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Journal de Eugène Delacroix, Tome 1 (de 3): 1823-1850

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Carnet du Voyage au Maroc.—(Fac-similé d'une page.)


—Le soir, après un dîner gai, descendu solitairement près des bords du fleuve Sébou. Beau clair de lune.

*

Mardi 13 mars.—A Sidi-Kassem.

Soleil très ardent. Route dans une plaine immense.

*

Mercredi 14 mars.—Zar Hône.

Parti par un beau soleil du matin. Côtoyé d'abord la petite rivière. Les figures éclairées de côté parle soleil levant. Montagnes nettes sur le fond blanc; des étoffes et couleurs très vives.

Entré dans un défilé dans la montagne. Hommes et enfants en haïjck et nus en dessous. Marabouts.

Descendu à travers des rochers plats jusqu'au bord d'un ruisseau et déjeuné.

Continué dans des défilés, mais plus larges, dans des sentiers au bord de fossés profonds. Parlé du voyage en Perse.

Vu une femme qui apportait à boire au commandant; elle avait des agrafes.

Arrivés dans une plaine et vu de loin Zar Hône. Descendu au bord d'une jolie rivière. Les bords couverts de petits lauriers. Continué sur le flanc de la montagne au milieu des pierres et des ruines. En approchant de Zar Hône, vu des laboureurs; la charrue. La fontaine vue de loin.

*

Jeudi 15 mars.—Meknez.

Parti matin, beau temps. La ville de Zar Hône avec ses fumées; les montagnes à l'horizon à droite, à moitié couvertes de nuages. Entré dans les montagnes et, après quelque chemin, découvert la grande vallée dans laquelle est Meknez.

Arrêté après avoir passé une petite rivière. C'est la même que nous avons passé la veille et qui serpente. Lauriers roses.

Rencontré des cavaliers qui ont couru la poudre; restés au grand soleil assez de temps.

Meknez était à notre gauche, et de loin nous voyons à droite en avant la garde de l'empereur sur une colline. Au bas de nous, dans la plaine, ils ont couru la poudre.

Traversé un ruisseau rapide au milieu de la confusion. Le pacha de Meknez et le chef du Mischoar étaient déjà venus à notre rencontre. Nous avons grimpé la colline. Rencontré le porteur de paroles de l'empereur, mulâtre affreux à traits mesquins: très beau burnous blanc, bonnet pointu sans turban, pantoufles jaunes et éperons dorés; ceinture violette brodée d'or, porte-cartouches très brodé, la bride du cheval violet et or. Courses de la garde noire, bonnets sans turban. Très beau coup d'œil en regardant derrière nous cette quantité de figures bigarrées ou noires; le blanc des vêtements terne sur le fond.

Ennuyeuse promenade, marchant derrière les drapeaux, précédés de la musique. Courses continuelles à notre gauche; à droite coups de fusil de l'infanterie. De temps en temps nous arrivions à des cercles formés d'hommes assis, qui se levaient à notre approche et nous tiraient au nez.

Un des ancêtres de l'empereur actuel devait faire prolonger jusqu'à Maroc la muraille qui passe des deux côtés sur le pont.

Vaches blanches sur toute cette colline. Figures de toute espèce, le blanc dominant toujours.

—Bel effet en montant, les drapeaux se détachant en terne sur l'azur le plus pur du ciel.

Une vingtaine de drapeaux à peu près passés le long du tombeau d'un saint. Palmier auprès. Bâti en briques. Porte de la ville très haute. Porcelaines variées, etc. Une fois entré à gauche, les cavaliers et les tentes sur les remparts.

—Entrée de la ville[179]. Les drapeaux inclinés sous la porte.

Dans l'intérieur de la porte, foule immense. La grande porte colossale.

Devant nous une rue. A gauche une longue et large place, et rangée en demi-cercle devant nous, l'infanterie, qui a fait feu; la cavalerie derrière les fantassins.

Populace derrière sur des tertres et sur les maisons.

Fait le tour de quelques remparts avant de rentrer. En passant par une porte, palmiers gigantesques à droite; avant d'entrer dans une antre porte, côtoyé un rempart. Femmes en grand nombre sur un tertre à droite et criant.

*

Jeudi 22 mars.—Audience de l'empereur.

Vers neuf ou dix heures, partis à cheval précédés du caïd sur sa mule, de quelques petits soldats à pied et suivis de ceux qui portaient les présents. Passé devant une mosquée, beau minaret qu'on voit de la maison. Une petite fenêtre avec une boiserie.

Traversé un passage couvert par des cannes comme à Alcassar. Maisons plus hautes qu'à Tanger.

Arrivé sur la place en face la grande porte. Foule à laquelle on donnait des coups de corde et de bâton. Plaques de porte en fer garnies de clous.

Entré dans une seconde cour après être descendu de cheval et passé entre une haie de soldats; à gauche, grande esplanade où il y avait des tentes et des soldats avec des chevaux attachés.

Entré plus avant après avoir attendu et arrivé dans une grande place où nous devions voir le roi.

De la porte mesquine et sans ornements sont sortis d'abord à de courts intervalles de petits détachements de huit ou dix soldats noirs en bonnet pointu qui se sont rangés à gauche et à droite. Puis deux hommes portant des lances; Puis le roi, qui s'est avancé vers nous et s est arrêté très près[180]. Grande ressemblance avec Louis-Philippe, plus jeune, barbe épaisse, médiocrement brun. Burnous fin et presque fermé par devant. Haïjck par-dessous sur le haut de la poitrine et couvrant presque entièrement les cuisses et les jambes. Chapelet blanc à soies bleues autour du bras droit qu'on voyait très peu. Étriers d'argent. Pantoufles jaunes non chaussées par derrière. Harnachement et selle rosâtre et or. Cheval gris, crinière coupée en brosse. Parasol à manche de bois non peint; une petite boule d'or au bout; rouge en dessus et à compartiment, dessous rouge et vert[181].

Après avoir répondu les compliments d'usage et être resté plus qu'il n'est ordinaire dans ces réceptions, il a ordonné à Muchtar de prendre la lettre du roi des Français et nous a accordé la faveur inouïe de visiter quelques-uns de ses appartements. Il a tourné bride, après nous avoir fait un signe d'adieu, et il s'est perdu dans la foule à droite avec la musique.

La voiture qui était partie après lui était couverte en drap vert, traînée par une mule caparaçonnée de rouge, les roues dorées. Hommes qui l'éventaient avec des mouchoirs blancs longs comme des turbans.

Entré par la même porte; là, remonté à cheval. Passé une porte qui menait à une espèce de rue entre deux grands murs bordés d'une haie de soldats de part et d'autre.

Descendu de cheval devant une petite porte à laquelle on a frappé quelque temps. Nous sommes entrés bientôt dans une cour de marbre avec une vasque versant de l'eau au milieu; en haut, petits volets peints. Traversé quelques petites pièces avec des jeunes enfants, nègres pour la plupart et médiocrement vêtus. Sortis sur une terrasse d'un jardin. Portes délabrées, peintures usées. Trouvé un petit kiosque en bois non peint, une espèce de canapé bambou en menuiserie, avec une espèce de matelas roulé. A gauche rentrés par une porte mieux peinte. Très belle cour, avec fontaine au milieu; au fond porte verte, rouge et or; les murs en faïence à hauteur d'homme. Les deux faces donnant entrée dans des chambres avec péristyles de colonnes; peintures charmantes dans l'intérieur et à la voûte; faïence jusqu'à une certaine hauteur; à droite lit un peu à l'anglaise, à gauche matelas ou lit par terre, très propre et très blanc; dans l'angle à droite, psyché. Deux lits par terre. Joli tapis vers le fond.—Sur le devant natte jusqu'à l'entrée. Vu, de cette chambre, Abou et un ou deux autres appuyés contre le mur près de la porte d'entrée.—Filet au-dessus de la cour.

Dans la chambre en face, lit de brocart à l'européenne; point d'autres meubles. Portière en drap relevée à moitié; à gauche de la petite porte dans la cour rouge et vert, espèce de renfoncement avec une espèce de paysage ou miroir.—Des armoires peintes dans la chambre, dans l'ombre.

Dans le kiosque du jardin auquel on arrive par une espèce de treille portée de côté par des piliers verts et rouges. Autre jardin, jet d'eau devant une espèce de baraque en bois, dont la peinture était dégradée, dans laquelle il y avait un fauteuil bas et couvert, devant un bassin en brique à fleur de terre, devant lequel ils nous ont arrêtés pour jouir de notre admiration.

Le général en chef de la cavalerie, accroupi devant la porte des écuries. De cette porte-là en se retournant, bel effet; le bas des murs blanchis.

Là nous retrouvâmes nos chevaux et la troupe encore sous les armes, puis nous fûmes dans un autre jardin plus agreste. Sortis par l'endroit où on met au vert les chevaux de l'empereur; soldats et peuple noua accompagnent! L'enfant à la chemise pittoresque.

*

Vendredi 23 mars.—Sorti pour la première fois. La porte avec boiseries au-dessus.

Espèce de marché de fruits secs, poteries, cabanes en cannes adossées aux murs de la ville. Séparations en cannes dans les boutiques comme les treillages de jardins. Homme à l'ombre d'un chiffon sur deux bâtons. Porte fermée pour la prière. Hommes battant le mur de tapis en criant en mesure à un signal de l'un d'eux chaque fois.

Entré dans la juiverie.—Acheté des petits objets en cuivre. L'enfant à qui je donnais la main, l'homme qui a passé entre nous deux.—Au bazar; ceinture.

*

Samedi 24.—Sorti pour aller à la juiverie. Homme en cafetan rouge dans le marché qui y conduit. Autre marchand de friture. Le portier de la juiverie en rouge.

Entré chez l'ami d'Abraham. Juifs sur les terrasses se détachant sur un ciel légèrement nuageux et azuré à la Paul Véronèse.—La jeune petite femme est entrée, a baisé les mains à nous tous. Les Maures mangeaient. Table peinte.

Le jeu des Juifs chez la mariée; l'un d'eux était au milieu, un pied sur une vieille pantoufle et allongeant des coups de pied à ceux qu'il pouvait atteindre et qui lui donnaient d'affreux coups de poing.

On laisse, hiver comme été, les chevaux du roi en plein air; seulement, pendant une quarantaine de jours des plus rigoureux, on leur met une couverture.

Muchtar, à qui on avait envoyé parmi ses présents une pièce de casimir blanc, en a envoyé hier chercher encore une aune, parce qu'il a compté sur deux habits.

L'empereur se fait apporter les présents destinés à ses ministres et choisit ce qui est à sa convenance.

Le 30, l'empereur nous a envoyé des musiciens juifs de Mogador.[182] C'est tout ce qu'il y a de mieux dans l'empire; Abou est venu les entendre. Il a pris un petit papier dans son turban pour écrire nos noms. Mon nom ne lui a pas donné peu de peine i prononcer.

Cimetière juif.

Abraham nous disait que les maçons élevaient en général les murs sans cordeau entièrement d'instinct; que tel ouvrier était incapable de refaire une chose qu'il avait faite avant.


[175] «Nous partons après-demain pour Méquinez, où est l'empereur, écrit Delacroix à Fr. Villot; il nous fera toutes sortes de galanteries mauresques pour notre réception, courses de chevaux, coups de fusil, etc. La saison nous favorise, nous avons craint les pluies, mais il paraît que le plus fort est passé.» (Corresp., t. I, p. 179.)

[176] Il agit ici de cet fantasias qui ont tenté le pinceau de tous les peintres qui visitèrent l'Orient. Cette première scène lui inspira une aquarelle qui devait figurer à la vente Mornay. Le catalogue Robaut la décrit ainsi: «Au premier plan, un peloton de cavaliers lancés au galop, à demi enveloppés de fumée; celui du milieu sur un cheval gris brandit son fusil; au second plan à droite, la porte de la ville avec d'autres cavaliers; au fond, des montagnes d'un bleu léger.»

[177] L'armée portugaise, qui, en 1758, venait à la conquête du Maroc sous les ordres de son roi, le chevaleresque Sébastien, livra en effet bataille à Abd-el-Melek dans cette plaine connue sous le nom l'Alcaçar-quivir. Sébastien y perdit la bataille et la vie.

[178] Le paysage de la rivière Sébou inspira une toile exposée au Salon de 1859, ainsi décrite dans le catalogue Robaut: «Six Marocains se baignent à l'un des tournants du fleuve peu profond. Au premier plan à gauche débouche un cavalier qui va faire rafraîchir son cheval. Tout auprès un baigneur étendu se repose. Sur l'autre rive, un cheval conduit par la bride a déjà le pied dans l'eau.»

[179] «Notre entrée ici à Méquinez a été d'une beauté extrême, et c'est un plaisir qu'on peut fort bien souhaiter de n'éprouver qu'une fois dans sa vie. Tout ce qui nous est arrivé ce jour-là n'était que le complément de ce à quoi nous avait préparé la route. A chaque instant on rencontrait de nouvelles tribus années qui faisaient une dépense de poudre effroyable, pour fêter notre arrivée.» (Corresp., t. I, p. 180.)

[180] Dans une lettre à Pierret du 23 mars, Delacroix décrit ainsi l'audience de l'Empereur: «Il nous a accordé une faveur qu'il n'accorde jamais à personne, celle de visiter ses appartements intérieurs, jardins, etc.. Tout cela est on ne peut plus curieux. Il reçoit son monde à cheval, lui seul, toute sa garde pied à terre. Il sort brusquement d'une porte et vient à vous avec un parasol derrière lui. Il est assez bel homme. Il ressemble beaucoup à notre roi: de plus la barbe et plus de jeunesse. Il a de quarante-cinq à cinquante ans.» (Corresp., t. I, p. 183.)

[181] La Réception de l'empereur Abd-Ehr-Rhaman est une des plus belles toiles de Delacroix: elle se trouve au musée de Toulouse.—A propos des audaces de coloriste qui effrayaient le public au Salon de 1845, Baudelaire écrivait: «Voilà le tableau dont nous voulions parler tout à l'heure, quand nous affirmions que M. Delacroix avait progressé dans la science de l'harmonie. En effet, déploya-t-on jamais en aucun temps une pareille coquetterie musicale? Véronèse fut-il jamais plus féerique? Vit-on jamais chanter sur une toile de plus capricieuses mélodies? Un plus prodigieux accord de tons nouveaux, inconnus, délicats, charmants? Nous en appelons à la bonne foi de quiconque connaît son vieux Louvre. Qu'on cite un tableau de grand coloriste où la couleur ait autant d'esprit que dans celui de M. Delacroix. Nous savons que nous serons compris d'un petit nombre, mais cela nous suffit. Ce tableau est si harmonieux malgré la splendeur de tons qu'il en est gris comme la nature, gris comme l'atmosphère de l'été, quand le soleil étend comme un crépuscule de poussière tremblante sur chaque objet. Aussi ne l'aperçoit-on pas du premier coup: ses voisins l'assomment. La composition est excellente, elle a quelque chose d'inattendu, parce qu'elle est vraie et naturelle.»—P. S. «On dit qu'il y a des éloges qui compromettent, et que mieux vaut un sage ennemi. Nous ne croyons pas, nous, qu'on puisse compromettre le génie en l'expliquant.»

[182] Tableau exposé au Salon de 1847.


1er avril.—Le matin, la cour où sont les autruches; une d'elles a reçu un coup de corne de l'antilope; embarras pour empêcher le sang de couler.

Sorti vers une heure. La porte de la ville au delà de la mosquée en sortant de la maison. Autre porte dans la rue.

Enfant avec des fleura au bout de sa natte de cheveux.

Arrivé dans le marché, dans le passage obscur. Musulmans accroupis, éclairés vivement. Homme dans sa boutique, cannes derrière, couteau pendu.

Homme assis à gauche, cafetan orange, haïjck en désordre, qu'il rajustait. Noir nu et rajustant son haïjck.

Vue de la mosquée. Campagne, parties de murs peintes en jaune; le bas en général est blanc, très propre à détacher les figures.—Petite mosquée peinte en jaune.

Chez le Juif qui m'a conduit sur les terrasses[183].

Femme assise brodant un habit de femme chez le chef des Juifs; très vives couleurs de robes à la figure se détachant sur le mur blanc, l'enfant auprès.

La maison ruinée des Portugais. Vue du haut de la terrasse.

Autre côté.—Porte de la ville, murailles du quartier des Juifs.

Fontaine avant d'arriver à la grande place. Grande maison à gauche sur la grande place.

Corps de garde intérieur.—Intérieur de la cour.—Porte dégradée par en bas; tombeau de saint en descendant; créneaux dentelés.—La rue en montant; les hommes blancs sur les murs.

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2 avril.—Biaz nous a envoyé demander une feuille de papier pour donner la réponse de l'empereur.[184]

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5 avril.—Parti de Meknez vers onze heures. La veille, travaillé beaucoup.—Grandes arcades contre le mur à gauche entre deux portes; la même porte, en se retournant sur la grande place garnie de tôle.

Belle vallée à droite, à perte de vue.

Passé un pont moresque. Peintures effacées, la ville dans le fond.

Porte du marché pendant que nous marchandions du tabac. Ciel un peu nuageux.—Maison de Juifs, escalier.—Porte des marchands.

Plants d'oliviers.—Repassé la petite rivière aux lauriers-roses en deux endroits. Elle serpente beaucoup. Les femmes qui voyageaient courbées sur leurs chevaux; celle qui était isolée du côté de la route pour nous laisser passer, un noir tenant le cheval.—Les enfants à cheval devant le père.—Les oliviers à droite et montant la montagne qui mène à Derhôon. En arrivant à Derhôon, le cheval de M. Desgranges [185]; vingt des soldats se mirent sur lui, on a cherché à l'enlacer avec des cordes; enfin les deux pieds de derrière pris, il cherchait à mordre.—Vu des tentes noires placées circulairement.

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6 avril.—Au fleuve Sébou.

Traversé beaucoup de montagnes; grandes places jaunes, blanches, violettes de fleurs; le lieu où nous avons campé au bord du fleuve. Dans la journée, pendant que nous étions reposés avant d'arriver, rencontré un courrier qui nous apportait des lettres de France. Plaisir très vif.

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7 avril.—A Reddat.

Passé le Sébou. Monté sur mon cheval, côtoyé le Sébou, eau fort agréable; tentes à gauche, douars. Passage du Sébou. L'autruche.

A cheval et entré après déjeuner dans de belles montagnes. Descendu dans une superbe vallée avec beaucoup de très beaux arbres. Oliviers sur des rochers gris.

Passé la rivière de Wharrah, peu profonde; très gros crapaud; grande chaleur ensuite avant d'arriver au campement dans un bel endroit nommé Reddat, montagnes dans le lointain. Sorti le soir après le coucher du soleil. Vue mélancolique de cette plaine immense et inhabitée. Cris des grenouilles et autres animaux. Les musulmans faisaient leur prière en même temps.

Le soir, la querelle des domestiques.

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8 avril.—A Emda.

Journée fatigante, ciel couvert et temps nerveux; traversé beau et fertile pays, beaucoup de douars et tentes. Fleurs sans nombre de mille espèces formant les tapis les plus diaprés. Reposé et dormi auprès d'un creux d'eau.

Rencontré le matin un autre pacha qui allait à ses affaires avec des soldats; nous avons eu au premier voyage son second qui était ici. La bride de son cheval couverte d'acier.—Abou a dîné avec nous.

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9 avril.—A Alcassar-El-Kebir.[186]

Montagnes, côtoyé un endroit où nous avions déjeuné au premier voyage dans un creux auprès d'une fontaine. Genêts odorants, montagnes bleues dans le fond. Quand nous avons découvert Alcassar, nous avons aperçu des soldats de Tanger campés au loin; ils vont à Maroc. Ils étaient en ligne; les nôtres en ont fait autant; courses de poudre. Les chefs et soldats sont venus revoir leur chef, baisant leur main après avoir pris l'autre. Des soldats baisaient le genou.

Le lait offert par les femmes; un bâton avec un mouchoir blanc; d'abord le lait aux porte-drapeau qui ont trempé le bout du doigt; ensuite au caïd et aux soldats.

Les enfants qui vont à la rencontre du caïd et lui baisaient le genou.

Le sabre dans la route; se faire expliquer par Abraham.

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10 avril.—Monté le cheval de M. Desgranges. Beau pays, montagnes très bleues, violettes à droite; montagnes violettes le matin et le soir, bleues dans la journée; tapis de fleurs jaunes, violettes avant d'arriver à la rivière de Wad-el-Maghazin.

Passé la rivière et déjeuné dans les mêmes broussailles; entré dans la grande plaine où a été défait D. Sébastien; à droite, très belles montagnes bleues; à gauche, plaines à perte de vue, tapis de fleurs blancs, jaune clair, jaune foncé, violet.

Entré dans une forêt charmante de lièges; lointain à gauche, fleurs. Descendu et remonté avant d'arriver au marché de Teleta deï Rissana où nous avions couché en venant; petits lataniers sur la hauteur à gauche.

Repassé à l'entrée de la vallée étroite et tortueuse appelée le col du Chameau; journée longue et fatigante.

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11 avril.—Ahïn-El-Daliah.

Monté le cheval de Caddour, le mien étant malade; revu les beaux oliviers sur le penchant d'une colline, observé les ombres que forment les étriers et les pieds, ombre toujours dessinant le contour de la cuisse et de la jambe en dessous. L'étrier sortant sans qu'on voie les courroies. L'étrier et l'agrafe du poitrail très blanc sans brillants, cheval gris, bride à la tête, velours blanc usé.

Masser les personnages en brun, quitte à éclaircir pour les détacher.

Déjeuné où nous avions déjeuné en venant au bord d'un ruisseau. En continuant, soldats à gauche se détachant sur le ciel, les hommes demi-teints, couleur charmante, les noirs, figures de chevaux bruns très marquées.

Selle avec poire à poudre, poitrail au pommeau, fourreau du fusil vert, tête de Michel-Ange. Couverture blanche.

Les femmes qui sont venues présenter le lait aux drapeaux et au caïd.

Repassé à l'endroit où nous avions campé la deuxième fois en venant, où la population avait commencé à paraître menaçante. Arrivé sur le haut, on voit le cap Spartel, la mer en descendant.

Vaste plaine marécageuse, très détrempée au premier voyage, très sèche à présent.

Drapeaux. Hommes éclairés par derrière, burnous transparent autour de la tête, de même que le pan qui couvrait le fusil.

Repassé une petite rivière très bourbeuse. C'est dans cet endroit que nous avons vu courir la poudre pour la première fois au premier voyage.

Commencé à monter la montagne où est la forêt de lièges. Source charmante à droite qui serpente depuis le haut, fleurs en profusion, rochers isolés comme des constructions à gauche. Harnais rouge en montant et pierres.

Vue superbe en se retournant.

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Le lendemain 12 avril.—Partis d'Ahïn-El-Daliah avec le fils du pacha, escorté de chaque côté de deux hommes portant le fusil. Le sac de cheval passé au cou. L'infanterie le met quelquefois ainsi.

A moitié route, des femmes et des hommes ont mis devant lui un sabre; se faire expliquer par Abraham.

Plus près de la ville, les enfants sont venus complimenter Abou, qui les interrogeait et leur donnait de l'argent.


Tanger,—Après le retour de Meknez.

Chez Abraham avec MM. de Praslin et d'Orsonville.—La fille avec un simple fichu sur la tête et sa toilette.—Les nègres qui sont venus danser au consulat et par la ville. Femme devant eux couverte d'un haïjck et portant un bâton avec un mouchoir au bout pour quêter.—Un accès de fièvre vers le 16 avril.—Le 20, promenade. Ma première sortie avec M. D... et M. Freyssinet à la Marine. Noir qui baignait un cheval noir; le nègre aussi noir et aussi luisant.

*

Tanger, 28 avril.—Hier 27 avril, il est passé sous nos fenêtres une procession avec musique, tambours et haub2ois. C'était un jeune garçon qui avait complété ses études premières et qu'on promenait en cérémonie; il était entouré de ses camarades qui chantaient et de ses parents et maîtres. On sortait des boutiques et des maisons pour le complimenter. Lui était enveloppé dans un burnous.

Dans les occasions de détresse, les enfants sortent avec leurs tablettes d'école et les portent avec solennité. Ces tablettes sont en bois, enduites de terre glaise; on écrit avec des roseaux et une sorte de sépia qui peut s'effacer facilement. Ce peuple est tout antique.[187] Cette vie extérieure et ces maisons fermées soigneusement: les femmes retirées.—L'autre jour querelle des marins qui ont voulu entrer dans une maison maure. Un nègre leur a jeté sa savate au nez.

Abou, le général qui nous a conduits, était l'autre jour assis sur le pas même de la porte; il y avait sur le banc notre garçon de cuisine. Il n'a fait que s'incliner un peu de côté pour nous laisser passer. Il y a quelque chose de républicain dans ce sans-façon. Les grands de l'endroit vont se mettre dans un coin de la rue accroupis au soleil et causent ensemble; on se juche dans quelque boutique de marchands. Ces gens-ci ont un certain nombre, et un petit nombre, de cas prévus ou possibles, quelques impôts, quelque punition dans une circonstance donnée; mais tout cela sans l'ennui et le détail continus dont nous accablent nos polices modernes. L'habitude et l'usage antique règlent tout. Le même rend grâces à Dieu de sa mauvaise nourriture et de son mauvais manteau. Il se trouve trop heureux encore de les avoir.

Certains usages antiques et vulgaires ont de la majesté qui manque chez nous dans les circonstances les plus graves: l'usage des femmes d'aller le vendredi sur les tombeaux avec des rameaux qu'on vend au marché, les fiançailles avec la musique, les présents portés derrière les parents, le couscoussou, les sacs de blé sur les mules et sur les ânes, un bœuf, des étoffes sur des coussins.

Ils doivent concevoir difficilement l'esprit brouillon des chrétiens et leur inquiétude qui les porte aux nouveautés. Nous nous apercevons de mille choses qui manquent à ces gens-ci. Leur ignorance fait leur calme et leur bonheur; nous-mêmes sommes-nous à bout de ce qu'une civilisation plus avancée peut produire.

Ils sont plus près de la nature de mille manières: leurs habits, la forme de leurs souliers. Aussi la beauté s'unit à tout ce qu'ils font. Nous autres, dans nos corsets, nos souliers étroits, nos gaines ridicules, nous faisons pitié. La grâce se venge de notre science.


[183] Delacroix avait senti que toute la poésie intime, tout le charme mystérieux de l'existence orientale résidait dans ces deux parties de la maison moresque: le patio ou cour intérieure et la terrasse: aussi s'efforçait-il, malgré les difficultés que crée la jalousie des musulmans, d'y pénétrer pour y peindre: «J'ai passé la plupart du temps dans un ennui extrême, écrit-il de Méquinez le 2 avril, à cause qu'il m'était impossible de dessiner ostensiblement d'après nature, même une masure. Même de marcher sur la terrasse, vous expose à des pierres ou à des coups de fusil. La jalousie des Mores est extrême, et c'est sur les terrasses que les femmes vont ordinairement prendre le frais ou se voir entre elles.» (Corresp., t. I, p. 185.)

[184] «Je ne vous parle pas de toutes les choses curieuses que je vois. Cela finit par sembler naturel à un Parisien logé dans un palais moresque, garni de faïences et de mosaïques. Voici un trait du pays: hier, le premier ministre qui traite avec Mornay, a envoyé demander une feuille de papier pour nous donner la réponse de l'empereur.» (Corresp., t. I, p. 185.)

[185] Antoine-Jérôme Desgranges, interprète du Roi, accompagnait en cette qualité le comte de Mornay dans son ambassade.

[186] Aquarelle. De l'année 1839 date un tableau variante. Le catalogue Robaut le décrit ainsi: «La grande tente au centre est rayée bleu et blanc; le pavillon français flotte au-dessus. Au second plan une foule; des montagnes dans le fond.»

[187] Delacroix écrivait à Pierret le 29 février, peu de temps après son arrivée: «Imagine, mon ami, ce que c'est que de voir, couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l'air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde; ces gens-ci ne possèdent qu'une couverture dans laquelle ils marchent, donnent, et sont enterrés, et ils ont l'air aussi satisfait que Cicéron devait l'être de sa chaise curule. Je te le dis, vous ne pourrez jamais croire à ce que je rapporterai, parce que ce sera bien loin de la vérité et de la noblesse de ces natures. L'antique n'a rien de plus beau.» (Corresp., t. I, p. 178.) Delacroix parlant de l'Afrique, un jour, disait à Th. Silvestre qui l'a rapporté dans son livre: les Artistes vivants: «L'aspect de cette contrée restera toujours dans mes yeux; les hommes de cette forte race s'agiteront toujours, tant que je vivrai, dans ma mémoire. C'est en eux que j'ai vraiment retrouvé la beauté antique.»


VOYAGE EN ESPAGNE

Le 16 mai au soir, après une ennuyeuse quarantaine de sept jours, obtenu l'entrée à Cadix; joie extrême.

Les montagnes à l'opposé de la baie très distinctes et de belle couleur. En approchant, les maisons de Cadix blanches et dorées sur un beau ciel bleu.


Cadix, vendredi 18 mai.—Minuit sonne aux Franciscains. Singulière émotion dans ce pays si étrange. Ce clair de lune; ces tours blanches aux rayons de la lune.

Il y a dans ma chambre deux gravures de Debucourt: les Visites et l'Orange; à l'une d'elles est inscrit: Publié le 1er jour du dix-neuvième siècle; cela me fait souvenir que j'étais déjà du monde! Que de temps depuis ma première jeunesse!

Promené le soir; rencontré, chez M. Carmen, la signora Maria Josefa.

M. Gros Chamelier a dîné avec nous. C'est un homme de l'extérieur le plus doux qui n'a bu que de l'eau à son dîner. Comme il refusait de fumer au dessert, il nous a dit simplement que sa modération était une affaire de régime; il y a plusieurs années, il en fumait trois ou quatre douzaines par jour, il buvait cinquante bouteilles d'eau-de-vie, et ne comptait pas les bouteilles de vin. Il y a quelque temps, malgré son régime, il s'est laissé aller à boire de la bière, il en a bu six ou huit bouteilles en moins de rien. Cet homme a été de même pour les femmes, avec lesquelles il a fait les plus grands excès. Il y a quelque chose de pur Hoffman dans ce caractère.

Singulière organisation de cet homme, qui a joui de toutes choses et à l'extrême. Il m'a dit que la privation du cigare lui avait plus coûté que tout le reste. Il rêvait continuellement qu'il était retourné à son ancienne habitude, qu'il se reprochait beaucoup d'avoir manqué à son régime et qu'il s'éveillait alors très content de lui. Quelle vie de jouissances a donc menée cet homme! Ce vin et surtout ce tabac étaient pour lui d'une volupté indicible.

Vers quatre heures, au couvent des Augustins avec M. Angrand. Escaliers garnis de faïences. Le chœur des frères en haut de l'église et la pièce longue auparavant, avec tableaux; même dans les mauvais portraits qui tapissent les cloîtres, influence de la belle école espagnole[188].

*

Samedi 19 mai.—Au couvent des Capucins. Le Père gardien en nous montrant son jardin nous dit de prendre des fleurs, sinon pour nous, au moins pour les dames. Il ne pensait pas que le jardin du couvent fût digne de notre visite, attendu que le vent avait gâté les pois.

En entrant, cour carrée très simple, images sur les murs et l'église à droite en face. La Vierge de Murillo: les joues parfaitement peintes et les yeux célestes. L'église très obscure. La sacristie; armoires de bois noirâtre, bancs, le petit jardin du Père gardien.—Le chœur derrière, corridor en continuant. Tableau de squelette couché à droite de la porte du corridor de l'infirmerie. Corridors à perte de vue, escaliers; cartes de géographie sur les murs. Petite sculpture d'une Pietà incrustée dans le mur au-dessous d'une petite peinture d'un moine en extase en joignant les mains et contemplant le crucifix.—Cloître en bas, peintures au-dessus de chaque arceau; la Mort au milieu des richesses de la terre; le jardin.

*

Dimanche 20 mai.—Le matin, au couvent des Dominicains; l'église très belle.—La cathédrale en ruine sans être achevée. Soleil du diable.

Séville, mercredi 23 mai.—Rapports avec les Maures[189].—Grandes portes partout; compartiments des plafonds et menuiserie.—Les jardins, chaussée en briques bordée de faïence, la terre plus bas. Murs crénelés; énormes clefs.

Alcala.—La nuit: la lune sur l'eau mélancolique; le cri des grenouilles; la chapelle gothique moresque avant d'entrer dans la ville près de l'aqueduc.

Séville.—Le matin, la cathédrale: magnifique obscurité; le Christ en haut sur le damas rouge; la grande grille qui entoure le maître-autel; le derrière de l'autel avec petites fenêtres et entrée d'un souterrain.

Arcades sur les maisons. La femme couchée à la porte de l'église: bras bruns sur le noir de la mantille et le brun de la robe. Caractère singulier venant de ce qu'on ne voit presque pas de blanc portant autour de la tête.

Promenade le soir; terrasse qui me rappelle mon enfance à Montpellier [190].

Bords du Guadalquivir.

Le capucin en chaire; fenêtres couvertes avec de la toile et des draperies de couleur.

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Vendredi 25 mai.—M. Baron est venu me prendre de bonne heure. Monté sur la tour la Giralda, point de marches. Ses environs ressemblent à ceux de Paris; dîné avec MM. Startley et Müller, et avec eux en voiture voir la Cartuja. Beau Zurbaran dans la sacristie, beaux tombeaux, arcanum derrière l'autel, cimetière, orangers.—Cour moresque, tableaux sur les murs et faïences avec bancs de faïence.

A midi, dessiné la signora Dolorès.—Avant aux Capucines; sur leurs armes, les cinq plaies de Jésus, celle du milieu plus grande, et deux bras, l'un nu; beaux Murillos; entre autres, le saint avec la mitre et la robe noire donnant l'aumône. Le chapeau rose à une madone.

Le soir au cimetière.

En revenant des Capucines, longé les murailles; double enceinte,—une plus basse en avant à six ou huit pieds environ.

Le soir chez M. Williams.—Mélancolica; guitare.—En revenant, le soldat qui pinçait de la guitare devant le corps de garde.—Courts instants d'émotions diverses dans la soirée: la musique, etc.... Le matin, dans la sacristie de la cathédrale, deux saintes de Goya.

Les chevaux conduits en troupe sur le pont, les hommes avec habits de peaux de mouton et culottes: cela ferait un tableau.

Le réfectoire des Chartreux[191].—L'évêque; chapeau vert.

*

Samedi 26.—Alcazar: Superbe style moresque différent des monuments d'Afrique. Le jardin remarquable et la galerie suspendue qui l'entoure en partie; achevé l'étude de la mantille chez M. Williams.

Le fameux Romero, matador et professeur de tauromachie, ne faisait presque pas de mouvements pour éviter le taureau. Il savait l'amener devant le roi pour le tuer, et après lui avoir porté le coup, il se retournait à l'instant même pour saluer sans regarder derrière lui.

Le fameux Pepillo, très célèbre matador, fut tué à Madrid par un taureau; il fut pris dans le côté par la corne; il essaya vainement de se dégager en se soulevant de ses bras sur la tête même de l'animal qui le portait tout autour de l'arène et lentement de sorte que la corne entrait plus avant à chaque instant; il le porta ainsi suspendu et déjà mort... Romero était inconsolable de n'avoir pas été présent; il était persuadé qu'il l'aurait dégagé.

*

Dimanche 27.—Chez M. Williams le soir.

Danseurs: la petite qui levait la jambe, la plus grande très gracieuse. Au commencement de la soirée, ennui. Mme Forde, la sœur de M. Williams, m'a expliqué les paroles de l'air qu'elle m'a donné. Les danseurs m'ont expliqué les castagnettes. La jolie enfant qui se plaçait entre les jambes de M. D.

Mme Forde; adieu à l'anglaise... Coquette; j'y avais été le jour sans la trouver...; j'avais erré dans les rues en amant espagnol; rues couvertes de toiles.

Avant, dessiné dans une grande salle, près la cathédrale.

Dîné chez M. Startley et été au couvent de Saint-Jérôme avec ces messieurs; le fameux Cevallos[192] y est.—Saint Jérôme de Torrigiani [193].

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Lundi 28.—A la casa di Pilata.[194] Escalier superbe, faïence partout, jardin moresque.

Adieux à M. Williams et à sa famille, je ne puis quitter, probablement pour toujours, ces excellentes gens; seul un instant avec lui; son émotion.

Le bateau; départ.—La dame en officier.—Bords du Guadalquivir, triste nuit.—Solitude au milieu de ces étrangers jouant aux cartes dans le sombre et incommode entrepont.—La dame qui retrousse son bras pour me montrer sa blessure.

Réveil désagréable et débarquement à Sanlucar.

Revenu en calessin avec la servante de l'hôtel de Cadix.—Pays désert; l'homme à cheval avec sa couverture passée au cou.


[188] De tous les maîtres de l'École espagnole, Goya paraît être celui qui le frappa le plus. De secrets rapports de tempérament existaient entre ces deux maîtres si essentiellement modernes: Goya et Delacroix: un même amour de la couleur, un même sens du côté dramatique de la vie, une même fougue de composition. Les admirables eaux-fortes du peintre espagnol l'attiraient par-dessus tout; il y retrouvait, idéalisée par le génie fantaisiste du grand artiste, l'image de ces mœurs si exceptionnelles, à propos desquelles il écrivait: «C'a été une des sensations de plaisir les plus vives que celle de me trouver, sortant de France, transporté, sans avoir touché terre ailleurs, dans ce pays pittoresque; de voir leurs maisons, ces manteaux que portent les plus grands gueux et jusqu'aux enfants des mendiants. Tout Goya palpitait autour de moi.» (Corresp., t. I, p. 172.)

[189] Delacroix écrivait à Pierret, au moment de ton retour d'Espagne: J'ai retrouvé en Espagne tout ce que j'avais laissé chez les Mores. Rien n'y est changé que la religion; le fanatisme, du reste, y est le même... Des églises et toute une civilisation comme il y a trois cents ans.» (Corresp., t. I, p. 186.)

[190] Delacroix fait ici allusion à sa toute première jeunesse, avant le commencement de ses études au lycée Louis-le-Grand: c'est là un ordre de souvenirs qui ne revient pas fréquemment dans le journal. Il est rare qu'il se reporte à ses années de première jeunesse, surtout à ses années de collège qui conservent un si grand charme pour certains, mais qui semblent lui avoir été pénibles.

[191] La Chartreuse de Séville inspira à Delacroix trois dessins et une composition. Le premier de ces dessins représente une cour de cloître, au bas de laquelle il écrivit: «Chartreuse de Séville, 25 mars: vendredi.» Le second et le troisième représentent l'intérieur de deux salles du même couvent.—Delacroix y remarqua en outre un religieux, assis dans une stalle en bois sculpté, qui le frappa par son attitude béate, car non seulement il en fit un dessin, mais encore il s'en inspira et donna la même pose au «fils de Christophe Colomb malade au couvent de Sainte-Marie de Robida.» (Voir Catalogue Robaut.)

[192] Pierre Cevallos, homme d'État espagnol, né en 1764, mort en 1840, fut un des agents les plus actifs de la junte espagnole et contribua puissamment à soutenir la résistance contre Napoléon dans la Péninsule. Après avoir joui d'une grande influence à la cour de Ferdinand VII, il semble résulter de ce passage qu'il s'était retiré à la fin de sa vie dans le couvent de Saint-Jérôme, à Séville.

[193] Torrigiani, sculpteur florentin, contemporain de Michel-Ange, né en 1472, mort en 1522 à Séville. La statue de saint Jérôme, que mentionne ici Delacroix, est une œuvre des plus remarquables, qui se trouve actuellement au musée de Séville.

[194] La maison de Pilote est un des plus beaux exemplaires et des mieux conservés du style moresque qui soient à Séville.


1834

Sans date.[195]—Coucher de soleil. Ciel bleu, jaune clair près du soleil et les nuages voisins du soleil en une masse un peu molle, et supérieurement des flocons laineux; lesquels, jaune clair du côté du soleil, et du reste, gris de perle jaunâtre poussière. S'élevant davantage plus loin du soleil, gris de perle moins jaune et laissant entrevoir le ciel qui paraît d'un bel azur, quoique clair; les nuages d'en haut éclairés par-ci par-là sur le bord, comme si un léger voile couvrait le reste, laissant apercevoir leur brillant.

Léda[196]. Son étonnement naïf en voyant le cygne se jouer dans son sein, autour de ses belles épaules nues et de ses cuisses éclatantes de blancheur. Un sentiment nouveau s'éveille dans son esprit troublé; elle cache à ses compagnes son mystérieux amour. Je ne sais quoi de divin rayonne dans la blancheur de l'oiseau dont le col entoure mollement ses membres délicats et dont le bec amoureux et téméraire ose effleurer ses charmes les plus secrets. La jeune beauté troublée d'abord et cherchant à se rassurer en pensant que ce n'est qu'un oiseau. Ses transports n'ont pas de témoins. Couchée sous un ombrage frais au bord des ruisseaux qui réfléchissent ses beaux membres nus et dont le cristal effleure le bout de ses pieds, elle demande aux vents l'objet de son ardeur, qu'elle n'ose rappeler.


Sans date.—Sur l'autorité, les traditions, les exemples des maîtres. Ils ne sont pas moins dangereux qu'ils ne sont utiles; ils égarent ou intimident les artistes; ils arment les critiques d'arguments terribles contre toute originalité.

—C'est un singulier moyen d'encourager les arts que de donner permission aux mauvais ou médiocres artistes d'exposer trois tableaux et d'interdire aux gens de talent d'en exposer quatre.


[195] Ces notes ont été vraisemblablement prises à Valmont, au mois de septembre 1834.

[196] On trouve ici l'idée première de l'une des trois peintures décoratives que Delacroix exécuta cette même année à Valmont. Ces fresques, Léda, Anacréon, Bacchus occupent des dessus de porte dans le corridor du premier étage de la propriété de M. Bornot. (Voir Catalogue Robaut, n° 384 et 545.)


1840

Sans date.—En tout objet la première chose à saisir pour le rendre avec le dessin, c'est le contraste des lignes principales. Avant de poser le crayon sur le papier, en être bien frappé. Dans Girodet, par exemple, cela se trouve bien en partie dans son ouvrage, parce qu'à force d'être tendu sur le modèle, il a attrapé à tort et à travers quelque chose de sa grâce, mais cela s'y trouve comme par hasard. Il ne reconnaissait pas le principe en l'appliquant. X...[197] me paraît le seul qui l'ait compris et exécuté. C'est là tout le secret de son dessin. Le plus difficile est comme lui de l'appliquer au corps entier. Ingres l'a trouvé dans des détails des mains, etc. Sans artifices pour aider l'œil, il serait impossible d'y arriver, tel que de prolonger une ligne, etc., dessiner souvent à la vitre[198]. Tous les autres peintres, sans en excepter Michel-Ange et Raphaël, ont dessiné d'instinct, de fougue, et ont trouvé la grâce à force d'en être frappés dans la nature; mais ils ne connaissaient pas le secret de X... [199]: la justesse de l'œil. Ce n'est pas au moment de l'exécution qu'il faut se bander à l'étude avec des mesures, des aplombs, etc; il faut de longue main avoir cette justesse qui, en présence de la nature, aidera de soi-même le besoin impétueux de la rendre. Wilkie[200] aussi a le secret. Dans les portraits, indispensable. Quand par exemple on a fait des ensembles avec cette connaissance de cause, qu'on sait pour ainsi dire les lignes par cœur, on pourrait en quelque sorte les reproduire géométriquement sur le tableau. Portraits de femme surtout; il est nécessaire de commencer par la grâce de l'ensemble. Si vous commencez par les détails, vous serez toujours lourd. Témoin, ayez à dessiner un cheval fin, si vous vous laissez aller aux détails, votre contour ne sera jamais assez accusé.

—On a remarqué à Tripoli que les enfants provenant de noirs et de femmes blanches ne vivaient pas. Les enfants des Mameluks étaient dans le même cas. Avoir une idée des races.


Sans date.—Bien distinguer les différents plans en les circonscrivant respectivement; les classer chacun dans Tordre où ils se présentent au jour, discerner avant de peindre ceux qui sont de même valeur. Ainsi, par exemple, dans un dessin sur papier coloré, faire serpenter les luisants avec le blanc; puis les lumières faites encore avec du blanc, mais moins vif; ensuite celles des demi-teintes que l'on ménage avec le papier, ensuite une première demi-teinte avec le crayon, etc. Quand sur le bord d'un plan que vous avez bien rétabli, vous avez un peu plus de clair qu'au centre, vous prononcez d'autant plus son méplat ou sa saillie. C'est là surtout le secret du modelé. On aura beau mettre du noir, on n'aura pas de modelé. Il s'ensuit qu'avec très peu de chose on peut modeler.


[197] Sur le manuscrit on ne peut distinguer le nom, qui a été soigneusement biffé à l'encre après coup.

[198] Ce procédé est fort ancien: Léonard de Vinci, Albert Dürer et tant d'autres s'en sont servis eux-mêmes très souvent. Voici en quoi il consiste: on prend un crayon gras, et on ferme un œil en tenant l'autre ouvert contre une planchette mobile et fixe à volonté, trouée à diverses hauteurs, et placée à une certaine distance d'une vitre. A travers l'ouverture, on regarde la partie du paysage que l'on a devant soi et on n'a plus qu'à calquer les lignes telles qu'on les voit à travers la vitre. Au lieu d'un crayon gras, qu'on ne connaissait peut-être pas jadis, on pouvait se servir d'une plume et d'encre.

[199] Ici le même nom aussi soigneusement biffé.

[200] Delacroix écrivait de Londres en 1825: «J'ai été chez M. Wilkie, et je ne l'apprécie que depuis ce moment. Ses tableaux achevés m'avaient déplu, et dans le fait ses ébauches et ses esquisses sont au-dessus de tous les éloges. Comme tous les peintres de tous les âges et de tous les pays, il gâte régulièrement ce qu'il fait de beau.»—Et encore: «J'ai vu chez Wilkie une esquisse de Knox le puritain prêchant devant Marie Stuart. Je ne peux t'exprimer combien c'est beau, mais je crains qu'il ne la gâte; c'est une manie fatale.» (Corresp., t. I, p. 100 et 103.)


1843

16 décembre.—Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité. Exemple: j'ai sous les yeux des oiseaux qui se baignent dans une petite flaque d'eau formée par la pluie, sur le plomb qui recouvre la saillie plate d'un toit; je vois à la fois une foule de choses que le poète ne peut pas même mentionner, loin de les décrire, sous peine d'être fatigant et d'entasser des volumes, pour ne rendre encore qu'imparfaitement.

Notez que je ne prends qu'un instant: l'oiseau se plonge dans l'eau; je vois sa couleur, le dessous argenté de ses petites ailes, sa forme légère, les gouttes d'eau qu'il fait voler au soleil, etc... Ici est l'impuissance de l'art du poète; il faut que de toutes ces impressions il choisisse la plus frappante pour me faire imaginer toutes les autres.

Je n'ai parlé que de ce qui touche immédiatement au petit oiseau ou ce qui est lui; je passe sous silence la douce impression du soleil naissant, les nuages qui se peignent dans ce petit lac comme dans un miroir, l'impression de la verdure qui est aux environs, les jeux des autres oiseaux attirés près de là, ou qui volent et s'enfuient à tire-d'aile, après avoir rafraîchi leurs plumes et trempé leur bec dans cette parcelle d'eau. Et tous les gestes gracieux, au milieu de ces ébats, ces ailes frémissantes, le petit corps dont le plumage se hérisse, cette petite tête élevée en l'air, après s'être humectée, mille autres détails, que je vois encore en imagination, si ce n'est en réalité. Et encore, en décrivant tout ceci[201].....


Sans date.—Il y a des lignes[202] qui sont des monstres: la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l'homme les établit, les éléments les rongent. Les mousses, les accidents rompent les lignes droites de ses monuments. Une ligne toute seule n'a pas de signification; il en faut une seconde pour lui donner de l'expression. Grande loi. Exemple: dans les accords de la musique une note n'a pas d'expression, deux ensemble font un tout, expriment une idée.

Chez les anciens, les lignes rigoureuses corrigées par la main de l'ouvrier. Comparer des arcs antiques avec ceux de Percier et Fontaine [203] ... Jamais de parallèles dans la nature, soit droites, soit courbes.

Il serait intéressant de vérifier si les lignes régulières ne sont que dans le cerveau de l'homme. Les animaux ne les reproduisent pas dans leurs constructions, ou plutôt dans les ébauches de régularité que présentent leurs ouvrages, comme le cocon, l'alvéole. Y a-t-il un passage qui conduit de la matière inerte à l'intelligence humaine, laquelle conçoit des lignes parfaitement géométriques?

Combien d'animaux en revanche qui travaillent avec acharnement à détruire la régularité! L'hirondelle suspend son nid sous les saphites du palais, le ver trace son chemin capricieux dans la poutre. De là le charme des choses anciennes et ruinées. Ce qu'on appelle le vernis du temps: la ruine rapproche l'objet de la nature.

—Combien de livres qu'on ne lit pas parce qu'ils veulent être des livres[204]! Le trop d'étendue, de longueur fatigue. Bien n'est plus important pour l'écrivain que cette proportion. Comme, contrairement au peintre, il présente ses idées successivement, une mauvaise division, trop de détails fatiguent la conception. Au reste, la prédominance de l'inspiration ne comporte pas l'absence de tout génie de combinaison, de même que la prédominance de la combinaison n'explique pas l'absence complète de l'inspiration. Alexandre procédait, selon l'expression de Bossuet, par grandes et impétueuses saillies. Il chérissait les poètes et n'avait que de l'estime pour les philosophes. César chérissait les philosophes et n'avait que de l'estime pour les poètes. Tous les deux sont parvenus au faîte de la gloire, le premier par l'inspiration étayée de la combinaison, le second par la combinaison étayée de l'inspiration. Alexandre fut grand surtout par l'âme et César par l'esprit.

—«...Le vrai mérite d'un bon prince est d'avoir un attachement sincère au bien public, d'aimer sa patrie et la gloire. Je dis la gloire, car l'heureux instinct qui anime les hommes du désir d'une bonne réputation est le vrai principe d'une action héroïque; c'est le nerf de l'âme qui la réveille de la léthargie pour la porter aux entreprises utiles, nécessaires et louables.» (FRÉDÉRIC.)

—«L'homme supérieur vit en paix avec tous les hommes, sans toutefois agir absolument de même. L'homme vulgaire agit absolument de même, sans toutefois s'accorder avec eux. Le premier est facilement servi et difficilement satisfait; l'autre, au contraire, est facilement satisfait et difficilement servi.» (CONFUCIUS.)


[201] La suite manque dans le manuscrit.

[202] Cette question de la ligne, du rôle de la ligne et de la couleur se trouvera reprise et longuement développée dans les dernières années du journal: on y pourra voir, comme un plaidoyer en faveur de son art, une défense de toute son œuvre.

[203] Percier, architecte, né à Paris en 1764, mort en 1838, et Fontaine, architecte, né à Paris en 1762, mort en 1853. Tous deux étaient élèves de Peyre, l'architecte du Roi, et remportèrent le grand prix de Rome. C'est en Italie que commença entre les deux artistes cette intimité profonde qui les réunit pour ainsi dire en une seule personnalité.

[204] A rapprocher de ce passage celui où il dit: «Montaigne écrit à bâtons rompus; ce sont les ouvrages les plus intéressants.»


1844

Sans date.—Article sur les Expositions annuelles; sur les inconvénients d'exposer dans les anciennes galeries.

—Des accidents qui peuvent résulter pour les tableaux anciens.

—Autre article sur les vocations multiples des artistes anciens; voir les Notes pendant mon voyage avec Villot, et lui en demander d'autres.

—Dialogues sur la peinture. Cette forme, quoique vieille, est peut-être la meilleure pour sauver la monotonie et donner du piquant. Elle permet aussi les suspensions, les réflexions de toute sorte, les descriptions, les allusions aux choses les plus variées; elle peut servir aussi par le contraste des caractères des interlocuteurs.

—Comparaison entre Puget[205] et Michel-Ange (peut venir à propos du dessin de Michel-Ange). Extraire et citer le jugement de M. Émeric-David [206] dans les Éphémérides, in extenso. Cet article pourrait être une apologie de l'art français et une comparaison du mérite de nos maîtres avec ceux de l'Italie surtout, d'où émane, suivant les critiques, toute beauté: Lesueur, son caractère, sa naïveté angélique; Poussin et sa gravité; Lebrun, quoique inférieur, peut se comparer aux successeurs des Carrache; n'a pas, à la vérité, le nerf de ceux-ci et la naïve imitation des Guerchin, mais bien supérieur aux Cortone[207], aux Solimène[208].

—Description de l'esquisse en marbre de l'Alexandre sur Bucéphale.

—Revoir l'ouvrage de Cochin[209] sur la composition des artistes français et étrangers».


[205] Delacroix revint sur celle idée dans un éloquent article publié cette même année 1844 dans les Beaux-Arts, à propos du groupe d'Andromède, de Puget. «Nous reviendrons à l'objet principal de cette note, à l'Andromède qui subit un martyre dont souffrent tous les amis des arts, puisqu'elle doit périr et disparaître finalement... Le grand sculpteur, harcelé de son vivant par les envieuses passions des artistes ses rivaux, méconnu et délaissé par les grands et les ministres, sera-t-il encore longtemps poursuivi dans ses ouvrages dont le nombre est si borné à Paris?»

[206] Émeric-David, archéologue et critique, né en 1755, mort en 1839, s'est fait une place très haute dans l'histoire de l'art français.

[207] Pietro Berettini, dit Pietro de Cortone, peintre italien, né en 1596, mort en 1669. On voit de lui au Louvre la Réconciliation de Jacob et d'Esaü, la Nativité de la Vierge, et Sainte Catherine.

[208] Francesco Solimena, peintre italien, né en 1657, mort en 1747. Le musée du Louvre possède de cet artiste un Héliodore chassé du temple, et Adam et Ève épiés par Satan.

[209] Charles-Nicolas Cochin, dessinateur et graveur de grand mérite, né en 1715, mort en 1790. Il écrivit sur les arts différents mémoires et des ouvrages appréciés qui dénotent chez cet artiste un rare esprit critique et une précision de jugement remarquable.


21 juin.—De l'abus de l'esprit chez les Français. Ils en mettent partout dans leurs ouvrages, ou plutôt ils veulent qu'on sente partout l'auteur, et que l'auteur soit homme d'esprit et entendu à tout; de là ces personnages de roman ou de comédie qui ne parlent pas suivant leurs caractères, ces raisonnements sans fin étalant de la supériorité, de l'érudition, etc.; dans les arts de même. Le peintre pense moins à exprimer son sujet qu'à faire briller son habileté, son adresse; de là, la belle exécution, la touche savante, le morceau supérieurement rendu... Eh! malheureux! pendant que j'admire ton adresse, mon cœur se glace et mon imagination reploie ses ailes[210].

Les vrais grands maîtres ne procèdent pas ainsi. Non, sans doute, ils ne sont pas dépourvus du charme de l'exécution, tout au contraire, mais ce n'est pas cette exécution stérile, matérielle, qui ne peut inspirer d'autre estime que celle qu'on a pour un tour de force.—Paul Véronèse—l'Antique.—C'est qu'il faut une véritable abnégation de vanité pour oser être simple, si toutefois on est de force à l'être; la preuve, même dans les grands maîtres, c'est qu'ils commencent presque toujours par l'abus que je signale; dans la jeunesse, où toutes leurs qualités les étouffent, ils donnent la préférence à l'enflure, à l'esprit... ils veulent briller plus que toucher, ils veulent qu'on admire l'auteur dans ses personnages; ils se croient plats, quand ils ne sont que clairs ou touchants.

—Les auteurs modernes n'ont jamais tant parlé du duel que depuis qu'on ne se bat plus. C'est le ressort principal de leurs narrations, ils donnent à leurs héros une bravoure indomptable; il semble que s'ils peignaient des poltrons, le lecteur aurait mauvaise idée de la vaillance de l'auteur.

Les héros de lord Byron sont tous des matamores, des espèces de mannequins, dont on chercherait en vain les types dans la nature.

Ce genre faux a produit mille imitations malheureuses.

Bien n'est plus facile cependant que d'imaginer une espèce d'être complètement idéal, que l'on décore à plaisir de toutes les qualités ou de tous les vices extraordinaires qui semblent être l'apanage des natures puissantes.


[210] Ces sensations et ces sentiments d'un véritable artiste en présence de la nature, ce dédain pour les peintres qui, préoccupés surtout d'une exécution habile et savante, ne peuvent s'émouvoir et restent toujours froids, se retrouvent exactement dans un fragment inédit d'une très curieuse lettre écrite en 1853 par un paysagiste de grand mérite, ami de Delacroix, Constant Dutilleux:

«Paysagistes!... Qu'a de commun votre occupation avec l'émotion que j'éprouve? Admire qui veut votre ligne, votre coup de brosse, votre habileté, si c'est ma tête et mon esprit que vous voulez occuper, je vous l'accorde: Bravo! cela est parfaitement fait. Je ne chercherai même point d'où cela vient; je ne constaterai pas même la paternité. Je regarde bien de la mosaïque, pourquoi ne jetterais-je point les yeux sur ce que vous faites? «...Toute belle facture a son mérite, qu'elle s'applique à un meuble ou à une pierre précieuse; quant à mon cœur, à mon âme, à ce qui fait l'essence et le fond de mon être, rien, rien pour vous. Je conserve ce précieux trésor pour la nature d'abord, et ensuite pour ceux qui, comme moi, l'auront contemplée avec la vraie béatitude et qui, tout bonnement et naïvement, auront répété quelques phrases, quelques mots qu'ils auront pu lire et épeler dans ce grand livre qu'on ne peut ouvrir qu'avec son cœur...»

On voit qu'une même flamme animait alors les artistes de cette période si brillante de l'École française.


22 septembre—Il serait plus raisonnable de dire que ces hommes en qui le génie se trouvait uni à une grande faiblesse de constitution, ont senti de bonne heure qu'ils ne pouvaient mener de front l'étude et la vie agitée et voluptueuse comme le commun des hommes organisés à l'ordinaire, et que la modération dont ils ont été conduits à user pour se conserver, a été pour eux l'équivalent de la santé, et a même fini, chez plusieurs, par faire triompher leur tempérament débile, sans parler des charmes de l'étude qui offre des compensations.

Muley-abd-el-Rhaman[211], sultan du Maroc, sortant de son palais, entouré de sa garde, de ses principaux officiers et de ses ministres.

Contre la rhétorique. La préface d'Obermann et le livre lui-même.—Un peu de rhétorique dans cette préface, celle, bien entendu, qui n'est pas de Senancour[212].

La rhétorique se trouve partout: elle gâte les tableaux comme les livres. Ce qui fait la différence entre les livres des gens de lettres et ceux des hommes qui écrivent seulement parce qu'ils ont quelque chose à dire, c'est que dans ces derniers la rhétorique est absente; elle empoisonne, au contraire, les meilleures inspirations des premiers.

A propos de cette même préface de George Sand, pourquoi ne me satisfait-elle pas? D'abord, à cause de ce brin de rhétorique qui mêle à la chose même une manière ornée ou recherchée de l'exprimer. Peut-être, si l'auteur s'était moins occupé à faire un morceau d'éloquence et se fût davantage mis la tête dans les mains et bien en face de ses propres sentiments, il m'eût représenté une partie des miens? J'admire ce qu'il dit, mais il ne me représente pas mes sentiments.

Autre question. N'est-ce pas le côté le plus désolant de cet ouvrage humain que cet incomplet dans l'expression des sentiments, dans I impression qui résulte de la lecture d'un livre? Il n'y a que la nature qui fasse des choses entières. En lisant cette préface, je me disais: Pourquoi ce point de vue, et pourquoi pas tel autre, ou pourquoi pas tous deux, ou pourquoi pas tout ce qui peut être dit sur la matière? Une idée dont on part, en vous conduisant à une autre idée, vous écarte entièrement du point de vue d'ensemble primitif, c'est-à-dire de cette impression générale qu'on conçoit d'un objet. Je compare, pour m'expliquer mieux, la situation d'un auteur qui se prépare à peindre une situation, à exposer un système, à faire un morceau de critique, à celle d'un homme qui, du haut d'une éminence, aperçoit devant lui une vaste contrée remplie de bois, de ruisseaux, de prairies, d'habitations, de montagnes. S'il entreprend d'en donner une idée détaillée et qu'il entre dans un des chemins qui s'offriront devant lui, il arrivera ou à des chaumières, ou à des forêts, ou à quelques parties seulement de ce vaste paysage. Il n'en verra plus et négligera souvent les principales et les plus intéressantes, pour s'être mal engagé dès le début... Mais, me dira-t-on, quel remède voyez-vous à cela? Je n'en vois point, et il n'en est point. Les ouvrages qui nous semblent les plus complets ne sont que des boutades. Le point de vue qu'on avait au commencement, et duquel tout le reste va découler, vous a peut-être frappé par son aspect le plus mesquin et le moins intéressant! La verve par occasion ou la persistance à fouiller dans un sol infertile nous fera trouver des passages spéciaux ou vraiment beaux, mais vous n'avez, encore une fois, fait au lecteur qu'une communication imparfaite. Vous rougirez peut-être plus tard, en revoyant votre ouvrage et en méditant, dans de meilleures dispositions, ce qui était votre sujet, de voir combien ce sujet vous a échappé.

Sardanapale[213].

Linge de la femme sur le devant: sur un ton local, gris blanc. Terre de Cassel ou noir de pêche, etc.—Ombres avec bitume, cobalt, blanc et ocre d'or.

Base de la demi-teinte des chairs, terre de Cassel et blanc.

Demi-teinte jaune de la chair, ocre et vert émeraude.

Ajouter aux tons d'ombre habituels sur la palette: Vermillon et ocre d'or.

Ocre et vert émeraude, laque et jaune, ou jaune indien et laque pour frottis ou repiqués.

Laque brûlée et blanc, demi-teinte de chair.

Ébaucher les chairs dans l'ombre avec tons chauds, tels que terre Sienne brûlée, laque jaune et jaune indien, et revenir avec des verts, tels que ocre et vert émeraude.

De même les clairs avec tons chauds, ocre et blanc, vermillon, laque jaune, etc.; et revenir avec des violets tels que terre de Cassel et blanc, laque brûlée et blanc.

Ne pas craindre, quand le ton de chair est devenu trop blanc par l'addition de tons froids, de remettre franchement les tons chauds du dessous, pour les mêler de nouveau.

—Si on considérait la vie comme un simple prêt, on serait moins exigeant.

Nous ne possédons réellement rien; tout nous traverse, la richesse, etc.

—A qui ai-je prêté le portrait de Fielding[214]?

—On n'est jamais long, quand on dit exactement tout ce qu'on a voulu dire. Si vous devenez concis, en supprimant un qui ou un que, mais que vous deveniez obscur ou embarrassé, quel but aurez-vous atteint? Assurément, ce ne sera pas celui de l'art d'écrire, qui est avant tout de se faire comprendre.

Il faut toujours supposer que ce que vous avez à dire est intéressant; car s'il n'en était pas ainsi, peu importe que vous soyez long ou concis.

Les ouvrages d'Hugo[215] ressemblent au brouillon d'un homme qui a du talent: il dit tout ce qui lui vient.

Sur la fausseté du système moderne dans les romans. C'est-à-dire cette manie de trompe-l'œil dans les descriptions de lieux, de costumes, qui ne donne au premier abord un air de vérité que pour rendre plus fausse ensuite l'impression de l'ouvrage, quand les caractères sont faux, quand les personnages parlent mal à propos et sans fin, et surtout quand la fable ajustée pour les amener et les faire agir ne présente que le tissu vulgaire ou mélodramatique de toutes les combinaisons usitées pour faire de l'effet. Ils sont comme les enfants, quand ils imitent la représentation des pièces de théâtre. Ils figurent une action telle quelle, c'est-à-dire absurde le plus souvent, avec des décorations formées de vraies branches d'arbres, qui représentent des arbres, etc.

Pour arriver à satisfaire l'esprit, après avoir décrit le théâtre de l'action ou l'extérieur des personnages comme le font Balzac et les autres, il faudrait des miracles de vérité dans la peinture des caractères et dans les discours qu'on prête aux personnages; le moindre mot sentant l'emphase, la moindre prolixité dans l'expression des sentiments, détruisent tout l'effet de ces préambules, en apparence si naturels.

Quand Gil Blas dit que le seigneur *** était un grand écuyer sec et maigre avec des manières précautionneuses, il ne s'amuse pas à me dire comment étaient ses yeux, son habit dans tous ses détails, ou s'il manque un de ces détails, il y en a un qui est tellement caractéristique, qu'il peint tout le personnage, à ce point que les peintures accessoires qu'on ajouterait à celles-là ne produiraient d'autre effet que d'empêcher l'esprit de saisir nettement le trait qui donne la physionomie.

INSPIRATION.—TALENT.—(Pour le Dictionnaire.)

Le vulgaire croit que le talent doit toujours être égal à lui-même et qu'il se lève tous les matins comme le soleil, reposé et rafraîchi, prêt à tirer du même magasin, toujours ouvert, toujours plein, toujours abondant, des trésors nouveaux à verser sur ceux de la veille; il ignore que, semblable à toutes les choses mortelles, il a un cours d'accroissement et de dépérissement, qu'indépendamment de cette carrière qu'il fournit, comme tout ce qui respire (à savoir: de commencer faiblement, de s'accroître, de paraître dans toute sa force et de s'éteindre par degrés), il subit toutes les intermittences de la santé, de la maladie, de la disposition de l'âme, de sa gaieté ou de sa tristesse. En outre, il est sujet à s'égarer dans le plein exercice de sa force; il s'engage souvent dans des routes trompeuses; il lui faut alors beaucoup de temps pour en revenir au point d'où il était parti, et souvent il ne s'y retrouve plus le même. Semblable à la chair périssable, à la vie faible et attaquable par tous les côtés de toutes les créatures, laquelle est obligée de résister à mille influences destructives, et qui demandent ou un continuel exercice ou des soins incessants, pour n'être pas dévoré par cet univers qui pèse sur nous, le talent est obligé de veiller constamment sur lui-même, de combattre, de se tenir perpétuellement en haleine, en présence des obstacles au milieu desquels s'exerce sa singulière puissance. L'adversité et la prospérité, sont des écueils également à craindre. Le trop grand succès tend à l'énerver, comme l'insuccès le décourage. Plusieurs hommes de talent n'ont eu qu'une lueur, qui s'est éteinte aussitôt que montée. Cette lueur éclate quelquefois dès leur apparition et disparaît ensuite pour toujours. D'autres, faibles et chancelants, ou diffus, ou monotones en commençant, ont jeté, après une longue carrière presque obscure, un éclat incomparable, tels que Cervantes; Lewis[216], après avoir fait le Moine, n'a plus rien fait qui vaille. Il en est qui n'ont pas subi d'éclipsé, etc...

—Le principal attribut du génie est de coordonner, de composer, d'assembler les rapports, de les voir plus justes et plus étendus.

—Très belle opposition à un homme d'une carnation chaude et jaunâtre: chemise blanc jaune, vêtement rouge, cire à cacheter; manteau orange terre de Sienne brûlée.


[211] Ce tableau était un des cinq envois que Delacroix fit au Salon de 1845. (Voir Catalogue Robaut, n° 927.) A ce propos, il écrivit au critique Thoré, qui avait été un de ses premiers et de ses plus fervents admirateurs, ce curieux billet: «J'ai envoyé, cher monsieur, cinq tableaux... Mettons-nous en prière à présent, pour que messieurs du jury laissent passer mon bagage. Je crois qu'il serait bon de n'y pas faire allusion d'avance, de peur que par mauvaise humeur ils ne réalisent cette crainte.» (Corresp., t. I, p. 301.)

[212] Étienne Pivert de Senancour, écrivain moraliste né à Paris en 1770, mort en 1846. Rêveur sans illusions, athée et fataliste, il écrivit un certain nombre d'ouvrages, fruits de ses tristes méditations et de son esprit chagrin. Obermann avait été publié pour la première fois en 1804. Une deuxième édition parut en 1833, avec une préface de Sainte-Beuve, et une troisième un peu plus tard avec une préface de George Sand, à laquelle Delacroix fait ici allusion. Voici, d'ailleurs, comment Sainte-Beuve appréciait le talent de Senancour: «C'est à la fois un psychologiste ardent, un lamentable élégiaque des douleurs humaines et un peintre magnifique de la réalité.»

[213] Ce tableau, la Mort de Sardanapale, exécuté en 1844, n'est que la réduction sans variante du tableau peint en 1827. (Voir Catalogue Robaut, n° 791.)

[214] Voir Catalogue Robaut, n° 60.

[215] Le génie de Victor Hugo était peu sympathique à Delacroix. Plus loin, dans son Journal, il porte un jugement sévère, qui pourrait même paraître injuste, sur le style du poète. Victor Hugo, d'ailleurs, ne l'aimait pas davantage. Il ne pouvait supporter que l'opinion publique, qui plus tard «devait faire à Delacroix une gloire parallèle à la sienne», accouplât leurs deux noms. Il appelait ses créations féminines des grenouilles, et si l'on s'en rapporte à une très curieuse plaquette intitulée: Victor Hugo en Zélande, publiée par Charles Hugo, on y verra que le poète reconnaissait au peintre «toutes les qualités, moins une, la beauté.» La vérité est qu'ils étaient de génie trop dissemblable pour pouvoir se comprendre, et que les critiques du temps, en unissant leurs noms, commettaient une de ces grossières erreurs dont ils étaient coutumiers.

«M. Victor Hugo, disait Baudelaire, est un grand poète sculptural qui a l'œil fermé à la spiritualité.» Rien ne peut mieux que cette brève observation faire toucher du doigt la cause de l'incompréhension de Victor Hugo en ce qui concerne les femmes de Delacroix!

[216] Lewis, romancier anglais, né à Londres, en 1773, mort en 1818. Il fut l'ami de Walter Scott, dont il encouragea les débuts, et de Byron, à qui il fit connaître la littérature allemande. Son plus célèbre roman, le Moine, est une œuvre de jeunesse où il a entassé tout ce que pouvaient lui suggérer une imagination exaltée et maladive, l'effervescence de l'âge et la lecture des ballades allemandes, des romans mystérieux, fantastiques, effrayants, alors à la mode. Comme poète, Lewis déploya un talent exquis de versification dans des Ballades imitées de Bürger.


Sans date.—Le Marché d'Arabes dont j'ai commencé une aquarelle en très large.

Soleil couchant, poudreux au fond, etc., dont il y a un bon dessin à la plume.

Les Acteurs de Tanger.

Le Kaïd goûtant le lait que lui offrent les paysans: un bon dessin à la plume.

Juliette sur le lit, la chambre pleine des parents et des amis, nourrice, etc.

Juives de Tanger. (Mlle Mars.)

Berlichingen arrivant chez les Bohémiens, jeunes filles, etc.; pour M. Colet.

La Femme capricieuse et Marphise.

Weislingen enlevé.

Juives de Tanger.

Le Jardin de Méquinez, la fontaine, etc.

Le Pacha de Laroche en route vu par derrière, matin: son bourreau; cavaliers du fond.

Juives de Méquinez. Petit croquis avec lavis; porte de cour, devant laquelle elles sont assises.

Juifs de Méquinez. Chez eux, éclairés par la porte.

La Cour de M. Marcussen.

L'antichambre qui y conduit: obscur.

La chambre en haut, chez M. Bell; on voit la cour par une fenêtre en fer à cheval.

Juives à Tanger, s'appuyant sur le bord des terrasses pour regarder dans la rue.

La Scène du Courban, la porte de Tanger; les marabouts montés sur le monument de la prière; les cavaliers, etc.

Le Nègre de Tombouctou dansant au milieu de la famille d'Abraham.

Cuisine de Méquinez. Figures.

Le Barbier de Méquinez, dans le passage de l'entrée de la cour de notre maison.

Bain mauresque.

Les hommes couchés, après le bain, s'habillant et se peignant.

Les différents cafés à Oran.

Fontaine dans une rue à Alger.

Parmi les prisonniers qu'il délivre, après avoir massacré la garde, Amadis trouve une jeune personne couverte de haillons et attachée à un poteau. Dès qu'il l'eut délivrée, elle embrassa ses genoux.

Le Connétable de Bourbon et la Conscience.

Le Jeune Clifford portant le corps de son père.

Voir dans Ovide Énée changé en dieu, au bord de la mer, je crois, avec une divinité qui le lave des souillures mortelles.

Trajan donne audience à tous les peuples de l'Empire romain: diversité prodigieuse des présents qu'ils apportent;... animaux.

Le corps de Léandre pleuré et porté dans les flots par les Néréides.

Sujet dans Lara: un chevalier portant le corps d'une femme enveloppée [217].

*

Sans date.—Pour nettoyer un tableau, moyen de M. Morelli: frotter d'huile de noix; laisser un jour entier, ensuite enlever l'huile et achever avec de la mie de pain, pour l'enlever tout à fait.

—Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. La discussion s'engagea sur le mot «Obéissance».

Ce mot-là est bon pour Paris surtout, où les femmes se croient en droit de faire ce qu'elles veulent. Les femmes ne s'occupent que de plaisir et de toilette. Si on ne vieillissait pas, je ne voudrais pas de femme. Ne devrait-on pas ajouter que la femme n'est pas maîtresse de voir quelqu'un qui ne plaît pas à son mari? Les femmes ont toujours ce mot à la bouche: «Vous voulez m'empêcher de voir qui il me plaît.»

L'adultère, qui dans le Code civil est un mot immense, n'est par le fait qu'une galanterie, une affaire de bal masqué.

Les femmes ont besoin d'être contenues dans ce temps-ci: elles vont où elles veulent; elles font ce qu'elles veulent; elles ont trop d'autorité. Il y a plus de femmes qui outragent leurs maris que de maris qui outragent leurs femmes.

Il faut un frein aux femmes, qui sont adultères pour des clinquants, des vers; Apollon, etc., les Muses...


[217] Eugène Delacroix mit plus tard à profit cette même idée pour l'un des tympans décoratifs de l'Hôtel de ville: Hercule ramène Alceste du fond des enfers. (Voir Catalogue Robaut, n° 1161.)


1846

Sans date.—Toute licence étant donnée au poète pour l'unité de temps et de lieu, le système de Shakespeare est sans doute le plus naturel, car chez lui, les faits se succèdent comme dans l'histoire: les personnages annoncés, préparés ou non, entrent en scène au moment où ils sont nécessaires, n'y paraissent que quelques minutes s'il le faut, et sont supprimés par la même raison qui les a fait amener, c'est-à-dire par le besoin de l'action. Voilà bien la manière dont les choses se passent dans la nature, mais est-ce là l'art? On pourrait dire que le système français, au contraire, a enjambé par-dessus les conditions nécessaires à l'art, et que pour être fidèle à ces conditions, il a renoncé à être naturel. Le système français est évidemment le résultat de combinaisons très ingénieuses, pour donner à l'impression plus de nerf, plus d'unité, c'est-à-dire quelque chose de plus artiste; mais il en résulte que chez les plus grands maîtres, ces moyens sont petits et puérils, et nuisent, à leur manière, à l'impression, par la nécessité de ressorts artificiels, de préparations, etc... Ainsi ce système amène la régularité et une sorte de froide symétrie plutôt que l'unité. Shakespeare a au moins celle d'une vaste campagne remplie d'objets confus, il est vrai, où l'œil hésitera peut-être, au milieu de l'entassement des détails, à saisir un ensemble, mais néanmoins cet ensemble doit ressortir enfin, parce que les circonstances principales, grâce à la force de son génie, s'emparent fortement de l'esprit.

Qu'un temple grec, parfaitement proportionné dans toutes ses parties, saisisse l'imagination et la satisfasse complètement, rien de plus facile à concevoir, le thème de l'architecte est bien autrement simple que celui d'un poète dramatique: il n'y a là ni l'imprévu des événements, ni les caractères excentriques, ni les mouvements ondoyants des passions, pour compliquer de mille manières les effets à produire et la manière de les exprimer: je ne serais pourtant pas éloigné de croire que les inventeurs de l'Unité de temps et de lieu ne se soient figuré qu'au moyen de certaines règles, ils pourraient introduire dans une composition dramatique quelque chose de la simplicité d'impression que l'esprit ressent à la vue d'un temple grec. Rien ne serait plus absurde, d'après ce que je viens de dire de l'immense différence.

*

24 avril.—J'ai vu hier soir le Déserteur, de Sedaine: voici un genre qui semble bien près de la perfection de l'art dramatique, si ce n'est la perfection même. Il était encore réservé aux Français de modifier eux-mêmes le système grandiose, mais artificiel, de leurs grands génies, de Corneille, de Racine, de Voltaire. L'amour outré du naturel ou plutôt le naturel porté à l'extrême dans des détails accessoires, comme dans les drames de Diderot, de Sedaine, etc., n'empêche pas cette forme d'être un progrès réel: elle laisse une latitude immense pour le développement des caractères et des faits, puisqu'elle permet les changements de lieux et aussi de grands intervalles entre les actes; et cependant la loi de progression dans l'intérêt, l'art avec lequel les faits et les caractères concourent à augmenter l'effet moral, y est bien supérieur à celui des plus belles tragédies de Shakespeare: on n'y trouve pas ces entrées et ces sorties éternelles, ces changements de décoration, pour apprendre un mot qui se dit à cent lieues de là, cette foule de personnages secondaires, au milieu desquels l'attention se fatigue, en un mot cette absence d'art. Ce sont de magnifiques morceaux, des colonnes, des statues même; mais on est réduit à faire soi-même en imagination le travail destiné à les recomposer et à en ordonner l'ensemble. Il n'y a pas de drame de deuxième et même de troisième ordre, en France, qui ne soit bien supérieur, comme intérêt, aux ouvrages étrangers: cela tient à cet art, à ce choix dans les moyens d'effet, qui est encore une invention française.

La belle idée d'un Gœthe, avec tout son génie, si c'en est un, d'aller recommencer Shakespeare trois cents ans après!... La belle nouveauté que ces drames remplis de hors-d'œuvre, de descriptions inutiles, et si loin, au demeurant, de Shakespeare, par la création des caractères et la force des situations. En suivant le système français des tragédies, il eût été impossible de produire l'effet de la dernière scène du Déserteur, par exemple. Ce changement de lieu de cinq minutes, pour montrer la scène où le déserteur est prêt à subir son arrêt, fait frémir, malgré l'attente où l'on est de voir arriver la grâce. Voilà un effet que nul récit ne pourrait suppléer. Gœthe ou tel autre de cette école eût mis cette scène sans doute, mais nous en aurait montré vingt autres auparavant et d'un médiocre intérêt. Il n'aurait pas manqué de mettre en action la jeune fille demandant au roi la grâce de son amant: il eût peut-être trouvé que c'était introduire de la variété dans l'action. Il n'est même peut-être pas possible, avec ce système, de supprimer grand'chose dans le fait matériel; sans cela, il n'y a plus de proportion entre les faits que l'on montre aux spectateurs et ceux qu'on ne fait que raconter. Ainsi ces sortes de pièces ne marchent que par saccades: c'est comme dans le roulis où vous n'avancez que tout à fait penché d'un seul côté, ou tout à fait penché de l'autre; de là, fatigue, ennui pour le spectateur, forcé de s'atteler à la machine de l'auteur et de suer avec lui, pour se tirer de toutes ces évolutions de contrées et de personnages. Il est clair que, dans un drame anglais ou allemand, la dernière scène du Déserteur, où le théâtre change, pour produire un grand effet, venant après vingt ou trente changements d'un moindre intérêt, doit trouver le spectateur plus froid, plus difficile à remuer. Ce fait, dans le génie de Gœthe, de n'avoir su tirer aucun parti de l'avancement de l'art à son époque, de l'avoir plutôt fait rétrograder aux puérilités des drames espagnols et anglais, le classe parmi les esprits mesquins et entachés d'affectation. Cet homme qui se voit toujours faire, n'a pas même le sens de choisir la meilleure route, quand toutes les routes sont tracées avant lui et autour de lui, et déjà parcourues admirablement. Lord Byron, dans ses drames, a su, du moins, se préserver de cette affectation d'originalité: il reconnaissait le vice du système de Shakespeare, et, tout en étant loin de comprendre le mérite des grands tragiques français, la justesse de son esprit lui montrait néanmoins la supériorité du goût et le sens de cette forme.

*

25 avril.—Partant pour Champrosay.

—Je lis dans le Meunier d'Angibault[218] la scène où un jeune homme du peuple refuse la main d'une marquise, sous le prétexte de la différence de caste... Ils ne considèrent pas (les utopistes) que le bourgeois n'était pas autrefois une puissance; aujourd'hui il est tout.


[218] Roman de George Sand qui parut en 1846.


22 mai.—A propos de la pensée précédente, à savoir, cette facilité de l'enfance à imaginer, à combiner, à propos de cette puissance singulière, j'ai été conduit à cette autre idée, à cette question que je me suis faite tant de fois: Où est le point précis où notre pensée jouit de toute sa force? Voilà des enfants, Senancour et moi, s'il vous plaît, et sans doute beaucoup d'autres, qui sommes doués de facultés infiniment supérieures à celles des hommes faits. Je vois, d'un autre côté, des gens enivrés par l'opium ou le haschisch, qui arrivent à des exaltations de la pensée qui effrayent, qui ont des perceptions totalement inconnues à l'homme de sang-froid, qui planent au-dessus de l'existence et la prennent en pitié, à qui les bornes de notre imagination ordinaire paraissent comme celles d'un petit village que nous verrions perdu dans le lointain d'une plaine, quand nous sommes arrivés sur des hauteurs immenses et perdues au-dessus des nuages. D'un autre côté, nous voyons la simple inspiration journalière d'un artiste qui compose, conduire son esprit à une lucidité, à une force qui n'a rien de commun avec le simple bon sens de tous les moments, et cependant qui est-ce qui conduit et décide ordinairement tous les événements de ce monde, si ce n'est ce simple bon sens si insuffisant dans tant de cas?

On m'opposera que, pour le train ordinaire de la vie, cette lumière naturelle, exempte d'intermittences, est suffisante; mais il faudra, avouer aussi que dans un nombre très considérable d'autres circonstances, ces hommes si raisonnablement suffisants aux exigences ordinaires de la vie, sont non seulement tout à fait insuffisants, mais peuvent être considérés comme des fous véritables (c'est ce qui fait les mauvais généraux, les mauvais médecins), et uniquement parce qu'ils sont dépourvus de la lumière supérieure... Cet homme raisonnable qui compose péniblement et avec de grands efforts de cervelle, de mauvais ouvrages, qui le rendent un objet de risée, est certainement aussi fou que celui qui se figure être Jupiter, ou qu'il va mettre le soleil dans sa poche; au contraire, cet homme inspiré, dont la conduite semble le plus souvent à tous ces sages vulgaires celle d'un écervelé et d'un maniaque, devient, la plume à la main, l'interprète de la vérité universelle, prête aux passions leur langage, séduit, entraîne les cœurs, et laisse des traces ineffaçables dans la mémoire des hommes. Voyez les effets de l'éloquence; voyez cette cause soutenue avec toute la raison imaginable par un homme froid et simplement doué de ce qu'on appelle le bon sens, et comparez à cette marche lente, à ces moyens ternes, ce que serait celle d'un esprit impétueux et lumineux tout à la fois, s'emparant de toutes ces ressources qui périssent dans des mains inertes, arrachant la conviction, portant le flambeau dans les entrailles de la question, forçant l'attention par le langage animé de la vérité ou de quelque chose qui en a l'air, à force de talent et de chaleur d'âme.

Comment se fait-il que dans une demi-ivresse, certains hommes, et je suis de ce nombre, acquièrent une lucidité de coup d'œil bien supérieure, dans beaucoup de cas, à celle de leur état calme? Si, dans cet état, je relis une page dans laquelle je ne voyais rien à reprendre auparavant, j'y vois à l'instant, sans hésitation, des mots choquants, de mauvaises tournures, et je les rectifie avec une extrême facilité. Dans un tableau, de même: les incorrections, les gaucheries me sautent aux yeux; je juge ma peinture comme si j'étais un autre que moi-même.

Ainsi voilà l'enfance, où les organes, à ce qu'il semble, sont imparfaits; voilà le preneur d'opium, qui est pour l'homme de sang-froid un vrai fou, et puis encore celui qui a déjeuné plus que d'habitude et à qui nous n'irions pas demander conseil pour une affaire importante; voilà, dis-je, des êtres qui semblent tout à fait hors de l'état commun, qui raisonnent, qui combinent, qui devinent, qui inventent avec une puissance, une finesse, une portée infiniment supérieure à ce que l'homme simplement raisonnable peut se flatter de tirer et d'obtenir de sa cervelle rassise. Gros, dans le temps de ses beaux ouvrages, déjeunait avec du vin de Champagne, en travaillant. Hoffmann a trouvé certainement dans le punch et le vin de Bourgogne ses meilleurs contes; quant aux musiciens, il est reconnu d'un consentement universel que le vin est leur Hippocrène...

Quel est l'homme si froid au potage qui ne s'anime à l'entremets et n'arrive quelquefois aux fruits tout étonné lui-même, en étonnant les autres, de sa verve? M. Fox n'arrivait guère à la tribune que dans un état d'ivresse; Sheridan et quelques autres de même; il est vrai que ce sont des Anglais. Il ne faudrait pourtant pas imiter ce fameux Suisse dont me parlait je ne sais qui, lequel, voyant les bons effets d'un coup de vin pris à propos dans certains cas de maladie, était devenu un ivrogne fieffé, pour se mettre à l'abri de toute espèce de maladies. On a vu beaucoup de musiciens qui, pour conserver leur dieu, c'est-à-dire leur bouteille, avaient été trouvés morts au coin des bornes.

Boissard[219] jouait, dans l'état d'ivresse du haschisch, un morceau de violon, comme cela ne lui était jamais arrivé, du consentement des gens présents.


[219] Boissard était le maître du salon où avaient lieu les séances du «Club des Haschischins», salon dans lequel Théophile Gautier rencontra pour la première fois Baudelaire, et où Balzac se trouvant invité refusa d'absorber la dangereuse substance. Dans la délicieuse préface des Fleurs du mal, Gautier parle ainsi de Boissard: «C'était un garçon des mieux doués que Boissard; il avait l'intelligence la plus ouverte; il comprenait la peinture, la poésie et la musique également bien; mais chez lui peut-être, le dilettante nuisait à l'artiste; l'admiration lui prenait trop de temps, il s'épuisait en enthousiasmes; nul doute que si la nécessité l'eût contraint de sa main de fer, il n'eût été un peintre excellent. Le succès qu'obtint au Salon son épisode de la Retraite de Russie en est le sûr garant. Mais, sans abandonner la peinture, il se laissa distraire par d'autres arts; il jouait du violon, organisait des quatuors, déchiffrait Bach, Beethoven, Meyerbeer et Mendelssohn, apprenait des langues, écrivait de la critique et faisait des sonnets charmants... Comme Baudelaire, amoureux des sensations rares, fussent-elles dangereuses, il voulut connaître ces «Paradis artificiels», qui plus tard vous font payer si cher leurs menteuses extases, et l'abus du haschich dut altérer sans doute cette santé si robuste et si florissante.» (Préface des Fleurs du mal, p. 6 et 7.)

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Champrosay, 3 juillet[220].—Extraits de Rousseau sur l'origine des langues.

L'homme qui fait un livre s'impose l'obligation de ne pas se contredire. Il est censé avoir pesé, balancé ses idées, de manière à être conséquent avec lui-même. Au contraire, dans un livre comme celui de Montaigne, qui n'est autre chose que le tableau mouvant d'une imagination humaine, il y a tout l'intérêt du naturel et toute la vivacité d'impressions rendues, exprimées aussitôt que senties. J'écris sur Michel-Ange: je sacrifie tout à Michel-Ange. J'écris sur le Puget: ses qualités seules m'apparaissent; je ne puis rien lui comparer. Tout ce qu'on peut exiger d'un écrivain, c'est-à-dire d'un homme, c'est que la fin de la page soit conséquente avec le commencement. Le défaut de sincérité que tout homme de bonne foi trouvera à tous les livres ou à presque tous, vient de ce désir si ridicule de mettre sa pensée du moment en harmonie avec celle de la veille. «Mon ami, tu étais hier dans une disposition à voir tout bleu; aujourd'hui tu vois tout rouge, et tu te bats contre ton sentiment.» Mentem mortalia tangunt. Le plus beau triomphe de l'écrivain est de faire penser ceux qui peuvent penser; c'est le plus grand plaisir qu'on puisse procurer à cette dernière classe de lecteurs. Quant à la prétention d'amuser ceux qui ne pensent pas, est-il une âme noble qui consente à s'abaisser à ce rôle de proxénète de l'esprit?

Pour le peu que j'ai fait de littérature, j'ai toujours éprouvé que, contrairement à l'opinion reçue et accréditée, surtout parmi les gens de lettres, il entrait véritablement plus de mécanisme dans la composition et l'exécution littéraire que dans la composition et l'exécution en peinture. Il est bien entendu qu'ici mécanisme ne veut pas dire ouvrage de la main, mais affaire de métier, dans laquelle n'entre pour rien l'inspiration, soit dit en passant pour MM. les littérateurs, qui ne croient pas être des ouvriers, parce qu'ils ne travaillent pas avec la main. J'ajouterai même, pour ce qui me concerne, et eu égard au peu d'essais que j'ai faits en littérature, que dans les difficultés matérielles que présente la peinture, je ne connais rien qui réponde au labeur ingrat de tourner et retourner des phrases et des mots, soit pour éviter une consonance, une répétition, soit enfin pour ajouter à la pensée des mots qui n'en donnent pas une idée précise. J'ai entendu dire à tous les gens de lettres que leur métier était diabolique, qu'il faut leur arracher leur besogne, et qu'il y avait une partie ingrate dont aucune facilité ne pouvait dispenser. Lord Byron dit: «Le besoin d'écrire bouillonne en moi comme une torture dont il faut que je me délivre, mais ce n'est jamais un plaisir, au contraire; la composition m'est un labeur violent.»... Je suis bien sûr que Raphaël, Rubens, Paul Véronèse, Murillo, tenant le pinceau ou le crayon, n'ont jamais rien éprouvé de semblable. Ils étaient sans doute animés d'une sorte de fièvre qui saisit les grands talents dans l'exécution, et ce n'est pas sans une agitation inquiète; mais cette inquiétude, qui est l'appréhension de ne pas être aussi sublime que le comporte leur génie, est loin d'être un tourment; c'est un aiguillon sans lequel on ne ferait rien, et qui même est le présage de la réalisation du sublime pour ces natures privilégiées. Pour un véritable peintre, les moindres accessoires présentent de l'amusement dans l'exécution, et l'inspiration anime les moindres détails.

*

19 juillet.—Voltaire dit très justement qu'une fois qu'une langue est fixée par un certain nombre de bons auteurs, il n'y a plus à la changer. La raison, dit-il, en est bien simple: c'est que si l'on change la langue indéfiniment, ces bons auteurs finissent par ne plus être compris. Cette raison est, en effet, excellente, car à supposer qu'au milieu des innovations du langage ou à leur faveur, il s'élève de nouveaux talents, leur acquisition sera d'un médiocre intérêt, s'il faut leur sacrifier l'intelligence des anciens chefs-d'œuvre. D'ailleurs, quel besoin a-t-on d'innover dans le langage? Voyez tous ces hommes marquants de la même époque; ne semble-t-il pas que la langue se diversifie sous leur plume? Voyez dans un art voisin, la musique: ici sa langue, par force, n'est pas fixée; il est malheureusement vrai que l'invention d'un instrument nouveau, que de certaines combinaisons harmoniques qui auraient échappé aux devanciers, vont faire, je n'ose dire avancer l'art, mais changer entièrement, pour l'oreille, la signification ou l'impression de certains effets. Qu'arrive-t-il de là? C'est qu'au bout de trente ans, les chefs-d'œuvre ont vieilli, et ne causent plus d'émotion. Qu'est-ce que les modernes ont à mettre à côté des Mozart et des Cimarosa?... Et à supposer que Beethoven, Rossini et Weber, les derniers venus, ne vieillissent pas à leur tour, faut-il que nous ne les admirions qu'en négligeant les sublimes maîtres, qui non seulement sont tout aussi puissants qu'eux, mais encore ont été leurs modèles, et les ont menés où nous les voyons?


[220] Ici paraît pour la première fois le nom du pays où Delacroix avait sa campagne, aux environs de Paris, près de Draveil. Ce nom reparaîtra à chaque instant dans les années postérieures de son journal. Il y goûta de douces émotions de nature, si l'on en croit certaines notes de ce journal, et pourtant il écrivait au sujet du pays, en 1862: «Champrosay est un village d'opéra-comique. On n'y voit que des élégantes ou des paysans qui ont l'air d'avoir fait leurs toilettes dans la coulisse; la nature elle-même y semble fardée; je suis offusqué de tous ces jardinets et de ces petites maisons arrangées par des Parisiens. Aussi, quand je m'y trouve, je me sens plus attiré par mon atelier que par les distractions du lieu.» (Corresp., t. II, p. 317.)


27 août.—Prêté à Villot[221] cinq dessins: le grand dessin du Vitrail de Taillebourg[222], le Mendiant à la pluie[223], la Fiancée de Lammermoor[224], et deux autres.

Prêté au Musée le tableau des Empereurs turcs.


[221] Frédéric Villot, peintre, né à Liège. Il fut l'un des premiers amis de Delacroix et resta lié avec lui jusqu'à la fin de sa vie. Il se distingua surtout comme aquafortiste. Il fut conservateur du Musée du Louvre, dont le catalogue fut fait sous sa direction.

[222] Voir Catalogue Robaut, n°s 748, 749.

[223] Voir Catalogue Robaut, n° 127.

[224] Voir Catalogue Robaut, n° 104.


17 septembre.—Prêté à Villot une aquarelle: Le Christ au jardin des Oliviers[225], figure seule, et le calque d'icelui.

—Un original se faisant nommer Sidi-Mohammed ben Serrour est arrivé, il y a quelque temps, à Marseille, venant du Maroc, et jouant l'homme d'importance. Le public l'a cru aussitôt chargé de quelque négociation relative au traité pendant avec le Maroc. Les autorités ont rivalisé de zèle pour l'accueillir comme un hôte distingué, le préfet l'a accablé de civilités; on lui fit les honneurs de la parade; et il se prêtait à tout cela avec une dignité insouciante et majestueuse sous laquelle on croyait entrevoir une grande profondeur diplomatique. Sur la fin de son séjour, il a donné à connaître qu'il accepterait avec plaisir un témoignage de souvenir de la part des Marseillais, et a plus particulièrement fait savoir que ce qu'il désirait était une montre. Aussitôt on a fait venir de Paris une montre de prix que le Marocain a daigné recevoir. Le lendemain, il était parti, sans qu'on sût de quel côté et sans révéler ces profondes combinaisons qui tenaient en éveil l'attention publique.

—J'établis que, en général, ce ne sont pas les plus grands poètes qui prêtent le plus à la peinture; ceux qui y prêtent le plus sont ceux qui donnent une plus grande place aux descriptions. La vérité des passions et du caractère n'y est pas nécessaire. Pourquoi l'Arioste, malgré des sujets très propres à la peinture, incite-t-il moins que Shakespeare et lord Byron, par exemple, à représenter en peinture ses sujets? Je crois que c'est, d'une part, parce que les deux Anglais, bien qu'avec quelques traits principaux qui sont frappants pour l'imagination, sont souvent ampoulés et boursouflés. L'Arioste, au contraire, peint tellement avec les moyens de son art, il abuse si peu du pittoresque, de la description interminable; on ne peut rien lui dérober. On peut prendre d'un personnage de Shakespeare l'effet frappant, l'espèce de vérité pittoresque de son personnage, et y ajouter, suivant ses facultés, un certain degré de finesse; mais l'Arioste!.....

—Les Bretons croient que le singe est l'ouvrage du diable. Celui-ci, après avoir vu l'homme, création de Dieu, croit pouvoir, à son tour, créer un être à mettre en parallèle, mais il n'arrive qu'à une créature ébauchée et hideuse, emblème de l'impuissance orgueilleuse.

—Walter Scott dit, dans une lettre écrite peu avant sa mort, que la maladie dont il souffrait et qui l'entraîna au tombeau peu après, devait son origine à un excès de travail intellectuel. A l'occasion de sa fortune perdue, il lui arriva de travailler plus qu'il n'avait l'habitude, c'est-à-dire sept et huit heures. Il dit que quatre à cinq heures, tout au plus, de travail d'imagination sont suffisantes. On peut, dit-il, travailler au delà pour des compilations, etc.

Je crois éprouver que ce dernier me serait peut-être plus interdit que l'autre; tout travail où l'imagination n'a pas de part m'est impossible.

*

23 septembre, en revenant de Champrosay.—Voici un exemple de la difficulté qu'il y a à s'entendre en ménage et à voir de la même manière. J'ai été visiter, à peu de distance de mon logis, une maison de campagne qui est à vendre. Le propriétaire est un directeur de spectacles ou de funambules enrichi, qui a fait là, depuis quatre à cinq ans qu'il y est installé, des folies de dépense: ponts chinois, rocailles, cabinets en verre de couleur avec sofas, lac encadré proprement dans du zinc, fruits magnifiques du reste et plantations dont il n'avait encore que le désagrément, puisqu'elles sont toutes fraîches. Mon homme ayant perdu sa femme se remarie: il a soixante ans; il prend un jeune tendron de vingt ans qui n'a pas le sou, par-dessus le marché. Au bout de quatre mois, sa jeune et charmante épouse prend en dégoût la maison de campagne, et l'époux la met en vente.

Quand j'ai appris cette histoire, j'ai pensé tout de suite que le plus grand malheur de ce pauvre homme n'est pas ce qui lui est arrivé là; il n'est qu'à la préface d'une longue histoire, et les regrets qu'il donnera à ses espaliers et à ses petits appartements arrangés pour ses vieux loisirs, seront bien vite des roses en comparaison des soucis qui l'attendent.

—Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à ce qu'il est un composé d'une multitude de verts différents. Ce qui donne le défaut d'intensité et de vie à la verdure du commun des paysagistes, c'est qu'ils la font ordinairement d'une teinte uniforme.

Ce qu'il dit ici du vert des prairies, peut s'appliquer à tous les autres tons.

De l'importance des accessoires. Un très petit accessoire détruira quelquefois l'effet d'un tableau: les broussailles que je voulais mettre derrière le tigre de M. Roché[226] ôtaient la simplicité et l'étendue des plaines du fond.


[225] Voir Catalogue Robaut, n° 182 et additions.

[226] Roché, architecte, à qui Delacroix avait confié l'exécution des tombeaux de sa famille, notamment le monument qu'il éleva à son frère le général Delacroix, mort en 1845. C'est en reconnaissance de ses soins que Delacroix lui fit hommage du tableau dont il est question ici. (Voir Catalogue Robaut, n° 1019.) «Comme, au dernier Salon, j'avais exposé un Lion, qui avait généralement fait plaisir, j'ai pensé à vous envoyer une espèce de pendant à ce tableau.» (Corresp., t. I, p. 328 et 320.—Lettre à M. Roché).


1847

Mardi 19 janvier.—A dix heures et demie chez Gisors[227], pour le projet de l'escalier du Luxembourg. Ensuite à la galerie retrouver M. Masson[228]; il renonce de lui-même à graver le tableau. Chez Leleux[229]; causé d'un projet d'exposition. Temps superbe: gelée.

—Panthéon. Coupole de Gros; hélas! maigreur, inutilité.

Les pendentifs de Gérard que je ne connaissais pas: la Mort, la Gloire, avec Napoléon dans ses bras, et je ne sais quel Sauvage à genoux sur le devant; la Patrie, une grande femme armée et environnée de crêpes près d'un tombeau, gens prosternés, une figure volante sur le tombeau, qui est la seule belle chose de tout cet ouvrage: belle tournure, beau mouvement, l'œil poché par je ne sais quel accident; la Justice: il m'est impossible de me rappeler la moindre chose de ce tableau. La Mort: une femme soutient ou frappe, on ne sait lequel, un homme encore jeune, qui cherche à se retenir à un monument dont le caractère est incertain; sa pose n'est pas mauvaise; sur le devant, autres gens prosternés incompréhensibles.

Tout cela d'une couleur affreuse: des ciels ardoise, des tons qui percent les uns avec les autres, de tous côtés. Le luisant de la peinture achève de choquer et donne une maigreur insupportable à tout cela. Un cadre doré d'un caractère peu assorti à celui du monument, prenant trop de place pour la peinture, etc.

—Ensuite chez Vimont[230], mon élève. Vu un Prométhée, sur son rocher, avec des nymphes qui le consolent; l'idéal manque.

De chez Vimont au Jardin des plantes, à travers un quartier que je n'ai jamais vu:... petits passages occupés par des brocanteurs; toute une famille logée dans une échoppe, qui est à la fois la boutique, la cuisine, la chambre à coucher.

—Cabinet d'histoire naturelle public.

Éléphants, rhinocéros, hippopotames, animaux étranges! Rubens l'a rendu à merveille. J'ai été pénétré, en entrant dans cette collection, d'un sentiment de bonheur. A mesure que j'avançais, ce sentiment augmentait; il me semblait que mon être s'élevait au-dessus des vulgarités ou des petites idées, ou des petites inquiétudes du moment. Quelle variété prodigieuse d'animaux, et quelle variété d'espèces, de formes, de destination! A chaque instant, ce qui nous paraît la difformité à côté de ce qui nous semble la grâce. Ici les troupeaux de Neptune, les phoques, les morses, les baleines, l'immensité du poisson, à l'œil insensible, à la bouche stupidement ouverte; les crustacés, les araignées de mer, les tortues; puis la famille hideuse des serpents, le corps énorme du boa, avec sa petite tête; l'élégance de ses anneaux roulés autour de l'arbre; le hideux dragon, les lézards, les crocodiles, les caïmans, le gavial monstrueux, dont les mâchoires deviennent tout à coup effilées et terminées à l'endroit du nez par une saillie bizarre. Puis les animaux qui se rapprochent de notre nature: les innombrables cerfs, gazelles, élans, daims, chèvres, moutons, pieds fourchus, têtes cornues, cornes droites, tordues en anneaux; l'aurochs, race bovine; le bison, les dromadaires et les chameaux; les lamas, les cigognes qui y touchent; enfin la girafe, celles de Levaillant, recousues, rapiécées; mais celle de 1827 qui, après avoir fait le bonheur des badauds et brillé d'un éclat incomparable, a payé à son tour le funèbre tribut, mort aussi obscure que son entrée dans le monde avait été brillante; elle est là toute raide et toute gauche, comme la nature l'a faite. Celles qui l'ont précédée dans ces catacombes avaient été empaillées, sans doute, par des gens qui n'avaient pas vu l'allure de l'animal pendant sa vie: on leur a redressé fièrement le col, ne pouvant imaginer la bizarre tournure de cette tête portée en avant, comme l'enseigne d'une créature vivante.

Les tigres, les panthères, les jaguars, les lions!

D'où vient le mouvement que la vue de tout cela a produit chez moi? De ce que je suis sorti de mes idées de tous les jours qui sont tout mon monde, de ma rue qui est mon univers. Combien il est nécessaire de se secouer de temps en temps, de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création, qui n'a rien de commun avec nos villes et avec les ouvrages des hommes! Certes, cette vue rend meilleur et plus tranquille.

En sortant de là, les arbres ont eu leur part d'admiration, et ils ont été pour quelque chose dans le sentiment de plaisir que cette journée m'a donné... Je suis revenu par l'extrémité du jardin sur le quai. A pied une partie du chemin et l'autre dans les omnibus.

J'écris ceci au coin de mon feu, enchanté d'avoir été, avant de rentrer, acheter cet agenda, que je commence un jour heureux. Puissé-je continuer souvent à me rendre compte ainsi de mes impressions! J'y verrai souvent ce qu'on gagne à noter ses impressions et à les creuser, en se les rappelant.

—Statue de Buffon pas mauvaise, pas trop ridicule. Bustes des grands naturalistes français, Daubenton, Cuvier, Lacépède, etc., etc.

*

20 janvier.—Travaillé au tableau de Valentin[231]; fait le fond le soir chez J...

M. Auguste m'a prêté une aquarelle, Cheval noir, plus deux volumes des Souvenirs de la Terreur; il m'a rendu la petite galerie d'Alger (tablette) et un porte-manteau.

En rentrant le soir, j'ai trouvé la pièce de Ponsard qu'il avait pris la peine d'apporter[232].

*

21 janvier.—Resté chez moi toute la journée. Le pastel du lion, pour les inondés. Composé trois sujets: le Christ portant sa croix, d'après une ancienne sépia; le Christ au jardin des Oliviers, pour M. Roché[233]; le Christ étendu sur une pierre, reçu par les saintes femmes.

Je lis les Souvenirs de la Terreur, de G. Duval[234]. Les frais de mise en scène, les conversations supposées, imaginées, pour donner de la couleur et de la réalité, ôtent toute confiance. La haine systématique contre la révolution se montre trop à découvert. L'historien cependant aurait à profiter dans cette lecture, non pour les petits faits qui y sont rapportés, mais il y verrait, à travers la partialité de l'écrivain, qu'il y a fort à rabattre de l'enthousiasme et de la spontanéité dans les mouvements que l'on admire le plus à cette époque. Ce qu'on y voit des rouages subalternes réduit à la proportion de complots ce qui paraît souvent dans l'histoire l'effet du sentiment national.

*

22 janvier.—Commencé et avancé beaucoup le pastel représentant le Christ aux Oliviers.

Robert Bruce[235], le soir, avec Mme de Forget.

—Quand j'irai voir le tableau de Rubens, rue Taranne, aller chez Mme Cavé[236].

*

23 janvier.—Composé le Portement de croix. Continué le pastel du Christ.

—Dans le transept de Saint-Sulpice[237], sujets qui pourraient convenir: Assomption.—Ascension.—Moïse recevant les tables de la loi, le peuple au bas de la montagne, les anciens à mi-chemin, en bas et groupés, en s'étageant, armée, chevaux, femmes, camp.—Moïse sur la montagne, tenant ses bras élevés pendant la bataille.—Déluge.—Tour de Babel.—Apocalypse.—Crucifiement, les morts ressuscitant dans le bas de la composition; soldats partageant les habits; anges dans le haut, recueillant le précieux sang et retournant au ciel.—Dans le Portement de croix, sur le plan en dessous du Christ, saintes femmes montant péniblement.

Penser, pour ces tableaux, à la belle exagération des chevaux et des hommes de Rubens, surtout dans la Chasse de Soutman[238].

L'Ange exterminant l'armée des Assyriens.

Quatre beaux sujets pour le transept de Saint-Sulpice seraient quant à présent:

1° Le Portement de croix.—Le Christ vers le milieu de la composition succombant sous le faix; sainte Véronique, etc.; en avant, les larrons montant; plus bas, la Vierge, ses amies, le peuple et soldats.

2° En pendant, la Mise au sépulcre. La croix en haut, avec bourreaux, soldats emportant les échelles et instruments; le corps des larrons resté sur la croix; anges versant des parfums sur la croix du Christ, ou pleurant; au milieu, le Christ porté par les hommes et suivi par les saintes femmes; le groupe descendant vers une caverne où des disciples préparent le tombeau. Hommes levant la pierre; anges tenant une torche. Le dessous de la montagne, effet de lumière, etc.

Apocalypse.—Le sujet déjà médité.

L'Ange renversant l'armée des Assyriens.—L'armée montant dans les roches; chevaux et chars renversés.

—Venu M. Wertheimer[239]; il me demande la Course d'Arabes.

—Le soir, chez Deforge[240]. Vu Laurent Jan[241],—Chez Pierret. Villot et sa femme.

Temps magnifique. Lune. Revenu à pied très tard, avec plaisir.

—Travaillé aux Femmes d'Alger.[242]

—Villot me parle du papier transparent pour lithographies.

*

24 janvier.—Le soir, chez M. Thiers. Revu d'Aragon. Quand il n'y avait plus que quelques personnes, il nous a parlé du maréchal Soult. Il nous a dit qu'il mettait au défi de lui trouver une seule action d'éclat dans sa vie. Très laborieux, etc... Au camp de Boulogne, il fut un des instruments de l'élévation à l'Empire. On ne savait comment s'y prendre. L'armée, tout attachée qu'elle était au premier Consul, le Sénat, s'y seraient probablement refusés. On eut l'idée, et je pense que ce fut le général Soult, de faire signer une pétition à un corps désorganisé de dragons, lequel, étant mis à pied et désœuvré, était tout voisin de la démoralisation qu'entraîne l'oisiveté chez les soldats. Ils signèrent la pétition, qui fut présentée au Sénat comme le vœu de l'armée. Cambacérès était contre. Fouché, voulant également rentrer en grâce, se remua beaucoup. Le Sénat imita dans cette circonstance l'exemple du Sénat de Rome, dans le temps des empereurs... Ils s'empressaient de nommer à l'avance celui qu'ils voyaient sur le point de l'être par les soldats.

*

25 janvier.—L'influence des lignes principales est immense dans une composition.

J'ai sous les yeux les Chasses de Rubens; une entre autres, celle aux lions, gravée à l'eau-forte par Soutman, où une lionne s'élançant du fond du tableau est arrêtée par la lance d'un cavalier qui se retourne; on voit la lance plier en s'enfonçant dans le poitrail de la bête furieuse. Sur le devant, un cavalier maure renversé; son cheval, renversé également, est déjà saisi par un énorme lion, mais l'animal se retourne avec une grimace horrible vers un autre combattant étendu tout à fait par terre, qui, dans un dernier effort, enfonce dans le corps du monstre un poignard d'une largeur effrayante; il est comme cloué à terre par une des pattes de derrière de l'animal, qui lui laboure affreusement la face en se sentant percer. Les chevaux cabrés, les crins hérissés, mille accessoires, les bouchers détachés, les brides entortillées, tout cela est fait pour frapper l'imagination, et l'exécution est admirable. Mais l'aspect est confus, l'œil ne sait où se fixer, il a le sentiment d'un affreux désordre; il semble que l'art n'y a pas assez présidé, pour augmenter par une prudente distribution ou par des sacrifices l'effet de tant d'inventions de génie.

Au contraire, dans la Chasse à l'hippopotame, les détails n'offrent point le même effort d'imagination; on voit sur le devant un crocodile qui doit être assurément dans la peinture un chef-d'œuvre d'exécution; mais son action eût pu être plus intéressante. L'hippopotame, qui est le héros de l'action, est une bête informe qu'aucune exécution ne pourrait rendre supportable. L'action des chiens qui s'élancent est très énergique, mais Rubens a répété souvent cette intention. Sur la description, ce tableau semblera de tout point inférieur au précédent; cependant, par la manière dont les groupes sont disposés, ou plutôt du seul et unique groupe qui forme le tableau tout entier, l'imagination reçoit un choc, qui se renouvelle toutes les fois qu'on y jette les yeux, de même que, dans la Chasse aux lions, elle est toujours jetée dans la même incertitude par la dispersion de la lumière et l'incertitude des lignes.

Dans la Chasse à l'hippopotame, le monstre amphibie occupe le centre; cavaliers, chevaux, chiens, tous se précipitent sur lui avec fureur. La composition offre à peu près la disposition d'une croix de Saint-André, avec l'hippopotame au milieu. L'homme renversé à terre et étendu dans les roseaux sous les pattes du crocodile, prolonge par en bas une ligne de lumière qui empêche la composition d'avoir trop d'importance dans la partie supérieure, et ce qui est d'un effet incomparable, c'est cette grande partie du ciel qui encadre le tout de deux côtés, surtout dans la partie gauche qui est entièrement nue, et donne à l'ensemble, par la simplicité de ce contraste, un mouvement, une variété, et en même temps une unité incomparables.

*

26 janvier.—Travaillé à la Course arabe.

Dîné chez M. Thiers. Je ne sais que dire aux gens que je rencontre chez lui, et ils ne savent que me dire. De temps en temps, on me parle peinture, en s'apercevant de l'ennui que me causent ces conversations des hommes politiques, la Chambre, etc.

Que ce genre moderne, pour le dîner, est froid et ennuyeux! Ces laquais, qui font tous les frais, en quelque sorte, et vous donnent véritablement à dîner..... Le dîner est la chose dont on s'occupe le moins: on le dépêche, comme on s'acquitte d'une désagréable fonction. Plus de cordialité, de bonhomie. Ces verreries si fragiles..... luxe sot! Je ne puis toucher à mon verre sans le renverser et jeter sur la nappe la moitié de ce qu'il contient. Je me suis échappé aussitôt que j'ai pu.

La princesse Demidoff y est venue. M. de Rémusat y dînait; c'est un homme charmant, mais après bonjour et bonsoir, je ne sais que lui dire.

*

27 janvier.—Travaillé aux Arabes en course.

—Le soir, été voir Labbé, puis Leblond. Garcia[243] y était.

Parlé de l'opinion de Diderot sur le comédien. Il prétend que le comédien, tout en se possédant, doit être passionné. Je lui soutiens que tout se passe dans l'imagination. Diderot, en refusant toute sensibilité à l'acteur, ne dit pas assez que l'imagination y supplée. Ce que j'ai entendu dire à Talma explique assez bien les deux effets combinés de l'espèce d'inspiration nécessaire au comédien et de l'empire qu'il doit en même temps conserver sur lui-même. Il disait être en scène parfaitement le maître de diriger son inspiration et de se juger, tout en ayant l'air de se livrer; mais il ajoutait que si, dans ce moment, on était venu lui annoncer que sa maison était en feu, il n'eût pu s'arracher à la situation: c'est le fait de tout homme en train d'un travail qui occupe toutes ses facultés, mais dont l'âme n'est pas, pour cela, bouleversée par une émotion.

Garcia, en défendant le parti de la sensibilité et de la vraie passion, pense à sa sœur, la Malibran. Il nous a dit, comme preuve de son grand talent de comédienne, qu'elle ne savait jamais comment elle jouerait. Ainsi, dans le Roméo, quand elle arrive au tombeau de Juliette, tantôt elle s'arrêtait, en entrant, contre un pilier, dans un abattement douloureux, tantôt elle se prosternait en sanglotant, devant la pierre, etc.; elle arrivait ainsi à des effets très énergiques et qui semblaient très vrais, mais il lui arrivait aussi d'être exagérée et déplacée, par conséquent insupportable. Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vue noble. Quand elle arrivait le plus près du sublime, ce n'était jamais que celui que peut atteindre une bourgeoise; en un mot, elle manquait complètement d'idéal. Elle était comme les jeunes gens qui ont du talent, mais dont l'âge plus bouillant et l'inexpérience leur persuadent toujours qu'ils n'en feront jamais assez; il semblait qu'elle cherchât toujours des effets nouveaux dans une situation. Si l'on s'engage dans cette voie, on n'a jamais fini: ce n'est jamais celle du talent consommé; une fois ses études faites et le point trouvé, il ne s'en départ plus.... C'était le propre du talent de la Pasta. C'est ainsi qu'ont fait Rubens, Raphaël, tous les grands compositeurs. Outre qu'avec l'autre méthode, l'esprit se trouve toujours dans une perpétuelle incertitude, la vie se passerait en essais sur un seul sujet. Quand la Malibran avait fini sa soirée, elle était épuisée: la fatigue morale se joignait à la fatigue physique, et son frère convient qu'elle n'eût pu vivre longtemps ainsi.

Je lui dis que Garcia, son père, était un grand comédien, constamment le même, dans tous ses rôles, malgré son inspiration apparente. Il lui avait vu, pour l'Othello, étudier une grimace devant la glace; la sensibilité ne procéderait pas ainsi.

Garcia nous contait encore que la Malibran était embarrassée de l'effet qu'elle devait chercher pour le moment où l'arrivée imprévue de son père suspend les transports de sa joie, quand elle vient d'apprendre qu'Othello est vivant. Elle consultait à cet égard Mme Naldi, la femme du Naldi qui périt par l'explosion d'une marmite, et mère de Mme de Sparre[244]. Cette femme avait été une excellente actrice; elle lui dit qu'ayant à jouer le rôle de Galatée dans Pygmalion, et ayant conservé pendant tout le temps nécessaire une immobilité tout à fait étonnante, elle avait produit le plus grand effet, au moment où elle fait le premier mouvement qui semble l'étincelle de la vie.

La Malibran, dans Marie Stuart, est amenée devant sa rivale Élisabeth par Leicester, qui la conjure de s'humilier devant sa rivale. Elle y consent enfin, et, s'agenouillant complètement, elle implore tout de bon; mais outrée de l'inflexible rigueur d'Élisabeth, elle se relevait avec impétuosité et se livrait à une fureur qui faisait, disait-il, le plus grand effet. Elle mettait en lambeaux son mouchoir et jusqu'à ses gants; voilà encore de ces effets auxquels un grand artiste ne descendra jamais. Ce sont ceux-là qui ravissent les loges et font à ceux qui se les permettent une réputation éphémère.

Le talent de l'acteur a cela de fâcheux qu'il est impossible, après sa mort, d'établir aucune comparaison entre lui et les rivaux qui lui disputaient les applaudissements de son vivant. La postérité ne connaît d'un acteur que la réputation que lui ont faite ses contemporains, et pour nos descendants, la Malibran sera mise sur la même ligne que la Pasta, et peut-être lui sera-t-elle préférée, si on tient compte des éloges outrés de ses contemporains. Garcia, en parlant de cette dernière, la classait dans les talents froids et compassés, plastiques, disait-il. Ce plastique, c'était l'idéal qu'il eût dû dire. A Milan, elle avait créé la Norma avec un éclat extraordinaire; on ne disait plus la Pasta, mais la Norma; Mme Malibran arrive, elle veut débuter par ce rôle; cet enfantillage lui réussit. Le public, partagé d'abord, la mit aux nues, et la Pasta fut oubliée. C'était la Malibran qui était devenue la Norma, et je n'ai pas de peine à le croire. Les gens de peu d'élévation, et point difficiles en matière de goût, et c'est malheureusement le plus grand nombre, préféreront toujours les talents de la nature de celui de la Malibran.

Si le peintre ne laissait rien de lui-même, et qu'on fût obligé de le juger, comme l'acteur, sur la foi des gens de son temps, combien les réputations seraient différentes de ce que la postérité les fait! Que de noms obscurs aujourd'hui ont dû, dans leur temps, jeter d'éclat, grâce au caprice de la mode et au mauvais goût des contemporains! Heureusement que, toute fragile qu'elle est, la peinture, et à son défaut la gravure, conserve et met sous les yeux de la postérité les pièces du procès, et permet de remettre à sa place l'homme éminent peu estimé du sot public passager, qui ne s'attache qu'au clinquant et à l'écorce du vrai.

Je ne crois pas qu'on puisse établir une similitude satisfaisante entre l'exécution de l'acteur et celle du peintre. Le premier a eu son moment d'inspiration violente et presque passionnée, dans lequel il a pu se mettre, toujours par l'imagination, à la place du personnage; mais une fois ses effets fixés, il doit, à chaque représentation, devenir déplus en plus froid, en rendant ses effets. Il ne fait en quelque sorte que donner chaque soir une épreuve nouvelle de sa conception première, et plus il s'éloigne du moment où son idéal, encore mal débrouillé, peut lui apparaître encore avec quelque confusion, plus il s'approche de la perfection: il calque, pour ainsi dire. Le peintre a bien cette première vue passionnée sur son sujet, mais cet essai de lui-même est plus informe que celui du comédien. Plus il aura de talent, plus le calme de l'étude ajoutera de beautés, non pas en se conformant le plus exactement possible à sa première idée, mais en la secondant par la chaleur de son exécution.

L'exécution, dans le peintre, doit toujours tenir de l'improvisation, et c'est en ceci qu'est la différence capitale avec celle du comédien. L'exécution du peintre ne sera belle qu'à la condition qu'il se sera réservé de s'abandonner un peu.

—Travaillé aux Arabes en course[245] et au Valentin.

*

28 janvier.—Que la nature musicale est rare chez les Français!

—Travaillé au Valentin et à la copie du petit portrait de mon neveu.

—Éclairs, tonnerre vers quatre heures, avec grêle violente.

—Dîner chez Mme Marliani[246]; elle va passer un mois dans le Midi. J'ai revu chez elle Poirel, avec lequel je me suis plu. Chopin y était; il m'a parlé de son nouveau traitement par le massage; cela serait bien heureux. Le soir, un M. Ameilher a joué d'une guitare bizarre, qu'il a fait faire, suivant ses idées particulières. Il n'en tire pas, à mon avis, le parti nécessaire pour faire de l'effet, il joue trop faiblement. C'est la manière de tous les guitaristes de ne faire que de petits trilles, etc.

—Revenu avec Petetin[247], qui m'a parlé économie et placement d'argent. Il m'a dit qu'il est surprenant combien en peu de temps avec ces deux moyens, bien entendus, on peut augmenter sa fortune.

*

29 janvier.—Fatigué de ma soirée d'hier. Leleux et Hédouin[248] sont venus me voir.

Il est probable qu'en faisant souvent sans modèle, quelque heureuse que soit la conception, on n'arrive pas à ces effets frappants qui sont obtenus simplement dans les grands maîtres, uniquement parce qu'ils ont rendu naïvement un effet de la nature, même ordinaire. Au reste, ce sera toujours l'écueil; les effets à la Prud'hon, à la Corrège, ne seront jamais ceux à la Rubens, par exemple. Dans le petit saint Martin, de Van Dyck, copié par Géricault, la composition est très ordinaire, cependant l'effet de ce cheval et de ce cavalier est immense. Il est très probable que cet effet est dû à ce que le motif a été vu sur nature par l'artiste. Mon petit Grec (le Comte Palatiano) a le même accent[249].

On pourrait dire que, par le procédé contraire, on arrive à des effets plus tendres et plus pénétrants, s'ils n'ont pas cet air frappant et magistral qui emporte tout de suite l'admiration. Le cheval blanc de saint Benoît, de Rubens, semble une chose tout à fait idéale et fait un effet bien puissant.

—Dîné chez Mme de Forget.

*

31 janvier.—Travaillé aux Femmes d'Alger.

—Le soir, chez J... Elle a vu Vieillard[250]; il est toujours inconsolable.

Elle me donne un article de Gautier, sur le Luxembourg, qui est par-dessus les toits.


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