J. Ogier de Gombauld, 1570-1666: étude biographique et littéraire sur sa vie et ses ouvrages
VI
DERNIÈRES ANNÉES DE GOMBAULD.—PELLISSON ET FOUQUET.—MALADIES ET MISÈRE.—TRAITÉS POSTHUMES SUR LA RELIGION.—MADAME MARIE.—CONCLUSION.
Les livres de Gombauld trouvèrent un prompt débit, et ce succès augmenta encore son humeur altière. Il avait à cette époque quatre-vingts ans bien passés: et, à cet âge, que de défauts sont permis ou doivent être tolérés! Il devint à tel point épris de sa valeur personnelle, que la reine Christine de Suède elle-même ne put trouver grâce devant lui. L'avocat Patru, dans une lettre fort intéressante qu'il écrivait à son ami d'Ablancourt, raconte avec de grands détails la célèbre visite que cette reine à l'humeur bizarre voulut faire en personne à l'Académie pour rendre un hommage éclatant aux beaux esprits de France. M. de Gombauld, dit-il, vint à la réunion sans être averti; «mais aussi tost qu'il sçut le dessein de la princesse, il s'en alla: car tu sçauras qu'il est en colère contre elle, de ce qu'ayant fait quelques vers où il a loué le grand Gustave[56], elle ne lui a point écrit, elle qui, comme tu sçais, a écrit à cent impertinens. Le bonhomme, que tu connois, se fasche de cela tout de bon, quoiqu'il soit bien vrai qu'elle ait demandé de ses nouvelles plusieurs fois à ses deux voyages de Paris. J'aurois bien plus sujet de m'en plaindre: mais quand rois, reines, princes et princesses ne me feront que de ces maux-là, je ne m'en plaindrai jamais[57]…»
[56] Père de la reine Christine.
[57] Œuvres de Patru, édit. 1714, in-4o, p. 572.
Le crime de la reine de la Suède était en effet irrémissible, de n'avoir pas répondu plus efficacement à ces vers pompeux, loués si hautement par Ménage:
Malheureusement le bonhomme Gombauld n'avait pas les moyens de pouvoir se draper pendant longtemps encore dans le manteau de sa dignité chevaleresque: la misère était de garde à sa porte, et l'année 1658 ne put s'écouler sans avoir vu notre poëte parjurer tous les serments qu'il avait proférés dans la Préface de son Recueil d'épigrammes. Malgré les bons offices de quelques amis puissants et généreux, parmi lesquels il faut citer le duc et la duchesse de Montauzier, la pension du malheureux gentilhomme se payait très-difficilement depuis la guerre de Paris. «Pour le chancelier, écrivait Tallemant vers 1657, il y a cinq ans qu'il lui fait dire qu'il aura soing de luy, mais qu'on a diverty les fonds du Sceau[58]…» Gombauld dut se résoudre à porter un manuscrit chez le libraire, et son choix tomba sur celui des Danaïdes.
[58] Tallemant, Historiettes, II, 471.
Or, depuis quelque temps, le vieux poëte s'était fort attaché à Pellisson qui, jeune académicien, venait d'entrer chez le surintendant des finances Nicolas Fouquet en qualité de secrétaire. Pellisson, par son influence, obtint du libéral surintendant une pension de «quatre cens escus» pour le bonhomme. Mais il fallait que l'amitié de Gombauld pour lui fût bien vive, ou que le besoin le pressât au-delà des plus extrêmes limites, pour accepter ce don qui ne venait pas du Roi; car, chose extraordinaire, Pellisson parvint à persuader Gombauld que son devoir était de dédier en retour les Danaïdes au surintendant. Cette dédicace valut cent louis d'or au poëte[59].
[59] Ibid., 472.
La reconnaissance de Gombauld ne dépassa cependant pas les bornes de son humeur vaniteuse. En récompense de ce service, rapporte Tallemant, «Pellisson qui a fait peindre quasy tous ses amys, voulut avoir son portrait: jamais on n'en put venir à bout. Mme de Rambouillet l'en pressa en vain. Il dit que du Moustier en avoit eu un autrefois, qui estoit l'ombre infernale de Gombauld. Cependant du Moustier disoit en le montrant:—Voylà le divin Gombauld.—Et on disoit que du Moustier estoit Pisandre dans Endymion… Il disoit que ce seroit la «descrépitude de Gombauld», et dit à Mme de Rambouillet «qu'il n'avoit pas dormy depuis qu'elle l'en avoit pressé,» et que, si elle continuoit, il se priveroit plustost du plaisir de la voir, qui estoit la seule consolation qu'il eust au monde[60]…»
[60] Tallemant, Historiettes, II, 472.
Cette boutade n'empêcha point Pellisson de rendre encore bien des services au bonhomme; et Tallemant, le chroniqueur ordinaire de tous ces détails intimes de la vie de ses contemporains, nous présente en cette occasion le jeune historien de l'Académie sous un caractère fort généreux. C'est ainsi que Gombauld ayant composé, après la maladie du Roi, en 1658, «un Sonnet qu'il ne voulut jamais donner, quoy qu'il fust beau à quelque chose près, disant qu'il ne vouloit pas que la première chose que le Roy verroit de luy ne fust pas achevée (comme si le Roy s'y connoissoit ou ceux qui l'approchent), Pellisson, qui le fait subsister par le moyen du surintendant Fouquet à qui il est, ne put obtenir ce sonnet; on eut beau l'en presser. Cependant il en a fait imprimer cent qui valent moins. Je ne l'ay jamais veu si poëte, pour ne rien dire de plus, qu'en cette rencontre[61]: il pesta contre tout le monde et contre Pellisson même, ou peu s'en fallut. J'y descouvris de l'envie:—On paye si mal, disoit-il, des vers immortels! Un sonnet immortel que je fis pour M. Servien, que m'a-t-il valu?—Et pour toute raison, quand je le pressois de donner de temps en temps quelque chose qui ne fust pas imprimé à Pellisson pour entretenir le surintendant en belle humeur pour luy, il me respondoit que ce mesme esprit qui luy faisoit faire des sonnets immortels, l'empeschoit de faire ce que je luy conseillois[62]…»
[61] On sait qu'il ne faut pas ajouter grande créance aux jugements littéraires de Tallemant. C'est lui qui trouvait que Corneille avait gâté le théâtre en y introduisant la déclamation.
[62] Tallemant, Historiettes, II, 472.
C'est sans doute à cette époque qu'il faut attribuer les vers suivants, dans lesquels le poëte a voulu peindre sa verte vieillesse:
Cependant les dernières années de la vie du bonhomme Gombauld furent tout à fait misérables, et surtout après la chute du surintendant Fouquet, le besoin se fit plus que jamais sentir dans son pauvre intérieur. Ce fut probablement pendant cette période de son existence que, sentant ses idées religieuses s'exalter, il composa un certain nombre d'écrits de polémique. Nous n'avons pas pu assigner de date précise à ces divers Traités, dont les premiers doivent remonter vers 1640, et que Valentin Conrart publia plusieurs années après la mort de son ami et coreligionnaire; mais il nous semble naturel d'en attribuer le plus grand nombre à cette époque: «J'ay déjà dit, rapporte Tallemant au sujet de ces opuscules de Gombauld, que c'estoit un huguenost à brusler. Il a écrit plusieurs petites pièces de controverse et croit, s'il osoit les imprimer, que cela persuaderoit tout le monde. Un jour il dit, à propos d'ouvrages chrestiens, à un de mes beaux-frères, qu'il avoit fait une fois des prières assez belles pour croire qu'elles lui avoient esté inspirées, et qu'en effet il n'avoit jamais rien fait qui en approchast.—Une nuict, disoit-il, que je n'avois point dormy, j'entendis sur le poinct du jour un grand bruict dans ma cheminée: c'estoit l'esté, il n'y avait point de feu; je me lève, j'y trouve une fort grosse et belle plume de pigeon: je la taillay et j'en escrivis ces prières.—Il vouloit qu'on crust que le Saint-Esprit y avoit pris part. Après, il s'avisa que c'estoit une extravagance et pria ce garçon de n'en rien dire. Il adjousta que ce qu'il avoit escrit un jour sur Nostre Père avec cette mesme plume tomba dans le feu comme si ses mains eussent esté de beurre et que ces papiers se consummèrent tous en un instant. A propos de religion, il est si emporté sur cela, qu'il trouve que Mme de Rambouillet a tort d'estre si bonne catholique[63].»
[63] Tallemant, Historiettes, II, 472-473.
A part ces extravagances, dont nous laissons la responsabilité à l'auteur des Historiettes, et qui prouvent que le vieux poëte commençait, suivant l'expression populaire, à tomber en enfance, ces traités sur la religion ne manquent pas d'un certain intérêt. Publiés en 1669 à Amsterdam par Conrart, ils furent réimprimés en 1676, et le premier, le plus considérable de tout le volume, contient des considérations fort judicieuses sur la religion chrétienne en général. Les autres concernent plus spécialement le protestantisme, la Religion prétendue Réformée, comme on disait alors. C'est d'abord un Traité de l'Eucharistie, puis un Discours contenant les raisons pour lesquelles l'auteur préfère la religion réformée à la religion romaine; et l'ouvrage se termine par cinq Lettres sur ce même sujet.
C'était de tous ses ouvrages, dit Conrart, ceux que Gombauld estimait le plus. Il les avait composés par un motif de charité, dans le dessein de faire connaître la vérité à ceux qu'il croyait dans l'erreur, et d'affermir dans la bonne créance ceux qui y étaient nés ou qui l'avaient embrassée. Il se plaignait ordinairement de deux choses: l'une, que la plupart de ceux qui écrivaient sur ces matières faisaient de trop gros livres, entassant preuves sur preuves, autorités sur autorités, sans se soucier ni de la clarté ni de l'ordre; et l'autre, qu'ils s'imaginaient sans doute que la doctrine et l'élégance étaient incompatibles[64].—«Pour faire voir qu'ils se trompoient en cela, il composa ses Considérations sur la Religion chrétienne, lorsqu'il était encore dans la vigueur de l'âge, et il fit voir véritablement qu'on peut estre tout ensemble vigoureux et clair, concis et plein, solide et élégant. Ayant communiqué cette pièce à plusieurs de ses amis et mesme à quelques-uns de la religion romaine, elle fut estimée de tous, et cela lui donna courage de faire le Traité de l'Eucharistie et un autre qu'il adresse à un de ses amis sous le nom d'Aristandre. Pour les Lettres, il les a faites à un âge beaucoup plus avancé, excepté celle à un Proposant, qui est presque de même date que les Considérations.»
[64] Voici un curieux passage des Mémoires de l'abbé de Marolles, qui montre Gombauld en veine de controverse et d'études sur le Nouveau Testament. L'abbé écrit ceci vers 1650: «M. le marquis de Pompignan vint chez moi. Il se trouva cette journée-là dans mon cabinet fort bonne compagnie: M. de Montmor, conseiller d'État et maistre des Requestes, de qui les gens de lettres reçoivent si souvent des marques de sa générosité; M. de Charleval, qui a le goût si délicat pour toutes les belles choses; M. de Berville, de Normandie, qui débite un grand sçavoir avec tant de facilité; M. de Gombauld, si connu de toute la France pour sa rare modestie et par ses nobles poésies, et quelques autres, qui se sont entretenus au sujet de l'Escrit de la Magdeleine, du progrès de l'Évangile et de la naissance et de l'accroissement du christianisme, sur quoy on dit de fort bonnes choses; enfin, venant à parler des femmes illustres du Nouveau Testament, M. de Gombauld ayant demandé d'où l'on avoit appris que la mère de la Vierge avoit nom Anne, et son père Joachim, parce que les saintes Écritures ne les nomment point, voicy à peu près ce que j'en dis, etc.»—Mém. de Marolles, éd. in-fol., 234-235.
Sa plus grande passion, dit encore Conrart, était de publier ces écrits, parce qu'il était persuadé qu'ils seraient utiles; «et peut-estre n'a-t-on guères veu un homme séculier avoir autant de zèle pour la gloire de Dieu et autant d'amour pour son prochain qu'il en avoit. Mais quand on aura remarqué dans ses ouvrages la ferveur de ce zèle, et quand on saura d'ailleurs que sa subsistance dépendoit presque indispensablement de la Cour, on ne trouvera plus estrange qu'il ne les ayt pas fait paroistre durant sa vie. Pour empescher que le public n'en fust privé après sa mort, s'ils fussent tombés entre les mains de quelques autres personnes d'autre religion que la sienne, il les mit, sur ses dernières années, en celles d'un de ses amis dont il avoit éprouvé la fidélité et l'affection, et luy fit promettre de ne point s'en dessaisir, et de les mettre au jour dès que la commodité s'en présenteroit[65]».
[65] Préface des Traités posthumes sur la religion.
Il fallait que le pauvre Gombauld fût bien pressé par le besoin pour qu'il craignît de se voir privé, par un zèle religieux intempestif, des subsides qu'il obtenait à grand'peine de la Cour. On connaît l'Épigramme du poëte Gomès:
C'étaient les vivres aussi qui dictaient la loi à l'infortuné gentilhomme, à l'ancien poëte favori de Marie de Médicis, et voilà comment ce que Tallemant des Réaux n'hésite pas à déclarer «le meilleur ouvrage de Gombauld en vers et en prose» dut rester si longtemps, à son grand regret, dans les cartons du poëte.
Jusqu'en 1664, date de sa mort, Gombauld ne fit plus que végéter, et Tallemant des Réaux nous fait un tableau navrant de la triste fin de son ami. Sans le secours de cinquante pistoles que lui envoya de sa bourse le comte de Saint-Aignan, après quelques vers pour le fameux carrousel du Roi, et surtout sans l'ordonnance de quatre cents écus que signa Colbert en sa faveur, à la suite des célèbres Rapports de Costar et de Chapelain sur les gens de lettres, le pauvre Gombauld serait littéralement mort de faim.
Le Rapport de Costar est de 1661, et celui de Chapelain[66] de 1662: ce sont les deux monuments les plus précieux de la critique contemporaine, et voici ce qu'elle pensait alors du talent et de la situation de notre poëte:
[66] Voir notre Étude sur Chapelain, publiée dans la Revue de Bretagne et de Vendée de mars à décembre 1875.
«De Gombauld, écrivait Costar, n'a pas autant de rentes que Racan: il n'a pas plus de deux cens écus de revenu. Il est huguenot, homme de grande vertu, et qui mériteroit bien quelques bienfaits de Son Excellence. Il est déjà fort vieux: c'est le poëte de France qui fait mieux des sonnets et des épigrammes; il entend merveilleusement l'art poétique[67]».
[67] Publié par M. Taschereau, dans ses Notes à la vie de Corneille, édit. 1829, p. 347.
«Gombauld, disait Chapelain, est le plus ancien des écrivains françois vivans. Il parle avec pureté, esprit, ornement en vers et en prose, et n'est pas ignorant en la langue latine. Depuis plus de cinquante ans il a roulé dans la Cour, avec une pension, tantôt bien, tantôt mal payée: son fort est dans les vers, où il paroît soutenu et élevé. A force de vouloir dire noblement les choses, il est quelquefois obscur: s'il étoit guéri d'une grande maladie qui l'a abattu, il pourroit faire quelque ode, quelque panégyrique, quelque sonnet fort beau, mais avec lenteur, en y mettant un grand prix[68]».
[68] Mélanges de littérature tirés des Lettres mss. de Chapelain. Paris, 1736, in-12, p. 230-231.—Voir au sujet du rapport de Chapelain notre Étude sur ce poëte, publiée dans la Revue de Bretagne et de Vendée de mars à décembre 1875.
Il n'y a rien à ajouter au jugement des deux critiques.
Cette grande maladie, qui avait abattu Gombauld, provenait d'une chute qu'il avait faite quelques années auparavant. «Il s'estoit laissé tomber dans sa chambre de sa hauteur, rapporte Tallemant, et s'estoit tout froissé.»—«Il avoit toujours vécu fort sain, dit à son tour Conrart; à quoi sa frugalité et son économie avaient extrêmement contribué: mais un jour qu'il se promenoit dans sa chambre, ce qui lui étoit fort ordinaire, le pied lui ayant tourné, il tomba et se blessa de telle sorte à une hanche qu'il fut obligé de garder presque toujours le lit depuis cet accident jusqu'à la fin de sa vie, qui a duré près d'un siècle[69].»
[69] Conrart, Notice sur Gombauld, en tête de ses Traités posthumes sur la religion.
«On ne croit pas qu'il relève de sa chute, ajoutait des Réaux vers cette époque. On taschoit à luy faire avoir une subsistance en questant ses amys; mais personne ne se pouvoit résoudre à remettre l'argent entre les mains de Mme Marie, sa servante, que, depuis quelque temps, il appelle luy-mesme Madame Marie. Elle le vole, luy a fait faire une déclaration que ses meubles ont esté achestez de l'argent de cette fille, ce qui est faux, et a tiré de luy quelques promesses. Elle est maistresse absolue; on dit qu'elle preste sur gages… C'est une fille fière comme une princesse, et qui a quelque chose de desmonté, ou je suis le plus trompé du monde. Elle n'est pas trop mal faite. Je ne sçay pas ce qu'il y a, mais le bonhomme a dit à Mme de Rambouillet qu'il connaissoit une pauvre fille pour qui trois hommes estoient morts d'amour: il y a apparence que c'est celle-là. Elle cause fort, et c'est quelque divertissement pour luy.
»… Or cette fille a la teste près du bonnet. Il deslogea de chez un chirurgien, auprès des Beaubruns, peintres qui ont deux femmes raisonnables et chez qui il est logé à présent, à cause d'elle… Elle dit quelque chose de travers au chirurgien; le bonhomme, entendant du bruit, descendit (c'étoit un peu avant son accident); il trouva que son hoste avoit donné quelque horion à cette fille; cela le mit en colère, il le frappa. Le chirurgien fut assez sage pour ne pas riposter. C'est pour cela qu'il deslogea.
»Bien des gens taschèrent de le désabuser de cette fille qui le pilloit; mais on n'en put venir à bout: elle estoit maistresse absolue et excluoit qui luy plaisoit. Une fois elle chassa La Mothe Le Vayer, le prenant pour un ministre. Elle surprit une lettre de Conrart, où il la deschiroit: elle la garda et dit qu'il estoit bien obligé à sa goutte, car sans cela elle luy feroit donner le fouet par la main du bourreau.
»On ne sçavoit mesme si le bonhomme ne l'avoit point espousée[70]. Enfin il mourut après avoir esté longtemps incommodé de sa chute… Il a confessé en mourant qu'il avoit quatre-vingt-seize ans.
[70] «Ménage, dit encore Tallemant, demanda un jour à cette fille si, effectivement, elle estoit mariée à M. de Gombauld.—Moy, respondit-elle, monsieur, hé! que voudriez-vous que je fisse de cet homme-là? J'ay plus de biens que luy.—Elle avoit raison, car elle luy avoit pris tout ce qu'il avoit.»
De tout ceci et de bien d'autres passages des documents contemporains, il résulte que Gombauld n'a jamais été marié, et qu'il est mort célibataire sans héritiers directs. Nous avons donc été fort surpris de rencontrer cette note dans le Dictionnaire des familles de l'ancien Poitou, de M. Beauchet-Filleau.
«La famille Augier, originaire de Marennes, prétendait que ses auteurs étaient seigneurs d'une portion de cette terre conjointement avec les comtes de Poitou. Augier ou Ogier (Jean) de Gombauld, un des premiers académiciens de Paris, se rendit célèbre dans les lettres et obtint de la reine mère de Louis XIII une pension de 1,200 écus; comme il était de la religion protestante, ses enfants ayant suivi son exemple, furent obligés de s'expatrier à l'époque de la révocation de l'Édit de Nantes. Six d'entre eux passèrent alors en pays étranger, emportant avec eux tous les titres de leur famille. Le septième ayant abjuré demeura en France: mais ses descendants ne connurent leur famille que par tradition. Augier (Lucas), c'était son nom, eut un fils, Jean, lequel fut père de trois garçons qui embrassèrent tous les trois la profession des armes. Un d'eux fut tué à l'armée. L'aîné fut aide de camp du Misdetesfeld en Espagne. L'autre servit dans la cavalerie et fut réformé ainsi que son régiment vers le commencement du XVIIIe siècle. Il épousa Jeanne Faure, alliée aux premières maisons de l'Armagnac. De ce mariage sont issus deux garçons…»
Tout cela est fort précis, mais nous n'avions jamais entendu parler des sept enfants du poëte Gombauld, qui n'auraient pas manqué d'empêcher dame Marie d'être sa légataire universelle. Il y a ici quelque confusion. Nous ne contestons pas qu'il y ait eu six Augier, frères de Lucas, émigrés, mais ils n'étaient certainement pas les fils de l'académicien.
»Mme Marie se garda bien de faire venir des prestres, car il luy eust cousté à le faire enterrer, et elle estoit légataire universelle[71]…»
[71] Tallemant, Historiettes, II, 473-476.
Ainsi se termina misérablement, en 1666[72], l'existence de ce poëte, que Ménage déclare, dans ses Observations sur Malherbe, «l'un de nos meilleurs écrivains». Il laissa, en mourant, quelques manuscrits: une tragi-comédie de Cydippe et «de quoi faire, dit Conrart, un nouveau recueil de vers» qui n'ont pas vu le jour.
[72] Un état des gratifications faites en 1664 et en 1665 aux savants et gens de lettres porte cependant: «Au sieur de Gombauld bien versé dans la poésie, et pour l'obliger de continuer son application aux belles-lettres.—1,200 livres.» (Publié dans les Mélanges de la Société des bibliophiles français.) Mais dame Marie était un véritable gouffre.
A propos des pensions et des gratifications sans nombre reçues par Gombauld pendant tout le cours de sa carrière, l'abbé Jolly, dans ses Remarques sur Bayle, observe avec raison que notre poëte fut bien moins à plaindre que beaucoup d'autres dont les pensions furent supprimées complétement, soit après la mort de Richelieu, soit pendant la guerre de Paris. «Gombauld, dit le savant chanoine de Dijon, mourut pensionnaire jubilé, et plus que jubilé; car les gratifications qu'on lui fit annuellement durèrent près d'un siècle. Circonstance bien insigne, puisqu'autant la Cour de France accorde facilement des pensions, et est ponctuelle à les payer pendant les premières années, autant est-elle prompte à s'en décharger, et à convertir en d'autres usages plus pressans les fonds sur quoi on les avoit assignées. Il se présente incessamment de nouveaux venus, et l'on est bien aise de les contenter sans une nouvelle dépense, c'est-à-dire, en leur appliquant ce qui a déjà servi pour d'autres que l'on suppose avoir joui du bénéfice assez longtemps. Les vieux pensionnaires sont les plus odieux, et ceux qui sont obligés de postuler avec la plus grande et la plus humble patience, et qui sont rebutez avec le moins de scrupule.» C'est en effet l'une des particularités les plus curieuses de la vie de Gombauld et de l'histoire littéraire de cette époque, de voir ce gentilhomme au caractère altier, plein d'honneur et de délicatesse, qui ne veut rien recevoir de ses amis, qui ne fait aucune démarche personnelle, et qui, par les bons offices de ses protecteurs, reçoit durant sa longue carrière tant de pensions et de gratifications successives, qu'on a pu l'appeler pensionnaire jubilé. De fait, c'est peut-être le poëte qui a le plus reçu de bienfaits de la munificence royale. Ses œuvres et son talent méritaient-ils du moins cette distinction particulière?
Tous les contemporains de Gombauld ont chanté à l'envi ses louanges. Nous venons de citer l'opinion de Costar et celle de Chapelain. Conrart n'est pas moins explicite. «M. de Gombauld, dit-il, fut aimé et admiré de tous ceux qui, comme lui, avoient sacrifié aux Muses et aux Grâces, et je ne doute point que la postérité ne lui soit encore plus équitable que le siècle où il a vécu, et que le mérite de ses ouvrages ne fasse obtenir à son nom l'immortalité, qui est la récompense de tous les hommes de lettres, quand ils ont pu parvenir au rang où celui-ci s'étoit élevé.» Ménage est un de ceux qui exaltèrent le plus le talent poétique de Gombauld. Dans une épître à Pellisson, ne dit-il pas avec un tour galant à l'adresse de la maréchale de Clairembault?
[73] Ægidii Menagii poemata.—Amst., Elzev. 1663, p. 267.
Enfin l'abbé Tallemant disait, en 1666, dans son Discours de réception à l'Académie: «Messieurs, si je ne sçavois me connoistre, la grâce que vous me faites aujourd'huy pourroit me donner beaucoup de présomption. Vous m'avez accordé la place de M. de Gombauld, dont le mérite est connu de toute l'Europe, qui, durant plus d'un demi-siècle, a esté l'admiration de toute la Cour, qui a mesme gardé dans une extresme vieillesse cette première vigueur qui sied si bien et qui est si nécessaire dans la Poésie[74]…»
[74] Recueil des Harangues de l'Académie, I, 129.
Malheureusement la postérité n'a pas répondu avec enthousiasme à l'appel de Ménage, de Conrart et de leurs amis. Nous avons cité un passage de La Harpe qui décerne à Gombauld l'épithète de versificateur; l'abbé Goujet, dans sa Bibliothèque françoise, demande grâce au moins pour les épigrammes. Mais écoutons l'arrêt de Sabathier de Castres aux Trois siècles littéraires: «C'est un membre très-oublié de l'Académie françoise, moins parce qu'il fut un peu des premiers reçus dans cette Compagnie, que parce qu'il étoit peu fait pour conserver la moindre réputation. Boileau a trouvé cependant quelques-uns de ses sonnets passables; qu'on y joigne trois ou quatre épigrammes pleines de naturel et de vivacité, et l'on aura en moins de trois pages tout l'esprit de Gombauld[75].» Palissot parle de Robert Garnier, de l'abbé Genest, même de l'auteur-comédien Legrand, mais il oublie complétement le poëte saintongeois; enfin Voltaire se contente, dans sa nomenclature des écrivains du Siècle de Louis XIV, d'indiquer la date de la mort de Gombauld et d'ajouter: «Il y a de lui quelques bonnes épigrammes.»
[75] Trois siècles littéraires, II, 420.
Le XVIIe siècle avait exalté Gombauld; le XVIIIe l'oublia. De nos jours, un revirement d'opinion s'est produit en faveur de nos vieux poëtes: on les étudie non plus à leur valeur absolue, mais à leur valeur relative par rapport au milieu et aux époques où ils ont écrit; et l'on a, de préférence, cherché à remettre en honneur ceux que les arrêts de Boileau avaient trop durement et quelquefois trop injustement frappés. Les épigrammes de Gombauld ont été réimprimées en 1861: c'était justice, et nous en félicitons M. Liber qui s'en est fait l'éditeur; mais nous regrettons qu'on n'ait tiré ce petit ouvrage qu'à cent exemplaires, à titre de rareté bibliographique. Ce livre ne doit pas craindre de se présenter devant un public plus nombreux: entre toutes les œuvres de Gombauld, ce Recueil survivra, et les quelques extraits que nous en avons donnés montrent que le poëte saintongeois savait réunir en ce genre le naturel à la vivacité, et l'énergie ou la naïveté à une certaine finesse.
Dans les ouvrages de longue haleine, la versification de Gombauld est inégale et ne se soutient pas: on rencontre, il est vrai, dans l'Amaranthe des passages nombreux où le naturel qui convient au genre bucolique s'allie à la grâce et à l'esprit: mais souvent l'esprit domine trop. Dans les Danaïdes, plusieurs scènes rappellent l'énergique allure des tragédies de Crébillon: mais comme le remarque Chapelain, à force de vouloir être noble, Gombauld devient obscur. Les vers de Gombauld sont augustes, dit quelque part Loret, en sa Galette rimée.
Aussi, en dehors de ses épigrammes, ses meilleurs ouvrages sont les sonnets; et l'on en pourrait composer, en les choisissant bien, un petit recueil de lecture encore agréable à notre époque, où le sonnet semble revenir en honneur.—Pour nous résumer en un mot, Gombauld ferait bonne figure dans une galerie hiérarchique du Parnasse, à côté de François Maynard, mais assis à quelques degrés à ses pieds.
Gombauld prosateur ne mérite pas autant d'attention que Gombauld poëte: on doit cependant reconnaître en lui un soin extrême de la noblesse et de la pureté du langage. Ayant un jour proposé à l'Académie que tous les membres de la compagnie s'obligeassent par serment à n'employer que les mots approuvés à la pluralité des voix dans l'assemblée, il s'était imposé le devoir de rejeter toute locution vicieuse: mais ses ouvrages en prose, presque tous d'actualité, n'offrent aujourd'hui qu'un assez faible intérêt.
Quant au portrait de l'homme, nous en avons esquissé assez de traits dans le cours de cette Étude, pour qu'il ne soit pas nécessaire de les rassembler encore une fois. Un dernier trait achèvera de mettre en relief sa physionomie morale: c'est que, pendant sa longue carrière de poëte, Gombauld se souvint toujours de sa noble origine; et qu'il réalisa le type du personnage de Cour que son confrère Faret a longuement décrit sous le titre de l'Honneste homme.