublaient alors la France.
En partant pour ce long voyage, le Tasse crut devoir, à tout événement, laisser quelques dispositions entre les mains d'un de ses amis252. Le premier article de cette espèce de testament regarde ses poésies amoureuses; il veut qu'elles soient recueillies et publiées. Quant aux autres qu'il a faites pour servir quelques amis, il désire qu'elles soient ensevelies avec lui, à l'exception d'un seul sonnet253. Une autre disposition est relative aux huit chants qu'il avait déjà faits de son Godefroy; d'autres, qui prouvent qu'il avait peu d'ordre ou qu'il était peu généreusement traité par la cour, ont rapport à des effets qu'il laisse en gage chez un juif pour vingt-cinq livres, à des pièces de tapisserie254 qu'il laisse, pour treize écus, chez un autre juif, et à d'autres tapisseries qui restent dans son logement. Si Dieu dispose de lui, il veut que le tout soit vendu et que le produit serve aux frais d'une pierre sépulcrale pour le tombeau de son père, où l'on fera graver l'épitaphe latine qu'il a composée en son honneur. Si l'exécution de quelqu'une de ces volontés rencontre des obstacles, il prescrit à son ami de recourir à la faveur de l'excellente madame Léonore, «laquelle, ajoute-t-il, la lui accordera, je l'espère, pour l'amour de moi255.» Les trois derniers objets, peut-être également sacrés pour lui, dont on le voit s'occuper à son départ, sont donc sa gloire poétique, la mémoire de son père, la bienveillante protection de Léonore.
Note 253: (retour) C'est celui qui commence par ce vers:ibidem, t. II, p. 276. Il était en effet digne d'être conservé; mais était-il bien vrai que le Tasse l'eût fait pour servir un de ses amis? N'est-ce pas un de ceux où, sous le nom d'Aura ou de Laura, il paraît avoir chanté quelquefois celle qu'il n'osait nommer, et n'avait-il pas ici la double intention de le conserver et d'empêcher que son ami lui-même n'en devinât l'objet?Or che l'Aura mia dolce altrove spira
Dès la première visite256 que le cardinal fit au roi de France, qui était son cousin, il se hâta de lui faire connaître le Tasse, et dit en le lui présentant: Voilà le chantre de Godefroy et des autres héros français, qui se sont tant signalés à la conquête de Jérusalem. Charles IX...., (on pouvait encore prononcer son nom et approcher de lui sans horreur; il pouvait encore sourire aux lettres et à la poésie qu'il aimait; il ne s'était pas dévoué, comme il le fit l'année suivante, à l'exécration de tous les siècles); Charles IX reçut le Tasse de la manière la plus distinguée, le revit souvent, et lui fit toujours le même accueil. Il accorda un jour à sa demande la grâce d'un malheureux poëte que les Muses n'avaient pu garantir d'une action honteuse, mais qu'elles sauvèrent ainsi du supplice. Enfin il aurait reconnu par ses largesses l'honneur que le Tasse rendait dans son poëme à l'héroïsme français, il l'aurait comblé de présents, disent les écrivains de France et d'Italie, «si la philosophie du Tasse ne se fût opposée aux grâces qu'il voulait lui faire, et n'eût arrêté sa libéralité par une espèce de refus257. «On conçoit qu'un poëte philosophe oppose une espèce de refus aux présents même d'un roi; mais quand la munificence royale se laisse vaincre par un refus philosophique, c'est qu'elle veut bien être vaincue.
On doit penser qu'à l'exemple du maître, les grands, les nobles et tout ce qu'il y avait à la cour d'hommes aimant les lettres, ou voulant paraître les aimer, s'empressèrent d'accueillir et de fêter le jeune poëte. Il en existait un alors en France qui jouissait d'une réputation gigantesque. Le génie vraiment poétique de Ronsard, nourri de l'étude des anciens et des Italiens modernes, étonnait par la verve, l'enthousiasme, l'élévation des pensées, la vivacité des images et la pompe des expressions. Le Tasse fit sa connaissance et rechercha son amitié. Il lui lut plusieurs chants de son Godefroy, et quelques-uns des morceaux qu'il n'avait cessé de composer, soit pendant son voyage, soit depuis son séjour en France258. Il ne se sentit pas médiocrement flatté d'obtenir l'approbation de Ronsard et à son tour il admira ses poésies259, qui paraissaient alors françaises à toute la France.
Note 258: (retour) Il ajouta, pendant ce séjour, plusieurs morceaux à sa Jérusalem, et surtout dans l'abbaye de Chablis, dont le cardinal d'Este était abbé. Ce fait est rapporté par Ménage, dans ses observ. sur l'Aminte du Tasse (act. I, sc. 2, v. 299); et il dit l'avoir lu dans des mémoires du cardinal Du Perron, qui lui avaient été communiqués par M. Dupuis.
Note 259: (retour) Il compare dans un de ses dialogues (il Cataneo ovvero degli idoli, t. III de ses Œuvres, édit. de Florence) des vers de Ronsard à la louange de la maison royale de Valois, avec la célèbre canzone d'Annibal Caro: Venite all'ombra de' gran gigli d'oro; il en fait de grands éloges, et paraît même, du moins quant au fond des choses et à la sublimité des pensées, donner la préférence au poëte français.
Notre langue n'était pas fixée. Ronsard en méconnut le génie, et lui fit trop de violence. Elle changea peu de temps après; et ce poëte resta plus étranger dans son propre pays qu'il ne l'est pour les étrangers eux-mêmes. La langue y a gagné sans doute; mais ils ne peuvent juger comme nous du gain qu'elle a fait, et peuvent être frappés de ce qu'elle a perdu. Nous ne devons donc pas être surpris que des Italiens célèbres, tels que le Redi260, Apostolo Zéno261, Serassi262, et plusieurs autres aient été du même avis que le Tasse; qu'ils aient même placé Ronsard au-dessus de nos meilleurs poëtes modernes. Leurs faux jugements n'ont aucun inconvénient pour nous, et peuvent même nous être utiles, en nous engageant à examiner nous-mêmes en quoi ils se trompent, et à prendre quelque connaissance de notre ancienne poésie et de notre ancienne langue, qui valaient moins qu'ils ne croient, mais plus que nous ne croyons.
Ce n'est pas seulement notre langue qui a changé depuis le temps du Tasse, ce sont nos mœurs, nos usages, nos arts, les productions mêmes de notre sol; aussi le parallèle qu'il fit entre la France et l'Italie, pour répondre aux questions d'un de ses amis de Ferrare263, manque-t-il aujourd'hui de justesse dans bien des points. Mais on reconnaît dans cette longue lettre, ou dans ce petit traité, la finesse d'observation et de pénétration d'esprit qui brillent dans tous les écrits du Tasse, et cette méthode philosophique qu'il avait puisée dans l'étude des anciens264. Il divise et subdivise avec ordre toutes les manières dont on peut envisager un pays. Il examine ensuite, sous tous ces différents points de vue, l'Italie et la France. Il faut lui pardonner un peu de partialité pour sa patrie, ne pas oublier ce qu'était l'Italie au seizième siècle, et ce qu'était la France, et lui savoir gré d'avoir quelquefois prononcé à notre avantage. Il ne faut point juger ce tableau d'après ce que l'original est de nos jours, mais conclure du tableau même ce que l'original était alors.
Faut-il croire ce qu'on rapporte de l'état de détresse et de pauvreté où se trouva le Tasse au milieu de toutes ces faveurs du prince et de toutes ces caresses des courtisans? Balzac dans ses entretiens, Guy Patin dans une de ses lettres, disent qu'il fut réduit à emprunter un écu pour vivre. Serassi croit le fait impossible. Un gentilhomme attaché à un cardinal si riche et si magnifique pouvait-il manquer à ce point du nécessaire; et celui qui avait refusé les présents d'un roi s'abaisser à recevoir d'un ami ou d'une amie265 un si petit service? Mais cet historien rapporte lui-même un autre fait qui peut expliquer le premier. Le crédit dont jouissait le Tasse auprès du cardinal, et les honneurs qu'il recevait dans une cour telle que celle de France, durent exciter l'envie de ces courtisans sans mérite, tels qu'il s'en trouve toujours auprès des princes; le Tasse s'expliquait peut-être avec trop de liberté sur les matières qui échauffaient alors tous les esprits; ils saisirent ce prétexte pour le calomnier et le desservir. Ils n'y réussirent que trop: le cardinal se refroidit entièrement à son égard, et non-seulement lui retira les honoraires de sa place, mais lui donna même des dégoûts personnels, et parut ne le plus voir qu'avec répugnance. Il n'en fallait pas tant pour qu'un homme qui avait beaucoup de noblesse et de dignité d'âme sentît ce qu'il avait à faire. Le Tasse demanda un congé pour l'Italie, et l'obtint. Il est vrai qu'il fut reconduit et défrayé par Manzuoli, secrétaire du cardinal, que celui-ci envoyait à Rome; mais il ne serait pas surprenant que, dans de pareilles circonstances, il eût éprouvé avant son départ des besoins pressants, et que sa fierté eût consenti plutôt à devoir un écu à l'amitié, qu'à rien demander à un prince qui le disgraciait injustement.
Leur séparation ne fut cependant pas une rupture. Le cardinal aurait craint de se donner aux yeux de la cour de France un tort ou un ridicule; le Tasse avait le dessein d'entrer au service du duc Alphonse en quittant son frère; le départ de Manzuoli sauva toutes les apparences; le cardinal envoyant à Rome son secrétaire le plus intime, y pouvait envoyer aussi le gentilhomme le plus distingué de sa suite. Ils partirent à la fin de décembre, après un an de séjour en France. Le Tasse fut reçu à Rome avec joie par les anciens amis de son père, et recherché par tous les amis des lettres. Pendant ce temps, il faisait agir à Ferrare auprès du duc Alphonse; il employait à cette négociation la princesse d'Urbin et sa sœur Léonore, qui n'eurent pas beaucoup de peine à réussir. Alphonse était dans de si bonnes dispositions que le Tasse fut presqu'aussitôt agréé que proposé. Il se rendit sur-le-champ à Ferrare. Le duc lui témoigna le plus grand plaisir de le voir, et joignit à des conditions satisfaisantes et honorables266 toutes les commodités du logement et de la vie. La plus agréable pour le Tasse fut d'être dispensé de tout service, et de pouvoir par conséquent se livrer tout entier à la composition de ce poëme promis depuis tant d'années, et que le monde littéraire attendait.
A peine s'était-il remis au travail, qu'un triste événement vint l'en distraire. La duchesse de Ferrare, dont on célébrait le mariage quand il entra pour la première fois dans ce palais, mourut peu de temps après qu'il y fut de retour. Cette mort plongea dans le deuil Alphonse et toute sa famille. Le cœur et la plume du Tasse ne furent pendant quelque temps occupés que de cet objet. Il adressa au duc un discours consolatoire, à la manière des philosophes anciens267. Il composa de plus une oraison funèbre très-éloquente268, et joignit à ces ouvrages en prose plusieurs belles pièces de vers.
Quelque temps après, le duc Alphonse fit un voyage à Rome. Le Tasse ayant plus de loisir à Ferrare, avant de se remettre à son grand ouvrage, en fit un dont l'heureux succès fait époque dans l'histoire des lettres. Six ans auparavant269, il avait vu jouer dans l'université même de Ferrare, une espèce d'églogue dialoguée ou fable pastorale, partagée en scènes et en actes, intitulée lo Sfortunato, (l'Infortuné). Elle était d'un nommé Agostino degli Arienti ou Argenti. Cette pièce, qui fut imprimée un an après, avait attiré une grande affluence, et obtenu beaucoup d'applaudissements. Le Tasse avait applaudi lui-même à ce nouveau genre de représentation dramatique. Dès ce moment sans doute il avait aperçu ce qui y manquait et tout le parti que son génie en pouvait tirer. Cette heureuse invention était même plus ancienne. Quand nous traiterons de la poésie pastorale, nous en verrons les premiers essais; mais il y avait aussi loin de ces essais à l'Aminta, que des premiers romans épiques à l'Orlando furioso. Il en résulte cependant qu'il n'est pas plus exact de dire, comme l'ont fait le Manso et d'autres auteurs, que le Tasse fut le premier inventeur du drame pastoral, qu'il ne l'est de prétendre que l'Arioste le fut du poëme romanesque; mais ils ont tous deux perfectionné ce qui n'avait été qu'essayé avant eux, tous deux offert, chacun dans son genre, des modèles parfaits, qui n'ont point été surpassés, ni même égalés depuis; c'est là ce qui est exactement vrai, et c'est bien assez pour leur gloire.
Le sujet, les caractères, le plan et la conduite de l'Aminta étaient donc depuis long-temps dans la tête du Tasse. Il n'attendait pour l'exécuter que d'en avoir le loisir. Il profita bien de celui que lui laissait le départ du duc Alphonse. Entièrement livré à cette composition délicieuse, il l'eut achevée dans deux mois. Le duc à son retour en fut si charmé, qu'il ordonna de tout préparer pour qu'elle fût représentée à l'arrivée du cardinal son frère. Elle le fut en effet270 avec un éclat et un succès qui augmenta considérablement le crédit de l'auteur auprès d'Alphonse et de toute la cour, mais qui anima contre lui des envieux jusqu'alors cachés, et déterminés depuis lors à le perdre.
Je ne développerai point ici les beautés de ce chef-d'œuvre, l'un des diamants les plus précieux de la poésie moderne; j'y reviendrai dans un autre moment. Ces beautés ont été généralement senties. Elles diffèrent totalement de celles du grand poëme que le Tasse n'avait interrompu que pour le reprendre aussitôt. Il semble presque inconcevable que l'auteur de la Jérusalem le soit aussi de l'Aminta, qui ait travaillé pour ainsi dire en même temps à l'une et à l'autre, tant le genre, les formes, le style de ces deux ouvrages se ressemblent peu.
Bien éloigné de l'empressement qu'on a aujourd'hui de se produire, et content du succès de sa pastorale, il ne voulait pas la faire imprimer. Quelques traits même où il faisait allusion à la cour de Ferrare, à des circonstances de sa vie, et à des sentiments de son cœur, d'autres qu'il avait lancés contre un de ses ennemis cachés271 qu'il n'aurait pas voulu blesser publiquement, lui faisaient une loi de cette réserve. Mais on trouva le moyen d'avoir des copies de sa pièce; il en tomba une entre les mains d'Alde le jeune, qui l'imprima, pour la première fois à Venise, huit ans après qu'elle eut été représentée272. Ce fut seulement alors que l'applaudissement qu'elle avait eu à Ferrare devint universel en Italie. Les éditions se multiplièrent; les imitations furent si nombreuses, qu'on ne vit plus de toutes parts que pastorales dramatiques. Mais parmi cette foule d'imitateurs, le Guarini dans son Pastor Fido, et au commencement de l'autre siècle, Bonarelli dans sa Filli di Sciro, approchèrent seuls, quoique à une grande distance, de leur inimitable modèle. Bientôt l'Aminta fut traduit en français, en espagnol, ensuite en anglais, en allemand, en flamand, même en illyrien, en un mot, dans toutes les langues, et toujours avec le même succès. On peut donc dire que ce petit ouvrage n'a pas moins contribué que son grand poëme à la célébrité du Tasse, et que quand même l'auteur de l'Aminta ne l'eût pas été de la Jérusalem délivrée, son nom n'en serait pas moins immortel.
La princesse d'Urbin, Lucrèce d'Este, n'avait pu assister aux représentations de cette pièce qui faisait tant de bruit. Elle voulut la connaître, et pria son frère Alphonse de lui envoyer l'auteur à Pesaro. Le Tasse fut charmé de revoir cette ville où il avait passé quelque temps dans son enfance, et plus encore de se rendre agréable à une princesse à qui il devait en grande partie sa position à la cour de Ferrare. Il se rendit à Pesaro, et reçut l'accueil le plus flatteur du vieux duc Guidubaldo, ancien protecteur de son père, des princes ses fils, et surtout de Lucrèce sa belle-fille. Il lut au milieu de cercles composés de ce qu'il y avait de plus distingué dans cette cour, et son Aminta et plusieurs chants de son Goffredo, qui excitèrent le plus grand enthousiasme. L'été avançait: Lucrèce s'en alla passer le reste avec son mari dans une campagne délicieuse273; le jeune prince s'y livrait à deux exercices qu'il aimait passionnément, à nager dans de belles pièces d'eau et à chasser dans de grandes forêts: sa femme qui n'aimait ni la natation, ni la chasse, voulut que le Tasse fût du voyage. Il passa plusieurs mois auprès d'elle dans cette agréable solitude, composant tous les jours des vers, tantôt pour ajouter à son poëme, tantôt à la louange de Lucrèce, qui prenait grand plaisir à les entendre. Elle avait bien ses trente-neuf ans; c'en était dix de plus que le Tasse; mais peut-être que cette disproportion de l'âge fut une compensation de celle du rang: quoi qu'il en soit, la bonne princesse et le jeune poëte ne se quittaient presque plus, et les auteurs qui nient l'amour du Tasse pour Léonore, prétendent qu'au moins jusqu'à ce jour il paraît avoir eu plus de penchant pour Lucrèce: Serassi le dit positivement274. Entre les sonnets qu'il cite, et qui paraissent le prouver, il en est surtout deux, l'un sur la belle main, l'autre sur le sein de la princesse275, qui sont en effet d'une galanterie que le Tasse ne se serait pas permise avec Léonore. Il y en a un autre276, l'un des plus beaux qu'il ait faits, dans lequel il met autant de poésie que d'adresse à vanter la maturité de l'âge où celle à qui il parle était parvenue, en lui rappelant, sans les lui faire regretter, ces fleurs du printemps qu'elle n'avait plus; mais quoi qu'en dise Serassi, c'est, nous le verrons bientôt, à Léonore et non à Lucrèce que ce sonnet est adressé. Ce qui est certain, c'est que le Tasse fut très-heureux dans cette villegiatura, partagé entre la poésie et l'intime société d'une femme aimable. C'est là peut-être qu'il composa les descriptions les plus charmantes de son poëme; c'est peut-être dans les jardins de Castel Durante qu'il décrivit les jardins enchantés d'Armide.
Il revint à Ferrare chargé de présents, de bijoux, de chaînes d'or, qu'il avait reçus du duc d'Urbin et de ses enfants. Il tenait surtout de Lucrèce un rubis de la plus grande valeur. La fortune semblait lui sourire; mais il touchait au moment d'éprouver ses premières rigueurs. Peu de temps après son retour, et lorsqu'il avait repris la composition de son poëme, le duc partit avec une suite nombreuse pour aller dans les états de Venise au-devant de Henri III, qui passait du trône de Pologne à celui de France. Il espérait attirer ce roi jusqu'à Ferrare; il y réussit et le reçut magnifiquement. Il fallut que le Tasse oubliât son talent de poëte pour son métier de gentilhomme, et qu'il accompagnât le duc à Venise, d'où il revint à Ferrare, avec lui, ou plutôt en même temps que lui, confondu dans le brillant cortège qui suivait le souverain de Ferrare et le monarque français. L'agitation de ce voyage et le tourbillon de ces fêtes royales, dans la saison des plus fortes chaleurs277, furent suivies d'une fièvre quarte qui le tint pendant l'automne et pendant tout l'hiver dans un état continuel de souffrance et de langueur. Toute application lui fut interdite jusqu'au printemps. Ce fut dans sa convalescence et dans cette belle saison278, qu'il termina enfin ce poëme, fruit de tant de travaux et source de tant d'infortunes.
Avant de le publier, il voulut le soumettre au jugement de ses amis les plus éclairés et les plus intimes. Il en fit passer une copie à Scipion de Gonzague, qui était alors à Rome, en le priant de le revoir lui-même avec le plus grand soin, et de le faire examiner par tout ce qu'il pourrait réunir d'hommes d'un goût sûr et exercé. Scipion suivit les intentions du Tasse avec le zèle de l'amitié. Il fut secondé par de savants littérateurs qui mirent à cet examen toute leur application et tous leurs soins279. Mais qu'en résulta-t-il? Presque tous furent d'avis différents sur le sujet, le plan, les épisodes, le style. Ce qui paraissait défaut aux uns était beauté pour les autres. Le Tasse, avec une patience et une docilité infatigables, recevait tous les conseils, les suivait, ou donnait, dans des lettres raisonnées, ses motifs pour ne les pas suivre. Outre ceux qu'il recevait de Rome, il en demandait encore à ses amis de Ferrare: il en alla même demander à Padoue280, et revint avec de nouveaux sujets d'incertitudes, de corrections et de travaux.
Note 279: (retour) Les principaux furent, 1º. Pier Angelio Bargeo ou da Barga, élégant poëte latin, auteur d'un bon poëme sur la chasse (Cynegeticon, lib. VI), et d'un autre poëme sur le même sujet que celui du Tasse, intitulé Syrias, qu'il avait commencé plusieurs années auparavant, et que la Jérusalem délivrée aurait dû lui ôter le courage d'achever; 2º. Flaminio de' Nobili, théologien, philosophe, grand helléniste et savant littérateur; 3º. Silvio Antoniano, professeur d'éloquence dans le collège romain, et bon écrivain en vers et en prose; et enfin Sperone Speroni, trop connu pour qu'il soit besoin de rien ajouter à son nom. Voyez les Lettere poetiche du Tasse, Opere, t. V, édit. de Florence, in-fol.
Le mouvement que cette sorte d'occupation donne à l'esprit est tout différent de celui qu'il éprouve dans le feu de la composition. En composant, la préoccupation est profonde, constante, et s'exerce long-temps sur le même objet: en corrigeant, elle se porte rapidement sur de petits détails, sur des objets indépendants les uns des autres qui ébranlent presque à la fois l'imagination, et appellent souvent l'attention en sens contraire. Il résulte du premier travail un état contemplatif, et pour ainsi dire extatique, dans lequel, tout entier aux objets qu'il invente et aux sentiments qu'il exprime, le poëte est étranger et presque inaccessible à tout ce qui est extérieur; il résulte du second une espèce d'émotion fébrile, qui ouvre facilement l'esprit à ce que l'on voit ou entend, même à ce que l'on croit voir ou entendre, à toutes les impressions fâcheuses, aux inquiétudes, aux soupçons; surtout lorsqu'on se trouve comme assailli par des conseils contradictoires, forcé de choisir à la hâte, et d'autant plus incertain dans son choix que l'on est plus modeste, et qu'on abonde moins dans son sens. C'est précisément la position où se trouva le Tasse. Il avait à la cour des ennemis; il le savait depuis long-temps, et ne commença qu'en ce moment à les craindre. Quelques-unes des lettres qu'il écrivait à Rome et des réponses qu'il en recevait, éprouvèrent des retards, elles avaient toutes pour objet les corrections de son poëme; il imagina que ses ennemis les interceptaient pour découvrir les objections qui lui étaient faites et en profiter contre lui, quand il aurait publié son ouvrage. Il eut une maladie courte, mais dangereuse, une fièvre ardente avec des étourdissements et des vertiges; il fut guéri dans peu de jours281, et se remit au travail avec la même ardeur.
Les traitements qu'il recevait de la part du duc devaient lui tranquilliser l'esprit. Alphonse redoublait d'attentions et d'égards, voulait sans cesse l'entendre réciter ses vers, et le conduisait avec lui dans les voyages de plaisir qu'il faisait à Belriguardo, lieu de délices, où il se retirait souvent pendant les chaleurs de l'été. Lucrèce d'Este, devenue duchesse d'Urbin par la mort de son beau-père, se sépara de son mari, trop jeune pour elle, à qui elle n'avait point donné, et ne pouvait plus donner d'enfants, et vint à Ferrare, avec un traitement ou une pension convenable, retrouver son frère Alphonse, dont elle était tendrement aimée. Son arrivée ajoutait encore aux agréments dont le Tasse jouissait dans cette cour et aux moyens de s'y maintenir en crédit. La duchesse ne pouvait plus se passer de lui; elle eut une indisposition, pendant laquelle il eut seul accès auprès d'elle, et il l'eut à toute heure et tous les jours. Alphonse était obligé de faire sans lui ses voyages de Belriguardo. Lucrèce prenait les eaux et avait besoin de distractions; elle gardait le Tasse: il lui lisait son poëme et passait chaque jour avec elle plusieurs heures secrètement282. Cependant son esprit frappé se tournait toujours vers Rome. Il voulait qu'on y recommençât en entier l'examen de son poëme: il voulut enfin y aller lui-même, et malgré ce que fit encore la duchesse pour le détourner de ce voyage, malgré le conseil qu'elle lui donna de ne quitter Ferrare que pour l'accompagner à Pesaro283, il n'eut de repos que lorsqu'il eut obtenu du duc Alphonse la permission de partir pour Rome.
Il y fut reçu par son cher Scipion de Gonzague284, qui avait beaucoup contribué à lui inspirer le désir de ce voyage. Scipion le présenta aussitôt au cardinal Ferdinand de Médicis, frère du grand-duc de Toscane, et qui lui succéda peu de temps après. Ferdinand, instruit des sujets du mécontentement que le Tasse commençait à avoir à Ferrare, lui fit entendre que si jamais il quittait la maison d'Este, il le recevrait avec le plus grand plaisir dans la sienne, ou le ferait aisément entrer chez le grand-duc, son frère. Le Tasse avait déjà eu la pensée de se retirer du service du duc Alphonse et de se fixer à Rome, soit, s'il le pouvait, dans une entière indépendance, soit en entrant dans quelque maison puissante où il ne fût pas aussi exposé à la malveillance et aux intrigues qu'il l'était à Ferrare; mais il ne voulait prendre ce parti qu'après s'être acquitté de ce qu'il devait à la maison d'Este, par la publication du monument qu'il élevait à sa gloire, et il ne donna pour lors aucune suite à ces offres du cardinal de Médicis. Il fut aussi introduit chez les deux cardinaux et chez le général de l'Église Boncompagno, neveux du pape Grégoire XIII, et reçut d'eux le meilleur accueil. Mais après un mois de séjour à Rome auprès de son ami, après avoir conféré tous les jours avec lui et l'espèce de conseil que Scipion avait établi pour l'examen définitif de son poëme, il ne songea plus qu'à retourner à Ferrare.
Tout en s'occupant des amours d'Herminie et de Tancrède, d'Armide et de Renaud, il n'avait pas oublié que le jubilé, alors ouvert à Rome, était un des motifs dont il s'était servi pour obtenir du duc Alphonse un congé. Il avait scrupuleusement rempli tous les devoirs de piété prescrits pour en gagner les indulgences. «Pendant le jour, dit naïvement Serassi, il visitait avec la plus grande dévotion les églises; le soir il allait chez le Sperone ou chez d'autres amis285, les consulter sur quelques particularités de son poëme286.» Le Tasse avait reçu chez les jésuites de Naples une éducation très-religieuse. Les passions de sa jeunesse n'avaient rien diminué de sa piété. Elle reçut à ce qu'il paraît, dans cette circonstance, un nouveau degré de ferveur: nous ne tarderons pas à en reconnaître les effets. Il n'y a rien à dissimuler dans les affections d'une ame si élevée et si pure; et nous verrons bientôt ce grand homme dans un état dont il est important d'observer et de bien assigner toutes les causes.
Le Tasse revint à Ferrare par Sienne et Florence: il devait cet hommage à ces deux villes si célèbres dans l'histoire des lettres et des arts, surtout à la dernière. Il forma dans l'une et dans l'autre de nouvelles liaisons d'amitié, et se fit un grand nombre d'admirateurs, parmi les gens de lettres qui y florissaient, par les lectures qu'il fit de plusieurs chants de son poëme. Quelque temps après son retour287, la jeune et belle Léonore Sanvitali, nouvelle épouse du comte de Scandiano,288, vint à Ferrare avec la comtesse de Sala, sa belle-mère289. Ces deux dames étaient aussi célèbres par les qualités de l'esprit et l'amour de la poésie et des lettres que par leur beauté. Elles soutinrent dans cette cour la réputation qui les y avait précédées. Elles parurent avec un grand éclat dans les bals et les fêtes de l'hiver. Le Tasse s'ouvrit un accès auprès d'elles par les vers qu'il leur adressa. Bientôt il devint un des courtisans les plus assidus de la comtesse de Scandiano, et c'est la seconde des trois Léonores dont on prétend qu'il fut amoureux290.
Note 290: (retour) La troisième n'exista jamais, selon Serassi, que dans l'imagination du Manso. Il est faux, dit-il, qu'une des suivantes de la princesse Léonore, que le Tasse loua quelquefois dans ses vers, s'appelât elle-même Léonore; c'était Laure qu'elle se nommait; et l'autre suivante, pour qui il fit dans la suite la charmante canzone, O con le grazie eletta e con gli amori, était, selon le même Serassi, attachée à la comtesse de Scandiano, et non à la princesse, et son nom n'était pas Léonore, mais Olimpia. (Vita del Tasso, p. 117, note 5.)
Il ne passait cependant pas un jour sans s'occuper de son poëme. Il se préparait à l'aller faire imprimer à Venise quand la peste se déclara dans cette ville, et le força encore de différer. Il recevait par son ami Scipion de Gonzague les propositions les plus avantageuses et les plus pressantes de la maison de Médicis. Il était combattu d'un côté par son attachement pour le duc Alphonse, pour ses sœurs, peut-être pour la jeune comtesse de Scandiano, de l'autre par le désir d'une vie plus indépendante et plus tranquille qu'on lui faisait espérer en Toscane. Dans ces entrefaites, Jean-Baptiste Pigna, historiographe de la maison d'Este, vint à mourir. Le Tasse, au milieu de ses continuelles alternatives, demanda cette place et l'obtint291; il se trouva donc plus étroitement enchaîné que jamais, et ne tarda pas à s'en repentir.
Ses ennemis redoublaient d'activité à mesure qu'il croissait en réputation et qu'il semblait croître en faveur. Il les avait soupçonnes d'intercepter ses lettres; il eut bientôt la preuve d'un trait non moins vil et non moins perfide. Pendant un voyage qu'il fit à Modène, il avait laissé à l'un des officiers du duc, qui feignait d'être de ses amis, la clef de toutes les pièces de son appartement, à l'exception de la chambre où il tenait ses livres et ses papiers les plus secrets; il reconnut à son retour qu'on avait aussi ouvert cette chambre, fouillé et examiné tous ses papiers292. Ce trait et d'autres semblables, indices affligeants d'une intrigue ourdie contre lui par quelques ennemis secrets293, lui inspiraient une tristesse qu'il s'efforçait en vain de dissimuler.
Pour l'en distraire, la princesse Léonore l'emmena avec elle dans une belle maison de campagne294, sur les bords du Pô, à dix-huit milles de Ferrare. Le voyage ne fut que de onze jours; mais ces jours de bonheur et de calme dissipèrent en effet sa mélancolie; et il reprit avec ardeur à son retour quelques corrections qui lui restaient encore à faire; il en fit surtout de très-importantes au charmant épisode d'Herminie, qui reçut alors ce haut degré de perfection qu'on y admire.
En quittant une Léonore, il recommença ses assiduités auprès de l'autre. La comtesse de Scandiano, que l'on dit avoir été aussi sage que belle, ne put cependant être insensible aux tendres soins et aux beaux vers que lui consacrait le Tasse. Elle lui accorda des préférences qui irritèrent de plus en plus l'envie. L'un de ces envieux, d'abord secrets et qui ne pouvaient plus se contraindre, était le célèbre Baptiste Guarini. Il avait été l'un des plus intimes amis du Tasse; mais à la rivalité poétique, dans laquelle, malgré son talent, il n'était pas heureux, se joignit encore la rivalité d'amour, où il ne le fut guère davantage. Il ne put supporter la faveur où était le Tasse, non-seulement auprès des deux princesses, mais auprès de cette belle étrangère. Des sonnets piquants furent lancés de part et d'autre. Si cette jalousie fut cause, comme elle le fut réellement, que le Guarini composa quelque temps après son Pastor fido, c'est toujours un bon effet d'une méchante cause; et ce n'est pas la seule fois qu'il en est arrivé ainsi dans la carrière des arts.
C'est vers le même temps que le Tasse eut cette aventure qui a fait tant d'honneur à son courage. Le Manso et Serassi la racontent avec quelques différences qu'il est bon de remarquer. Le premier dit que le Tasse avait confié tous ses secrets, même celui de ses amours, à un homme qu'il croyait son ami; que ce faux ami eut un jour, ou l'indiscrétion, ou la malignité de redire une des particularités les plus secrètes, et que le Tasse l'ayant appris, courut à lui dans une des salles du palais ducal et lui donna un soufflet. N'osant tirer l'épée dans ce lieu même, l'offensé sortit et envoya au Tasse un défi qu'il accepta. Il se rendit sur-le-champ au lieu indiqué, et le duel était commencé quand trois frères de son ennemi fondirent sur lui tous à la fois.
Serassi traite ce récit de romanesque; selon lui, le Tasse avait des preuves d'une trahison qu'un homme, qui se disait son ami, lui avait faite sur une matière très-délicate (cela ne dit point du tout que ce ne fut pas en matière d'amour). Il le rencontra dans la cour du palais, et voulut s'expliquer avec lui. Le faux ami, au lieu de s'excuser, répondit avec impertinence, et alla même jusqu'à donner un démenti. Le Tasse, qui connaissait très-bien les lois de la chevalerie, répliqua au démenti par un soufflet au travers du visage. Le souffleté, lâche comme le sont presque toujours les insolents, se retira sans dire un mot; mais quelques jours après, étant accompagné de ses deux frères, il vit le Tasse passer sur la place publique. Ils s'élancèrent tous à la fois et coururent pour le frapper par derrière. Le Tasse possédait la science des armes comme la bravoure d'un chevalier: il se détourne, tire son épée et met en fuite ses trois assassins. Ils s'enfuirent même de Ferrare, et se réfugièrent l'un à Florence, les autres en différents lieux.
Il n'est pas vrai, comme le veut le Manso, que deux d'entre eux furent blessés; ils n'en donnèrent pas le temps au Tasse. Il ne l'est pas non plus que le duc le fit alors arrêter, sous prétexte de le mettre à l'abri d'un nouvel attentat contre sa vie, et que ce fut cette injuste arrestation qui excita dans l'esprit du poëte le désordre qui s'y manifesta peu de temps après. Les torts d'Alphonse avec le Tasse ne furent que trop réels; mais il ne faut ni les accroître, ni anticiper l'époque. Il faut même ajouter que le redoublement d'attentions et d'égards du prince pour le Tasse en cette circonstance est prouvé par les lettres du Tasse lui-même295, et que, par une conséquence nécessaire, si l'indiscrétion du faux ami était en effet relative à des intérêts d'amour, elle n'avait du moins compromis ni Léonore, sœur du duc, ni personne de sa famille.
Cette affaire fit beaucoup de bruit à Ferrare, beaucoup d'honneur au Tasse, et il n'y a aucune raison de ne pas croire que les bons Ferrarois, qui imaginaient sans doute qu'un gentilhomme qui lit, écrit et fait des vers, n'est pas aussi brave qu'un gentilhomme ignorant qui ne sait écrire, ni en vers, ni en prose, aient fait sur cette aventure deux mauvais vers en l'honneur du Tasse et les aient chantés par la ville:
Colla penna e colla spada
Nessun val quanto Torquato.
Avec la plume et l'épée,
Le Tasse n'a point d'égal.
Assurément cela n'est pas bon, mais bien d'autres vaudevilles ne valent pas mieux, et celui-ci est une preuve de plus d'un fait qu'il est bon de constater.
Le Tasse ne parut pas très-ému de cette affaire; il ne demanda au duc que les satisfactions qui lui étaient dues, et ne parla de son assassin dans ses lettres que comme d'un lâche et d'un infâme296. Un autre objet l'affecta beaucoup davantage. Il reçut des avis certains que l'on imprimait son poëme dans une ville d'Italie. On ne peut imaginer les craintes et l'égarement qui s'emparèrent de son esprit à cette nouvelle. Non-seulement son poëme n'était pas encore au point de perfection qu'il eût désiré, mais il se voyait par-là menacé de perdre tous les avantages qu'il s'était raisonnablement promis de cette publication si long-temps attendue: il voyait s'évanouir tout l'espoir de son indépendance. Il implora la seule puissance qui pût le sauver d'un tel malheur, et le duc écrivit avec beaucoup d'intérêt au duc de Parme, à plusieurs autres princes, à la république de Gênes, et même au pape297, pour les prier de défendre et d'empêcher, dans l'étendue de leurs états, l'impression furtive de la Jérusalem délivrée.
La mélancolie du Tasse et l'incertitude de son esprit augmentèrent considérablement: d'autres sujets d'inquiétudes, s'y mêlèrent encore; un voyage qu'il fit à Modène298 chez le comte Ferrante Tassone, l'un de ses meilleurs amis, qui employa tout ce qu'il put imaginer d'amusements pour le distraire de ses chagrins, n'y apporta que peu d'adoucissements. Une lettre venue de Rome lui fit craindre le refroidissement de son autre excellent ami, Scipion de Gonzague. En ce moment où ses ennemis l'accusaient de vouloir éclipser la gloire de l'Arioste, Orazio Ariosto, neveu de ce poëte, écrivit en faveur du Tasse des stances qui lui parurent à lui-même passer les bornes de la louange, et il craignit que ce ne fût un piège tendu à son amour-propre pour le perdre plus sûrement299. On corrompit ses domestiques, ou l'on sut lui persuader qu'ils étaient corrompus. Enfin, il vint à s'imaginer que ses persécuteurs non-seulement l'avaient accusé d'infidélité auprès de son prince, mais avaient même dénoncé sa croyance au tribunal du Saint-Office.
Ici je dois traduire littéralement Serassi, l'historien de sa vie; je ne dois altérer aucun des traits qu'il a tracés avec une simplicité qui garantit sa bonne foi. «Véritablement, dit-il300, le Tasse, comme il l'a lui-même avoué depuis, habitué à méditer avec toute la finesse de son esprit sur les systèmes des anciens philosophes, crut avoir éprouvé quelque doute sur le mystère de l'incarnation du fils de Dieu; il lui semblait encore que, dans ces sortes de méditations, il avait été incertain de savoir si Dieu avait tiré le monde du néant, ou si le monde dépendait seulement de lui de toute éternité, et enfin s'il avait doué ou non l'homme d'une âme immortelle. Il ne s'était, il est vrai, jamais assez livré à ces doutes, pour y donner tout-à-fait son consentement; cependant la crainte d'avoir failli l'avait mis, dès l'origine, dans une telle agitation qu'il était allé à Bologne301 se présenter à l'inquisiteur. Il en était revenu très-satisfait, et muni de plusieurs instructions pour s'affermir de plus en plus dans sa croyance. Maintenant que sa tête était ainsi agitée, il craignit d'avoir laissé échapper des paroles qui pussent inspirer quelques doutes sur sa foi; et cela en parlant à des personnes qui lui avaient depuis peu donné des preuves d'inimitié.
Il ne douta point qu'elles n'en fissent un chef d'accusation contre lui pour achever sa perte. Il joignit encore à toutes ses terreurs, la crainte d'être empoisonné ou assassiné. Son imagination s'échauffa au point qu'il n'avait plus de repos, qu'il ne parlait plus d'autre chose, qu'il n'y avait plus moyen de le persuader ni de l'apaiser. Le duc, madame Léonore, et particulièrement la duchesse d'Urbin, firent tout leur possible pour le rassurer, pour lui ôter de l'imagination ces vaines craintes; ils n'y purent parvenir.»
Un soir302, dans les appartements de la duchesse d'Urbin, il tira son couteau pour en frapper un de ses domestiques, sur lequel il avait conçu des soupçons; le duc donna aussitôt ordre de l'arrêter et de le renfermer dans de petites chambres qui bordaient la cour du palais. C'était, dit-on, pour éviter de plus grands malheurs, et pour l'engager à se laisser soigner, plutôt que pour le punir. Cela peut être; mais il y avait sûrement des moyens plus doux d'obtenir les mêmes effets. Cette détention acheva de consterner le malheureux Tasse. Il écrivit, pour en sortir, les lettres les plus suppliantes: enfin le duc se laissa fléchir et le fit reconduire dans son appartement. Il exigea seulement qu'il se fit traiter par les médecins les plus habiles. Le traitement parut réussir; le duc, pour lui faire oublier sans doute sa première rigueur, le conduisit avec lui à Belriguardo dans un voyage de plaisir, et n'oublia rien pour le consoler, le distraire et le réjouir. Mais il connaissait si bien quelle était la blessure la plus dangereuse de cet esprit malade, qu'il voulut, dit positivement Serassi, «que le Tasse, avant de partir pour Belriguardo, se présentât au Saint-Office à Ferrare, et y fût attentivement examiné sur les points qui pouvaient lui causer de l'inquiétude. Le père inquisiteur, qui s'aperçut aisément que tous ces doutes n'étaient que l'effet d'une imagination exaltée, le traita avec douceur, lui certifia, le plus affirmativement du monde, qu'il était très-bon catholique, et le déclara libre et absous de toute accusation quelconque. D'un autre côté, le duc lui donna les plus fermes assurances qu'il n'avait aucun sujet d'être mécontent de lui, aucun soupçon de sa fidélité, et que s'il avait fait quelques fautes contre son service, il les lui pardonnait de tout son cœur.
Cependant, malgré toutes ces assurances, et au milieu même des amusements de Belriguardo, le Tasse se mit à argumenter, et à sophistiquer de la manière la plus étrange sur la décision de l'inquisiteur, soutenant qu'elle ne devait point être valide, que par conséquent il n'était pas bien absous, parce qu'on n'avait point observé les formes ordinaires et prescrites. Il imagina aussi que le duc Alphonse était plus prévenu contre lui qu'il ne voulait le paraître; et sur ces fantaisies, mais principalement sur la première, il allait raisonnant de façon que c'était une pitié de l'entendre. Le duc se détermina donc à le renvoyer à Ferrare, et le Tasse ayant montré le désir d'être conduit chez les moines de St.-François, Alphonse l'y fit transporter et le fit recommander par un de ses secrétaires aux attentions et aux bons traitements de ces religieux. Son premier soin, en arrivant dans leur maison, fut de rédiger une supplique pour les cardinaux composant le tribunal suprême de l'Inquisition à Rome, dans laquelle il exposait ses craintes sur l'invalidité de la décision de Ferrare, et demandait la permission de se rendre à Rome pour mettre enfin en sûreté son honneur et son repos. Il écrivit dans le même sens à Scipion de Gonzague. Malgré tous les soins qu'il prit pour faire parvenir ces lettres, elles furent interceptées, et cette fois c'est un service qu'on lui rendit.
Cependant il commença de se laisser traiter, mais à contre cœur, imaginant d'un côté qu'il n'en avait pas grand besoin, craignant de l'autre qu'on ne mêlât du poison dans ses remèdes. L'objet principal de ses inquiétudes était toujours la crainte de n'être pas définitivement acquitté par l'Inquisition; la décision de Ferrare lui paraissait insuffisante; on la lui avait donnée, croyait-il, de cette manière pour qu'il ne pût jamais connaître ses accusateurs. Il ne cessait d'écrire au duc Alphonse, sur cet objet, ou de lui envoyer des messages, qui lui devinrent importuns. Il reconnaissait dans une de ses lettres qu'il avait soupçonné le prince, qu'il avait parlé hautement de ses soupçons, et que c'était une folie qui exigeait un traitement; mais sur tout le reste, il attestait les entrailles de J.-C. qu'il était moins fou que S. A. n'était trompée. Le duc offensé de ces expressions, et de quelques autres qu'il trouva trop familières, non-seulement cessa de répondre à ses demandes, mais lui défendit rigoureusement d'écrire, et à lui, et à la duchesse d'Urbin. Cette défense redoubla dans l'esprit du Tasse l'agitation, les soupçons et les frayeurs. Enfin, il saisit un moment où on l'avait laissé seul; il sortit du couvent, et bientôt après de Ferrare303. Il partit de cette ville où son nom était en si grand honneur, de cette cour où ses talents avaient excité tant d'admiration, où il avait même inspiré des sentiments plus tendres, où sa faveur avait fait tant d'envieux: il partit de nuit, sans argent, sans guide, presque sans vêtements, mais surtout sans ses papiers, sans la plus imparfaite copie de son poëme, ni de son Aminta, ni de ses autres productions; content d'avoir sauvé sa vie des périls dont il se croyait environné.
Section II.
Suite de la Vie du Tasse, depuis 1577,
jusqu'à sa sortie de l'hôpital
Ste-Anne, en 1586.
Dans l'état déplorable où était le Tasse quand il sortit de Ferrare, évitant les villes et même les grandes routes, de crainte d'être poursuivi et reconnu, il se dirigea cependant assez rapidement et assez juste, pour arriver, par l'Abruzze, dans les états de Naples en peu de jours. Ce n'était point à Naples qu'il voulait aller, mais à Sorrento sa patrie, dans la maison de sa sœur aînée Cornelia. Après la mort de leur mère, cette sœur était demeurée à Naples entre les mains de ses oncles, qui ne voulurent jamais la renvoyer à Bernardo, malgré les instances réitérées qu'il leur fit. Mariée par eux avec un gentilhomme de Sorrento, nommé Sersale, elle était restée veuve avec plusieurs enfants, mais, à ce qu'il paraît, avec une honnête aisance. Quoique le frère et la sœur ne se fussent point revus depuis leur enfance, ils avaient conservé beaucoup de tendresse l'un pour l'autre, et le Tasse n'avait aucun lieu de douter qu'il ne fût bien reçu. Cependant la défiance naturelle aux malheureux lui inspira l'idée de mettre cette tendresse à l'épreuve. A quelque distance de Sorrento, il s'arrêta chez un pauvre berger, changea de vêtements avec lui, et en arrivant chez sa sœur, se présenta sous cet habit de pâtre, comme quelqu'un envoyé pour lui apporter des nouvelles de son frère. L'émotion extrême qu'elle éprouva, en apprenant ses malheurs, ne laissa plus au Tasse aucun doute; il se fit enfin connaître, et trouva dans les embrassements de cette sœur chérie les plus douces consolations qu'il eût goûtées depuis long-temps.
Là, dans une des plus belles positions de la terre, sous un ciel pur, ayant toujours devant lui le spectacle de la nature la plus aimable et la plus imposante en même temps, devenu l'objet des sollicitudes et des soins d'une tendre amitié, il commença bientôt à éprouver un soulagement sensible. Cette sombre mélancolie, cette humeur noire qui l'avait si cruellement tourmenté, s'adoucit; et par une vicissitude très-naturelle, il commença aussitôt à croire qu'il avait quitté trop légèrement Ferrare, et à regretter d'avoir excité, par ses craintes exagérées et par sa fuite, le mécontentement du duc Alphonse. Selon le propre de cette maladie cruelle, ses idées ayant éprouvé ce retour passèrent d'une extrémité à l'autre. Il écrivit au duc et aux princesses ses sœurs, pour obtenir d'être rétabli dans son premier état et surtout dans leurs bonnes grâces. Ni Alphonse, ni la duchesse d'Urbin ne lui firent de réponse; il n'en eut que de Léonore; mais cette réponse était de nature à lui ôter toute espérance. Il crut alors prendre un parti grand et généreux, en allant s'offrir lui-même et remettre sa vie entre les mains du duc. Malgré les instances de sa sœur Cornélie, à peine rétabli d'une maladie dangereuse qu'il venait encore d'éprouver, il partit de Sorrento pour exécuter ce dessein.
Arrivé à Rome304, il voulut donner un témoignage public de sa confiance, en descendant directement chez l'agent305 du duc de Ferrare. Cet agent et l'ambassadeur306 du duc le reçurent avec beaucoup d'amitié; ils écrivirent tous deux à leur souverain en sa faveur. Scipion de Gonzague, et le cardinal Albano, qui était presque aussi attaché au Tasse que Scipion même, ne furent point d'avis qu'il retournât à Ferrare, quand même ce retour lui serait offert, mais qu'il se bornât à obtenir du duc Alphonse son pardon, et à lui demander ses, effets et ses papiers, qu'il avait laissés dans son palais. Le cardinal écrivit dans ce sens au duc, qui répondit qu'il avait donné des ordres pour que tous les papiers que le Tasse avait laissés, soit entre les mains de la duchesse d'Urbin, soit ailleurs, fussent rassemblés et lui fussent remis; mais il ne s'expliquait que vaguement et très-brièvement sur le reste. Les papiers ne furent point renvoyés au Tasse, peut-être dit Serassi, parce qu'il déplaisait au duc et aux deux princesses, après avoir perdu la personne du poëte, de perdre encore de si précieux ouvrages. Le Tasse ne se découragea point, et fit faire de nouvelles instances par l'agent et par l'ambassadeur. Le Manso dit que c'était la princesse Léonore qui l'engageait par ses lettres à insister; mais Serassi affirme que dans tous les papiers relatifs à cette affaire qu'il a eus entre les mains, il n'a trouvé aucun vestige de cette correspondance. Quoi qu'il en soit, le duc céda enfin aux instances de ses ministres, et leur répondit307 qu'il consentait à reprendre le Tasse à son service, mais qu'il fallait d'abord qu'il reconnût dans l'humeur mélancolique dont il était tourmenté, la source de tous ses soupçons et de toutes ses craintes; qu'il consentît à se faire traiter, pour se guérir de cette humeur; que s'il comptait encore s'embarrasser, comme par le passé, dans des explications et dans des plaintes éternelles, il était, lui, déterminé à ne s'en mettre plus en peine; que lorsqu'il serait revenu à Ferrare, s'il refusait de se laisser traiter, il recevrait sur le champ l'ordre de sortir du duché et la défense d'y rentrer jamais.
Malgré la sécheresse de cette réponse et le peu d'affection qu'elle annonçait, le Tasse se soumit à tout, promit tout, et se rendit à Ferrare avec l'ambassadeur même du duc qui y retournait en ce moment. Le premier accueil qu'il reçut fut très-favorable et lui donna de grandes espérances; pendant quelque temps il eut auprès du duc et de ses sœurs le même accès qu'auparavant; mais il crut bientôt apercevoir qu'on ne faisait plus le même cas de ses talents et de ses ouvrages, qu'on ne voulait plus voir en lui qu'un courtisan et non un poëte, qu'on s'étudiait à le détourner en quelque sorte de la carrière de la gloire, et à l'engager dans une vie molle, délicate et oisive. Il avait beau redemander ses papiers, ses manuscrits, on ne les lui rendait point: ils restaient entre les mains d'un des grands officiers de la cour308, ce que le Tasse appelait avec raison usurpation et violence. Il voulut réclamer auprès des princesses, et ne put s'en faire écouter; auprès du duc, qui refusa de l'entendre; enfin auprès du confesseur, qui sans doute se mêlait de beaucoup d'affaires, et ne voulut point se mêler de la sienne. Quoi de plus juste cependant, et même dans le meilleur état de raison et de santé, quelle patience pouvait tenir à ces refus? Celle du Tasse se lassa d'une position dont aucune parole, aucune démonstration consolante n'adoucissait plus l'amertume; abandonnant enfin ses livres et ses manuscrits, après treize années de service qui méritaient une autre récompense, il partit une seconde fois, à peu près dans le même équipage que Bias, pour aller chercher sous la protection de quelque autre prince, un plus sûr asyle, et un port où il pût réparer son naufrage.
Il alla d'abord à Mantoue, espérant que le duc, ancien ami de son père, serait disposé à le bien recevoir; mais il y trouva les choses à peu près les mêmes qu'à Ferrare. Il était sans argent, et fut obligé, pour aller plus loin, de vendre ce qu'il avait avec lui de précieux. Il ne se détacha pas sans regret d'une chaîne d'or et de ce beau rubis qu'il tenait de la duchesse d'Urbin; encore abusa-t-on de son malheur, et ne put-il avoir de ces objets que le tiers au plus de leur valeur. Il se rendit à Padoue, puis à Venise309, où il ne reçut pas grand accueil. Cependant un patricien, homme de mérite310, écrivit en sa faveur au grand-duc de Toscane; mais avant qu'il eût pu recevoir une réponse, le Tasse avait quitté Venise et s'était rendu à la cour d'Urbin. Il y fut enfin reçu, comme il méritait de l'être partout, avec les égards dus à sa renommée, à son génie et à ses malheurs.
Ce qu'il y a de bien étonnant, c'est que ce génie poétique était toujours le même. Il en donna une preuve frappante en arrivant à Urbin. Le duc était à la campagne. Le Tasse lui écrivit de son palais même; et en attendant la réponse, il commença une grande canzone, que l'on trouve dans ses Œuvres, et qui commence par ces deux vers:
O del grand' Apennino
Figlio picciolo sì, ma glorioso.
Ce fils de l'Apennin est le petit fleuve Metauro qui coule dans le duché d'Urbin: le poëte dit qu'il vient se reposer à l'ombre du grand chêne que ce fleuve arrose, désignant par-là le duc lui-même qui portait cet arbre pour armoirie. Sous cette ombre hospitalière et sacrée, il espère échapper enfin aux coups de cette cruelle déesse que l'on dit aveugle, et dont il veut en vain se cacher; qui le poursuit sur les monts, dans les plaines, la nuit, le jour; qui paraît avoir autant d'yeux pour le voir que de traits pour le blesser.
Cette première strophe est toute poétique: les deux suivantes sont toutes de sentiment, mais d'un sentiment si vrai, si naturellement, et cependant toujours si poétiquement exprimé, que je ne connais rien dans toute la poésie italienne, peut-être même dans Pétrarque, que l'on puisse mettre au-dessus. Il y retrace les malheurs qui l'ont assailli dès son enfance. «Hélas, dit-il, depuis le premier jour que je respirai l'air et la vie, que j'ouvris les yeux à cette lumière qui ne fut jamais sereine pour moi, cette déesse injuste et cruelle me prit pour son jouet et pour le but de ses traits. Je reçus d'elle les blessures que la plus longue vie pourrait à peine guérir. J'en atteste la glorieuse Syrène, près du tombeau de laquelle fut placé mon berceau311; et pourquoi, dès la première atteinte, n'y eus-je pas aussi mon tombeau! J'étais encore enfant quand l'impitoyable Fortune m'arracha du sein de ma mère. Ah! je me rappelle en soupirant ces baisers qu'elle baigna de larmes douloureuses, et ses ardentes prières, que les vents fugitifs ont emportées. Je ne devais plus me retrouver, mon visage près de son visage, pressé dans ses bras avec de si étroites et de si fortes étreintes. Hélas! et je suivis d'un pied mal assuré, comme Ascagne ou la jeune Camille312, mon père errant et proscrit...... O mon père! ô mon bon père! toi qui me regardes du haut des cieux, j'ai pleuré, tu le sais, ta maladie et ta mort; j'ai baigné de pleurs en gémissant, et ta tombe et ton lit funèbre; maintenant élevé dans les célestes sphères, tu jouis; on te doit des honneurs et non des larmes; c'est pour moi que doit s'épuiser la coupe entière de la douleur.»
On ne sait où se serait arrêté cet élan de poésie et de sensibilité; mais le duc d'Urbin n'eut pas plutôt appris l'arrivée du Tasse, qu'il accourut pour le recevoir. Sa présence interrompit cette composition plaintive, que l'auteur n'a jamais reprise. On regrette, pour ainsi dire, que le duc y ait mis tant d'empressement, qu'il ait arrêté dans son cours une veine si heureusement ouverte, surtout quand on pense que tous ses soins ne purent calmer que pour peu de temps l'imagination trop agitée de ce grand et malheureux poëte. Malgré tous les agréments dont on s'étudiait à le faire jouir, sa mélancolie reprit le dessus: ses craintes et ses défiances reparurent: ses nouveaux amis et des médecins habiles crurent qu'un cautère pourrait détourner cette humeur noire dont il était si terriblement dominé. Ce petit traitement donna lieu à une particularité touchante, qui prouve jusqu'où allaient, dans la famille ducale, les attentions dont il était l'objet. La jeune et belle Lavinie della Rovere, parente du duc, et qui fut peu de temps après marquise de Pescaire, prépara elle-même et présenta de sa main les bandes dont on serra le bras du malade. Il la paya de cette peine par une jolie pièce de vers313.
Mais rien de tout cela ne put vaincre cette impulsion qui, une fois donnée, forçait le malheureux Tasse à changer de lieu, et à se précipiter dans des dangers réels pour en éviter d'imaginaires. Ne se croyant plus en sûreté à la cour d'Urbin, il ne vit dans tous les souverains d'Italie que le duc de Savoie à qui il pût demander un asyle. Aussitôt il résolut de se rendre à Turin, partit secrètement, et prit la route du Piémont. Il alla presque jusqu'à Verseil sur un cheval de voiturier. Avant d'y arriver, il rencontra un gentilhomme du pays, avec qui il lia conversation sans le connaître, et qui, voyant approcher un orage, lui offrit l'hospitalité dans sa maison. Le Tasse rendit au voiturier son cheval, accepta l'offre qui lui était faite, et passa dans cette honnête famille de fort agréables moments, dont il a consacré le souvenir dans un de ses plus éloquents dialogues314. Il reprit ensuite son chemin, à pied, sous la pluie, par des chemins rompus et fangeux. Il arriva ainsi aux portes de Turin; les gardes, sur sa mauvaise mine, et parce qu'il n'avait point de passeport, le repoussèrent durement. Il était dans cet embarras, lorsqu'il rencontra par hazard Angelo Ingegneri, homme de lettres qu'il avait beaucoup vu à Venise, et qui, l'ayant reconnu, le fit entrer dans la ville, et le conduisit au palais du marquis Philippe d'Este, alors général de la cavalerie d'Emanuel Philibert, duc de Savoie, et qui jouissait auprès de ce prince de la plus grande faveur. Le marquis l'avait connu à la cour de Ferrare dans son meilleur temps; il ne put le voir sans attendrissement dans l'état misérable où l'avaient réduit la maladie, la misère, et ce pénible voyage. Il le reçut avec beaucoup d'amitié, le logea convenablement et pourvut abondamment à tous ses besoins.
Fêté dans cette maison, recherché par l'archevêque de Turin qui était un la Rovere, ancien ami de son père, et qui enviait au marquis d'Este le plaisir de l'avoir chez lui; présenté au prince de Piémont Charles Emanuel, qui voulait le prendre à son service, et lui offrait les mêmes conditions dont il avait joui autrefois à Ferrare, le Tasse commença encore une fois à respirer, et à prouver par plusieurs compositions en prose et en vers que ni ses infirmités, ni ses malheurs ne lui ôtaient rien de la force de son génie. C'est à Turin315 qu'il écrivit son beau dialogue sur la Noblesse; il y fit aussi une charmante canzone316, adressée à la marquise d'Este, Marie de Savoie, après l'avoir vue danser avec quatre de ses compagnes. On voit dans la dernière strophe que si toutes ces dames étaient belles et aimables, l'une d'elles le lui paraissait encore plus que les autres, et qu'il sentit même pour elle quelques-unes de ces impressions d'amour auxquelles son cœur s'ouvrait si facilement autrefois. On ne retrouve pas sans plaisir ce rayon d'illusions douces, qui brille, pour ainsi dire, à travers les ténèbres et les tristes fantômes dont son esprit était habituellement obsédé.
Ils reprirent bientôt leur cruel empire. Le souvenir de Ferrare, son ancien attachement pour le duc Alphonse, le désir d'obtenir au moins de lui ses manuscrits recommencèrent à le tourmenter plus vivement que jamais. Il semblait qu'une destinée invincible voulait qu'il trouvât dans cette cour le dernier degré d'infortune, et le poussait à y aller réclamer, en quelque sorte, ce qui manquait encore à son malheur. Il employa le cardinal Albano à lui ménager ce retour; il reçut enfin pour réponse que le duc de Ferrare le reverrait avec plaisir, pourvu qu'il consentît à se faire traiter, et qu'il ne se permît rien d'offensant contre les personnes attachées à son service; le duc allait épouser en secondes noces Marguerite de Gonzague, fille du duc de Mantoue; on assurait au Tasse que si, dans cette heureuse circonstance, il retournait à Ferrare, il obtiendrait du prince, non-seulement ses livres et ses manuscrits, mais des faveurs qui le remettraient en état d'exister honorablement dans sa cour. On ne peut se figurer quelle fut la joie qu'il ressentit à cette nouvelle, ni son impatience de se rendre aux fêtes qui allaient s'ouvrir. Le marquis d'Este eut beau vouloir le détourner de ce voyage, lui conseiller d'attendre au moins jusqu'au printemps, époque où il comptait aller lui-même à Ferrare, et où il lui proposait de l'y conduire; tous les amis que le Tasse avait à Turin joignirent en vain à ces conseils et à ces propositions leurs prières: il fallut absolument le laisser partir. Jamais rien ne ressembla mieux à un coup de la fatalité.
Il arrive à Ferrare317, la veille même du jour où l'on attendait la nouvelle épouse. Tout le monde est occupé de cette réception; aucun n'a le temps de l'annoncer au duc, aucun ne veut l'introduire chez les deux princesses. Des ministres du duc, et des gentilshommes de Ferrare, dont il s'attendait à être bien reçu, le traitent sans politesse et même sans humanité. On juge de quel œil il dut voir les fêtes du lendemain, et celles qui, pendant plusieurs jours de suite, mirent toute la cour en joie et en rumeur, n'ayant point d'appartement fixe, cherchant dans ce vaste palais un lieu où il pût au moins goûter quelque repos, et ne le trouvant pas, ne pouvant se faire écouter, ni presque reconnaître de personne. Après les fêtes, cette cruelle position ne changeait point; exclus de la présence du duc et des princesses, abandonné de ses amis, raillé par des ennemis puissants, tourné en dérision par les domestiques, il perdit enfin patience, sortit des bornes de cette modération qui lui était naturelle, lâcha le frein à sa colère, et se répandit publiquement en injures contre le duc Alphonse, contre la maison d'Este, contre toute la cour, maudissant les années perdues dans ce service, et rétractant tous les éloges qu'il avait faits d'eux dans ses vers. Le duc instruit de cet emportement, au lieu de reconnaître qu'il y avait donné sujet, au lieu de conserver quelques égards pour un homme si supérieur et si malheureux, ou au moins quelque respect pour soi-même et quelque générosité, donna ordre que le Tasse fût conduit à l'hôpital Sainte-Anne, qui était une maison de fous, qu'il y fût mis sous bonne garde, et surveillé comme un frénétique et un furieux318.
Ce nouveau coup de foudre plongea le Tasse dans la consternation et dans une sorte d'étourdissement et de stupeur. Il resta ainsi pendant plusieurs jours. Les maux du corps se joignirent à ceux de l'âme; et quand la fièvre, causée par l'agitation extrême de la bile et des humeurs, fut calmée, il n'en ressentit que plus douloureusement le malheur et la honte de sa position. Une sorte d'avilissement qu'il n'avait jamais éprouvé s'empara de lui. La saleté de sa barbe, de ses cheveux, de ses habits, du réduit où il était détenu, la solitude pour laquelle il avait toujours eu de l'aversion, et qui lui devint alors insupportable, les mauvais traitements que lui prodiguaient les subalternes, avec une dureté dont leur chef même donnait l'exemple, le jetèrent dans un état effrayant et attendrissant à la fois.
Le prieur de cet hôpital était alors Agostino Mosti, que nous avons vu rendre des devoirs pieux à la mémoire de l'Arioste, dont il avait été le disciple, et lui ériger un tombeau319. Aimant la poésie et les lettres, élevé à une telle école, on croirait qu'il eût dû traiter avec toutes sortes d'égards et même de faveur un si grand poëte tombé dans une si horrible disgrâce. Il n'y eut au contraire aucun mauvais procédé, aucune dureté persécutrice, aucune de ces rigueurs de prison, qu'on ne connaît bien que quand on les a soi-même éprouvées, qu'il ne se plût à lui faire souffrir. Avouerai-je la cause que je soupçonne d'une conduite qu'il paraît impossible d'expliquer? Agostino Mosti aimait la poésie, mais il aimait surtout passionnément l'Arioste; il lui avait en quelque sorte voué un culte et dressé un autel. Peut-être haïssait-il et persécuta-t-il, dans le Tasse, le seul rival que pût craindre celui dont il s'était fait un Dieu. J'ai vu des effets si hideux de l'esprit de parti, même dans les lettres, que je ne crains pas de le calomnier en lui attribuant cette mauvaise action de plus.
Heureusement ce rude prieur avait un neveu bon et sensible320, qui sembla se faire un devoir de dédommager le Tasse de cette odieuse sévérité. Il avait fait de bonnes études, et était en état de goûter la conversation, toujours philosophique ou littéraire, de l'auteur de la Jérusalem. Il passait avec lui des heures entières, l'entendait avec un plaisir infini réciter ses vers, en écrivait quelquefois sous sa dictée, se chargeait de faire passer ses lettres et de lui en remettre les réponses, enfin lui rendait tous les bons offices et tous les soins qui dépendaient de lui.
Dans ce temps où l'on renfermait le Tasse comme un fou dangereux, où on voulait le contraindre à subir des traitements plus propres à augmenter son mal qu'à le guérir, sa plus grande folie était de croire qu'il pût enfin obtenir du duc de Ferrare quelque justice ou quelque pitié. Il lui adressait des pièces de vers, il en adressait aux deux princesses, où son infortune et ses souffrances étaient peintes des couleurs les plus touchantes et les plus vives. Quelquefois il avait l'esprit assez libre pour plaisanter sur des privations qu'on affectait de lui faire souffrir. Un soir qu'on le laissait manquer de lumière, une chatte de l'hospice vient fixer sur lui ses yeux, qui brillent au milieu de la nuit. Cette vue lui inspire un sonnet poétique321; c'est une constellation qui se lève pour le guider dans la tempête. Le hasard amène une seconde chatte auprès de la première; c'est la grande ourse auprès de la petite. Il les appelle toutes deux ses flambeaux. «Que Dieu les garde des coups de bâton, que le ciel les nourrisse de chair délicate et de lait, mais qu'elles lui servent donc de lumière pour écrire ses vers322!» Il composait, dans ce même temps, de grands dialogues philosophiques à la manière de Platon, et il y traitait des questions de haute morale, avec autant de justesse que d'éloquence.
Quelle était donc réellement sa maladie? De quel désordre d'esprit était-il véritablement affecté? Une passion d'amour en était-elle cause, comme l'ont voulu quelques historiens de sa vie? Cette passion y était-elle aussi étrangère que d'autres l'ont soutenu? Sa réclusion fut-elle en effet amenée comme nous venons de le voir, ou faut-il l'attribuer, comme on l'a dit, à des indiscrétions et à des transports, que l'orgueil du duc de Ferrare et l'honneur même de sa famille lui ordonnaient de réprimer? C'est ici le lieu de répondre à ces questions qui se présentent d'elles-mêmes; mais je ne puis traiter que sommairement ce qui pourrait être l'objet d'une discussion étendue, après l'avoir été d'un long examen.
Le Manso, qui fut l'un des meilleurs et des plus généreux amis du Tasse, mais qui ne le connut que dans ses dernières années, a le premier accrédité l'opinion que Léonore d'Este, la plus jeune sœur du duc Alphonse, avait inspiré à ce poëte une forte passion, qu'elle avait sans doute partagée, puisque c'était d'après ses invitations réitérées et presque ses ordres, qu'il était retourné la première fois de Sorrento à Ferrare323. Il a fait, au sujet de cette passion, ce que l'on peut appeler une enquête parmi les poésies du Tasse324, et y a trouvé, 1º que la personne aimée de notre poëte s'appelait Léonore; 2º qu'il y eut dans cette cour deux Léonores aimées et chantées par lui; qu'il y en eut même trois; mais il paraît s'être entièrement trompé sur la troisième325.
Que l'objet des amours du Tasse portât le nom de Léonore, c'est ce que prouve ce nom, tantôt déguisé à la manière de Pétrarque, et tantôt écrit tout entier dans plusieurs sonnets et plusieurs madrigaux imprimés dans ses Œuvres326. Mais cette Léonore, ou l'une de ces Léonore, fut-elle une des deux sœurs du duc? Outre plusieurs raisons qui portent le Manso à le croire, il en voit encore les preuves dans des poésies faites évidemment pour elle, et dont les expressions sont celles d'une passion pure, mais vive, et d'un amour aussi ardent que respectueux et discret. Il les trouve entre autres dans un sonnet adressé à Léonore, lorsque les médecins lui eurent défendu de chanter327; et plus clairement encore dans une canzone328, dont une strophe tout entière est consacrée à peindre quel fut sur lui, dès le premier instant, l'effet des charmes de la princesse329, effet qui fut balancé par le respect, mais non pas assez pour qu'une partie des traits qui lui étaient lancés ne pénétrât point jusqu'à son cœur330. Ces preuves sont peut-être plus que partout ailleurs dans une autre canzone331, qui lui fut dictée par la jalousie, quand la main de Léonore fut demandée par un prince, au duc son frère; cette crainte jalouse lui inspira encore un sonnet332, dont le dernier vers exprime l'envie qu'il porte à l'heureux époux333; mais Léonore fut constante dans sa résolution de garder le célibat; le Tasse continua de se livrer au sentiment qui faisait l'honneur et quelquefois aussi le tourment de sa vie, et c'était après quinze ans de constance qu'il adressait à Léonore un sonnet où il l'assure que, ni le cours, ni les traces du temps ne diminuent rien de son amour334.
Note 326: (retour) Le nom de Léonore est déguisé, par exemple, dans ce sonnet sur une belle bouche:Rose, che l'arte invidiosa ammira,
que le poëte finit en disant à l'Amour:
Se ferir brami, scendi al petto, scendi
E di sì degno cor tuo stra LE ONORA;
et dans ces deux madrigaux placés de suite, où le poëte joue sur les mots ora et aura,
Ore, fermate il volo, etc.
Ecco mormorar l'onde, etc.
et enfin dans le sonnet:
Quando l'alba si leva e si rimira,
où l'auteur dit lui-même en l'expliquant (esposizioni d'alcune sue rime), que ce vers: E l'aurora mia cerco, joue sur le nom de sa dame, etc. Ce nom est quelquefois à découvert, comme dans le madrigal,
Cantava in riva al fiume
Tirsi di Leonora;
E rispondean le selve e l'onde: honora,
qui finit si clairement par ce vers:
Or chi fia che l'honori e che non l'ami?
Note 330: (retour)Ma parte degli strali e de l'ardore
Sentij pur anco entro il gelato marmo.
Le nom de Léonore, déguisé, mais reconnaissable dans l'équivoque du dernier vers de cette canzone, ne laisse aucun doute sur l'objet des sentiments qui y sont exprimés:
E le mie rime.....
Che son vili e neglette, se non quanto
Costei Le onora co'l bel nome santo.
Ce fut alors aussi sans doute qu'il fit pour elle ce beau sonnet, où il lui parle si poétiquement de son âge. Serassi veut qu'il soit adressé à la duchesse d'Urbin, mais il porte indubitablement l'empreinte et le cachet de Léonore, «Dans tes plus tendres années, tu ressemblais à la rose vermeille qui n'ose ouvrir son sein aux tièdes rayons du jour et se cache encore, vierge et pudique, dans la verte enveloppe qui la couvre; ou plutôt (car rien de mortel ne peut se comparer à toi,) tu ressemblais à la céleste Aurore qui, brillant dans un ciel serein et toute fraîche de rosée, dore les monts et couvre de perles les campagnes. Maintenant l'âge plus mûr ne t'enlève rien, et quoique négligemment vêtue, la jeune beauté, dans sa plus riche parure, ne peut ni te vaincre, ni t'égaler. Ainsi la fleur est plus belle quand elle étale ses feuilles odorantes, et le soleil à son midi brille plus qu'au matin et lance bien plus de flammes335.» Nous avons vu que souvent les noms Ora, Aura, Aurora, lui servaient à voiler le nom de Léonore; la parure négligée la désigne aussi, et convenait à sa santé faible et à son goût pour la retraite. Sa sœur Lucrèce se portait fort bien et n'avait point de ces négligences-là.
Note 335: (retour) Les poésies lyriques du Tasse n'étant pas entre les mains de tout le monde, je mettrai ici le texte de ce beau sonnet, dont une faible traduction en prose donne une idée trop imparfaite:Negli anni acerbi tuoi purpurea rosa
Sembravi tu, ch' a i rai tepidi allora
Non apre'l sen, ma nel suo verde ancora
Verginella s'asconde e vergognosa.
O piuttosto parei (che mortal cosa
Non s'assomiglia a te) celeste Aurora,
Che le campagne imperla e i monti indora,
Lucida in ciel sereno e rugiadosu.
Or la men verde età nulla a te toglie
Nè te, benchè negletta, in manto adorno,
Giovinetta beltà vince o pareggia.
Così è più vago il fior, poichè le foglie
Spiega odorate: e'l sol nel mezzo giorno
Vie più che nel mattin luce e fiammeggia.
La seconde Léonore était cette belle Sanvitali, comtesse de Scandiano, dont il s'était déclaré publiquement l'adorateur et pour laquelle furent évidemment faites plusieurs pièces de vers conservées parmi les siennes; mais cette passion fut toute poétique; elle naquit lorsque le Tasse était depuis dix ans à la cour de Ferrare, et put s'allier avec un sentiment plus vrai, plus profond, plus constant, qu'elle servait même à couvrir. C'est à quoi put servir aussi l'amour poétique et déclaré dont Lucrèce Bendidio fut l'objet dès les premiers temps du séjour du Tasse dans cette cour. Il n'avait alors que 21 ans; Léonore d'Este en avait 30; mais elle était belle, spirituelle, amie des arts et des vers, ennemie de l'éclat du monde, faible de santé, habituellement retirée, et même, dit-on, dévote336. L'effet de toutes ces qualités réunies sur un jeune poëte très-sensible put aisément effacer celui de l'inégalité d'âge; et l'accès facile qu'il obtint, l'intérêt vif qu'il inspira, l'intimité de ses lectures, les témoignages d'une admiration pour ses vers qui ne pouvait s'exprimer qu'avec beaucoup de charme, purent faire disparaître aussi l'effet de l'inégalité du rang. Il ne put se dissimuler son audace: mais à son âge, pénétré, comme tout porte à le croire, d'un sentiment aussi pur que son objet, et se confiant dans cette pureté même pour en espérer le succès, s'il craignit le sort d'Icare et de Phaëton, il se rassura par d'autres exemples que la fable offrait à son imagination et qui faisaient illusion à son cœur. «Eh! qui peut effrayer dans une haute entreprise, celui qui met sa confiance dans l'Amour? Que ne peut l'Amour, lui qui enchaîne le ciel même? Il attire du haut des célestes sphères Diane éprise de la beauté d'un mortel; il enlève dans les cieux le bel enfant du mont Ida.» C'est la traduction littérale d'un sonnet337 qui ne peut avoir eu ni un autre sujet, ni un autre sens.
Note 336: (retour) Les bons habitants de Ferrare avaient une si haute opinion de sa piété, qu'ils attribuèrent en 1570 à ses prières le salut de leur ville, menacée d'être submergée par le Pô dans un tremblement de terre qui se fit sentir à plusieurs reprises pendant les deux derniers mois de cette année-là, et pendant une partie de l'année suivante.
Note 337: (retour) Se d'Icaro leggesti e di Fetonte, etc.L'auteur d'une élégante Vie du Tasse, déjà citée plusieurs fois, a traduit ainsi ce sonnet:
«Diane brûlant pour une beauté humaine, n'enleva-t-elle pas dans le ciel le jeune pasteur du mont Ida?» Il est surprenant qu'un homme qui connaît aussi bien la fable et qui sait aussi bien l'italien, ait confondu les deux fables d'Endymion et de Ganymède, très-distinctes dans ce tercet.Egli giù trahe da le celesti rote
Di terrena bellà Diana accesa,
E d'Ida il bel fanciullo al ciel rapisce:
Jusqu'à quel point sa témérité fut-elle heureuse? Il est impossible de le savoir; il l'est presque autant de croire qu'il ait rien obtenu, ni même eu jamais la moindre espérance de rien obtenir qui fût contraire à l'opinion que l'on a de Léonore; supposer autre chose, serait méconnaître ou l'existence ou l'empire du bel ensemble de qualités et de vertus qui l'avait touché. Mais que Léonore ait été flattée des hommages d'un si grand génie, des sentiments d'un si noble cœur, qu'elle ait pris à lui un intérêt affectueux, qui dans une âme tendre et mélancolique, dans la retraite d'une vie souvent languissante, ressemble beaucoup à l'amour, il ne paraît ni possible, ni nécessaire d'en douter. Le voile du plus profond mystère dut couvrir cette innocente intelligence, et il est plus aisé de concevoir que les conseils donnés au Tasse par Léonore, au sujet de Lucrèce Bendidio et du Pigna338 eussent pour but ce voile mystérieux dont il importait de se couvrir, qu'il ne l'est de se figurer une sage et modeste princesse s'occupant à ce point d'un intérêt d'amour, qui lui était étranger.
Rappelons-nous les dernières volontés que le Tasse déposa, en partant pour la France, entre les mains d'un ami, et ce sonnet qu'il voulait sauver seul de l'oubli et qui offre un de ces déguisements du nom de Léonore339, dont nous avons vu d'autres exemples, et surtout cet appel fait à la protection de la princesse, qui l'accordera, disait-il, pour l'amour de lui. N'y voyons-nous pas le vœu d'un jeune homme passionné, pour que si le sort dispose de lui dans une contrée lointaine, ses intérêts et sa mémoire puissent occuper après lui celle dont il emporte l'image? Mais le Tasse, amoureux comme un poëte, était discret comme un chevalier. L'ami, dépositaire de ce testament, ignora sans doute lui-même la nature du sentiment qui l'avait dicté; nul autre ne fut admis dans ce secret, et je crois toujours fermement que l'indiscrétion de cet autre ami qui occasionna dans le palais du duc une affaire d'éclat340 n'avait aucun rapport à Léonore.
Note 339: (retour) Voyez ci-dessus, p. 178; et notez que ce sonnet, sans doute fait à l'occasion d'un départ de Léonore pour la campagne, ou d'un trop long séjour qu'elle y fit, est nécessairement antérieur de plusieurs années à l'arrivée de Léonore Sanvitali, comtesse de Scandiano à la cour de Ferrare, puisqu'elle n'y parut qu'en 1576, et que le voyage du Tasse en France date de 1571.
Ce n'étaient pas des indiscrétions que des pièces de vers dont la plupart ne courait point dans le public, ou qui, lors même qu'elles portaient un nom sacré, pouvaient, par un hasard heureux qui rassemblait dans la même cour plusieurs belles personnes de ce nom, laisser les esprits incertains, comme ils le furent en effet de l'aveu du Manso lui-même341, sur celle qui en était l'objet. La galanterie des mœurs de ce temps faisait d'ailleurs regarder comme sans conséquence pour les femmes du plus haut rang ces hommages poétiques, qui, ne les engageant à rien, les flattaient sans les compromettre.
De tous les vers qui furent inspirés au Tasse par la princesse Léonore, ce qui dut peut-être la flatter le plus, ce fut ce beau portrait qu'il fit d'elle sous le nom de Sophronie dans le second chant de sa Jérusalem. Tout le monde la reconnaît dans cette Vierge d'un âge mûr, pleine de hautes et royales pensées342, dont la beauté n'a de prix à ses propres yeux qu'en ce qu'elle ajoute du lustre à sa vertu; dont le mérite le plus grand est de cacher tout son mérite dans la retraite, et de fuir, seule et négligée, les louanges et les regards. On croit voir s'avancer Léonore elle-même, en voyant marcher Sophronie les yeux baissés, couverte d'un voile, dans une attitude modeste et fière, vêtue d'un air qui fait douter si elle est parée ou négligée, si c'est le hasard ou l'art qui a orné son visage; on ne voit qu'elle enfin que le Tasse ait pu vouloir peindre par ce dernier trait: «Sa négligence est un artifice de la nature, de l'amour, du ciel qui l'aime343.» Mais on n'a pas fait assez d'attention à Olinde, à ce jeune amant aussi modeste qu'elle est belle, qui désire beaucoup, espère peu et ne demande rien344. Qui peut douter que le Tasse, dans les premiers transports de cette noble passion, n'ait voulu se représenter lui-même; que plus d'une fois il ne se fût fait une idée céleste du bonheur de mourir avec une femme adorée et de s'immoler pour elle; qu'il n'ait saisi avidement cette occasion unique d'exprimer des vœux, qui peut-être en indiquaient d'autres qu'il n'aurait osé avouer de même? «O mort complètement heureuse, dit Olinde, oh! que mes souffrances seront douces et fortunées, si mon sein joint à ton sein, ma bouche collée à la tienne, j'obtiens d'y exhaler mon ame, si, venant à défaillir en même temps, tu rends en moi tes derniers soupirs345!» Cet épisode est un défaut dans son poëme: tous les amis qu'il consulta le sentirent, tous insistèrent pour qu'il le retranchât; il le sentit comme eux, il l'avoua même, et refusa toujours de consentir à ce sacrifice; l'intérêt de la perfection de son ouvrage se tut devant un intérêt plus cher.
Quelque dégagé des sens que cet attachement pût être, dès qu'il était passionné, il fut sujet à des inégalités, à des orages. On a vu le Tasse livré pendant plusieurs mois, à la campagne, avec la duchesse d'Urbin, à des distractions agréables346 qui supposent entre Léonore et lui quelque refroidissement. Une lettre qu'il lui écrivit alors appuie cette supposition; je ne crois même pas me tromper en y voyant les suites d'un mouvement jaloux. «Il n'avait point écrit à la princesse depuis plusieurs mois347, plutôt par défaut de sujet que de volonté; il lui envoie un sonnet qu'il a fait depuis peu, croyant se rappeler qu'il lui a promis de lui envoyer tout ce qu'il ferait de nouveau. Ce sonnet ne ressemblera point aux beaux sonnets qu'il s'imagine qu'elle est maintenant dans l'habitude d'entendre; il est aussi dépourvu d'art et de pensées qu'il l'est lui-même de bonheur. Dans l'état où il est, il ne pourrait venir de lui rien autre chose. (Nous avons cependant vu qu'il n'était point alors aussi à plaindre.) Il lui envoie pourtant ces vers; et bons ou mauvais, il croit qu'ils feront l'effet qu'il désire. Mais enfin qu'elle n'aille pas croire que par ce qu'il est actuellement si vide de pensées, il ait pu donner place dans son cœur à quelque amour; il faut qu'elle sache qu'il n'a fait ce sonnet pour rien qui lui soit personnel, mais à la prière d'un pauvre amant, qui, brouillé quelque temps avec sa dame, et n'en pouvant plus, est forcé de se rendre et de demander grâce348.» Dans le sonnet, le poëte s'adresse au Courroux, champion audacieux, mais faible guerrier, qui ne peut le défendre contre les armes de l'amour, et qui est déjà presque vaincu.... «Téméraire! demande plutôt la paix. Je crie merci; je tends une main languissante; je ploie le genou; je présente à nu ma poitrine. Si l'Amour veut combattre encore, que la Pitié s'arme pour moi; qu'elle m'obtienne ou la victoire, ou au moins la mort; mais si Elle349 laisse tomber une seule larme, ma mort sera une victoire, et mon sang versé un triomphe.»
Cette lettre et ce sonnet contiennent, à mon sens, une révélation importante. Serassi qui les a publiés le premier350, a fort bien entendu que ces beaux sonnets que Léonore devait être en ce moment dans l'habitude d'entendre, étaient ceux du Pigna et du Guarini, tous deux admis concurremment à lire à cette princesse leurs compositions poétiques351. Mais voici ce qu'il est aisé d'y voir de plus. Le Guarini, alors attaché à cette cour et qui se piqua toujours de rivalité avec le Tasse, était, sans nul doute, celui dont les assiduités et peut-être les vers lui avaient donné de l'ombrage; il avait voulu l'écarter; ayant trouvé de la résistance, il s'était piqué; il était parti dans ces dispositions pour Urbin, et de-là pour Castel-Durante avec Lucrèce. La vie très douce qu'il y menait l'avait étourdi quelque temps. Il avait passé plusieurs mois sans écrire même à Léonore; mais la colère qu'il avait trop écoutée s'était affaiblie; l'amour avait repris son empire; il brûlait de revenir, et il se faisait précéder par un sonnet, qui a de l'intérêt si les choses sont ainsi, et qui n'en aurait aucun si elles étaient autrement. Il composait sûrement alors de plus beaux vers et plus dignes d'être envoyés à une princesse qui les aimait; et cette fable d'un pauvre amant auquel il prétend servir d'interprète, est la même dont il avait déjà voilé son secret lorsqu'il partit pour la France. En un mot, je regarde comme l'une des preuves les plus claires de la passion du Tasse pour Léonore ce que le bon Serassi, qui n'en savait pas davantage, a donné pour un témoignage, qui doit lever tous les doutes, de son indifférence pour elle et de sa froideur.
Cette passion qui était dans l'imagination, autant que dans le cœur, dut recevoir, à une époque malheureuse pour le Tasse, les mêmes degrés d'exaltation et de trouble que toutes ses affections. Nous avons cependant vu que sa piété, ou du moins le sentiment de crainte qui l'accompagne trop souvent, s'exalta beaucoup plus encore que son amour. Depuis la fièvre qu'il eut, à la suite des fêtes données au roi de France à Ferrare352, et l'accès passager, mais violent de l'année suivante, depuis l'agitation fébrile où il fut jeté par les premières corrections de son poëme, et depuis que le fantôme de l'inquisition l'eut obsédé de ses terreurs, il n'y eut plus que rarement du calme dans son ame. On le voit aller, venir, errer d'un bout de l'Italie à l'autre, des rivages de Naples et de Sorrento au pied des Alpes. Quoique d'autres intérêts le rappelassent toujours à Ferrare, croit-on que cet amour, ne fût-il devenu après tant d'années qu'une simple habitude du cœur, n'était pas un des plus puissants? Ni dans ses vers, ni dans ses lettres on ne trouve plus rien qui le prouve; mais qu'est-il besoin de ces preuves? Le propre d'une passion de cette nature est-il de s'affaiblir par la fermentation des idées; et dans un temps où toutes les autres affections portaient à son cerveau des impressions si vives et si brûlantes, celle-là seule restait-elle éteinte ou refroidie?
Cependant une raison toute naturelle devait en avoir tempéré l'effervescence. Le temps qui exerce ses ravages sur la santé la plus florissante en avait dû faire de plus sensibles sur une complexion aussi faible que celle de Léonore. Elle avait plus de quarante-quatre ans lors de l'arrestation du Tasse; il en avait alors trente-cinq. Dans les plus forts accès de son mal, sa raison fut égarée, jamais entièrement perdue; ses sentiments s'exaltèrent, mais ne se dénaturèrent point; habituellement discret, quoique frappé depuis long-temps de vertiges, il n'y a nulle apparence qu'il se fût oublié tout à coup à une telle époque, au point de forcer le duc son bienfaiteur à sévir durement contre lui; il n'y en a donc aucune à l'un des motifs qu'on a donnés de sa réclusion dans l'hôpital Sainte-Anne et de sa longue détention. Muratori l'a voulu mettre en crédit et n'y a pu réussir. Il raconte353 qu'il avait connu, dans sa première jeunesse, un vieil abbé Carretta, qui avait été, dans la sienne, secrétaire du célèbre Tassoni, auteur de la Secchia rapita. Parlant un jour des malheurs du Tasse, ce Carretta lui avait dit en avoir appris la cause, soit du Tassoni même, contemporain du Tasse, soit de quelques autres vieillards; et cette cause la voici:
«Torquato se trouvant à la cour, où était le duc Alphonse avec les princesses ses sœurs, s'approcha de Léonore pour répondre à une question qu'elle lui avait adressée, et saisi d'un transport plus que poétique, lui donna un baiser. Le duc, témoin de cet acte irrégulier, se tourna tranquillement vers les chevaliers qui étaient présents, et leur dit: Voyez quel malheur il est arrivé à un si grand homme! il est tout d'un coup devenu fou.
Mais si la prudence du prince épargna au Tasse des punitions plus graves, elle exigea ensuite que, suivant cette idée qu'il avait eue de le traiter de fou, il le fît conduire à l'hôpital où les véritables fous étaient traités à Ferrare354.»
Serassi, avec raison cette fois, rejette ce récit comme une fable. A tous les motifs que nous avons déjà de n'y pas croire, ajoutons que le fait ainsi raconté suppose un tranquille état de choses, un cercle ordinaire à la cour, où le Tasse est présent, et si à son aise qu'il se laisse aller à la distraction la plus étrange; tandis qu'au contraire la cour était en fêtes, qu'après une absence de plusieurs mois, il y revenait sans être attendu; qu'il ne put pendant plusieurs jours s'y faire écouter de personne, et que l'impatience qu'il en eut rallumant dans sa tête et dans son ame un volcan toujours imparfaitement calmé, amena cette éruption de reproches, d'imprécations et d'injures que le duc n'eut pas la générosité de pardonner. Le premier pas fait dans cette voie indigne de lui entraîna tous les autres. Il persista dans sa dureté et dans son injustice par cela seul qu'il avait été dur et injuste. Une fausse honte et peut-être aussi une fausse politique s'y mêlèrent. Quoi qu'il en soit, il résulte de toute cette discussion que l'amour du Tasse pour la princesse Léonore n'entra pour rien dans les motifs de sa disgrâce; que cet amour existait cependant, et qu'il dut contribuer avec toutes les autres causes que nous avons observées, et celles que nous observerons encore, au désordre de la raison du Tasse et à cette somme d'infortunes dont il fut accablé.
Ce désordre de son esprit ne fut point une véritable folie, mais un délire qui avait ses accès et ses repos, un effet de plusieurs causes réunies, les unes physiques, les autres morales. Les causes physiques étaient dans une constitution où dominaient deux dispositions habituelles et diverses, de quelque manière que la physiologie veuille les appeler. L'une portait à son cerveau des images du plus grand éclat et d'une vivacité prodigieuse; l'autre les obscurcissait, les attristait, les teignait de mélancolie. Placez une tête ainsi constituée dans des circonstances orageuses, allumez-y le feu de la poésie, la passion de l'amour; jetez-la dans les profondeurs de la philosophie platonicienne; assiégez-la de superstitions et de terreurs, ouvrez enfin devant elle les portes horribles d'une prison, et courbez-la sous le joug d'une longue et dure captivité, comment voulez-vous qu'elle résiste à tant d'assauts et qu'elle garde, dans cette tourmente morale, l'équilibre de la raison? Une mélancolie presque habituelle, une exaltation subite à la présence de tout objet capable de l'exciter, des vertiges, des accès de délire, et dans cet état, des illusions semblables à la folie, des apparitions, des fantômes s'empareront donc souvent d'un esprit d'ailleurs réglé, philosophique, et aussi sage qu'élevé.
Une autre cause (et pourquoi une vaine délicatesse m'ordonnerait-elle de la taire?) devait augmenter encore cette fermentation du cerveau; c'était la fermentation des sens. Le Tasse était tendre et passionné; mais il était pieux et habituellement chaste. Le Manso qui le vit pendant plusieurs années dans la plus grande intimité, compte parmi ses vertus la continence355. Même dans sa première jeunesse, il n'avait eu aucuns liaison suspecte, et il fut toujours aussi réservé dans ses mœurs que dans ses discours. Peut-être même depuis, dans ses plus grands succès auprès des femmes, s'en tint-il le plus souvent avec elles, pour peu qu'elles le voulussent bien, à un commerce de sentiment et de galanterie. Ce qu'il y a de certain, c'est que le Manso tenait de sa propre bouche que depuis sa réclusion à Sainte-Anne, c'est-à-dire depuis l'âge de trente-cinq ans, il avait été entièrement chaste356. Il ne paraît point que la nature l'eût constitué pour l'être; la nature, quoi qu'on fasse, réclame impérieusement ses droits, et l'on a vu des hommes jetés, sans aucune autre cause, dans un état pareil à celui du Tasse357; mais il n'en est peut-être aucun sur qui tant d'infortunes se soient réunies à la fois.
Note 357: (retour) Cette cause ne souffre point ici d'autres explications. On dit qu'elle est comptée pour l'une des plus fortes par l'auteur anglais de la Vie du Tasse, et qu'en général M. Black s'est appliqué particulièrement à traiter cette partie de son sujet. Il annonce même, dit-on, dans sa Préface le dessein d'entrer à cet égard dans des détails qui puissent éclairer les médecins dans le traitement des maladies de l'esprit. Peut-être est-il médecin lui-même; sans cela, ces détails pourraient bien n'être propres à autre chose qu'à éclairer les gens de l'art.
Un nouveau malheur, mais qu'il prévoyait et redoutait depuis long-temps, vint y ajouter encore. Quatorze chants de sa Jérusalem furent imprimés à Venise358, pleins d'incorrections, de lacunes et de fautes grossières, d'après une copie très-imparfaite que le grand-duc de Toscane avait eue entre les mains. Ce prince l'avait laissée à la disposition de Celio Malaspina, l'un de ses gentilshommes, qui en fit cet indigne usage. Il ne s'en cacha même pas, se nomma effrontément au titre du livre, dédia cette édition à un sénateur de Venise, et obtint pour la publier le privilége de la république. Le Tasse outré, comme on le peut croire, et profondément affligé de ce larcin, se plaignit au sénat du privilége qu'il avait accordé.
Il se plaignit aussi à son ami Scipion de Gonzague de la facilité qu'avait eue le grand-duc et du tort irréparable qui en résultait pour lui. Mais le mal était fait, et après cette première explosion, il se remit à chercher dans le travail un remède à l'ennui de sa solitude, et une consolation parmi tant de sujets de tristesse.
Il écrivit alors son beau dialogue du Père de famille, dont il tira le sujet de la réception qui lui avait été faite et de ce qu'il avait vu, dit et entendu dans la maison hospitalière de ce bon gentilhomme, entre Novarre et Verceil359; il le dédia à son ami Scipion de Gonzague360. Il rassembla ensuite toutes les poésies qu'il avait composées depuis deux ans, parmi lesquelles il y en a d'admirables, et qui étaient toutes intéressantes par la position dans laquelle il les avait faites; il les dédia aux deux princesses, sœurs d'Alphonse361. La duchesse d'Urbin parut sensible à cet hommage du Tasse, et ressentit quelque piété de ses malheurs. Léonore était loin de pouvoir lire, ni ces poésies, ni cette dédicace; elle était déjà depuis long-temps attaquée d'une maladie grave, qui était alors à son dernier période, et dont elle mourut quelques mois après362. On a remarqué que le Tasse, qui ne laissait passer presque aucune occasion de cette espèce sans payer un tribut poétique à la mémoire des personnes illustres qu'il avait connues, ne fit point de vers sur la mort de cette Léonore qu'il paraît avoir tant aimée; et en effet on ne trouve rien sur ce sujet dans toutes ses Œuvres, soit qu'il fût mécontent de la froideur qu'elle lui avait témoignée dans ses infortunes, soit qu'il fût en ce moment trop occupé de ses infortunes mêmes pour être aussi affecté de cette perte qu'il l'eût été dans un autre temps.
Cet Angelo Ingegneri, dont l'amitié lui avait été si utile à Turin, lui rendit alors un bon et un mauvais service. Il possédait une copie de la Jérusalem délivrée, qu'il avait faite sur un manuscrit corrigé de la main du Tasse. Quand il eut vu paraître l'édition informe et tronquée de Venise, il crut devoir venger la gloire de son ami, en faisant imprimer son poëme d'après cette copie authentique et nécessairement plus régulière. Il en fit faire à la fois deux éditions, l'une à Casalmaggiore, l'autre à Parme363, et les dédia toutes deux au duc de Savoie, Charles Emanuel, qui en témoigna la plus grande satisfaction à l'éditeur.
Voilà ce que l'on raconte tout naturellement, et comme une sorte de service rendu par Ingegneri au Tasse. Mais cet infortuné n'existait-il donc plus au monde? Dans cet hôpital où il était détenu, non à sa honte, mais à la honte éternelle de ceux qui l'y avaient jeté, ne correspondait-il pas au-dehors, et ne pouvait-on pas correspondre avec lui? Comment un ami prétendu osait-il, sans le consulter, disposer ainsi de son bien? C'était, dit-on, pour venger sa gloire; mais ne valait-il pas mieux lui laisser ce soin à lui-même? Et sa fortune, sa propriété sacrée n'était-elle donc rien pour l'amitié? Un ami avait-il le droit de disposer du fruit de tant de travaux et de tant de veilles, de l'unique ressource d'un malheureux, du seul moyen qu'il eût d'assurer son indépendance et d'échapper à la pauvreté? Il faudrait que les grâces et les faveurs du duc de Savoie se fussent dirigées sur l'auteur en même temps que sur l'éditeur de la Jérusalem; il faudrait surtout que le produit des deux éditions eût été religieusement compté au Tasse, pour que cette double publication ne fût pas un vol manifeste et la violation de tous les droits.
Il n'y a aucune apparence que l'on ait rien fait de pareil. On sait seulement que les deux éditions furent enlevées en peu de jours364, tant l'impatience du public était grande; que Malespina, éditeur de celle de Venise, vaincu par Ingegneri, le vainquit à son tour, en en donnant une nouvelle, d'après une copie encore plus complète du poëme entier365; cette édition s'étant rapidement épuisée, il en donna presque aussitôt une plus correcte et plus complète encore366, sans que l'auteur de cet ouvrage, qui faisait les délices et excitait la curiosité de l'Italie entière, fût même consulté sur rien. Enfin un jeune Ferrarais367, attaché à la cour et intimement lié avec le Tasse, entreprit de publier une édition de la Jérusalem, supérieure à toutes celles qui avaient paru. Il eut la faculté de consulter l'original corrigé par l'auteur; il put aussi dans quelques doutes consulter, comme il le fit, le Tasse lui-même. Cette édition parut donc à Ferrare368, dédiée au duc Alphonse et présentée expressément à ce prince, au nom de son malheureux auteur. Mais la précipitation qu'on y avait mise y ayant introduit beaucoup de fautes, qui ne l'empêchèrent pas d'être aussi rapidement débitée que les autres, le même éditeur la fit suivre immédiatement d'une nouvelle369, la première, selon Fontanini370, que l'on puisse regarder comme bonne et correcte. Celle-ci fut encore surpassée, trois mois après, par une édition de Parme371, où la Jérusalem délivrée parut enfin telle qu'elle est restée, et qui a servi de règle et de modèle à toutes les éditions suivantes372. Il est donc vrai que dans cette seule année, il y en eut sept en Italie, et qu'il en avait même paru six dans le cours des six premiers mois.
Au milieu de cette gloire, au bruit de ces éloges, de ces applaudissements qui retentissaient de toutes parts, tandis que les éditeurs et les imprimeurs s'enrichissaient du fruit de ses veilles, le pauvre Tasse languissait dans une dure captivité, négligé, méprisé, malade, et privé des choses les plus nécessaires aux commodités de la vie. Les ministres des volontés du duc ajoutaient sans doute à la sévérité de ses ordres, au lieu de les adoucir. Le peu qu'ils lui donnaient, ils semblaient s'étudier à le donner hors de temps et lorsqu'il n'en avait plus ni besoin ni désir. Ce qui lui était le plus insupportable dans sa prison, c'était d'être sans cesse détourné de ses études par les cris désordonnés dont l'hôpital retentissait, et par des bruits capables, comme il le disait lui-même373, d'ôter le sens et la raison aux hommes les plus sages. C'est dans cet état vraiment déplorable, au milieu de cet entourage qui faisait rejaillir sur lui toutes les apparences de la folie, que notre Michel Montaigne le vit en passant à Ferrare. Il en fut si frappé que, de retour en France, il consigna dans ses Essais l'impression qu'il en avait reçue. On le lui avait sans doute fait voir, comme les autres malheureux qui l'étourdissaient par leurs cris; on lui avait dit qu'il méconnaissait, et ses ouvrages, et lui-même; et il l'avait cru374. Se figure-t-on quels devaient être l'air et les regards d'un homme tel que le Tasse, montré à des étrangers, dans sa loge, comme un insensé?
Note 374: (retour) «J'eus, dit-il, plus de despit encore que de compassion de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesme, mescoignoissant et soy et ses ouvrages, lesquels sans son sceu, et toutefois à sa veue, on a mis en lumière, incorrigez et informes.» (Ess. de Montaigne, l. II, c. 13.) Il est à remarquer que Montaigne passa en novembre 1580 à Ferrare, en se rendant à Rome, et qu'il avait publié cette année-là même en France les deux premiers livres de ses Essais. Il y fit, depuis, un grand nombre d'additions, et entre autres celle-ci, dans le chap. 12 du second livre.«Un petit voyage qu'Aldo le Jeune fit à Milan en 1582.... lui donna l'occasion de se lier d'amitié avec Goselini qui, dans une de ses lettres, dit qu'Alde, après l'avoir quitté, passa à Ferrare où il vit l'infortuné Torquato Tasso dans l'état le plus déplorable, non per lo senno, del quale gli parve al lungo ragionare ch' egli ebbe seco, intero e sano, ma per lo nudessa e fame ch' egli pativa prigione, e privo della sua liberta, etc.
(Annales de l'imprimerie des Aldes, t. II, p. 117.)
L'infortuné demandait avec instance qu'on adoucît au moins ces rigueurs inutiles, et tâchait de se persuader à lui-même qu'elles étaient ignorées du duc Alphonse. Peut-être les ignorait-il en effet. Tant de mal se fait autour des princes et en leur nom, sans qu'ils le sachent! Mais son indifférence, même dans ce cas, serait-elle excusable? Et comment pouvait-il supporter l'idée de retenir dans les fers celui qui faisait en ce moment retentir son nom, et la gloire de sa maison dans l'Italie, dans l'Europe entière? Comment n'avait-il pas couru briser ses chaînes, en relisant, dans l'édition qui lui avait été dédiée, cette invocation sublime et touchante: «Toi magnanime Alphonse375, toi qui me soustraits aux fureurs de la fortune, et qui guides au port un étranger errant, agité, presque englouti parmi les rochers et les flots, accueille en souriant cet ouvrage, que je consacre comme un vœu à tes autels?--Et c'était lui, c'était ce dur et impitoyable Alphonse qui l'avait repoussé dans le gouffre, et qui l'y tenait plongé!
Il se laissa enfin un peu adoucir, et permit qu'au lieu de l'espèce de cachot où le Tasse était comme enseveli depuis deux ans, on lui donnât, dans le même hôpital, quelques chambres assez grandes pour qu'il pût s'y promener, en composant et en philosophant, comme il le demandait dans ses lettres au duc, expression bien remarquable de la part d'un homme de génie que des barbares s'obstinaient à traiter comme un fou. Il dut cet adoucissement dans sa position aux sollicitations de Scipion de Gonzague et du prince de Mantoue, neveu de Scipion, qui, étant venus à Ferrare, l'avaient visité dans sa prison. Cette visite et son heureux résultat ranimèrent les espérances du Tasse; il se flatta même d'être libre sous peu de jours; mais sa patience avait encore de longues épreuves à subir. Cependant il eut, peu de temps après, de nouvelles consolations. La duchesse d'Urbin envoya un de ses gentilshommes376 le saluer de sa part, et lui promettre qu'il ne tarderait pas à obtenir sa délivrance. La belle Marfise d'Este, cousine du duc Alphonse, et princesse de Massa et Carrara, fut tellement enthousiasmée de la lecture de la Jérusalem, qu'elle demanda au duc la permission de faire conduire le Tasse de Sainte-Anne à sa maison de campagne377, et de l'y garder tout un jour. Plusieurs dames, célèbres par leur esprit et par leur beauté, se trouvèrent chez la princesse; le Tasse passa quelques heures au milieu de cette société charmante, y parut aussi galant, aussi aimable qu'il l'était avant ses malheurs, et remporta de cette heureuse journée des espérances et quelques doux souvenirs.
Mais l'année entière s'écoula sans autre changement à son sort. Les Muses étaient son seul recours. Quand sa santé lui permettait le travail, ses études n'étaient interrompues que par des visites, que plusieurs savants et gens de lettres de diverses parties de l'Italie s'empressaient de venir lui rendre, et dans lesquelles l'insensé de Sainte-Anne les forçait d'admirer sa sagesse autant que son esprit et son savoir; ou par lettres, qui lui apportaient de Naples, de Rome et de plusieurs autres villes, des attestations de l'effet prodigieux que son poëme continuait d'y produire; ou enfin par des promesses qu'on lui renouvelait de temps en temps, mais dont l'accomplissement s'éloignait toujours.
L'année 1583 se passa encore de même: mais ensuite les sollicitations du cardinal Albano, de la duchesse de Mantoue et de plusieurs autres personnes du plus grand crédit auprès du duc, devinrent si pressantes, qu'un jour qu'il était entouré de chevaliers français et italiens, il fit appeler le Tasse, le reçut avec bonté, même avec amitié, et lui promit positivement qu'il serait libre dans peu de temps. Il ordonna dès-lors qu'on ajoutât à son logement plusieurs pièces; il lui permit de sortir de temps en temps, accompagné seulement de quelqu'un qui répondît de lui. Le Tasse put fréquenter alors plusieurs maisons des plus distinguées de Ferrare; il y goûtait l'un des plaisirs qu'il avait toujours le plus aimé, celui d'une conversation animée, sur des sujets de littérature, de philosophie morale et quelquefois de galanterie; et l'on trouve dans plusieurs dialogues composés à cette époque378, des traces de ces conversations intéressantes. Pendant le carnaval de cette année, deux de ses amis379 le menèrent voir les mascarades, espèce d'amusement qu'il avait toujours aimé. Il vit encore avec plaisir ces joutes, ces tournois, où une foule de chevaliers, diversement et richement armés, combattaient avec autant de bonne grâce que de valeur, sous les yeux d'un grand nombre de dames magnifiquement parées380.
Note 380: (retour) C'est à cette occasion qu'il écrivit son ingénieux dialogue intitulé: il Gianluca, ovvero delle Maschere. Il en fit peu de temps après deux autres, il Malpiglio et il Rangone; il composait en même temps de nouvelles poésies, revoyait et corrigeait les anciennes; il en envoya trois gros volumes, en octobre 1584, à Scipion de Gonzague, pour qu'il les fît imprimer.
Mais avant la fin de cette année même, ces légères douceurs lui furent toutes retirées, sans que l'on puisse en deviner la cause; et il retomba dans le même isolement, les mêmes privations et le même désespoir qu'auparavant.
Il était dans ces tristes circonstances lorsqu'on vit éclater contre lui l'orage le plus imprévu et le plus terrible. La sensation que son poëme venait d'exciter en Italie n'avait pu manquer d'y faire naître quelques écrits. Il en avait paru un d'Horace Lombardelli, où quelques réflexions critiques étaient mêlées à beaucoup d'éloges381. Le Tasse y avait répondu382, avait remercié Lombardelli de ses éloges, et réfuté, mais avec douceur, plusieurs de ses objections. Lombardelli ayant insisté, le Tasse tint ferme, développa ses premières raisons, et répondit aux objections nouvelles. Enfin, parut un dialogue de Camillo Pellegrino, sur la poésie épique383. Cet écrit, où le Tasse était élevé infiniment au-dessus de l'Arioste, où on lui donnait tout l'avantage du côté du plan, des mœurs et du style, mit toute l'Italie en rumeur. Ce fut la pomme de discorde. Les nombreux partisans de l'Arioste jetèrent les hauts cris; ceux qui crièrent le plus fort furent les académiciens de la Crusca384. Ils répondirent au dialogue du Pellegrino. L'esprit de parti et l'esprit de corps, aussi dangereux en littérature, qu'en toute autre matière, parurent avoir présidé à la rédaction de cet écrit. L'académie, ou plutôt en son nom le chevalier Lionardo Salviati, sous le titre de l'Infarinato et Sebastiano de' Rossi, sous celui de l'Inferigno, prirent avec une sorte de fureur la défense du Roland furieux, et saisirent avidement ce prétexte pour déchirer la Jérusalem délivrée et son auteur.
Le plus violent des deux, celui dont l'autre ne fut, dit-on, que l'instrument, avait été très-bien avec le Tasse. Dès le temps où celui-ci commençait à consulter ses amis sur son poëme, Salviati en ayant vu quelques chants lui écrivit pour l'en féliciter, et lui promit d'en parler honorablement dans un commentaire sur la Poétique d'Aristote qu'il composait alors, mais qui n'a jamais paru. Le Tasse entra avec lui dans une correspondance amicale, lui communiqua tout son plan, et reçut de lui de nouvelles félicitations et de nouveaux éloges. Il n'y aurait rien de moins honorable pour Salviati que les motifs que l'on donne à ce changement de conduite. Il était pauvre, chargé de dettes, et récemment privé d'une pension que le duc de Sora385 lui avait faite. Il avait dessein de s'attacher à la cour de Ferrare. «Il est très-probable, dit Serassi386, qu'il saisit cette occasion d'acquérir les bonnes grâces du duc et la faveur des nobles ferrarais en se mettant à défendre, à exalter l'Arioste leur compatriote, et à censurer et déprimer le Tasse, prisonnier, malade, et qu'il savait bien avoir des ennemis dans cette cour, principalement parmi ceux qui avaient le plus d'influence sur l'esprit du maître.» Je ne sais si cela est en effet aussi probable, mais cela serait souverainement lâche; il faut savoir être pauvre et se passer de la faveur plutôt que de descendre jamais à une bassesse; et il n'y en a point de plus vile que celle dont l'historien de la Vie du Tasse accuse ici ce chevalier florentin, sans avoir l'air d'y trouver rien de fort extraordinaire, mais heureusement sans en donner aucune preuve.
Salviati n'attaqua point à visage découvert un malheureux, un ami, un homme de génie qu'il avait hautement comblé de louanges; il se couvrit du nom de l'académie de la Crusca. Cette académie, devenue depuis si justement célèbre, était alors à ses premiers commencements. Ce n'était qu'une réunion de quelques beaux esprits et de poëtes joyeux qui s'assemblaient depuis environ deux ans387, tantôt chez l'un d'entre eux, tantôt chez l'autre, et lisaient des plaisanteries faites exprès pour leurs séances et des morceaux de prose ou de poésie burlesque388. Ils n'avaient encore publié que deux écrits, dont les titres plaisants n'annoncent point un corps littéraire destiné à faire autorité389. Lorsque Salviati voulut les faire agir, il commença par faire nommer secrétaire de l'académie Bastiano de' Rossi, sa créature, et avec un certain nombre d'académiciens, car ils n'entrèrent pas tous dans ce complot, il se mit à examiner le dialogue du Pellegrino, à rédiger avec le secrétaire et à publier, au nom de l'académie, la critique la plus injurieuse et la plus mordante390.
Note 388: (retour) Anton. Franc. Grazzini, dit le Lasca, était le plus célèbre; c'était lui qui avait formé cette réunion; elle n'était d'abord que de cinq; Salviati fut le sixième, et fit de cette réunion une académie. Le titre qu'elle prit, les noms que ses membres se donnèrent, et plusieurs des mots dont elle se servait dans ses travaux, ont besoin d'explication. Tous ces signes, pris de l'art de la mouture, annoncent qu'elle se proposa dès-lors de passer à l'examen, et les écrivains et même la langue. La crusca est le son qu'elle voulait séparer de la farine; le frullone qu'elle prit pour enseigne est le bluttoir, et sa devise: Il più bel fior ne coglie, sous l'emblème de ce que fait cet instrument, désigne ses opérations sur les ouvrages d'esprit. Elle appela crible et tamis, vaglio et staccio, l'examen qu'elle leur faisait subir; et, en publiant le résultat de cet examen, elle y mit les titres de vagliata, stacciata, cruscata, etc. Enfin, ses membres se nommèrent l'infarinato, l'enfariné; l'inferigno, le pain bis; lo smaccato, l'écrasé, lo stritolato, le broyé, etc., toujours pour rappeler les opérations de la mouture. Cela nous paraîtrait ridicule en France, et ne l'était point en Italie, où toutes les académies prenaient des titres différents et donnaient à leurs membres et à leurs travaux des noms analogues à ces titres. On peut seulement observer que cette nouvelle académie aurait dû s'appeler del Frullone, ou della Staccio, et non pas della Crusca, en un mot prendre son nom de l'instrument qui sépare, et non de la chose séparée.
Note 389: (retour) Le premier de ces deux écrits avait pour objet un sonnet du Berni, et était intitulé: Lezione avvero Cicalamento di Maestro Bartolino dal Canto de' Bischeri, letta nell' accademia della Crusca sopra 'l sonetto: Passere e Beccafichi magri arrosto. Firenze, 1583, in-8°. Le second, dont Salviati était l'auteur, avait pour titre: Il Lasca, dialogo: Cruscata ovver paradosso d'Ormanozzo Rigogoli, rivisto e ampliato da Panico Granacci citadini di Firenze e accademici della Crusca, etc. Firenze, 1584, in-8°.
Note 390: (retour) Elle était intitulée: Degli accademici della Crusca difesa dell' Orlando furiosa dell' Ariosto contra 'l dialogo dell' epica poesia di Camillo Pellegrino. Stacciata prima, Firenze, 1584, in-8°. Il parut, peu de temps après, un autre écrit intitulé: Lettera di Bastiano de' Rossi cognominato l'inferigno accademico della Crusca, a Flaminio Manelli, nella quale si ragiona di Torquato Tasso, del dialogo dell'epica poesia di Camillo Pellegrino, etc. Firenze, a istanza degli accademici della Crusca, 1585, in-12. Le ton y est le même que dans le premier.
Le Tasse, attaqué sans ménagement, répondit avec une modération, une modestie qui rendit encore plus odieux l'emportement de ses adversaires391. Le sentiment qui règne dans sa réponse, sa piété pour son père392, son admiration pour les anciens, ses égards pour l'Arioste, la singularité même de quelques-unes de ses défenses, les formes de sa dialectique et les aveux qu'il ne peut quelquefois retenir, font de cette réponse un morceau des plus précieux pour l'histoire de la littérature moderne. L'académicien avait trop évidemment tort pour qu'il lui fût possible de répliquer par des raisons: il prit le parti du sarcasme, et presque des injures393. Pellegrino soutint394 ce qu'il avait avancé; d'autres écrivains395 se jetèrent dans la mêlée et rompirent des lances contre les Florentins. Le temps produisit son effet ordinaire; il fit oublier les critiques et les réponses: le poëme seul est resté.
Note 391: (retour) Il répondit d'abord à la lettre de Bastiano de' Rossi, mais sans lui adresser sa réponse, et même sans l'y nommer. Risposta di Torquato Tasso all'accademia della Crusca, etc. Mantova, 1585, in-12. Il ne parle qu'à l'académie, et c'est avec tant d'égards, de bon sens et de gravité, que cette réponse resta sans réplique.
Note 392: (retour) L'académie, ou plutôt Salviati, avant d'attaquer la Jérusalem du Tasse, avait commencé par dire beaucoup de mal de l'Amadigi de son père. Il le traitait avec le dernier mépris, et le mettait au-dessous, non-seulement du Roland de l'Arioste, mais du Morgante du Pulci. Le Tasse parut avoir principalement pris la plume pour défendre la mémoire et le poëme de son père. Sa réponse est intitulée: Apologia in difesa della Gerusalemme liberata contra la difesa dell'Orlando furioso degli accademici della Crusca, etc., Mantova, 1585, in-12.
Une circonstance consolante, au milieu de ces querelles, où l'on montrait tant d'animosité contre le Tasse au nom de l'Arioste, c'est qu'un neveu de ce grand poëte, poëte lui-même, Horace Arioste, champion né de son oncle, mais en même temps admirateur et ami du Tasse, sut défendre le premier sans manquer au second, montra presque seul cet esprit de justice et de modération, si rare dans les querelles littéraires; et sans vouloir rien décider entre ces deux célèbres rivaux, avança le premier l'opinion la plus raisonnable sur une question si souvent débattue, c'est que le genre de leurs poëmes, et le système de leurs styles sont si différents, qu'il n'y a point entre eux de comparaison à faire.
Si la modération est un mérite dans ces luttes de l'amour-propre, il était bien plus grand chez le Tasse, dont les maux de l'ame et du corps, une oppression aussi injuste que cruelle et une longue captivité devaient aigrir et exaspérer l'humeur. Les moyens d'obtenir sa liberté l'occupaient encore plus que la défense de son poëme. Il avait, pour ainsi dire, épuisé les recommandations et les protections les plus puissantes. Le pape Grégoire XIII, le cardinal Albano, la grande duchesse de Toscane, le duc et la duchesse d'Urbin, la duchesse de Mantoue, plusieurs princes de la maison de Gonzague, et surtout le sensible et fidèle Scipion, avaient inutilement sollicité le duc Alphonse. La cité de Bergame, patrie primitive du Tasse, était intervenue, avait adressé au duc une supplique présentée par un de ses premiers citoyens: elle y avait joint le don d'une inscription lapidaire intéressante pour la maison d'Este, et que ses souverains désiraient depuis long-temps. Alphonse avait tout promis, mais les prisons de Ste.-Anne ne s'ouvraient point, et le malheureux Tasse continuait d'y languir. Quelle pouvait être la cause de ces rigueurs prolongées outre mesure, et de cet endurcissement? Serassi nous le dit avec sa naïveté ordinaire. «Véritablement le duc aurait volontiers cédé à tant de prières et mis le Tasse en liberté, mais réfléchissant que les poëtes sont irritables de leur nature396, il craignait que le Tasse, dès qu'il se trouverait libre, ne voulût se servir d'une arme aussi formidable que sa plume, pour se venger de sa longue détention et de tous les mauvais traitements qu'il avait reçus; il ne pouvait donc se résoudre à le laisser sortir de ses états, sans s'être assuré auparavant qu'il ne tenterait rien contre l'honneur et le respect dus à lui et à sa maison397.»
Note 397: (retour) Serassi est plus naïf encore dans ces dernières expressions, mais j'ai craint de rendre aussi le petit duc de Ferrare trop ridicule. Le texte dit: Ch' ei non tenterebbe cosa alcuna contro l'onore e la riverenza dovuta a un si gran principe, com' egli era. (Vita del Tasso, p. 369.)
Les forces physiques et morales de l'objet de ces lâches appréhensions se détruisaient cependant de plus en plus. Cette tête ardente, que la solitude tenait toujours en fermentation, s'exaltait à mesure que le corps s'affaiblissait398. Aux accès de mélancolie sombre, ou de délire passager, qu'il avait souvent éprouvés, à ces attaques de folie qu'il reconnaît lui-même pour telles dans ses lettres, mais qui ne fut jamais cette démence absolue dans laquelle on le prétendait tombé, se joignirent des visions presque habituelles, des terreurs d'un esprit follet qui se plaisait, croyait-il, à brouiller, à dérober ses papiers, et à lui voler son argent399, des frayeurs et des apparitions nocturnes, des flammèches qu'il voyait briller, des étincelles qu'il sentait sortir de ses yeux; tantôt des bruits épouvantables qu'il imaginait entendre, tantôt des sifflements, des tintements de cloches, des coups d'horloge qui se répétaient pendant une heure. Dans son sommeil, il croyait qu'un cheval se jetait sur lui; et en s'éveillant, il se trouvait tout brisé. «J'ai craint, écrivait-il400, le mal caduc, la goutte-sereine et la perte de la vue. J'ai eu des douleurs de tête, d'intestins, de côté, de cuisses, de jambes; j'ai été affaibli par des vomissements, par un flux de sang, par la fièvre. Au milieu de tant de terreurs et de douleurs, l'image de la glorieuse Vierge Marie m'est apparue dans l'air, tenant son fils dans ses bras, au milieu d'un cercle brillant des plus vives couleurs; je ne dois donc point désespérer de sa grâce. Je sais bien, ajoute-t-il, que ce pourrait être une pure imagination; car je suis frénétique, presque toujours troublé par des fantômes, et plein d'une excessive mélancolie; cependant, par la grâce de Dieu, je puis refuser à ces illusions mon assentiment, ce qui, selon la remarque de Cicéron, est l'opération d'un esprit sage; je dois donc plutôt croire que c'est véritablement un miracle.» Quelqu'idée que l'on ait d'une apparition et d'une persuasion de cette espèce, on ne peut voir, sans être profondément ému, tant de souffrances, et dans un si grand génie, tant de bonne foi et de simplicité.
Note 399: (retour) Lettre à son ami Maurizio Cataneo. Je pourrais tirer de cette lettre et de quelques autres, imprimées dans ses Œuvres, beaucoup de détails sur l'esprit follet et sur les autres visions qui obsédaient cet esprit malade; mais elles affligent le mien, et ce sont de ces choses qu'il suffit d'indiquer sans s'y appesantir.
Il fut encore plus fermement persuadé peu de temps après. Attaqué d'une fièvre ardente, dès le quatrième jour il donna des craintes pour sa vie; les médecins en désespérèrent au septième; réduit à un tel état de faiblesse qu'il ne pouvait plus ni supporter aucun médicament, ni se soulever même dans son lit pour en prendre, il invoqua la Vierge avec tant de confiance et de ferveur, qu'elle lui apparut visiblement, dit Serassi, le guérit, et le ressuscita, pour ainsi dire, en un instant. Un vœu de pélerinage à Mantoue et à Lorette, fut l'expression de sa reconnaissance, et pour ne la pas témoigner seulement en homme dévot, mais en poëte, il remercia aussi sa patronne par un sonnet401 et par un madrigal402 qui sont imprimés dans ses Œuvres.
Un autre miracle plus difficile eût été que le duc Alphonse, instruit du déplorable état où il avait fait tomber ce grand homme, se laissât enfin fléchir; mais ce ne fut point la pitié qui le toucha, c'est qu'il trouva les garanties qu'il attendait pour être juste, ou plutôt pour cesser d'être barbare. Le prince de Mantoue, Vincent de Gonzague, dont il avait épousé la sœur, se résolut à lui demander la personne du Tasse, en lui promettant sur son honneur de le retenir à Mantoue auprès de lui, et de le garder de manière qu'il n'y eût jamais rien à en craindre. La liberté fut enfin accordée, et le Tasse sortit de Sainte-Anne403, après sept ans, deux mois et quelques jours de la plus triste et de la plus cruelle captivité. Il partit de Ferrare avec le prince, son libérateur, sans avoir pu obtenir d'Alphonse une audience de congé qu'il lui fit demander, et qu'il désirait ardemment. Pour peu que l'on connaisse le cœur humain, on conçoit également ce désir et ce refus.