Journal de Eugène Delacroix, Tome 1 (de 3): 1823-1850
[1] Eugène Delacroix était venu passer ses vacances au Louroux, près de Louans, dans l'arrondissement de Loches, en Touraine, chez son frère aîné le général Charles Delacroix, ancien aide de camp du prince Eugène, qui avait hérité de cette propriété de famille.
[2] A propos de cette «Lisette» qui occupait l'attention du jeune peintre, Delacroix écrivait à son ami Pierret, le 18 août 1822: «Je t'écris à une toise et demie de distance de la plus charmante Lisette que tu puisses imaginer. Que les beautés de la ville sont loin de cela! Ces bras fermes et colorés par le grand air sont purs comme du bronze; toute cette tournure est d'une chasseresse antique. Dis à notre ami Félix (Guillemardet) que malgré son antipathie pour les bas bleus, je crois qu'il rendrait les armes à Lisette. Et, du reste, ce n'est pas la seule; toutes ces paysannes me paraissent superbes. Elles ont des têtes et des formes de Raphaël, et sont bien loin de cette fadeur blafarde de nos Parisiennes. Mais, hélas! malgré quelques larcins, mes affaires ont bien de la peine à avancer auprès de ma Zerlina! Sævus amor.» (Corresp., t. I, p. 89.)
[3] Félix Guillemardet, un des amis les plus intimes de Delacroix. Son nom revient presque à chaque page, au commencement de ce journal.
[4] Le Dante et Virgile, exposé au Salon de 1822, a été au Luxembourg et est maintenant au Louvre. Il fut acheté par l'État 1,200 francs. Delacroix fut mis en relation avec le comte de Forbin, alors directeur général des Musées royaux, pour la vente de ce tableau. Il lui écrivait à ce propos: «Je désirerais en avoir 2,400 fr. Si cependant vous trouviez ma demande exagérée, je m'en rapporte entièrement a ce que vous jugerez convenable et possible en cette circonstance. J'ai trop à me louer de votre active bonté pour récuser votre propre jugement sur le prix d'un ouvrage que vous voulez bien voir avec intérêt et que vous avez distingué de la foule.» (Corresp., t. I, p. 87.)
[5] Cette idée l'a poursuivi longtemps et à plusieurs reprises. Dès 1819, dans une lettre à Pierret, le malheur du Tasse le passionne.
Voici les différents tableaux qu'il fit sur ce sujet:
En 1824, il compose le premier qu'il finit et signe en 1825 pour M. Formé. Il l'exposa au Salon de 1839 et à l'Exposition universelle de 1855. Vente Dumas fils, 1865, 14,000 fr.; vente Khalil-Bey, 1868, 16,500 fr.; vente Carlin, 1872, 40,000 fr.
Un dessin, signé et daté 1825, parut à l'Exposition posthume de Delacroix, au boulevard des Italiens.
En 1827, il reprend le même sujet en changeant la composition; ce tableau a été refusé au Salon de 1839. (V. Catalogue illustré Robaut.)
[6] Avec sa fougue ordinaire, Delacroix s'était tout d'abord pris de passion pour la chasse. «Je me plais beaucoup à chasser. Quand j'entends le chien aboyer, mon cœur palpite avec force, et je cours après mes timides proies avec une ardeur de guerrier qui franchit les palissades et s'élance au carnage... Rien qu'en voyant tomber un oisillon, on se sent ému et triomphant comme celui qui découvre dans l'instant que sa maîtresse l'aime.» Mais cet enthousiasme dura peu. L'année suivante (1819), il écrivait: «Décidément la chasse ne me convient pas... Il faut se traîner et avec soi une arme lourde et incommode à porter à travers les ronces... Il s'agit d'avoir pendant des heures qui n'en finissent pas l'esprit dirigé vers un objet qui est d'apercevoir le gibier.» Mais le découragement du chasseur n'éteint pas la flamme de l'artiste: «Il y a bien à tout cela des compensations telles que l'occasion saisie, le soleil levant et le plaisir enfin de voir des arbres, des fleurs et des plaines riantes au lieu d'une ville malpropre et pavée.» (Corresp., t. I, p. 17 et 40.)
[7] Victoire Œben, femme de Charles Delacroix, était la fille de l'ébéniste Œben, qualifié de fameux dans les catalogues des grandes ventes du siècle dernier.
Eugène Delacroix n'avait que quinze ans quand il perdit sa mère. Il ne parlait d'elle qu'avec une tendre et pieuse admiration: «J'ai perdu ma mère sans la payer de ce qu'elle a souffert pour moi et de sa tendresse pour moi.» (Corresp., t. I, p. 46.)
[8] Philarète Chasles, le brillant et inconsistant journaliste, le collaborateur fécond des Débats, de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris, avait été le condisciple de Delacroix au lycée Louis-le-Grand. Il nous a laissé du peintre, dans ses Mémoires, cette rapide esquisse: «J'étais au lycée avec ce garçon olivâtre de front, à l'œil qui fulgurait, à la face mobile, aux joues creusées de bonne heure, à la bouche délicatement moqueuse. Il était mince, élégant de taille, et ses cheveux noirs abondants et crépus trahissaient une éclosion méridionale... Au lycée, Eugène Delacroix couvrait ses cahiers de dessins et de bonshommes. Le vrai talent est chose tellement innée et spontanée, que dès sa huitième et neuvième année, cet artiste merveilleux reproduisait les attitudes, inventait les raccourcis, dessinait et variait tous les contours, poursuivant, torturant, multipliant la forme sous tous les aspects, avec une obstination semblable à de la fureur.» (Mémoires de Philarète Chasles, t. I, p. 329.)
[9] Dès les premières années de son développement, Delacroix consacrait à la lecture tout le temps que ses travaux lui laissaient libre. Dans une lettre à Pierret du 30 août 1822, il écrivait: «Je n'ai jamais autant qu'à présent éprouvé de vifs élans à la lecture des bonnes choses; une bonne page me fait pour plusieurs jours une compagnie délicieuse.» (Corresp., t. I, p. 90.)
[10] Henri-François Riesener, peintre miniaturiste, élève de Hersent et de David, était fils de Jean-Henri Riesener, l'ébéniste célèbre par ses beaux meubles en marqueterie. Il eut lui-même un fils, Léon Riesener, cousin germain par conséquent d'Eugène Delacroix, peintre d'histoire, auquel Delacroix laissa par testament sa maison de campagne de Champrosay avec ses dépendances et les meubles qui la garnissaient.
Riesener encouragea son neveu Eugène Delacroix à ses débuts. Ce fut lui qui lui conseilla l'atelier de Guérin.
[11] Henri Hugues était un cousin de Delacroix; son nom reparaîtra à maintes reprises dans le cours du Journal. Il existe de lui un très beau portrait peint par Delacroix, dans la manière flamande, mais ébauché seulement par parties. Ce portrait appartient actuellement à madame Léon Riesener; il avait été offert par son mari au Louvre, qui, nous ne savons pour quelle raison, le refusa.
[12] Dans le volume tiré à un petit nombre d'exemplaires et qui contient les œuvres critiques d'Eugène Delacroix, on trouve ce fragment extrait du cahier manuscrit dont nous avons parlé plus haut: «J'idolâtrais le talent de Gros, qui est encore pour moi, à l'heure où je vous écris, et après tout ce que j'ai vu, un des plus notables de l'histoire de la peinture. Le hasard me fit rencontrer Gros qui, apprenant que j'étais l'auteur du tableau en question (Dante et Virgile), me fit avec une chaleur incroyable des compliments qui, pour la vie, m'ont rendu insensible à toute flatterie. Il finit par me dire, après m'en avoir fait ressortir tous les mérites, que c'était du Rubens châtié. Pour lui qui adorait Rubens, et qui avait été élevé à l'école sévère de David, c'était le plus grand des éloges...» (EUGÈNE DELACROIX, Sa vie et ses œuvres, Jules CLAYE, 1865, p. 52.)
[14] Delacroix fait allusion à une opération cruelle que son père dut subir et durant laquelle il montra une énergie stoïque: c'était une opération de «sarcocèle», d'autant plus redoutable qu'à cette époque on ne la pratiquait que très rarement. Une plaquette, aujourd'hui presque introuvable, contient le récit de cette tentative chirurgicale. Nous avons pu mettre la main sur un exemplaire et nous en avons transcrit le titre: Opération de sarcocèle, faite le 27 fructidor an V, au citoyen Charles Delacroix, ex-ministre des relations extérieures, ministre plénipotentiaire de la République française près celle Batave, par le citoyen A.-B. Imbert-Delonnes, officier de santé... Publié par ordre du Gouvernement, à Paris, à l'Imprimerie de la République. Frimaire an VI.
[15] Sa sœur Henriette Delacroix, plus âgée que lui de vingt ans, avait épousé M. de Verninac Saint-Maur, ambassadeur de France à Constantinople.
Cette lettre a trait à des difficultés qui s'étaient élevées entre Charles, Eugène et M. de Verninac au sujet de leurs droits respectifs dans la succession de leur mère.
[16] Piron était un des ami les plus intimes de Delacroix. Il fut administrateur des Postes, et à raison de son entente des affaires, Delacroix devait l'instituer son légataire universel et le charger de l'exécution de ses dernières volontés. Ce fut par ses soins que se trouvèrent réunies en un volume tiré à un petit nombre d'exemplaires et publié chez J. Claye, sous le titre: EUGÈNE DELACROIX, sa vie et ses œuvres, les œuvres critiques de Delacroix, parues à la Revue des Deux Mondes, à l'Artiste et à la Revue de Paris.
[17] Il nous paraît utile de rappeler, au début de ce Journal, les liens d'étroite affection qui unissaient Eugène Delacroix à Pierret. La lecture du premier volume de la correspondance a pu édifier sur ce point les fervents du maître; c'est ainsi que la plupart des lettres de l'année 1832, pendant laquelle Delacroix fit son voyage au Maroc, sont adressées à l'ami qui avait été son camarade d'enfance; tout ce qui présente un caractère de confidence et d'intimité, le récit de ses premières amours, de ses tentatives d'artiste, de ses déboires et des luttes qu'il soutient, il l'adresse à Pierret.
Pierret était le secrétaire de Baour-Lormian, et Delacroix, dans maints passages de sa correspondance, parle avec émotion de cette intimité: «Oui, j'en suis sûr, lui écrit-il, en 1818, la grande amitié est comme le grand génie, le souvenir d'une grande et forte amitié est comme celui des grands ouvrages des génies... Quelle vie ce doit être que celle de deux poètes qui s'aimeraient comme nous nous aimons!»
Pierret mourut en 1854.
[18] Il s'agit ici du général Delacroix, qui avait vingt ans de plus que le peintre. Ce passage serait incompréhensible, si l'on n'y ajoutait, en manière d'éclaircissement, que l'artiste fait allusion a une liaison douteuse, qu'il jugeait regrettable et peu digne de son frère.
[19] Probablement Édouard Guillemardet, frère de Félix Guillemardet.
[20] Champion, camarade d'atelier de Delacroix, resté inconnu. Il ne devait pourtant pas être sans valeur comme peintre, car nous trouvons dans les notes de Léon Riesener sur son cousin ce passage: «Delacroix m'a parlé de l'influence qu'un certain Champion avait eue sur le talent de Géricault lui-même et sur tous les élèves de l'atelier Guérin.»
[21] Soulier fut, avec Pierret et Félix Guillemardet, l'ami le plus intime de Delacroix. Il le connaissait depuis 1816 et correspondait assidûment avec lui. Ils avaient fait de la peinture ensemble, on plutôt de timides essais. M. Burty reproduit dans une note placée au bas de la première lettre de Delacroix à Soulier, cette indication biographique donnée par Soulier lui-même: «Mes soirées étaient consacrées à réunir quelques jeunes gens dans mon humble chambrette, la plus haute de la place Vendôme, à l'hôtel du Domaine extraordinaire, où j'étais surnuméraire et secrétaire de l'intendant, le marquis de la Maison fort. Horace Raisson était dans mon bureau au secrétariat, et ce fut lui qui m'amena Eugène Delacroix.» Il resta en relations suivies avec Delacroix jusqu'à la mort du peintre: une lettre de 1862, adressée par Delacroix à Soulier, montre ce qu'étaient leurs relations: «Je pense, lui écrit Delacroix déjà gravement malade, aux moments heureux où nous nous sommes connus et à ceux où nous avons joui si pleinement de la société l'un de l'autre.»
[22] Fedel, architecte de grand mérite. «C'était un homme très actif, très passionné en faveur de toute la jeunesse romantique et qui se faisait le lien vivant, le trait d'union empressé, chaleureux, dévoué, des artistes entre eux et des artistes avec les amateurs.» (Ernest CHESNEAU, Peintres et sculpteurs romantiques, p. 82.)
[23] Georges Rouget, né en 1784, mort en 1869, élève de David, qu'il aida même, dit-on, dans l'exécution de quelques-uns de ses grands tableaux. Il avait débuté au Salon de 1812. Son œuvre assez importante se compose principalement de grandes compositions historiques et de portraits. En 1849, il posa, en même temps que Delacroix, sa candidature à l'Académie des beaux-arts pour succédera à Garnier. Ce fut Léon Cogniet qui fut élu.
[24] Peintre et sculpteur, né à Nantes, en 1804, Debay remporta le grand prix de peinture en 1824. L'opinion de Delacroix sur lui semble s'être modifiée avec le temps, car il écrit en 1857: «Quoique j'eusse désigné dans ma pensée un candidat que j'aurais désiré que l'on choisît, je n'en aurais pas moins fait tous mes efforts pour que l'on rendit à M. Debay une justice provisoire, en le plaçant avantageusement sur les listes. Son mérite comme sculpteur et les qualités qui distinguent son caractère l'auront, je n'en doute pas, mis en évidence.» (Corresp., t. II, p. 118.)
[25] Dans tout le court de son Journal, Delacroix note à la suite de ses lectures tous les sujets qui l'intéressent. Beaucoup de ces sujets n'ont jamais été traités par lui.
[26] C'est le sujet du tableau «Les Natchez» commencé à cette époque et qui ne parut qu'au Salon de 1835. Il fut mis en loterie à Lyon au profit d'une œuvre de bienfaisance en 1838. (V. Catalogue Robaut, n° 108.)
[27] Vert 1820, Delacroix avait établi son atelier, 22, rue de la Planche, aujourd'hui rue de Varenne. Il ne quitta cet atelier qu'en octobre 1823, pour s'installer rue Jacob.
[28] Charles Pascot, négociant, puis intendant de la duchesse de Bourbon, avait épousé Adélaïde-Denise Œben, sœur cadette de la mère d'Eugène Delacroix.
[29] Tancrède opéra italien de Rossini.
[30] On sait quelle admiration Delacroix professait pour le génie de Mozart. Cette reprise des Noces le préoccupait, et il l'attendait avec impatience, car le 30 août 1822, il écrivait à Pierret: «Dis-moi si tu sais qui fait le rôle de la comtesse dans les Nozze di Figaro que l'on joue à présent, depuis que Mme Mainvielle n'y est plus.» M. Burty ajoute en note: «Les Nozze furent données du 27 juillet au 14 septembre, quatre fois avec cette distribution: Almaviva, Levasseur; Figaro, Pellegrini; Bartolo, Profeti; Bazilio, Deville; Antonio, Auletta; Comtessa, Bonini; Suzanna, Naldi; Cherubino, Cinti; Marcelina, Goria; Barberina, Blangy.» (Corresp., t. I, p. 91.)
[31] Ces préoccupations amoureuses le hantaient depuis sa première jeunesse. On pourrait rapprocher ce passage d'un fragment de lettre adressée à Pierret le 21 février 1821: «Je suis malheureux, je n'ai point d'amour. Ce tourment délicieux manque à mon bonheur. Je n'ai que de vains rêves qui m'agitent et ne satisfont rien du tout. J'étais si heureux de souffrir en aimant! Il y avait je ne sais quoi de piquant jusque dans ma jalousie, et mon indifférence actuelle n'est qu'une vie de cadavre.» (Corresp., t. I, p. 75.)
[32] Son neveu, Charles de Verninac, fils unique de sa sœur Henriette, fut envoyé comme consul en Amérique et mourut en cinquantaine à New-York, en 1834, des suites de la fièvre jaune qu'il avait contractée à Vera-Cruz, à son retour de Valparaiso.
Charles de Verninac ressemblait à sa mère, qui était très belle et d'une grande distinction. Eugène Delacroix, au contraire, était d'une constitution délicate, et cet état de santé qui a commencé par de longues fièvres, en 1820, a beaucoup influé sur l'ensemble de ses idées pendant le cours de sa vie.
[33] Ce tableau fut, en effet, exposé à la Société des Amis des arts et au Salon de 1827. Il fut acheté par le duc de Fitz-James et passa en Angleterre. (Voir le Catalogue Robaut.)
[34] «... Que ces Italiens me plaisent! Je me consume à écouter leur belle musique et à dévorer des yeux leurs délicieuses actrices. Nous avons une espèce de Ronzi à ce théâtre, qui est venue fort à propos remplacer la nôtre, cette chère petite folle que j'ai bien regrettée, c'est Mme Pasta. Il faut la voir pour se figurer sa beauté, sa noblesse et son jeu admirable.» (Corresp., t. I, p. 86.)
[35] Roméo e Giuletta, opéra italien de Zingarelli.
[36] Lopez ou Lopès, peintre, demeuré inconnu. On trouve mentionné dans les catalogues des Salons de 1833 et 1835 le nom d'un Lopès, élève de......y qui doit être le même que le peintre en question, ami de jeunesse de Delacroix.
[37] Jean-Baptiste Mauzaisse, peintre de portraits et lithographe, élève de Vincent, né en 1784, mort en 1844.
1823
Paris, mardi 15 avril 1823[38].—Je reprends mon entreprise après une grande lacune: je crois que c'est un moyen de calmer les agitations qui me tourmentent depuis beaucoup de temps. Je crois voir que, depuis le retour de ***, je suis plus troublé, moins maître de moi. Je m'effarouche comme un enfant; tous les désordres s'y joignent, celui de mes dépenses aussi bien que l'emploi de mon temps. J'ai pris aujourd'hui plusieurs bonnes résolutions. Que ce papier, au moins, à défaut de ma mémoire, me reproche de les oublier, folie qui n'eût servi qu'à me rendre malheureux.
Si on ne remédie pas d'une manière à la position de ma sœur, je me loge avec elle et vis avec elle. Ce que je demande le plus au ciel, c'est de donner à mon neveu une grande ardeur pour le travail et cette résolution extrême qu'inspire une position malheureuse et gênée. D'ici à ce que cela se décide, je veux faire des armes; cela contribuera à régler ma vie habituelle.
—J'ai aujourd'hui bien admiré la Charité d'André del Sarte. Cette peinture, en vérité, me touche plus que la Sainte Famille de Raphaël. On peut faire bien de beaucoup de façons... Que ses enfants sont nobles, élégants et forts! Et sa femme, quelle tête et quelles mains! Je voudrais avoir le temps de le copier; ce serait un jalon pour me rappeler qu'en copiant la nature sans influence des maîtres, on doit avoir un style bien plus grand.
—Il faut absolument se mettre à faire des chevaux, aller dans une écurie tous les matins; se lever de bonne heure et se coucher de même.
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«Je ne devais pas vous revoir, et tout s'est réveillé en moi! Par bonté, vous ne m'avez pas reçu avec froideur. Que peut-il en arriver des tourments infinis qui ont déjà commencé pour moi? Un partage! Quels que soient vos sentiments pour un autre, il est votre ami et celui de votre famille. Mais me promènerai-je sous vos fenêtres pendant qu'il sera près de vous?... J'avais compté sur ma fermeté, et vous avez tout détruit. N'importe! Privé de vous voir, je conserverai bien chèrement le souvenir de votre dernier adieu. Souvenez-vous aussi d'un tendre ami.»
«Que prétendez-vous en m'accueillant comme vous avez fait? Me rendre ma folie!»
[38] Delacroix, dans sa jeunesse, écrivait son journal d'une manière intermittente. Le décousu de sa vie, ses préoccupations d'art, un labeur incessant et concentré absorbaient ses loisirs et sa pensée. De là des lacunes fréquentes dans les notes qui se rapportent à cette période.
*
Vendredi 16 mai.—C'est samedi 10 que je l'ai revue; je ne mettrai pas comment elle m'a reçu: je m'en souviendrai. Cela m'a troublé...
Je suis maintenant tout à fait calme. La jalousie commençait à gronder. J'ai le jour même dîné avec Pierret.
—Le lendemain matin, Bompart vient m'entretenir du concours projeté qu'il m'a présenté sous les plus belles couleurs du monde.
Aujourd'hui, vendredi, 16 mai, j'ai vu Laribe et lui ai porté la rédaction que j'avais tirée de l'histoire de France. Ce que je prévoyais arrive; on retardera, on amoindrira l'idée, et on élaguera parmi les concurrents. Je lui ai parlé sans façon, peut-être trop. Je me suis rejeté sur la promesse de commande pour une église, mais en homme qui n'y compte guère; il m'a répondu en homme qui ne veut guère faire de même.
—Fortifie-toi contre la première impression; conserve ton sang-froid.
Ni les promesses brillantes de tes meilleurs amis, ni les offres de service des puissants, ni l'intérêt qu'un homme de mérite te témoigne ne doivent te faire croire à rien de réel dans tout ce qu'ils te diront; quant à l'effet, j'entends, parce que beaucoup de prometteurs ont de bonnes intentions en vous parlant, comme les faux braves, ou les gens qui se mettent en colère à la manière des femmes, et dont toute l'effervescence se calme considérablement à l'approche de l'action. De ton côté, sois prudent dans l'accueil que tu fais toi-même, et surtout point de ces prévenances ridicules, fruits seulement de la disposition du moment.
—L'habitude de l'ordre dans les idées est pour toi la seule route au bonheur; et pour y arriver, l'ordre dans tout le reste, même dans les choses les plus indifférentes, est nécessaire.
—Que je me sens faible, vulnérable et ouvert de tous côtés à la surprise, quand je suis en face de ces gens qui ne disent pas les paroles par hasard, et dont la résolution est toujours prête à soutenir le dire par l'action!... Mais y en a-t-il, et ne m'a-t-on pas pris souvent pour un homme ferme?
Le masque est tout. Il faut convenir que je les crains; et est-il rien de plus flétrissant que d'avoir peur? L'homme le plus ferme par nature est poltron, quand ses idées sont flottantes; et le sang-froid, la première défense, ne vient que de ce que la surprise n'a point d'accès dans une âme qui a tout vu d'avance. Je sais que cette détermination est immense, mais à force d'y revenir, on fait naturellement une grande partie du chemin.
—J'ai vu mardi dernier Sidonie. Il y a eu quelques moments ravissants. Qu'elle était bien, nue et au lit! Surtout des baisers et des approches délicieuses...
Elle revient lundi.
—Géricault est venu me voir le lendemain mercredi. J'ai été ému à son abord[39]: sottise! De là au manège royal, dont je n'attends pas grand fruit; puis été voir Cogniet.
—Le soir chez les Fielding[40].
—Hier jeudi, Taurel[41] venu me voir; il m'a donné envie de l'Italie et longue conversation à Monceaux et au retour. Quelques-unes des idées ci-dessus en sont le fruit.
—Aujourd'hui, reçu une lettre de Philarète, qui a couru après moi.
—Voici quelques-unes des folies que j'écrivais, il y a quelques jours, au crayon, tout en travaillant à mon tableau de Phrosine et Melidor.[42] C'était à la suite d'une narration de jouissances éprouvées qui m'avait donné une dose passable de mauvaise humeur.
«Pourquoi ne m'avez-vous pas reçue froidement comme vous m'aimez? Quels droits ai-je sur vous? Pourquoi avoir demandé de m'amener? Vous me dites de vous aller voir! Quel partage, ô ciel! Quelle folie! en sortant de vous voir, je me suis flatté que vos yeux m'avaient dit vrai. Il fallait me traiter en ami: c'était bien le moins. D'ailleurs qu'ai-je demandé? Je serais un misérable, si j'étais revenu chez vous avec l'espoir de vous aimer et d'être aimé. Je croyais avoir tout surmonté; je comptais surtout sur votre aide. Qu'est-ce qu'ont voulu dire vos yeux? Vous avez eu la cruauté de me donner un baiser! Pensez-vous que je vivrai avec cet homme, si je me mets à vous aimer?... et que je le souffrirai près de vous? Ou par pitié, sans doute, vous lui accorderez tout? Cette pitié-là n'accommode pas un cœur aimant... mon cœur n'est pas si compatissant... Vous me méprisez donc?...»
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Ici je ne suis plus fou.—Socrate dit qu'il faut combattre l'amour par la fuite.
—Il faudrait lire Daphnis et Chloé: c'est un des motifs antiques qu'on souffre le plus volontiers.
—Ne pas perdre de vue l'allégorie de l'Homme de génie aux portes du tombeau, et de la Barbarie qui danse autour des fagots, dans lesquels les Omar musulmans et autres jettent livres, images vénérables et l'homme lui-même. Un œil louche l'escorte à son dernier soupir, et la harpie le retient encore par son manteau ou linceul. Pour lui, il se jette dans les bras de la Vérité, déité suprême: son regret est extrême, car il laisse l'erreur et la stupidité après lui, mais il va trouver le repos. On pourrait le personnifier dans la personne du Tasse: ses fers se détachent et restent dans les mains du monstre. La couronne immortelle échappe à ses atteintes et au poison qui coule de ses lèvres sur les pages du poème.
*
Samedi, mai 1823.—Je rentre d'une bonne promenade avec mon cher Pierret; nous avons bien parlé de toutes ces bonnes folies qui nous occupent tant. Je suis possédé à présent de la fine tournure de la camériste de Mme ***. Depuis qu'elle est installée dans la maison, je la saluais amicalement. Avant-hier soir, je la rencontrai sur le boulevard; je venais de faire des visites infructueuses; elle donnait le bras aune femme en service aussi chez sa maîtresse. Il me prit une forte tentation de les prendre sous le bras. Mille sottes considérations se croisaient dans ma tête, et je m'éloignais toujours d'elles, en me disant que j'étais un sot et qu'il fallait profiter de l'occasion... lui parler un peu, prendre les mains, que sais-je?... Enfin faire quelque chose... Mais sa camarade..., mais deux femmes de chambre sous le bras... Je ne pouvais guère les mener prendre des glaces chez Tortoni. Je marchai néanmoins d'un pas plus précipité jusque chez M. H***, où je m'informai de son retour; puis enfin..., quand il n'était plus temps de les retrouver, je courus sur leurs traces et parcourus inutilement le boulevard.
—Hier, je fus avec Champmartin[43] étudier les chevaux morts.
En rentrant, ma petite Fanny était chez la portière; je m'installe, je cause une grande heure et je m'arrange pour remonter en même temps qu'elle. Je sentais par tout mon cœur le frisson favorable et délicieux qui précède les bonnes occasions. Mon pied pressait son pied et sa jambe. Mon émotion était charmante. En mettant le pied sur la première marche de l'escalier, je ne savais encore ce que je dirais, ce que je ferais, mais je pressentais qu'il y aurait quelque chose de décisif; je la pris doucement par la taille. Arrivé sur son palier, je l'embrassai avec ardeur et je pressai sur ses lèvres; elle ne me repoussa point. Elle craignait, disait-elle, d'être vue. Aurais-je dû pousser plus avant? Mais que les mots sont froids pour peindre les émotions! Je la baisais et la rebaisais, je la tirais sans cesse à moi; enfin je l'abandonnai me promettant de la revoir le lendemain. Hélas! c'est aujourd'hui, je n'ai eu tout le jour que cette pensée; je l'ai vue, je ne sais où elle veut en venir. Elle a paru se dérober à moi ou feindre de ne pas me voir... Ce soir, dans ce moment, ma porte est entr'ouverte... J'espère je ne sais quoi,... ce qui peut arriver. J'entrevois une infinité d'obstacles. Mais que ce serait doux!... Ce n'est pas de l'amour. Ce serait trop pour elle; c'est un singulier chatouillement nerveux qui m'agite, quand je pense qu'il est question d'une femme, car elle n'est vraiment pas séduisante... Je conserverai cependant le souvenir délicieux de ses lèvres serrées par les miennes.
Je veux lui écrire un petit billet qui nécessite une réponse, puis un autre; il ne faut rien écrire qu'elle puisse prendre au sérieux. Je lui dirai simplement, vu les rares occasions que nous avons, de m'écrire quand je pourrai voir ce portrait qu'elle a promis de me faire voir. O folie! folie! folie qu'on aime et qu'on voudrait fuir. Non! ce n'est pas le bonheur! C'est mieux que le bonheur, ou c'est une misère bien poignante. Malheureux! Et si je prenais pour une femme une véritable passion! Mon lâche cœur n'ose préférer la paix d'une âme indifférente à l'agitation délicieuse et déchirante d'une passion orageuse. La fuite est le seul remède. Mais on se persuade toujours qu'il sera temps de fuir, et l'on serait au désespoir de fuir, même son malheur.
—J'ai été le soir avec Pierret retoucher un tableau de famille que le pauvre père Petit finissait en mourant. J'ai éprouvé un sentiment pénible au milieu de ce modeste asile d'un pauvre vieux peintre qui ne fut pas sans talent et à la vue de ce malheureux ouvrage de sa vieillesse languissante.
—Je me suis décidé à faire pour le Salon des scènes du Massacre de Scio[44].
[39] Delacroix a retracé d'autre part, dans le cahier manuscrit dont nous avons déjà parlé, le caractère de ses relations avec Géricault: «Quoiqu'il me reçût avec familiarité, la différence d'âge et mon admiration pour lui me placèrent, à son égard, dans la situation d'un élève. Il avait été chez le même maître que moi, et, au moment où je commençais, je l'avais déjà vu, lancé et célèbre, faire à l'atelier quelques études. Il me permit d'aller voir sa Méduse pendant qu'il l'exécutait dans son atelier bizarre près des Ternes. L'impression que j'en reçus fut si vive qu'en sortant je revins toujours courant et comme un fou jusqu'à la rue de la Planche que j'habitais alors.» (EUGÈNE DELACROIX, Sa vie et ses œuvres, p. 61.)
[40] Il s'agit ici des quatre Anglais, les frères Fielding, Théodore, Copley, Thalès et Nathan, tous artistes, aquarellistes de talent. Le plus célèbre est Copley. Ce fut Thalès Fielding qui se lia le plus intimement avec Delacroix, pendant un séjour qu'il fit à Paris en 1823. M. Léon Riesener, dans ses notes sur Delacroix, donne des détails assez piquants sur la communauté d'existence des deux artistes: «Pour faire du café le matin, on ajoutait de l'eau et un peu de café sur le marc de la veille, dans l'unique bouilloire, jusqu'à ce qu'on fût forcé de la vider. De temps en temps on avait un gigot en provision, dans l'armoire, auquel on coupait des tranches pour les rôtir dans la cheminée. Mais un jour les deux amis, partageant ce déjeuner, se fâchèrent. Fielding disait très sérieusement qu'il descendait du roi Bruce. Delacroix l'appelait «Sire». Mais Fielding ne pouvait sur ce sujet admettre la plaisanterie et se fâcha pour toujours.» (Corresp., t. I, p. 23.)
[41] François Taurel, peintre de marines, né à Toulon en 1787, mort à Paris en 1832.
[42] Le tableau dont parle ici Delacroix est sans doute resté inachevé, car il ne se retrouve pas dans l'œuvre du maître et ne figure pas au catalogue Robaut.
Sous ce même titre, Prud'hon exposa au Salon de l'an VI une gravure célèbre, dont la composition dramatique peut avoir tenté l'imagination toujours en éveil de Delacroix. Phrosine et Melidor est également le titre d'un opéra-comique en trois actes, de Méhul, dont le poème fort médiocre est d'Arnault, et qui fut représenté pour la première fois en 1794. Il se peut qu'après avoir vu jouer cette pièce, Delacroix ait songé à en tirer un sujet de tableau.
En l'absence de tout document, il est impossible de se prononcer entre ces deux hypothèses.
[43] Peintre de portraits, né à Bourges en 1797, élève de Guérin. Ce fut à l'atelier de Guérin que Delacroix se lia avec Champmartin.
[44] Ici apparaît pour la première fois l'idée de ce tableau, il fut exposé au Salon de 1824, acheté par l'État 6,000 francs; il reparut à l'Exposition universelle de 1855. Il appartient maintenant au Musée du Louvre.
Lundi 9 juin.—Pourquoi ne pas profiter des contrepoisons de la civilisation, les bons livres? Ils fortifient et répandent le calme dans l'âme. Je ne puis douter de ce qui est véritablement bien, mais au milieu des fanatiques et des intrigants, il faut de la réserve.
—On se reproche trop souvent d'avoir changé: c'est la chose qui a changé. Quelle chose plus désolante? J'ai deux, trois, quatre amis: eh bien! je suis contraint d'être un homme différent avec chacun d'eux, ou plutôt de montrer à chacun la face qu'il comprend. C'est une des plus grandes misères que de ne pouvoir jamais être connu et senti tout entier par un même homme; et quand j'y pense, je crois que c'est là la souveraine plaie de la vie: c'est cette solitude inévitable à laquelle le cœur est condamné. Une épouse qui est de votre force est le plus grand des biens. Je la préférerais supérieure à moi de tous points, plutôt que le contraire.
*
Dimanche 9 novembre.—Revu l'amie. Elle est venue à mon atelier; je suis bien plus tranquille et pourtant bien délicieusement atteint. Je lui suis médiocrement cher (comme amant s'entend), car je suis convaincu qu'elle a pour moi presque tout le tendre attachement que j'ai pour elle. Singulière émotion! Chère femme, au moins ne réveille pas dans mon cœur de nouveaux tourments... Je trouvai tant de choses à lui dire, quand je ne l'eus plus. Il m'a semblé qu'avec le secret tout était dit, puisqu'il s'agit de ne plus faire un malheureux. Mais je ne veux plus qu'on me dise qu'on m'aime et qu'on ait en même temps des procédés pour un autre... J'ai vu Piron également ce soir-là... Je la reverrai jeudi.
Dieu! que de choses en arrière! Et ma petite Émilie[45]... Elle est déjà oubliée, je n'en ai pas fait mention; j'y ai trouvé de doux moments...
C'est lundi dernier que j'avais été chez elle: ce jour, j'avais été voir Regnier[46], chez qui j'ai revu une esquisse de Constable[47]: admirable chose et incroyable!
—J'ai arrêté cette semaine une composition de Scio et presque celle du Tasse.[48]
*
10 novembre.—«Je voudrais qu'une femme ait la franchise, avec un homme qui est son ami, de s'expliquer comme le font deux hommes ensemble. Pourquoi êtes-vous venue rue de Grenelle? C'est plus que des procédés. Ce que je hais le plus, c'est l'incertitude. Dis-moi, chère amie, que nous te sommes également chers. Et pourquoi rougir? La femme est-elle autrement faite que nous? Est-ce que nous nous faisons grand scrupule de faire notre cour à un objet qui nous captive momentanément? Enfin, fais ta profession d'amour. Dis que ton cœur est assez vaste pour deux amis, car ni l'un ni l'autre n'est amant; je ne serai pas jaloux, et je ne me regarderai pas comme coupable en te possédant. C'est de toutes les manières que je voudrais m'emparer de toi. Avec quelles délices je t'ai pressée sur mon cœur! Toi-même, tes accents étaient vrais. Tu me dis: «Qu'il y a longtemps, cher ami, que je ne t'ai vu ainsi!» Mais quoi, ne jamais te voir! Ne pourrai-je, du moins, si tu es malade, aller moi-même savoir de tes nouvelles? N'y a-t-il pas quelque moyen?.....»
Et toi, mon pauvre ami? tu es à plaindre. On n'éprouve pas ce que tu éprouves... Je crois être plus heureux, parce que je me contente de moins... Elle ne nous voit pas coupables du tout en nous abandonnant l'un à l'autre. «Je me mets à votre discrétion», a-t-elle dit.
Ce que je désire vivement, c'est qu'il puisse cesser de l'aimer. Ce jeudi, je l'attends avec bien de l'impatience; mais après, il n'y en aura plus; mais elle-même, elle se résout bien facilement à se passer de moi! Qu'elle me le dise elle-même, et je serai tranquille.
*
Même jour.—«Bonne et chère J..., j'use de tous les privilèges de mes vacances pour me donner la consolation de vous écrire, en attendant celle de vous voir. Ce jeudi, j'y pense beaucoup trop pour un homme qui n'en veut pas souvent de semblables. Quels doux et cruels moments pour moi, bonne amie! Il me semble que ma lettre va vous ennuyer. N'imaginez pas que je ne vous écrive que pour envoyer mes rêveries, bien tristement (dans tout cela, ma tristesse vient de ce que, comme son véritable ami avant tout, je ne puis la voir, etc.) et chèrement méditées, hélas! à cette même place où je vous ai vue hier si bonne pour moi. Je veux vous demander une chose sur laquelle je n'ai pas insisté. Soyez assez bonne pour venir demain...
«Je suis un grand et indigne indiscret: mais pensez que vous devez m'oublier après ce jeudi..... Ah! pourquoi, bonne J..., n'être pas entièrement franche avec moi? Pourquoi n'être pas tout à fait l'amie de celui dont le cœur sera toujours plein de votre chère image, et qui donnerait tout pour vous? Quel doux sentiment vous m'inspirez! Mais n'appuyons pas sur tous ces sentiments-là. Il y a tant d'affections délicates dans tout, et singulières dans tout ceci, que la tête s'y perd, quand on veut s'en rendre compte: il n'y a que le cœur dont l'instinct soit sûr; il ne m'a jamais trompé sur le degré d'intérêt qu'on me porte.
«Adieu! Adieu donc! Je compte beaucoup sur vos bontés: vous savez aussi que nous avons des articles à dresser, puis mille choses à nous dire, dont je ne me suis souvenu qu'au moment où je vous ai quittée. Tout cela demande bien du temps.
«Mes sottises me font rougir de pitié... Que cette vie est triste! toujours des entraves à ce qui serait si doux! Quoi! si vous tombiez malade, je ne pourrais aller moi-même vous demander de vos nouvelles et vous voir à votre chevet! Enfin! il en est ainsi... et adieu encore une fois, et la plus tendre et la plus sûre amitié pour la vie.»
[45] Émilie Robert était son modèle favori qui posa pour le torse de la femme traînée par le giaour à la queue de son cheval dans le Massacre de Scio.
[46] Peintre, camarade d'atelier de Delacroix, demeuré inconnu.
[47] L'admiration de Delacroix pour Constable se maintint égale dans tout le cours de sa carrière. Dans une très belle lettre sur l'École anglaise de peinture, adressée à Th. Silvestre, et datée de 1858, l'artiste écrivait: «Constable, homme admirable, est une des gloires anglaises. Je vous en ai déjà parlé et de l'impression qu'il m'avait produite au moment où je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de véritables réformateurs. Ils sont sortis de l'ornière des paysagistes anciens. Notre école, qui abonde maintenant en hommes de talent dans ce genre, a grandement profité de leur exemple. Géricault était revenu tout étourdi de l'un des grands paysages qu'il nous a envoyés.» (Corresp., t. II, p. 193.)
[48] Le Journal marque suffisamment l'intérêt qu'il prenait à cette composition du Tasse. Dès 1819 il écrivait à Pierret: «N'est-ce pas que cette vie du Tasse est bien intéressante? Que cet homme a dû être malheureux! Qu'on est rempli d'indignation contre ces indignes protecteurs qui l'opprimaient sous le prétexte de le garantir contre ses ennemis, et qui le privaient de ses chers manuscrits!... On pleure sur lui. On s'agite sur sa chaise en lisant cette vie: les yeux deviennent menaçants, les dents se serrent de colère!» (Corresp., t. I, p. 42.)
Voir le Catalogue Robaut, n° 88.
17 décembre.—«Je n'ai reçu qu'à présent votre lettre. Depuis quelques jours je me tenais chez moi et n'étais pas allé à mon atelier. Oui, votre souvenir me sera toujours cher, et ce que vous souffrez, je le souffre avec vous; j'ai aussi mes ennuis et une lutte à souffrir contre des adversités de plus d'une espèce. Le temps, la nécessité, tout me presse et me harcèle: Ne joignez pas à ces maux celui de croire que je suis indifférent à ce qui vous touche. Vous avez bien voulu dernièrement vous intéresser à moi, quoique infructueusement. J'aurais été vous voir si je n'avais craint qu'à cette occasion vous ne preniez ma visite pour un simple acte de politesse, comme tout le monde s'en rend. Ici je peux en remercier de tout mon cœur une amie. Vous pouvez croire que je n'ai pas attendu votre lettre pour savoir de vos nouvelles. Votre pauvre enfant! Je vous plains bien! Adieu! Ma triste figure ne serait guère pour vous apporter quelques consolations. Adieu et tendre attachement.»
*
22 ou 23 décembre, mardi, à minuit.—Je rentre chez moi dans des sentiments de bienveillance et de résignation au sort. J'ai passé la soirée avec Pierret et sa femme au coin de leur modeste feu. Nous prenons notre parti sur notre pauvreté: et au fait, quand je m'en plains, je suis hors de moi, hors de l'état qui m'est propre. Il faut, pour la fortune, une espèce de talent que je n'ai point, et quand on ne l'a point, il en faudrait un autre encore pour suppléer à ce qui manque.
Faisons tout avec tranquillité; n'éprouvons d'émotions que devant les beaux ouvrages ou les belles actions... Travaillons avec calme et sans presse. Sitôt que la sueur commence à me gagner et mon sang à s'impatienter, tiens-toi en garde: la peinture lâche est la peinture d'un lâche.
—Je vais demain chez Leblond[49], le soir. J'aime bien ces soirées et aussi beaucoup Leblond, c'est un bon ami.
—J'ai été en soirée chez Perpignan[50], samedi dernier. Thé à l'anglaise, punch, glaces, etc., jolies femmes...
—Je travaille à mes sauvages. Demain mercredi, j'ai Émilie.
*
Mardi 30 décembre.—Aujourd'hui avec Pierret: j'avais rendez-vous aux Amis des arts, pour aller voir une galerie de tableaux, presque tous italiens, parmi lesquels est le Marcus Sextus de M. Guérin; nous nous sommes attardés, pensant n'avoir que ce seul tableau à voir, et que nous trouverions ces vieux tableaux à l'ordinaire. Au contraire, peu de tableaux, mais supérieurement choisis, et par-dessus tout un carton de Michel-Ange... O sublime génie! que ces traits presque effacés par le temps sont empreints de majesté!
J'ai senti se réveiller en moi la passion des grandes choses. Retrempons-nous de temps en temps dans les grandes et belles productions! J'ai repris ce soir mon Dante; je ne suis pas né décidément pour faire des tableaux à la mode.
En sortant de là, nous avons été chez un teinturier, où nous avons vu une fille dont la tournure et la tête sont admirables et étaient tout en harmonie avec les sentiments que ces beaux ouvrages italiens m'avaient inspirés.
Je retournerai, si je puis, souvent là. Il y a des portraits vénitiens admirables... Un Raphaël et un Corrège... Oh! la belle Sainte Famille de Raphaël!
—Ce soir, Félix est venu chez moi; il était arrivé ce matin ou hier soir. Le bon ami! nous avons bien amicalement causé toute la soirée.
—La Saint-Sylvestre.[51] L'année va finir.
—C'était le 27... Dîné avec Édouard et Lopez, chez le restaurateur. Le soir ils m'ont présenté chez M. Lelièvre, leur ami.[52] J'ai reconduit Édouard jusqu'à sa porte. Beaucoup de bonne causerie et d'amitié.
—J'ai vendu ces jours-ci à M. Coutan[53], l'amateur de Scheffer, mon tableau exécrable de Ivanhoë... Le pauvre homme! et il dit qu'il m'en prendra quelques-uns encore; je serais d'autant plus tenté de croire qu'il n'est pas émerveillé de celui-ci.
—Il y a quelques jours, j'ai été le soir chez Géricault[54]. Quelle triste soirée! il est mourant; sa maigreur est affreuse; ses cuisses sont grosses comme mes bras; sa tête est celle d'un vieillard mourant. Je fais des vœux bien sincères pour qu'il vive, mais je n'espère plus. Quel affreux changement! Je me souviens que je suis revenu tout enthousiasmé de sa peinture: surtout une étude de tête du carabinier... s'en souvenir; c'est un jalon. Les belles études! Quelle fermeté! quelle supériorité! et mourir à côté de tout cela, qu'on a fait dans toute la vigueur et les fougues de la jeunesse, quand on ne peut se retourner sur son lit d'un pouce sans le secours d'autrui!...
*
Sans date[55].-La question sur le beau[56] se réduit à peu près à ceci: Qu'aimez-vous mieux d'un bon ou d'un tigre? Un Grec et un Anglais ont chacun une manière d'être beau qui n'a rien de commun.
C'est l'idée morale des choses qui nous effraye; un serpent nous fait horreur dans la nature, et les boudoirs de jolies femmes sont remplis d'ornements de ce genre: tous les animaux en pierre que nous ont laissés les Égyptiens, des crapauds, etc.
Souvent une chose, dans la nature, est pleine de caractère, par le peu de prononcé ou même de caractère qu'elle semble avoir au premier coup d'œil.
Le docteur Bailly met en principe: «La preuve que nos idées sur la beauté de certains peuples ne sont pas fausses, c'est que la nature semble donner plus d'intelligence aux races qui ont davantage ce que nous regardons comme la beauté.» Mais les arts ne sont pas ainsi; car si le Grec était plus beau à représenter que l'Esquimau, l'Esquimau serait plus beau que le cheval, qui a moins d'intelligence dans l'échelle des êtres. Mais tout est si bien né dans la nature que notre orgueil est extrême. Nous bâtissons un monde sur chaque petit point qui nous entoure. La rage de tout expliquer nous jette dans d'étranges bévues. Nous disons que nos voisins ont mauvais goût, et le juge en cela, c'est notre propre goût; car nous savons aussi que tous les autres voisins nous condamnent.
Nos peintres sont enchantés d'avoir un beau idéal tout fait et en poche qu'ils peuvent communiquer aux leurs et à leurs amis. Pour donner de l'idéal à une tête d'Égyptien, ils la rapprochent du profil de l'Antinoüs. Ils disent: «Nous avons fait notre possible, mais si ce n'est pas plus beau encore, grâce à notre correction, il faut s'en prendre à cette nature baroque, à ce nez épaté, à ces lèvres épaisses, qui sont des choses intolérables à voir.» Les têtes de Girodet sont un exemple divertissant dans ce principe; ces diables de nez crochus, de nez retroussés, etc., que fabrique la nature, le mettent au désespoir. Que lui coûtait-il... de faire tout droit? Pourquoi des draperies se permettent-elles de ne pas tomber avec la grâce horizontale des statues antiques?... Telle n était pas la méthode antique. Ils exagéraient au contraire, pour trouver l'idéal et le grand. Le laid souverain, ce sont nos conventions et nos arrangements mesquins de la grande et sublime nature... Le laid, ce sont nos têtes embellies, nos plis embellis, l'art et la nature corrigés par le goût passager de quelques nains, qui donnent sur les doigts aux anciens, au moyen âge, et à la nature enfin.
Le terreux et l'olive ont tellement dominé leur couleur, que la nature est discordante à leurs yeux, avec ses tons vifs et hardis.
L'atelier est devenu le creuset où le génie humain, à son apogée de développement, remet en question non seulement ce qui est, mais recrée avec une nature fantastique et conventionnelle que nos faibles esprits, ne sachant plus comment accorder avec ce qui est, adoptent de préférence, parce que c'est notre misérable ouvrage.
[49] Frédéric Leblond fut un des intimes de Delacroix. Il était assidu aux réunions d'amis en compagnie desquels le peintre se reposait du labeur de la journée. Dans une longue lettre, curieuse en ce qu'il y raconte sa dernière visite au grand artiste mourant, Frédéric Leblond vante la solidité d'affection de Delacroix; cette lettre fut publiée dans l'Artiste, et nous en détachons le passage suivant: «Ceux qui n'ont connu Eugène Delacroix que par ses grands travaux ne peuvent l'apprécier qu'à moitié. Il fallait vivre dans son intimité pour savoir les trésors de son cœur et de son esprit... C'est cette nature, si forte, si riche, et en même temps si simple et si naïve, qui a fait de lui l'homme le plus honnête, l'esprit le plus charmant, le cœur le plus généreux. Tu n'as pas oublié qu'en 1848 (nous n'étions pas riches alors), Delacroix, après avoir dîné gaiement avec nous, voulait nous forcer à prendre la moitié de son dernier billet de mille francs: «Qu'est-ce que cela en face de la Révolution et de l'éternité?» (L'Artiste, 1864, p. 121.)
[50] Camarade d'atelier de Delacroix. Dans sa correspondance, Delacroix le traite assez rudement. A Soulier il écrit en 1821, lui reprochant de ne pas lui envoyer d'aquarelles de Florence où il se trouvait alors: «Vous en promettez, vous en annoncez à Perpignan, qui n'est qu'un profane, qu'un Welche en peinture», et dans une autre lettre au même Soulier, il écrit: «Ce Perpignan, il faut le confesser, est un grand vandale et un homme sans cérémonie.» (Corresp., t. I, p. 71 et 80.)
[51] Dans sa Correspondance, Delacroix parle à maintes reprises de la Saint-Sylvestre, qui, par une joyeuse habitude de jeunesse, était pour lui l'occasion d'une réunion intime avec ses camarades de la première heure, Félix Guillemardet et Pierret. M. Ph. Burty nous raconte qu'on la fêtait à tour de rôle chez l'un des trois amis; on mangeait, on buvait, on s'embrassait à minuit. Dans une lettre à Pierret, datée de 1820, Delacroix s'écrie: «Là, à la lumière de la chandelle tout unie, on s'établit sur une table où l'on s'appuie les coudes et on boit et mange beaucoup pour avoir de ce bon esprit d'homme échauffé! C'est là la gaieté, et que la note est vraie! Ah! que les potentats et les grands politiques sont à plaindre de n'avoir pas de Saint-Sylvestre!» (Corresp., t. I, p. 54.)
[52] Lelièvre, peintre de portraits, demeuré inconnu. Il faisait partie avec Charlet, Chenavard, Comairas, d'un petit cercle intime, aux réunions duquel Delacroix se rendit fréquemment par la suite. Aux beaux jours, on se donnait volontiers rendez-vous chez lui, dans sa petite maison de l'île Séguin, à Sèvres, afin de peindre en pleine nature. (V. CHESNEAU, Peintres et sculpteurs romantiques, p. 81.)
[53] M. Coutan, l'amateur, dont parle ici Delacroix, a légué au Louvre un grand nombre de tableaux et de dessins de sa collection.
[54] Géricault allait succomber aux suites d'un accident de cheval. Il est facile de comprendre la tristesse qui envahissait Delacroix en présence de cette carrière brisée à trente-deux ans, si l'on songe que Géricault était, par la hardiesse de son génie et la fougue de son tempérament, le peintre de l'époque qui le mieux se rapprochait de Delacroix, si l'on songe encore que Delacroix avait fréquenté assidûment son atelier, suivi les progrès du fameux Naufrage de la Méduse, si l'on réfléchit enfin que Géricault avait été un des rares artistes sympathiques aux débuts de Delacroix! Il n'est donc pas surprenant qu'à ces différents titres l'admiration du jeune peintre se manifeste sans réserves pour le talent de Géricault. Plus tard, avec la culture grandissante et le développement du sens critique, Delacroix apportera des restrictions à ses premiers enthousiasmes; les dernières années du Journal, notamment l'année 1854, apparaissent singulièrement révélatrices sur la transformation de son jugement à l'égard de Géricault.
[55] Tout ce passage est extrait d'un petit cahier, qui porte cette seule mention: Fin 1823 et commencement 1824.
[56] Cette question du Beau inspira à Delacroix une de ses plus remarquables études critiques qui parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1854. Elle fait partie du volume des écrits du maître sous ce titre: Variations du Beau. Le sujet était éminemment favorable pour un esprit de l'envergure de Delacroix. C'est à propos de cet écrit que M. Paul Mantz dit très justement: «Il n'y faut pas voir un traité ex professo, mais une simple causerie sur un problème dont la solution a peut-être trop occupé les rêveurs. Sans prendre la peine de formuler rigoureusement sa pensée, sans attaquer de front le principe platonicien de l'absolu, l'auteur admet pour le Beau la multiplicité des formes. Il s'irrite contre ceux qui prétendent que l'antiquité a par avance monopolisé l'idéal et donné partout le modèle suprême. L'esthétique de Delacroix est donc essentiellement compréhensive et libérale. Il accepte l'art tout entier, et son idéal est assez vaste pour concilier Phidias et Rembrandt. Il n'y a là aucune confusion malsaine. Delacroix partait de ce principe que le style consiste dans l'expression originale des qualités propres à chaque maître...» (Paul MANTZ, Revue française, 1er octobre 1864.)
1824
Jeudi 1er janvier.—Je n'ai rapporté, comme je crois que c'est toujours, qu'une profonde mélancolie de cette bonne Saint-Sylvestre que nous a donnée Pierret; ces aubades, ces trompettes surtout et ces cors ne sont propres qu'à vous affliger sur ce temps qui passe, au lieu de vous préparer gaiement à celui qui vient. Ce jour est le plus-triste de l'année, j'entends aujourd'hui; hier, l'année n'était pas encore finie.
Édouard a passé la soirée avec nous. J'ai revu Gouleux[57]; nous avons rappelé nos souvenirs de collège... Plusieurs sont devenus des filous ou sont démoralisés.
*
Dimanche 4 janvier.—Malheureux! que peut-on faire de grand, au milieu de ces accointances éternelles avec tout ce qui est vulgaire? Penser au grand Michel-Ange.
Nourris-toi des grandes et sévères beautés qui nourrissent l'âme.
Je suis toujours détourné de leur étude par les folles distractions [58]. Cherche la solitude. Si ta vie est réglée, ta santé ne souffrira point de ta retraite.
Voici ce que le grand Michel-Ange écrivait au bord du tombeau: «Porté sur une barque fragile au milieu d'une mer orageuse, je termine le cours de ma vie; je touche au port commun où chacun vient rendre compte du bien et du mal qu'il a fait. Ah! je reconnais bien que cet art qui était l'idole, le tyran de mon imagination, la plongeait dans l'erreur: tout est erreur ici-bas. Pensers amoureux, imaginations vaines et douces, que deviendrez-vous, maintenant que je m'approche de deux morts, l'une qui est certaine, l'autre qui me menace...? Non, la sculpture, la peinture ne peuvent suffire pour tranquilliser une âme qui s'est tournée vers l'amour divin et que le feu sacré embrase.» (Vers qui ferment le recueil de ses poésies.)
*
Lundi 12 janvier.—-Ce matin, rendez-vous avec Raymond Verninac, pour voir M. Voutier, qui vient de la Grèce où il a été employé avec distinction, et qui va y retourner. C'est un bel homme, il a l'air d'un Grec; sa figure marquée de petite vérole et les yeux petits, mais vifs, et il semble plein d'énergie. Ce qu'il a vu cent fois, avec une nouvelle admiration, c'est le soldat grec qui, après avoir renversé son ennemi et l'avoir foulé de son talon, crie avec enthousiasme: Tito Eleutheria! Au siège d'Athènes, où les Grecs avaient poussé leurs ouvrages jusqu'à portée du pistolet des murailles, il empêcha un soldat de tuer un Turc qui paraissait aux créneaux, tant il fut frappé de sa belle tête.
—Massacres de Scio durant un mois. C'est à la fin de ce mois que le capitaine Georges d'Ipsara, avec, je crois, cent quarante hommes, fit incendier le vaisseau-amiral; tous les principaux officiers y périrent et le capitan-pacha lui-même. Les Grecs se sauvèrent sains et saufs. Un vaisseau qui portait de Candie à Constantinople la tête du brave Balleste, officier français, avait relâché à Scio et s'était paré de son horrible trophée. Le vaisseau fut incendié, et la tête du brave Balleste eut un tombeau digne de lui.
—En sortant de déjeuner avec Raymond Verninac et M. Voutier, été au Luxembourg. Je suis rentré à mon atelier saisi de zèle et, Hélène étant arrivée peu après, j'ai de suite fait quelques ensembles pour mon tableau. Elle a emporté malheureusement une partie de mon énergie de ce jour.
—Le soir, Dimier[59] nous donne un punch chez Beauvilliers[60].
—Mardi dernier, 6 janvier, dîné chez Riesener, avec Jacquinot et la fille du colonel, son frère[61]. Elle n'a pas de beaux traits, mais je désire vivement conserver longtemps l'impression de sa physionomie italienne, et surtout cette netteté de teint (sans avoir précisément un beau teint), et cette pureté de formes. J'entends cet arrêté, ce tendu de la peau qui n'appartient qu'à une vierge. C'est un souvenir précieux à garder pour la peinture, mais je le sens déjà qui s'efface.
—Hier dimanche 11, dîné chez la maîtresse de Leblond; aucune impression que vulgaire.
—C'est donc aujourd'hui lundi 12 que je commence mon tableau.
*
Dimanche 18 janvier.—Dîné aujourd'hui chez M. Lélièvre avec Édouard et Lopez. Bonnes et excellentes gens. Grande discussion sur les arts, et notamment grands efforts pour faire comprendre le mérite de Raphaël et de Michel-Ange.
—Aujourd'hui, Émilie Robert.
—Hier samedi et avant-hier vendredi, fait en partie ou préparé la femme du devant.—Leblond venu à mon atelier.
—Hier samedi, D. Giovanni joué par Zuchelli[62].
—Vendredi, soirée passée chez Taurel.
—J'ai eu Provost, modèle, mardi 13, et commencé par la tête du mourant sur le devant.—Le lendemain mercredi et le jeudi 15, chez Mme Lelièvre le soir, avec Édouard; elle m'a invité à dîner pour aujourd'hui.
A Provost, environ............................ 8 fr. A Émilie Robert, aujourd'hui.................. 12 fr.
—J'ai lu ces jours-ci dans le Journal des Débats, à propos d'un ouvrage original où l'on traite de toutes sortes de sujets, par le pseudonyme Philemnestre, qu'un juge anglais, désirant vivre longtemps, s'était mis à interroger tous les vieillards qu'il rencontrait, sur leur genre de vie et leur régime, et que leur longévité ne tenait particulièrement, ni à la nourriture, ni aux boissons fermentées. La seule chose constante chez tous, était de se lever bon matin, et surtout de ne pas refaire de somme, une fois réveillés. Chose très importante.
*
Samedi 24 janvier.—Aujourd'hui je me suis remis à mon tableau; dimanche dernier 18, j'ai cessé d'y travailler. J'avais commencé le lundi précédent quelques croquis seulement, ou plutôt le mardi 13; j'ai dessiné et fait aujourd'hui la tête, la poitrine de la femme morte qui est sur le devant. A l'exception de la main et des cheveux, tout est fait.
—Ce soir présenté chez M. *** et demain dîner chez Mme Lelièvre. Je disais ce soir à Édouard que, au lieu de faire comme la plupart des gens qui ont fait leur progrès dans la guerre de la vie à l'aide de leur lecture, il m'arrive de ne lire que pour confirmer ceux que je fais à part moi, car depuis que j'ai quitté le collège je n'ai point lu; aussi je suis émerveillé des bonnes choses que je trouve dans les livres; je n'en suis aucunement blasé.
—Hier vendredi 23, en sortant de dîner chez Rouget[63], il m'a pris une paresse qui m'a conduit au cabinet littéraire, où j'ai parcouru la vie de Rossini; je m'en suis saturé et j'ai eu tort. Mais au fait, ce Stendhal est un insolent, qui a raison avec trop de hauteur et qui parfois déraisonne.
Rossini est né en 1792, l'année où Mozart mourut.
—Jeudi 22 janvier. Passé chez moi la soirée et une partie de la journée chez Soulier, où fait l'aquarelle du Turc par terre[63]. Il m'a envoyé à sa place dîner chez sa mère.
—Le mercredi 21, passé en partie aussi chez Soulier et vu ma sœur.
—Été pour l'affaire du général Jacquinot chez M. Berryer[64].
Le soir, chez Leblond, qui avait passé partie de la journée chez Soulier.
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Dimanche 25 janvier.—Aujourd'hui, dîné chez M. Lelièvre. Un diable de colonel, tout plein de ses hauts faits d'Espagne, nous y a ennuyés beaucoup.
En revenant avec Édouard, j'ai eu plus d'idées que dans toute la journée. Ceux qui en ont vous en font naître; mais ma mémoire s'enfuit tellement de jour en jour que je ne suis plus le maître de rien, ni du passé que j'oublie, ni à peine du présent, ou bien je suis presque toujours tellement occupé d'une chose, que je perds de vue, ou je crains de perdre ce que je devrais faire, ni même de l'avenir, puisque je ne suis jamais assuré de n'avoir pas d'avance disposé de mon temps. Je désire prendre sur moi d'apprendre beaucoup par cœur, pour rappeler quelque chose de ma mémoire. Un homme sans mémoire ne sait sur quoi compter; tout le trahit. Beaucoup de choses que j'aurais voulu me rappeler de notre conversation, en revenant, m'ont échappé...
Je me disais qu'une triste chose de notre condition misérable, était l'obligation d'être sans cesse vis-à-vis de soi-même. C'est ce qui rend si douce la société des gens aimables: ils vous font croire un instant qu'ils sont un peu vous, mais vous retombez bien vite dans votre triste unité. Quoi! l'ami le plus chéri, la femme la plus aimée et méritant de l'être, ne prendront jamais sur eux une partie du poids? Oui, quelques instants seulement; mais ils ont leur manteau de plomb à traîner.
Je suis venu même à une autre de mes idées: c'est celle qui a précédé cette dernière. Tous les soirs, lui disais-je, en sortant de chez M. Lelièvre, je rentre chez moi, dans l'état d'un homme à qui sont arrivés les événements les plus variés. Cela finit toujours par un chaos qui m'étourdit. Je suis cent fois plus hébété, cent fois plus incapable, je crois, de m'occuper des affaires les plus ordinaires, qu'un paysan qui a labouré toute la journée. Je disais encore à Édouard qu'on s'attachait aux amis, quand ils faisaient autant de progrès que vous-même; la preuve en est que des circonstances charmantes dans la vie et dont on conservait le souvenir avec délices, n'étaient plus bonnes à recommencer réellement et juste comme elles s'étaient passées; témoins encore les amis d'enfance qu'on revoit longtemps après.
—J'ai reçu, aujourd'hui que j'ai commencé la femme traînée par le cheval, Riesener, Henri Hugues et Rouget. Jugez comme ils ont traité mon pauvre ouvrage[65], qu'ils ont vu justement dans le moment du tripotage, où moi seul je peux augurer quelque chose. Comment? disais-je à Édouard, il faut que je lutte contre la fortune et la paresse qui m'est naturelle, il faut qu'avec de l'enthousiasme je gagne du pain, et des bougres comme ceux-là viendront, jusque dans ma tanière, glacer mes inspirations dans leur germe et me mesurer avec leurs lunettes, eux qui ne voudraient pas être Rubens! Par un bonheur dont je te rends grâces, ciel propice, tu me donnes dans ma misère le sang-froid nécessaire pour retenir à une distance respectueuse les scrupules que leurs sottes observations faisaient souvent naître en moi. Pierret même m'a fait quelques observations qui ne m'ont point touché, parce que je sais ce qu'il y a à faire. Henri n'était pas si difficile que ces messieurs.
A leur départ, j'ai soulagé mon cœur par une bordée d'imprécations à la médiocrité, et puis je suis rentré sous mon manteau.
Les éloges de Rouget, qui ne voudrait pas être Rubens, me séchaient... Il m'emprunte, en attendant, mon étude, et j'ai eu tort de la lui promettre, elle me sera peut-être utile.
J'ai pensé, en revenant de mon atelier, à faire une jeune fille rêveuse qui taille une plume, debout devant une table.
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Lundi 26 janvier.—J'ai donné à Émilie Robert, pour trois séances de mon tableau, 12 francs.
—J'ai oublié de noter que j'avais envie de faire par la suite une sorte de mémoire sur la peinture[66], où je pourrais traiter des différences des arts entre eux; comme, par exemple... que, dans la musique, la forme emporte le fond; dans la peinture, au contraire, on pardonne aux choses qui tiennent au temps, en faveur des beautés du génie.
—Dufresne[67] est venu me voir à mon atelier.
—Je retrouve justement dans Mme de Staël le développement de mon idée sur la peinture. Cet art, ainsi que la musique, sont au-dessus de la pensée; de là leur avantage sur la littérature, par le vague.
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Mardi 27 janvier.—J'ai reçu ce matin à mon atelier la lettre qui m'annonce la mort de mon pauvre Géricault[68]; je ne peux m'accoutumer à cette idée. Malgré la certitude que chacun devait avoir de le perdre bientôt, il me semblait qu'en écartant cette idée, c'était presque conjurer la mort. Elle n'a pas oublié sa proie, et demain la terre cachera le peu qui est resté de lui... Quelle destinée différente semblait promettre tant de force de corps, tant de feu et d'imagination? Quoiqu'il ne fût pas précisément mon ami, ce malheur me perce le cœur; il m'a fait fuir mon travail et effacer tout ce que j'avais fait.
J'ai dîné avec Soulier et Fielding chez Tautin[69]. Pauvre Géricault, je penserai bien souvent à toi! Je me figure que ton âme viendra quelquefois voltiger autour de mon travail... Adieu, pauvre jeune homme!
—D'après ce que m'a dit Soulier, il paraît que Gros a parlé de moi à Dufresne d'une manière tout avantageuse.
[57] Sans doute un camarade du lycée Louis-le-Grand où Delacroix avait fait ses études.
[58] «Au milieu de mes occupations dissipantes quand je me rappelle quelques beaux vers, quand je me rappelle quelque sublime peinture, mon esprit s'indigne et foule aux pieds la vaine pâture du commun des hommes.» (Corresp., t. I, p. 19.)
[59] Probablement Abel Dimier, sculpteur, né en 1794.
[60] Restaurant du Palais-Royal, qui eut son heure de réputation avant la Révolution, jusqu'en 1793, et reprit ensuite sa vogue sous l'Empire et la Restauration.
[61] Sans aucun doute le général Charles Jacquinot, cousin germain de Delacroix.
Son frère, le colonel Nicolas Jacquinot, devint sénateur sous l'Empire.
[62] Zuchelli, chanteur du théâtre Italien, qui débuta le 20 octobre 1822 dans le rôle de Pharaon de Moïse en Égypte, opéra de Rossini.
[63] Voir le Catalogue Robaut, n° 54.
[64] Berryer était parent de Delacroix, petit-cousin, croyons-nous. Il est probable que c'est à ce titre que le général Jacquinot avait prié Delacroix de le mettre en relation avec le célèbre avocat. Bien qu'il y eût peu de points communs entre Delacroix et Berryer, lequel n'était nullement artiste, malgré sa curiosité des choses d'art, Delacroix allait souvent à Augerville, et il résulte de sa correspondance qu'il ne s'y déplaisait pas. Ses séjours dans la propriété de Berryer étaient autant de repos pour lui. Dans les dernières années du journal, il se montrera assez sévère pour l'esprit de son illustre parent, auquel il reprochera d'être éminemment superficiel. (V. Souvenirs de M. Jaubert. Ce livre contient de très intéressants détails sur Delacroix, Berryer et la société d'Augerville.)
[65] Delacroix fait ici allusion, comme nous l'avons déjà dit dans notre étude, à l'un des fragments les plus fougueux de son Massacre de Scio au sujet duquel Th. Gautier écrivait: «Ces scènes horribles, dont nul ménagement académique ne dissimule la hideur, ce dessin fiévreux et convulsif, cette couleur violente, cette furie de brosse soulevaient l'indignation des classiques, et enthousiasmaient les jeunes peintres par leur hardiesse étrange et leur nouveauté que rien ne faisait pressentir.» Ce fut après le Massacre de Scio que M. de La Rochefoucauld, alors directeur des Beaux-Arts, fit appeler Delacroix pour lui recommander de «dessiner d'après la bosse».
[66] Cette idée de mémoire sur la peinture le poursuivit toute sa vie; elle se transforma par la suite en dictionnaire où chaque terme d'art est expliqué et commenté par des exemples pris sur les maîtres.
Après plusieurs essais, il met enfin, en 1857, son idée à exécution. Le dimanche 11 janvier, il commence «un Essai d'un dictionnaire des Beaux-Arts, extrait d'un dictionnaire philosophique des Beaux-Arts».
[67] Il s'agit très probablement ici de Jean-Henri Dufresne, peintre, né à Étampes en 1788. Dufresne avait d'abord été magistrat à l'époque des Cent-jours; mais ayant perdu sa place au retour des Bourbons, il se mit à l'étude des arts et exposa quelques paysages au Salon. Il publia également plusieurs livres d'éducation et de morale.
[68] Dans le cahier manuscrit dont nous avons déjà parlé, Delacroix donne sur la mort de Géricault des détails qu'il nous a paru intéressant de reproduire ici:
«Il faut placer au nombre des plus grands malheurs que les arts ont pu éprouver de notre temps la mort de l'admirable Géricault. Il a gaspillé sa jeunesse, il était extrême en tout: il n'aimait à monter que des chevaux entiers et choisissait les plus fougueux. Je l'ai vu plusieurs fois au moment où il montait à cheval: il ne pouvait presque le faire que par surprise; à peine en selle, il était emporté par sa monture. Un jour que je dînais avec lui et son père, il nous quitte avant le dessert pour aller au bois de Boulogne. Il part comme un éclair, n'ayant pas le temps de se retourner pour nous dire bonsoir, et moi de me remettre à table avec le bon vieillard. Au bout de dix minutes, nous entendons un grand bruit: il revenait au galop, il lui manquait une des basques de son habit: son cheval l'avait serré je ne sais où et lui avait fait perdre cet accompagnement nécessaire. Un accident de ce genre fut la cause déterminante de sa mort. Depuis plusieurs années déjà, les accidents, suites de la fougue qu'il portait en amour comme en tout, avaient horriblement compromis sa santé: il ne se privait pas pour cela tout à fait du plaisir de monter à cheval. Un jour, dans une promenade à Montmartre, son cheval l'emporte et le jette à terre. Le malheur voulut qu'il portât par terre ou contre une pierre à l'endroit de la boucle absente de son pantalon où se trouvait un bourrelet qu'il avait formé pour y suppléer.
«Cet accident lui causa une déviation dans l'une des vertèbres, laquelle n'occasionna pendant un temps assez long que des douleurs qui ne furent pas un avertissement suffisant du danger. Biot et Dupuytren s'en aperçurent quand le mal était déjà presque sans remède: il fut condamné à rester couché, et moins d'un an après il mourut, le 28 janvier 1824.» (EUGÈNE DELACROIX, sa vie et ses œuvres.)
[69] Ce devait être quelque guinguette de la banlieue où les jeunes artistes aimaient à aller festoyer. Plus tard, en 1850, écrivant à Soulier, Delacroix rappelle ces parties de jeunesse: «Où sont les dîners chez la mère Tautin, à travers les neiges, en compagnie des voleurs et des commis aux barrières!» (Corresp., t. II, p. 45.)
Mardi matin 2 février.—Je me lève à sept heures environ, chose que je devrais faire plus souvent. Les ignorants et le vulgaire sont bien heureux. Tout est pour eux carrément arrangé dans la nature. Ils comprennent tout ce qui est, par la raison que cela est.
Et, au fait, ne sont-ils pas plus raisonnables que tous les rêveurs, qui vont si loin qu'ils doutent de leur pensée même?... Leur ami meurt-il? Comme il leur semble qu'ils comprennent la mort, ils ne joignent pas à la douleur de le pleurer cette anxiété cruelle de ne pouvoir se figurer un événement aussi naturel... Il vivait, il ne vit plus; il me parlait, son esprit entendait le mien; rien de tout cela n'est là. Mais ce tombeau... Repose-t-il dans ce tombeau aussi froid que la tombe elle-même? Son âme vient-elle errer autour de son monument? Et, quand je pense à lui, est-ce elle encore qui vient secouer ma mémoire? L'habitude remet chacun au niveau du vulgaire. Quand la trace est affaiblie, il est mort, eh bien! la chose ne nous tracasse plus. Les savants et les raisonneurs paraissent bien moins avancés que le vulgaire, puisque ce qui leur servirait à prouver n'est pas même prouvé pour eux. Je suis un homme. Qu'est-ce que: Je? qu'est-ce qu'un homme? Ils passent la moitié de leur vie à attacher pièce à pièce, à contrôler tout ce qui est trouvé; l'autre à poser les fondements d'un édifice qui ne sort jamais de terre.
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Mardi 17 février.—Aujourd'hui dîner chez Tautin avec Fielding et Soulier. Je fais des progrès dans l'anglais.
—Fait aujourd'hui la draperie de la femme de coin; hier, retouché elle. Fait aussi main et pied de la femme à genou.
Donné à Marie Auras, après la mort de Géricault....................... 7 ou 8 fr. A la mendiante qui m'avait posé pour l'étude dans le cimetière ....... 7 " A Émilie Robert, hier lundi, dimanche et samedi 14,15 et 16 février.. 12 "
—J'ai dîné chez Leblond. Quinze personnes à table: dîner d'apparat.
Le soir, été chez ma tante un peu: bonne petite conversation. Dimanche prochain, je vais y dîner.
J'avais été, deux ou trois jours avant, dîner avec Henry. Je me rappelle: c'était le 13 février, il n'avait pas de bureau. Je faisais le jeune homme du coin d'après la mendiante. Quelque temps avant, nous avions dîné ensemble chez Tautin. Je l'aime toujours beaucoup.
Minuit passé! couchons-nous.
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Méphistopheles, (détail) Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer C. Motte (Paris) 1828.
Vendredi 20 février.—Toutes les fois que je revois les gravures du Faust[70], je me sens saisi de l'envie de faire une toute nouvelle peinture, qui consisterait à calquer pour ainsi dire la nature; on rendrait intéressantes par l'extrême variété des raccourcis, les poses les plus simples; on pourrait, ainsi, pour de petits tableaux, dessiner le sujet et l'ébaucher vaguement sur la toile, puis copier la pose juste du modèle. Il faut chercher cela dans ce qui me reste à faire de mon tableau.
Aujourd'hui, je me suis mis à ébaucher ce qui me reste à couvrir.
J'ai donné à Mélie........................... 3 fr.
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Dimanche 22 février.—Dîné chez Riesener avec Henri Hugues, qui est venu me prendre à l'atelier.
—Ébauché, avec Soulier, le fond.
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Mardi 24 février.—Fait d'après Bergini un croquis pour l'homme à cheval et refait l'homme couché. Ivresse de travail.
—Le Salon retardé.
Aujourd'hui, à Bergini......................... 5 fr.
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Vendredi 27 février.—Ce qui me fait plaisir, c'est que j'acquiers de la raison, sans perdre l'émotion excitée par le beau. Je désire bien ne pas me faire illusion, mais il me semble que je travaille plus tranquillement qu'autrefois, et j'ai le même amour pour mon travail. Une chose m'afflige, je ne sais à quoi l'attribuer; j'ai besoin de distractions, telles que réunions entre amis[71], etc. Quant aux séductions qui dérangent la plupart des hommes, je n'en ai jamais été bien inquiété, et aujourd'hui moins que jamais. Qui le croirait? Ce qu'il y a de plus réel en moi, ce sont ces illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant.
Ma santé est mauvaise, capricieuse comme mon imagination.
—Hier et aujourd'hui, fait les jambes du jeune homme du coin. Quelles grâces ne dois-je pas au ciel, de ne faire aucun de ces métiers de charlatan, qui en imposent au genre humain!... Au moins je peux en rire.
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Jeudi 28 février.—Fait la tête du jeune homme du coin.
A Nassau............................... 11 fr. 50 A Prévost.............................. 1 50
—Je pensais au bonheur qu'a eu Gros d'être chargé de travaux si propres à la nature de son talent....
J'ai ce soir le désir de faire des compositions sur le Gœtz de Berlichingen de Gœthe[72], sur ce que m'en a dit Pierret.
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Dimanche gras, 29 février.—Fait l'autre jeune homme du coin, d'après le petit Nassau, et à lui donné 3 fr.—Dîné chez la mère de Pierret.
—Henri Scheffer venu chez moi. Il m'a parlé de Dufresne comme d'un homme très distingué; je l'ai jugé de même, je désire qu'il soit mon ami.
[70] On trouve ici l'idée première de cette illustration de Faust que Delacroix exécuta par la suite en dix-sept lithographies admirables d'originalité et de verve. Les gravures du Faust dont il est question ici sont vraisemblablement les douze planches du célèbre artiste allemand Pierre de Cornélius qui datent de 1810.
[71] Un des traits caractéristiques de la nature de Delacroix, à l'époque de sa première jeunesse, fut ce besoin de distractions, cette recherche du plaisir. Il obtenait d'ailleurs de réels succès, si l'on en croit ceux qui l'ont connu, plutôt comme homme du monde que comme artiste. Baudelaire, à qui Delacroix avait fait la confidence de ses préoccupations mondaines, note très justement qu'elles disparurent avec l'âge, et qu'un seul besoin impérieux les remplaça, l'amour du travail.
[72] Cette pièce de Gœthe a souvent inspiré Delacroix. Voici les différentes œuvres que cite le Catalogue Robaut:
Année 1828, Selbitz blessé (IIIe acte de Gœtz): 1° dessin a la mine de plomb, ayant appartenu à M. Riesener; 2° aquarelle, vendue 65 francs, en 1874 (vente Jacques Leman).
A diverses reprises, de 1836 à 1843, Delacroix travaille à une suite de lithographies: 1° Frère Martin serrant la main de fer de Gœtz (acte I, scène II); 2° Weislingen attaqué par les gens de Gœtz (acte I, scène II); 3° Weislingen prisonnier de Gœtz (acte I, scène IV); 4° Gœtz écrit ses mémoires (acte IV, scène V); 5° Gœtz blessé recueilli par les Bohémiens; 6° Adélaïde donne le poison au jeune page (acte V, scène VIII); 7° Weislingen mourant (acte V, scène X).
Vers 1836, il fait une nouvelle série de dessins: 1° George affublé d'une armure, plume et encre de Chine (acte I, scène II); 2° L'Évèque et Adélaïde jouant aux échecs, même planche (acte II, scène I); 3° Adélaïde congédiant Weislingen, mine de plomb (acte II, scène VI); 4° Lerse, aquarelle (acte II, scène VI; acte III, scène VI); 5° Gœtz et les paysans, mine de plomb (acte V, scène V); 6° Adélaïde donne le poison au jeune page (mine de plomb et lavis).
Il reprend encore le drame de Gœthe, vers 1843, il fait une série de gravures sur bois pour le Magasin pittoresque: 1° Frère Martin et Gœtz; 2° Gœtz blessé; 3° Gœtz écrivant ses mémoires; 4° Mort de Gœtz.
En 1850, deux toiles: l'une, Weislingen enlevé par les gens de Gœtz; l'autre, Gœtz recueilli par les Bohémiens.
Pauvre Crane... (Lith., détail) Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer C. Motte (Paris) 1828.
Lundi 1er mars.—Je n'ai point travaillé de la journée.
—J'ai dîné chez Mme. Guillemardet.
Vu Cicéri[73], Riesener, Leblond, Piron.
—Passé une triste soirée seul au café. Rentré à dix heures. Relu mes vieilles lettres.
Écrit à Philarète la lettre suivante:
«Je m'attends à te voir d'une surprise extrême: Lui! m'écrire, un peintre: che improvisa novella!... et devine ce qui me fait t'écrire: c'est peut-être ce que tu cherches bien loin, tandis que le plus simple à imaginer ne te sera pas venu.
«Je vous écris, mon ancien ami, par ce besoin que nous comprenions mieux autrefois. Mais nous sommes avancés l'un et l'autre dans cette carrière qui se défile à mesure sous nos pas. Certains sentiments deviennent ridicules. Les objets ou dédains philosophiques de nos naïves imaginations de seize à vingt ans deviennent par contre des objets très sérieux de notre culte. J'ai passé une soirée à relire toutes mes vieilles lettres, car je suis plus conservateur qu'un Sénat, qui n'a rien conservé que ses plâtres. Tandis que vous étiez au bal de l'Opéra, au moins j'ose le penser, je suis à deux heures de la nuit enfoui dans des souvenirs doux et affligeants. Vous étiez à cette époque dégoûté de la vie et des vanités prétendues de la vie; aujourd'hui, je prends de cette maladie de ce temps-là, et vous pourriez bien avoir pris de mon insouciance philosophique d'alors. Mais qu'en fais-je et S***? Mon cœur a saigné tout à l'heure au souvenir de tout ce que cet homme m'a inspiré. Cette vie d'homme qui est si courte pour les plus frivoles entreprises est pour les amitiés humaines une épreuve difficile et de longue haleine. Dans la carrière que vous suivez, vous ne devez pas trouver beaucoup d'amis et surtout d'amis pour la vie comme nous l'étions avec Sousse, avant qu'en effet la vie eût été retournée pour chacun de nous... Si tu en trouves, tant mieux, tu es plus heureux que moi.
«Malgré quelques attiédissements passagers, je crois qu'il faut de loin en loin, pour quelques figures passagères, se conserver les anciens. Profitons-en surtout pendant que l'amitié peut encore entre nous être désintéressée. Si tu étais ministre, je ne t'aurais pas écrit ce soir. J'aurais relu tes lettres, rentré mon émotion, et j'aurais dit: «C'est un homme mort, n'y pensons plus.» Je ne dis pas non plus que je l'aurais écrite à mon vieux camarade resté en arrière, si c'était moi qui eus été ministre ou le parvenu. Le cœur humain est une vilaine porcherie; ce n'est pas ma faute, mais qui ose répondre de soi? Écris-moi, fais reprendre à mon cœur la route de certaines émotions de la jeunesse, qui ne revient plus; quand ce ne serait qu'une illusion, ce serait encore un plaisir. Adieu, etc.»
—J'ai relu aussi des lettres d'Élisabeth Salter... Étrange effet, après tant de temps!
—Retrouvé dans une lettre de Philarète ce sujet de la mort de R..., âgé de quatre-vingt-cinq ans. Après avoir défendu avec beaucoup de véhémence, dans le barreau de Thèbes, la cause d'un ami accusé d'un crime capital, il expira la tête appuyée sur les genoux de sa fille.
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Mercredi 3 mars.—Ce matin, au Luxembourg. Je me suis étonné de l'incorrection de Girodet, particulièrement dans son jeune homme du Déluge. Cet homme, au pied de la lettre, ne sait pas le dessin.
—Été chez Émilie Robert; mal disposé. Malade de l'estomac.
—Composé, ne sachant que faire, les Condamnés à Venise.—Émilie est venue un instant.
—Remets-toi vigoureusement à ton tableau. Pense au Dante, relis-le continuellement; secoue-toi pour revenir aux grandes idées. Quel fruit tirerai-je de cette presque solitude, si je n'ai que des idées vulgaires?
—Hier, couru et été chez D***; exécrable peinture.
—Repris l'envie de faire les Naufragés, de lord Byron, mais de les faire au bord de la mer même, sur les lieux.
—Été le soir chez Henri Scheffer[74].
—Aujourd'hui mercredi soir, je rentre de chez Leblond. Bonne soirée; il avait fait un extraordinaire: Punch, etc.. Quelque musique qui m'a fait plaisir... Dufresne est un homme qui dessèche bien quelque peu.
—Je suis donc comme un sabot? Je ne suis remué qu'à coups de fourche; je m'endors sitôt que manquent ces stimulants.
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Jeudi 4 mars.—Aujourd'hui, été voir Champion. Déjeuné avec lui.
—Fedel est venu me voir à l'atelier. Dîné ensemble. Le soir à Moïse, et seul: j'y ai trouvé des jouissances. Admirable musique! Il faut y aller seul pour en jouir[75]. La musique est la volupté de i'imagination; toutes leurs tragédies sont trop positives.
—Médée m'occupe.—Aussi quelque sujet de Moïse, par exemple, les Ténèbres.
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Vendredi 5 mars.—Fait la tête et le torse de la jeune fille attachée au cheval.—Dîné avec Soulier et Fielding et été à l'Ambigu voir les Aventuriers; beaucoup d'intérêt et manière neuve. Naturel [76].
—L'impression de Moïse reste encore, et j'ai le désir de le revoir.
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Samedi 6 mars.—J'ai passé la journée à mon atelier.—Mauvaise besogne.—Dîné avec Fielding et Soulier chez Tautin.
—Pensé à faire des compositions sur Jane Shore et le théâtre d'Otway [77].
—Rencontré, chez Tautin, Fedel et autres camarades qui s'en allaient. Convenu que nous irions quelquefois ensemble faire quelques sujets de l'Inquisition.
—Philippe II.
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Dimanche 7 mars.—Vu Mage un instant pour le portrait de la Pasta. Ce n'est pas ça.
—Fielding et Soulier à mon atelier. Fielding m'a arrangé mon fond.
—Leblond a passé avec sa maîtresse, et le soir chez Pierret: Excellent thé et calembours toute la soirée.
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Lundi 9 mars.—A mon atelier.—Émilie.—Dîné avec Fielding.—Scheffer aîné[78] est venu me voir.—Le soir chez Henri Hugues. Fumé avec lui.
A Émilie Robert......................... 13 fr. 50
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Samedi 13.—Aujourd'hui fait le Turc à cheval.
—Hier et avant, draperie de la femme.
A Bergini.................................. 5 fr.
—Dîné avec Soulier et Fielding. Le soir au petit café. Reçu le soir une lettre de Philarète.
—Travaillé avec chaleur. Je me couche tard.
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Dimanche 14 mars.—Aujourd'hui chez ma sœur.
—Le Sermon anglais.
—Dîné chez M. Guillemardet. Le soir chez Pierret. M. Coutan m'a donné envie de faire Mazeppa.
—Faire pour frontispice au Dante, lui se promenant dans le Colisée au clair de lune.
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Lundi 15 mars.—Déjeuné avec Pierret et auparavant été voir le charmant livre anglais d'histoire naturelle.—Chez Scheffer.—Aux Champs-Élysées. Bonne promenade.—Rouget à dîner. Pierret le soir.—Fait le trait d'un Turc montant à cheval[79].—Superbe temps de printemps.
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Mardi 16.—Pauvre frère! je reçois à l'instant ta lettre. Que je désire être utile à tes intérêts! Quel sera ton sort, si tout te manque ainsi!
—Dîné avec Soulier et Fielding chez Tautin. And after to english Brewery and drink Gin and Water.
—Vu Scheffer et le sauteur de son manège.
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Mercredi 17.—Perdu la matinée en allées et venues relatives à la lettre de mon frère.—Travaillé à l'atelier à la petite esquisse, depuis midi jusqu'à deux heures et demie.—Avant, chez Lopez.—A la préfecture, en sortant de chez Lopez; de là chez M. Jacob[80]. Puis, chez Fielding.—Dîné chez Rouget.—Rencontré Henri Scheffer au Palais-Royal. Chez Leblond. J'ai fait un cheval blanc à l'écurie.
—Bonne conversation avec Dufresne et Pierret, sur la médecine particulièrement; puis, plus générale, sur les lois, etc.—Sorti avec tous et enfin Pierret, que j'ai laissé à sa porte. Je suis rentré plein d'un bonheur philosophique bien innocent.
—Le matin chez Mme J... Probablement manqué l'occasion. Il semble qu'aussitôt qu'elle se présente, elle me fasse peur,—l'occasion s'entend... Toujours réfléchir à tout, sottise extrême!
—Penser, en faisant mon Mazeppa, à ce que je dis dans ma note du 20 février, dans ce cahier, c'est-à-dire calquer en quelque sorte la nature dans le genre de Faust.
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Jeudi18 mars.—Rencontré Mage sur le boulevard.—Été chez Gihaut [81] et rencontré M. Coutan. Choisi des Géricault.—A la caisse de la préfecture, puis aux Champs-Élysées.—Recherché mes lithographies.
—Achevé le Turc montant à cheval.
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Vendredi 19 mars.—Passé une excellente journée au Musée avec Édouard... Les Poussin!... Les Rubens!... et surtout le François 1er du Titien!... Velasquez!
Après, vu le Goya, à mon atelier, avec Édouard. Puis vu Piron. Rencontré Fedel. Dîné ensemble. Bonne journée.
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Samedi 20 mars.—A mon atelier assez tard. Retravaillé la Femme morte.—Henry, Fielding et Soulier.
—Dîné à la barrière au bord de l'eau. Puis à la Brewery.
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Dimanche 21 mars.—Fait une étude au manège avec Scheffer[82].—Le soir, la cousine chez Pierret. Petite soirée.
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Lundi 22 mars.—Aujourd'hui, atelier. Commencé le cheval,—mal disposé.—Le soir chez Pierret.
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Mardi 23 mars.—Perdu la journée; excepté chez Leblond vers midi.—Dîné avec Pierret, où passé la soirée. Menjaud[83] y était. Bonnes idées sur la médecine.
—Commencé une Jane Shore.[84]
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Mercredi 24 mars.—Déjeuné le matin chez la cousine.—Composé à l'atelier.—Le soir, Leblond.
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Jeudi 25 mars.—Été avec Leblond voir des tableaux: surtout tête de femme; la Marquise de Pescara du Titien[85] et un Velasquez admirable, qui occupe tout mon esprit.
—Été à Saint-Cloud avec Fielding et Soulier, et dîner.—Le soir chez Pierret, punch.
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Vendredi 26 mars.—Rencontré Édouard chez Lopez et déjeuné ensemble dans le quartier de son atelier.—Passé la journée à son atelier.—Dîné chez Rouget et le soir chez M. Lelièvre, Taurel et Lamey[86].
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Samedi 27 mars.—De bonne heure à l'atelier. Pierret venu.—Dîné chez lui; lu de l'Horace[87].—Envies de poésie, non pas à propos d'Horace.
—Allégories.—Rêveries. Singulière situation de l'homme! Sujet intarissable. Produire, produire!
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Dimanche 28 mars.—Chez Scheffer.—Au manège. Peint le cheval gris.—Le soir chez Pierret.
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Lundi 29 mars.—Henri Scheffer est venu me prendre chez moi, le matin. Déjeuné avec lui, à son atelier.
De là été prendre Pierret au ministère, et été au Diorama[88]. J'ai dîné chez lui et passé la soirée. Sommeil et lourdeur.
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Mardi 30 mars.—A mon atelier, le matin.
Mon poêle à arranger m'a fait faire une promenade au Musée: admiré Poussin, puis Paul Véronèse, avec une escabelle.
—Essayé de repeindre la tête du mourant.
—Le soir chez Pierret. Bonne soirée à causer de bonnes choses.
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Mercredi 31 mars.—Chez Leblond.—Revenu le soir avec Dufresne: il m'a donné une nouvelle ardeur. Parlé de Véronèse: il peint aussi la passion.
—Il faut dîner peu et travailler le soir seul[89]. Je crois que le grand monde à voir de temps à autre, ou le monde tout simplement, est moins à redouter pour le progrès et le travail de l'esprit, quoi qu'en disent beaucoup de prétendus artistes, que leur fréquentation à eux. Le vulgaire naît à chaque instant de leur conversation; il faut en revenir à la solitude, mais vivre sobrement comme Platon. Le moyen que l'enthousiasme se conserve sur une chose quand, à chaque instant, on est accessible à une partie? quand on a toujours besoin de la société des autres? Dufresne a bien raison: les choses qu'on éprouve seul avec soi sont bien plus fortes et vierges. Quel que soit le plaisir de communiquer son émotion à un ami, il y a trop de nuances à s'expliquer, bien que chacun peut-être les sente, mais à sa manière, ce qui affaiblit l'impression de chacun. Puisqu'il me conseille et que je reconnais la nécessité de voir l'atelier seul et de vivre seul, quand j'y serai établi, commençons dès maintenant à en prendre l'habitude: toutes les réformes heureuses naîtront de là. La mémoire reviendra et l'esprit présent fera place à celui d'ordre.
—Dufresne disait, à propos de Charlet, que ce n'était pas assez naïf de manière de faire: on voit l'adresse et le procédé. Y penser[90].
[73] Cicéri, peintre décorateur, né en 1782; encore enfant il dirigea l'orchestre du théâtre Séraphin et entra à dix-sept ans au Conservatoire. Obligé de renoncer à la carrière dramatique par un accident qui le rendit boiteux, il étudia le dessin sous la direction de l'architecte Bellange et la peinture de décors dans les ateliers de l'Opéra dont il fut bientôt nommé décorateur en chef. Il avait été chargé des décorations ornementales de la bibliothèque du Palais-Bourbon.
[74] Henri Scheffer, peintre français, frère d'Ary Scheffer, né en 1798. Il fut élève de Guérin, et ce fut à l'atelier de Guérin que Delacroix fit sans doute sa connaissance. Il débuta au Salon de 1824, comme peintre d'histoire; il a cultivé aussi d'autres genres et fait des portraits.
[75] Cette observation nous paraît intéressante à rapprocher d'un autre passage du journal, dans lequel Delacroix fait la remarque, toujours à propos de musique, que la société des gens du monde, leurs conversations, et la légèreté qu'ils apportent dans tout ce qui touche aux choses d'art, constituent le milieu le plus déplorable pour en jouir.
[76] Les Aventuriers, ou le Naufrage, mélodrame à spectacle, en trois actes, en prose, de MM. Léopold Chandezon et Antony Béraud, représenté pour la première fois à l'Ambigu-Comique le 7 février 1824, avec un succès complet et mérité.
[77] Thomas Otway, poète dramatique anglais, né en 1651, mort en 1685. Acteur et soldat tour à tour, dissipé et besogneux, il eut la vie irrégulière et la fin prématurée de la plupart des poètes dramatiques du temps d'Élisabeth. Il écrivit des tragédies et des comédies, dont quelques-unes sont imitées de Racine et de Molière. Les principales sont Alcibiade, Caïus Marius, Titus et Bérénice, d'après Racine; les Fourberies de Scapin, d'après Molière; une Venise sauvée, inspirée d'une nouvelle historique de Saint-Réal.
[78] Ary Scheffer.
[79] Voir Catalogue Robaut, n° 283.
[80] S'agit-il ici de Henri Jacob, lithographe, né en 1781, qui fut dessinateur du prince Eugène et qui ouvrit un atelier à Paris sous la Restauration, ou simplement de l'un des cousins germains de Delacroix, Charles, Léon et Zacharie Jacob? Il est difficile de le deviner en lisant ce passage.
[81] Éditeur d'estampes, très connu à cette époque.
[82] Delacroix, très préoccupé dès cette époque, comme il le fut toute sa vie, d'étudier la nature sur le vif, soucieux avant tout de vérité et de vie, faisait de nombreuses études de chevaux. Il rencontrait au manège un certain nombre de jeunes gens dont les noms reviennent à maintes reprises dans les premières années de ce journal.
[83] Menjaud était un acteur célèbre de l'époque. Il se livra d'abord à la peinture, puis entra au Conservatoire. Il joua avec Talma et Mlle Mars. Il occupa les premiers rôles dans Turcaret, le Misanthrope, Don Juan.
[84] Probablement la petite aquarelle mentionnée au Catalogue Robaut, n° 211.
[85] Vittoria Colonna, marquise de Pescara, célèbre par sa beauté, ses vertus et son talent de poète. On connaît d'elle deux portraits célèbres, l'un de Sébastien dei Piombo, l'autre du Mutien (Muziano), élève du Titien (Tiziano). Il y a ici évidemment une confusion dans l'esprit de Delacroix entre le Mutien et le Titien.
[86] Lamey, cousin de Delacroix, devint président de cour à Strasbourg.
[87] Dès sa vingtième année, Delacroix avait compris, comme tous les hommes supérieurs, que la véritable instruction n'est pas celle que l'on reçoit de ses maîtres, mais bien celle que l'on se donne à soi-même. Dans une lettre très curieuse, adressée à Pierret en 1818, il écrivait: «Il faut cet hiver nous voir bien souvent, lire de bonnes choses. Je suis tout surpris de me voir pleurer sur du latin. La lecture des anciens nous retrempe et nous attendrit: ils sont si vrais, si purs, si entrants dans nos pensées!»
A propos d'Horace, il dit autre part: «Horace est à mon avis le plus grand médecin de l'âme, celui qui vous relève le mieux, qui vous attache le mieux à la vie dans certaines circonstances, et qui vous apprend le plus à mépriser dans d'autres.» (Corresp., t. I, p.. 15 et 24.)
[88] Le premier Diorama fut établi en 1822, rue Samson, derrière le Château-d'Eau.
[89] Ces questions d'hygiène favorable au travail intellectuel préoccupaient Delacroix. Baudelaire, qui le fréquentait dans l'intimité, nous le montre saisissant sa palette «après un déjeuner plus léger que celui d'un Arabe». Dans la seconde partie de sa vie il eut cruellement à souffrir de lourdeurs d'estomac, et ce fut sans doute cette raison qui l'amena a modifier son hygiène: Il déjeunait à peine et ne prenait qu'un fort repas, celui du soir.
[90] Il est intéressant de rapprocher cette appréciation sur Charlet formulée en 1824, de l'article que Delacroix lui consacra, après sa mort, en 1862, dans la Revue des Deux Mondes. «Son talent n'avait point eu d'aurore, il est arrivé tout armé, pourvu de ce don d'imaginer et d'exécuter qui fait les grands artistes. Il a même cela de remarquable que la première période de son talent est celle où ce talent est le plus magistral. Dans les sujets aussi simples et, ce qu'il y a de plus difficile, dans la représentation de scènes vulgaires dont les modèles sont sous nos yeux, Charlet a le secret d'unir la grandeur et le naturel.» (Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1862.)
Meph. "Pourquoi tout ce vacarme?... (détail) Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer C. Motte (Paris) 1828.
Jeudi 1er avril.—Été le matin avec Champmartin chez Cogniet, où j'ai déjeuné.
J'ai vu le masque moulé de mon pauvre Géricault. O monument vénérable! J'ai été tenté de le baiser... sa barbe... ses cils... Et son sublime Radeau! Quelles mains! Quelles têtes! Je ne puis exprimer l'admiration qu'il m'inspire.
—Vu Fedel chez lui.—Retrouvé Fedel, comme je me disposais à aller voir l'Italiana in Algeri.[91] Endormi toute la soirée.
—Peindre avec brosses courtes et petites. Craindre le lavage à l'huile.
—Il me survient le désir de faire une esquisse du tableau de Géricault. Dépêchons-nous de faire le mien. Quel sublime modèle! et quel précieux souvenir de cet homme extraordinaire!
*
Vendredi 2 avril.—A l'atelier toute la journée. Arrêté en partie mon fond.
M. Coutan est venu me voir. Il m'a donné envie de voir les dessins de Demeulemeester[92].
—Dîné chez Rouget. Vu François et Henri Verninac, etc.—Chez Pierret le soir.—Je lis à présent.
*
Samedi 3 avril.—Été avec Decamps chez le duc d'Orléans[93], voir sa galerie. Enchanté de la femme du brigand de Schnetz[94]. Rencontré Steuben[95].
Envie de faire de petits tableaux, surtout pour acheter quelque chose à la vente de Géricault.
—Le soir, Jane Shore.
*
Dimanche 4 avril.—Tout est intéressé pour moi, dans la nécessité de me renfermer davantage dans la solitude. Les plus beaux et les plus précieux instants de ma vie s'écoulent dans des distractions qui ne m'apportent au fond que de l'ennui. La possibilité ou l'attente d'être distrait commencent déjà à énerver le peu de force que me laisse le temps mal employé de la veille. La mémoire n'ayant à s'exercer sur rien d'important périt ou languit. J'amuse mon activité avec des projets inutiles. Mille pensées précieuses avortent faute de suite. Ils me dévorent, ils me mettent au pillage. L'ennemi est dans la place... au cœur; il étend partout la main.
Pense au bien que tu vas trouver, au lieu du vide qui te met incessamment hors de toi-même: une satisfaction intérieure et une mémoire ferme; le sang-froid que donne la vie réglée; une santé qui ne sera pas délabrée par les concessions sans fin à l'excès passager que la compagnie des autres entraîne; des travaux suivis et beaucoup de besogne.
—J'ai été à mon atelier. Henry Scheffer venu et commencé son portrait.
Dîné ensemble. Cela ne fait rien en passant et de la sorte... C'était, l'année dernière, l'habitude de ces dîners à jours fixes et attendus, qui étaient funestes!
—Le soir chez Mme Guillemardet, où j'ai appris la nouvelle infortune de ma sœur. Quand sera-t-elle tranquille?
—Se procurer la Panhypocrisiade.[96] On pourrait en faire des dessins.—Une suite aussi sur René, sur Melmoth.[97]
*
Lundi 5 avril.—Le matin, vu Fielding, en allant chez ma sœur.
—Rencontré Dufresne et chez Gihaut.—A l'atelier. Travaillé peu.—Rouget.—Le soir chez Pierret.
*
Mardi 6 avril.—Déjeuné chez Soulier et Fielding.—A l'atelier de Henry Scheffer. Commencé chez moi le petit Don Quichotte.[98]—Dîné avec Dupont et été chez Devéria[99].
—Tâcher de retrouver la naïveté du petit portrait de mon neveu.
*
Mercredi 7.—Encore un mercredi... Je n'avance guère... Le temps beaucoup.
Travaillé au petit Don Quichotte.—Le soir, Leblond, et essayé de la lithographie[100]. Projets superbes à ce sujet. Charges dans le genre de Goya.
—La première et la plus importante chose en peinture, ce sont les contours. Le reste serait-il extrêmement négligé que, s'ils y sont, la peinture est ferme et terminée. J'ai plus qu'un autre besoin de m'observer à ce sujet: y songer continuellement et commencer toujours par là.
Le Raphaël doit à cela son fini, et souvent aussi Géricault.
—Je viens de relire en courant tout ce qui précède: je déplore les lacunes. Il me semble que je suis encore le maître des jours que j'ai inscrits, quoiqu'ils soient passés; mais ceux que ce papier ne mentionne point sont comme s'ils n'avaient point été[101].
Dans quelles ténèbres suis-je plongé? Faut-il qu'un misérable et fragile papier se trouve être, par ma faiblesse humaine, le seul monument d'existence qui me reste? L'avenir est tout noir. Le passé qui n'est point resté, l'est autant. Je me plaignais d'être obligé d'avoir recours à cela;, mais pourquoi toujours m'indigner de ma faiblesse? Puis-je passer un jour sans dormir et sans manger? Voilà pour le corps. Mais mon esprit et l'histoire de mon âme, tout cela sera donc anéanti, parce que je ne veux pas en devoir ce qui peut m'en rester à l'obligation de l'écrire; au contraire, cela devient une bonne chose que l'obligation d'un petit devoir qui revient journellement.
Une seule obligation, périodiquement fixe dans une vie, ordonne tout le reste de la vie: tout vient tourner autour de cela. En conservant l'histoire de ce que j'éprouve, je vis double; le passé reviendra à moi ... L'avenir est toujours là.
—Se mettre à dessiner beaucoup les hommes de mon temps. Beaucoup de médailles, voilà pour le nu.
Les gens de ce temps: du Michel-Ange et du Goya.
—Lire la Panhypocrisiade.
*
Jeudi 8 avril.—L'argent me pressera bientôt. Il faut travailler ferme. Pioché au Don Quichotte.
—À Tancrède le soir, médiocrement amusé.
—Acheté des gravures allemandes du temps de Louis XIII.
*
Vendredi 9.—Aujourd'hui Bergini. Refait l'homme au coin.—Le soir, Pierret... le Leicester.
Il me vient l'envie, au lieu d'un autre tableau d'assez grande proportion, d'avoir plusieurs petits tableaux, mais faits avec plaisir.
—Il me reste environ 240 francs. Pierret me doit 20 francs.
Aujourd'hui, déjeuné œufs et pain........... 0 fr. 30
A Bergini................................... 3 fr. "
Belot, couleurs............................. 1 fr. 50
Dîner....................................... 1 fr. 20
6 fr. "
*
Samedi 10.—Atelier de bonne heure. Hélène venue avec ses camarades.—Bergini. Retouché l'homme qui s'accroche au cheval; à lui 3 francs.
Dîné avec Pappleton, Lelièvre, Comairas, Soulier et Fedel. Été chez Comairas: étonnante peinture. Petite soûlerie. Ce soir, ma main a peine à écrire...
Parlé philosophie dans la rue avec ce fou de Fedel.
Dîné, 2fr. gr ... 1 fr. 16.
*
Dimanche 11 avril.—Le matin, Pierret en passant.—Comairas pour tête de cheval[102].
Au Luxembourg: Révoltés du Caire[103], pleins de vigueur: grand style. Ingres charmant[104]... et puis mon tableau qui m'a fait grand plaisir[105]. Il y a un défaut qui se retrouve encore dans celui que je fais[106], spécialement dans la femme attachée au cheval; cela manque de vigueur et d'empâtement. Ces contours sont lavés et ne sont pas francs; il faut continuellement avoir cela en vue.
—Travaillé à l'atelier à retoucher la femme à genoux.
—Vu le Velasquez et obtenu de le copier; j'en suis tout possédé. Voilà ce que j'ai cherché si longtemps, cet empâté ferme et pourtant fondu. Ce qu'il faut principalement se rappeler, ce sont les mains; il me semble qu'en joignant cette manière de peindre à des contours fermes et bien osés, on pourrait faire des petits tableaux facilement.
Été chez le Turc, au Palais-Royal. Quel misérable Juif, avec son manteau, qu'il ne voulait même pas me laisser regarder! Quoi qu'il en soit, j'en ai à peu près la coupe.
—Je rentre de bonne heure, en me félicitant de copier mon Velasquez, et plein d'entrain.
Quelle folie de se réserver toujours pour l'avenir de prétendus sujets plus beaux que d'autres!
Quant à mon tableau, il faut laisser ce qui est fait bien, quand cela serait dans une manière que je quitte. Le prochain aura sinon un progrès, au moins une variété.
Mais pour revenir à ma réflexion précédente, avec cette sotte manie, on fait toujours des choses dont on n'est pas entrain, et par conséquent mauvaises; plus on en fait, plus on en trouve. À chaque instant, il me vient d'excellentes idées, et au lieu de les mettre à exécution, au moment où elles sont revêtues du charme que leur prête l'imagination dans la disposition où elle se trouve dans le moment, on se promet de le faire plus tard, mais quand? On oublie, ou ce qui est pis, on ne trouve plus aucun intérêt à ce qui vous avait paru propre à inspirer. C'est qu'avec un esprit aussi vagabond et impossible, une fantaisie chasse l'autre plus vite que le vent ne tourne dans l'air et ne tourne la voile dans le sens contraire..., il arrive que j'ai nombre de sujets; eh bien, qu'en faire? Ils seront donc là en magasin à attendre froidement leur tour, et jamais l'inspiration du moment ne les animera du souffle de Prométhée; il faudra les tirer du tiroir, quand la nécessité sera de faire un tableau! C'est la mort du Génie..... Qu'arrive-t-il ce soir? Je suis, depuis une heure, à balancer entre Mazeppa, Don Juan, le Tasse, et tant d'autres. Je crois que ce qu'il y aurait de mieux à faire quand on veut avoir un sujet, c'est non pas d'avoir recours aux anciens, et de choisir dans le nombre, car quoi de plus bête? Parmi les sujets que j'ai retenus, parce qu'ils m'ont paru beaux un jour, qui détermine mon choix pour l'un ou pour l'autre, maintenant que je sens même une disposition égale pour tous? Rien que de pouvoir balancer entre deux suppose une absence d'inspiration. Certes, si je prenais la palette en ce moment, et j'en meurs de besoin, le beau Velasquez me travaillerait. Je voudrais étaler sur une toile brune ou rouge de la bonne grasse couleur et épaisse. Ce qu'il faudrait donc pour trouver un sujet, c'est d'ouvrir un livre capable d'inspirer et se laisser guider par l'humeur. Il y en a qui ne doivent jamais manquer leur effet: ce sont ceux-là qu'il faut avoir, de même que des gravures, Dante, Lamartine, Byron, Michel-Ange.
J'ai vu ce matin chez Drolling[107] un dessin de plusieurs fragments de figures de Michel-Ange, dessinés par Drolling... Dieu! quel homme! quelle beauté! Une chose singulière et qui serait bien belle, ce serait la réunion du style dé Michel-Ange et de Velasquez! Cette idée-là m'est venue de suite, à la vue de ce dessin; il est doux et moelleux. Les formes ont cette mollesse qu'il semble qu'il n'y ait qu'une peinture empâtée qui puisse la donner, et en même temps les contours sont vigoureux. Les gravures d'après Michel-Ange ne donnent pas l'idée de cela: c'est là le sublime de l'exécution. Ingres a de cela: ses milieux sont doux et peu chargés de détails. Comme cela faciliterait la besogne, surtout pour les petits tableaux! Je suis content de me rappeler cette impression.
Se bien souvenir de ces têtes de Michel-Ange. Demander à Drolling pour les copier. Les mains bien remarquables! Les grands enchâssements... Les joues simples, les nez sans détails, et véritablement, c'est là ce que j'ai toujours cherché! Il y avait de cela dans ce petit portrait de Géricault, qui était chez Bertin, dans ma Salter[108] un peu et dans mon neveu. Je l'aurais atteint plus tôt, si j'avais vu que cela ne pouvait aller qu'avec des contours bien fermes. Cela est évidemment dans la femme debout de ma copie de Giorgione, des femmes nues dans une campagne.
Léonard de Vinci a de cela, Velasquez beaucoup, et c'est très différent de Van Dyck: on y voit trop l'huile, et les contours sont veules et languissants. Giorgione a beaucoup de cela.
Il y a quelque chose d'analogue et bien séduisant dans le fameux dos du tableau de Géricault, dans la tête et la main du jeune homme imberbe et dans un pouce du Gerfaut couché à l'extrémité du radeau.
Se souvenir du bas de la figure qu'il a faite d'après moi[109].—Quel bonheur ce serait d'avoir à sa vente une ou deux copies de lui d'après les maîtres! Son tableau de famille d'après Velasquez.
*
Lundi 12 avril.—Le matin passé chez Soulier. Il n'y était pas. Je voulais avoir sa boîte pour aller copier le Velasquez.
Été chez Champion; de là à mon atelier. Fièvre de travail. Refait et disposé l'homme près du cheval et l'homme à cheval. Entrain complet. H. Scheffer venu un instant, puis mon neveu.
—Il m'a pris fantaisie de faire des lithographies d'animaux, par exemple: un tigre sur un cadavre, des vautours, etc.
—Dîné chez M. Guillemardet. Mme C... venue le soir est charmante. Maudit insolent que je suis! Il faut avouer que ma vie est passablement remplie; je suis toujours possédé d'une petite fièvre qui me dispose facilement à une émotion vive. Elle m'a bien plu: ce chapeau noir et ces petites plumes. Elle a l'air bienveillant avec moi... Il faut que je pense à lui envoyer le marchand d'ombrelles, demain autant que possible.
—Le Temps luttant contre le Chaos sur le bord de l'abîme, au jour de la fin de toutes choses.
—Il faut faire une grande esquisse de Botzaris[110]: les Turcs épouvantés et surpris se précipitent les uns sur les autres.
*
Mardi 13 avril.—Le matin chez Soulier. Pris sa boîte. Déjeuné avec lui; puis au Velasquez.
Disposition mélancolique ou plutôt chagrine en rentrant à mon atelier. Travaillé le Don Quichotte.
Pierret venu, dîné avec lui; mené ses femmes chez M. Pastor, chez Leblond.—Terminé la lithographie. Dufresne venu. Rentré avec Pierret.
—Dispositions fugitives, qui me venez presque toujours le soir. Doux contentement philosophique, que ne puis-je te brider! Je ne me plains pas de mon sort. Il me faut goûter plus encore de ce bon sens qui se risque aux choses inévitables.
Ne réservons rien de ce que je pourrais faire avec plaisir pour un temps plus opportun. Ce que j'aurai fait ne pourra m'être enlevé. Et quant à la crainte ridicule de faire des choses au-dessous de ce qu'on peut faire... Non, voilà le vice radical! c'est là le recoin de sottise qu'il faut attaquer. Vain mortel, tu n'es borné par rien, ni par ta mémoire qui t'échappe, ni par les forces de ton corps qui sont minces, ni par la fluidité de ton esprit qui lutte contre ces impressions, à mesure qu'elles t'arrivent. Il y a toujours au fond de ton âme quelque chose qui te dit: «Mortel tiré pour peu de temps de la vie éternelle, songe que tes instants sont précieux. Il faut que ta vie te rapporte à toi seul tout ce que les autres mortels retirent de la leur[111].» Au reste, je sais ce que je veux dire... Je crois qu'au fait tout le monde a été plus ou moins tourmenté de cela.
—Dimier venu chez Leblond: il va partir pour l'Égypte.
Couleurs et toiles........ 11 Portier atelier........... 10 Commissionnaire........... 1
—Dufresne m'a promis la Panhypocrisiade et des vers de M. de Lamartine.
*
Mardi 13 avril.—Ce matin, Velasquez.—Interrompu.—Chez mon oncle. Dîné avec lui.
Pierret le soir. Il prend la résolution de se faire peintre de portraits: il a raison. A compter du mois prochain, il viendra tous les matins à mon atelier.
Déjeuné........... 1 fr. 4 sous
Couleurs.......... 2 fr. 10 sous
Marrons........... " fr. 15 sous
4 fr. 9 sous
14 avril.—Ce matin au Velasquez. Recommencé la tête, qui était trop forte pour le corps. Interrompu pour aller déjeuner; j'ai bien fait. J'ai travaillé ensuite jusqu'à quatre heures et demie. Leblond y est venu.
Dîné Rouget.—Retourné chez moi m'habiller pour aller à l'Opéra.—Passé chez Pierret, qui me fait dîner demain.—Trop de foule à ce concert et passé la soirée chez Mme Lelièvre. Tours de cartes, etc.
Déjeuné............ 13 sous. Hier dîné.......... 1 fr. Papier............. 6 sous. Pour ceci.......... 1 fr. 19 sous.
*
Jeudi 15 avril.—Le matin, été chercher la robe turque chez M. Job, ce qui m'a fait arriver trop tard au rendez-vous d'Hélène et de Laure.
Avancé beaucoup le petit Don Quichotte, et commencé à peindre la pénitence de Jane Shore.
—Revenu chez moi. Composé la Jane Shore pour la lithographier.—Dîné Cook et remonté chez moi.—Là, le diable au corps et quelque peu dormi.
—A onze heures (matin) passé chez Ludovic. Dufresne y était. J'y ai vu pour la première fois Leborne[112].
Adeline était charmante.—Rentré à trois heures et demie.
Déjeuné........... 1 "
Couleurs à la palette. 1 60
Dîné.............. 1 20
Décrotté........... 0 20
4 "
—Mon cadre ne me coûterait que 160 ou 180 au lieu de 230 que demande Lemarchal.
*
Samedi 17 avril.—Le matin à l'atelier. Hélène et Laure venues.—Ensuite travaillé au Don Quichotte; puis à la Jane Shore. Fielding venu un instant; puis Decaisne[113].—Dîné avec Pierret et resté chez lui, où commencé un dessin de Charles IX.
Déjeuné........... 0 70
*
Dimanche 18 avril.—A l'atelier à neuf heures. Laure venue. Avancé le portrait.
—M. Lemôle venu et acheté le Turc qui monte à cheval.—Pierret venu. Tour aux Champs-Elysées.—Trouvé chez lui Félix.—Dîné chez Pierret, et passé la soirée à continuer le Charles IX.
—Vu avec bien du plaisir les calques des petits dessins de Géricault [114].
Déjeuné............... 0 60 Prêté à Pierret ce matin. 80 fr.
Pieds de cochon....... 2 25 Il m'en doit........... 20 "
2 85 100 "
*
Lundi 19.—Velasquez. Interrompu vers onze heures.—A l'atelier est venu le W... Ensuite chez Fielding et dîné chez Rouget.—Retourné chez lui et puis au café de la rue Bourbon.—Rentré à dix heures un quart.
Déjeuné........... 1 40
Cocher............ 2 60
Dîné.............. 1 10
Bière............. 0 30
5 40
—Désir de faire des sujets de la Révolution, tels que l'Arrivée de Bonaparte à l'armée d'Égypte, les Adieux de Fontainebleau.
*
Mardi 20 avril.—Je sors de chez Leblond. Il a été bien question d'Égypte: on peut y aller pour bien peu de chose. Dieu veuille que j'y aille! Pensons bien à cela, et si mon cher Pierret y venait avec moi? C'est l'homme qu'il me faudrait; en attendant, travaillons à nous séparer des liens qui entravent l'esprit et débilitent la santé. Se lever matin.
Penser à l'Arabe. J'irai ces jours-ci chez D... lui demander des renseignements sur ses études.
—Qu'est-ce aller en Égypte? chacun saute aux nues. Et si ce n'est pas plus que d'aller à Londres? Pour trois cents francs, Deloches[115] et Planat[116] y sont passés. On y vit à meilleur marché qu'ici... Il faudrait partir en mars et revenir en septembre; on aurait le temps de voir la Syrie.
Est-ce vivre que végéter comme un champignon attaché à un tronc pourri [117]? Les habitudes mesquines m'absorbent tout entier. D'ailleurs, c'est d'avance qu'il faut se préparer.
Tant que j'aurai mes jambes, j'espère vivre matériellement. Plaise au ciel que le Salon me mette en passe de faire bientôt mes tournées! Scheffer doit me faire connaître une affaire. Il a passé une partie du jour à mon atelier.
—J'ai presque fini le Don Quichotte et beaucoup avancé la Jane Shore.
La fille est venue ce matin poser. Hélène a dormi ou fait semblant. Je ne sais pourquoi je me crus bêtement obligé de faire mine d'adorateur pendant ce temps, mais la nature n'y était point. Je me suis rejeté sur un mal de tête, au moment de son départ et quand il n'était plus temps... Le vent avait changé. Scheffer m'a consolé le soir, et il s'est trouvé absolument dans les mêmes intentions.
Je me fais des peurs de tout, et crois toujours qu'un inconvénient va être éternel. Moi qui parle, je passerai aussi... Cela aussi est une consolation.
—Ma lithographie de chez Leblond n'est pas mal venue.
—Félix est venu un moment à mon atelier et Henri chez Leblond. Il y a eu trios d'instruments à vent, mais Batton[118] m'a fait plus de plaisir avec ses folies sur le piano.—Édouard est enchanté du Velasquez; il dit que c'est le plus beau qu'il ait vu.
—Ce bon Pierret m'enchante d'être aussi possédé que moi de tous les projets qui m'ont pris ce soir; il est aussi ivre que moi.
Dîné et Scheffer.............................. 2 35
Café.......................................... 0 85
3 20
*
Mercredi 21.—De bonne heure au Velasquez: je n'ai pu y travailler.—Été voir Cogniet. Fait une mauvaise esquisse d'après nature pour lui.
—Faire un dessin d'après Géricault. Il faut étudier des contours comme faisait Fedel à l'atelier. Je pourrai en faire quelques-uns à l'Académie.—Cogniet m'a conseillé d'aller voir Joseph de Méhul.—Ce soir chez Pierret. Enchanté, ainsi que moi, du croquis d'après Géricault.
Déjeuner et dîner..................................... 2 "
Couleurs Belot........................................ 1 "
Maréchal.............................................. 1 "
Gravure, Massacre des Innocents de Raphaël............ 0 50
4 50
—Le matin chez Scheffer, pour voir son échelle; revenu avec Henry, et perdu ma matinée chez lui. Rentré chez moi vers deux heures et trouvé une lettre de mon frère pour Munich, que j'ai jetée de suite à la poste.
Dîné avec Henri Hugues. Rencontré le soir Henri Scheffer et au café avec lui, mais sans doute par complaisance, car je m'endormais. Il m'a dit qu'aujourd'hui Didot étant chez son père, et lui parlant du projet où j'étais de prendre des rapins, Didot disait que je ferai le premier de mes rapins.
Je suis d'une mélancolie extrême.
Déjeuné...................................... 1 40
Le soir, café................................ 0 75
2 15
*
Vendredi 23.—A l'atelier, travaillé et fini le petit Don Quichotte.—Dîné Henry, Fiedling, sorti à la barrière de Sèvres. Revenu chez eux le soir.
*
Samedi 24.—Le matin, travaillé à la lithographie pour Gihaut; puis déjeuné.—Chez Champmartin. Trouvé Marochetti[119] et fait connaissance.
—Dîné chez Tautin, après une course vaine au Champ de Mars, pour voir l'exercice à feu.—Brewery.
—Tiré au pistolet, assez bien, aux Champs-Elysées.—Punch chez Lemblin. Billard au coin, après déjeuner.
—Chez Allier[120]: très charmé de sa nouvelle figure. Son Marin m'a fait le plus grand plaisir. Une chose qui m'a frappé, et que Champmartin rappelait ce soir, c'était que c'était comme la peinture de Géricault; ce qui paraît contribuer à m'en faire voir le faible aussi bien que le beau côté. J'ai comparé les émotions que fait naître ce genre de style avec celui de Michel-Ange, dans les jambes et cuisses chez Allier.
Y penser pour ne faire ni l'un ni l'autre; mais le bien est entre les deux.
Déjeuné............. 1 "
Dîné................ 1 20
Punch............... 0 60
Pistolet............ 1 "
Billard............. 1 "
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C'est trop pour une journée de sottises.
—Le souvenir du petit groupe en pierre de Géricault m'enchante; il serait amusant d'en faire, mais il faudrait être un travailleur forcené. Comment trouver le temps de tout faire?
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Dimanche 25.—A l'atelier, vers onze heures.—Chez Pierret d'abord, puis chez Soulier. Pierret venu me joindre.
—Travaillé au Turc du second plan, qui s'aperçoit de l'incendie.—Félix un instant.
—Dîné avec Pierret. Été ensuite chez M. Lelièvre. Point trouvé.—Chez M. Guillemardet. Louis me paraît fort mal. J'ai éprouvé une impression bien douloureuse en le voyant et j'y mêlais aussi ce sentiment solennel et funestement poétique de la faiblesse humaine, source intarissable des émotions les plus fortes.
Pourquoi ne suis-je pas poète? Mais, du moins, que j'éprouve, autant que possible dans chacune de mes peintures, ce que je veux faire passer dans l'âme des autres!... L'allégorie est un beau champ!
Le Destin aveugle entraînant tous les suppliants qui veulent en vain, par leurs cris et leurs prières, arrêter un bras inflexible.
Je crois et j'ai pensé ailleurs que ce serait une excellente chose que de s'échauffer à faire des vers, rimes ou non, sur un sujet pour s'aider à y entrer avec feu pour le peindre. A force de s'accoutumer à rendre toutes mes idées en vers, je les ferais facilement à ma façon. Il faut essayer d'en faire sur Scio.
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Lundi 26 avril.—Le résultat de mes journées est toujours le même: un désir infini de ce qu'on n'obtient jamais, un vide qu'on ne peut combler, une extrême démangeaison de produire de toutes les manières, de lutter le plus possible contre le temps qui nous entraîne, et les distractions qui jettent un voile sur notre âme; presque toujours aussi une sorte de calme philosophique, qui prépare à la souffrance et élève au-dessus des bagatelles. Mais c'est l'imagination qui peut-être nous abuse encore là; au moindre accident, adieu presque toujours la philosophie! Je voudrais identifier mon âme avec celle d'un autre.
—M. L..., chez Perpignan, parlait du roman de Saint-Léon de Godwin [121]; il a trouvé le secret de faire de l'or et de prolonger sa vie au moyen d'un élixir. Toutes ses misères deviennent la suite de ses fatals secrets, et cependant au milieu de ses douleurs, il éprouve un secret plaisir de ces facultés étranges, qui l'isolent dans la nature. Hélas! je n'ai pu trouver les secrets, et je suis réduit à déplorer en moi ce qui faisait la seule consolation de cet homme. La nature a mis une barrière entre mon âme et celle de mon ami le plus intime[122]: il éprouve la même chose. Encore, si je pouvais favoriser à loisir ces impressions que seul j'éprouve à ma manière! Mais la loi de la variété se fait un jeu de cette dernière consolation. Ce ne sont pas des années qu'il faut pour détruire les innocentes jouissances que chaque incident fait éclore dans une vive imagination. Chaque instant qui s'écoule ou les emporte ou les dénature. Au moment où j'écris, j'ai commencé de sentir vingt choses que je ne reconnais plus quand elles sont exprimées. Ma pensée m'échappe. La paresse de mon esprit ou plutôt sa faiblesse me trahit plutôt que la lenteur de ma plume ou que l'insuffisance de la langue; c'est un supplice de sentir et d'imaginer beaucoup, tandis que la mémoire laisse évaporer au fur et à mesure.
Que je voudrais être poète! tout me serait inspiration. Chercher à lutter contre ma mémoire rebelle, ne serait-ce pas un moyen de faire de la poésie? Car, qu'est-ce que ma position? J'imagine. Il n'y a donc que paresse à fouiller et ressaisir l'idée qui m'échappe.
—Je me suis levé matin et j'ai été de suite à l'atelier: il n'était pas sept heures. Pierret était déjà à la besogne.
La Laure m'a manqué de parole. J'ai travaillé toute la journée avec chaleur. J'étais fatigué sur le soir. Retouché les jambes du jeune homme au coin et la vieille.
Retourné chez moi m'habiller et pris Fielding et Soulier; dîné ensemble chez Rouget. Chez M. Guillemardet, m'informer de la santé de Louis. Chez Perpignan. Vu M. N..., fort amusant et intéressant. C'est encore un philosophe tant soit peu décourageant et qui sent le machiavélisme. Nous avons parlé de lord Byron et de ce genre d'ouvrages dramatiques qui captivent singulièrement l'imagination.
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Mardi 27.—Discussions intéressantes sur le génie et les hommes extraordinaires chez Leblond.
Dimier pensait que les grandes passions étaient la source du génie! Je pense que c'est l'imagination seule, ou bien, ce qui revient au même, cette délicatesse d'organes qui fait voir là où les autres ne voient pas, et qui fait voir d'une façon différente. Je disais même que les grandes passions jointes à l'imagination conduisent le plus souvent au dévergondage d'esprit, et Dufresne dit une chose fort juste: que ce qui faisait l'homme extraordinaire était radicalement une manière tout à fait propre à lui de voir les choses. Il l'étendait aux grands capitaines et enfin aux grands esprits de tous les temps et de tous les genres. Ainsi, point de règles pour ces grandes âmes: elles sont pour les gens qui n'ont que le talent qu'on acquiert. La preuve, c'est qu'on ne transmet pas cette faculté. Il disait: «Que de réflexions pour faire une belle tête expressive! Cent fois plus que pour un problème, et pourtant ce n'est, au fond, que de l'instinct, car il ne peut rendre compte de ce qui le détermine.» Je remarque maintenant que mon esprit n'est jamais plus excité à produire que quand il voit une médiocre production sur un sujet qui me convient.
—A l'atelier à huit heures. Mal disposé. Champmartin venu à la fin.—Dîné chez Rouget ensemble et puis rencontré Fielding. Chez Leblond ensemble.
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Mercredi 28 avril.—Toute la journée, non en train et insipide mélancolie; il serait bien utile de se coucher de très bonne heure, à présent que les soirées sont ennuyeuses. Qu'il serait bon d'arriver au jour à l'atelier!
—Travaillé à l'enfant.
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Jeudi 29 avril.—La gloire n'est pas un vain mot pour moi. Le bruit des éloges enivre d'un bonheur réel; la nature a mis ce sentiment dans tous les cœurs. Ceux qui renoncent à la gloire ou qui ne peuvent y arriver font sagement de montrer, pour cette fumée, cette ambroisie des grandes âmes, un dédain qu'ils appellent philosophique. Dans ces derniers temps, les hommes ont été possédés de je ne sais quelle envie de s'ôter eux-mêmes ce que la nature leur avait donné en plus qu'aux animaux qu'ils chargent des plus vils fardeaux.
Un philosophe, c'est un monsieur qui fait ses quatre repas les meilleurs possible, pour qui vertu, gloire et noblesse de sentiments ne sont à ménager qu'autant qu'ils ne retranchent rien à ces quatre indispensables fonctions et à leurs petites aises corporelles et individuelles. En ce sens, un mulet est un philosophe bien préférable, puisqu'il supporte de plus, sans se plaindre, les coups et les privations. C'est que ces gens regardent comme une chose dont ils doivent surtout tirer vanité, cette renonciation volontaire à des dois sublimes qui ne sont point à leur portée.
—J'ai été de bonne heure à mon atelier. J'ai fait deux traits de deux dessins arabes et leurs chevaux.
Venus Laure et Hélène et Lopez, jusqu'à trois heures et quart. Resté à l'atelier jusqu'à sept heures passées. Thil est venu à la fin. Ses éloges, qui m'ont paru sincères, m'ont réchauffé. Je suis retourné avec lui jusqu'auprès du Palais-Royal. J'irai ces jours-ci le voir.
—Été chez M. Guillemardet, après mon dîner. Rentré vers dix heures.
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Vendredi 30 avril.—A l'atelier vers huit heures et demie... Déjeuné avant.—J'ai eu Abadie.
A lui....................................... 3 fr.
Retouché des mains d'après lui, et fait le sabre.—Avec Champmartin et Marochetti, à la Porte-Saint-Martin.
—Jane Shore ridicule.
—Pour mon tableau du Christ[123], les anges de la mort tristes et sévères portent sur lui leurs regards mélancoliques.—Penser à Raphaël.
—Ce serait une belle chose, un Passage de la mer Rouge.