Journal de Eugène Delacroix, Tome 1 (de 3): 1823-1850
[91] Italiana in Algeri, opéra italien de Rossini.
[92] Charles Demeulemeester, graveur belge, élève de Bervic, né à Bruges en 1771, mort en 1836. Il avait fait à Rome en 1806 des copies à l'aquarelle des Loges du Vatican, et s'était ensuite entièrement consacré à les reproduire par la gravure. Il laissa cette œuvre immense inachevée. C'est évidemment à ce travail considérable que Delacroix fait allusion.
[93] Le duc d'Orléans, qui manifesta toujours un goût très vif pour les arts, s'était constitué le protecteur des artistes de son temps. Il entretint notamment avec Decamps et Delacroix des relations assez suivies; à la différence de Louis-Philippe, le Prince avait pour le talent de Delacroix une admiration toute particulière: il venait à l'atelier du maître et suivait ses travaux. Deux des plus belles toiles de Delacroix, le Meurtre de l'évêque de Liège et la Noce juive au Maroc, furent achetées par le duc d'Orléans; la première avait été même composée spécialement pour lui. Enfin, si l'on feuillette attentivement les catalogues des ventes de la maison d'Orléans, on voit que de nombreuses œuvres du maître figurèrent dans la galerie du fils aîné de Louis-Philippe. (Voir Catalogue Robaut, passim.)
[94] Jean-Hector Schnetz, peintre, né à Versailles en 1787, mort en 1870, élève de David, de Gros et de Gérard. Il fut directeur de l'Académie de France à Rome.
[95] Charles Steuben, peintre d'histoire et portraitiste, né à Manheim. Delacroix le connut à l'atelier de Gérard, chez lequel Steuben se présenta muni de lettres de recommandation de Schiller et de Mme de Staël. Il fut élève de Prud'hon et débuta au Salon de 1812. Il peignit pour les galeries de Versailles les Batailles de Tours, de Poitiers, de Waterloo. Il exécuta aussi les portraits des rois de France Charles II, Louis II, Eudes, Charles IV, Lothaire, Louis V, Hugues-Capet, et pour le Louvre, la Bataille d'Ivry.
[96] La Panhypocrisiade, de Népomucène Lemercier, poème satirique en seize chants, singulier ramassis de scènes sans liaison, mais dont quelques-unes sont fort belles.
[97] On voit ici la première idée d'une composition qui devait être une de ses plus belles œuvres, connue sous ces noms: Melmoth ou Intérieur d'un couvent de Dominicains à Madrid, ou l'Amende honorable. Cette composition lui fut inspirée par la salle du Palais de justice de Rouen. Nous extrayons à ce sujet d'une biographie de Corot, publiée par M. Robaut, un passage marquant la profondeur de l'impression que le paysagiste avait éprouvée en voyant le tableau de Delacroix: «Nous étions assis sur l'un des bancs qui font le tour de la salle des Pas perdus; il était là, silencieux depuis un moment, les yeux levés sur les hautes voûtes en bois sculptés, quand tout à coup il s'écria: Quel homme! quel homme! Il revoyait dans sa pensée le tableau de l'Amende honorable que nous avions admiré ensemble quelques jours auparavant...» On sait que les deux artistes avaient l'un pour l'autre une vive admiration.
[98] Don Quichotte dans sa librairie.(Voir Catalogue Robaut, n° 138.)
[99] Achille ou Eugène Devéria, car Delacroix était également lié avec les deux frères.
[100] Delacroix ne considérait pas comme sérieux ses premiers essais, remontant à 1817: mais on sait que plus tard il devint un maître du dessin lithographique.
[101] Une des raisons qui sans doute contribuèrent le plus à la rédaction du Journal, du moins dans les premiers temps de la carrière artistique de Delacroix, fut le manque de mémoire dont il se plaint à plusieurs reprises et auquel ce passage fait allusion; et puis, de même qu'il croyait à la nécessité d'une hygiène physique rigoureuse pour favoriser le travail de l'esprit, il était intimement convaincu de l'utilité d'une hygiène mentale journalière comportant des obligations strictes et des exercices réguliers. Ces principes de conduite ne contribuèrent pas peu à l'admirable fécondité dont il donna l'exemple.
[102] Comairas avait peint des études vraiment remarquables; il possédait également quelques œuvres d'anciens maîtres.
[103] Tableau de Girodet, exposé au Salon de 1810, et qui se trouvait alors au Luxembourg. Le tableau est actuellement au musée de Versailles. Le musée du Luxembourg conserve dans ses archives un curieux pastel qui a servi d'étude pour ce tableau; il représente un Hussard luttant contre un Mameluk.
[104] Probablement Roger délivrant Angélique, qui figura au Salon de 1819 et se trouve actuellement au musée du Louvre.
[105] Dante et Virgile.
[106] Massacre de Scio.
[107] Drolling, peintre d'histoire, né en 1786, mort en 1851, élève de David, prix de Rome en 1810.
[108] Portrait-étude d'Élisabeth Salter, modèle connu de l'époque.
[109] Il ressort clairement de ce passage que Delacroix avait posé lui-même dans l'atelier de Géricault pour une figure d'homme placée sur le devant du radeau de la Méduse, la tête penchée en avant et les bras étendus. Il existe même un dessin à la mine de plomb in-4° qui a précédé la peinture (voir Catalogue Robaut, n°9). Mais Delacroix fait évidemment allusion ici à la tête d'étude, bien plus grande que nature, qui a passé à la vente P. Andrieu, et que possède aujourd'hui le musée de Rouen.
[110] Marcos Botzaris, l'un des héros de la Grèce moderne, qui contribua à l'insurrection de 1820. Il se signala dans de nombreux combats et s'enferma dans les murs de Missolonghi; cette place étant près de se rendre, il s'efforça de la sauver par un acte de dévouement semblable à celui de Léonidas; il pénétra de nuit avec trois cents hommes dans le camp des Turcs; mais il fut atteint d'une balle à la tête et mourut à Carpenitza (1823). (Voir Catalogue Robaut, n° 1407 et 1408.)
[111] Ces conseils d'hygiène mentale, qui reviennent à chaque page du Journal et au sujet desquels nous avons insisté dans notre étude, Delacroix ne se contentait point de se les prodiguer à lui-même; il aimait à en donner de semblables à ses amis. C'est ainsi qu'il écrivait à Pierret: «Lutte avec courage contre tes malheurs et ne laisse perdre aucune parcelle de ce temps qui ne sera pas ingrat et t'apportera plus tôt que tu ne penses le fruit de tes sueurs. Quand tu auras conquis par ta force la douce indépendance, comme tu l'aimeras mieux toi-même!» (Corresp., t. I, p. 51.)
[112] Joseph-Louis Leborne, peintre, né à Versailles en 1796. Il se livra à la fois à la peinture de paysage, à la peinture historique et à la lithographie; il exposa fréquemment jusqu'en 1840.
[113] Henri Decaisne, peintre, né à Bruxelles en 1779, mort en 1852, élève de David, Gros et Girodet, fit surtout des tableaux d'histoire.
En 1824, il s'occupait spécialement de lithochromie avec son frère Joseph Decaisne, également peintre, puis botaniste distingué, qui devint membre de l'Institut.
[114] Probablement un album. (Voir Catalogue de la vente Coutan, 1889, n° 211.)
[115] Deloches, peintre, resté inconnu, contemporain de Delacroix.
[116] Planat, peintre de portraits, né en 1792, mort en 1866. Delacroix écrivait à propos de lui à Soulier: «Je suis bien charmé d'apprendre que tu aies trouvé Planat à Florence. C'était un fort bon garçon. Il avait au collège un grand amour pour le dessin et y réussissait fort bien. Il doit bien faire à présent. Tu ne me dis pas s'il a jeté son bonnet par-dessus les murs et s'il est peintre tout à fait, ou bien s'il a encore comme toi un pied dans quelque petit bout de chaîne.» (Corresp., t. I, p. 76.)
[117] Dans le cours du Journal, on trouvera indiqué plus d'un projet de voyage que l'artiste ne réalisa jamais. Il est important de noter qu'il ne visita pas les musées d'Italie. En 1821, il écrivait à Soulier, alors installé à Florence.: «Dieu, quel pays! Comment, vous avez des ciels comme cela? Des montagnes comme cela? Je ne plaisante pas, ce diable de dessin m'avait tourné la tête, et j'avais déjà fait une foule de plans superbes pour aller manger mon petit revenu dans la Toscane, auprès de toi, mon cher ami. Mais ne parlons pas de tout cela. Je n'aurai jamais la force de prendre une résolution, et je pourrirai toute ma vie où le ciel m'a jeté en commençant.» (Corresp., t. I, p. 78.)
[118] Alexandre Batton, compositeur et pianiste, né à Paris le 2 janvier 1797, mort le 15 octobre 1855, élève de Chérubini, prix de Rome en 1816.
[119] Marochetti, sculpteur français né à Turin en 1805 de parents naturalisés Français, mort en 1867. Son œuvre est importante et lui valut de nombreuses récompenses. Il fut notamment charge d'exécuter un des bas-reliefs de l'Arc de triomphe de l'Étoile.
[120] Antoine Allier, sculpteur français, qui siégea plus tard comme député aux Assemblées législatives de 1839 à 1851. Il exécuta un grand nombre de compositions, de bustes et de statues, qui furent exposés au Salon, de 1822 à 1835. Delacroix fait sans doute allusion ici à sa figure intitulée: Jeune marin expirant.
[121] William Godwin. Économiste et romancier anglais, né en 1756, mort en 1836. Après quelques années de travaux, il devint du coup célèbre par la publication de deux ouvrages: un traité de politique sociale et un roman. Le premier, intitulé Recherches touchant la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur général, parut en 1793. Dans cet ouvrage, Godwin a la prétention de réformer la société d'après des données rationnelles tirées de la philosophie du dix-huitième siècle et de l'esprit de la Révolution française. Son roman, Caleb Williams, fut inspiré par un même sentiment d'indignation contre les vices de la société qui l'entourait. Sa fille épousa le poète Shelley, et il est probable que les idées de Godwin ne furent pas étrangères aux tendances révolutionnaires et rénovatrices de l'auteur des Cenci.
[122] Les idées de Delacroix sur l'amitié s'étaient modifiées avec l'expérience de la vie. Nous rapprocherons simplement de cette remarque un court fragment d'une lettre écrite à Pierret en 1820: «Sainte amitié, amitié divine, excellent cœur! Non, je ne suis pas digne de toi. Tu m'enveloppes de ton amitié, je suis ton vaincu, ton captif. Bon ami, c'est toi qui sais aimer. Je n'ai jamais aimé un homme comme toi, mais ton cœur, j'en suis sûr, sera inépuisable.» (Corr., t. I, p. 52.)
[123] Cette toile a été au Salon de 1827, puis aux Expositions universelles de 1855 et de 1878. Appartient à l'église Saint-Paul-Saint-Louis, rue Saint-Antoine. (Voir Catalogue Robaut.)
Samedi 1er mai.—Ayant reçu hier une lettre de la cousine Lamey, qui m'avertissait que M. de la Valette devait venir chez elle aujourd'hui pour y voir ma sœur, je me suis proposé d'y revenir.
Je suis resté à l'atelier jusqu'à midi.—Mis au trahies deux petits dessins.
Resté ensuite chez la cousine jusqu'à deux heures et demie.
—Chez Larchez, fait des armes avec Fielding. En train de me trouver avec eux, dîné avec Fielding et ensuite M. Lelièvre, quelque peu, puis les rejoindre au petit café. Joué au billard, ou plutôt bavardé, en poussant des billes.
—L'Égypte! l'Égypte! J'aurai, parle général R..., des armes de mameluk.
—J'ai eu un délice de composition ce matin à mon atelier, et j'ai retrouvé des entrailles pour ce tableau du Christ, qui ne me disait rien.
Ce soir, j'entrevois de ces beaux nus, simples de forme, d'un modelé à la Guerchin, mais plus ferme. Je ne suis point fait pour les petits tableaux, mais je pourrais en faire dans ce genre.
*
Dimanche 2 mai.—Je rentre de bonne heure ce soir, et très mal disposé, quant à la santé; mais une lettre de mon bon frère, toute bonne et rassurante sur son sort à venir, me remet un peu en train.
J'ai dîné chez ce bon Lelièvre.
Lassitude et disposition maladive, toute la journée. J'ai colorié l'aquarelle du Turc qui caresse son cheval. Henri Scheffer y est venu quelques heures; puis Henri, avec qui je suis revenu jusqu'aux Tuileries.
*
Lundi 13 mai.—Ressenti toute la journée de mon indisposition. Déjeuné avec Soulier et Fielding.
Vu les tableaux du maréchal Soult.
—Penser, en faisant mes anges pour le préfet[124], à ces belles et mystiques figures de femmes, une, entre autres, qui porte des fruits dans un plat.
—Mon Pierret dîné avec moi.—Promené au Champ de Mars, avec Pierret, Soulier et Fielding.
—Rentré avec Pierret et passé la soirée: thé, le Dante, etc.
—Écrit à Cogniet.
*
Mardi 4 mai.—Voici le quatrième mois depuis le commencement de l'année. Ai-je rêvé pendant ce temps? Quel éclair! Je ne finis point mon tableau. Je suis accroché à chaque pas... J'ai remué le fond aujourd'hui.—Félix est venu à l'atelier.
—J'ai vu Thil le matin chez lui: il m'a prêté une petite Bible qui est une mine féconde de motifs.—Je suis passé un instant chez Édouard.—Dîné avec Fielding et Soulier chez R..., puis chez Leblond.
—Dufresne est bien amusant et bon garçon.—Magnétisme.—Son tour à un médecin qui endormit une femme; son ami souffle à la femme des choses qu'elle a la bonhomie de redire; lui-même feint de s'endormir et répond à ravir aux questions du docteur enchanté, puisqu'il le cite dans son ouvrage.—Foi qu'il faut ajouter à ces rêveries.
—En retournant, songé avec Soulier à faire de l'aquatinte d'après mes dessins: je retoucherai à la pointe.
—Dimier, excellent homme: il a eu deux mois et demi de leçons.
—Ouvrages sur l'Orient:
Anastase, ou les mémoires d'un Grec, traduit de l'anglais.
Lettres sur la Grèce et l'Égypte, par Savary[125].
Histoire de l'Égypte, sous Méhémet-Ali, par Maugin.
Traduction en vers de l'Enfer du Dante, par M. Brait Delamathe[126].
Histoire de la vie et des ouvrages de Raphaël, avec un joli portrait, gravé par Cousin, par, je crois, M. Quatremère de Quincy[127].
Jeudi 6 mai.—D'assez bonne heure à l'atelier; travaillé avec ardeur à la femme du coin, et en général à tout le coin du cheval.
Dufresne vers deux heures, jusqu'à trois heures et demie: il paraît content. J'ai repris après son départ, jusqu'à sept heures et demie.
—Aujourd'hui, le Barbier de Séville à l'Odéon.
*
Hier mercredi 5 mai.—Travaillé au cheval, depuis neuf heures environ, jusqu'à deux heures.—Chez Champmartin.—Monté sur le cheval de Marochetti. Sauté de l'autre côté: je ne m'en croyais pas capable; j'ai failli être écrasé par le cheval, parce que je n'ai pas su prendre mon aplomb en retombant.—Retourné par le Luxembourg... Vif sentiment de bien-être et de liberté![128] Penser toujours que la nature humaine trouve dans toutes les situations de quoi les supporter ou en tirer avantage..., le plus souvent, du moins.
—Dîné à quatre heures et demie. Trouvé Fedel et Comairas à la porte de mon atelier. Achevé la soirée avec eux.
—J'ai vu chez Comairas des Pinelli[129] superbes... Quel effet me feront donc les originaux? Le Combattimento est fameux.
*
Vendredi 7.—Le matin, un instant chez Pierret et Soulier. Emporté à lui des croquis de Naples.
Acheté pour 5 fr. de gravures, rue des Saints-Pères... Costumes orientaux et instruments de sauvages, une ancienne lithographie de Géricault, prise de la Bastille, etc.
Déjeuné, en sortant de chez Soulier, au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de l'Université.
—A l'atelier; Pierret y était. J'ai travaillé à l'habit de l'homme du milieu; cela détache mieux l'homme couché. Dufresne me recommande surtout de donner la couleur locale et de faire des gens du pays.
—Il faut s'efforcer de n'interrompre que pour finir le Velasquez.
L'esprit humain est étrangement fait! J'aurais consenti à y travailler, perché, je crois, sur un clocher; aujourd'hui je ne puis penser à l'achever que comme à une seccatura; tout cela, parce que j'en suis hors depuis longtemps; il en est de même de mon tableau et de tous les travaux possibles pour moi. Il y a une croûte épaisse à rompre pour s'y mettre de cœur; quelque chose, un terrain rebelle qui repousse le soc et la houe. Mais après un peu d'obstination, sa rigueur s'évanouit tout à coup; il est prodigue de fleurs et de fruits: on ne peut suffire à les recueillir.
—Fielding venu à l'atelier. Dîné avec lui rue de la Harpe et M. du Fresnoy[130]. Promenade au Luxembourg; chez eux, rue Jacob. Rentré à onze heures.
—Le rossignol.—Quel rapide instant de gaieté dans toute la nature: ces feuilles si fraîches, ces lilas, ce soleil rajeuni. La mélancolie s'enfuit pendant ces courts moments. Si le ciel se couvre de nuages et se rembrunit, c'est comme la bouderie charmante d'un objet aimé: on est sûr du retour.
J'ai entendu ce soir en revenant le rossignol[131]; je l'entends encore, quoique fort éloigné. Ce ramage est vraiment unique, plutôt par les émotions qu'il fait naître qu'en lui-même. Buffon s'extasie en naturaliste sur la flexibilité du gosier et les notes variées du mélancolique chanteur du printemps. Moi, je lui trouve cette monotonie, charme indéfinissable de tout ce qui fait une vive impression. C'est comme la vue de la vaste mer; on attend toujours encore une vague avant de s'arracher à son spectacle; on ne peut le quitter. Que je hais tous ces rimeurs avec leurs rimes, leurs gloires, leurs victoires, leurs rossignols, leurs prairies! Combien y en a-t-il qui aient vraiment peint ce qu'un rossignol fait éprouver...? Et pourtant leurs vers ne sont pleins que de cela. Mais si le Dante en parle, il est neuf comme la nature, et l'on n'a entendu que celui-là. Tout est factice et paré et fait avec l'esprit. Combien y en a-t-il qui aient peint l'amour? Le Dante est vraiment le premier des poètes... On frissonne avec lui, comme devant la chose, supérieur en cela à Michel-Ange, ou plutôt différent, car il est sublime autrement, mais pas par la vérité. Corne colombe adunate aile pasture, etc. Corne si sta a gracidar la rana, etc. Come il villanello, etc., et c'est cela que j'ai toujours rêvé sans le définir, précisément cela. C'est une carrière unique.
—Mais quand une chose t'ennuiera, ne la fais pas. Ne cours pas après une vaine perfection. Il est certains défauts pour le vulgaire qui donnent souvent la vie.
—Mon tableau acquiert une torsion, un mouvement énergique qu'il faut absolument y compléter. Il y faut ce bon noir, cette heureuse saleté, et de ces membres comme je sais, et comme peu les cherchent. Le mulâtre fera bien.
Il faut remplir; si c'est moins naturel, ce sera plus fécond et plus beau. Que tout cela se tienne! O sourire d'un mourant! Coup d'œil maternel! étreintes du désespoir, domaine précieux de la peinture! Silencieuse puissance qui ne parle qu'aux yeux, et qui gagne et s'empare de toutes les facultés de l'âme! Voilà l'esprit, voilà la vraie beauté qui te convient, belle peinture, si insultée, si méconnue, livrée aux bêtes qui t'exploitent[132]. Mais il est des cœurs qui t'accueilleront encore religieusement; de ces âmes que les phrases ne satisfont point, pas plus que les inventions et les idées ingénieuses. Tu n'as qu'à paraître avec ta mâle et simple rudesse, tu plairas d'un plaisir pur et absolu. Plus de donquichotteries indignes de toi! Avouons que j'y ai travaillé avec la passion. Je n'aime point la peinture raisonnable; il faut, je le vois, que mon esprit brouillon s'agite, défasse, essaye de cent manières, avant d'arriver au but dont le besoin me travaille dans chaque chose. Il y a un vieux levain, un fond tout noir à contenter. Si je ne me suis pas agité comme un serpent dans la main d'une pythonisse, je suis froid; il faut le reconnaître et s'y soumettre, et c'est un grand bonheur. Tout ce que j'ai fait de bien a été fait ainsi.
Recueille-toi profondément devant ta peinture et ne pense qu'au Dante. C'est ceci que j'ai toujours senti en moi!
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Dimanche 9 mai.—Déjà le 9! Quelle rapidité!
J'ai été vers huit heures à l'atelier. Ne trouvant pas Pierret, j'ai été déjeuner au café Voltaire. J'étais passé chez Comairas, lui emprunter les Pinelli.
Je me suis senti un désir de peintures du siècle. La vie de Napoléon fourmille de motifs.
—J'ai lu des vers d'un M. Belmontet[133], qui, pleins de sottises et de romantique, n'en ont que plus, peut-être, mis en jeu mon imagination.
—Mon tableau prend une tournure différente. Le sombre remplace le décousu qui y régnait. J'ai travaillé à l'homme au milieu, assis, d'après Pierret. Je change d'exécution.
—Sorti de l'atelier à sept heures et demie. Dîner chez un traiteur nouveau pour moi; puis chez la cousine.
Hier samedi 8.—Déjeuné avec Fielding et Soulier; puis chez Dimier, pour voir ses antiquités: quatre vases d'albâtre magnifique et d'une belle exécution; un sarcophage fort original: se souvenir du caractère des pieds de deux statues égyptiennes assises, qu'on prétend de la plus haute antiquité.
—Puis chez Couturier,—A l'atelier: Pierret y était. J'ai fait la veste de l'homme du milieu et fait détacher en clair sur elle l'homme couché sur le devant, ce qui change notablement en mieux.
—Dîné avec Pierret. Ce soir, une petite promenade par les Tuileries, jusque chez moi. Rentré à onze heures et demie.
—La sérénade de Paër[134] est ce qui m'a frappé davantage.
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Lundi 10 mai.—A l'atelier de bonne heure. J'y ai déjeuné. Retravaillé un peu, d'après Pierret, à la jambe du cheval, à l'aquarelle du mameluk qui tient le cheval par la bride. Fielding venu un instant.—Dîné rue Monsieur-le-Prince. Été prendre Pierret, pour aller chez Smith, qui n'est pas organisé. J'ai lu en partie chez lui le Giaour. Il faut en faire une suite.
—Promenade aux Tuileries.—Pris la lithographie de Gros.—Chez M. Guillemardet: Louis va bien; en descendant, Félix et Caroline rentraient. Ils ont été dans mon atelier...
—Idées:... faire le Giaour.
Rapporté de chez Félix le dessin que je lui ai fait.
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Mardi 11 mai.—Il arrivera donc un temps où je ne serai plus agité de pensées et d'émotions et de désirs de poésie et d'épanchements de toute espèce. Pauvre Géricault! je l'ai vu descendre dans une étroite demeure, où il n'y a plus même de rêves; et cependant je ne peux le croire.
Que je voudrais être poète! Mais au moins, produis avec la peinture! fais-la naïve et osée... Que de choses à faire! Fais de la gravure, si la peinture te manque, et de grands tableaux. La vie de Napoléon est l'apogée de notre siècle pour tous les arts.
Mais il faut se lever matin. La peinture, je me le suis dit mille fois, a ses faveurs, qui lui sont propres à elle seule. Le poète est bien riche.
—Rappelle, pour t'enflammer éternellement, certains passages de Byron; ils me vont bien.
La fin de la Fiancée d'Abydos.
La Mort de Sélim, son corps roulé par les vagues et cette main surtout, cette main soulevée par le flot qui vient mourir sur le rivage. Cela est bien sublime et n'est qu'à lui. Je sens ces choses-là comme la peinture les comporte.
La Mort d'Hassan, dans le Giaour. Le Giaour contemplant sa victime et les imprécations du musulman contre le meurtrier d'Hassan.
La description du palais désert d'Hassan.
Les vautours aiguisent leur bec avant le combat. Les étreintes des guerriers qui se saisissent; en faire un qui expire en mordant le bras de son ennemi.
Les imprécations de Mazeppa[135] contre ceux qui l'ont attaché à son coursier, avec le château renversé dans ses fondements.
—J'ai lu ce matin au café Desmons un morceau couronné à la Société des bonnes lettres. Dialogue entre Fouché, Bonaparte et Carnot: il y a de belles choses, mais aussi des chefs-d'œuvre dans le genre niais.
—Travaillé chez Fielding à son Macbeth. A l'atelier vers midi. Commencé le Combat d'Hassan et du Giaour.[136]
—Dîné. Rouget à cinq heures.—Trouvé là Julien. Promené une heure avec lui.—Leblond à sept heures.—Dufresne n'est pas venu.—M. Rivière [137] y est venu.
—Je lisais ce matin cette anecdote. Un officier anglais, dans la guerre d'Amérique, se trouvant aux avant-postes, vit venir un officier américain occupé d'observer, qui paraissait si distrait qu'il n'en fut pas aperçu, quoiqu'il en fût à une distance très petite. Il le couche en joue, mais arrêté par l'idée affreuse de tirer sur un homme comme sur une cible, il retint son doigt prêt à faire partir la détente. L'Américain pique des deux et s'enfuit... C'était Washington!
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Mercredi 12.—A l'atelier à neuf heures. Déjeuné au café D...—Chez Soulier après. Soulier est venu avec M. Andrews.
—Cogniet est venu vers trois heures passées; il m'a paru fort content de ma peinture. Il lui semblait voir, disait-il, mon ancien tableau commencé. Et puis combien ce pauvre Géricault aimerait cette peinture!... La vieille, bouche grande ouverte, ni exagération dans les yeux; l'intention des jeunes gens du coin; naïf et touchant. Il semblait étonné qu'on fit à présent de telle sorte de peinture, etc. Il m'a bien plu comme de juste.
Dîné à six heures et demie rue de la Harpe. Fielding is come there and we are returned together at his home. I was then very sleepy and slept a little bit on the bed of Soulier while he was abed. Rentré à dix heures.
*
Samedi 15 mai, dans la journée.—Ce qui fait les hommes de génie ou plutôt ce qu'ils font, ce ne sont pas les idées neuves, c'est cette idée, qui les possède, que ce qui a été dit ne l'a pas encore été assez.
—Jeudi, j'ai été chez mon oncle à son atelier; j'ai dîné avec lui, ma tante était ici. Ils m'ont invité pour la campagne aujourd'hui.
Le soir, étant assise et serrée près de moi, elle me faisait essayer des gants.
Hier, vendredi 14.—Duponchel[138] venu vers dix heures à l'atelier. Resté après jusqu'à cinq heures pour les costumes de Bothwell.[139] Attendu vainement au Luxembourg avec lui et Leblond, pour la partie au Moulin de beurre.
—Dîné ensemble. Profonde tristesse et découragement, toute la soirée.
—En lisant la notice sur lord Byron, au commencement du volume, ce matin, j'ai senti encore se réveiller en moi cet insatiable désir de produire. Puis-je dire que ce serait le bonheur pour moi? Au moins me le semble-t-il. Heureux poète et plus heureux encore d'avoir une langue qui se plie à ses fantaisies! Au reste, le français est sublime, mais il faudrait avoir livré à ce Protée rebelle bien des combats, avant de le dompter.
Ce qui fait le tourment de mon âme, c'est sa solitude. Plus la mienne se répand avec les amis et les habitudes ou les plaisirs journaliers, plus il me semble qu'elle m'échappe et se retire dans sa forteresse. Le poète qui vit dans la solitude, mais qui produit beaucoup, est celui qui jouit de ces trésors que nous portons dans notre sein, mais qui se dérobent à nous quand nous nous donnons aux autres. Quand on se livre tout entier à son âme, elle s'ouvre tout à vous, et c'est alors que la capricieuse vous permet le plus grand des bonheurs, celui dont parle la notice, celui inaperçu peut-être de lord Byron et de Rousseau, de la montrer sous mille formes, d'en faire part aux autres, de s'étudier soi-même, de se peindre continuellement dans ses ouvrages. Je ne parle pas des gens médiocres. Mais quelle est cette rage, non pas seulement de composer, mais de se faire imprimer, outre le bonheur des éloges? C'est d'aller à toutes les âmes qui peuvent comprendre la vôtre; et il arrive que toutes les âmes se retrouvent dans votre peinture. Que fait même le suffrage des amis? C'est tout simple qu'ils vous comprennent, ou plutôt que vous importe? Mais c'est de vivre dans l'esprit des autres qui vous enivre. Quoi de si désolant? me dirai-je. Tu peux ajouter une âme de plus à celles qui ont vu la nature d'une façon qui leur est propre. Ce qu'ont peint toutes les âmes est neuf par elles, et tu les peindrais encore neuves! Ils ont peint leur âme, en peignant les choses, et ton âme te demande aussi son tour. Et pourquoi regimber contre son ordre? Est-ce que sa demande est plus ridicule que l'envie du sommeil que te demandent tes membres, quand ils sont fatigués et toute ta physique nature? S'ils n'ont pas fait assez pour toi, ils n'ont pas non plus fait assez pour les autres. Ceux même qui croient que tout a été dit et trouvé, te salueront comme nouveau, et fermeront encore la porte après toi. Ils diront encore que tout a été dit. De même que l'homme, dans la faiblesse de l'âge, qui croit que la nature dégénère, aussi les hommes d'un esprit vulgaire et qui n'ont rien à dire sur ce qui a déjà été dit, pensent-ils que la nature a permis à quelques-uns et seulement dans le commencement, de dire des choses nouvelles et qui frappent. Ce qu'il y avait à dire dans le temps de ces esprits immortels, frappait aussi tous les regards de leurs contemporains, et pas un grand nombre, pour cela, n'a été tenté de saisir le nouveau, de s'inscrire à la hâte, pour dérober à la postérité la moisson à recueillir. La nouveauté est dans l'esprit qui crée, et non pas dans la nature qui est peinte. La modestie de celui qui écrit l'empêche toujours de se placer parmi les grands esprits dont il parle. Il s'adresse toujours, comme on pense, à une de ces lumières, s'il en est que la nature..., etc.
...Toi qui sais qu'il y a toujours du neuf, montre-le-leur dans ce qu'ils ont méconnu... Fais leur croire qu'ils n'avaient jamais entendu parler du rossignol et du spectacle de la vaste mer, et de tout ce que leurs grossiers organes ne s'entendent à sentir, que quand on a pris la peine de sentir pour eux d'abord. Que la langue ne t'embarrasse pas; si tu cultives ton âme, elle trouvera jour pour se montrer; elle se fera un langage qui vaudra bien les hémistiches de celui-ci et la prose de celui-là. Quoi! vous êtes original, dites-vous, et cependant votre verve ne s'allume qu'à la lecture de Byron ou du Dante, etc.! Cette fièvre, vous la prenez pour la puissance de produire, ce n'est plutôt qu'un besoin d'imiter... Eh! non, c'est qu'ils n'ont pas dit la centième partie de ce qu'il y a à dire; c'est qu'avec une seule des choses qu'ils effleurent, il y a plus de matières aux génies nouveaux qu'il n'y a[140]........et que la nature a mis en dépôt dans les grandes imaginations futures, plus de nouveautés à dire sur ses créations, qu'elle n'a créé de choses.
Mais que ferai-je? il ne m'est pas permis de faire une tragédie; la loi des unités s'y oppose... Un poème?
*
Mardi 18 mai.—Penses-tu que Byron eût fait au milieu du tourbillon ses scènes énergiques? que Dante fût environné de distractions, quand son âme voyageait parmi les ombres?... Sans elle, rien! sans suite, rien de productif!
Des travaux interrompus sans cesse; et la seule cause en est dans la fréquentation de beaucoup de gens.
Le samedi 15. Parti à deux heures avec Riesener, ma tante, Henry, Léon et Rouget.
Le lendemain dimanche 16. Exercé dans la matinée à sauter et à lancer des bâtons.—Promené dans les bois.—Expliqué du Child-Harold avec ma tante. 4
Le lundi. Parti à sept heures environ. Vu Dufresne à l'atelier. Tracé quelque peu.
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Jeudi 20 mai.—Aujourd'hui à l'atelier; trouvé le fond.—Dimier venu de bonne heure. J'étais mal disposé de l'estomac et de la tête.
—Dîné avec ces messieurs, au Moulin de beurre. J'y étais aussi assez mal disposé.
—La soirée au café. Agréable. Bonnes causeries de l'Italien.
Hier mercredi, à l'atelier. Rien fait de bon.
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Vendredi 28 mai.—J'ai passé toute la soirée avec Dufresne, qui part pour la campagne. J'ai la tête si remplie de choses à cette occasion que je n'en peux retrouver aucune.
—Je reprends depuis quelques jours avec entrain mon tableau. J'ai travaillé aujourd'hui à l'ajustement de la femme morte.
—Rien de bien remarquable ces derniers jours: vu Dimier mardi, il partait le lendemain.
—Qu'au moins tu admires les grandes vertus, si tu n'es pas assez ferme pour être toi-même vraiment vertueux! Dufresne dit qu'il est capable de dévouement pour toutes les grandes choses, etc..., mais qu'il en voit le vide, que ce n'est rien au fond. J'éprouve le contraire... J'y rends hommage, mais je suis trop faible pour les faire. Mon affaire est tout autre.
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Samedi 29.—Travaillé à la draperie de la vieille femme.
—Le soir, rejoint Félix et Pierret au Palais-Royal. Vu Mme X***. Désirs.
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Lundi 31.—Ce soir au Barbier à l'Odéon; c'est fort satisfaisant. J'étais près d'un vieux monsieur qui a vu Grétry, Voltaire, Diderot, Rousseau, etc. Il a vu Voltaire dans un certain salon, disant aux femmes des galanteries comme on les lui connaît. «Je vois en vous, disait-il en s'en allant, un siècle qui commence; en moi, c'en est un qui finit: c'est le siècle de Voltaire.» On voit que le modeste philosophe prenait d'avance, pour la postérité, la peine de nommer son siècle. Il fut mené par un de ses amis déjeuner avec Jean-Jacques, rue Platrière... ils sortirent ensemble. Aux Tuileries, des enfants jouaient à la balle: «Voilà, disait Rousseau, comme je veux qu'on exerce Émile», et choses semblables. Mais la balle d'un enfant vint heurter la jambe du philosophe, qui entra en colère, et poursuivit l'enfant de son bâton, quittant brusquement ses deux amis.
—Travaillé peu aujourd'hui et à la vieille.—Hier, dîné avec Leblond.
[124] Le maître doit faire allusion à la composition classée à l'année 1826, qui a été précédée d'études d'aquarelles et de pastels divers. La composition définitive est le fameux tableau du Christ au jardin des Oliviers, qui se trouve à l'église Saint-Paul-Saint-Louis. La commande lui était venue de la préfecture de la Seine. C'est pourquoi Delacroix baptisa le tableau «Anges du préfet.»
[125] Claude-Étienne Savary, voyageur et orientaliste, né en 1750, mort en 1788. On a de lui Lettres sur l'Égypte (1784-1789, 3 vol. in-8°), livre aux descriptions pittoresques, au style brillant, qui eut un très vif succès; Lettres sur la Grèce (1788, in-8°), livre intéressant, mais resté inachevé, etc., etc.
[126] Cette traduction est en vers avec le texte en regard et un discours sur Dante, etc. (1 vol. in-8°.)
[127] Quatremère de Quincy, archéologue, né en 1755, mort en 1849. On le destinait au barreau, mais il se sentait poussé par une irrésistible vocation vers l'étude de l'architecture, de la sculpture et surtout de l'art antique. Il abandonna le droit et voyagea en Italie. La Révolution interrompit ses études; il fut député à l'Assemblée législative, puis fit partie du conseil des Cinq-Cents. Il laissa de nombreux ouvrages d'esthétique, notamment cette Histoire de la vie et des ouvrages de Raphaël, dont parle Delacroix.
[128] C'est là, sous les ombrages de ce jardin du Luxembourg où, en 1824, Delacroix éprouvait ces sentiments de bien-être et de liberté, que se dresse aujourd'hui le monument élevé à la mémoire et à la gloire du maître par ses fidèles admirateurs.
[129] Pinelli, célèbre peintre et graveur italien, né à Rome en 1781, mort en 1835. Il gravait surtout à merveille à l'eau-forte, et on a de lui, en ce genre, des œuvres d'une touche pleine de vivacité, de force et d'éclat.
[130] Du Fresnoy, amateur de l'époque.
[131] Ces émotions de nature, dont on trouve ici les premières traces, devaient jouer un grand rôle dans le développement sentimental et artistique de Delacroix. Il nous paraît intéressant d'insister sur ce point, d'autant mieux qu'une des plus belles pages de son Journal, une des plus accomplies comme forme littéraire, et qui se trouve dans un cahier de l'année 1854, lui fut inspirée par une impression analogue à celle que nous voyons notée ici.
[132] Dans la correspondance du maître comme dans son journal, on trouve les traces de son noble désintéressement, de son culte passionné pour l'art: «Nous vivons, mon bon ami, dans un temps de découragement, écrit-il à Félix Guillemardet en 1821. Il faut de la vertu pour y faire un Dieu du Beau uniquement. Eh bien, plus on le déserte, plus je l'adore. Je finirai par croire qu'il n'y a au monde de vrai que nos illusions.» (Corresp., t. I, p 73.)
[133] Delacroix veut sans doute parler d'un recueil élégiaque, les Tristes, que M. de Belmontet fit paraître en 1824.
[134] Ferdinand Paër, compositeur et pianiste, aujourd'hui bien oublié, jouissait à cette époque d'une grande réputation. Il naquit à Parme, en 1774, et mourut en 1839. A quatorze ans, il fit représenter à Venise l'opéra de Circé. Il séjourna à Padoue, Milan, Florence, Naples, Rome et Bologne, et y composa de nombreux ouvrages avec cette facilité qui caractérisait les musiciens de l'École italienne. Emmené en France, en 1806, par Napoléon, il dirigea à plusieurs reprises le Théâtre-Italien. Ses principaux ouvrages sont: la Clémence de Titus, Cinna, Idoménée, la Griselda, l'Oriflamme, la Prise de Jéricho. En 1838, Delacroix, qui se présentait à l'Institut, écrivait à Alfred de Musset: «Avez-vous la possibilité de me faire recommander à Paër, pour l'élection prochaine à l'Institut? Si cela ne vous engage pas trop, ni ne vous dérange, je vous demanderai le même service que l'année dernière; mais surtout ne vous gênez pas, si vos rapports ne sont plus les mêmes.» (Corresp., t. 1, p. 235.)
[135] Voir Catalogue Robaut, n° 1493.
[136] Delacroix a repris plusieurs fois ce sujet. En voici les principales variantes. Le tableau dont il est ici question parut au Salon de 1827. Il a appartenu à Alexandre Dumas père, et aujourd'hui appartient à M. Mabler. (Voir Catalogue Moreau.)
Une lithographie différant absolument du premier tableau parut aussi vers 1827. Une nouvelle toile, datée de 1835, fut exposée au Salon de 1835, à l'Exposition universelle de 1855 et à celle du Pavillon de Flore, 1878.—Vente Collot, 1850, achetée 1,600 francs; vente Laurent Richard, 1878, retirée à 27,000 francs; appartient maintenant au baron Gérard. Une troisième toile fut signée en 1856. (Voir Catalogue Robaut, n° 202, 203, 600, 601 et 1293.)
[137] Ce M. Rivière était un ami intime de Delacroix; car, dans une lettre à Pierret datée de Londres en 1825, il dit: «Si tu vois M. Rivière, pour qui tu sais que nous avons tous deux beaucoup d'amitié, dis-lui mille choses de ma part et que ses jugements sur ce pays-ci sont bien justes pour moi.» (Corresp., t. I, p. 104.)
[138] Duponchel, ancien directeur de l'Opéra, né à Paris vers 1795, mort en 1868. Deux fois il dirigea l'Académie de musique, de 1835 à 1843, puis de 1847 à 1849. Delacroix l'avait connu à Londres en 1825, et il écrivait à Pierret: «Il est pour moi la boussole de la mode, comme on peut penser.» (Corresp., t. I, p. 106.)
[139] Bothwell, drame en cinq actes, en prose, par M. A. Empis, représenté pour la première fois sur le Théâtre-Français, le 23 juin 1824.
[140] Manque dans le manuscrit.
Mardi 1er juin.—Chez Leblond.—Dufresne n'est point parti: je le verrai ces jours-ci, peut-être demain. Il a amené le docteur Bailly[141].
—J'ai travaillé beaucoup l'homme nu couché, d'après Pierret.
—Soulier revenu de sa campagne.
—Le docteur Bailly: l'œil doux et le maintien réservé. En rentrant, je me vis dans la glace, et je me fis presque peur de la méchanceté de mes traits... C'est pourtant lui qui doit porter dans mon âme un fatal flambeau qui, semblable aux cierges des morts, n'éclaire que les funérailles de ce qui y reste de sublime.
Amant des Muses, qui voue à leur culte ton sang le plus pur, redemande à ces.... divinités cet œil vif et brillant de la jeunesse, cette allégresse d'un esprit peu préoccupé. Ces chastes sœurs ont été pires que des courtisanes; leurs perfides jouissances sont plus mensongères que la coupe de la volupté. C'est ton âme qui a énervé tes feux, tes vingt-cinq ans sans jeunesse, ton ardeur sans vigueur; ton imagination embrasse tout, et tu n'as pas la mémoire d'un simple marchand. La vraie science du philosophe devrait consister à jouir de tout. Nous nous appliquons au contraire à disséquer et détruire tout ce qui est bon en soi, ne fût-ce qu'illusion... mais vertueuse. La nature nous donne cette vie comme un jouet à un faible enfant. Nous voulons voir comme tout cela joue; nous brisons tout. Il nous reste entre les mains et à nos yeux ouverts trop tard et stupides, des débris stériles, des éléments qui ne décomposent rien. Le bien est si simple! Il faut se donner tant de mal pour le détruire par des sophismes! Et quand tout ce bien et ce beau ne seraient qu'un vernis sublime, qu'une écorce, pour nous aider à supporter le reste, qui peut nier qu'il n'existe au moins comme cela? Singuliers hommes qui ne se laissent pas charmer par une belle peinture, parce que l'envers est un bois mangé des vers! Tout n'est pas bien; mais tout ne peut pas être mal, ou plutôt par cela, tout est bien.
Qui a commis une action d'égoïste sans se la reprocher?
*
Vendredi 4 juin, matin.—Je vis en société avec un corps, compagnon muet, exigeant et éternel; c'est lui qui constate cette individualité qui est le sceau de la faiblesse de notre race. Il sait que, si elle est libre, c'est pour qu'elle soit esclave, mais la faible qu'elle est! elle s'oublie dans sa prison. Elle n'entrevoit que bien rarement l'azur de sa céleste patrie.
Oh! triste destinée! désirer sans fin mon élargissement, esprit que je suis, logé dans un mesquin vase d'argile. Tu bornes l'exercice de ta force à t'y tourmenter en cent manières. Il me semble que ce pourrait être l'organisation qui modifierait l'âme: elle est plus universelle. Qu'elle passe par le cerveau comme par un laminoir qui la martèle et la travaille, au coin de notre plate nature physique!... mais quel poids insupportable que celui de ce cadavre vivant! Au lieu de s'élancer vers des objets de désirs qu'elle ne peut étreindre, même point définir, elle passe l'éclair de la vie à souffrir des sottises où la pousse son tyran. C'est par une mauvaise plaisanterie, sans doute, que le ciel nous a permis d'assister au spectacle du monde par cette ridicule fenêtre: sa lorgnette gauchie et terne, plus ou moins, mais toujours dans un sens, gâte tous les jugements de l'autre, dont la bonne foi naturelle se corrompt, et qui produit souvent d'horribles fruits! Je veux bien de cette façon croire à vos influences et à vos bosses..., mais ce sera pour m'en désoler toujours. Qu'est-ce que c'est que l'âme et l'intelligence séparées? Le plaisir de donner des noms et de classer est fatal à ces savants. Ils vont toujours trop loin et gâtent leur affaire aux yeux des indolents d un esprit juste, qui croient que la nature est un voile impénétrable. Je sais bien que pour s'entendre, il faut nommer les choses; mais dès lors, elles sont spécifiées, elles qui ne sont ni espèces constantes, ni[142]............
—Hier vu Dufresne le matin.—Travaillé au Turc à cheval et à la vieille.—Le soir chez Leblond.
*
Dimanche 6.—Leblond venu à l'atelier.—Dîné chez Scheffer avec Soulier et lui. Bonne soirée et promenade avec Soulier.
Nous avions rencontré avant-hier soir Dufresne, qui a dû partir ce matin pour la campagne.
—Franklin. Ne pas oublier d'acheter la Science du bonhomme Richard.
—Quelle sera ma destinée?... Sans fortune et sans dispositions propres à rien acquérir: beaucoup trop indolent, quand il s'agit de se remuer à cet effet, quoique inquiet, par intervalles, sur la fin de tout cela. Quand on a du bien, on ne sent pas le plaisir d'en avoir; quand on n'en a pas, on manque des jouissances que le bien procure. Mais tant que mon imagination sera mon tourment et mon plaisir à la fois, qu'importe le bien ou non? C'est une inquiétude, mais ce n'est pas la plus forte.
Sitôt qu'un homme est éclairé, son premier devoir est d'être honnête et ferme: il a beau s'étourdir, il y a quelque chose en lui de vertueux qui veut être obéi et satisfait. Quelle penses-tu qu'ait été la vie des hommes qui se sont élevés au-dessus du vulgaire? Un combat continu [143]. Lutte contre la paresse qui leur est commune avec l'homme vulgaire, quand il s'agit d'écrire, s'il est écrivain; parce que son génie lui demande à être manifesté, et ce n'est pas par ce vain orgueil d'être célèbre seulement qu'il lui obéit, c'est par conscience. Que ceux qui travaillent froidement se taisent... Mais sait-on où que c'est que le travail sous la dictée de l'inspiration? Quelles craintes! Quelles transes de réveiller ce lion qui sommeille, dont les rugissements ébranlent tout votre être!... Mais pour en revenir, il faut être ferme, simple et vrai.
Il n'y a pas de mérite à être vrai, quand on l'est naturellement, ou plutôt, quand on ne peut pas ne pas l'être; c'est un don comme d'être poète ou musicien; mais il y a du courage à l'être à force de réflexions, si ce n'est pas une sorte d'orgueil, comme celui qui s'est dit: «Je suis laid» et qui dit aux autres: «Je suis laid», pour qu'on n'ait pas l'air de l'avoir découvert avant lui.
Dufresne est vrai, je pense, parce qu'il a fait le tour du cercle; il a dû commencer par être affecté, quand il n'était qu'à demi éclairé. Il est vrai, parce qu'il voit la sottise de ne pas l'être. Il avait, je suppose, toujours assez d'esprit pour chercher à déguiser des faiblesses. À présent, il préfère ne pas les avoir, et il s'en accusera de meilleur cœur, pensant à peine les avoir, qu'il ne prenait soin de les cacher quand il les sentait en lui. Je n'ai pas encore avec lui cette candeur et cette sérénité que je me trouve avec ceux dont j'ai l'habitude; je ne suis pas assez son ami encore pour être d'un avis tout à fait opposé au sien, ou pour écouter négligemment ou ne pas au moins feindre d'avoir attention quand il me parle. Si je consulte et que je cherche le fond, peut-être y a-t-il,—et c'est sûr,—cette crainte de passer pour un homme de moindre esprit, si je ne pense pas comme lui. Sottise ridicule! Quand tu serais sûr de lui en imposer, est-il rien de plus dur qu'une contenance incessamment mensongère? C'est un homme après tout, et respecte-toi avant tout. C'est se respecter qu'être sans voile et franc.
*
Mardi 8 juin.—Travaillé beaucoup: la femme, le cheval, tout ce coin, les deux enfants. Édouard venu et très satisfait.—Leblond le soir.—Henry a chanté et nous a fait plaisir.
—Hier lundi, j'ai dîné chez M. Guillemardet.
—Bélisaire.
*
Mercredi 9 juin.—La Laure m'a amené une admirable Adeline de seize ans, grande, bien faite et d'une tête charmante. Je ferai son portrait et m'en promets; j'y pense...
—J'ai été voir le dessin de Gros, chez Laugier[144]; on ne peut plus aimable.
M'a fait moins d'impression que celle du tableau; c'est un contraste singulier avec la chaleur réelle qui est dans tant de choses, que la froideur générale d'exécution; un peu plat. Puis, point d'individualité; du dessin dans les parties, mais l'idée... Un peu atelier... Draperies arrangées, effet connu; le noir sur le devant, etc. Mais c'est égal, je n'en suis pas trop découragé.
Mais il est bien important de faire toujours une esquisse.
*
Dimanche 13 juin.—Rien de bien remarquable aujourd'hui.—Jeudi soir chez Leblond.—Aujourd'hui, travaillé toute la journée à copier deux dessins. J'avance beaucoup mon tableau.—Dîner avec Soulier et Fielding.—Commencé mon aquatinte. Chez Fielding et Soulier, le matin.
—A l'atelier, travaillé au coin à gauche, surtout l'homme couché. Oté le blanc qu'il avait autour de la tête.
—Le soir chez M. de Conflans: il était seul. Café de la Rotonde.
—Reçu un billet de la Laure; très drôle.
—En sortant vers huit heures, le soir, de la maison, rencontré la jolie grande ouvrière. Je l'ai suivie jusqu'à la rue de Grenelle, en délibérant toujours sur ce qu'il y avait à faire et malheureux presque d'avoir une occasion. Je suis toujours comme ça. J'ai trouvé, après, toutes sortes de moyens à employer pour l'aborder, et quand il était temps, je m'opposais les difficultés les plus ridicules. Mes résolutions s'évanouissent toujours en présence de l'action. J'aurais besoin d'une maîtresse pour mater la chair d'habitude. J'en suis fort tourmenté et soutiens à mon atelier de magnanimes combats. Je souhaite quelquefois l'arrivée de la première femme venue. Fasse le ciel que vienne Laure demain! Et puis, quand il m'en tombe quelqu'une, je suis presque fâché, je voudrais n'avoir pas à agir; c'est là mon cancer. Prendre un parti ou sortir de ma paresse. Quand j'attends un modèle, toutes les fois, même quand j'étais le plus pressé, j'étais enchanté quand l'heure se passait, et je frémissais quand je l'entendais mettre la main à la clef. Quand je sors d'un endroit où je suis le moins du monde mal à mon aise, j'avoue qu'il y a un moment de délices extrêmes dans le sentiment de ma liberté dans laquelle je me réinstalle. Mais il y a des moments de tristesse et d'ennui, qui sont bien faits pour éprouver rudement; ce matin, je l'éprouvais à mon atelier. Je n'ai pas assez d'activité à la manière de tout le monde pour m'en tirer, en m'occupant de quelque chose. Tant que l'inspiration n'y est pas, je m'ennuie. Il y a des gens qui, pour échapper à l'ennui, savent se donner une tâche et l'accomplir.
—Je pensais aujourd'hui qu'à travers tous nos petits mots, j'aime beaucoup Soulier: je le connais et il me connaît. J'aime beaucoup Leblond. J'aime beaucoup aussi mon bon vieux frère, je le connais bien; je voudrais être plus riche, pour lui faire quelque plaisir de temps en temps. Il faut que je lui écrive.
*
Mardi 15 juin.—Travaillé à la vieille femme, à ses brodequins.—Prévost l'après-midi.—Le soir, Leblond.—Thil venu le matin. Il préfère ma peinture à celle de Géricault: je les aime beaucoup toutes deux.
A Prévost (modèle)........................ 2 fr. 50.
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Jeudi 17 juin.—Fielding le matin.—La planche. A midi l'atelier.—La dame des Italiens est venue. Beaucoup ému.—Perpignan est venu et M. Rivière.
—Été aux Italiens avec Fielding.—Ricciardi.
Mlle Mombelli [145] et Marie. La dame y était. I am very fond of this pretty lady. I was looking at her incessantly.
—Il faut absolument composer, à mesure qu'ils me viennent, tous les sujets intéressants. Je sais, par expérience, que je ne peux en tirer parti, quand c'est pour les exécuter au moment.
A Marie Aubry (modèle)....................... 2 fr.
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Vendredi 18.—Le matin, chez Fielding,—et ma planche au Musée. A l'atelier, mon fond. Fedel venu.
—Aux Français. La belle Mme Biez. Pierre de Portugal, et les Plaideurs sans procès.[146]
*
Samedi 19.—Avec Pierret et Fielding, à Montfaucon.
Vu Cogniet et le tableau de Géricault. Vu les Constable. C'était trop de choses dans un jour. Ce Constable me fait un grand bien.
Revenu vers cinq heures.—J'ai été deux heures à mon atelier. Grand manque de sexe. Je suis tout à fait abandonné.
«Puis-je espérer, belle dame, de vous voir jeudi...? et me pardonnez-vous de n'avoir pas été chez vous? J'ose me flatter que vous ne serez pas aussi sévère que vous le disiez, et que vous n'aurez pas la barbarie de passer devant la porte jaune sans entrer. J'imagine que ce serait après midi, comme l'autre fois. Si ce n'est pas trop présumer encore, je me permettrais de vous demander un peu plus de temps.»
Un combat s'élève: l'enverrai-je ou non?
*
Dimanche 20 juin.—La journée chez Fielding.—Achevé ma planche.—Dîné ensemble chez Tautin.
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Lundi 21 juin.—Porté ma planche chez l'imprimeur. Ébauché les deux chevaux morts.—Vu Mayer[147].—Ils veulent tous plus d'effet: c'est tout simple.
—Désappointé aux Français. J'avais un billet pour Bothwell, mais daté du 19.
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Vendredi 25 juin.—Été, chez Dorcy, voir les études de Géricault.—Chez Cogniet.—Revu les Constable, etc.
—A Montfaucon. Dîné par là.
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Samedi 26.—Parti pour Frépillon[148] avec Henry, Riesener, Léon et ses camarades. Resté jusqu'à lundi matin.
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Mardi 29 juin.—Malade. Presque toute la journée à l'atelier; le soir, Leblond.
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Mercredi 30 juin.—Chez M. Auguste[149]. Vu d'admirables peintures d'après les maîtres: costumes, chevaux surtout, admirables... comme Géricault était loin d'en faire.
Il serait très avantageux d'avoir de ces chevaux et de les copier, ainsi que les costumes grecs et persans, indiens, etc.
—Vu aussi chez lui de la peinture d'après Haydon[150]: très grand talent. Mais, comme disait très bien Édouard, absence d'un style bien ferme à lui, dessin à la West. J'oubliais les belles études de M. Auguste, d'après les marbres d'Elgin[151]. Haydon a passé un temps considérable à les copier; il ne lui en est rien resté... Les belles cuisses d'homme et de femmes! Quelle beauté sans enflure! incorrections qui ne se remarquent pas.
—Le soir avec Fielding. Pris du thé, rue de la Paix.
[141] Sans doute le docteur Joseph Bailly, né en 1779, mort en 1832, qui fit les campagnes du Consulat et de l'Empire, et publia des ouvrages appréciés.
[142] La suite manque dans le manuscrit.
[143] Cette idée de lutte qu'on retrouvera, d'ailleurs, à maintes reprises dans son Journal, n'était que le corollaire, la conséquence de l'opinion que professait le maître sur la méchanceté naturelle de l'homme: «Je me souviens fort bien, disait-il parfois, que quand j'étais enfant, j'étais un monstre. La connaissance du devoir ne s'acquiert que très lentement, et ce n'est que par la douleur, le châtiment et par l'exercice progressif de la raison que l'homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle.» (BAUDELAIRE, L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.—Art romantique.)
[144] Jean-Nicolas Laugier, graveur français, qui attacha son nom à la reproduction d'un grand nombre d'œuvres des principaux peintres de cette époque, David, Gros, Prud'hon, Gérard, Coignet, etc.
[145] Esther Mombelli, cantatrice italienne, qui obtint de 1823 à 1826 un immense succès au Théâtre-Italien; elle épousa le comte Gritti en 1827 et renonça ensuite définitivement au théâtre.
[146] Pierre de Portugal, tragédie en cinq actes et en vers, de Lucien Arnault, représentée pour la première fois au Théâtre-Français le 21 octobre 1823.
Les Plaideurs sans procès, comédie en trois actes et en vers, d'Étienne, représentée pour la première fois au Théâtre-Français le 29 octobre 1821.
[147] Mayer, peintre, demeuré inconnu. Delacroix écrivait de Londres en 1825: «J'ai rencontré Mayer qui gagne de l'argent, beaucoup, avec des portraits.» (Corresp., t. I, p. 106.)
[148] Frépillon, près Saint-Leu-Taverny. C'est là que Riesener, l'oncle de Delacroix, passait l'été.
[149] Dans une note de la Correspondance de Delacroix, M. Burty écrit: «Ce M. Auguste,—c'est ainsi que le désignaient toujours ses contemporains,—avait obtenu le second grand prix de sculpture et était parti pour Rome en même temps que Ingres. Il devint un riche dilettante, qui mettait ses collections d'armes et de costumes orientaux à la disposition des artistes romantiques. Il signala le premier à Géricault et à Delacroix l'intérêt capital des marbres du Parthénon, recueillis par lord Elgin et exhibés à Londres.»
(V. le livre de M. Ernest Chesneau: Peintres et statuaires romantiques,, p. 70 à 73.)
[150] Haydon, peintre anglais, né en 1786, mort en 1846. Il fut l'élevé de Fuessli. Il a laissé de curieux Mémoires.
[151] Il s'agit ici de la célèbre collection de sculptures en marbre que lord Elgin rapporta d'Athènes en 1814 et qui fut déposée au British Museum.
Mercredi 7 juillet.—Aujourd'hui, M. Auguste est venu à l'atelier: il est fort charmé de ma peinture; ses éloges m'ont ranimé. Le temps s'avance. J'irai demain chez lui chercher des costumes.
—Passé la soirée avec Pierret.—Hier Leblond.—J'ai vu Édouard qui est malade et qui m'inquiète.
*
Jeudi 8 juillet.—Le matin chez Scheffer.—Rencontré Cogniet chez M. de Forbin[152].—Chez M. Auguste, chercher les costumes.—M. de Forbin venu à mon atelier avec Granet[153].—Zélie, etc.—Le soir, Pierret.—Vu Édouard, le soir, qui part; il a meilleure mine, cela me charme.
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Samedi 17 juillet.—Aujourd'hui, Gassies[154] venu à mon atelier avec M. d'Houdetot[155].—Hier, Drolling.—Aujourd'hui, Moïse avec Pierret et Fielding.
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Dimanche 18 juillet.—Quitté l'atelier de bonne heure.—Dîné avec Henry et promené avec lui le soir, et revenu par Asnières.
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Lundi 19 juillet.—Comairas venu le matin.—J'ai avancé beaucoup, quoique je ne sois resté que jusqu'à quatre heures.
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Mardi 20 juillet.—Le matin, chez Soulier et Fielding.—M. de Forbin, qui m'a traité avec toute la bonté imaginable.—Gassies et M. d'Houdetot. Sa peinture m'a fait le plus grand effet: y penser.
—Leblond. Assez bonne petite soirée... Parlé de pêche, de chasse, de Walter Scott, etc.
—Penser beaucoup au dessin et au style de M. d'Houdetot. Faire beaucoup d'esquisses et se donner le temps: c'est en cela surtout que j'ai besoin de faire des progrès. C'est à ce propos qu'il faut avoir de belles gravures du Poussin et les étudier. La grande affaire, c'est d'éviter cette infernale commodité de la brosse. Rends plutôt la matière difficile à travailler comme du marbre: ce serait tout à fait neuf... Rendre la matière rebelle pour la vaincre avec patience.
[152] Comte de Forbin, peintre et archéologue français, né en 1777, mort en 1841. Il fut élève de David. Nommé sous la Restauration directeur des Musées nationaux, il réorganisa le musée du Louvre, dépouillé pendant l'invasion d'un grand nombre de ses chefs-d'œuvre; il l'enrichit notamment de l'Enlèvement des Sabines et du Naufrage de la Méduse.
[153] Granet, peintre, né à Aix en 1775. Il fut protégé durant toute sa carrière par le comte de Forbin, aux tableaux duquel il collabora, dit-on.
[154] Gassies, peintre, né à Bordeaux en 1786, mort en 1831, élève de Vincent et de David. Il fit de la peinture d'histoire, de marines et de paysage.
[155] D'Houdetot, administrateur et homme politique, né en 1778, mort en 1859. Il cultiva avec un certain succès la peinture, qu'il avait apprise sous Regnault et Louis David, et devint en 1841 membre libre de l'Académie des Beaux-Arts.
19 août.—Vu M. Gérard[156] au Musée. Éloges les plus flatteurs. Il m'invite à venir dîner demain à sa campagne.
—Le soir, chez Soulier avec Leblond et Pierret.
—Déjeuné aujourd'hui avec Horace Vernet et Scheffer. Appris un grand principe d'Horace Vernet: finir une chose quand on la tient. Seul moyen de faire beaucoup.
*
Lundi 4 octobre.—Revu la Galerie des maîtres.—Fait des études au manège et dîné avec M. Auguste. A propos d'un de ses superbes croquis d'après les tombeaux napolitains, il parle du caractère neuf qu'on pourrait donner aux sujets saints, en s'inspirant des mosaïques du temps de Constantin.
Vu chez lui le dessin d'Ingres, d'après son bas-relief et sa composition de Saint Pierre délivré de prison, etc.
*
Mardi 5 octobre.—Passé la journée chez M. de Conflans, à Montmorency. Promenade dans la forêt, etc., et le soir revenu avec Félix. La dame entre nous deux et Leblond.
—Reçu ce soir une lettre de Soulier.
[156] L'opinion flatteuse de Gérard avait été très sensible à Delacroix. Gérard avait été frappé des débuts du jeune peintre; on lui prête ce mot: «C'est un homme qui court sur les toits.» Mais, comme dit Baudelaire, «pour courir sur les toits, il faut avoir la tête solide», et cette apparente critique n'était en réalité que le voile dont il couvrait l'étonnement que lui avaient inspiré ses admirables débuts. En 1837, Delacroix posa sa candidature au fauteuil de Gérard: «Je vous prie, écrivait-il au président, de vouloir bien faire agréer, par la classe des Beaux-Arts, ma candidature à la place vacante dans son sein par la mort de M. Gérard. En mettant sous ses yeux les titres sur lesquels je pourrais fonder mes prétentions à l'honneur que je sollicite, je ne puis me dissimuler leur peu d'importance, surtout dans cette occasion où la perte d'un maître aussi éminent que M. Gérard laisse dans l'École française un vide qui ne sera pas comblé de longtemps.» (Corresp., t. I, p. 215.)
1825
Sans date[157].—L'envie a noirci chaque feuillet de son histoire. Pendant que les Tartufe et les Basile de l'Angleterre se liguaient contre lui, il déposait la lyre à laquelle il devait sa renommée, il saisissait l'épée de Pélopidas et prodiguait en faveur des Hellènes ses travaux, ses fatigues, ses veilles, sa santé, sa fortune et enfin sa vie.—Ses ennemis ont été nombreux: mais voici son tombeau. La haine expire, l'envie pardonne. L'avenir juste va le ranger au nombre de ces hommes que des passions, le trop d'activité ont condamnés au malheur en leur donnant le génie. On dirait qu'il s'est voulu peindre dans ses vers: le malheur, voilà le partage de ces grands hommes. Telle est la récompense de leurs pensées élevées, et de ce grand sacrifice qu'ils consomment, lorsque, réunissant pour ainsi dire en des paroles harmonieuses la sensibilité de leurs organes, la délicatesse de leurs idées, leur force, leur âme, leurs passions, leur sang, leur vie, ils donnent à leurs semblables de grandes leçons et d'immortelles voluptés.
[157] Le journal subit ici une interruption de plusieurs années, soit que Delacroix eût alors cessé de prendre ses notes journalières, soit que les petits cahiers où il inscrivait ses impressions aient disparu; cette dernière hypothèse nous paraît la plus vraisemblable.
Sur cette période de sa vie (1825-1832) il n'a été retrouvé, en fait de document intime, qu'un petit album rouge que Delacroix portait sur lui dans son voyage en Angleterre (1826) et qui contient des croquis de paysages.
On y lit aussi ces courtes réflexions inspirées par la vie et la mort de lord Byron, pour qui Delacroix eut toujours une admiration passionnée. L'idée qu'il exprime sur le malheur réservé aux grands hommes lui tenait au cœur, car il l'a développée à plusieurs reprises; il remarque quelque part que «les grands hommes ont une vie plus traversée et plus misérable que les autres».
1830
Sans date.—Ordinairement, le point d'interruption de la composition, c'est-à-dire la manière dont tranche le groupe de devant avec les figures plus éloignées, doit être sombre et fait mieux au bord qu'éclairé; encore par la raison que les devants doivent autant que possible se détacher en sombre par les bords. Jusqu'ici, je crois ce principe le plus fécond pour le clair-obscur.
Le Corrège ne me paraît pas aussi complet dans le clair-obscur que Véronèse et Rubens; il détache trop souvent des membres très clairs sur un fond sombre; ce qui fait bien sur un fond sombre, c'est alors des parties entièrement reflétées.
*
Mercredi 14 mai.—Article sur Michel-Ange[158]. Heureux homme! il a pétri le marbre et animé la toile, etc. Mais qu'importe après tout, si la nature vous a donné, dans quelque genre que ce soit, d'animer, de faire vivre! Quel bonheur de rendre la vie, l'âme!—Chacun des plans, dans l'ombre, ou plutôt dans tout effet de demi-teinte, doit avoir chacun son reflet particulier; par exemple, tous les plans qui regardent le ciel, bleuâtres; tous ceux qui sont tournés vers la terre, chauds, etc., et changer soigneusement, à mesure qu'ils tournent. Les plans de côté reflétés verts ou gris.
Dans Véronèse, le linge froid dans l'ombre, chaud dans le clair.
Quand il y a beaucoup de figures, qu'elles aient bien l'air de se correspondre comme grandeur, suivant le plan où elles sont.
La pâleur dans les reflets indique, plus que le reste, la pâleur, ou de la maladie, ou de la mort.
Burnet[159] dit que Rubens entoure ordinairement la masse de lumière de l'ombre, et ne se sert de vigueur dans le clair que pour lier. Sa lumière est composée de teintes fraîches, délicates, etc. Au contraire, dans les ombres des teintes très chaudes qui sont de l'essence ordinaire du reflet et ajoutent ainsi à l'effet du clair-obscur. Il n'y met surtout pas de noir.
Mettre dans l'ombre des tons feuille morte (Van Dyck), bruns, opposés au rouge.
La Femme au bain: pour les chairs, teinte locale plate; pour les clairs, de rouge de Venise et blanc, dans laquelle, suivant l'endroit des clairs, jaune de Naples et blanc, De jaune de Naples, blanc et noir pêche, de blanc et noir pêche. Les ombres préparées avec tons de reflets orangés les plus chauds et des tons gris d'ombre par places, tels que blanc, jaune Naples et terre d'ombre, etc.
Un grand avantage de composer toujours les mêmes tons est pour la facilité de retoucher et de rentrer dans ce qu'on a fait.
Il y a beaucoup d'académique dans Rubens, surtout dans son exécution, surtout dans son ombre systématiquement peu empâtée et marquant beaucoup au bord.
Le Titien est bien plus simple sous ce rapport, ainsi que Murillo.
*
Mai.—Tu es triste, tu te ranges toi-même dans le cercle pénible de la sérénité...
—L'or ne se trouve guère dans ces terrains riants et fertiles qui portent de paisibles moissons et de gras pâturages: il se trouve dans les entrailles des rochers terribles qui effrayent le voyageur.
—Repaire des tigres et des oiseaux sauvages; les oiseaux sauvages y effrayent les voyageurs de leurs cris sauvages, et le tigre, qui cache dans leurs cavernes les fruits de ses amours, en écarte le.....[160].
[158] Cet article parut dans la Revue de Paris en 1830. Delacroix avait inscrit en tête de son étude ce fragment des poésies du grand artiste qui peint si exactement la hauteur et la fierté d'âme qu'il admirait en lui par-dessus toutes choses: «J'ai du moins cette joie, au milieu de mes chagrins, que personne ne lit sur mon visage ni mes ennuis ni mes désirs. Je ne crains pas plus l'envie que je ne prise les vaines louanges de la foule ignorante... et je marche solitaire dans les routes non frayées.»
[159] John Burnet, graveur et peintre anglais, né en 1784, mort en 1862; auteur d'un grand nombre de planches remarquables.
VOYAGE AU MAROC
Tanger, 26 janvier[161].—Chez le pacha.
L'entrée du château: le corps de garde dans la cour, la façade, la ruelle entre deux murailles. Au bout sous l'espèce de voûte, des hommes assis se détachant en brun sur un peu de ciel[162].
Arrivé sur la terrasse; trois fenêtres avec balustrade en bois, porte moresque de côté par où venaient les soldats et les domestiques.
Avant, la rangée de soldats sous la treille: cafetan jaune, variété de coiffures; bonnet pointu sans turban, surtout en haut sur la terrasse.
Le bel homme à manches vertes.
L'esclave mulâtre qui versait le thé, à cafetan jaune et burnous attaché par derrière, turban. Le vieux qui a donné la rose, avec haïjck et cafetan bleu foncé.
Le pacha avec ses deux haïjcks ou capuchons, de plus le burnous. Tous les trois sur un matelas blanc, avec un coussin carré long couvert d'indienne. Un petit coussin long en arlequin, un autre en crin, de divers dessins; bouts de pieds nus, encrier de corne, diverses petites choses semées.
L'administrateur de la douane[163], appuyé sur son coude, le bras nu, si je m'en souviens: haïjck très ample sur la tête, turban blanc au-dessus, étoffe amarante qui pendait sur la poitrine, le capuchon non mis, les jambes croisées. Nous l'avions rencontré sur une mule grise en montant. La jambe se voyait beaucoup; un peu de la culotte de couleur; selle couverte par devant et par derrière d'une étoffe écarlate. Une bande rouge faisait le tour de la croupe du cheval en pendant. La bride rouge de même ou, plutôt, le poitrail. Un More conduisait le cheval par la bride.
Le plafond seul était peint, et les côtés du pilastre intérieurement en faïence. Dans la niche du pacha c'était un plafond rayonnant, etc...; dans l'avant-chambre des petites poutres peintes.
Le troisième personnage était le fils du pacha: deux haïjcks sur la tête, ou plutôt deux tours du même, à ce que je suppose; burnous bleu foncé sur la poitrine laissant voir un peu de blanc. Pieds, tête énorme, gras de figure, air stupide.
Le bel homme à manches vertes, chemise de dessus en basin. Pieds nus devant le pacha.
Le jardin partagé par des allées couvertes de treilles. Orangers couverts de fruits et grands, des fruits tombés par terre; entouré de hautes murailles.
Entré dans tous les détours du vieux palais. Cour de marbre, fontaine au milieu; chapiteaux d'un mauvais composite; l'attique des pierres toute simple: délabrement complet.
Les plafonds des niches et même des petites salles sont remplis de sculptures peintes comme la rose d'une mandoline.
Les colonnes du tour de la cour sont en marbre blanc et la cour pavée de même.
Remarqué, en retournant vers un bel escalier à droite, un bel homme qui nous suivait, l'air dédaigneux.
Sorti par la salle où le pacha est censé rendre la justice. A gauche de la porte du fond par où nous y sommes entrés, une sorte de tambour en planches de deux pieds et demi de hauteur environ, et allant depuis la porte jusqu'à l'angle, sur lequel s'assied le pacha. Le long des murs, dans les intervalles des pilastres qui vont à la voûte, des avances de pierre pour servir de sièges. Les soldats sans fusils nous attendaient à la porte sur deux rangées aboutissant au corps de garde par lequel nous étions entrés.
Vu une Juive très bien[164] ressemblant à Mme R...
Nègre, que Mornay m'a fait remarquer; il m'a semblé avoir une manière particulière de porter le haïjck.
Vu de côté la mosquée en allant chez un des consuls. Un Maure se lavait les pieds dans la fontaine qui est au milieu; un autre se lavait accroupi sur le bord[165].
*
29 janvier[166].—Vue ravissante en descendant le long des remparts, la mer ensuite. Cactus et aloès énormes. Clôture de cannes; taches d'herbes brunes sur le sable.
En revenant, le contraste des cannes jaunes et sèches avec la verdure du reste. Les montagnes plus rapprochées d'un vert brun, tachées d'arbustes nains noirâtres. Cabanes.
La scène des chevaux qui se battent[167]. D'abord ils se sont dressés et battus avec un acharnement qui me faisait frémir pour ces messieurs, mais vraiment admirable pour la peinture. J'ai vu là, j'en suis certain, tout ce que Gros et Rubens ont pu imaginer de plus fantastique et de plus léger. Ensuite le gris a passé sa tête sur le cou de l'autre. Pendant un temps infini, impossible de lui faire lâcher prise. Mornay est parvenu à descendre. Pendant qu'il le tenait par la bride, le noir a rué furieusement. L'autre le mordait toujours par derrière avec acharnement. Dans tout ce conflit, le consul est tombé. Ensuite laissé tous deux; allant sans se lâcher du côté de la rivière, y tombant tous deux et le combat continuant et en même temps cherchant à en sortir; les jambes trébuchent dans la vase et sur le bord, tout sales et luisants, les crins mouillés. A force de coups, le gris lâche prise et va vers le milieu de l'eau, le noir en sort, etc.... De l'autre côté le soldat tâchant de se retrousser pour retirer l'autre.
La dispute du soldat avec le groom. Sublime avec son tas de draperie, l'air d'une vieille femme et pourtant quelque chose de martial.
En revenant, superbes paysages à droite, les montagnes d'Espagne du ton le plus suave, la mer bleu vert foncé comme une figue, les haies jaunes par le haut à cause des cannes, vertes en bas par les aloès.
Le cheval blanc entravé qui voulait sauter sur un des nôtres.
Sur la plage, près de rentrer, rencontré les fils du kaïd, tous sur des mules. L'aîné, son burnous bleu foncé; haïjck à peu près comme notre soldat, mais bien propre; cafetan jaune serin. Un des jeunes enfants tout en blanc, avec une espèce de cordon qui suspendait probablement une arme.
*
30 janvier.—Visite au consul anglais et suédois. Le jardin de M. de Laporte[168]. Tombeau dans la campagne.
*
31 janvier.—Dessiné le Maure du consul sarde.—Pluie.—En allant chez le consul anglais, remarqué un marchand assez propre dans sa boutique; le plancher et le tour garnis de nattes blanches avec des pots et marchandises seulement d'un côté.
[161] Delacroix fit ce voyage au Maroc en compagnie du comte de Mornay, ambassadeur de France près l'empereur Muley-Abd-Ehr-Rhaman. Dans sa correspondance, il décrit ainsi son arrivée à Tanger: «A neuf heures, nous avons jeté l'ancre devant Tanger. J'ai joui avec bien du plaisir de l'aspect de cette ville africaine. C'a été bien autre chose, quand, après les signaux d'usage, le consul est arrivé à bord dans un canot qui était monté par une vingtaine de marabouts noirs, jaunes, verts, qui se sont mis à grimper comme des chats dans tout le bâtiment et ont osé se mêler à nous. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces singuliers visiteurs.» (Corresp., t. I, p. 173.)
[162] Il nous paraît indispensable, pour expliquer le décousu de ces notes rapides sur le Maroc, d'indiquer de quelle manière Delacroix les prenait. Le petit cahier dans lequel elles se trouvent et qui fut légué à M. le professeur Charcot par M. Burty, contient, en regard de presque toutes, des croquis et des esquisses qui en sont pour ainsi dire l'illustration, si bien qu'elles forment un tout en quelque sorte inséparable.
Le soin minutieux avec lequel Delacroix note les moindres détails du voyage, costumes, paysages, physionomies, attitudes, montre à quel degré l'artiste poussait cet esprit d'observation pénétrante qu'on retrouve dans son œuvre.
[163] Sidi Taieb Bios ou Biaz, Marocain, administrateur de la douane de Tanger, et chargé par le gouvernement du Maroc de traiter avec le comte de Mornay.
[164] «Les Juives sont admirables, écrivait Delacroix à Pierret, le 25 janvier; je crains qu'il ne soit difficile d'en faire autre chose que de les peindre: ce sont des perles d'Éden.» (Corresp., t. I, p. 174.)
[165] A propos des paysages si nouveaux pour lui et des traits de mœurs qui le frappaient, l'artiste écrivait, toujours à Pierret: «Je viens de parcourir la ville, je suis tout étourdi de tout ce que j'ai vu. Je ne veux pas laisser partir le courrier, qui va tout à l'heure à Gibraltar, sans te faire part de mon étonne ment de toutes les choses que j'ai vues.» (Corresp., t. I, p. 174.)
[166] Ce qui suit semble avoir été écrit le soir d'une promenade dans la campagne.
[167] Cette scène, qui avait vivement frappé l'imagination de Delacroix et dont on retrouve la description dans la Correspondance (t. I, p. 176), a sans doute inspiré le tableau connu sous le nom de Rencontre de cavaliers maures, qui fut refusé au Salon de 1834. Le catalogue Robaut en donne la description suivante: «Les chevaux se heurtent, et l'un d'eux se dresse sous le choc en même temps que sous l'effort de son cavalier pour l'arrêter. Dans ce mouvement la puissante silhouette du cheval bai brun s'enlève sur un fond de collines qu'éclairent les fumées d'un combat et les clartés opalines d'un ciel gris très doux où passent des bleus de turquoise. Sur ce premier groupe se découpe le profil allongé, élégant du cheval gris-blanc, dont le poil soyeux et fin laisse passer comme des lueurs roses la transparence de la peau. Le geste des cavaliers, celui surtout de l'homme dont on n'aperçoit que la tête et le poing, est d'une audace de vérité extraordinaire, dont on ne retrouve l'exemple que dans Rubens, et c'est à Rubens aussi que fait penser l'éclatante variété des rouges que Delacroix s'est plu à multiplier dans cette précieuse composition, étincelante et joyeuse comme l'œuvre d'un peintre coloriste, vivante comme l'œuvre d'un grand dessinateur du mouvement, solide et forte comme l'œuvre d'un maître statuaire.» (Voir Catalogue Robaut.)
[168] M. de Laporte était alors consul général de France au Maroc.
2 février, jeudi.—Dessiné la fille de Jacob en femme maure [169].—Sortie vers quatre heures. Un Maure à tête très remarquable qui avait un turban blanc par-dessus le haïjck. Tête des Maures de Rubens, narines et lèvres un peu grosses, yeux hardis.—Remarqué les canons rouilles.
Le vieux Juif dans sa boutique en redescendant à la maison (Gérard Dow)[170].—Femme avec les talons et, je pense, les pieds peints en jaune.
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Vendredi 4 février.—Dessiné après déjeuner d'après le Maure du consul sarde.
Sorti vers deux heures; été voir le consul de Danemark; passé devant l'école.
Incinctus, gens qui ne sont pas guerriers. Cinctus ou accinctus, militaires. Cette distinction qui existait chez les anciens se trouve ici. La gélabia, costume du peuple, des marchands, des enfants. Je me rappelle cette gélabia, costume exactement antique, dans une petite figure du Musée: capuchon, etc. Le bonnet est le bonnet phrygien.
Le palimpseste est la planche sur laquelle écrivent les enfants à l'école. L'enseignement mutuel est originaire de ces pays. Dans les moments de détresse, les enfants vont en bande portant cette planche sur la tête. Elle est enduite d'une espèce de glaise sur laquelle ils écrivent avec une encre particulière. On efface, je crois, en mouillant, et en faisant sécher au soleil.
Porte du consul danois.
Vu dans le quartier des Juifs des intérieurs remarquables en passant. Une Juive se détachant d'une manière vive; calotte rouge, draperie blanche, robe noire.
C'est le premier jour du Rhamadan. Au moment du lever de la lune, le jour étant encore, ils ont tiré des coups de fusil, etc.; ce soir ils font un bruit de tambours et de cornets à bouquin infernal.
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Samedi 5 février.—Dans le jardin du consul suédois, après déjeuner; chez Abraham, à midi. Remarqué, en passant devant la porte de sa sœur, deux petites Juives accroupies sur un tapis dans la cour. En entrant chez lui, toute sa famille[171] dans l'espèce de petite niche et le balcon au-dessus avec la porte d'escalier. La femme au balcon, joli motif.
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11 février.—Muley-Soliman avait cinquante-quatre enfants. Il abdique nonobstant en faveur de Muley-Abd-Ehr-Rhaman, son neveu, reconnaissant à ses enfants peu de capacité.
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Dimanche 12 février.—Dessiné la Juive Dititia avec le costume d'Algérienne[172].
Été ensuite au jardin de Danemark. Le chemin charmant. Les tombeaux au milieu des aloès et des iris (Ægyptiaca). La pureté de l'air. Mornay aussi frappé que moi de la beauté de cette nature.
Les tentes blanches sur tous les objets sombres. Les amandiers en fleur. Le lilas de Perse. Grand arbre. Le beau cheval blanc sous les orangers. Intérieur de la cour de la petite maison.
En sortant, les orangers noirs et jaunes à travers la porte de la petite cour. En nous en allant, la petite maison blanche dans l'ombre au milieu des orangers sombres. Le cheval à travers les arbres.
Dîner à la maison avec les consuls. Le soir, M. Rico a chanté des airs espagnols. Le Midi seul produit de pareilles émotions.
Indisposé et resté seul le soir. Rêverie délicieuse au clair de lune dans le jardin.
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Mercredi 15 février.—Sorti avec M. Hay[173]. Vu le muezzin appelant du haut de la mosquée.
—L'école des petits garçons. Tous des planches avec écriture arabe. Le mot table de la loi, et toutes les indications antiques sur la manière d'écrire montrent que c'étaient des tables de bois. Les encriers et les pantoufles devant la porte.
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Mardi 21 février.—La noce juive[174]. Les Maures et les Juifs à l'entrée. Les deux musiciens. Le violon, le pouce en l'air, le dessous de l'autre main très ombré, clair derrière, le haïjck sur la tête, transparent par endroits; manches blanches, l'ombre au fond. Le violon; assis sur ses talons et la gélabia. Noir entre les deux en bas. Le fourreau de la guitare sur le genou du joueur; très foncé vers la ceinture, gilet rouge, agréments brans, bleu derrière le cou. Ombre portée du bras gauche qui vient en face, sur le haïjck sur le genou. Manches de chemise retroussées de manière à laisser voir jusqu'au biceps; boiserie verte; à côté verrue sur le cou, nez court.
A côté du violon, femme juive jolie; gilet, manches, or et amarante. Elle se détache moitié sur la porte, moitié sur le mur. Plus sur le devant, une plus vieille avec beaucoup de blanc qui la cache presque entièrement. Les ombres très reflétées, blanc dans les ombres.
Un pilier se détachant en sombre sur le devant. Les femmes à gauche étagées comme des pots de fleurs. Le blanc et l'or dominent et leurs mouchoirs jaunes. Enfants par terre sur le devant.
A côté du guitariste, le Juif qui joue du tambour de basque. Sa figure se détache en ombre et cache une partie de la main du guitariste. Le dessous de la tête se détache sur le mur. Un bout de gélabia sous le guitariste. Devant lui, les jambes croisées, le jeune Juif qui tient l'assiette. Vêtement gris. Appuyé sur son épaule un jeune enfant juif de dix ans environ.
Contre la porte de l'escalier, Prisciada; mouchoir violâtre sur la tête et sous le cou. Des Juifs assis sur les marches; vus à moitié sur la porte, éclairés très vivement sur le nez, un tout debout dans l'escalier; ombre portée reflétée et se détachant sur le mur, reflet clair jaune.
En haut, les Juives qui se penchent. Une à gauche, nu-tête, très brune, se détachant sur le mur éclairé du soleil. Dans le coin, le vieux Maure à la barbe de travers: haïjck pelucheux, turban placé bas sur le front, barbe grise sur le haïjck blanc. L'autre Maure, nez plus court, très mâle, turban saillant. Un pied hors de la pantoufle, gilet de marin et manches idem.
Par terre, sur le devant, le vieux Juif jouant du tambour de basque; un vieux mouchoir sur la tête; on voit la calotte noire. Gélabia déchirée; on voit l'habit déchiré vers le cou.
Les femmes dans l'ombre près de la porte, très reflétées.
*
21 février, le soir.—En sortant pour aller à la noce juive, les marchands dans leur boutique. Les lampes les unes au mur, le plus souvent pendues en avant à une corde, des pots sur une planche, des palancos. Ils prennent le beurre avec les mains et le mettent sur une feuille. En entrant dans la rue à droite, il y en avait un dont la lampe était cachée par un morceau de toile qui pendait de l'auvent.
Avant le dîner, en allant au jardin de Suède, les fusils pendus et le fourreau pendu à côté; grande cruche à côté.
Le soir, toilette de la Juive. La forme de la mitre. Les cris des vieilles. La figure peinte, les jeunes mariées qui tenaient la chandelle pendant qu'on la paraît. Le voile lancé sur la figure. Les filles sur le lit, debout.
Dans la journée, les nouvelles mariées contre le mur, leur proche parent en guise de chaperon. La mariée descendue du lit. Ses compagnes restées dessus. Le voile rouge. Les nouvelles mariées quand elles arrivaient dans leur haïjck. Les beaux yeux.
La venue des parents. Torches de cire; les deux flambeaux peints de différentes couleurs. Tumulte. Figures éclairées. Maures confondus. La Juive tenue par les deux côtés; un par derrière soutient la mitre.
En chemin, les Espagnols regardant parla fenêtre. Deux Juives ou Mauresques sur des terrasses se détachant sur le noir du ciel.—Donné à la fille de M. Hay le dessin de femme maure assise.—Les vieux Maures montés sur les pierres du chemin. Les lanternes. Les soldats avec des bâtons. Le jeune Juif qui tenait deux ou plusieurs flambeaux, la flamme lui montant dans la bouche.
Chez Abraham, les trois Juifs jouant aux cartes.—Femmes près de la porte de la ville, vendant oranges, branches de noisettes. Chapeaux de paille.—Paysans tête nue, accroupis avec leurs pots de lait.
[169] La plupart des dessins indiqués dans le journal se retrouvent dans l'album d'aquarelles que le maître offrit au comte de Mornay, au retour du voyage, aquarelles qui, mises en vente le 19 mars 1877, produisirent un total de 17,235 francs. (Voir Catalogue Robaut.)
[170] Delacroix ressentait la plus vive admiration pour les maîtres hollandais. Le souvenir de Gérard Dow, évoqué par une scène marocaine, est curieux à noter ici.
[171] Ce groupe inspira sans doute une aquarelle qui figura au Salon de 1833 sous ce titre: Une famille juive.
[172] Delacroix se plaint dans la Correspondance de la difficulté qu'il éprouve à dessiner d'après nature: «Je m'insinue petit à petit dans les façons du pays, de manière à arriver à dessiner à mon aise bien de ces figures de Mores. Leurs préjugés sont très grands contre le bel art de la peinture, mais quelques pièces d'argent, par-ci par-là, arrangent leurs scrupules.» Il écrit encore de Méquinez, le 2 avril: «Je vous ai mandé dans ma première lettre que nous avions eu l'audience de l'empereur. A partir de ce moment nous étions censés avoir la permission de nous promener par la ville; mais c'est une permission dont moi seul j'ai profité entre mes compagnons de voyage, attendu que l'habit et la figure de chrétien sont en antipathie à ces gens-ci, au point qu'il faut toujours être escorte de soldats, ce qui n'a pas empêché deux ou trois querelles qui pouvaient être fort désagréables à cause de notre position d'envoyés.» (Corresp., t. I, p. 175 et 184.)
[173] M. Hay, consul général et chargé d'affaires d'Angleterre.
[174] Cette scène inspira à Delacroix l'admirable toile qui figure au musée du Louvre sous le litre: Noce juive dans le Maroc. Voici le texte explicatif fourni par Delacroix au livret du Salon de 1841: «Les Maures et les Juifs sont confondus. La mariée est enfermée dans les appartements intérieurs, tandis qu'on se réjouit dans le reste de la maison. Des Maures de distinction donnent de l'argent pour des musiciens qui jouent de leurs instruments et chantent sans discontinuer le jour et la nuit; les femmes sont les seules qui prennent part à la danse, ce qu'elles font tour à tour, et aux applaudissements de l'assemblée.» Ce tableau avait été commandé au maître par le marquis Maison, qui n'en fut pas satisfait et trouva trop élevé le prix de 2,000 francs que Delacroix lui en demandait. Il fut acheté 1,500 francs par le duc d'Orléans, qui le donna au musée du Luxembourg. De là il passa au Louvre. (Voir Catalogue Robaut.)
Vendredi 2 mars.—Promenade avec M. Hay. Dîné chez lui.
Le pied de côté dans l'étrier quelquefois.
Le drapeau dans son étui, et planté devant la tente.
La plaine, et la tribu rangée fuyant vers le sud.—Devant, demi-douzaine de cavaliers dans la fumée. Un homme plus en avant: burnous bleu très foncé.—En avant, nous tournant le dos, la ligne de nos soldats précédée du kaïd et des drapeaux.
La course de cinq ou six cavaliers.—Le jeune homme tête nue, cafetan vert pisseux.—Le presque nègre, bonnet pointu, cafetan bleu.
Les hommes éclairés sur le bord de côté. L'ombre des objets blancs très reflétée en bleu. Le rouge des selles et du turban presque noir.
Au passage du gué, les hommes grimpant, le cheval blanc de côté.
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5 mars1832.—1er jour. Ahïn-El-Daliah. Parti à une heure de Tanger[175].
L'arrivée au campement. Montagnes sauvages et noires à droite, le soleil au-dessus. Marchant dans des broussailles de palmiers nains et des pierres; toute la tribu rangée à gauche, couronnant la hauteur; plus loin en suivant, les cavaliers sur le ciel; les tentes plus loin.
Promenade dans le camp le soir, contraste des vêtements blancs sur le fond.
L'iman le soir appelant à la prière.
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6 mars.—A Garbia.
Parti vers 7 ou 8 heures, monté une colline, le soleil à gauche; montagnes très découpées les unes derrière les autres sur un ciel pur.
Trouvé diverses tribus. Coups de fusil en sautant en l'air, traversé une montagne (Lac-lao) très pittoresque. Pierres. Je me suis arrêté un moment.
—Hommes sous des arbres près d'une fontaine; hommes à travers les broussailles.
Très belle vue au haut de la montagne, demi-heure avant le campement; la mer à droite et le cap Spartel.
Courses de poudre dans la plaine avant la rivière. Les deux hommes qui se sont choqués: celui dont le cheval a touché du cul par terre. Un surtout à cafetan bleu noir et fourreau de fusil en sautoir; plus tard un homme à cafetan bleu de ciel.
La tribu nous suivant; désordre, poussière; précédé de la cavalerie. Courses de poudre: les chevaux dans la poussière, le soleil derrière. Les bras retroussés dans l'élan[176].
A notre descente de Lac-lao, à gauche, prés très verts; montagne verte; dans le fond, montagne bleu cru.
Au camp. Les soldats courant en confusion, le fusil sur l'épaule, devant la tente du pacha et se rangeant en ligne. Le pacha.
Les soldats venant, par quatre ou cinq, devant la tente du général delà cavalerie et s'inclinant. Ensuite tous en rang recevant par petits pelotons les ordres; les autres se mettant accroupis en attendant leur tour.
Les tribus allant rendre hommage au pacha et menant des provisions.
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7 mars.—A Teleta deï Rissana.
La plaine terminée par des oliviers très grands sur la colline. Nous avions déjeuné au bord de la rivière Aïacha.
—Homme au cafetan noir. Haïjck sur la tête noué sous le bras.
—Homme qui raccommodait quelque chose à sa selle: turban sans calotte, burnous noir drapé derrière en Romain, bottes très hautes, pièce jaune au talon; burnous sur la tête attaché par une corde; boutons à sa robe blanche.
—Nègre turban rouge et blanc.
—Les cinq lièvres pris dans la plaine.
—La rencontre avec l'autre pacha. Damas sur la croupe du pacha. Musique à cheval.
—La prière près de la tente du commandant.
—Les gens qui portent le plat de couscoussou dans un tapis; moutons.
—Homme nu, et arrangeant son haïjck près du tombeau du saint.
—Arbres près d'un petit tas de pierres. Montagnes vertes avec terre jaune dans la distance.
—Passé la soirée avec Abou dans notre tente. Conversation sur les champs. La boîte à musique qui ne s'arrêtait point. Envie de rire.
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Jeudi 8.—Alcassar-El-Kebir.
Pluie en partant. Monté une colline et entré dans un joli bois de chênes verts; entré dans la plaine où l'armée de D. Sébastien a été défaite[177].
Traversé la rivière; déjeuné. Jeu de poudre dans la plaine.—Montagne dans la demi-teinte.
Avant d'arriver à Alcassar, population, musique, jeux de poudre sans fin. Le frère du pacha donnant des coups de bâton et de sabre. Un homme perce la foule des soldats et vient tirer à notre nez. Il est saisi par Abou par le turban défait. Sa fureur. On l'entraîne, on le couche plus loin. Mon effroi. Nous courons; le sabre était déjà tiré...
Sur le haut de la colline à gauche, étendards variés; dessins sur des fonds variés, rouge, bleu, vert, jaune, blanc; autres avec les fantassins bariolés.
—Les grandes trompettes à notre entrée à Alcassar.
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Vendredi 9 mars.—Campé à Fouhouarat.
Parti tard du campement d'Alcassar. Pluie. Entrée à Alcassar pour le traverser. Foule, soldats frappant à grands coups de courroies; rues horribles; toits pointus. Cigognes sur toutes les maisons, sur le haut des mosquées; elles paraissaient très grandes pour les constructions. Tout en briques: Juives aux lucarnes.
Traversé dans un grand passage garni de hideuses boutiques, couvert en cannes mal assemblées.
Arrivés au bord de la rivière. Grands arbres (oliviers) au bord. Descente dangereuse.
Au milieu de la rivière, coups de fusil de l'un et de l'autre côté. Arrivés à l'autre bord, traversé pendant plus de vingt minutes une haie de tireurs assez menaçante. Coups de fusil aux pieds de nos chevaux. Homme à demi nu.
Arrivée du père du pacha, burnous violet, charmante tournure; petite bande de cachemire au-dessus de son turban. Cheval gris.
Déjeuné dans les montagnes près d'une source. Pluie battante.
Trouvé l'autre pacha dans une plaine. Courses. Coups de fusil. Canaille.
—Homme renversé sur le dos et son cheval par-dessus lui. Relevé à moitié mort; remonté à cheval un instant après.
—Voracité des Maures; le soir, Abraham nous le contait dans la tente.
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Samedi 10 mars.—El-Arba de Sidi Eisa Bellasen.
Malade la nuit précédente. Nous avons été incertains si nous resterions à cause du temps. Les Juifs ne voulaient pas partir. Le soleil a paru.
Traversé la rivière Emda qui serpente en trois.
Fait une visite à Ben-Abou. Il avait un habit de drap blanc.
Il nous a dit que l'empereur courait quelquefois la poudre, avec vingt ou trente cavaliers qu'il désigne. Leurs chevaux passent la nuit en plein air, pluie, chaleur, et n'en sont que meilleurs. Il a mis des aromates dans le thé.
—L'homme qui a couru dans cette grande plaine avant d'arriver; son bras découvert jusqu'à l'épaule et sa cuisse également découverte.
—Avant la rivière, dans une course, la selle du commandant de l'escorte du pacha a tourné; il a perdu son turban.
Nous avons rencontré un autre second du pacha de la province.
Il fait un vent très froid, le ciel pur.—Nous sommes dans la province d'El-Garb, divisée en deux gouvernements.
—Des enfants nous ont jeté des pierres. On a envoyé arrêter le village. Ils n'en seront peut-être pas quittes pour cinquante piastres. Probablement les deux vaches données le soir à Mornay venaient de là.
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Dimanche 11 mars.—A la rivière Sébou, au passage de El-Aïtem[178].
Depuis trois jours nous sommes suivis par un shérif de Fez, ami de Bias, qui veut absolument avoir un cadeau.
Quand les Maures veulent obtenir quelque chose, comme une grâce, de manière à n'être pas refusés, ils vont porter près de votre tente un mouton, même un bœuf comme présent, et l'égorgent en manière de sacrifice, et pour constater l'offrande. On est lié très fort par l'espèce d'obligation que cette action impose.
Le jour que nous avons campé à Alcassar, on est venu tuer trois moutons, l'un à la tente de Bias, le second à celle du caïd, le troisième à la nôtre, pour obtenir la grâce d'un homme accusé d'assassinat. Bias s'intéresse à l'affaire.
En attendant, il n'a été question toute la soirée, ce jour-là, que d'un pauvre Juif qui avait été bâtonné pour de l'eau-de-vie qu'il avait refusé de livrer à Lopez, l'agent français à Laroche, lequel devait probablement la donner au frère du caïd dans la tente de qui nous avons été le soir. On n'a voulu le relâcher que moyennant quatre piastres et dix onces pour le donneur de coups.
Le pacha et son frère avaient toujours un homme de chaque côté du cheval, marchant à côté et qui prennent le fusil quand ils viennent de courir.
Je n'ai pas parlé à Alcassar de la visite au pacha dans sa tente. La selle à sa droite, son sabre sur son matelas blanc, couvertures; un homme à ses pieds dormant enveloppé dans un burnous noué par derrière.
—Presque toujours le derrière de la selle est dans l'ombre à cause des vêtements.
Le second du pacha n'ayant pas de bottes avait mis à une de ses jambes le fourreau de son fusil, un mouchoir à l'autre; ils ont presque tous la jambe blessée par l'étrier.
Beau temps, rien de remarquable.
—Les hommes avec le fourreau du fusil sur la tête.
—Les chevaux se roulant au bord de la rivière.
—Le cheval blanc dans une course qui à glissé et a fait un écart. Le cheval ferré à froid, la corne coupée par devant.
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Lundi 12 mars.—Sur les bords du fleuve Sébou.
Passé le matin le Sébou.—Embarquement ridicule. Les chevaux se sauvant et roués de coups pour entrer dans les barques. Hommes nus chassant les chevaux devant eux.
Bias nous a dit en traversant avec nous qu'on ne faisait pas de ponts afin d'arrêter plus facilement les voleurs et de recevoir les taxes et d'arrêter les séditieux. C'est lui qui disait que le monde était divisé en deux, la Barbarie et le reste.
Hommes appuyés contre la barque et la poussant. Vieux soldat avec son cafetan bleu seulement.
Spectateurs sur le bord, les jambes pendantes. Lévriers, chevaux se roulant par terre.
Ennui extrême en attendant. Embarqué seulement vers une heure. Route le long du fleuve. Près d'arriver, jeux de poudre très beaux.
Homme en cafetan jaune d'or.
Le caïd; turban à la mamelouk.—Son bourreau.
Un des chefs dans une course étant arrivé jusqu'à nous, Abou s'est mis au devant de lui et l'homme lui a déchiré un peu son manteau. Arrivé au campement, Abou a déchiré en pièces son manteau, voulant plutôt le brûler que de permettre que qui que ce soit pût en profiter. On lui a aussi cassé sa pipe. Il était furieux et intraitable pour les soldats.