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Journal de Eugène Delacroix, Tome 1 (de 3): 1823-1850

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[347] Martin-Delestre (1823-1858) n'exposa que sous le nom de Delestre.

[348] Solange était la fille de Mme Sand.

[349] Stanislas Laugier, chirurgien, né en 1798, mort en 1872. Professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de médecine, membre de l'Académie de médecine, de la Société de chirurgie et de l'Académie des sciences. Laugier était un savant fort estimé.

[350] On connaît de Delacroix une Jeune femme qui se peigne; derrière la toilette, Méphisto. (Voir Catalogue Robaut, n° 1165.)

[351] Peut-être un marchand de curiosités.

[352] Gaspard-Jean Lacroix.

[353] Aubry, marchand de tableaux.

[354] Nicolas-Auguste Bataille, cousin de Delacroix, ancien officier d'état-major, propriétaire de l'abbaye de Valmont, qu'il légua en mourant à M. Bornot.

[355] Antoine-Denis Chaudet, statuaire et peintre, né en 1763, mort en 1810. Il avait étudié en Italie les chefs-d'œuvre de l'antiquité et de la Renaissance, et devint un des artistes les plus éminents de la nouvelle école, dont David était le chef. Il fut membre de l'Académie des beaux-arts.

[356] Jacques Gamelin, peintre, né en 1739 à Carcassonne, mort en 1803. Grand prix de peinture, élève de l'École de Rome, il devint professeur à l'Académie de Toulouse.

[357] Les Romains de la décadence furent exposés au Salon de 1847 et valurent à l'artiste une médaille de première classe et la croix de la Légion d'honneur.

[358] Voir Catalogue Robaut, n° 1010.

[359] Voir Catalogue Robaut, n° 996.

[360] Émile-Aubert Lessore, peintre paysagiste, qui exposa à Paris de 1831 (2e médaille) à 1869. Il passa les dernières années de sa vie en Angleterre, où il travailla beaucoup à décorer des vases pour les grands porcelainiers de Londres.

[361] Boileux, magistrat et jurisconsulte, qui était alors juge au tribunal de Blois.

[362] Louis Ménard, critique d'art, et frère du peintre René Ménard, est mort professeur à l'école des Arts décoratifs.

[363] Le comte Eustache Tyszkiewiez, archéologue polonais, et l'un des plus célèbres antiquaires de notre époque, acheta en effet ce tableau qui avait figuré au Salon de 1847 avec les Musiciens juifs. (Voir Catalogue Robaut, n° 1010.)


5 juin.—Dîné avec Vieillard chez Mme de Forget.—Le matin, Planet est venu avec M. Martens, pour daguerréotyper la Cléopâtre.[364] Petite réussite.

*

6 juin.—Petit livre de croquis, avec crayon qui ne s'use pas, chez Ricois, rue des Petits-Augustins.

*

7 juin.—Au Père-Lachaise, avec Jenny[365], pour arranger les tombes et voir l'ouvrage de David. Commencé, à partir de ce jour, l'arrangement avec le jardinier susdit, pour entretenir, moyennant vingt francs par an, les tombeaux de ma mère, etc., puis autre arrangement avec lui pour recreuser l'inscription de ma mère et nettoyer la pierre.

*

8 juin.—Varcollier[366].—Cavé[367].—Nilson.—Scheffer.—Delessert.

*

9 juin.—Chez la plupart des hommes, l'intelligence est un terrain qui demeure en friche presque toute la vie. On a droit de s'étonner en voyant une foule de gens stupides ou au moins médiocres, qui ne semblent vivre que pour végéter, que Dieu ait donné à ses créatures la raison, la faculté d'imaginer, de comparer, de combiner, etc., pour produire si peu de fruits. La paresse, l'ignorance, la situation où le hasard les jette, changent presque tous les hommes en instruments passifs des circonstances. Nous ne connaissons jamais ce que nous pouvons obtenir de nous-mêmes. La paresse est sans doute le plus grand ennemi du développement de nos facultés. Le Connais-toi toi-même serait donc l'axiome fondamental de toute société, où chacun de ses membres ferait exactement son rôle et le remplirait dans toute son étendue.

*

13 juin.—Mannequin à 350 francs, chez Lefranc, rue du Four-Saint-Germain, 23.

—Dîné avec Villot et Pierret.

—Chez Villot vers trois heures et retouché le cuivre des Arabes d'Oran.[368]

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14 juin.—Travaillé à la Chambre. Ébauché le groupe des Barbares du devant[369].

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15 juin.—A Neuilly. Revenu avec Laurent Jan. «...Une pareille manière d'écrire qui transporte dans le style l'abandon familier ou cynique de la conversation (le style de Michelet, les mots de polisson, etc.) est blâmable à plus d'un titre, car elle dénote chez l'auteur qui se la permet non moins de prétention que d'impuissance. Il se propose en effet de trancher sur les autres écrivains par l'audace de ses expressions, la bigarrure de ses couleurs, l'allure débraillée de ses phrases; et pourquoi ne pas prouver plutôt la force, en acceptant toutes les conditions, en se jouant en maître de toutes les difficultés de l'art d'écrire? C'est dans l'accord des qualités individuelles avec les lois générales du beau et du bon, qu'éclate la véritable originalité.» (LERMINIER, Sur Michelet, Lamartine.—Revue des Deux Mondes, 15 juin 1847.)

*

17 juin.—Dîné chez Leblond avec Halévy, Adam, Duponchel, Garcia, Guasco, etc. Halévy m'invite pour mercredi.

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20 juin.—Chez Boissard. Reprise de la musique.

Roberetti n'étant pas d'abord arrivé, trio de Beethoven. Puis Mozart a fait tous les frais jusqu'à la fin. Je l'ai trouvé plus varié, plus sublime, plus plein de ressources que jamais.

J'ai beaucoup remarqué, en présence du tableau de Boissard représentant un Christ, le dessus de porte de son atelier. Ces peintures, quoique médiocres, sont une excellente leçon, que je lui appliquais à l'instant même, de ce principe, qui veut qu'un objet, même très clair, s'enlève presque toujours en brun sur un objet plus brun. Elles mériteraient pour cela qu'on en fît des esquisses.

—Je suis en très bonne santé depuis quelque temps et vais très souvent à la Chambre.

*

25 juin.—Ce jour, probablement à l'heure de mon dîner, est venu Grzimala. Il m'a dit sur ma peinture des choses qui m'ont plu, entre autres: l'idée le frappant toujours plus que la convention de la peinture; de plus, tous les tableaux présentent quelque chose de ridicule qui tient à des modes, etc. Il ne trouve jamais cela dans les miens. Aurait-il vraiment raison? Pourrait-on inférer de là que moins l'élément transitoire qui contribue le plus souvent au succès actuel se mêle aux ouvrages, plus ils ont la condition de durée et de grandeur?... Développer ceci.

*

27 juin.—Travaillé à la Chambre. Fait les deux cavaliers[370].

Dans la journée chez Roberetti, et le soir dîné avec Leblond, Garcia, Guasco, Ronconi[371].

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28 juin.—Dîné chez Pierret avec Soulier, que je n'ai pas vu depuis un an au moins. Sa vue m'a fait beaucoup de plaisir.

—L'Académie des sciences morales et politiques remet au concours la question suivante:

Rechercher quelle influence les progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité du peuple.—Le prix est de 1,500 francs.

*

29 juin.—Travaillé à la Chambre et dîné chez moi avec Soulier, Villot, Pierret. Bonne soirée.

J'ai mis quelque ordre dans mes croquis aujourd'hui et hier.

—Repris du goût pour l'allégorie de la gloire. Ugolin[372], etc.—Saint-Marcel[373] venu dans la journée.

*

30 juin.—Triqueti[374] venu dans la journée. Nous devons aller lundi chez le duc de Montpensier.

Mme de Forget venue me prendre vers quatre heures et demie pour aller à Monceaux; nous nous sommes promenés, après dîner, aux Champs-Élysées. Vu son ancienne pension sur le quai[375] et la maison de Riesener; elle est encore pleine de maçons.


[364] Voir Catalogue Robaut, n° 691.

[365] On retrouvera de nombreuses fois, dans le cours du Journal, le nom de Jenny ou Jeanne Le Guillou. Elle était la gouvernante de Delacroix. M. Burty a écrit à propos d'elle: «C'était une paysanne des environs de Brest, douée d'instincts délicats. Quelquefois, dans l'atelier, elle disait spontanément, en face d'un croquis ou d'une peinture: Monsieur, je trouve cela très bien. Cette Jenny s'y connaît, s'écriait Delacroix ravi! Eh bien, je vous le donne. Et il écrivait son nom au revers. De là à renouveler l'anecdote de la servante de Molière, la distance est grande. Malheureusement, vers la fin, malade, soupçonneuse, elle fit le vide autour de son maître, qui ne pouvait se passer de ses soins.» (Correspondance, t. I, p. v. Note de Burty.)

[366] Varcollier, alors chef de la division des beaux-arts à la préfecture de la Seine.

[367] François Cave, inspecteur des beaux-arts, qui avait épousé Mme Élisabeth Blavot, veuve de Clément Boulanger. (Voir supra, p. 240 et 241.)

[368] Voir Catalogue Robaut, n° 462.

[369] Hémicycle d'Attila, partie de droite.

[370] Au premier plan de l'hémicycle d'Attila.

[371] Ronconi, célèbre baryton italien, qui obtint de grands succès à Londres et à Paris, et qui fut nommé en 1848 directeur du théâtre Italien.

[372] Delacroix l'avait vendu 1,200 francs à M. Tesse, qui le revendit peu après 3,000 francs.

[373] Saint-Marcel, un des élèves de Delacroix, qui fréquentait son atelier. Né vers 1815, mort vers 1800, à Fontainebleau. Saint-Marcel fut un très remarquable dessinateur et peintre paysagiste. Delacroix lui a emprunté parfois des études de figures d'après nature pour les dessiner à son tour suivant son propre sentiment.

[374] Baron de Triqueti, peintre et sculpteur, né en 1802, mort en 1874. Son œuvre est importante et remarquable.

[375] Le quai du Cours-la-Reine.


1er juillet.—A la Chambre le matin.—Séance chez Chopin à trois heures. Il a été divin. On lui a exécuté son trio, puis il l'a exécuté lui-même et de main de maître.

—Grzimala nous a fait dîner avec une petite femme de sa connaissance, qui va aux Eaux-Bonnes.

*

9 juillet.—Travaillé au Christ au tombeau.

—A Passy, vers trois heures et demie. Mme Delessert part lundi pour Plombières; je l'avais revue à Vincennes, à la soirée du Prince, deux ou trois jours auparavant. C'est en revenant de cette course à Passy que j'ai rencontré Scheffer jeune, rue Blanche, qui m'a fait une plaisanterie au sujet d'une rose que j'avais à la main.

*

10 juillet.—Le cousin Delacroix[376] venu dans la journée: sa vue m'a fait plaisir. Il passe ici une huitaine. Chopin est venu pendant qu'il y était.

Fait la Madeleine dans le tableau susdit.

Se rappeler l'effet simple de la tête: elle était ébauchée d'un ton très gris et éteint. J'étais incertain si je la mettrais dans l'ombre davantage, ou si je mettrais des clairs plus vifs: j'ai légèrement prononcé ces derniers sur cette masse, et il a suffi de colorer avec des tons chauds et reflétés toute la partie ombrée; et, quoique le clair et l'ombre soient presque de même valeur, les tons froids de l'un et chauds de l'autre suffisent à accentuer le tout. Nous disions avec Villot, le lendemain, qu'il faut bien peu de chose pour faire de l'effet de cette manière. En plein air surtout, cet effet est des plus frappants; Paul Véronèse lui doit une grande partie de son admirable simplicité.

Un principe que Villot regarde comme le plus fécond, c'est celui de faire détacher les objets un peu foncés sur ceux qui sont derrière, par la masse de l'objet et dans l'ébauche par le ton local établi dès le principe. Je n'en comprends pas l'application autant que lui. A rechercher.

Véronèse doit aussi beaucoup de sa simplicité à l'absence de détails qui lui permet l'établissement du ton local, dès le commencement. La détrempe l'a forcé presque à cette simplicité. La simplicité dans les draperies en donne singulièrement à tout le reste. Le contour vigoureux qu'il trace à propos autour de ses figures contribue à compléter l'effet de la simplicité de ses oppositions d'ombre et de lumière, et achève et relève le tout.

Paul Véronèse n'affiche pas, comme Titien, par exemple, la prétention de faire un chef-d'œuvre à chaque tableau. Cette habileté à ne pas faire trop partout, cette insouciance apparente des détails qui donne tant de simplicité est due à l'habitude de la décoration. On est forcé dans ce genre de laisser beaucoup de parties sacrifiées.

Il faut appliquer surtout à la représentation des natures jeunes ce principe du peu de différence de valeur des ombres par rapport aux clairs. Il est à remarquer que plus le sujet est jeune, plus la transparence de la peau établit cet effet.

*

11 juillet.—Remarquer combien la prétendue civilisation émousse les sentiments naturels. Hector dit à Ajax, livre VII, en cessant le combat: «Déjà la nuit est avancée, et nous devons tous obéir à la nuit, qui met un terme aux travaux des hommes.»

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20 juillet.—Jour de mon départ pour Champrosay, où je vais passer plus de quinze jours. Reçu le matin même la lettre où Mme Sand me parle de sa querelle avec sa fille.

Chopin venu le matin, comme je déjeunais après être rentré du Musée où j'avais reçu la commande de la copie du Corps de garde.[377] Il m'a parlé de la lettre qu'il a reçue; mais il me l'a lue presque tout entière depuis mon retour. Il faut convenir qu'elle est atroce. Les cruelles passions, l'impatience longtemps comprimée s'y font jour; et, par un contraste qui serait plaisant, s'il ne s'agissait d'un si triste sujet, l'auteur prend de temps en temps la place de la femme et se répand en tirades qui semblent empruntées à un roman ou à une homélie philosophique.

—Le matin au Louvre, chez M. de Cailleux[378], qui m'a demandé la répétition du Corps de garde.[379]

—Je me suis occupé pendant ce séjour de Lara, Saint Sébastien et Arabes jouant aux échecs.[380]

—Vieillard venu me surprendre un jour avant dîner. Nous avons passé un bon après-dîner.

*

30 juillet.—Revenu à Paris ce jour-là et retourné le soir.


[376] Le cousin Delacroix habitait à Ante, près Sainte-Menchould. Il est l'auteur de divers ouvrages de poésie.

[377] Toile exposée au Salon de 1847. Appartient au duc d'Aumale. (Voir Catalogue Robaut, n°s 492 et 105.)

[378] M. de Cailleux, ancien directeur des Musées. C'est lui qui, après avoir vu l'esquisse des Croisés à Constantinople, s'efforça de faire comprendre à Delacroix que le Roi désirait un tableau «qui n'eût pas l'air d'être un Delacroix». (Notes de Riesener. Voir Introduction à la Correspondance, p. XXIII.)

[379] Toile de 0m,51 X 0m,65, exposée au Salon de 1848. Appartient à Mme Delessert. Une variante est datée de 1858 (toile de 0m,62 X 0m,50.)

[380] Voir Catalogue Robaut, passim.


12 août.—Vu au ministère la Sainte Anne, de Riesener.

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24 août.—Donné à Lenoble 4,000 francs pour acheter trois actions de canaux et faire le versement des actions du Nord.

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28 août.—Travaillé à la Chambre. Mornay venu me voir; je l'ai invité à dîner pour demain. Villot est arrivé après son départ, vers cinq heures; je l'ai retenu à dîner.

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29 août.—Refait la tête du Christ. Mornay et Piron sont venus dîner avec moi.

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30 août.—Travaillé à la Chambre. Resté le soir.

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31 août.—Travaillé à la copie du Corps de garde.—Repris la petite Lélia et une ancienne esquisse de Médée[381] que j'ai métamorphosée.

—Dîné chez Mme de Forget. Revenu le soir par la rue du Houssaye, de la Victoire.


[381] L'esquisse (0m,45 X 0m,37) est de l'année 1838. Le tableau est de la même année (2m,60 X 1m,65). Il fut exposé au Salon de 1838 et à l'Exposition universelle de 1855. Appartient au Musée de Lille.

Une nouvelle toile fut achevée en 1860, et fut exposée à la vente posthume de Delacroix.


1er septembre.—Sur les distances à Londres, j'écrivais à Vieillard:

«Car c'est par lieues qu'il faut compter; cette disproportion seule entre l'immensité du lieu que ces gens-là habitent et l'exiguïté naturelle des proportions humaines me les fait déclarer ennemis de la vraie civilisation qui rapproche les hommes, de cette civilisation attique qui faisait le Parthénon grand comme une de nos maisons et qui renfermait tant d'intelligence, de vie, de force, de grandeur dans les limites étroites de frontière qui font sourire notre barbarie si étriquée dans ses immenses États.»

—Travaillé à la Chambre.

*

2 septembre.—Travaillé à la Chambre.

Je ne sortirai pas, je crois, de cet Attila et de son cheval.

—Fait route dans l'omnibus avec deux religieuses: cet habit m'a imposé au milieu de la corruption générale, de l'abandon de tout principe moral; j'ai aimé la vue de cet habit qui impose, au moins à celui ou celle qui le porte le respect absolu, du moins en apparence, des vertus, du dévouement, du respect de soi et des autres.

—Mornay venu dans la journée.

—Je n'ai pas eu le courage de sortir le soir et me suis couché de bonne heure.

*

5 septembre.—Travaillé dans la journée à rajeunir une petite esquisse de Mater dolorosa faite alors pour M. D...

Le soir, chez Mme Marliani. Le pauvre Enrico est bien mal. Il y avait là une femme aimable, Mme de Barrère, qui parle bien de tout, sans sentir la! pédante.

—Leroux[382] a décidément trouvé le grand mot, sinon la chose, pour sauver l'humanité et la tirer du bourbier: «L'homme est né libre», dit-il, après; Rousseau. Jamais on n'a proféré une pareille sottise, quelque philosophe qu'on puisse être.

Voilà le début de la philosophie chez ces messieurs. Est-il dans la création un être plus esclave que n'est l'homme? La faiblesse, les besoins, le font dépendre des éléments et de ses semblables. C'est encore peu des objets extérieurs. Les passions qu'il trouve chez lui sont les tyrans les plus cruels qu'il ait à combattre, et on peut ajouter que leur résister, c'est résister à sa nature même. Il ne veut pas non plus de la hiérarchie en quoi que ce soit; c'est en quoi il trouve surtout le christianisme odieux; c'est, à mon sens, ce qui en fait la morale par excellence: soumission à la loi de la nature, résignation aux douleurs humaines, c'est le dernier mot de toute raison (et partant soumission à la loi écrite, divine ou humaine).

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13 septembre.—A Versailles; j'y ai repris la fièvre.

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17 septembre.—Sorti pour aller voir Mme Marliani; arrivé près de chez elle, la fatigue m'a forcé de revenir en voiture.

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18 septembre.—M. Laurens[383] venu ce matin; il me vante beaucoup Mendelssohn.

La peinture est le métier le plus long et le plus difficile: il lui faut l'érudition comme au compositeur, mais il lui faut aussi l'exécution comme au violon.

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19 septembre.—Je vois dans les peintres des prosateurs et des poètes. La rime les entrave; le tour indispensable aux vers et qui leur donne tant de vigueur est l'analogue de la symétrie cachée, du balancement en même temps savant et inspiré qui règle les rencontres ou l'écartement des lignes, les taches, les rappels de couleur, etc. Ce thème est facile à démontrer, seulement il faut des organes plus actifs et une sensibilité plus grande pour distinguer la faute, la discordance, le faux rapport dans des lignes et des couleurs, que pour s'apercevoir qu'une rime est inexacte et l'hémistiche gauchement ou mal suspendu; mais la beauté des vers ne consiste pas dans l'exactitude à obéir aux règles dont l'inobservation saute aux yeux des plus ignorants: elle réside dans mille harmonies et convenances cachées, qui font la force poétique et qui vont à l'imagination; de même que l'heureux choix des formes et leur rapport bien entendu agissent sur l'imagination dans l'art de la peinture. Les Thermopyles de David sont de la prose mâle et vigoureuse, j'en conviens. Poussin ne réveille presque jamais d'idée par d'autres moyens que la pantomime plus ou moins expressive de ses figures. Ses paysages ont quelque chose de plus ordonné, mais le plus souvent chez lui comme chez les peintres que j'appelle des prosateurs, le hasard a l'air d'avoir assemblé les tons et agencé les lignes de la composition. L'idée poétique ou expressive ne vous frappe pas au premier coup d'œil.

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20 septembre.—Essayer de prendre du chocolat avec du café: deux ou trois cuillerées de café dans une tasse de chocolat comme à l'ordinaire.

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22 septembre.—Aujourd'hui, j'ai été me promener à l'église Saint-Denis; j'ai revu auparavant le groupe du Puget.

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24 septembre.—Lenoble emporte quatorze actions de Lyon et six du Nord pour faire les versements. Comme les actions seront dorénavant au porteur, il les fera conserver sous mon nom, dans la caisse de l'agent de change.

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25 septembre.—Les Nymphes de la mer détellent les coursiers du Soleil.

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26 septembre.—M. Cournault[384] me dit avoir vu à Alger un ouvrier, qui taillait des morceaux de cuir ou d'étoffe pour des ornements, regardant avec grande attention un bouquet de fleurs pour le guider. Ils ne doivent probablement qu'à l'observation de la nature l'harmonie qu'ils savent mettre dans les couleurs. Les Orientaux ont toujours eu ce goût; il ne paraît pas que les Grecs et les Romains l'aient eu au même degré, à en juger par ce qui reste de leurs peintures.

—Mlle de Rosier venue. Chopin ensuite.


[382] Pierre Leroux.

[383] Il est difficile de savoir si Delacroix veut parler ici de Joseph-Bonaventure Laurens, littérateur et compositeur français, né en 1801, ou de son jeune frère Jules Laurens, peintre lithographe et graveur, né à Carpentras en 1825; car le compositeur s'occupait beaucoup de peinture, et le peintre, de musique. Jules Laurens, qui était entré en 1844 à l'École des beaux-arts, se fixa ensuite définitivement à Carpentras.

[384] Cournault fut un des légataires de Delacroix.


2 octobre.—Prêté à Soulier petite esquisse, d'après Rubens, de la vie de Marie de Médicis, la Paix mettant le feu à des armes... des monstres sur le devant, la Reine dans le fond entrant dans le temple de Janus.

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5 octobre.—Prêté à Villot le numéro de la Revue où est l'article de Gautier sur Töpffer.

—Villot venu me voir; nous avons parlé du procédé de la figure de l'Italie.[385]

J'ai été reprendre mon travail pour la première fois, depuis le 12 septembre. Je suis satisfait de l'effet de cette figure. Toute la journée, j'ai été occupé, et très agréablement, d'idées et de projets de peintures relatives à cela. J'ai peint en quelques instants la petite figure de l'homme tombé en avant percé d'une flèche.

Il faudrait faire ainsi des tableaux esquisses qui auraient la liberté et la franchise du croquis. Les petits tableaux m'énervent, m'ennuient; de même les tableaux de chevalet, même grands, faits dans râtelier; on s'épuise à les gâter. Il faudrait mettre dans de grandes toiles, comme Cournault me disait qu'était la Bataille d'Ivry de Rubens, à Florence, tout le feu que l'on ne met d'ordinaire que sur des murailles.

La manière appliquée à la figure de l'Italie est très propre pour faire des figures dont la forme serait aussi rendue que l'imagination le désire sans cesser d'être colorées, etc.

La manière de Prud'hon s'est faite en vue de ce besoin de revenir sans cesse, sans manquer à la franchise. Avec les moyens ordinaires, il faut toujours gâter une chose pour en obtenir une autre; Rubens est lâché dans ses Naïades, pour ne pas perdre sa lumière et sa couleur. Dans le portrait de même: si l'on veut arriver à une extrême force d'expression et de caractère, la franchise de la touche disparaît, et avec elle la lumière et la couleur. On obtiendrait des résultats très prompts et jamais de fatigue. On peut toujours reprendre, puisque le résultat est presque infaillible.

La cire m'a beaucoup servi pour cette figure, afin de faire sécher promptement et revenir à chaque instant sur la forme. Le vernis copal peut remplir cet objet; on pourrait y mêler de la cire.

Ce qui donne tant de finesse et d'éclat à la peinture sur papier blanc, c'est sans doute cette transparence qui tient à la nature essentiellement blanche du papier... L'éclat des Van Eyck et ensuite de Rubens tient beaucoup sans doute au blanc de leurs panneaux.

Il est probable que les premiers Vénitiens peignirent sur des fonds très blancs; leurs chairs brunes ne semblent que de simples glacis laqueux sur un fond qui transparait toujours. Ainsi, non seulement les chairs, mais les fonds, les terrains, les arbres, sont glacés sur fond blanc, dans les premiers flamands, par exemple. Se rappeler dans la Nymphe endormie[386] que j'ai commencée ces jours-ci, et à laquelle j'ai travaillé devant Soulier et Pierret, aujourd'hui dimanche, quel a été l'effet du rocher, derrière la figure et le terrain, ainsi que le fond de forêt, après que je l'eus glacé de laques jaunes et de vert malachite, etc., sur une préparation blanche que j'avais remise sur l'ancien affreux rocher de terre d'ombre, etc.

Dans les anciens tableaux flamands sur panneaux et faits de la sorte en glacis, l'aspect roussâtre est manifeste. La difficulté consiste donc à trouver une convenable compensation de gris, pour balancer le jaunissement et l'ardent des teintes.

J'avais eu une idée de tout cela dans l'esquisse que j'ai faite, il y a quelque dix ans, de Femmes enlevées par des hommes à cheval,[387] d'après une estampe de Rubens; comme elles sont, il n'y manque que quelque gris. Il n'est même pas possible que les fonds, les draperies ne participent entièrement à l'exécution des chairs, quand on les exécute par glacis sur des fonds blancs. Le disparate est insupportable d'une autre manière. Il me semblait, après avoir modelé cette Nymphe avec du blanc pur, que le fond qui était derrière, fond de rochers faits avec des tons opaques comme dans une peinture ébauchée dans le système de la demi-teinte locale, n'était pas le fond qui convenait, mais qu'il fallait un ton clair de draperies ou de murailles: j'ai donc couvert de blanc ce rocher; et quand ensuite je me suis avisé d'en faire un autre rocher avec des tons aussi transparents que possible, la chair a pu s'accorder avec cet accessoire; mais il m'a fallu repeindre de même la draperie, le terrain et le fond de forêt.

*

6 octobre.—La Desdémone, la Femme à la rivière, la Lélia[388] feront mieux ainsi (en petite dimension). Quant aux autres, la plus grande dimension sera le mieux.

—Le charme particulier de l'aquarelle, auprès de laquelle toute peinture à l'huile paraît toujours rousse et pisseuse, tient à cette transparence continuelle du papier; la preuve, c'est qu'elle perd de cette qualité quand on gouache quelque peu; elle la perd entièrement dans une gouache. Les peintures flamandes primitives ont beaucoup de ce charme: l'emploi de l'essence y contribue en éloignant l'huile.

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8 octobre.—Se rappeler l'impression d'un tableau de Jacquand [389], que j'ai vu un de ces jours à côté d'un tableau de Diaz, chez Durand-Ruel. Dans le premier, l'imitation minutieuse d'après nature des moindres objets, sécheresse, gaucherie; dans l'autre, où tout est sorti de l'imagination du peintre, mais où les souvenirs sont fidèles, la vie, la grâce, l'abondance.

Le tableau de Jacquand représentait des moines de l'Inquisition, montrant l'entrée d'une espèce de trou à une femme assise à terre et qu'ils semblaient menacer. Le dos de cette femme était enfoncé dans la muraille, qui était derrière elle, etc.; on eût dit ce tableau fait par un homme incapable du moindre souvenir des objets, et pour lequel le détail qu'il a sous les yeux est le seul qui puisse le frapper.

*

9 octobre.—J'ai vu avec Mme de Forget, chez Maigret, un papier de Chine pour tenture. Il nous a dit qu'aucun art, chez nous, ne pouvait approcher de la solidité de leurs couleurs. Il a essayé de raccorder une partie du fond qui est devenu horrible en peu de temps. Ce papier est très bon marché relativement; tous ces charmants oiseaux sont faits à la main, et, nous a-t-il dit, la totalité des ornements, ce sont des bambous blanchâtres, rehaussés d'argent, qui courent sur tout le champ qui est rose, parfaitement uni; le tout semé d'oiseaux, de papillons, etc., d'une perfection qui ne tire pas son charme de l'exactitude minutieuse, de l'imitation, comme nous faisons toujours dans nos ornements, au contraire; c'était pour le port et la grâce de la pose et le contraste des tons, tout l'animal, mais le tout fait avec un esprit qui avait choisi et résumé l'objet de manière à en faire un ornement à la manière des animaux dans les monuments et manuscrits égyptiens.

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14 octobre.—Parti pour Champrosay.

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15 octobre.—Vieillard est venu passer une partie de la journée avec moi. Le cher ami paraît mieux de son voyage en Angleterre. Il m'a conté l'anecdote de l'officier des hussards anglais, qui entend dire que le tabac réussirait bien à Ceylan. Il profite aussitôt de quatre mois de congé pour s'embarquer, aller faire sa plantation, et revenir.

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28 octobre.—Revenu de Champrosay, où j'ai eu presque constamment le plus beau temps du monde.

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29 octobre.—Lenoble m'a apporté les quatorze actions du chemin de fer de Lyon qu'il a dû placer dans la caisse de l'agent de change, M. Gavet, attendu qu'elles sont au porteur[390].


[385] Hémicycle d'Attila.

[386] Voir même sujet, Catalogue Robaut, n° 789.

[387] Delacroix fait sans doute allusion ici au tableau de Rubens qui se trouve à la Pinacothèque de Munich et qui est connu sous le nom d'Enlèvement des filles de Leucippe.

[388] Delacroix avait écrit lui-même à l'encre sur le bois du chassis de ce tableau: Lélia dans la caverne du moine, devant le corps de son amant (George Sand). (Voir Catalogue Robaut, n°s 1032, 1033.)

[389] Jacquand, peintre, né à Lyon en 1805. Il fit d'abord de la peinture historique, puis se livra à la peinture de genre et exécuta de nombreux tableaux, commandés par la liste civile ou acquis par les amateurs.

[390] M. Gavet, agent de change, a épousé la fille aînée de M. Bornot.


2 novembre.—Prêté à M. Lessore onze feuilles de dessins d'anatomie, partie contre épreuves, dessins à la plume, etc. (Rendus.)

Prêté à Villot des calques de faïences d'Alger.

*

14 décembre.—Élie s'étant enfui dans le désert pour fuir la colère de Jézabel et résolu à se laisser mourir de faim, est réveillé par un ange qui lui apporte un pain et de l'eau, en lui enjoignant de prendre courage et de se nourrir. (Bible, p. 241.)

Abigaïl vient apaiser David par des présents comme il s'apprêtait à tirer vengeance de Nabal, son mari. (Bible, p. 189.)

Saint Étienne[391], après son supplice, recueilli par les saintes femmes et des disciples.

*

15 décembre.—Alexandre faisant violence à la Pythie.

Énée suivant la Sibylle, qui le précède avec le rameau d'or, ferait bien pour petits sujets accessoires dans une grande décoration comme l'escalier de la Chambre des députés.

—L'Encan de Pertinax. Il vend la cour de Commode, choses et hommes, esclaves, parasites, vases, statues, etc. Lui, sévère, préside.

—Voir la préface de Raison et folie.

—Deux emblèmes de la Force persévérante.

Les Nymphes de la mer détellent les chevaux du Soleil.


[391] Ce tableau ne fut terminé qu'en 1859. Il fut caricaturé par Cham, et acheté par le Musée d'Arras 4,000 francs. (Voir Catalogue Robaut.)


1849

6 janvier.[392]À M. Jame, à Lyon.

«Monsieur, je vous avais confié au mois de mai de l'année dernière, pour trois ou quatre mois, mon tableau de la Liberté de 1830.[393] J'avais résisté, à plusieurs reprises, à vos offres, préférant renoncer à ce qu'elles présentaient d'avantageux aux inconvénients nombreux d'un déplacement pour un ouvrage déjà ancien et nécessitant une foule d'opérations toujours dangereuses, telles que clouer et déclouer plusieurs fois la toile, la rouler, l'emballer, la transporter, etc.... J'ai cédé, avec le désir de vous obliger personnellement, et pressé également par le consentement de M. Ch. Blanc[394], votre ami; vous deviez, dans la quinzaine qui a suivi la remise du tableau, me compter une somme de mille francs, quel que fût le résultat de votre entreprise. Vous ne vous êtes pas acquitté de cet engagement. Dans l'entrevue que j'ai eue avec vous, environ un mois après, vous m'avez assuré que cette somme allait m'être comptée, et cependant cette nouvelle promesse est restée sans effet. J'ai attribué à la difficulté du moment le retard que j'éprouvais, mais j'attendais au moins que vous me tiendriez au courant de ce que vous comptiez faire à cet égard. Je n'ai reçu de vous aucune nouvelle, ni en ce qui concerne l'engagement que vous aviez contracté relativement à la somme promise, ni même au sujet du sort du tableau dont je n'avais entendu, en aucune manière, me priver pendant un si long espace de temps. Huit mois se sont écoulés, et je suis sur tous ces points dans la même ignorance.

«Je désire donc, Monsieur, que vous ayez l'obligeance de me renvoyer au plus tôt le tableau dont j'ai appris indirectement que vous n'avez pas tiré parti comme vous le pensiez. J'ose attendre de vous que vous fassiez prendre tous les soins nécessaires, pour qu'il soit emballé et expédié avec toutes les précautions convenables. Je vous avais prié de faire consolider la caisse pour le retour; elle en a le plus grand besoin, la route devant être plus longue et plus difficile dans cette saison. Comme vous êtes à Lyon, à ce que je crois, vous pourrez surveiller les précautions que je vous demande, car je vous avoue aussi qu'après la promesse que vous m'aviez faite également au mois de mai de suivre le tableau à son départ, et d'assister, de votre personne, à sa mise en état pour l'Exposition, j'avais été fort désappointé que cette opération n'ait pas été faite comme vous me l'aviez assuré, c'est-à-dire en votre présence.

«Veuillez, Monsieur, m'écrire un mot à ce sujet. Vous voudriez bien adresser le tableau directement à M. le directeur du Musée du Louvre; cela évitera de le retendre, détendre et retendre plusieurs fois.

«J'espère donc, dans cette circonstance, dans l'obligeance que je réclame de vous, et vous prie de recevoir l'assurance de ma considération.»

*

14 janvier.—Rendez-vous au Palais-Royal à midi, avec la commission, pour visiter les lieux pour l'Exposition. ...Dévastation dégoûtante, galeries transformées en magasin d'équipement. Caisse d'escompte établie avec bureaux, etc. Club avec tribune,... l'odeur de la pipe et de la caserne, etc. Ensuite aux Tuileries pour le même objet: le même spectacle affligeant, à cela près que le palais ne contient plus d'hôtes du genre de ceux que nous avions trouvés au Palais-Royal; mais partout les traces de la dégradation, de la puanteur. Le lit de l'ex-Roi porte encore les matelas et les couvertures qui lui ont servi, ainsi qu'à la Reine. Dans le théâtre, était un monceau de débris de meubles brisés, d'écrins forcés, d'armoires enfoncées, et partout les portraits mis en pièces, à l'exception toutefois de ceux du prince de Joinville; d'où vient cette préférence? Il est difficile de s'en rendre compte.

Je devais, en sortant, aller chez J...; j'étais trop fatigué et suis rentré chez moi.

*

24 janvier.—A la commission à neuf heures. Bonne journée.

—Vu Mornay chez lui.

*

29 janvier.—Alertes dès le matin pour la révolte de la garde mobile.

—Le soir, été voir Chopin; je suis resté avec lui jusqu'à dix heures. Cher homme! Nous avons parlé de Mme Sand[395], de cette bizarre destinée, de ce composé de qualités et de vices. C'était à propos de ses Mémoires. Il me disait qu'il lui serait impossible de les écrire. Elle a oublié tout cela; elle a des éclairs de sensibilité et oublie vite. Elle a pleuré son vieil ami Pierret et n'y a plus pensé. Je lui disais que je lui voyais à l'avance une vieillesse malheureuse. Il ne le pense pas... Sa conscience ne lui reproche rien de ce que lui reprochent ses amis. Elle a une bonne santé qui peut se soutenir: une seule chose l'affecterait profondément, ce serait la perte de Maurice, ou qu'il tournât mal.

Quant à Chopin, la souffrance l'empêche de s'intéresser à rien, et à plus forte raison au travail. Je lui ai dit que l'âge et les agitations du jour ne tarderaient pas à me refroidir aussi. Il m'a dit qu'il m'estimait de force à résister. «Vous jouissez, a-t-il dit, de votre talent dans une sorte de sécurité qui est un privilège rare, et qui vaut bien la recherche fiévreuse de la réputation.»

—Désappointement le soir: j'avais dîné chez Mme de Forget avec l'intention d'aller le soir chez Rivet; on nous envoie deux stalles des Italiens, pour l'Italiana. Nous arrivons et nous avons l'Elisire.[396] Froid mortel tout le temps et peu de dédommagement dans la musique.


[392] Les notes relatives à 1848 n'ont malheureusement pas été retrouvées.

[393] Toile exposée au Salon de 1831 et à l'Exposition universelle de 1855. Appartient au Musée du Louvre.

[394] Les relations de l'artiste et du critique n'avaient pas toujours été excellentes. Charles Blanc avait été long à admettre le dessin de Delacroix. A la fin pourtant il s'était rendu; les admirables peintures décoratives du Palais-Bourbon avaient triomphé de sa mauvaise grâce, si bien qu'il écrivait à propos d'elles: «Sur toutes ces compositions plane le génie d'un incomparable coloriste: le dessin, le choix des formes et des draperies, l'intervention des accessoires, la place que chaque objet devra occuper sur le théâtre du tableau, tout cela est subordonné au triomphe de la couleur.» Et encore ceci: «Du reste, le dessin de Delacroix n'est pas ce que l'on croit généralement et ce que nous avions cru nous-même.» (Journal le Temps du 5 mai 1881.)

[395] Le nom de George Sand revient assez souvent dans le cours du Journal; les relations entre elle et Delacroix furent assez suivies pour qu'il paraisse intéressant de rappeler ici le jugement qu'elle portait sur Delacroix dans une lettre au critique Th. Silvestre: «Il y a vingt ans que je suis liée avec lui, et par conséquent heureuse de pouvoir dire qu'on doit le louer sans réserve, parce que rien dans la vie de l'homme n'est au-dessous de la mission si largement remplie du maître; et je n'ai probablement rien à vous apprendre sur la constante noblesse de son caractère et l'honorable fidélité de ses amitiés. Il jouit également des diverses faces du Beau par les côtés multiples de son intelligence. Delacroix, vous pouvez l'affirmer, est un artiste complet. Il goûte, il comprend la musique d'une manière si supérieure, qu'il eût été probablement un grand musicien, s'il n'eût pas choisi d'être un grand peintre. Il n'est pas moins bon juge en littérature, et peu d'esprits sont aussi ornés et aussi nets que le sien. Si son bras et sa vue venaient à se fatiguer, il pourrait encore dicter, dans une très belle forme, des pages qui manquent à l'histoire de l'art, et qui resteraient comme des archives à consulter pour tous les artistes de l'avenir.» (Th. Silvestre, Les artistes vivants.)

[396] Italiana in Algeri, opéra de Rossini.—L'Elisire d'amore, opéra de Donizetti.


5 février.—M. Baudelaire[397] venu comme je me mettais à reprendre une petite figure de femme à l'orientale, couchée sur un sofa, entreprise pour Thomas[398], de la rue du Bac. Il m'a parlé des difficultés qu'éprouve Daumier à finir.

Il a sauté à Proudhon qu'il admire et qu'il dit l'idole du peuple. Ses vues me paraissent des plus modernes et tout à fait dans le progrès.

Continué la petite figure après son départ et repris les Femmes d'Alger.

Situation d'esprit fort triste; aujourd'hui ce sont les affaires publiques qui en sont cause; un autre jour, ce sera pour un autre sujet. Ne faut-il pas toujours combattre une idée amère?

—J'éprouve sur le tableau des Femmes d'Alger combien il est agréable et même nécessaire de peindre sur le vernis. Il faudrait seulement trouver un moyen de rendre le vernis de dessous inattaquable dans les opérations subséquentes de dévernissage, ou vernir d'abord sur l'ébauche avec un vernis qui ne puisse s'en aller, comme celui de Desrosiers ou de Sœhnée, je crois, ou bien faire de même pour finir.

*

10 février.—Chez Pierret le soir: beaucoup de monde. J'y ai vu Lassus[399], perdu de vue depuis longtemps.

Un imbécile nommé M..., que je n'y avais pas vu depuis longtemps, y était en toilette exacte et ganté hermétiquement. Il a l'air de se croire beau ou intéressant pour le sexe; cela lui impose la tenue. Je ne mentionne ceci que parce que, à propos de cet individu qui n'est qu'un fat, j'ai pensé à certains hommes à bonnes fortunes, qui sont les victimes de l'obligation où ils se croient d'être toujours beaux.

*

11 février.—Vers deux heures chez J...; V... y était. Ensuite à Passy, où je n'avais pas été depuis le 14 novembre dernier, veille de la Saint-Eugène. J'y ai revu Thiers: entrevue aigre-douce. Il a sur le cœur mon opposition à ses désirs. J'étais en train de causer, et cela aura augmenté sa mauvaise humeur. Il ne m'a pas dit de revenir le voir et s'en est allé assez brusquement. Je suis revenu par le jardin jusqu'au pont, avec M. de Valon[400] et Bocher[401]. J'ai reconduit ce dernier en cabriolet jusqu'à la place de la Concorde. Il voit en noir l'avenir de l'Assemblée future. Il croit l'établissement de Napoléon plus solide que ne le pensent ses amis; il est plus populaire que tous les gouvernants, depuis trente ans. Les idées républicaines ont plus pénétré qu'on ne semble le croire. Je crois aussi que rien de semblable à ce qui a été ne peut être; tout est changé en France, et tout change encore. Il me faisait remarquer l'aspect terne et négligé de cette foule, bien que ce soit dimanche et qu'il fasse le temps le plus extraordinaire, car tout Paris semble dehors.

*

Mercredi 14 février.—Dîné chez le président du Corps législatif [402], avec Poinsot, Gay-Lussac, Thiers, Molé, Rayer, Jussieu. Vieillard et Chabrier y étaient. Le premier m'a présenté à Léon Faucher.

J'ai une longue conversation après dîner avec Jussieu, sur les fleurs, à propos de mes tableaux: je lui ai promis d'aller le voir au printemps. Il me montrera les serres et me fera obtenir toute permission pour l'étude.

Thiers a été très froid avec moi, et plus que je ne le pensais encore. Je commence à croire ce que Vieillard me disait lundi chez C..., qu'il a l'esprit élevé et l'âme petite. Il devrait au fond m'estimer de la résistance que je lui ai opposée dans une chose qui choquait mes sentiments... Tant pis pour lui assuré.

Je n'ai pu causer avec Poinsot[403], ni l'entendre causer. Ces hommes-là et leur sang-froid me font beaucoup d'effet. Celui-ci est un des plus remarquables qu'on puisse voir...

Le Prince a fait compliment à Ingres sur son beau tableau des Capucins, lequel est de Granet, et dont il est propriétaire. La figure d'Ingres était curieuse en entendant ce coq-à-l'âne.

—Chez Mme Marliani, en sortant. Elle m'a fait lire une lettre de Mme Sand. Elle s'excuse grandement dans l'affaire du mariage et ne croit pas ou feint de croire qu'elle n'a jamais pensé au Clésinger pour son compte. A la bonne heure..

—Fleury a eu l'idée qu'on imprimerait avantageusement la toile avec de la pâte de papier; il me semble effectivement que ce sera un dessous excellent, absorbant à la fois et hors d'état d'influer sur la peinture comme la céruse à laquelle il attribue la plupart des changements, surtout dans les parties qui ne sont que frottées, comme dans les ombres des Flamands. Il pense que les tableaux et toiles de maîtres étaient imprimés avec toute autre chose que la céruse: plâtre avec colle de pâte, terre de pipe, etc.

*

Dimanche25 février.—Fait peu de chose... Dîné chez Bixio avec Lamartine, Mérimée, Malleville, Scribe, Meyerbeer et deux Italiens. Je me suis beaucoup amusé; je n'avais jamais été aussi longtemps avec Lamartine.

Mérimée l'a poussé au dîner sur les poésies de Pouchkine, que Lamartine prétend avoir lues, quoiqu'elles n'aient jamais été traduites par personne. Il donne le pénible spectacle d'un homme perpétuellement mystifié. Son amour-propre, qui ne semble occupé qu'à jouir de lui-même et à rappeler aux autres tout ce qui peut ramener à lui, est dans un calme parfait au milieu de cet accord tacite de tout le monde à le considérer comme une espèce de fou. Sa grosse voix a quelque chose de peu sympathique.

Le soir, Mme Menessier est venue avec sa fille; je n'avais pas causé avec elle depuis des siècles: elle ne m'a pas paru changée; j'ai causé une heure avec elle. Elle doit venir voir mes fleurs. Elle est atteinte de noirs, comme moi; je vois que je ne suis pas le seul. L'âge y est pour quelque chose.


[397] Tous les artistes connaissent les études que Baudelaire écrivit à différentes reprises sur Delacroix. Parmi ceux qui ont parlé du maître, nul mieux que Baudelaire n'était préparé à le faire, grâce à l'intuition pénétrante de son esprit critique, à son admirable sens de la modernité, surtout à cette universelle compréhension artistique, qui le rendait apte à juger toutes manifestations originales et nouvelles de Beauté. Le Salon de 1845, l'Exposition de 1846, l'Exposition universelle de 1855, lui furent autant d'occasions d'expliquer au public le génie de Delacroix. Mais ce fut surtout le Salon de 1859 qui lui inspira d'éloquentes pages sur le grand peintre. Ce Salon fut pour Delacroix, suivant l'expression de M. Burty, un véritable Waterloo, et Baudelaire lutta d'autant plus ardemment pour proclamer le génie de l'artiste que celui-ci était plus contesté. Aussi Delacroix lui écrivit-il à la suite de son article: «Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié? Vous venez à mon secours au moment où je me vois houspillé et vilipendé par un assez bon nombre de critiques sérieux ou soi-disant tels... Ayant eu le bonheur de vous plaire, je me console de leurs réprimandes. Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts; vous me faites rougir tout en me plaisant beaucoup: nous sommes faits comme cela.» (Corresp., t. II, p. 218.) Après la mort du maître, Baudelaire fit paraître une étude intitulée: L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix, dans laquelle il réunit ses souvenirs personnels et les présenta au public sous cette forme originale et séduisante dont il avait le secret.

[398] Marchand de tableaux.

[399] J.-B. Antoine Lassus, architecte, né à Paris en 1807, mort en 1857, collaborateur de Viollet-le-Duc, et inspecteur des édifices religieux de la Seine.

[400] Vicomte de Valon, littérateur français, mort en 1851.

[401] Édouard Bocher, administrateur et homme politique que les électeurs du Calvados envoyèrent en 1849 à l'Assemblée législative.

[402] Armand Marrast était alors président de l'Assemblée constituante, et Léon Faucher ministre de l'intérieur.

[403] Louis Poinsot (1777-1859), géomètre, membre de l'Académie des sciences, ancien pair de France. Il est célèbre par ses découvertes scientifiques et ses importants travaux.


Vendredi 2 mars.—Pelletier[404], que j'ai rencontré en omnibus, en allant chercher des lunettes, m'a dit que je surmonterais la cacochymie du corps et de l'esprit en faisant de temps en temps un voyage, un séjour dans les montagnes par exemple. Il m'a parlé du Jura; j'ai pensé aux Ardennes.

Descendu à Saint-Sulpice et visité la chapelle; l'ornementation sera difficile sans dorure.

De là choisi des lunettes, et revenu à la maison de bonne heure. Au moment où je me remettais au tableau des Hortensias, est arrivé Dubufe pour me demander d'aller voir sa République. M. de Geloës survenu, puis Mornay, à qui l'on a fait des ouvertures. Enfin, vers trois heures et demie, j'ai pu travailler et j'ai donné bonne tournure au tableau.

—Le soir, sorti pour aller voir Chopin et rencontré Chenavard[405]. Nous avons causé près de deux heures. Nous nous sommes abrités pendant quelque temps dans le passage qui sert de lieu d'attente aux domestiques, à l'Opéra-Comique; il me disait que les vrais grands hommes sont toujours simples et sans affectation. C'était la suite d'une conversation dans laquelle il m'avait beaucoup parlé de Delaroche [406], pour qui il professe peu d'admiration quant au talent et même quant à l'esprit, dont on lui accorde généralement une part. Il y a effectivement dans ce caractère une contradiction remarquable: il est évident qu'il s'est composé des dehors de franchise et même... de rudesse, qui semblent contraster avec la position qu'il occupe et à laquelle sa valeur, comme artiste, n'aurait pu le conduire sans beaucoup d'adresse.

Chenavard me disait que les vrais hommes de mérite n'avaient besoin de nulle affectation et n'avaient nul rôle à jouer, pour parvenir à l'estime. Voltaire était plein de petites colères qu'il laissait échapper devant tout le monde. Il me citait des caricatures qu'un certain Hubert avait faites de lui, qui le représentaient dans toutes sortes de situations ridicules dans lesquelles il se laissait très bien surprendre. Bossuet était l'homme le plus simple, coquetant avec les vieilles dévotes, etc. On connaît l'aventure de Turenne et de la claque que lui donne son palefrenier. Une autre fois, on le vit sur le boulevard, qui était alors un lieu à peu près désert, servant d'arbitre à des joueurs de boule, à qui il prêtait sa canne pour mesurer les distances, et se mettant lui-même de la partie.

Il m'a dit, en me quittant, que les hommes se divisaient en deux parties: les uns n'ont qu'une loi unique et qui est leur intérêt; pour ceux-là, la ligne à suivre est bien simple, et ils n'ont en toutes choses qu'à suivre ce juge infaillible; les autres ont le sentiment de la justice et l'intention de s'y conformer; mais la plupart n'y obéissent qu'à moitié ou mieux n'y obéissent point du tout, tout en se faisant reproches; ou bien, après avoir perdu de vue pendant quelque temps cette règle de leurs actions? y reviennent en donnant dans un excès qui leur ôte le fruit de leur conduite précédente, tout en leur laissant le blâme. Ainsi ils auront, par exemple, flatté les passions d'un protecteur dont ils attendent une faveur, et puis brusquement ils cesseront de le voir et iront jusqu'à se faire ses ennemis.

Pelletier m'avait dit le matin que, pour n'avoir rien à se reprocher, il avait mis son ambition dans sa poche. Je disais à Chenavard que je pensais qu'il était impossible de se trouver mêlé aux affaires des autres et de s'en tirer complètement honnête. «Comment voulez-vous, disait-il, qu'il en soit autrement? Celui qui prend l'équité pour règle ne peut absolument lutter contre celui qui ne songe qu'à son intérêt: il sera toujours battu dans la carrière de l'ambition.»


Lundi 5 mars.—Le matin, Dubufe[407] est venu me chercher pour voir à la Chambre des députés sa République; il m'a ramené.

Soleil magnifique. Le temps, depuis quinze jours, et au reste pendant presque tout cet hiver, est d'une douceur extrême. Je n'en suis pas moins horriblement enrhumé, si bien que j'hésitais à aller ce soir chez Boissard.

J'y ai été cependant. La jeune somnambule pantomime devait y venir. Elle n'est venue qu'à onze heures passées, amenée par Gautier, qui avait été la chercher et l'avait trouvée couchée. Elle a une tête charmante et pleine de grâce; elle a fait à merveille les simagrées de l'endormement. Ses poses contournées et pleines de charme sont tout à fait faites pour les peintres.

En attendant son arrivée, j'ai été avec Meissonier[408] chez lui, voir son dessin de la Barricade. C'est horrible de vérité, et quoiqu'on ne puisse dire que ce ne puisse être exact, peut-être manque-t-il le je ne sais quoi qui fait un objet d'art d'un objet odieux. J'en dis autant de ses études sur nature; elles sont plus froides que sa composition et tracées du même crayon dont Watteau eût dessiné ses coquettes et ses jolies figures de bergers. Immense mérite malgré cela.

J'y vois de plus en plus, pour mon instruction et pour ma consolation, la confirmation, de ce que Gogniet me disait l'année dernière, à propos de l'Homme dévoré par un lion[409], lorsqu'il voyait ce tableau à côté des vaches de Mlle Bonheur[410], à savoir qu'il y a dans la peinture autre chose que l'exactitude et le rendu précis d'après le modèle. J'ai éprouvé ce matin une impression analogue, mais beaucoup plus concevable, puisqu'il s'agissait d'une peinture d'un ordre tout à fait inférieur. En revenant de voir la figure de Dubufe, les peintures de mon atelier et entre autres mon triste Marc-Aurèle[411], que je me suis accoutumé à dédaigner, m'ont paru des chefs-d'œuvre. A quoi tient donc l'impression? Voici assurément: dans le dessin de Meissonier, elle était infiniment supérieure aux études d'après nature.

Fait la connaissance de Prudent[412]; il imite beaucoup Chopin. J'en ai été fier pour mon pauvre grand homme mourant.

*

Mercredi 7 mars.—Préault venu le matin. Il y avait bien longtemps que je ne lavais vu; il m'a intéressé et amusé. Il a l'air de la bienveillance, sinon les sentiments, et cela me suffit pour me séduire. Au reste, je l'aime beaucoup.

Il me disait, à propos de la Pharsale, que c'était une mine féconde: par exemple, César s'arrêtant au bord du Rubicon, l'Évocation de la Pythonisse, etc. Il me conseille de faire pour l'année prochaine quelque sujet terrible. Cet élément est le plus fort pour frapper tout le monde.

*

Jeudi 8 mars.—Le soir, Chopin. Vu chez lui un original qui est arrivé de Quimper pour l'admirer et pour le guérir; car il est ou a été médecin et a un grand mépris pour les homéopathes de toutes couleurs. C'est un amateur forcené de musique; mais son admiration se borne à peu près à Beethoven et à Chopin. Mozart ne lui paraît pas à la hauteur de ces noms-là; Cimarosa est perruque, etc.

Il faut être de Quimper pour avoir de ces idées-là, et pour les exprimer avec cet aplomb: cela passe sur le compte de la franchise bretonne... Je déteste cette espèce de caractère; cette prétendue franchise à l'aide de laquelle on débite des opinions tranchantes ou blessantes est ce qui m'est le plus antipathique. Il n'y a plus de rapports possibles entre les hommes, s'il suffit de cette franchise-là pour répondre à tout. Franchement il faut, avec cette disposition, vivre dans une étable, où les rapports s'établissent à coups de fourche ou de cornes; voilà de la franchise que je préfère.—Le matin, chez Couder[413], pour parler du tableau de Lyon. Il est spirituel, et sa femme est fort bien. Si nous avions été francs l'un et l'autre, à la manière de mon Breton, nous nous serions battus avant la fin de la séance; nous nous sommes, au contraire, quittés en fort bonne intelligence.

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Samedi, 10 mars.—Vu Mme de Forget le soir, M. de T... le matin.

J'ai été frappé de son Albert Dürer, et comme je ne l'avais jamais été; j'ai remarqué, en présence de son Saint Hubert, de son Adam et Ève, que le vrai peintre est celui qui connaît toute la nature. Ainsi ses figures humaines n'ont pas chez lui plus de perfection que celles des animaux de toutes sortes, des arbres, etc.; il fait tout au même degré, c'est-à-dire avec l'espèce de rendu que comporte l'avancement des arts à son époque. Il est un peintre instructif; tout, chez lui, est à consulter.

Vu une gravure que je ne connaissais pas, celle du Chanoine luxurieux, qui s'est endormi près de son poêle: le diable lui montre une femme nue, laquelle est d'un style plus élevé qu'à l'ordinaire, et l'Amour tout éclopé cherche à se grandir sur des échasses.

Il m'a montré une lettre de mon père; cela m'a fait plaisir. Ce qui m'a le plus frappé dans ses autographes est un écrit de Léonard de Vinci, sur lequel il y a des croquis où il se rend compte du système antique de dessins par les boules[414]; il a tout découvert. Ces manuscrits sont écrits à rebours.

Onslow y est venu. La liaison intime qui est entre eux a un peu refroidi mon désir d'être invité à ses quatuors.

—En revenant, travaillé au rideau de table, au Vase de fleurs[415].

*

Dimanche 11 mars.—Travaillé de bonne heure au tableau des Hortensias et de l'Agapanthus[416]. Je ne me suis occupé que de ce dernier.

—A une heure et demie chez Leblond, pour aller prendre sa femme à Notre-Dame de Lorette, et de là au concert Sainte-Cécile, au bénéfice du monument pour Habeneck[417]: salle immense, foule confuse et sale, quoique le dimanche. Jamais un pareil lieu ne réunira une élite de connaisseurs.

La divine symphonie par ton la entendue avec bonheur, mais avec un peu de distraction, à cause du manque de recueillement de mes voisins. Le reste consacré à des virtuoses qui m'ont fatigué et ennuyé.

J'ai osé remarquer que les morceaux de Beethoven sont en général trop longs, malgré l'étonnante variété qu'il introduit dans la manière dont il fait revenir les mêmes motifs. Je ne me rappelle pas, du reste, que ce défaut me frappât autrefois dans cette symphonie; quoi qu'il en soit, il est évident que l'artiste nuit à son effet en occupant trop longtemps l'attention.

La peinture, entre autres avantages, a celui d'être plus discrète; le tableau le plus gigantesque se voit en un instant. Si les qualités de certaines parties attirent l'admiration, à la bonne heure: on peut s'y complaire plus longtemps même que sur un morceau de musique. Mais si le morceau vous paraît médiocre, il suffit de tourner la tête pour échapper à l'ennui. Le jour du concert de Prudent, l'ouverture de la Flûte enchantée m'a paru non seulement ravissante, mais d'une proportion parfaite. Doit-on dire qu'avec le progrès de l'instrumentation, il arrive plus naturellement au musicien la tentation d'allonger des morceaux pour amener des retours d'effets d'orchestre qu'il varie à chaque fois qu'il nous les remontre?

Il ne faut jamais compter comme un dérangement le temps donné à un concert, pourvu qu'il y ait seulement un bon morceau. C'est pour l'âme la meilleure nourriture. Se préparer, sortir, être distrait même d'occupations importantes, pour aller entendre de la musique, ajoute du prix au plaisir; je trouve, dans un lieu choisi et au milieu de gens que la communauté des sentiments semble avoir réunis pour une jouissance goûtée en commun; tout cela, même l'ennui éprouvé en présence de certain morceau et par certain virtuose, ajoute à notre insu à l'effet de la belle chose. Si on était venu m'exécuter cette belle symphonie dans mon atelier, je n'en conserverais peut-être pas à cette heure le même souvenir.

Cela explique aussi comment les grands et les riches sont blasés précocement sur l'effet des plaisirs de toutes sortes. Ils arrivent dans de bonnes loges, garnies de bons tapis, retirés de manière à être le plus possible à l'abri de la distraction que donnent dans un milieu de réunion les tumultes, les dérangements occasionnés par les allants et venants, par les petits troubles de toutes sortes qui s'élèvent dans une foule et semblent devoir fatiguer l'attention. Ils ne viennent qu'au moment précis où commence le morceau important, et par une juste punition de leur peu de dévotion au beau, ils en perdent ordinairement le meilleur en arrivant trop tard. Les habitudes de la société font aussi que les conversations qu'ils ont entre eux à propos du plus frivole motif, ou la survenance de quelque importun leur ôte tout recueillement; c'est un plaisir très imparfait que d'entendre dans une loge avec des gens du monde la plus belle musique. Le pauvre artiste assis au parterre et seul dans son coin, ou près d'un ami aussi attentif que lui, jouit seul complètement de la beauté d'un ouvrage et à raison de cela en emporte l'impression sans un mélange de souvenir ridicule.

*

Mardi 13 mars.—Travaillé toute la journée au rideau dans le tableau de la console. Vers la fin de la journée, à la Desdemona.

—Le docteur venu vers cinq heures; il m'a inquiété; il parle de petites sondes, etc..... Je suis resté au coin du feu.

—Weill[418] a emporté ce matin:
L'Odalisque, et m'a donné 200 fr.
Hommes jouant aux échecs 200 »
Homme dévoré par le lion 500 »
—(Lefebvre)
Christ au pied de la croix. 200 »
—(Thomas)
Petit Christ aux Oliviers. 100 »
Femme turque 100 »
—(Bouquet)
Hamlet (Scène du rat) 100 »
—(Weill)
Berlichingen écrivant ses Mémoires 100 »
—(Lefebvre)
Esquisse, répétition du Christ au tombeau. 200 »
Odalisque. 150 »
Christ à la colonne. 150 »

*

Mercredi 21 mars.—Chez Mercey[419] le soir. Grande soirée. Mon pauvre Mercey acquiert de l'importance; il a l'air d'un homme d'État. Il était meilleur garçon autrefois. Peut-être est-ce devant le monde qu'il est ainsi. Dans le tête-à-tête avec moi, il est plus simple. Mareste, que je revois avec plaisir, m'apprend qu'Alberthe est partie à Turin auprès de sa fille mourante. En voilà encore une qui mourra seule au monde.

Impression désagréable de toutes ces figures d'artistes attirés chez l'homme qui donne les travaux. J'y avais été à pied, et je pensais trouver chez elle Mme Villot; elle n'y était pas.

Je suis entré à la Madeleine, où l'on prêchait. Le prédicateur, usant d'une figure de rhétorique, a répété dix ou douze fois, en pariant du juste: Il va en paix!....il va en paix! «Va en paix» a été ce qu'il y a eu de plus remarquable dans son discours. Je me suis demandé quel fruit pouvait résulter des lieux communs répétés à froid par cet imbécile. Je suis obligé de reconnaître aujourd'hui que cela va avec le reste, fait partie de la discipline comme le costume, les pratiques, etc ... Vive le frein!

*

Vendredi 30 mars.—Vu le soir chez Chopin l'enchanteresse Mme Potocka. Je l'avais entendue deux fois; je n'ai guère rencontré quelque chose de plus complet... Vu Mme Kalerji... Elle a joué, mais peu sympathiquement; en revanche, elle est vraiment fort belle, quand elle lève les yeux en jouant à la manière des Madeleines du Guide ou de Rubens.

*

Samedi 31 mars.—Le soir, vu Athalie, avec Mme de Forget dans la loge du président.

Rachel ne m'a pas fait plaisir dans toutes les parties. Mais comme j'ai admiré ce grand prêtre! Quelle création! Comme elle semblerait outrée dans un temps comme le nôtre! et comme elle était à sa place avec cette société ordonnée et convaincue qui a vu Racine et qui l'a fait ce qu'il était! Ce farouche enthousiaste, ce fanatique verbeux n'est guère de notre temps; on égorge et on renverse à froid et sans conviction. Mathan, dans sa scène avec son confident, dit trop naïvement: «Je suis un coquin, je suis un être abominable.» Racine sort ici de la vérité, mais il est sublime quand Mathan, sortant tout troublé pour se soustraire aux imprécations du grand prêtre, ne sait plus où il va, et se dirige, sans savoir ce qu'il fait, du côté de ce sanctuaire qu'il a profané et dont l'existence l'importune.


[404] Laurent-Joseph Pelletier, paysagiste, né en 1810. Son œuvre est considérable et dénote un incontestable talent. Il a beaucoup travaillé dans la forêt de Fontainebleau.

[405] Chenavard devait être par la suite un des plus intimes amis de Delacroix, un de ceux avec lesquels il «aimait à s'expatrier en de longues causeries». Si sévèrement qu'il ait pu le juger comme producteur, et l'on conçoit que les théories abstruses du peintre-philosophe aient été souvent en opposition avec les idées de Delacroix, il est une chose qu'il lui a toujours reconnue, c'est l'érudition profonde, l'amour des idées, par quoi il se différenciait si nettement de la plupart des peintres.

[406] Nous nous sommes expliqué dans notre étude sur l'opinion de Delacroix à l'égard de Paul Delaroche.

[407] Claude-Marie Dubufe, peintre, né à Paris en 1789, mort en 1864, élève de David. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, ses œuvres eurent une vogue prodigieuse. C'est au Salon de 1849 qu'il exposa une République dont il est question ici.

[408] Delacroix appréciait le talent de Meissonier. On lui prête ce mot: «De nous tous, c'est encore lui qui est le plus sûr de vivre.» Baudelaire s'étonnait, au contraire, de ce jugement, et se demandait comment il se pouvait faire que «l'auteur de si grandes choses jalousât presque celui qui n'excellait que dans les petites.»

[409] Il est difficile de savoir exactement à quel tableau Delacroix fait ici allusion, car il fit en ces années 1847, 1848 et 1849 de nombreuses variantes de ce sujet. (Voir Catalogue Robaut, n° 1017, 1055.)

[410] Sans doute le Labourage nivernais.

[411] Marc-Aurèle mourant, exposé au Salon de 1845. La ville de Lyon acheta ce tableau à Delacroix en 1858 seulement et le paya 4,000 francs. (Voir Catalogue Robaut, n° 924.) Cependant le catalogue du Musée de Lyon porte la mention: «Don du gouvernement.»

[412] Racine Gaultier, dit Prudent, pianiste et compositeur français, né en 1817, mort en 1863. Il fut un très remarquable virtuose.

[413] Louis-Charles-Auguste Couder, peintre d'histoire, né en 1790, mort en 1873, élève de Regnault et de David. En 1838, il se présenta à l'Institut en concurrence avec Delacroix et fut élu le 28 décembre.

[414] C'est ainsi que les sculpteurs opèrent pour construire leurs maquettes ou esquisses. Il n'est pas étonnant que les dessinateurs et les peintres aient employé ce procédé, qui doit remonter à la plus haute antiquité.

[415] En 1849, Delacroix exécuta, en effet, quatre magnifiques compositions représentant des fleurs et qui figurèrent à la vente posthume de son atelier. (Voir Correspondance, t. II, p. 13, 14 et 15.)

[416] Genre de plantes de la famille des liliacées, originaire d'Afrique et remarquable par la beauté de ses fleurs d'un bleu d'azur.

[417] Habeneck violoniste, né en 1781, mort en 1849. Virtuose remarquable, chef d'orchestre hors ligne, il dirigea longtemps les orchestres de l'Opéra et du Conservatoire, et contribua à rendre populaires en France les œuvres de Beethoven.

[418] Weill, Lefebvre, Thomas, Bouquet, étaient des marchands de tableaux. La vente de ces onze tableaux ou esquisses, qui mesurent, en moyenne, 0m,40 X 0m,50, rapporta à Delacroix la somme totale de deux mille francs! Voit Catalogue Robaut.

[419] Frédéric Bourgeois de Mercey, peintre et écrivain, né en 1808, mort en 1860. A la suite de débuts heureux comme paysagiste, il entra, en 1840, comme chef de bureau des beaux-arts, au ministère de l'intérieur, et succéda, en 1853, au comte d'Houdetot, comme membre libre de l'Académie des beaux-arts. Cette même année, il devint, au ministère d'État, directeur des beaux-arts.


Mercredi 4 avril.—Jour du dîner de Véron[420]. J'étais exténué en y allant.

Je me suis ranimé et amusé. Son luxe est surprenant: des pièces tendues en soie magnifique, le plafond compris; argenterie somptueuse, musique pendant le dîner: usage, du reste, qui n'ajoute rien à la bonté du dîner et qui déroute la conversation qui en est l'assaisonnement.

Armand Bertin m'a parlé chez Véron d'un livre sur la vie de Mozart, compulsé et extrait de tout ce qui a été fait sur lui; il m'a promis de me le prêter. Ce livre est très rare, à ce qu'il paraît.

L'homme recommence toujours tout, même dans sa propre vie. Il ne peut fixer aucun progrès. Comment un peuple en fixerait-il un dans sa forme? Pour ne parler que de l'artiste, sa manière change. Il ne se rappelle plus, après quelque temps, les moyens qu'il a employés dans son exécution. Il y a plus, ceux qui ont systématisé leur manière au point de refaire toujours de même, sont ordinairement les plus inférieurs et froids nécessairement.

Dîné chez Véron avec Rachel, M. Molé, le duc d'Ossuna, général Rulhieri, Armand Bertin, M. Fould, qui était près de moi et s'est montré prévenant. Rachel est spirituelle et fort bien de toutes manières.

Un homme né et élevé comme elle serait difficilement devenu ce qu'elle est tout naturellement. Causé le soir avec *** d'Athalie, etc. Il a été fort aimable.

Venu des hommes de toutes couleurs. Une madame Ugalde qui a du succès à présent, à l'Opéra-Comique, a chanté un air du Val d'Andorre; elle m'est peu sympathique, prononce d'une manière vulgaire et a la juiverie peinte sur la figure... Contraste avec Rachel.

Beaucoup causé musique avec Armand Bertin. Parlé de Racine et de Shakespeare. Il croit qu'on aura beau faire dans ce pays, on en reviendra toujours à ce qui a été le beau une fois pour notre nation; je crois qu'il a raison. Nous ne serons jamais shakespeariens. Les Anglais sont tout Shakespeare. Il les a presque faits tous ce qu'ils sont, en tout.

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Jeudi 5 avril.—Journée d'abattement et de mauvaise santé.

Je suis sorti vers quatre heures, pour aller chez Deforge[421]; j'y ai rencontré Cabat[422] et Édouard Bertin[423], que j'ai revu avec plaisir.

—Le soir chez Mme de Forget, qui m'a lu un fragment du discours de Barbès[424] devant ses juges. On voit dans les discours de ces gens-là tout le faux et tout l'ampoulé qui est dans leurs pauvres et coupables têtes; c'est bien toujours la race écrivassière, l'affreuse peste moderne qui sacrifie tranquillement un peuple à des idées de cerveau malade.

«Le but, dit-il, est tout. Sans doute le suffrage universel était quelque chose et avait installé cette Chambre, mais et cette Chambre, et le gouvernement provisoire qui l'avait précédée, sorti aussi, à ce qu'ils croient, d'une espèce de vœu général, tout cela ne lui a pas paru devoir être soutenu, bien plus, lui a semblé devoir être renversé, du moment qu'on s'écartait du but que Barbès avait fixé dans son esprit, malheureusement sans nous prévenir de ce but admirable. Il préfère donc la prison, le cachot plutôt que la douleur d'assister, sans y pouvoir rien changer, à cette déviation sacrilège de ce but suprême de l'humanité.»

Il faudra bien, bon gré, mal gré, que l'humanité finisse par suivre les sublimes aspirations de Barbès.

Dans le discours de Blanqui, quelques jours auparavant, les images prétendues poétiques à la moderne se mêlent à son argumentation; il parle d'une crevasse qu'il fallait que la Révolution franchît, pour passer des anciennes idées aux nouvelles. L'élan trop faible n'a pas permis de franchir cette fatale crevasse où l'avenir est bien près de se noyer, mais qui n'embourbe pas le moins du monde la rhétorique de Blanqui. Tout est, dans ce style, ardu, crevassé ou boursouflé. Les grandes et simples vérités n'ont pas besoin, pour s'énoncer et pour frapper les esprits, d'emprunter le style d'Hugo, qui n'a jamais approché de cent lieues de la vérité et de la simplicité.

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Vendredi (soir) 6 avril.—Au Conservatoire avec Mmes Bixio et Menessier. On m'avait promis Cavaignac[425], et j'ai eu à sa place Ch. Blanc[426]. J'aurais été curieux de voir de près le fameux général. Le concert n'a pas été très beau; j'avais conservé de la Symphonie héroïque un plus grand souvenir. Décidément Beethoven est terriblement inégal... Le premier morceau est bien; l'andante, sur lequel je comptais, m'a complètement désappointé. Rien de beau, de sublime comme le début! Tout d'un coup, vous tombez de cent pieds au milieu de la vulgarité la plus singulière. Le dernier morceau manque également d'unité.

—Je reçois ce soir, eu sortant, l'invitation au convoi de M. Dosne [427], mort en deux jours du choléra.

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Samedi 7 avril.—Revu Alard[428] au convoi, qui m'entraîne dans sa suite. Il n'est pas assez pénétré du souvenir des vertus de M. Dosne pour aller s'entasser une heure dans une église en son honneur.

De là chez Chopin: Alkan[429] y était. Il me conte un trait de lui dans le genre de mon histoire avec Thiers. Pour avoir tenu tête à Auber, il a éprouvé et éprouvera sans doute de très grands désagréments.

Vers trois heures et demie, accompagné Chopin en voiture dans sa promenade. Quoique fatigué, j'étais heureux de lui être bon à quelque chose... L'avenue des Champs-Élysées, l'Arc de l'Étoile, la bouteille de vin de guinguette; arrêté à la barrière, etc.

Dans la journée, il m'a parlé musique, et cela l'a ranimé. Je lui demandais ce qui établissait la logique en musique. Il m'a fait sentir ce que c'est qu'harmonie et contrepoint; comme quoi la fugue est comme la logique pure en musique, et qu'être savant dans la fugue, c'est connaître l'élément de toute raison et de toute conséquence en musique. J'ai pensé combien j'aurais été heureux de m'instruire en tout cela qui désole les musiciens vulgaires. Ce sentiment m'a donné une idée du plaisir que les savants, dignes de l'être, trouvent dans la science. C'est que la vraie science n'est pas ce que l'on entend ordinairement par ce mot, c'est-à-dire une partie de la connaissance différente de l'art; non! La science envisagée ainsi, démontrée par un homme comme Chopin, est l'art lui-même, et par contre l'art n'est plus alors ce que le croit le vulgaire, c'est-à-dire une sorte d'inspiration qui vient de je ne sais où, qui marche au hasard, et ne présente que l'extérieur pittoresque des choses. C'est la raison elle-même ornée par le génie, mais suivant une marche nécessaire et contenue par des lois supérieures. Ceci me ramène à la différence de Mozart et de Beethoven. «Là, m'a-t-il dit, où ce dernier est obscur et paraît manquer d'unité, ce n'est pas une prétendue originalité un peu sauvage, dont on lui fait honneur, qui en est cause; c'est qu'il tourne le dos à des principes éternels; Mozart jamais. Chacune des parties a sa marche, qui, tout en s'accordant avec les autres, forme un chant et le suit parfaitement; c'est là le contrepoint, «punto contrapunto.» Il m'a dit qu'on avait l'habitude d'apprendre les accords avant le contrepoint, c'est-à-dire la succession des notes qui mène aux accords... Berlioz plaque des accords, et remplit comme il peut les intervalles.

Ces hommes épris à toute force du style, qui aiment mieux être bêtes que ne pas avoir l'air grave.

Appliquer ceci à Ingres et à son école.

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Mardi 10 avril.—Pour la chapelle de Saint-Sulpice: L'archange saint Michel terrassant le démon.

Pour le plafond ou dans la chapelle, ou pour l'un des pendentifs: Jésus-Christ tirant les âmes du purgatoire.

Pour pendentif encore: le Péché originel, ou Adam et Ève après la faute.

Et plus loin, pour le plafond de Saint-Sulpice: la Descente aux limbes. Jésus-Christ est debout, tenant de la main gauche la croix de résurrection. De la main droite, il fait signe à Adam et Ève et à quatre autres saints de sortir de la gueule monstrueuse qui représente l'Enfer,—ou Jésus sortant du tombeau, les soldats renversés alentour.

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Mercredi 11 avril.—Je crois que c'est ce soir que j'ai revu Mme Potocka chez Chopin. Même effet admirable de la voix. Elle a chanté des morceaux, des nocturnes et de la musique de piano de Chopin, entre autres celui du Moulin de Nohant, qu'elle arrangeait pour un O salutaris. Cela faisait admirablement. Je lui ai dit ce que je pense très sincèrement: c'est qu'en musique, comme sans doute dans tous les autres arts, sitôt que le style, le caractère, le sérieux, en un mot, vient à se montrer, le reste disparaît. Je l'aime bien mieux quand elle chante le Salice, que tous ses charmants airs napolitains. Elle a essayé le Lac de Lamartine avec l'air si connu et si prétentieux de Niedermeyer. Ce maudit motif m'a tourmenté pendant deux jours.

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Jeudi 12 avril.—Chez Édouard Bertin. Revu là Amaury Duval[430], Mottez[431], Orsel[432]. Ces gens-là ne jurent que par la fresque; ils parlent de tous les noms gothiques de l'École italienne primitive, comme si c'étaient leurs amis... La bonne et la mauvaise fresque, la tempérée, etc.

Revenu fort fatigué; je m'y étais traîné.

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Vendredi 13 avril.—Villot venu le matin. Il me parle du projet de Duban[433] de me faire faire dans la galerie restaurée d'Apollon la peinture correspondante à celle de Lebrun. Il lui a parlé de moi dans des termes très flatteurs. Cette initiative de sa part me surprend étrangement, surtout après l'opposition que j'ai faite à ses projets. T... y voit un désir de me ménager. Que m'importe, après tout?

Ce soir, migraine, et soirée passée tristement chez moi sans dîner.

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Samedi 14 avril.—Le soir chez Chopin; je l'ai trouvé très affaissé, ne respirant pas. Ma présence au bout de quelque temps l'a remis. Il me disait que l'ennui était son tourment le plus cruel. Je lui ai demandé s'il ne connaissait pas auparavant le vide insupportable que je ressens quelquefois. Il m'a dit qu'il savait toujours s'occuper de quelque chose; si peu importante qu'elle soit, une occupation remplit les moments et écarte ces vapeurs. Autre chose sont les chagrins.

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Jeudi 19 avril.—Dîner chez Pierret avec une Mlle Thierry qui accompagne Subetti avec le violon; le soir, quelques morceaux de Mozart, etc.

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Vendredi 20 avril.—Dîner chez Mme H..., et été avec elle au Prophète. Il y avait le prince Poniatowski, M. Richetzki et M. Cabarrus[434]. Je n'ai conservé le souvenir d'aucun morceau frappant ou intéressant.

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Samedi 21 avril.—Mme Cavé, venue dans la journée comme j'étais en train de travailler, est restée longtemps. Allé chez le Président le soir.

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Dimanche 22 avril.—Resté chez moi, fatigué de la veille.

M. Poujade[435], venu vers une heure, m'a intéressé; mais resté trop longtemps et fatigué.

Leblond ensuite. Je l'ai vu avec plaisir, malgré ma fatigue; je l'aime véritablement. La présence d'un ami est chose si rare qu'elle seule vaut tous les bonheurs ou compense toutes les peines.

Après dîner, chez Chopin, autre homme exquis pour le cœur, et je n'ai pas besoin de dire pour l'esprit. Il m'a parlé des personnes que j'ai connues avec lui... Mme Kalerji, etc. Il s'était traîné à la première représentation du Prophète: son horreur pour cette rapsodie.

—Faire les lettres d'un Romain du siècle d'Auguste ou des Empereurs, démontrant par toutes les raisons que nous trouverions à présent, que la civilisation de l'ancien monde ne peut périr.

Les esprits forts du temps attaquent les augures et les pontifes, croyant qu'ils s'arrêteront à temps.

Rapports avec la civilisation actuelle de l'Angleterre, où les abus maintiennent l'État.

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Lundi 23 avril.—Je crois, d'après les renseignements qui nous crèvent les yeux depuis un an, qu'on peut affirmer que tout progrès doit amener nécessairement non pas un progrès plus grand encore, mais à la fin négation du progrès, retour au point d'où on est parti. L'histoire du genre humain est là pour le prouver. Mais la confiance aveugle de cette génération et de celle qui l'a précédée dans les temps modernes, dans je ne sais quel avènement d'une ère dans l'humanité qui doit marquer un changement complet, mais qui, à mon sens, pour en marquer un dans ses destinées, devrait avant tout le marquer dans la nature même de l'homme, cette confiance bizarre que rien ne justifie dans les siècles qui nous ont précédés, demeure assurément le seul gage de ces succès futurs, de ces révolutions si désirées dans les destinées humaines. N'est-il pas évident que le progrès, c'est-à-dire la marche progressive des choses, en bien comme en mal, a amené à l'heure qu'il est la société sur le bord de l'abîme où elle peut bien tomber pour faire place à une barbarie complète; et la raison, la raison unique n'en est-elle pas dans cette loi qui domine toutes les autres ici-bas, c'est-à-dire la nécessité du changement, quel qu'il soit?

Il faut changer... Nil in eodem statu permanet. Ce que la sagesse antique avait trouvé, avant d'avoir fait autant d'expériences, il faudra bien que nous l'acceptions et que nous le subissions. Ce qui est en train de périr chez nous se reformera sans doute ou se maintiendra ailleurs un temps plus ou moins long.

L'affreux Prophète, que son auteur croit sans doute un progrès, est l'anéantissement de l'art; l'impérieuse nécessité où il s'est cru de faire mieux ou autre chose que ce qu'on a fait, enfin de changer, lui a fait perdre de vue les lois éternelles de goût et de logique qui régissent les arts. Les Berlioz, les Hugo, tous les réformateurs prétendus ne sont pas encore parvenus à abolir toutes les idées dont nous parlons; mais ils ont fait croire à la possibilité de faire autre chose que vrai et raisonnable... En politique de même. On ne peut sortir de l'ornière qu'en retournant à l'enfance des sociétés, et l'état sauvage, au bout des réformes successives, est la nécessité forcée des changements.

Mozart disait: «Les passions violentes ne doivent jamais être exprimées jusqu'à provoquer le dégoût; même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais blesser les oreilles, ni cesser d'être de la musique.» (Revue des Deux Mondes, 15 mars 1849, p. 892.)


[420] Le docteur Véron, le fondateur de la Revue de Paris, l'ancien directeur de l'Académie de musique, l'auteur des Mémoires d'un bourgeois de Paris, où l'on retrouve une foule de détails intimes sur Delacroix.

[421] Marchand de couleurs et de tableaux.

[422] Louis Cabat, peintre, et l'un des bons paysagistes de notre époque.

[423] Édouard Bertin, fils de Bertin l'aîné, frère d'Armand Bertin, né en 1797, mort en 1871. Élève de Girodet-Trioson, il devint un paysagiste distingué. Mais, en 1854, à la mort de son frère Armand, il abandonna la peinture pour se consacrer entièrement à la direction du Journal des Débats.

[424] Barbès, qui avait pris une part active à l'insurrection du 15 mai 1848 contre la représentation nationale, avait été arrêté et traduit avec ses coaccusés devant la haute cour de Bourges, sous l'inculpation de complot tendant au renversement du gouvernement républicain. Devant la cour, Barbès parla à diverses reprises non pour se défendre, mais sur les faits généraux de la cause. Il fut condamné, le 2 avril 1849, à une détention perpétuelle.

[425] Le général Cavaignac avait dû se démettre du pouvoir à la suite de l'élection du 10 décembre 1848 qui avait appelé le prince Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. Il jouissait cependant encore à Paris d'une immense popularité.

[426] Charles Blanc était alors à la tête de l'administration des beaux-arts.

[427] Beau-père de M. Thiers.

[428] Alard, violoniste distingué, né en 1815. Il fut l'élève d'Habeneck et professeur au Conservatoire.

[429] Alkan, musicien et compositeur, né à Paris en 1813. Il a publié de nombreux morceaux.

[430] Amaury Duval, peintre, né en 1808, élève d'Ingres. Il exécuta un certain nombre de peintures murales, notamment dans la chapelle de la Vierge à Saint-Germain l'Auxerrois, etc.

[431] Victor-Louis Mottez, peintre, élève d'Ingres et de Picot, exécuta un grand nombre de fresques à Saint-Germain l'Auxerrois, à Saint-Séverin et à Saint-Sulpice.

[432] Victor Orsel, peintre, élève de Guérin, qu'il suivit à l'École française de Rome, où l'étude des chefs-d'œuvre de la Renaissance lui inspira le goût de la fresque. Il fut, par la suite, chargé de décorer la chapelle de la Vierge à Notre-Dame de Lorette.

[433] Duban, architecte, né à Paris en 1797. De 1824 à 1829, il séjourna en Italie, et se livra à l'étude de l'antique et de la Renaissance. De retour en France, il fut chargé en 1834 de continuer le palais des Beaux-Arts, commencé par Debret, et reprit l'édifice sur un plan complètement nouveau. Après la révolution de Février, il devint architecte du Louvre. Il exécuta la restauration de la façade extérieure, dite «la Galerie du Bord de l'eau», et termina en quatre ans, au milieu des remaniements qui lui furent successivement demandés, la galerie d'Apollon, le Salon carré, la salle des Sept-Cheminées, les jardins et les grilles, plus tard déplacées, de la cour et de la grande façade, enfin tous les détails d'ornementation intérieure qu'il avait longtemps étudiés et préparés. En 1854, il se démit de son titre d'architecte du Louvre.

[434] Le docteur Cabarrus, célèbre médecin de l'époque.

[435] Eugène Poujade, diplomate et littérateur. Il occupa en Orient des postes importants et publia de nombreux articles dans la Revue des Deux Mondes.


Mardi 8 mai.—Dîné chez Mme Kalerji avec Meyerbeer, M. de Pontois, M. de la Redorte[436], de Mézy. On était inquiet de la crise qui commençait[437].

J'ai remarqué les gros pieds et les grosses mains de Meyerbeer.

—Un de ces jours-ci, vu Mme Sand, venue du Berry pour affaires. J'ai été la voir chez Mme Viardot[438], au milieu du jour, et elle a désiré venir voir mes fleurs qui lui ont fait plaisir.

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Jeudi 17 mai, Ascension.—A Passy. Vu M. de Rémusat chez M. Delessert. Parlé des affaires du temps.

M. de Vallon m'a fait promettre d'aller le voir en Limousin, si je vais aux Pyrénées.

Entré à l'église de Chaillot. Admiré la pauvreté de deux ou trois tableaux de l'École de David qui y sont, entre autres une Adoration des Rois. Le Saint Joseph est assis sans façon, les pieds pendants et dans l'attitude d'un fumeur dans une tabagie. Le peintre n'a pas senti à quel point les maîtres ont rempli ce personnage d'une sainte abnégation. Il est le principe du tableau... Je passe sur mille impertinences.

Chez Chopin, en sortant; il allait véritablement un peu mieux. Mme Kalerji y est venue.

Retourné avec M. Herbault.

Dimanche 20 mai.—Reçu la notification du ministre de l'intérieur et la commande de Saint-Sulpice. J'avais été quelques jours avant faire mes remerciements à Varcollier, chez lui, rue du Mont-Thabor.

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Jeudi 31 mai.—Beaux sujets:

Le Christ sortant du tombeau. L'ange éblouissant de lumière ôtant la pierre, les linceuls pendent de ses pieds; les gardes renversés. Le Christ en jardinier; la Madeleine à ses pieds éperdue; le tombeau dans le fond avec les saintes femmes et les disciples éplorés qui ne le voient pas.

Moïse recevant les Tables de la loi: le peuple au bas de la montagne, les anciens à moitié chemin; au bas, chevaux, armée, femmes, camp.

Moïse sur la montagne, tenant les bras élevés: bataille au bas dans des gorges.

Tour de Babel.

Apocalypse.

Lazare et le mauvais riche: les chiens lèchent ses plaies.

Le héros sur un cheval ailé qui combat le monstre pour délivrer la femme nue.


[436] Mathieu de la Redorte, homme politique, ami de M. Thiers.

[437] L'Assemblée constituante devait en effet se dissoudre pour céder la place à l'Assemblée législative à la fin du mois de mai 1849.

[438] La célèbre cantatrice, chez laquelle Delacroix fréquentait assidûment, ne contribua pas peu à l'éducation musicale du maître. Elle fit naître et développa en lui l'amour de la musique de Glück, et l'on verra dans la suite du Journal quelle admiration le peintre ressentit pour le talent de cette grande artiste.


Vendredi 1er juin.—Travaillé beaucoup ce matin et jours précédents pour terminer la petite Fiancée d'Abydos[439] et la Baigneuse de dos[440].

Vers trois heures au Musée, pour mettre la petite retouche à mon tableau. Vu le tableau de Cœdès[441], qui m'a fait le plus grand plaisir: il y a mille études à en faire.

Villot m'a fait remarquer dans la grande salle française la supériorité que témoigne une telle École. Très frappé surtout de Gros et principalement de la Bataille d'Eylau; tout m'en plaît à présent. Il est plus maître que dans Jaffa; l'exécution est plus libre.

Dans la grande galerie, admiré les Rubens: sa figure de la Victoire placée dans l'avant-dernier tableau. Comme cette figure tranche sur les autres! les jambes même semblent faites par un autre que le maître; le soin s'y montre; mais la sublime tête en feu et le bras plié,... tout cela est le génie même.

Les Sirènes également ne m'ont jamais semblé si belles. L'abandon seul et l'audace la plus complète peuvent produire de semblables impressions.

Vu le Christ ressuscitant, du Carrache. Le terne et le poids de cette peinture m'ont fait voir ce que le sujet a de beau. L'ange, les yeux brillants comme un éclair, écartant la pierre; le Christ éblouissant de lumière, s'élançant du sein de la mort, et les gardes renversés de tous côtés.

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Samedi 2 juin.—Mme de Querelles m'a dit qu'elle avait vu chez un doreur le petit Arabe à cheval arrivant au galop sur cheval alezan. Elle m'a raconté les mêmes impressions que j'éprouve moi-même devant les sublimes Rubens; c'est incroyable dans une personne du monde!... La peinture, dit-elle, quand elle a ce genre de verve naturelle, la transporte comme la musique, lui fait battre le cœur. Elle me l'a répété sur tous les tons.

Impressions favorables à la fougue et au sentiment naturel.

—Le Bouclier magique.—Relire la Jérusalem.

—Les sujets de Roméo: Juliette endormie: ses parents la croient morte.

Jésus présenté au peuple par Pilate.

Jésus devant Caïphe, le grand prêtre, déchirant ses habits.

Jésus insulté par les soldats.

Revoir pour ces sujets la petite Passion d'Albert Dürer.

Baiser de Judas.

Jésus entre les mains des soldats.

Madeleine essuyant les pieds du Christ.

Le Repas chez Simon.

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Mardi 5 juin.—Parti pour Champrosay à huit heures du soir; trouvé tout en désordre dans le petit jardin; été chercher de l'eau à la petite source pour faire de l'eau de Seltz avec la nouvelle machine que j'ai apportée.

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Mercredi 6 juin.—En mettant la tête à la fenêtre, le matin, je vois Dupré qui allait passer la journée chez Mme Quantinet; je me suis engagé à y aller l'après-midi. J'y ai été effectivement et ai fait la connaissance d'une personne très aimable et par-dessus le marché très bonne musicienne.

J'allais, en sortant delà, dîner chez Mme Villot, qui m'avait fait inviter le matin. Je ne la savais pas à Champrosay, cela m'a surpris agréablement. Après le dîner, promenade dans le jardin et remonté dans le salon achever la soirée.

*

Champrosay.—Dimanche 17 juin.—Villot qui était ici depuis huit jours est reparti ce soir avec sa femme, emmenant ses enfants qu'on avait tirés du collège, à cause du choléra. La présence de Villot m'a été douce pendant cette semaine. Tous les matins, je travaillais assidûment, et il venait l'après-midi.

—J'ai ébauché depuis mon arrivée et jusqu'au 26, jour où je retourne à Paris pour deux jours:

Tom O'Shanter.**[442]

Une petite Ariane.[443]

Daniel dans la fosse aux lions[444],—sur papier.

Un Giaour au bord de la mer.[445]

Un Arabe à cheval descendant une montagne.

Un Samaritain.[446]

Travaillé à la petite Fiancée d'Abydos.[447]

Ȉ l'Ugolin.[448]

»à la Desdémone.[449]

Ȉ Lady Macbeth.[450]

Je me trouve souvent dans l'embarras le matin, quand il faut reprendre une besogne, dans la crainte de ne pas trouver mes peintures assez sèches.

*

Dimanche 24 juin.—Mauvaise disposition dans la matinée. Essayé d'esquisser un Samson et une Dalila[451]: j'en suis resté au crayon blanc.

L'après-midi, j'ai été à la forêt, par l'entrée du maquis: je n'avais pas vu ce côté depuis l'année dernière. Je me suis mis en tête de faire un bouquet de fleurs des champs que j'ai formé à travers les halliers, au grand détriment de mes doigts et de mes habits écorchés par les épines; cette promenade m'a paru délicieuse. La chaleur, qui avait été étouffante et orageuse dans la matinée, était d'une autre nature, et le soleil donnait à tout une gaieté que je ne trouvais pas autrefois au soleil couchant... Je suis, en vieillissant moins susceptible des impressions plus que mélancoliques que me donnait l'aspect de la nature; je m'en félicitais tout en cheminant. Qu'ai-je donc perdu avec la jeunesse?... Quelques illusions qui me remplissaient à la vérité et passagèrement d'un bonheur assez vif, mais qui étaient cause, par cela même, d'une amertume proportionnée.

En vieillissant, il faut bien s'apercevoir qu'il y a un masque sur presque toutes choses, mais on s'indigne moins contre cette apparence menteuse, et on s'accoutume à se contenter de ce qui se voit.

*

Lundi 9 juillet.—Chez Piron, pour M. Duriez[452]: je le trouve on ne peut plus aimable. Il me retient à dîner pour le soir avant mon retour à Champrosay.

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Samedi 14 juillet.—Travaillé à l'Ugolin et fait le soir la vue de ma fenêtre.[453]

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Dimanche 15 juillet.—J'écris à Peisse[454], à propos de son article du 8.

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Lundi 23 juillet.—Je dînais chez Mme de Forget avec Cave, sa femme, etc.

Le soir, M. Meneval[455] me parlait de l'affreuse conduite des généraux et maréchaux de l'Empereur, à Arcis-sur-Seine ou sur Aube. M. F..., logeant dans une autre maison que celle de l'Empereur, et traversant une place pour se rendre près de lui, trouva un groupe de généraux, parmi lesquels le maréchal Ney, qui délibéraient entre eux s'ils ne feraient pas subir à leur bienfaiteur le sort de Romulus: le tuer, l'enterrer là, leur semblait un moyen comme un autre de se débarrasser et d'aller jouir dans leur hôtel; c'était, disaient-ils, le fléau de la France, etc. L'Empereur, à qui M. F... raconta la chose avec l'émotion concevable, se contenta de dire qu'ils étaient fous.

Le maréchal Ney fut le plus inconvenant vis-à-vis de lui, après la bataille de la Moskowa,... se plaignant qu'en ménageant la garde, il l'avait privée des fruits d'une victoire plus complète. Ce fut encore lui le plus cruel à Fontainebleau; il alla jusqu'à menacer l'Empereur de lui faire un mauvais parti, s'il n'abdiquait pas.

Dans le cours de la campagne de Russie, dans un village où l'Empereur, étant logé à l'étroit, n'avait pu avoir près de lui le prince Berthier, M. Meneval, ayant été le trouver pour les affaires de l'armée, le trouva la tête dans les mains, la figure couverte de larmes; il lui demanda la cause de son chagrin. Berthier ne craignit pas de lui dire combien il était affreux de se voir contrarié sans fin dans ses entreprises: «A quoi sert, disait-il, d'avoir des richesses, des hôtels, des terres, s'il faut sans cesse faire la guerre et compromettre tout cela?»

Napoléon n'opposait que la patience à leurs plaintes et à leurs reproches souvent odieux; il les aimait, malgré leur ingratitude, et comme de vieux compagnons.

Avant les dernières années, me disait M. Meneval, personne n'avait osé se permettre une observation devant un ordre de lui... La confiance l'avait en partie abandonné, mais point du tout la sûreté et la fermeté de son génie, comme la campagne de France l'a si bien prouvé. Si à Waterloo, à la fin de la bataille, il eût eu sous la main cette réserve de la garde qu'il refusa d'engager à la Moskowa, il eût encore gagné la bataille, malgré l'arrivée des Prussiens.

Je demandai à M. Meneval s'il n'avait pas été tout à fait indisposé à la Moskowa, suivant l'opinion accréditée généralement. Il fut effectivement souffrant et atteint, surtout après la bataille, d'une telle extinction de voix qu'il lui fut impossible de donner un ordre verbal. Il était obligé de griffonner ses ordres sur des chiffons de papier; cependant il avait toute sa tête. Mais après la bataille de Dresde, l'indisposition subite dont il fut saisi paralysa toutes les opérations, entraînant la défaite de Vandamme, etc.

Pendant le consulat, il était fort souffrant de la gale rentrée qu'il avait contractée au siège de Toulon. Il s'appuyait contre sa table, se pressant le côté avec les mains dans des crises de souffrances violentes. Sa pâleur, sa maigreur, à cette époque, expliquent cet état maladif. Corvisart le débarrassa, au moins en apparence, de son mal, mais il est probable que le mal dont il mourut doit sa cause première à cette cruelle maladie.


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