Histoire littéraire d'Italie (5/9)
CHAPITRE XVII.
Coup d'œil rapide sur trois poëmes du Tasse, il Rinaldo, la Gerusalemme conquistata et le sette Giorinate; idée du Fido Amante, du prince Curzio Gonzagua; fin du poëme héroïque.
La vie du Tasse nous l'a fait voir comme un de ces êtres rares auxquels la nature donne, à leur naissance, une impulsion tellement déterminée, qu'elle dirige si énergiquement vers un but, qu'ils ne peuvent s'en proposer aucun autre: ils l'atteignent ou ils succombent; mais ils ne s'en détournent jamais. Heureux les hommes ainsi doués, quand ce but où les pousse une organisation impérieuse, est la perfection dans les arts, et la gloire innocente que cette perfection procure!
Le Tasse tout formé, pour ainsi dire, d'éléments poétiques, fut poëte dès le berceau. Quand son père voulut comprimer en lui par l'étude des lois l'essor de la nature, cette compression ne fit qu'en augmenter la force, et au lieu des faibles essais qui avaient été les jeux d'enfance de son fils dans des gymnases littéraires, il le vit produire à dix-huit ans un poëme épique dans le gymnase de droit, où il l'avait placé. Ce poëme, dont on parle toujours lorsqu'il est question du Tasse, est peu lu et mériterait peu de l'être, s'il était de tout autre auteur; mais on doit aimer à connaître, au moins superficiellement, ce début épique d'un poëte qui devait, à son second pas, s'élancer si loin dans la carrière de l'épopée. Il est à remarquer que dès ce premier pas il voulut avoir une marche à lui, s'écarter de la route qu'il voyait la plus fréquentée, revenir enfin, de l'excessive liberté du poëme romanesque, à la régularité du poëme héroïque. Le héros de ce poëme en douze chants, qui fut composé en dix mois, est Renaud, fils d'Aymon, et cousin de Roland. Son amour pour la belle Clarice, ses premiers faits d'armes entrepris pour l'obtenir, les obstacles qui les séparent, et enfin leur union en sont le sujet, le nœud et le dénoûment. Le jeune poëte s'y propose, comme il l'avoue dans son avis au lecteur, d'observer, entre autres règles, celle de l'unité, non pas stricte, mais considérée avec une certaine extension qui ne nuise, ni au plaisir, ni à la régularité. Il voudrait que son ouvrage ne fût sévèrement jugé, ni par les sectateurs trop rigoureux d'Aristote, qui ont toujours devant les yeux l'exemple parfait d'Homère et de Virgile, sans vouloir considérer la différence des temps, des goûts et des mœurs; ni par les partisans trop exclusifs de l'Arioste et du goût moderne.
Il craint que ceux-ci ne lui fassent un reproche grave de n'avoir pas employé, au commencement des chants, ces moralités, ces prologues agréables que l'Arioste y place toujours, et que son père lui-même, cet homme, dit-il, dont tout le monde connaît l'autorité et le mérite, avait quelquefois adoptés698. Ni Virgile cependant, ni Homère, ni les autres anciens ne s'en sont servis; et Arioste dit clairement dans sa Poétique, qu'un poëte est d'autant meilleur qu'il imite davantage, et qu'il imite d'autant plus qu'il parle moins comme poëte, et qu'il fait plus souvent parler ses personnages. C'est ce que n'ont pas fait ceux qui mettent toutes les sentences et toutes les moralités dans la bouche du poëte lui-même, et toujours au commencement des chants. «Alors, ajoute-t-il, non-seulement ils n'imitent pas, mais il semble qu'ils sont tellement privés d'invention, qu'ils ne sauraient comment placer ailleurs toutes ces choses. En un mot, il est de l'avis de ceux699 qui disent que l'Arioste n'aurait point fait ces sortes de prologues, s'il n'avait pensé que, comme il parlait de différents chevaliers et de différentes actions, comme il laissait souvent une chose pour en reprendre une autre, il était quelquefois nécessaire qu'il s'adressât aux auditeurs pour les rendre dociles; qu'il leur annonçât dans ces préambules ce qu'il voulait raconter dans le cours du chant, et qu'il joignît ainsi les choses qu'il allait dire avec celles qu'il avait dites. C'était là aussi le motif qui avait déterminé son père; mais lui qui ne veut chanter qu'un seul héros, qui veut réunir ses exploits en une seule action, autant du moins que le goût du temps le permet, et qui se propose d'ourdir son poëme d'un fil qui ne soit jamais interrompu, il ne voit pas pourquoi il aurait dû suivre leur exemple700.» On ne hait pas à voir cette indépendance raisonnée dans un jeune homme de dix-huit ans; mais ce qu'il faut surtout observer ici, c'est que cet abus, qui a produit dans l'Arioste, dans le Berni, et dans quelques autres des choses si agréables, mais qui n'en est pas moins un abus, était devenu presque une règle, ou du moins un usage si général, que le Tasse, pour s'en dispenser, crut avoir besoin de raisonnements et presque d'excuses.
Note 698: (retour) Quest'altri gravemente mi riprinderanno che non usi ne' principj de' canti quelle moralità e quei proemj che usa sempre l'Ariosto, e tanto più che mio padre, huomo di quell'autorità e di quel valore che 'l mondo sà, anch'ei tal volta da questa usanza s'è lasciato trasportare. (Torq. Tasso ai Lettori.)
L'action du poëme commence lorsque Charlemagne, vainqueur, dans plusieurs combats, des Sarrazins qui étaient descendus en Italie, poursuit les restes de leur armée, et les tient comme assiégés au bord de la mer. Le jeune Roland s'est couvert de gloire dans cette guerre; il a tué de sa main les deux rois africains Almon et Trojan. Sa renommée remplit l'Italie et la France. Elle excite une noble jalousie dans son cousin Renaud, plus jeune que lui de quelques années, mais pour qui l'âge est venu de sortir du repos où sa mère le retient, et de prendre les armes. Renaud tout occupé du dessein d'aller aussi chercher la gloire, errait près de Paris dans la campagne; il trouve attaché au pied d'un arbre un cheval superbe tout équipé, et chargé d'une armure complète. Il monte sur le cheval, après s'être revêtu des armes, à l'exception de l'épée. Le jour où il avait été, avec ses frères, reçu chevalier par l'empereur, il avait juré de ne ceindre jamais d'autre épée que celle qu'il aurait enlevée dans un combat à quelque fameux guerrier. Il prend le chemin de la forêt des Ardennes, célèbre par tant d'aventures et de combats. A peine y est-il entré qu'il rencontre un vieillard courbé sous le poids de l'âge, et apprend de lui qu'il est arrivé depuis peu dans cette forêt un cheval indomptable, qui brise et renverse tout ce qui s'oppose à son passage. Oser l'attaquer ou même l'attendre, c'est s'exposer à une mort certaine. Renaud, loin de s'effrayer, montre le plus vif désir de le voir et de le combattre. C'est le fameux cheval Bayard. Il avait autrefois appartenu au grand Amadis des Gaules. Après la mort de ce héros, il était resté enchanté par un magicien, qui avait prédit que lorsque le temps serait venu où il recommencerait à se mouvoir, il ne pourrait être dompté que par un guerrier du sang d'Amadis, et aussi brave que lui. Pour s'emparer de ce cheval merveilleux, il faut l'abattre par force ou par adresse; du moment où il sera étendu sur la terre, il deviendra docile et facile à conduire. Sa retraite habituelle est dans un antre, sur les limites de la forêt; mais à moins d'une force et d'une valeur surnaturelles, malheur à qui ose en approcher!
Cela dit, le vieillard s'éloigne. Ce n'était point un vieillard; c'était l'enchanteur Maugis, cousin de Renaud, qui, voulant seconder les projets du jeune chevalier, lui avait procuré cette armure et l'instruisait à acquérir le plus beau cheval qu'il y eût au monde. Renaud s'enfonce dans la forêt, et pendant plusieurs jours il y cherche Bayard, sans même en apercevoir les traces. Il voit enfin courir, non un cheval, mais une biche blanche, poursuivie par une jeune et belle chasseresse qui paraît quelques moments après, passe rapidement, atteint d'un trait la biche fugitive, et la tue. Renaud frappé de sa beauté, de son courage et de son adresse, l'aborde, lui parle avec une galanterie respectueuse, et lui fait offre de ses services. Elle lui apprend son nom, que l'on devine déjà sans doute; c'est Clarisse, sœur d'Yvon, roi de Gascogne, qui habite avec sa mère un château voisin, où elle n'a d'autre plaisir que celui de la chasse. Quand Renaud s'est nommé à son tour, elle connaît, lui dit-elle, les héros de sa race; mais elle est surprise de n'avoir point encore entendu parler de ses exploits, tandis que ceux de Roland son cousin retentissent dans tout l'univers. Le jeune guerrier rougit; il rend justice à la bravoure de Roland; mais il ne craindrait pas de le combattre lui-même, si la belle Clarice daignait l'y encourager. Sur ces entrefaites, arrive la suite de Clarice qui la cherchait avec inquiétude, et toute composée de dames et de chevaliers. Clarice dit en souriant à Renaud: Vous qui vous sentez assez de courage pour défier même Roland, voyez si vous voulez en donner ici des preuves en joutant contre mes chevaliers. Renaud y consent avec joie; il renverse et blesse à mort le premier qui se présente. Il se jette ensuite au milieu des autres, blesse tous ceux qu'il atteint de sa lance jusqu'à ce qu'elle soit rompue. Il combat encore avec le tronçon; et quand ce tronçon même est réduit en pièces, il se sert de ses poings contre les uns, heurte les autres de son cheval, en enlève un de la selle, et le lance avec une force si extraordinaire contre ce qui lui restait d'ennemis, qu'ils n'osent plus l'approcher, et lui cèdent le champ de bataille.
Clarice, témoin de ce combat ne peut plus douter de la valeur de Renaud; elle le trouve charmant; elle l'admire, et l'admiration ouvre son cœur à l'amour701. Elle fait emporter les morts et les blessés; les dames et ce qui reste de chevaliers suivent en silence; elle marche lentement, accompagnée du jeune vainqueur. Il lui tient chemin faisant quelques propos d'amour, qu'elle feint de ne pas entendre, ou qu'elle reçoit avec une fausse rigueur. Il s'en afflige, et le poëte qui n'aime point les moralités au commencement des chants, en fait une à la fin de celui-ci sur l'inutilité de la résistance quand on se sent blessé par l'amour, sur les progrès qu'il fait dans un cœur à mesure que l'on s'efforce de le vaincre ou de le cacher. Combien de femmes, dit-il, et cela est fort pour un jeune écolier en droit, qui montrent sur leur visage un courroux endurci et une invincible rigueur, et qui ont ensuite un cœur faible et tendre, toujours en butte aux traits de l'amour! C'est être peu habile que de prendre ce qui paraît au dehors pour l'indice certain des volontés cachées. C'est un art employé pour vaincre et conquérir l'homme qui suit d'un pas rapide celle qui fuit702. Clarice arrivée à la porte du château, toute sévère qu'elle a voulu paraître, invite Renaud à y entrer. Mais il veut auparavant courir et mettre à fin des aventures qui puissent le rendre digne d'elle; et il la quitte pour les aller chercher.
Celle de la conquête du cheval Bayard est la première. Avant Bayard, il rencontre cependant un Sarrazin espagnol, avec qui il fait connaissance, comme il arrivait souvent entre chevaliers, les armes à la main, et qui devient son intime ami. Isolier, c'est le nom de ce Sarrazin, voulait aussi conquérir Bayard; ce n'est donc pas pour une maîtresse qu'ils se battent, c'est pour un cheval. Isolier reçoit un si furieux coup sur la tête, qu'il tombe évanoui, et reste comme mort pendant une heure. Il revient à lui et veut recommencer de plus belle; un Anglais qui l'accompagne donne alors aux deux champions un conseil qu'il aurait pu leur donner plus tôt, c'est d'aller affronter ensemble ce redoutable cheval; ils n'auront pas trop contre lui de leurs forces réunies, et celui qui aura le plus contribué à le vaincre en restera possesseur. Le pacte ainsi fait, Renaud et Isolier marchent ensemble, trouvent enfin Bayard703 et l'attaquent. La description de ce singulier combat est aussi détaillée que celle du fait d'armes le plus chaud et le plus terrible704. Renaud parvient enfin à le saisir par les deux pieds de derrière; malgré tous ses efforts pour se dégager, il le renverse; au moment où l'animal touche la terre, il s'adoucit, se relève, souffre que Renaud le palpe, le caresse, le monte, et devient aussi docile au frein qu'il était féroce et indomptable auparavant.
Les deux amis se remettent en quête d'aventures. Ils apprennent d'un chevalier, avec lequel Renaud commence encore par se battre, qu'il est question d'une paix définitive entre les Sarrazins et Charlemagne. Francard, roi d'Arménie, est devenu amoureux de Clarice, sur le portrait qu'il a vu d'elle en Asie dans le temple de la Beauté; il l'a fait demander en mariage à Charlemagne aux conditions de paix les plus avantageuses. L'empereur a fort bien accueilli la demande, mais n'a voulu rien décider sans le consentement du roi de Gascogne, frère de Clarice. Yvon, consulté, renvoie la décision à sa sœur, et le chevalier qui fait ce récit est chargé, par le roi Francard son maître, de cette négociation auprès d'elle. Renaud qui l'a écouté avec colère, lui dit que son roi est un insensé, que s'il ne veut pas courir à sa perte certaine, il cherche une femme ailleurs qu'en France. Il laisse pourtant le Sarrazin aller à sa destination; mais il reste, après son départ, plongé dans une sombre rêverie. Il en est tiré par l'aspect imprévu de deux statues de bronze, représentant deux chevaliers armés de toutes pièces, qui semblent s'avancer la lance en arrêt l'un contre l'autre. Le nom de Tristan est écrit sur l'un des piédestaux, et celui de Lancelot sur l'autre. Une inscription gravée sur le marbre apprend que les deux lances qui ont réellement appartenu à ces deux célèbres chevaliers de la Table ronde, sont destinées à deux autres chevaliers qui les surpasseront en force et en valeur. Isolier, qui ne doute de rien, veut se saisir de la lance de Tristan; il est repoussé durement et jeté par terre. Renaud fait la même tentative: elle lui réussit parfaitement. La statue baisse la tête, ouvre la main, et lui cède la lance qu'elle avait refusée à cent autres, comme elle venait de le faire à Isolier705.
Renaud, fier de cette conquête, marchait avec son ami le long de la Seine. Ils aperçoivent sur un char magnifique, traîné par dix cerfs, blancs comme la neige, une troupe de belles dames, au milieu desquelles s'élevait la reine Galerane, femme de Charlemagne. Clarice était auprès d'elle; sa beauté brillait d'un si grand éclat que Renaud transporté d'amour ne peut supporter l'idée qu'un Sarrazin, un barbare, ose aspirer à sa main. Le char était environné de cent chevaliers, couverts de leurs armes et la lance haute. Il les défie au combat, en tue, blesse ou renverse une partie: Isolier le seconde bravement: rien ne leur résiste. Ce qui reste de chevaliers prend la fuite et se disperse dans la campagne. Renaud s'avance vers le char, parle très-poliment à Galerane, mais enlève Clarice, la place sur un cheval et l'emmène706. Elle est d'abord très-effrayée, ne sachant quel est son ravisseur; mais lorsqu'il a ôté son casque, qu'elle a reconnu Renaud, et qu'il lui a tenu les discours les plus tendres et les plus soumis, elle se rassure et se résigne à son sort. Il regarde autour de lui, cherchant un lieu où cette résignation puisse être mise à profit. Tout à coup un guerrier menaçant paraît, et ordonne à Renaud de se dessaisir de sa proie. Nouveau combat, mais moins heureux que le premier. Le guerrier inconnu terrasse Isolier, renverse Bayard, qui s'abat sur son maître et ne peut se relever. L'inconnu frappe la terre, d'où sort un char tiré par quatre chevaux noirs. Il force Clarice d'y monter avec lui, part, presse les coursiers et disparaît707.
Dès que Bayard peut se relever, Renaud se met à la poursuite du char, mais il en perd bientôt les traces. Séparé de son cher Isolier qui n'a pu le suivre et qu'il ne doit plus revoir, seul, livré à la plus noire mélancolie, il trouve pour consolateur un jeune homme en habit de berger, qui paraît aussi affligé que lui. Ce berger, nommé Florindo, lui raconte ses tristes aventures; Renaud lui dit les siennes: ils vont ensemble à une espèce d'antre sacré, où une petite statue de l'Amour, ancien ouvrage de l'enchanteur Merlin, rendait encore des oracles708. Elle apprend à Renaud que c'est Maugis qui, pour son bien, lui a enlevé Clarice et l'a rendue à sa famille; à Florindo, qu'il est issu d'un sang royal, et qu'il cessera bientôt d'être persécuté par la fortune. Elle engage le premier à suivre son dessein de s'illustrer par les armes pour mériter celle qu'il aime; le second, à prendre le même parti, pour obtenir la même récompense.
Renaud et Florindo passent les Alpes, descendent en Italie, et se rendent au camp de Charlemagne709. Florindo obtient de l'empereur l'ordre de chevalerie. C'est Roland qui lui ceint l'épée. Le nouveau chevalier annonce aussitôt à Charlemagne, que lui et un autre guerrier qui l'attend auprès du camp, se présentent pour soutenir contre tous qu'un homme ne peut atteindre au véritable honneur, s'il n'est conduit et inspiré par l'Amour. L'empereur leur accorde le champ, et fait publier le sujet de la joute dans son armée et dans celle des Sarrazins. Il se présente un assez grand nombre de tenants contre l'amour; aucun ne peut résister aux deux jeunes chevaliers. Un géant africain, nommé Atlant, succombe sous les coups de Renaud, qui, après l'avoir tué, s'arme de son épée Fusbert, et se trouve ainsi relevé du premier serment qu'il avait fait. Il renverse ensuite Otton, tue le brave Hugues et lui coupe la tête. Charlemagne, désespéré de voir mal mener ainsi ses chevaliers, engage Roland, qui est présent à la fête, à entrer en lice et à venger l'honneur des paladins français. Roland obéit; les deux cousins sont aux prises; Renaud connaît Roland qui ne le connaît pas; mais il croirait faire quelque chose d'indigne d'un tel adversaire s'il ne l'attaquait pas de toutes ses forces. Le combat est tellement égal; il est si long-temps et si vigoureusement disputé, que l'empereur lui-même descend de son trône et vient séparer les combattants. Ils s'arrêtent, s'embrassent, se font des présents mutuels, et se quittent pénétrés d'estime et d'admiration l'un pour l'autre. Florindo ne s'est pas moins distingué que Renaud; il a désarçonné un grand nombre de chevaliers. Les deux tenants d'amour se retirent couverts de gloire. Charlemagne veut en vain les retenir; il leur demande inutilement leur nom: ils partent sans vouloir se faire connaître.
Après quelques rencontres épisodiques, ils arrivent aux environs de Naples, au palais de Courtoisie710; ils subissent l'épreuve de la barque enchantée, et se montrent dignes d'être mis au nombre des chevaliers loyaux et courtois711. Ils trouvent ensuite au bord de la mer, une troupe nombreuse qui préparait dans une vaste et superbe tente un sacrifice, à la manière des peuples d'Asie, devant une statue qui représente une jeune dame d'une beauté parfaite. Renaud reconnaît bientôt cette figure charmante; c'est celle de Clarice, le chef de cette troupe est Francard, roi d'Arménie, qui rend un culte d'adoration au portrait de celle dont il a fait demander la main. Il voit les deux chevaliers s'arrêter devant sa tente; il veut qu'ils descendent de cheval, qu'ils adorent avec lui cette image, et qu'ils confessent que lui seul est digne d'en posséder l'original. Renaud peu disposé à un pareil aveu, l'est bien moins encore quand il a su le nom de cet insolent roi. Un défi est sa réponse. Francard est tué par Florindo; Chiarello, autre roi sarrazin qui combattait toujours accompagné et défendu par un lion, est tué par Renaud; tout le reste de la troupe est vaincu, terrassé, blessé, dispersé. Renaud s'empare de la belle statue, la place sur un cheval, et parcourt avec elle et son ami, une partie de l'Asie712.
Note 711: (retour) Ils apprennent auparavant ce que c'est que ce palais, par qui il a été bâti, et voient dans une suite de portraits prophétiques, des héros et des héroïnes qui auront un jour au plus haut degré le don de courtoisie. C'est là que le jeune poëte brûla son premier grain d'encens pour la maison d'Este, pour le duc Alphonse II, pour Lucrèce sa sœur, etc. (C. VIII, st. 7 et 14.)
Ils trouvent au milieu d'une plaine riante et fleurie, de jeunes beautés rassemblées autour d'une dame plus belle encore, et qui semble être leur reine, escortées par une troupe de guerriers de haute apparence. Cette dame leur envoie demander s'ils veulent s'éprouver contre ses chevaliers; ils acceptent, après avoir appris qu'elle est reine de Médie, qu'elle se nomme Floriane, et qu'elle n'a point encore subi le joug de l'hymen. Les guerriers mèdes ont le sort de tous les autres, et ne peuvent résister, ni à Renaud, ni à Florindo.
Floriane témoin de leur défaite, loin de sentir ou de la colère, ou de l'effroi, trouve que Renaud surtout les renverse et les tue de si bonne grâce, qu'elle y prend beaucoup de plaisir. Elle désire vivement de savoir si sa beauté répond à sa force et à sa valeur. Le dernier chevalier qu'il abat rompt de la pointe de sa lance les liens qui attachent le casque du jeune paladin; le casque tombe, et Renaud paraît dans tout l'éclat et toute la fraîcheur de la jeunesse. La pauvre reine ne résiste plus; et le poëte, sans doute pour la justifier, fait dans trois octaves un portrait de la beauté mâle de son héros, qui prouve que si Floriane était un peu prompte à s'enflammer, elle était du moins connaisseuse713. Elle emmène dans son palais Renaud et son ami, leur donne un magnifique repas, et fait asseoir Renaud auprès d'elle. Là, le jeune Tasse, tout rempli de son Virgile, ne manque pas de faire de cette reine une seconde Didon; Renaud lui raconte ce qu'il avait fait, encore enfant, pour venger l'honneur de sa mère, et ses premiers exploits contre la maison de Mayence, et d'autres aventures dont le récit touche de plus en plus Floriane, comme ceux d'Enée touchaient la reine de Carthage. Les progrès sont les mêmes, les profonds soucis, le feu caché, et le reste714. Elle a une vieille nourrice qui lui tient lieu de la sœur Anne, et qui, ayant reçu ses confidences, lui conseille de même de céder à ce coup du sort. Didon céda; comment Floriane aurait-elle résisté? Mais au lieu de la partie de chasse, de l'orage, et de la grotte où Enée et Didon se retirent ensemble, la scène se passe dans un jardin charmant; Floriane y cueillait des fleurs, en pensant à Renaud, et disait en soupirant: Cher Renaud, quand pourrai-je éteindre dans tes baisers le feu de mes désirs715? Renaud survient dans ce moment: il apporte, comme on peut croire, la réponse à cette question; mais le disciple de Virgile a du moins profité de l'exemple de son maître. Il laisse tout deviner, ou sauve tout par l'intervention, à d'autres égards déplacés, d'une déesse. Ce n'est pourtant pas Junon qu'il fait intervenir, c'est Vénus; et si on lui permet cette licence mythologique, en un pareil sujet, on trouvera de la grâce dans l'image et dans l'expression. «Vénus rit dans les cieux716; elle verse libéralement sur eux ses délices; et peut-être le plaisir de ces jeunes gens éveilla-t-il dans son cœur une subite et douce envie; peut-être eût-elle changé, ce jour-là, son état, tout divin qu'il est, pour celui de Floriane».
C'est aussi pendant son sommeil que le paladin, qui s'oubliait comme Enée dans cette vie agréable, a des visions qui l'en font sortir; mais ce n'est point son père qu'il voit en songe, c'est la belle et tendre Clarice elle-même, dont il sacrifiait l'amour à des plaisirs passagers. Il croit la voir, l'entendre qui l'appelle; il ne balance pas un instant, sort en cachette du palais, et abandonne, quoique à regret, la trop sensible Floriane. Dès qu'elle s'en aperçoit, elle envoie des guerriers à sa poursuite. Ils atteignent Renaud, mais il les bat, les fait prisonniers et les lui renvoie. La reine est au désespoir; elle veut se poignarder; une magicienne puissante vient à son secours et l'arrête. C'est Médée, non pas celle de Colchos, mais une Médée, sœur du père de Floriane. Elle enlève officieusement sa nièce sur un char volant, répand sur ses jeux, avec une liqueur magique, le sommeil et l'oubli, la transporte dans l'une des îles Fortunées, son séjour accoutumé, où elle la retient auprès d'elle717.
Cependant Renaud et Florindo sont parvenus au bord de la mer: ils s'embarquent pour l'Italie. Une tempête affreuse brise et submerge leur vaisseau. Ils nagent long-temps ensemble, et se prêtent mutuellement secours; mais Florindo est enfin englouti, et Renaud jeté presque sans vie sur la côte, à quelque distance de Rome. Revenu à lui, il reçoit dans un château voisin l'hospitalité la plus généreuse. Le seigneur de ce château lui donne des armes, un cheval et un écuyer. Renaud part pour retourner en France. Le troisième jour, il trouve auprès d'une fontaine un chevalier couvert d'armes brillantes, qui tient attaché à un arbre son cheval Bayard, et un portrait qu'il reconnaît aussitôt pour celui de Clarice; il a même au côté son épée Fusberte. Renaud demande poliment au chevalier ces objets qui lui appartiennent; cette demande est mal reçue; il faut se battre. Le chevalier inconnu est renversé, et reste étendu sans mouvement. Renaud reprend le portrait, son coursier, son épée; s'apercevant que son bouclier a été fendu dans le combat, il prend aussi celui du chevalier, non pas à cause du portrait d'une très-belle dame qui y est artistement gravé, mais parce qu'il lui a paru d'une trempe parfaite718.
Il continue gaîment sa route, arrive bientôt en France, la traverse, et trouve auprès de Paris la campagne couverte de chevaliers, de dames, de chevaux et d'écuyers dans le plus brillant équipage. Tout le monde, sans le connaître, est frappé de sa bonne mine. Griffon de Mayence en est jaloux. Il avait depuis peu offert ses vœux à Clarice. «Je veux, dit-il au guerrier inconnu, que tu jures qu'il n'y a point de beauté qui ne cède à la dame de mes pensées.» Renaud, qui ne sait point quelle est cette dame, avoue qu'elle est belle sans doute, mais affirme que la sienne l'est cent fois plus. Le combat n'est ni long, ni douteux; l'insolent Griffon est désarçonné d'un coup de lance. Le jeune vainqueur, entouré et applaudi par les chevaliers et par les dames, ôte son casque, se fait connaître, embrasse ses parents, ses amis, est accueilli et fêté de tout le monde. Mais il n'est pas au bout de ses peines. Clarice, témoin de sa victoire, voit en même temps sur son bouclier le portrait d'une dame inconnue. La jalousie s'empare d'elle, la tourmente, lui fait faire un très-mauvais accueil à celui qui n'aime et ne cherche qu'elle, et comme il arrive souvent, fait sans aucun motif deux malheureux à la fois719.
Renaud était lié, depuis l'enfance, d'une tendre amitié avec Alde la Belle, qui était aussi amie de Clarice: dans un grand bal qui se donne à la cour, il veut l'engager à le racommoder avec sa maîtresse. Il la prie à danser; mais dans ce même instant Anselme de Mayence la prie de son côté. Alde embarrassée baisse les yeux, se tait, et reste immobile. Anselme insulte Renaud, et finit par l'appeler bâtard, ce qui n'était ni poli, ni vrai. Renaud le prend à la gorge de la main gauche, le poignarde de la droite, et le jette mort sur le carreau720. Le bal est troublé; tous les Mayançais furieux sont prêts à se jeter sur Renaud; tous les guerriers de la maison de Clairmont et leurs amis se disposent à le défendre. Renaud passe entre les deux troupes d'un air fier et tranquille, et parvient jusqu'à son logement, sans que personne ose l'attaquer. Charlemagne irrité le condamne à un exil perpétuel; il part, sans avoir pu obtenir de Clarice réponse à une lettre suppliante qu'il lui a écrite. Il s'arrête à quelque distance de Paris, aux bords de la Seine; ayant détaché de son cou son bouclier, il lui reproche, un peu tard, d'avoir causé ses malheurs, et le jette dans la rivière. Après huit ou neuf jours de route, il traverse une sombre, étroite et humide vallée; c'est la vallée du Deuil ou des Douleurs; il est conduit de là sur une colline riante où il ne voit que d'agréables objets, où il s'endort et fait les plus jolis rêves du monde, où tout enfin le ramène du désespoir à l'espérance.
Un cliquetis d'armes se fait entendre; c'est un bonheur de plus, puisque ce bruit lui fait espérer une occasion d'exercer son courage; il en était privé depuis long-temps; il accourt: il voit un seul guerrier qui se défend avec intrépidité contre une troupe d'assaillants. Il fond sur eux, en tue plusieurs, aide le guerrier à se délivrer des autres, et reconnaît en lui son cher Florindo, dont il avait pleuré la mort. Florindo lui raconte comment il a été sauvé du naufrage, et les aventures qui l'ont conduit où il l'a trouvé. Ce qu'il ne sait pas, c'est pour quel motif tous ces gens armés l'ont attaqué avec tant de fureur. L'un d'eux respirait encore: on l'interroge; il répond qu'il était au service du puissant roi Mambrin; que ce roi sarrazin est devenu éperdûment amoureux de Clarice sans l'avoir vue, et qu'il est venu par mer en France pour l'enlever721. S'étant avancé jusqu'auprès de Paris avec une troupe d'élite, il a trouvé cette beauté charmante qui jouait dans une prairie avec ses compagnes; il l'a enlevée, et a repris aussitôt sa course vers ses vaisseaux qui sont dans un port voisin. En passant dans cet endroit, il a vu ce guerrier dont l'apparence l'a frappé: il leur a ordonné de lui faire mettre bas les armes et de le faire prisonnier. Mais la valeur de ce héros, et de celui qui est venu à son secours, leur a fait trouver la mort dans cet acte d'obéissance.
Renaud avait à peine entendu ce récit, qu'il s'était déjà élancé, vers le port voisin, de toute la rapidité de son coursier. Florindo le suit. Un troisième se joint à eux, qui fournit à Renaud une nouvelle armure, à Florindo un cheval de bataille. C'est Maugis qui ne perd pas de vue son cousin, et qui lui prête en cette occasion le double secours de son art et de son bras. Bientôt ils rencontrent en effet Mambrin, sa troupe et sa belle prisonnière. Ils les attaquent avec une fureur qui ne leur donne pas le temps de se reconnaître. Les Sarrazins les plus braves tombent sous leurs coups; Mambrin lui-même est tué par Renaud, après un combat long et sanglant. Clarice est délivrée; son amant peut enfin s'expliquer avec elle, et la convaincre de sa foi. Maugis leur rend un dernier service. Sa baguette fait naître tout à coup un palais enchanté, où ils sont reçus avec toutes les recherches du goût et de la magnificence. Maintenant qu'ils s'entendent bien, et qu'un désir égal les attire l'un vers l'autre, il leur conseille de ne pas attendre davantage. Ce conseil leur paraît fort bon, et le poëte met à contribution l'astre des nuits, Vénus et le Dieu d'hymen pour dire poétiquement comment ils le suivirent.
Il termine par un épilogue qui n'est pas sans intérêt. On y trouve d'abord l'époque et presque la date de son poëme. «Ainsi, dit-il, je célébrais en me jouant les ardeurs de Renaud et ses douces souffrances, lorsque encore dans le quatrième lustre de mes jeunes années je pouvais dérober un jour à d'autres études, où j'étais soutenu par l'espérance de réparer les maux que m'a faits la fortune; études ingrates dont le poids m'accablait, et dans lesquelles je languissais, inconnu aux autres et à charge à moi-même722:» Il s'adresse ensuite au cardinal Louis d'Este, à qui son poëme est dédié; puis à son ouvrage même, et lui souhaite une destinée heureuse. La dernière strophe contient l'expression touchante de sa docilité pour un grand poëte et de sa tendresse pour un bon père. «Va, dit-il à son livre, trouver celui qui fut choisi par le ciel pour me transmettre la vie; c'est par lui que je parle, que je respire, que j'existe: s'il y a en moi quelque chose de bon, c'est à lui que je le dois723. De ce regard perçant dont il pénètre, à travers l'écorce des choses, jusqu'à leur centre, il verra tes défauts que mes yeux faibles et peu clairvoyants m'ont cachés. Il te corrigera, autant que cela est possible, de cette main qui ajoute maintenant de la prose véridique aux fictions de la poésie; il te donnera enfin la beauté qui manque à tes vers.»
Tel est en abrégé le plan de cette première production épique du Tasse. On voit que l'auteur s'y était proposé d'observer la règle de l'unité; mais on voit en même temps que cette règle est peu applicable aux sujets romanesques, et qu'il y a eu autant de goût que de génie à créer pour ces sortes de sujets un genre particulier d'épopée. Pour qu'un poëme héroïque où l'unité et les autres règles de l'art sont observées, intéresse, il faut que l'intérêt soit d'abord dans le sujet même. Le succès de la guerre de Troie, l'établissement d'Enée en Italie, la conquête du tombeau du Christ faite par des chrétiens, sont des sujets qui portent leur intérêt en eux-mêmes, et qu'il ne s'agit que de développer et d'embellir. Mais Renaud épousera-t-il ou non Clarice? Voilà tout le sujet du poëme qui porte son nom, et l'unité importe peu quand le fait auquel elle conduit a si peu d'importance.
Quant au style, il est peu formé, plus simple, moins affecté, mais aussi bien moins poétique, que ne le devint ensuite celui du Tasse. Il y a cependant déjà de l'harmonie, un heureux tour de phrase, une bonne construction de l'octave, de l'éloquence dans les discours, de l'abondance dans les descriptions, les comparaisons et les images. C'était beaucoup moins bien que le Tasse, mais beaucoup mieux que tous les insipides imitateurs de l'Arioste; c'était le lever déjà brillant d'un astre poétique, dont la Jérusalem délivrée marque le brûlant midi, et la Jérusalem conquise le déclin. Il ne tint cependant pas au Tasse que le premier de ces deux poëmes ne descendît du rang où la juste admiration des hommes l'a placé, et que le second n'y montât; mais ce ne fut jamais que dans son propre jugement que cette révolution fut faite; le jugement de la postérité, qui fait seul les révolutions durables, n'a point ratifié le sien. Nous avons vu dans sa Vie tout ce qui regarde le projet et la composition de sa Jérusalem conquise; il reste à faire connaître brièvement les principales différences qui existent entre ce poëme et le premier.
Le changement qu'on aperçoit d'abord, est celui de l'Invocation; elle n'est plus adressée à cette Muse qui n'a point sur l'Hélicon le front ceint d'un laurier périssable, etc., mais aux Intelligences célestes et à celui qui est leur chef; qui dans leurs courses, lentes ou rapides, porte devant elles un flambeau lumineux et brillant d'or. «Venez, leur dit-il, m'inspirer des pensées et des chants qui me rendent digne du laurier toscan, et que le son éclatant de la trompette angélique fasse taire celle qui retentit aujourd'hui724.» Par-là, il entend sa Jérusalem délivrée, qu'il avait entrepris, mais heureusement en vain, de faire oublier. On ne voit plus ici cette belle comparaison imitée de Lucrèce: Così a l'egro fanciul, etc. On l'avait beaucoup critiquée, et peut-être avec raison sous certains rapports; mais il y a une assez bonne réponse à ces critiques, c'est que tout le monde la sait par cœur.
Ce n'est plus au duc Alphonse que la dédicace est offerte. Eh! comment la main du Tasse, après avoir été pendant sept ans injustement captive par ordre de ce duc, aurait-elle tracé de nouveau cette belle et touchante invocation, qui n'avait pu briser ses fers725? C'est au cardinal Cinthio que celle du nouveau poëme est adressée, à ce neveu du pape Clément VIII, qui fut plus constant dans son amitié qu'Alphonse, et qui ne donna jamais lieu au Tasse de regretter l'hommage qu'il lui avait rendu.
Dans la revue que Godefroy fait de l'armée, plusieurs troupes et plusieurs chefs sont ajoutés ou substitués à d'autres; Renaud surtout a disparu; à la place de ce héros, l'une des tiges de la maison d'Este, on voit le jeune Richard, fils de l'un de ces Guiscards de Normandie qui avaient régné à Naples. Il a pour ami, pour compagnon d'armes inséparable, le jeune Rupert, fils du marquis d'Ansa. Ils sont suivis de plusieurs chevaliers de Venouse, de Consa, de Pouzzole, de Nole, de Salerne, de Conca, de Gaëte et de Sorrento, villes des états de Naples, pays natal du poëte, où il avait trouvé un asyle, et dont il voulait honorer les familles les plus illustres. Un exposé rapide des conquêtes faites par les mahométans en Asie et en Afrique, et des différents empires qui s'y étaient formés, termine le premier chant, et fait mieux connaître l'état où se trouvait Jérusalem quand l'armée chrétienne vient l'assiéger.
Dans le second chant, l'épisode d'Olinde et de Sophronie est entièrement supprimé. Les objections que les amis et les ennemis du Tasse avaient faites contre ce morceau intéressant, mais déplacé, subsistaient dans toute leur force; et le sentiment qui en avait pris la défense dans le cœur, plus que dans l'esprit du Tasse726, n'y était plus. Le tyran de Jérusalem, qui ne s'appelle plus Aladin, mais Ducalte, occupé de la défense de ses états, envoie ses fils en visiter toutes les places. Irrité des marques de joie que laissent échapper les chrétiens habitants de la ville, aux approches de l'armée fidèle, il les en fait tous sortir. Ils vont, sous la conduite de leur patriarche, se réfugier dans le camp de Godefroy. L'action se développe ensuite à peu près comme dans la première Jérusalem.
L'ambassade d'Alètes et d'Argant727, l'arrivée de l'armée chrétienne devant la ville qu'elle vient assiéger, le premier combat sous les murs de Jérusalem, la mort du chef des aventuriers, sa pompe funèbre728, le conseil infernal729, le parti que prend Hidraot d'envoyer Armide sa nièce dans le camp des chrétiens, le portrait et les ruses de cette enchanteresse, la querelle de Gernand avec le jeune Richard, au sujet de la place de chef des aventuriers730, la mort de Gernand, l'exil de Richard, le départ d'Armide avec tous les chevaliers qu'elle emmène; le combat de Tancrède avec Argant731, tout se ressemble, à quelques détails près qui sont plus dans le style que dans les choses; et dans ces corrections, le style ne gagne pas toujours.
Dans ce second poëme comme dans le premier, Tancrède est amoureux de Clorinde, et aimé d'une princesse qui a été sa prisonnière; cette princesse ne s'appelle plus Herminie, mais Nicée. Nicée, comme Herminie, sachant Tancrède blessé, veut aller panser ses blessures, prend les armes de Clorinde, s'approche du camp, est poursuivie, et s'enfuit à travers les bois732. Elle s'arrête aussi sur les bords du Jourdain, mais elle n'y trouve plus le vieux berger et sa famille. Le Tasse a fait ce sacrifice à la dignité de l'épopée, réclamée par des censeurs trop difficiles, par des partisans trop sévères de la noblesse épique, trop ennemis de la nature et de la simplicité champêtre.
Tancrède croit, comme il le faisait auparavant, que c'est Clorinde qui a paru à l'entrée du camp, et qu'on a forcée à s'en écarter; il se met de même à la poursuite des poursuivants, et va tomber dans les prisons d'Armide; mais auparavant il fait dans la forêt une rencontre singulière733. Il y trouve cinq sources d'eau vive qui s'échappent du même rocher; la première se sépare en deux ruisseaux, dont l'un se cache et semble retourner sur ses pas; l'autre descend tranquillement, et va mourir dans la mer Morte734. La seconde source est d'une couleur ardente comme la chevelure d'une comète; la troisième brille comme l'or, ou comme l'arc céleste aux rayons du soleil; la quatrième est agitée comme la vaste mer; elle est remplie de poissons, de coraux, de perles, et obéit comme l'Océan aux mouvements de l'astre des nuits; la cinquième enfin est de la couleur de l'herbe, mais elle est toute brillante de pierres précieuses, d'or, de tous les métaux que renferme le sein de la terre; et ses bords sont couverts de palmiers, de lauriers, d'arbres de toute espèce, qui prêtent leur ombre aux bêtes sauvages et aux troupeaux.
Tancrède voit tout cela sans y rien comprendre et il poursuit sa route. Le lecteur ne le comprend pas plus que lui, à moins qu'il n'ait lu saint Thomas. Ce docteur aussi inintelligible que célèbre, dans un de ses opuscules735, où il traite de l'amour de Dieu et du prochain, parle de cinq fontaines ou sources mystérieuses, qui signifient les cinq genres de la substance sensible, dans lesquels elle est divisée, comme en cinq ruisseaux différents. La première source indique le cinquième corps ou la quintessence qui sort des parties supérieures pour aller jusqu'aux inférieures; au-dessous est l'élément du feu, ensuite celui de l'air, puis l'élément de l'eau, et enfin le plus bas de tous, la terre. La première source est donc toute substance métaphysique ou surnaturelle, d'où dérivent les accidents, comme causes de leurs effets, etc. Le Tasse, malheureusement trop livré dans ses dernières années aux études théologiques, triomphait d'avoir placé dans son poëme ces fontaines allégoriques, qu'il croyait dignes d'autant de célébrité que les fontaines de Merlin736. Il voulut peut-être remplir, par ces belles inventions thomistes, le vide que laissait dans ce chant la scène pastorale qu'il en avait retranchée: mais saint Thomas est encore plus contraire à l'épopée que ne le peuvent être des bergers.
Le second combat d'Argant avec le comte de Toulouse dans l'absence de Tancrède737; l'horrible tempête suscitée par les démons, au moment où Argant allait être vaincu, les nouvelles de la défaite et de la mort du jeune Suénon738; la révolte excitée dans le camp, par les bruits répandus sur la prétendue mort de Richard; l'attaque nocturne de Soliman et de ses Arabes739, leur défaite, la retraite de Soliman dans Jérusalem740, sont encore à peu près les mêmes. Le rappel de Richard est moins tardif que celui de Renaud; il précède l'assaut général donné à la place. C'est Rupert, ami de Richard, qui se charge de l'aller chercher avec le chevalier Danois741. Du reste, ils rencontrent de même un bon solitaire qui leur fait voir des merveilles encore plus étonnantes, et leur fait à peu près les mêmes récits que dans la Jérusalem délivrée. C'est un descendant des anciens mages, que l'ermite Pierre a converti, mais qui n'a pas encore embrassé le christianisme. Il est comme placé entre son ancienne foi et la nouvelle; ce qui répond en partie à un reproche qu'on avait fait au Tasse, mais ne le détruit pas tout-à-fait. Il est certain qu'un magicien qui professe la foi du Christ, ou qui en est instruit et compte la professer un jour, est une distraction un peu forte, chez un poëte aussi religieux et aussi savant dans sa religion que le Tasse.
Un autre changement important, c'est que les deux chevaliers ne vont plus, par le conseil de ce bon enchanteur, chercher une femme qui les conduise dans sa barque aux îles Fortunées. Les jardins d'Armide sont au sommet d'une montagne voisine du lieu que le disciple de Pierre habite, et ils arrivent au pied de cette montagne, en le quittant. Ils la gravissent de même, entrent dans les jardins, trouvent Richard dans les bras d'Armide742, le rappellent à la gloire et l'emmènent. Les descriptions et les discours sont les mêmes; il n'y a de changé que la fin. Tandis que l'un des chevaliers entraîne Richard, l'autre, suivant les instructions que leur a données le bon ermite, surprend Armide, lui attache les bras et les pieds avec des liens de topazes et de diamants, et la menace de la laisser en cet état, si elle ne détruit elle-même son palais, ses jardins et toute cette représentation fantastique. Elle est forcée d'obéir, et de faire obéir ses démons. Le charme est détruit; il ne reste que les rocs déserts et les bois de cyprès sauvages frappés de la foudre. Les chevaliers suivent leur route, et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que, malgré la docilité d'Armide, ils la laissent enchaînée dans ce séjour horrible743. Le poëte s'est ainsi débarrassé d'elle et de sa magie; car dans tout le reste de l'ouvrage elle ne reparaît plus.
Note 743: (retour) Tout cela est allégorique; la dernière stance de ce chant le prouve. Le chevalier, qui avait enchaîné les pieds d'Armide, lui dit en la laissant dans cet état:Hor securi andremo, e tu rimanti,
Perchè senno e valor così t'avvinse;
E vinta infernal fraude, honore havranno
Perfida lealtate e fido inganno.
Alors l'action du second poëme se renoue comme dans le premier. L'assaut se donne et dure jusqu'à la nuit744. Les machines sont brûlées par Argant et par Clorinde745. Cette guerrière est tuée et baptisée par Tancrède. Ismen enchante la forêt pour empêcher les chrétiens de renouveler leurs machines746; et tout s'y passe comme auparavant. L'armée d'Égypte s'avance747. En même temps que Godefroy en est instruit, il apprend aussi que la flotte qui fournit des vivres et des munitions à l'armée, est en si mauvais état dans le port de Joppé, que cette place elle-même est tellement endommagée, qu'il y aurait tout à craindre si les efforts de l'ennemi se portaient de ce côté. Godefroy y envoie les deux Robert avec une troupe choisie. Argant, à la tête d'un nombreux détachement, marche de son côté vers Joppé, où il se donne un combat opiniâtre et meurtrier. La place est emportée; le mur qui gardait les vaisseaux est renversé. La flotte est menacée de l'incendie: elle n'est délivrée que par l'arrivée imprévue de Richard et de Rupert, à qui ni le terrible Argant, ni aucun guerrier infidèle, ne peuvent opposer de résistance. Ils se retirent en bon ordre, et campent au bord de la mer, où ils allument des feux pendant la nuit. Toute cette action qui occupe près de deux chants748, est absolument nouvelle. Le Tasse s'y montre digne de lui-même. Cette addition corrige un défaut reproché à la Jérusalem délivrée, où il est trop peu question de la flotte, partie si importante des forces de l'armée chrétienne, que sa perte l'aurait réduite aux plus fâcheuses extrémités. On voudrait pouvoir transporter ce combat d'une Jérusalem dans l'autre; il est presque perdu dans la seconde; ce serait dans la première une grande beauté de plus.
On voudrait aussi conserver presque entière la vision de Godefroy, au vingtième chant, la peinture de l'antique Sion et de la Jérusalem nouvelle; Dieu sur son trône et dans sa gloire, les anges et les saints, les chants et les louanges; la prédiction faite à Godefroy par son père, des événements futurs, des révolutions des petits états et des grands empires. Ce n'est pas qu'outre un passage qui déplut beaucoup en France, et qui doit toujours y déplaire749, il n'y ait dans quelques endroits plus de mysticité que de poésie; mais dans beaucoup d'autres, le grand poëte se montre encore; et, si son style a perdu de sa fraîcheur et de ses grâces, peut-être n'a-t-il rien perdu de sa force et de sa grandeur.
Note 749: (retour) Le passage que j'indique ici est doublement remarquable, et par le sens direct qu'il avait alors, et par l'allusion frappante qu'on y a saisie depuis. Alors, en 1593, la France était livrée aux horreurs de la guerre civile; Henri III était tombé, en 1589, sous un poignard catholique749a; Henri-le-Grand son successeur combattait encore les fureurs de la ligue, soutenues et fomentées par les excommunications de deux papes, Sixte V et Grégoire XIV. Le Tasse, trop immédiatement placé sous l'influence pontificale lorsqu'il termina son poëme, parlant, dans cette vision, des papes de son temps, et principalement de Sixte V, qui avait le premier excommunié Henri, dit que ce grand pape se félicite moins dans le ciel du monument rival de l'Olympe qu'il avait eu la gloire d'achever (l'église de Saint-Pierre), que d'avoir laissé après lui un pontife destiné à tempérer la rigueur et la terreur de ses lois, un père et un pasteur des rois, soutien du monde, et ministre du Dieu qui en fait reposer sur lui tout le poids:Che d'aver dato a le severe leggi
Chi suo rigor contempre e suo spavento;
Padre a' regi e pastor, sostegno al mondo,
Ministro a Dio, ch'in lui n'appoggia il pondo. (St. 75.)
Cette manière de caractériser Clément VIII, alors régnant, prouverait qu'il était dès ce temps-là (1593), disposé à lever l'excommunication, qu'il leva en effet en 1595, mais seulement au mois de septembre, quatre mois après la mort du Tasse. Le poëte ajoute ensuite cette stance entière sur l'état où se trouvait la France, le meurtre récent d'un de ses rois, et la foudre romaine dont l'autre était frappé:
La Francia, adorna or da natura ed arte,
Squallida allor vedrassi in manto negro.
Nè d'empio oltraggio inviolata parte,
Nè loco dal furor rimaso integro;
Vedova la corona, afflitte e sparte
Le sue fortune, e 'l regno percosso ed egro,
E di stirpe real percosso e tronco
Il più bel ramo, e fulminato il tronco.
A une époque récente, on a trouvé que cet octave contenait une prédiction singulièrement exacte de la révolution française au temps de la terreur. Mais le Tasse alla plus loin dans l'octave suivante; il soutint le droit que les papes s'étaient audacieusement arrogé de disposer des couronnes, de donner, comme il le dit, le roi au royaume, et le royaume au roi:
.... Ei solo il re può dare al regno,
E 'l regno al re, domi i tiranni e i mostri,
E placarli del cielo i grave sdegno. (St. 76.)
Ces vers étaient faits pour exciter en France une juste indignation dès qu'ils y seraient connus. En effet, Abel l'Angelier ayant donné à Paris, en 1595, une édition in-12 de la Jérusalem conquise (voyez ci-dessus, p. 292, note 2), elle fut condamnée et supprimée par un arrêt du parlement de Paris. Apostolo Zeno nous l'apprend dans une lettre à son frère Catarino Zeno. Il avait reçu de Hollande cette édition avec d'autres livres rares, et il en attribue avec raison la rareté à cet arrêt de suppression, dont il donne la date et les motifs. Les motifs sont les dix-huit vers cités ci-dessus, condamnés, selon l'expression de l'arrêt, comme contenant des idées contraires à l'autorité du roi et au bien du royaume, et comme attentoires à l'honneur du feu roi Henri III et du roi régnant Henri IV, «qui n'était pas encore, ajoute l'auteur de la lettre, admis cette année-là au giron de l'église romaine, ni absous de ses censures.» Il le fut peu de temps après, car l'arrêt est du 1er septembre, et l'absolution du pape fut donnée à Rome le 17 du même mois. Et qui sait si, dans les dispositions pacifiques où nous avons vu qu'était déjà Clément VIII, l'acte de fermeté du premier parlement du royaume n'accéléra point l'absolution? Quoi qu'il en soit, Apostolo Zeno cite pour autorités Dupin, qui parle de cet arrêt dans son Traité de la puissance ecclésiastique et temporelle, imprimé en 1717, in-8º., et plus particulièrement le livre intitulé: Preuves des libertés de l'église gallicane, où cet arrêt est rapporté dans son entier, p. 154 et 155, t. I, seconde édition, Paris, 1651, in-fol. (Voyez Lettres d'Apostolo Zeno, t. II, p. 161.) Serassi a cité tout ce passage à l'article de cette édition de la Jérusalem conquise, dans le Catalogue général des Œuvres du Tasse, à la fin de sa Vie, p. 572.
Note 749a: (retour) Énergique et belle expression de Boileau, dans sa satire sur l'Équivoque, ouvrage de sa vieillesse, et dont le sujet est ingrat, mais où il y a encore de grandes beautés. La tirade entière où cette expression se trouve, et qui commence par ce vers:est admirable.Au signal tout à coup donné pour le carnage, etc.,
Dans le reste du poëme, les additions sont encore assez considérables, mais elles consistent en plus petits détails, où il serait trop long et trop minutieux d'entrer. Les moyens déployés par l'ennemi sont cependant plus redoutables et le danger des chrétiens plus grand. Mais, à la fin, Argant et sa troupe sont forcés de quitter Joppé, et se retirent avec peine dans la ville; Richard, revenu au camp, détruit l'enchantement de la forêt. Le grand assaut se donne avec les nouvelles machines; Jérusalem est prise. L'armée d'Égypte survient, commandée par le soudan même. La bataille se donne; une victoire sanglante, mais complète, détruit tout ce qui restait d'ennemis à craindre, et Godefroy revient triomphant dans la ville sainte qu'il a conquise.
On ne doit pas s'étonner si ce poëme, où de grandes beautés de l'ancien sont conservées, où il y en a beaucoup de nouvelles, obtint toutes les préférences de son auteur, et si, lorsqu'il parut, il eut pour lui d'assez nombreux suffrages. Mais il faut s'étonner encore moins qu'on lui préfère la première Jérusalem, avec toutes ses imperfections et ses aimables défauts. L'un des plus intimes amis du Tasse, le père Angelo Grillo, auteur lui-même de poésies très-estimées, fit entre ces deux ouvrages un parallèle, et prononça un jugement auquel le goût ne peut refuser de souscrire. «Il me paraît, dit-il751, que le Tasse gagne autant du côté de l'art et de la conduite dans la Jérusalem conquise, qu'il excelle dans la Jérusalem délivrée en grâces et en ornements. Quant aux choses qui appartiennent à l'unité et à l'essence même de la poésie, il a voulu, dans ce second poëme, s'attacher de plus près à l'exemple d'Homère et de Virgile, quoique, dans le premier, il ne se fût pas éloigné des préceptes d'Aristote. Il a mieux lié entre eux les matériaux dont quelques-uns ne paraissaient unis que par le temps et pour ainsi dire par l'instant même, lien très-faible et qui appartient plus au roman qu'au poëme héroïque. Il a conduit plus fidèlement la poésie sur les pas de l'histoire. Il a corrigé quelques endroits où l'action principale était trop suspendue.... Il a supprimé l'épisode d'Olinde et de Sophronie comme trop lyrique, trop peu lié, et trop tôt introduit, quoiqu'il y en ait de semblables dans Virgile et dans Homère qui ne tiennent pas beaucoup à la fable. Il a retranché avec soin ce qu'il y avait de trop passionné, particulièrement dans les artifices d'Armide, et dans les erreurs de Tancrède et d'Herminie752, qu'il appelle Nicée: il s'est ainsi moins éloigné du sujet, et il a mieux servi la religion et la piété chrétienne, but qu'il s'est principalement proposé dans tout ce nouveau travail. Ces perfections de l'art et d'autres semblables que j'ai cru observer dans la Jérusalem conquise, me font regarder ce poëme comme meilleur, de même que je regarde l'autre comme plus beau. Mais, malgré tout ce que j'ai dit, si l'on doit juger meilleurs les poëmes qui plaisent le plus, qui sont généralement lus de tout le monde, et qui passent non-seulement de provinces en provinces, mais d'âges en âges, d'idiomes en idiomes, je dirai que comme la Jérusalem délivrée est plus belle que la Jérusalem conquise, elle est aussi la meilleure.»
Note 752: (retour) Ici, le bon religieux se trompe. Il est singulier, mais il est certain que la seconde Jérusalem passe pour austère auprès de la première, et que cependant les endroits passionnés et voluptueux sont absolument les mêmes. Dans le personnage et les artifices d'Armide, dans l'amour de Tancrède pour Clorinde, et de Nicée, qui tient la place d'Herminie, pour Tancrède, rien n'est changé. Le Tasse n'a, pour ainsi dire, pas corrigé un seul vers, ni même un seul de ces défauts brillants qui lui sont justement reprochés.
Tenons-nous-en à cette décision d'un homme d'esprit et de goût, qui aima beaucoup le Tasse, plutôt qu'au sentiment du Tasse lui-même, sur cette production que l'on peut généralement nommer malheureuse, mais où l'on reconnaît encore par moments le génie sublime de son auteur.
Si la Jérusalem conquise en avait marqué le déclin, il jeta encore quelques rayons à son coucher, dans le poëme des Sept Journées, dont il nous reste à parler: ces rayons, il est vrai, sont obscurcis par beaucoup de nuages, mais qui ne naissent pas tous de l'affaiblissement du génie de l'auteur. La plus grande partie vient du sujet même et de la manière dont il l'avait envisagé. Les Sept Journées de la création ne pouvaient fournir matière à un poëme de plus de huit mille vers, que par des digressions continuelles, des discussions philosophiques, des explications morales et théologiques, très-propres à ternir l'éclat de la poésie. C'est cependant pour la beauté du style que ce poëme est principalement vanté. L'Ingegneri, qui en fut le premier éditeur, ne craignit pas de dire dans sa préface, «que depuis que l'art poétique était né pour plaire aux hommes en les instruisant, il n'avait existé aucun poëme ni plus sublime, ni plus agréable en même temps; que l'on y trouvait expliquées avec une grâce incomparable les matières les plus profondes de la philosophie naturelle, de la théologie sacrée, et de l'histoire divine.»
Le Crescimbeni dit positivement dans son Histoire de la poésie vulgaire, qu'il le regarde comme le poëme héroïque le plus beau et le plus noble qu'il y ait en vers libres dans la langue italienne, après l'Italie délivrée du Trissin, qui doit cependant encore lui céder à l'égard du style753. Le style a en effet de la force, et souvent même de la sublimité; mais comment dans un sujet pareil aurait-il, si ce n'est par instants, de l'agrément et de la grâce? Je ne conçois pas non plus pourquoi le Crescimbeni range les Sept Journées parmi les poëmes héroïques. C'est un poëme théologique et philosophique, mais qui n'appartient certainement point à l'épopée; et je n'en parle ici que pour n'avoir plus à revenir sur aucun des grands poëmes du Tasse.
On se rappelle à quelle occasion il l'entreprit. Il était à Naples chez le marquis Manso, son ami754. La mère du marquis était très-dévote; le Tasse très-religieux; chez lui toutes les opinions se tournaient en sentiment, et le sentiment prenait toujours une teinte poétique. Ses entretiens avec cette dame roulaient sur des sujets de piété: la science, la chaleur et l'onction qu'il y mettait, la charmaient. Elle l'engagea enfin à traiter en vers quelque grand sujet de cette espèce, et il choisit la Création du monde. Il en fit les deux premiers livres dans cette retraite délicieuse, dans un état de santé supportable, et un entier repos d'esprit. Les cinq derniers au contraire furent faits, ou plutôt seulement ébauchés à Rome, vers les derniers temps de sa vie, lorsque le travail n'était plus qu'une distraction à ses souffrances. C'est la cause très-naturelle de la différence qu'on aperçoit entre le style de ces deux premiers chants et celui des autres.
On sent que le plan d'un pareil poëme était tout fait, ou plutôt qu'à proprement parler il n'y a point de plan. Ce n'est, et ce ne pouvait être qu'une paraphrase du premier chapitre de la Genèse, pour les six jours de la création, et de la première partie du second chapitre, pour le septième jour, qui est le jour du repos. C'est le même qu'a suivi notre Du Bartas dans sa première Semaine, poëme si célèbre dans son temps, et maintenant plongé dans un si profond oubli. Puisque j'ai nommé ce poëme, je dirai qu'il ne serait pas impossible qu'il eût fourni au Tasse l'idée du sien. La Semaine parut pour la première fois en France, vers 1580. Les éditions se succédèrent ensuite rapidement. Le Tasse savait très-bien le français, et ce ne fut qu'environ douze ans après qu'il commença ses Sept Journées. Bien plus, la Semaine de Du Bartas fut traduite en vers italiens755, et cette traduction, qui eut du succès, et qui est aussi en versi sciolti, fut publiée en 1592, l'année même où le Tasse conçut l'idée de son poëme, et en composa les deux premiers livres.
Quoi qu'il en soit de cette idée, sur laquelle je n'insiste pas, dans le poëme du Tasse comme dans celui de Du Bartas, et d'après le récit de Moïse, le premier livre contient la création du ciel et de la terre, de la terre déserte et vide, tandis que les ténèbres étaient sur la face de l'abîme et que l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. Il contient encore la création de la lumière, sa séparation d'avec les ténèbres, qui reçoivent le nom de Nuit, et la lumière celui de Jour. Dans le second, le firmament est créé au milieu des eaux; il les partage en eaux inférieures qui sont au-dessous du firmament, et en eaux supérieures qui sont au-dessus; et ce firmament reçoit le nom de Ciel. Dans le troisième, Dieu rassemble en un seul lieu les eaux inférieures; ce qui reste sec s'appelle la Terre, et les eaux rassemblées se nomment la Mer. L'herbe verdoyante et qui porte avec elle sa semence, les arbres qui portent leurs fruits naissent sur la terre, et chaque plante renferme en elle le germe de sa reproduction. Au quatrième jour, deux grands luminaires sont placés dans le firmament pour distinguer le jour d'avec la nuit, pour marquer les signes, les temps, les jours et les années, pour luire au ciel, et pour éclairer la terre. Le plus grand de ces luminaires préside au jour, et le moindre à la nuit. Les étoiles sont aussi placées dans le firmament pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres. Le cinquième livre offre la création des poissons et des reptiles qui vivent dans les eaux, et des oiseaux qui volent sur la terre, au-dessous du firmament. Dans le sixième, la terre produit les animaux, les bestiaux, les reptiles, chacun selon son espèce. Dieu crée enfin l'homme à son image et à sa ressemblance: il crée les deux sexes, l'homme et la femme; il les bénit, et leur ordonne de croître, de multiplier, de remplir la terre, de la soumettre, de commander aux poissons de la mer, aux volatiles du ciel et à tous les animaux qui vivent sur la terre. Enfin, dans le septième livre, Dieu n'a plus qu'à compléter son ouvrage, et à se reposer. Il bénit le septième jour et il le sanctifie, parce que dans ce jour il avait terminé l'ouvrage de la création.
Il est aisé d'apercevoir les avantages et les écueils de ce sujet et de ce plan. Les avantages naissent des descriptions de toute espèce qui se présentent à chaque instant; les écueils sont aussi dans ces descriptions mêmes, qui sont nécessairement trop nombreuses, trop continues, et qui ne peuvent laisser d'autre relâche au poëte et au lecteur que des digressions et des discussions théologiques, philosophiques ou morales. On vante beaucoup aujourd'hui le genre descriptif. Il s'est formé en poésie une école, et je dirais presque une secte descriptive; mais, malgré tous ses efforts, malgré les talents de ses chefs, malgré le zèle de leurs prosélytes, qui n'est pas toujours selon la science, ce genre porte invinciblement avec lui un germe terrible et contraire à celui de la reproduction, c'est l'ennui.
Il est cependant à regretter que le Tasse n'ait pu conduire ce poëme entier au point où il avait porté les deux premiers livres. Il s'y trouve des morceaux d'une grande beauté et d'une certaine majesté de style, singulièrement adaptée à son sujet. On admire surtout avec raison, dans la seconde Journée, la riche description du firmament, des signes du zodiaque et des constellations, ou groupes d'étoiles qui ont reçu des anciens et ont conservé chez les modernes tant de figures et de noms divers. De là, le poëte est conduit à s'élever contre les folies des astrologues, et ensuite à célébrer les usages réels que la science humaine a su tirer de l'observation des astres. Tout ce morceau qui n'a pas moins de trois cents vers, est de la plus belle et de la plus haute poésie. Il y en a plusieurs autres qui, dans des genres différents, n'ont peut-être pas moins de mérite; et, même dans les derniers livres, où les traces de l'affaiblissement ne se font que trop apercevoir, on sent encore de temps en temps la vie poétique qui semble résister presque seule aux progrès de la destruction.
Mais c'est trop long-temps nous écarter de la poésie épique, à laquelle, quoi qu'en ait dit le Crescimbeni, le poëme des Sept Journées ne saurait appartenir. Quittons enfin ce poëme si attachant, même par ses défauts, et revenons au poëme héroïque, dans lequel il eut des imitateurs, mais où l'on ne saurait dire qu'il ait eu de rivaux. Le Tasse, favorablement prévenu pour tout ce qui portait le nom de Gonzague, loua beaucoup le Fido Amante, poëme dont Curzio Gonzaga était l'auteur; mais il ne put obtenir que d'autres répétassent les éloges qu'il lui avait donnés, et ce fut lui-même qui en fut la cause756. Le Fido Amante éprouva le même sort que le Costante du Bolognetti et quelques autres poëmes qui parurent à peu près dans le même temps que le sien; la Jérusalem délivrée les éclipsa tous.
On ne sait pas positivement à quelle branche de la famille Gonzague appartenait ce Curzio Gonzaga757; tout ce que l'on connaît de lui, c'est qu'il se distingua dans la carrière des armes, qu'il aima et cultiva les lettres avec beaucoup d'ardeur, et qu'il a laissé, outre son poëme, des poésies lyriques et une comédie assez bonne, intitulée: gli Inganni (les Fourberies).
Note 757: (retour) Le titre du poëme nous apprend seulement qu'il était fils du prince Louis; voici ce titre: Il Fido Amante, poema eroico, di Curzio Gonzaga figliuolo di Luigi dell'antichissima casa de' principi di Mantova, Mantova, 1582, in-4º. L'auteur le dédie à une dame qu'il nomme Orsa, et qui était sans doute de l'illustre famille Orsini, que nous appelons en France des Ursins. C'était sa muse inspiratrice, et probablement la dame de ses pensées. Au frontispice du poëme est gravée sur un écusson la constellation de la grande Ourse, et au-dessous un aigle qui s'élève en la regardant, comme les aigles regardent, dit-on, le soleil. Le sonnet dédicatoire commence ainsi:Vattene a' pie' de la grand'Orsa, humile
Parto mio (sua mercè) condotto a fine.
La première octave du poëme est une seconde dédicace; il n'y a point d'autre invocation.
Orsa, che fuor de la commune gente
Alzasti lo mio tardo ingegno humile;
Tu mio Apollo e mia Musa alta e possente;
Dimmi la fè d'un cavalier gentile
In amar donna di virtute ardente, etc.
Ce poëme, qu'il ne fut que six ou sept ans à composer, est en trente-six chants, et contient plus de trente mille vers. Il se proposa d'y célébrer la gloire des Gonzague, alors souverains de Mantoue, et de la relever par une de ces origines fabuleuses, qui flattent toujours l'orgueil, lors même qu'il n'y croit pas et que personne n'y peut croire. Sa fable est prise de fort haut, et, quoiqu'il n'y ait rien de plus romanesque, ce n'est point un roman épique qu'il a voulu faire, mais un poëme héroïque, ou une épopée régulière. Cette fable n'est d'aucun intérêt pour nous; le style de l'auteur est trop faible pour lui en donner; mais elle est tissue avec assez d'art; et, sans se soucier de la connaître tout entière, on peut être curieux de savoir sur quels fondements il l'a établie, quelle machine poétique il a employée, quels principaux ressorts il a fait agir.
Le Fidèle amant dont il fait son héros, était fils d'un puissant roi, descendant des anciens rois de Troie, qui avait entrepris de rebâtir la ville où avaient régné ses aïeux, et en avait fait la capitale d'un nouvel empire758. Ce roi, nommé Garamant le Magnanime, avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse. Doué d'une valeur brillante et de tous les dons de la nature, il avait, dans différents pays, inspiré de l'amour à un grand nombre de femmes. La plus belle de toutes peut-être était une princesse qu'il avait aimée en Hespérie, dans la ville que le Mincio arrose, c'est-à-dire dans l'antique Mantoue. Il en avait eu un fils, mais il croyait l'avoir perdu; il croyait, et c'était aussi l'opinion commune en Hespérie, que cet enfant avait péri avec sa mère. Garamant, revenu en Asie, avait bâti sa ville, étendu au loin ses états et sa renommée. Un jour, en visitant un port de mer qu'il faisait construire, il vit aborder une barque dont les rames, les voiles et les cordages étaient d'or et de soie, et qui paraissait elle-même toute de perles. Une dame et un chevalier sortent de cette barque. La dame présente au roi le chevalier comme le guerrier le plus brave et le plus fidèle amant du monde, qui aurait pu obtenir des sceptres et des couronnes, mais qui n'est occupé que de son amour pour une beauté ingrate et insensible. Attiré par la renommée d'un si grand roi, il vient lui offrir son bras et ses services, avant d'aller terminer de glorieuses entreprises qui l'appellent dans des climats lointains. Garamant reçoit très-bien ce couple extraordinaire; il conduit ses hôtes dans sa nouvelle Troie et les loge dans son palais.
Note 758: (retour) Dans cette analyse rapide, je ne cite point de vers, parce qu'ils sont en général trop médiocres, et je me dispense de marquer les chants, comme je le fais d'ordinaire, le poëme étant trop peu connu, et les exemplaires trop rares pour que le lecteur puisse y suivre la marche de l'action.
Il leur en faisait admirer la structure et les ornements, lorsqu'on lui vient annoncer l'arrivée d'une ambassade solennelle. Il la reçoit avec beaucoup de pompe et de dignité. Ce sont des ambassadeurs du grand Kan de l'Inde et de la Perse, du redoutable Orcan, qui lui propose de s'unir à lui dans une guerre qu'il veut entreprendre. Un roitelet de Sicile a osé attaquer le roi d'Égypte, fils d'Orcan. Ce puissant empereur prend les armes pour châtier, non-seulement le téméraire Sicilien, mais l'Europe entière qui s'est tant de fois armée contre l'Asie. Le roi de Troie a les injures de ses ancêtres à venger; Orcan lui promet de le rendre maître de la Grèce, de la Thrace et de l'Illyrie, s'il veut s'allier avec lui.
Pendant cette audience, un chevalier venait d'arriver sur un vaisseau, et témoignait la plus grande impatience d'être admis. Il l'est aussitôt que les ambassadeurs se sont retirés. C'est un envoyé du roi de Sicile. Ce roi avait une fille charmante, nommée Clitie, qu'il avait donnée en mariage à un fils du roi de Crète. Le roi d'Égypte, qui feignait d'être l'ami de ce jeune prince, invité aux fêtes de son mariage, l'avait surpris et égorgé dans l'espoir d'enlever sa femme. Les rois de Sicile et de Crète se sont unis pour punir ce crime; mais sachant que le terrible Orcan, père du meurtrier, rassemble une armée innombrable pour défendre son fils, ils envoient demander au roi de Troie son alliance et des secours. Garamant écoute ce récit avec attendrissement et avec horreur; il donne à l'envoyé des espérances; mais il diffère prudemment, et ne décide rien. Il assemble son conseil. L'affaire y est librement discutée. Les avis diffèrent d'abord; ils se réunissent enfin en faveur du roi de Sicile; on ne veut pourtant pas se déclarer ouvertement contre un ennemi tel que le Kan de Perse; on renvoie ses ambassadeurs avec de riches présents. Le chevalier sicilien n'obtient qu'une réponse secrète, mais elle lui assure tout ce qu'il était venu demander.
Cependant Garamant avait chargé un de ses plus sûrs confidents de prendre des informations sur la dame étrangère et sur le chevalier qui étaient arrivés dans la barque merveilleuse. Le confident revient, et lui dit que la dame est née dans la ville de Manto, et qu'elle est maîtresse de toute l'Etrurie; quant au chevalier, il refuse de se faire connaître, mais il paraît posséder toutes les vertus. Ces noms renouvellent de tendres souvenirs dans l'âme de Garamant. Il soupire, et raconte enfin à son confident ce qui lui est arrivé autrefois dans cette même ville où est née la dame étrangère. Il s'y était uni avec la fille du roi, la belle Sulpicie; il vivait heureux avec elle, quand une magicienne était venue détruire ce bonheur, l'avait enlevé, conduit dans son palais, et retenu dans des délices où son cœur n'avait point de part. Quelque temps après, il avait appris que Sulpicie était morte de désespoir, et que le triste fruit de leurs amours avait péri avec elle. Depuis lors, il n'entend jamais parler de ce pays sans l'émotion la plus douloureuse et la plus vive.
Ses deux hôtes lui sont devenus plus chers. Il ordonne le lendemain un grand sacrifice au soleil, pour que ce dieu leur soit propice. Pendant le repas qui suit cette fête, il prie le chevalier étranger de lui apprendre quelle est donc cette beauté dont il est épris, beauté bien sévère sans doute, puisqu'elle est insensible aux soins et à la persévérance d'un amant aussi accompli. Le guerrier consent à le satisfaire. Cette belle était fille du roi de la grande Hespérie. Dès son enfance elle fut consacrée à Diane. Elle n'eut d'autres plaisirs que la chasse; elle suivit d'abord les animaux fugitifs et timides: bientôt elle attaqua les lions, les tigres, les ours, les bêtes les plus féroces. Son père eut une guerre à soutenir contre des peuples d'Afrique; ses armées furent battues, plusieurs de ses généraux tués. La jeune Hippolyte, instruite de ces désastres, s'échappa pour les réparer, passa la mer, rallia les troupes, se mit à leur tête, remporta des victoires décisives, subjugua sept royaumes de la côte d'Afrique, et en emmena les rois enchaînés pour servir à son triomphe. Son père lui en décerna un, et le plus pompeux qu'on eût jamais vu, et lui fit quitter son nom d'Hippolyte pour celui de Victoire qu'elle avait si bien mérité. Le chevalier qui fut témoin de ce triomphe, et qui le décrit dans tous ses détails, avoue que jamais la beauté d'Hippolyte n'avait fait sur lui l'impression qu'y fit celle de Victoire. Pour lui plaire, il combattit et vainquit un géant africain qu'elle avait fait captif dans une bataille; pour lui plaire, il avait fait, dans des chasses et dans des tournois, des choses qui l'étonnaient lui-même. Mais elle avait effacé dans un autre tournoi tous ses exploits et tous ceux des guerriers les plus célèbres. En finissant ce récit, le chevalier prend congé de Garamant. Il laisse à sa cour la dame qu'il accompagne, et qu'il rejoindra bientôt, quand il aura terminé une expédition entreprise pour la servir et pour lui plaire.
Bérénice, c'est le nom de son aimable compagne, est inquiète dès qu'il est parti. Elle craint les dangers qu'il va courir; elle craint aussi les piéges que peut lui tendre la magicienne Argentine, fille d'Orcan. Elle voudrait enfin être instruite de sa naissance et de son origine, qu'elle ne connaît qu'imparfaitement. Elle sait qu'il avait été dès ses premiers ans nourri par le dieu Protée, dans les eaux de la mer, qu'il y avait eu son berceau, qu'il avait été enlevé à ce dieu, qui connaît seul le reste de sa destinée. L'antre de Protée n'est pas loin; elle sort la nuit du palais de Garamant, monte sur sa barque enchantée, et ne tarde pas à trouver le dieu dans son antre. Protée, moins difficile qu'il n'était du temps d'Homère et de Virgile, lui raconte tout ce qu'il sait. C'est une histoire bizarre et assez longue; la mère du jeune héros s'était précipitée dans le Mincio, croyant être oubliée du guerrier qu'elle aimait; les nymphes de ce fleuve, prévenues par Protée, avaient retiré cet enfant du soin de sa malheureuse mère, et le lui avaient apporté dans une corbeille; il l'avait élevé avec le plus grand soin, et l'avait dressé dès l'enfance aux exercices qui font les héros.
Le voyant parvenu à l'adolescence, son art lui avait manqué lorsqu'il avait voulu connaître la destinée future de son élève. Il s'en était plaint à Jupiter qui lui avait permis de consulter les Parques. Ces trois sœurs lui avaient prédit que ce enfant obtiendrait un jour la femme la plus belle et la plus fière qu'il y eût au monde; que de leur sang naîtrait une race immortelle qui se séparerait en deux branches, dont l'une porterait le nom d'Austria (l'Autriche), l'autre celui de Gonzaga; qu'elles se réuniraient et produiraient, sous le double nom d'Austria et de Gonzaga, des milliers de héros. Protée les nomme et les fait connaître à Bérénice, enchantée de les entendre. Ce n'est point encore assez de cette machine poétique: Thétis vient rendre visite à Protée, et, si c'est lui qui prononce tout ce qui est ici en prophétie, c'est elle qui raconte tout ce qui est en récit. On voit se dérouler avec assez d'artifice, mais non pas certes sans efforts, le fil de cette intrigue fabuleuse; on voit que le Fidèle amant, ou le Gonzague, tige lointaine de tous les Gonzagues à venir, est ce fils même de Garamant, roi de la nouvelle Troie, qu'il avait eu de Sulpicie, et qu'il croyait avoir perdu.
Si nous voulons connaître plus particulièrement ce qui avait acquis à ce jeune héros ce grand renom de fidélité en amour, et quelle est cette Bérénice qui l'accompagne, qui n'a pour lui que de l'amitié, mais qui paraît en avoir une si active et si tendre, le poëte profite, pour nous en instruire, de l'éloignement de son héros. Bérénice, après sa course maritime, revient à la nouvelle Troie. Le roi, profondément occupé d'elle et de ce qu'il entrevoit déjà de la singulière destinée du jeune guerrier, l'interroge, lui demande comment le Fidèle amant étant uniquement épris de la belle Victoire, elle paraît cependant si étroitement liée avec lui. Voici l'abrégé de sa très-prolixe réponse. Elle était née dans l'Étrurie; sa famille, issue du devin Tirésias, avait régné sur ce pays, et, après la mort de deux de ses frères, elle-même y avait régné. Elle avait reçu de ses ancêtres l'art magique, dont une partie consiste à prévoir l'avenir. La réputation de sa science s'était répandue jusque chez les nations les plus éloignées. On venait la consulter de toutes parts. Le Fidèle amant, ayant perdu les traces de sa belle guerrière, et ne sachant dans quel pays l'aller chercher, fut un de ceux qui vinrent implorer son art. A son aspect, elle éprouva un sentiment que mille amants s'étaient vainement efforcés de lui inspirer. Elle essaya de lui plaire et de le détourner de son premier amour. Elle avoue même qu'elle ne négligea aucun moyen, et qu'elle lui offrit avec adresse des occasions dont tout autre homme aurait profité.
Voyant enfin que tout était inutile, au lieu de s'en désespérer, elle sentit se changer en admiration et en tendre amitié la passion qu'elle avait d'abord éprouvée. Elle employa, pour servir son ami, l'art qui n'avait pu le rendre infidèle. Cette barque enchantée, sur laquelle ils parcouraient les mers, les avait si bien dirigés, qu'ils avaient enfin trouvé sa belle et insensible Victoire en Italie, auprès du lieu où le Metauro se jette dans la mer Adriatique. Elle se disposait à une expédition périlleuse et lointaine; du reste, toujours aussi belle, aussi aimable, douée autant que jamais de toutes les perfections, mais toujours aussi fière, aussi sévère pour son amant, exigeant toujours qu'il ne reparût devant elle, que lorsqu'il se serait couvert de gloire dans les entreprises les plus difficiles, lorsqu'il aurait vaincu tous les monstres, purgé la mer de tous les pirates, rompu tous les enchantements, délivré toutes les dames injustement et indignement opprimées, soutenu le bon droit au prix de tous les travaux, de tous les dangers, et remporté les dépouilles de tous les guerriers les plus fameux. Ces conditions si dures n'avaient point découragé son jeune ami. Après avoir pris congé de sa dame, il s'était mis à exécuter ses volontés. Depuis ce moment, Bérénice ne l'a pas quitté. Elle raconte les exploits merveilleux qu'elle lui a vu faire, les épreuves incroyables dont il est sorti, les enchantements qu'elle l'a aidé à vaincre, les dangers de toute espèce qu'il a bravés. Elle excite une grande admiration pour lui dans toute cette cour, et l'on n'admire pas moins le sentiment pur et désintéressé qui attache à son sort une si généreuse et si utile amie.
Cette exposition longue et compliquée étant finie, et le nœud de l'intrigue ainsi établi, il ne s'agit plus que de la conduire au dénoûment, de faire que le Fidèle amant revienne de son expédition, qu'il soit mis à la tête de celle qu'on va faire contre Orcan pour soutenir le roi de Sicile, qu'il y remporte les plus éclatantes victoires, qu'il y rencontre sa belle inhumaine, venue de son côté pour défendre une bonne cause; qu'il fasse sous ses yeux des choses qui, jointes à la connaissance que donnera l'officieuse Bérénice de ce qu'il a déjà fait, fléchissent enfin ce cœur indomptable, et l'amènent à couronner une passion si noble et si constante; qu'enfin le bon roi de Troie reconnaisse en lui son fils; que ce grand hyménée fasse le bonheur de sa vieillesse; que Victoire et son époux reviennent en Hespérie prendre possession des états qui leur appartenaient par la naissance, et que Bérénice, par les moyens de son art, puisse prévoir et annoncer que de là viendront en directe ligne tous les Gonzagues futurs, et surtout les ducs de Mantoue.
Telle est en effet la série d'événements qui remplit le reste du poëme, et qu'il suffit d'entrevoir pour reconnaître qu'avec un grand appareil de science poétique, d'observation des règles, et d'habileté à conduire une action épique, n'y ayant ni intérêt dans le but de cette action, ni charme dans le style, ce long poëme au fond se réduit à rien. On se demande, après l'avoir lu, quel plaisir un homme d'esprit peut trouver pendant sept ans à échafauder, pour sa propre famille et pour des princes de son nom, une telle généalogie, et à se donner la peine de la mettre en vers; et, toute simple qu'est cette demande, on n'y trouve point de réponse.
La fin de ce siècle vit encore paraître quelques faibles essais de poëmes héroïques, tels que le Nouveau Monde, de Giorgini759, en vingt-quatre chants; la Maltéide, de Giovanni Fratta760, dont le Tasse avait porté un jugement aussi favorable que du Fido Amante, et qui vaut encore moins; la Jérusalem détruite, de Francesco Potenzano761, copie trop inférieure au modèle dont elle rappelle le titre; l'Univers ou le Polemidoro, de Raphaël Gualterotti, espèce d'ébauche, en quinze chants762, d'un plan beaucoup plus vaste, qui devait en effet embrasser la description de tout l'univers, mais dont ce qui existe ne donne aucun regret sur ce qui manque; quelques autres, plus faibles encore,
Et qui ne valent pas l'honneur d'être nommés763.
Le poëme héroïque, auquel le Tasse avait donné tant d'éclat, se releva dans le siècle suivant, non jusqu'au point où l'avait porté ce grand poëte, mais bien au-dessus de celui où de tels imitateurs étaient restés. Dans le siècle que nous parcourons, le Tasse est non-seulement le premier poëte héroïque, mais il n'a point de second; l'Arioste, au contraire, est bien le premier des poëtes romanciers, et le premier à une grande distance de tous les autres, mais après son Roland furieux, on peut lire le Roland amoureux, du Berni, l'Amadis et peut-être quelques autres encore.
Il reste un troisième genre d'épopée qui doit nous arrêter peu, mais dont il faut cependant parler: c'est le poëme héroï-comique ou burlesque. Je n'y consacrerai qu'un seul chapitre, et ne serais pas étonné que ce ne fût trop encore aux yeux d'une partie de mes lecteurs.
CHAPITRE XVIII.
Du poëme héroï-comique ou burlesque en Italie au seizième siècle; l'Orlandino; Notice sur la vie de Teofilo Folengo, son auteur; la Gigantea, la Nanea, la Guerra de' Mostri, de Grazzini, dit le Lasca; Notice sur sa vie; Idée de ces trois poëmes; Fin de la poésie épique.
Cette troisième espèce d'épopée qui semble, par sa futilité, par l'infraction presque continuelle des lois du goût et de la décence, mériter peu qu'on s'en occupe, ou du moins que l'on s'y arrête, ne laisserait pas, si on le voulait, de donner lieu à des recherches assez étendues sur l'antiquité grecque, et pourrait fournir, comme tant d'autres sujets assez légers, matière à une dissertation lourde et savante. Le genre burlesque, en général méprisé en France, malgré la gaîté et la légèreté que l'on reproche aux Français et qu'on leur envie, est au contraire presque généralement goûté des Italiens, quoiqu'il y ait dans leur caractère du penchant à la mélancolie et de la gravité. Mais pour qu'on ne se hâte pas de chercher, à cette différence très-remarquable, quelqu'une de ces explications physiologiques et analytiques auxquelles on renonce si difficilement quand elles sont une fois trouvées, il est bon de savoir que les anciens Grecs, auxquels les Italiens modernes ressemblent par leur goût dans les arts, et les Français par leur caractère, se passionnèrent comme les premiers pour ce genre si peu estimé des seconds.
Quoique cette multitude immense de poëmes de toute espèce dont la Grèce fut comme inondée, ait été dévorée par le temps, et quoique les auteurs grecs qui en parlent n'aient le plus souvent pris d'autre peine que de les nommer, nous ne manquons cependant pas assez de lumières sur cet objet pour ignorer quel fut en Grèce le goût pour les poëmes héroï-comiques764. Le plus connu, quoiqu'il n'en soit rien resté, est le Margitès, que Platon et Aristote attribuent trop positivement à Homère, pour que l'on puisse douter qu'il ne fût de lui. Margitès était un homme simple jusqu'au ridicule765, qui n'avait jamais pu, dit-on, apprendre à compter au-delà du nombre cinq; qui, s'étant marié, n'osait toucher sa femme de peur qu'elle ne s'allât plaindre à sa mère; qui, étant homme fait, ne savait pas encore lequel de son père ou de sa mère était accouché de lui, et dont les traits d'esprit dans ce genre vont si loin, que je suis obligé de m'arrêter à celui-là. Le chantre du divin Achille prit ce lourdaud pour héros d'un de ses poëmes. Dans quelque style qu'il l'eût écrit, ce ne put jamais être qu'un poëme burlesque; et, si l'on veut partager méthodiquement en diverses classes cette sorte d'épopée, on peut dire que, dans le Margitès, et dans les poëmes de la même espèce, le ridicule naît des actions mêmes et du sujet à qui on les prête, plus que la manière d'imiter, ou du style. Tout l'art y consiste à savoir représenter ces sortes d'actions et les charger de circonstances qui, sans s'écarter de la vraisemblance poétique, soient propres à exciter le rire766.
La seconde espèce d'épopée burlesque, que l'on trouve chez les Grecs, est celle dont l'action est une, mais qui a pour acteurs des animaux et non des hommes. Il s'en est conservé un exemple très-célèbre dans le combat des rats et des grenouilles, ou la Batracomyomachie d'Homère. Son grand succès produisit des imitations sans nombre. On vit paraître la guerre des chats et des rats767, la guerre des grues768, la guerre des étourneaux769, la guerre des araignées770, etc. Le ridicule naît, dans ces sortes de poëmes, de ce qu'on prête à des animaux les actions et les mœurs des hommes. C'est la fable d'Ésope agrandie et développée, ou l'apologue prolongé. Les Animaux parlants, de Casti, sont le plus long poëme de ce genre, et incontestablement le meilleur.
En mêlant, dans la même fable, des hommes avec des animaux, vous aurez une troisième espèce de poëme burlesque, tel que les vers Arimaspiens d'Aristée de Proconnèse. Cet Aristée, qui florissait, selon les uns771, avant Homère, selon d'autres772, soixante ans après, et qui était non-seulement poëte, mais une espèce de magicien773773], prit pour sujet d'un poëme épique burlesque la guerre des Arimaspes avec les griffons qui gardaient les mines d'or. On sait que les Grecs ingénieux, mais qui ont trop souvent fait voir quelque différence entre l'esprit et la raison, croyaient qu'il existait par-delà Borée, ou dans les plus lointaines régions du Nord, des peuples qu'ils nommaient Hyperboréens. Ces peuples jouissaient, pendant une vie qui durait plusieurs siècles, d'un bonheur et d'un printemps éternels. Quelques-uns étaient sans tête, singulier moyen de bonheur, et se nommaient Acéphales; d'autres avaient une tête et des oreilles de chien: c'étaient les Cynocéphales; d'autres enfin n'avaient qu'un œil au milieu du front, et il les appelaient Arimaspes. Il y avait dans ce pays des montagnes dont les entrailles étaient remplies de veines d'or, et des griffons qui veillaient sans cesse à empêcher qu'on ne vînt ouvrir les veines de ces montagnes. Aristée imagina donc une guerre entre les griffons qui défendaient l'or et les Arimaspes qui voulaient le prendre. D'un côté des guerriers qui n'ont qu'un œil, de l'autre des monstres ailés et avides d'or, ne pouvaient produire qu'un poëme burlesque; mais celui-ci devait être en même temps satirique, et c'est même un caractère que ces poëmes ont presque tous.
Enfin, les Grecs eurent une quatrième espèce d'épopée burlesque, où ils firent agir, soit les hommes seulement, soit les hommes et les dieux; les uns contre les autres; et tantôt d'une manière comique, tantôt sérieusement. C'est proprement le poëme héroï-comique. Il paraît que la Gigantomachie d'Hégémon était de ce genre. La preuve que le ridicule y dominait est dans une anecdote connue. Hégémon récitait son poëme aux Grecs assemblés, usage commun chez cette nation sensible. Ils riaient aux éclats en l'écoutant, lorsqu'on vint leur annoncer la triste nouvelle que leur armée navale avait été battue et entièrement détruite. Ils continuèrent de rire, et ne voulaient point abandonner cette lecture. Le poëte, plus sage qu'eux, cessa de lire, et les força de s'occuper de leur flotte. Il y eut aussi une Titanomachie, sans doute du même genre, qu'Athénée attribue à Arctinus, et d'autres à Eumèle de Corinthe. C'est sans doute le titre conservé de cette Gigantomachie d'Hégémon, qui donna à notre Scarron, le seul poëte burlesque qui ait réussi en France, l'idée de composer la sienne.
En voilà plus qu'il n'en faudrait pour faire non-seulement une dissertation, mais un volume, si l'on voulait compulser tous les livres où il est parlé de ces quatre différentes classes de poëmes burlesques grecs et de leurs auteurs; je n'ai touché en passant ces origines d'un genre de poésie dont nous ne faisons aucun cas, que pour montrer que les Grecs, nos maîtres dans tous les arts, étaient à cet égard moins dédaigneux que nous, et que les Italiens à qui nous reprochons de trop aimer les bouffonneries et le burlesque, peuvent s'autoriser de leur exemple. Ils se vantent, il est vrai, d'y avoir surpassé les Grecs, et personne ne peut leur disputer cet avantage774. Ils l'auraient d'une manière trop décidée et trop au-delà de toute comparaison, si l'on comptait chez eux, parmi les poëmes héroï-comiques ou burlesques, tous ceux où le plaisant se joint au sérieux; il faudrait alors faire entrer dans cette classe, et le Roland du Berni, et celui même de l'Arioste, et plusieurs autres; alors aussi les poëmes romanesques ou romans épiques dont on peut faire quelque cas se trouveraient réduits au Roland amoureux, tel que l'avait fait le Bojardo, et à l'Amadis, presque tous les autres passant très-souvent, et dans les expressions, et dans les choses, du sérieux au comique, et même au burlesque et au bouffon.
On ne doit donc pas entendre par poëmes burlesques, badins, ou plaisants (giocosi, comme les Italiens les appellent), tous ceux où le comique et l'héroïque, le grave et le plaisant sont entremêlés, mais ceux dans lesquels le principal but de l'auteur a été de faire rire, soit par des aventures gaies ou ridicules en elles-mêmes, soit par la manière de les raconter, ou par ces deux moyens à la fois. Si l'on se rappelle ce que j'ai dit du Morgante maggiore du Pulci, et l'analyse que j'ai donnée de ce poëme bizarre775, on y reconnaîtra la première épopée où l'auteur ait eu presque toujours cette intention, et par conséquent, à l'exception de quelques endroits, surtout dans les derniers chants, le premier modèle du poëme burlesque moderne. La vie presque entière du paladin Roland et ses incroyables exploits y sont contés du ton d'un homme qui n'éprouve point d'illusion et qui n'en veut point faire, mais qui veut amuser et faire rire son lecteur, et commence par s'amuser et par rire lui-même. En un mot, l'auteur se joue, il fait un poëme giocoso (plaisant); il raille, il se moque (burla); il fait un poëme burlesco (burlesque). Le sens propre de ce mot a, dans presque tout ce poëme, son application la plus exacte.
Nous avons vu la naissance et les premiers exploits de Roland servir de matière à un poëme romanesque, mais très-sérieux, du Dolce. Ils en ont aussi servi à un poëme burlesque dans tous les sens et dans toute son étendue, connu sous le titre de l'Orlandino, production originale de l'un des esprits les plus fantasques qui se soit jamais avisé d'écrire. Disons quelques mots de lui avant de parler de son ouvrage.
Teofilo Folengo, plus connu sous le nom de Merlino Coccajo, naquit en 1491776, d'une famille ancienne et même illustre, dans une terre voisine du lac de Mantoue. Ayant donné, dès ses premières années, des preuves d'une singulière vivacité d'esprit et d'une grande aptitude aux lettres, il entra à l'âge de seize ans dans l'ordre de St. Benoît; alors il quitta le nom de Jérôme qu'il avait reçu en naissant, et prit celui de Théophile. Il n'avait pas tout-à-fait dix-huit ans lorsqu'il fit ses vœux; c'est l'âge où il commence à devenir difficile de les remplir. Théophile, après avoir lutté quelques années contre cette difficulté, ou n'y avoir cédé qu'en secret, abjura toute retenue, quitta le cloître et sans doute l'habit monastique, s'enfuit avec une femme nommée Girolama Dieda, et mena pendant plus de dix ans une vie errante. Ce fut pour sortir de la misère où il s'était jeté, qu'il publia, quatre ans après sa fuite, ces poésies composées de latin et d'italien, et qui ne sont ni l'un ni l'autre, auxquelles il donna le nom de Macaroniques. On prétend qu'ayant entrepris un poëme latin où il espérait égaler, ou même surpasser Virgile, et voyant que des personnes à qui il en lisait des morceaux ne partageaient pas son espérance, il jeta son ébauche au feu, et se mit à écrire dans ce style capricieux, où deux langues se confondent et se corrompent mutuellement.
Ce que dit le Gravina est plus vraisemblable. Selon lui, le Folengo, qui était capable par son génie de faire un poëme noble et sublime, au lieu de se mettre par là au niveau de plusieurs poëtes, voulut s'élever au-dessus de tous dans un autre genre de poésie. En effet, l'abondance des images, la variété des récits, la vivacité des descriptions, et quelques traits de poésie élégante et sérieuse qu'on trouve parmi ses Macaroniques, font voir qu'il était né avec les dispositions poétiques les plus heureuses. Les obscénités grossières et les licences de tout genre qu'il y répandit, et qu'il voulut effacer dans les éditions postérieures, furent l'effet du libertinage auquel il s'était abandonné. On en peut dire autant de son Orlandino, poëme italien en octaves et en huit chants, qu'il écrivit dans l'espace de trois mois. Il le fit paraître en 1526, sous le nom de Limerno Pitocco da Mantova. Limerno est l'anagramme de son autre nom de guerre Merlino, et par le nom de Pitocco, qui signifie un gueux, un pauvre, un mendiant, il voulut désigner l'état misérable où il était tombé. Il rentra dans son ordre cette année même; et, devenu plus sage, sans rien perdre de son originalité, il publia un an après, sous le titre de Chaos del tri per uno, un ouvrage aussi obscur que singulier, dans lequel, partie en vers et partie en prose, tantôt en italien, tantôt en latin, et quelquefois dans son style macaronique, il raconte les événements de sa vie, ses erreurs et sa conversion.
Alors il se retira dans un monastère de son ordre, sur le promontoire de Minerve au royaume de Naples, et pour réparer le mal que pouvait faire la lecture des poésies de sa jeunesse, il composa, in ottava rima, un poëme de la vie de J. C. ou de l'humanité du fils de Dieu, poëme aussi orthodoxe que les autres l'étaient peu, mais qui, de l'aveu de Tiraboschi, n'eut pas un aussi grand nombre de lecteurs. Du royaume de Naples, Folengo passa en Sicile777: il y dirigea d'abord un petit monastère, aujourd'hui abandonné778, et se fixa ensuite à Palerme779. Don Ferrante de Gonzague y était alors vice-roi; Théophile composa pour lui une espèce d'action dramatique en tercets, ou terza rima, intitulée la Pinta ou la Palermita, titres qui, selon son tour d'esprit ordinaire, n'annoncent point du tout le sujet, car ce sujet n'était rien moins que la création du monde, la chute d'Adam, la rédemption, etc. Cette pièce s'est conservée manuscrite, mais n'a jamais été imprimée; quelques autres tragédies chrétiennes qu'il fit alors ont entièrement péri, et il ne paraît pas que ce soit une grande perte. L'auteur avait été un poëte bizarre et même tout-à-fait baroque, mais enfin un poëte; et ce n'est plus qu'un moine. Il revint de Sicile en Italie, se retira dans un couvent près de Padoue780, y passa les dernières années de sa vie, et y mourut à la fin de 1554781 âgé de cinquante-trois ans.
De ces trois principaux ouvrages le premier est le plus célèbre, et le nom de Merlin Coccajo qu'il se donna dans ce qu'il appela ses Macaroniques, est plus connu que celui de Teofilo Folengo. Ce genre de poésie est, comme nous l'avons dit, un mélange de mots latins et de mots italiens qui ont une terminaison latine. On prétend que ce mélange lui a fait donner le nom qu'il porte, parce qu'il ressemble à un plat de macaroni, qui sont un mélange de farine, de beurre et de fromage. Un auteur grave, Tomasini, assure que la Macaronée est une pièce de fort bon goût, remplie d'agréments, qui cache des pensées et des maximes fort sérieuses sous des termes facétieux et sous des railleries apparentes; qu'en un mot elle contient un mélange du plaisant et de l'utile fait avec beaucoup d'art782. Nous verrons ailleurs783 ce qu'il en faut croire. Nous ne devons pas donner ici à cette production hétéroclite le temps et la place que réclame l'Orlandino.
Le Roland furieux avait paru depuis plus de dix ans pour la première fois; depuis près de cinq, l'Arioste l'avait publié tel qu'il devait rester désormais; le paladin Roland, ses haut faits, son amour et sa folie occupaient l'attention publique. On parlait peu de sa naissance irrégulière, des amours de son père Milon et de sa mère Berthe, de la misère qui assaillit son enfance, et des premières preuves qu'il donna, dans ce honteux état, de sa force et de sa valeur; ce sujet parut à notre moine fugitif digne de caprices et du libertinage de sa muse. Assez d'autres avaient pris pour leur héros Orlando; il prit Orlandino pour le sien. Son plan fut, à ce qu'il paraît, de ne s'en faire aucun, de ne contraindre en rien sa verve, de traduire en burlesque un sujet jusqu'à ce moment héroïque, et surtout de saisir toutes les occasions de lancer des traits satiriques contre les abus de la vie cléricale et monacale, qu'il avait vus de près.
Pour première singularité, tandis que tous les autres poëtes divisaient leurs poëmes en livres ou en chants, il partagea les octaves du sien en chapitres (capitoli), titre réservé jusqu'alors à la poésie en tercets ou terza rima. Il ne fit que huit chapitres; et son poëme a du moins l'avantage d'être le plus court que l'on eût encore fait. Il le dédie à Frédéric de Gonzague, premier duc de Mantoue, frère de don Ferrante qui fut quelques années après son Mécène en Sicile. Il le prie tout simplement de lui donner de quoi manger et de quoi boire, s'il veut qu'il fasse de beaux vers784. Après un préambule d'une dizaine d'octaves où il déplore, dans son style grotesque, le peu d'encouragement que l'on donne aux muses, il raconte comment il a tiré le sujet de son livre de la Chronique de Turpin; car c'est aussi dans cette source qu'il prétend avoir puisé. Il a consulté des sorcières pour savoir ce que cette Chronique était devenue; la plus vieille lui a commandé de la suivre; aussitôt il s'est vu enlevé avec elle jusqu'au ciel sur un mouton: elle a tourné vers le nord et est descendue en Gothie sur le bord de la mer. Là, elle a levé de sa main une grosse pierre et a découvert un grand trou où elle est entrée et l'a fait entrer après elle. «Je vis, dit-il, dans ce tombeau (et je ne vous mens pas), plus de cent cinquante mille volumes que les Goths, ces ennemis grossiers et bruyants, tirèrent autrefois, à travers tant de montagnes, de vallées et de fleuves, hors de l'Italie, qui paraît destinée à succomber toujours sous de semblables canailles. J'en dirais bien la cause, mais je crains qu'il ne m'arrive malheur785. Là, continue-t-il, sont toutes les Décades de Tite-Live, et celles de Salluste qui sont beaucoup meilleures; là sont aussi, en vieux français, les quarante Décades de Turpin. Je n'en trouve que trois qui aient été traduites dans notre langue par quatre différents traducteurs. J'ai pris le commencement de la première qui ne l'a pas encore été; je n'ai pas voulu laisser plus long-temps dans l'oubli l'enfance de Roland.»
Ces quatre prétendues traductions de trois Décades de Turpin sont le Morgante, qu'il attribue sans aucun fondement à Politien, et non pas à Louis Pulci, son véritable auteur; le Mambriano de l'Aveugle de Ferrare; l'Orlando innamorato du Bojardo, et l'Orlando furioso de l'Arioste: quant aux autres, telles que Trebisonde, l'Ancroja, l'Espagne et Beuves d'Antone, il les rejette comme apocryphes, et les condamne au feu. Ceux qui se rappelleront ce que nous avons dit de ces misérables romans épiques, souscriront volontiers à cet arrêt. Il commence enfin son récit, mais non encore l'action de son poëme. Il faut d'abord qu'il donne un état de la cour de Charlemagne, et des douze paladins, ou pairs de France qui étaient toujours prêts à combattre pour Charles et pour la foi. Cette manière de la servir vaut mieux, selon le poëte, que de prêcher un peuple déjà croyant786. Il voudrait bien voir nos théologiens et tous nos autres braves, se présenter devant le Grand-Turc et imiter les anciens pères, qui, s'ils sont aujourd'hui dans le ciel, ne l'ont pas gagné à prix d'argent, mais les uns par la prédication, les autres par l'épée, comme ont fait Paul et le comte Roland787.
Lorsque l'action commence, on voit Charlemagne, nouvellement déclaré empereur, passer son temps en fêtes, en bals et en tournois788. Berthe, sa sœur, est éprise du chevalier Milon d'Anglante, le plus brave et le plus aimable des douze premiers preux; il l'aime aussi secrètement; mais il ose à peine s'avouer sa hardiesse; ils ne peuvent ni se parler, ni même se voir. Berthe, qui a tout pouvoir sur l'empereur son frère, obtient de lui qu'il donne un grand tournoi, où elle espère du moins voir briller la valeur du chevalier qu'elle aime. Avant le véritable tournoi, l'empereur s'amuse à en voir un tout-à-fait ridicule. Une vieille, montée sur un âne éclopé, ouvre la fête en sonnant du cor789. Ogier le Danois se présente grotesquement armé, sur un vieux mulet maigre; Morand, autre chevalier, armé de même, monte une pauvre cavale estropiée des quatre jambes: Rampal vient sur un petit ânon tout jeune, et qui n'a travaillé que vingt ans dans un couvent de moines. Aimon et Otton, frères de Milon, sont chacun sur une vache; ils ont la tête armée de hautes cornes, et sont tout barbouillés de noir. Beuves et Regnier montent à crû deux étalons efflanqués et galeux; Huon de Bordeaux est sur une charrette traînée par un seul bœuf malade; le duc Naimes lui sert d'écuyer et conduit le char. Les armes sont à l'avenant des montures. C'est une citrouille pour casque, une corneille vivante pour cimier, des fourches et des broches pour lances, un chaudron ou une casserole pour bouclier. Le combat répond à tout cet appareil. Il est chaudement décrit, et plein de détails vraiment risibles. Il s'y mêle une aventure d'amour, non pas entre des chevaliers et des dames, mais entre les montures de deux combattants. L'ânon de Rampal flaire de trop près la cavale de Morand. Ce qui s'en suit, et dont le poëte ne dissimule aucune circonstance, fait éclater de rire les dames de la cour qui voient tout en feignant de ne rien regarder790. Berthe seule ne rit point. Chagrine de n'avoir pas vu Milon, choquée de cette farce avilissante pour la chevalerie, et surtout de cette scène indécente de l'âne, elle quitte la place, se retire dans son appartement et se met au lit.
Pendant qu'elle s'y tourmente au lieu de dormir, le tournoi sérieux s'ouvre791 et succède au tournoi bouffon, ou plutôt c'est une bouffonnerie d'une autre espèce qui succède à la première, car il est impossible à l'auteur de rien conter sérieusement. Les étrangers, Espagnols et Sarrazins, sont admis à ce tournoi, comme les Français. Ils remportent les premiers avantages792. Falsiron et Balugant ont renversé tous les tenants de Charlemagne. Il est fort en colère, et n'ayant point vu Milon dans la lice, il s'en prend à lui, et il envoie deux messages, avec ordre de s'armer et de venir en hâte réparer l'honneur de ses paladins. Milon était resté chez lui, tout occupé de son amour, essayant d'y résister, et ne voulant point paraître à cette fête, de peur que la vue de Berthe n'affaiblît ses résolutions. L'ordre réitéré de l'empereur l'appelle dans la carrière; il y vole; il est vainqueur, et proclamé au son des cors, des fifres et des trompettes.
Le tournoi est suivi d'un festin magnifique. Les dames y sont, dit le poëte, en face de leurs chevaliers, et jouent de l'orgue avec les pédales793, ce qui signifie dans son style fantasque que leurs pieds se touchent souvent. Berthe et Milon sont vis-à-vis l'un de l'autre: ils n'en sont pas au point d'oser employer ce langage; mais les regards ne sont pas moins éloquents, et ils tiennent sans cesse les yeux fixés l'un sur l'autre. L'auteur se sert ici d'une expression originale, mais bizarre, énergique et de bien mauvais goût: leurs yeux, dit-il, sont une éponge de sang qui suce leurs veines794. Après le repas, vient un concert; ensuite un bal, ouvert par l'empereur lui-même. Les deux amants s'entendent de mieux en mieux. La confidente Frosine voit qu'il est temps de venir à leur aide; après avoir dansé avec Milon, elle lui dit de la suivre; le conduit tout droit à la chambre de sa maîtresse et l'y enferme. Berthe s'y retire à la fin du bal. On devine assez le reste; mais sûrement on ne devine pas les tournures originales, quelquefois passionnées, et plus souvent licencieuses dont le poëte a peint cette scène d'amour. Le jour paraît; Milon se retire à son appartement, se couche et s'endort. Il est bon de savoir que nous voilà parvenus à la fin du quatrième chapitre, c'est-à-dire à la moitié du poëme; et nous n'en sommes encore de la vie de Roland qu'à ce premier acte qui précède de neuf mois la naissance.
La maison de Mayence joue ici le même rôle que dans tous les romans épiques dont Charlemagne et Roland sont les héros. C'est toujours une haine cachée, et souvent même une guerre ouverte, entre elle et la maison de Clairmont. Après plusieurs traits particuliers de cette haine, l'auteur fait naître une rixe épouvantable, où Milon seul tient tête à tous les Mayençais795. Il en tue un grand nombre. L'empereur s'efforce inutilement de mettre le holà. Milon poursuit les restes de la bande jusque sur la place publique, en les tuant toujours. Charles le condamne à l'exil et veut qu'il parte sur-le-champ. Milon, forcé d'obéir, refuse tous ses amis dont plusieurs veulent le suivre, sort de sa maison pendant la nuit, passe auprès du palais impérial, voit un endroit très-élevé par où il peut pénétrer dans l'intérieur, y monte au péril de sa vie, parcourt ce palais dont il connaît tous les détours, arrive jusqu'à l'appartement de Berthe, la trouve en larmes, la détermine à le suivre, se charge de ce doux fardeau, fait avec des draps déchirés un câble, au moyen duquel sa courageuse amante et lui s'échappent ensemble du palais, puis de la ville; et les voilà, dit notre poëte, qui a cependant rendu avec chaleur et vérité cette fuite nocturne et périlleuse, les voilà devenus oiseaux des bois, et non plus oiseaux en cage796.
Après quelques rencontres, les unes fâcheuses, les autres agréables, que Théophile raconte avec une originalité soutenue, et qu'il entremêle de digressions et de traits satiriques pleins d'une vivacité piquante, Berthe et Milon arrivent à un port de mer où ils s'embarquent pour l'Italie797. Parmi les passagers qui se trouvaient sur le même vaisseau, était un seigneur calabrois, nommé Raimond, qui trouve Berthe fort à son gré, ne la perd pas de vue, et paraît toujours occupé d'elle. Il s'y trouvait aussi un magicien très-savant, par qui Milon se fit dire sa bonne aventure. Ce magicien, sans le connaître, lui prédit la naissance de son fils Roland, et les grands exploits par lesquels ce fils se rendra célèbre, et la guerre que les Sarrazins d'Afrique et d'Espagne déclareront à la France, et le besoin que l'empereur aura de tous ses braves, et le rappel de Milon, et la faveur de son fils, et la naissance, les exploits, la faveur des fils d'Aimon, et les grandes familles italiennes qui naîtront de chacun d'eux...... En ce moment le Calabrois Raimond, l'œil toujours fixé sur sa proie, voit Berthe qui s'est endormie, se lève, la prend dans ses bras, saute avec elle dans un esquif, coupe le câble, et tandis que Milon, laissant là son prophète, s'est armé pour courir au secours, qu'il casse bras et jambes à tout ce qui veut s'opposer à son passage, le vaisseau cingle d'un côté, l'esquif de l'autre, et la malheureuse Berthe reste en pleine mer à la merci du ravisseur798. Il veut user de sa victoire, elle le laisse venir, feint même de céder, et au moment où il s'y attend le moins, elle lui plonge un couteau dans le cœur; elle redouble; il tombe mort; elle le jette à la mer. Restée seule dans cette barque, elle adresse à Dieu une prière fervente, mais que tout le monde ne croirait pas propre à obtenir un miracle. «Je sais, dit-elle799799, que ma vie coupable et chargée de crimes ne mérite point de pitié, mais je t'implore pour cette innocente créature que je porte dans mon sein. C'est à toi que j'ai recours, et non à Pierre, ni à André800; je n'ai pas besoin d'intermédiaire auprès de toi. Je sais bien que la Cananéenne ne supplia ni Jacques ni Pierre; c'est en toi seule, souveraine bonté, qu'elle mit sa confiance. J'espère en toi comme elle, et je n'espère qu'en toi..... Je ne veux point tomber dans la même erreur que cet imbécille vulgaire, rempli de superstition et de folie801, qui fait des vœux à un Gothard, à un Roch, qui fait plus de cas d'eux que de toi, parce qu'un moine, souvent adorateur de Moloch, a l'adresse de tirer de gros profits des sacrifices offerts à ta mère, reine des cieux. Sous une écorce de piété, ils font d'abondantes moissons d'argent, et ce sont les autels de Marie qui assouvissent l'impie avidité des prélats avares. C'est d'eux encore que vient la loi qui me force de déposer chaque année dans l'oreille d'autrui l'aveu de mes fautes, qui fait que si je suis jeune et belle, le frère qui m'écoute se tourmente, etc., etc.» Je suis forcé de mettre en et cætera ce que le poëte dit très-clairement802. «Mon Dieu, dit en finissant la pauvre Berthe, si tu daignes me sauver des flots irrités qui m'environnent, je fais vœu de ne jamais ajouter foi à ceux qui accordent les indulgences pour de l'argent803.»
Berthe, reprend Folengo, faisait ces prières pleines d'hérésies, parce qu'elle était née en Allemagne, et qu'en ce temps-là la théologie était devenue romaine et flamande804. Je crois qu'à la fin elle se trouvera en Turquie, puisqu'elle vit à la musulmane805. Dieu ne voulut point prendre garde à ces erreurs d'une femme allemande, et permit que la nacelle arrivât avec elle au rivage. Berthe en sortit à demi-morte, chemina par les montagnes et les vallées, passa de Lombardie en Toscane, et s'arrêta enfin près du Sutri, dans une espèce de caverne. Elle y arrive accablée de douleurs, de lassitude et de faim; un pauvre berger qu'elle y trouve partage avec elle sa nourriture grossière. C'est là que peu de temps après elle met au monde Roland. L'accouchement fut horriblement long et douloureux. Il était juste, selon le poëte, que dans la naissance d'un tel enfant tout fût extraordinaire806. Il n'épargne, pour la célébrer, ni les exclamations, ni les prodiges, ni les apostrophes aux futurs ennemis du héros, qui doivent déjà trembler. Chacun a voulu expliquer pourquoi l'on avait donné à l'enfant ce nom célèbre d'Orlando; lui, il prétend que ce fut parce qu'une troupe de loups, sortis de la forêt, courait autour de la caverne en hurlant, Urlando807.
Le bon berger continue de prodiguer les soins les plus attentifs à la mère et à l'enfant. Le petit Roland grandit; il devient le plus déterminé polisson de son âge; il fait à coups de poing, de pierres ou de bâton, l'apprentissage de la gloire. Les scènes grotesques que fournissent ses querelles avec les enfants du lieu, son effronterie courageuse à mendier pour nourrir sa mère, et à prendre de force ce qu'on lui refuse, les réprimandes naïves de Berthe quand elle le voit revenir meurtri de coups, mais triomphant; les réponses du petit héros qui ne veut surtout pas souffrir et ne souffrira jamais qu'on l'appelle, comme ils le font tous, fils de.... et qui ne le pardonnerait pas même à son père; tous ces petits détails, mêlés de burlesque, de naïf, et quelquefois même d'héroïque, remplissent ce chapitre, qui est le septième, le seul où soit réellement traité le sujet annoncé par le titre, et dans lequel l'auteur se montre peut-être plus que dans tous les autres véritablement poëte.
La dernière querelle que se fait Roland est avec un gros moine ou prieur gourmand, ou plutôt goinfre et ivrogne, à qui il avait dérobé un énorme esturgeon, que le prieur venait d'acheter au marché808. On les mène devant le gouverneur. Celui-ci, avant de juger la cause, commence par faire au moine un sermon sur sa gourmandise et sur les vices de ses semblables; le prieur, dans sa réponse, veut faire le savant, et parle dans ce latin macaronique où excellait l'auteur809. C'est une scène digne de Rabelais ou de Molière. Le gouverneur, pour se moquer du moine, le renvoie, en lui donnant quatre questions à résoudre, et le menace, s'il n'y répond pas, de lui ôter son bénéfice810. Le gros prieur est bien embarrassé. Il se retire dans sa bibliothèque, qui était telle que ni Cosme, ni le Florentin Laurent de Médicis n'en firent jamais de pareille811. C'était-là que l'esprit divin gardait tous ses livres de théologie. A droite et à gauche sont des vins, des liqueurs, des pâtés, des jambons, des salami de toute espèce. Il va se jeter à genoux devant un autel secret au fond de son oratoire; un Bacchus gras et vermeil en était le saint principal; et il n'avait point sur cet autel d'autre objet de piété, d'autre crucifix, pour y faire ses dévotions812. Le cuisinier vient demander à monseigneur s'il veut souper813. Il voit son trouble; il lui présente un verre de bon vin, que le prieur avale après avoir fait sa prière à Bacchus. Il s'assied, et conte à son cuisinier Marcolfe ce qui cause son embarras. Marcolfe trouve les questions faciles, et se charge d'y répondre pour lui. Il ressemblait si parfaitement à son maître, qu'aux habits près, on les aurait pris l'un pour l'autre. Il prend un habit du prieur, se rend au palais, et donne la solution des quatre questions proposées. Le sujet de la dernière était de savoir ce que le gouverneur avait dans la pensée. Vous y avez, dit Marcolfe, la persuasion que je suis le prieur, et je ne suis que son cuisinier. Le gouverneur, d'abord confus, finit par donner pour sentence que désormais Marcolfe aurait le prieuré et que le prieur fera la cuisine814.
Tout cela, raconté d'une manière originale, forme un conte assez plaisant, qui l'est surtout pour les pays où l'on a encore sous les yeux les originaux, toujours ressemblants, de ces caricatures monacales. Mais la fin du huitième chant approche, et que devient l'action du poëme? L'action! le poëte nous en a-t-il promis une? Quand il l'aurait promise, il ne s'en inquiéterait pas davantage. Qu'a-t-il fait de Milon, depuis qu'un brigand calabrois lui a enlevé Berthe et l'a laissé en pleine mer, se livrant à une fureur inutile et se désespérant sur son vaisseau? Il nous l'a dit dans plusieurs endroits de son poëme, mais brièvement, et pour ainsi dire à la dérobée, comme choses que raconte Turpin et qu'il n'a pas le temps de répéter après lui.
Le vaisseau sur lequel était Milon avait péri dans un naufrage. Milon seul s'était sauvé tout nu. Jeté sur les côtes d'Italie, une fée l'a trouvé dans cet état; il lui a plu; et suivant l'usage de mesdames les fées, elle l'a retenu assez long-temps auprès d'elle. Cependant les Sarrazins sont descendus en Italie; Didier, roi des Lombards, s'est joint à eux pour détruire l'empire de Charlemagne. Ce bruit de guerre arrache Milon aux voluptés et au repos. Il trouve au pied des Apennins un grand nombre de familles italiennes réunies par le dessein de s'opposer à Didier, et d'apprendre aux ultramontains par son exemple à ne se plus mêler de leurs affaires. Il ne leur manquait qu'un chef; Milon se met à leur tête, et les conduit dans les plaines de l'Insubrie, où ils bâtissent une ville qu'ils appellent de son nom Milon, mais qui, par corruption, s'est appelée depuis Milan. C'est avec la même rapidité que notre facétieux Merlin, ayant fini son conte du prieur cuisinier, ou du cuisinier prieur, indique l'arrivée de Milon près de Sutri, la rencontre qu'il y fait de sa femme, le bonheur qu'il éprouve en la retrouvant avec un fils en qui tout annonce au plus haut degré l'héroïsme chevaleresque. Il pourrait bien aussi raconter d'après Turpin le grand voyage de Milon au Pont-Euxin; et comment il y trouva son frère Aimon, avec le petit Renaud son fils; et comment le petit Renaud et le petit Roland firent connaissance en se battant l'un contre l'autre, et les exploits que firent ensemble les deux cousins, et ceux de leurs pères, et toutes les aventures, et toutes les guerres dans lesquelles ils eurent une si grande part. Mais il laisse ce soin à d'autres; il en a dit assez, peut-être trop. Il fait ses adieux aux lecteurs, et finit par ces deux vers dignes du reste: